Le roi Voltaire
The Project Gutenberg eBook of Le roi Voltaire
Title: Le roi Voltaire
Author: Arsène Houssaye
Author of introduction, etc.: Jules Gabriel Janin
Release date: May 22, 2020 [eBook #62196]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
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Note sur la Transcription
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LE ROI VOLTAIRE
ARSÈNE HOUSSAYE
LE ROI VOLTAIRE
NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
Ma destinée a été d'être je ne sais quel homme public coiffé de trois ou quatre lauriers et d'une trentaine de couronnes d'épines.
Voltaire.
PARIS
HENRI PLON, ÉDITEUR
8, RUE GARANCIÈRE
MDCCCLX
Tous droits réservés
PRÉFACE
DE JULES JANIN.
Eh donc! le revoilà; c'est bien lui! Je le reconnais à son sourire, à sa malice, à son génie, à sa politesse exquise, à cette élégance innée, à ses passions, à ses délires, à ses métamorphoses, à sa profonde horreur pour ce qui est lâche et vil, à son admiration pour ce qui est simple et vrai! Tant de génie et d'éloquence en un si petit corps! Tant d'autorité toute-puissante dans ce petit bonhomme «Arouet, fils de mon notaire et garçon d'esprit!» Çà! voyons comment donc M. Arsène Houssaye a pu s'y prendre avec ce papillon, ce taureau, ce zéphyr et ce volcan?
D'abord il l'a couronné roi. Rien que cela? Une simple couronne de roi... Et pour qui donc gardes-tu les étoiles?... «Ma destinée a été, disait-il, d'être un homme public coiffé de trois ou quatre lauriers, et d'une centaine de couronnes d'épines.» Il eût dit tout simplement: «d'une centaine de couronnes,» que pas un ne l'eût démenti. Le temps même, le temps, ce grand destructeur, ajoute à ce royaume, à cette domination, à cette couronne! Il est resté notre espoir, notre consolation et notre orgueil, notre père et notre mère; il est tout nous-mêmes; il est tout ce siècle; il est le monde!... Et plus nous sommes insultés par les cuistres, et plus nous comprenons combien il disait vrai:—«Je vous ai délivrés d'une bête féroce!» nous disait-il. Non, non! il l'avait muselée à peine, et la bête féroce a brisé sa muselière. Il est vrai que Voltaire est encore le seul aujourd'hui qui la puisse dompter de nouveau.
Ainsi ce Roi Voltaire est un livre heureux et bien fait, qui arrive au moment propice. Il produit sur nos esprits le même effet qu'une image vue de loin aux yeux d'un amoureux bien épris: il n'a pas vu depuis longtemps le portrait de sa maîtresse,... on le lui montre: «Ah! c'est vous, lui dit-il, c'est bien vous! Que vous êtes pâlie et ressemblante, ô mes amours!» Alors il la contemple, il l'admire, il la porte à sa lèvre amoureuse, et s'il rencontre en son chemin le peintre heureux de cette image, il ne pensera pas à lui reprocher ce crayon trop vif ou trop lent, ces beaux yeux remplis d'une langueur inaccoutumée, et ce sourire où respirent à demi les passions et les transports d'autrefois. Ce nouveau portrait de Voltaire, et le portrait de notre premier amour, quel homme assez hardi pour l'entreprendre? Et cependant, comme on les remercie et comme on les aime ces bons peintres, ces peintres obstinés, cléments, fidèles, de tout ce qui était l'esprit, la grâce et voire le falbala de nos printemps!
Nous voyons d'abord dans le livre de M. Arsène Houssaye, dans cette histoire du règne et de la royauté de Voltaire, naître et fleurir ce roi légitime du doute et de la discussion en toutes choses. Tout d'abord, ce maître absolu du libre arbitre est porté comme un simple enfant des hommes, par sa nourrice, au petit autel du petit village de Châtenay, et Dieu sait ce qu'eût répondu le prêtre ingénu qui baptisait ce petit catéchumène souffreteux, mal venu, aussi faible et plaintif que Pascal enfant, si quelque voix prophétique eût révélé au curé de Châtenay que ce front, caché sous le bourrelet des nourrices, contenait en germe le Dictionnaire philosophique, Candide, l'Essai sur les mœurs, la Pucelle et Mahomet? Ah! quelle épouvante! Et quoi détonnant si le prêtre eût laissé tomber, sans le baptiser, ce phénomène, au pied de son autel?
On les devine, et très-volontiers, ces belles années de l'enfance et de l'étude en commun: l'esprit qui s'éveille, et les premières passions qui murmurent, les cris, les larmes, les spasmes, les révoltes subites, les commencements, les premiers rêves, le premier rire de cet enfant précoce, et tout ce qui se révèle à la fois dans ces natures exquises, dans ces têtes par Dieu touchées, dans ce génie adolescent, dans ces paroles enfantines, et dans ce regard hardi, plein de pensées et de soleil. On les sait par cœur, et c'est pourquoi, peut-être, M. Arsène Houssaye oublie, en passant à travers ces jeunes années, de nous raconter les premiers pas de cet esprit indomptable, indompté. Puer ingeniosus, sed insignis nebulo, «garçon plein d'esprit, mais un franc polisson,» disait le bon jésuite du jeune Crébillon, qui sera plus tard l'auteur de Rhadamiste et Zénobie. Nous voudrions bien savoir ce qu'eût dit le P. Porée, en parlant du jeune Arouet? Devait-il être amusant le P. Porée, à la suite de cet indiscipliné qui l'entraînait dans son cercle, et l'aveuglait de son rayon! Figurez-vous un merle élevant un jeune aiglon, ou bien la poule qui a couvé des œufs de cane, et qui s'en va haletante après sa progéniture ingrate et parfaitement oublieuse du lit maternel.
De ce Voltaire enfant, nous ne voulons rien perdre. Il avait des éclairs et des grâces qui le faisaient adorer; il avait des emportements et des colères qui le rendaient haïssable. Il était insolent, malin, taquin, furieux, rebelle à tout, très-éloquent, très-comédien, également disposé à la joie, aux larmes, aux cris, aux injures, à toutes les passions bonnes ou mauvaises; que vous dirai-je? il était déjà Voltaire.
Si l'enfance de Voltaire est un peu absente du livre d'Arsène Houssaye, en revanche il a fait de Voltaire une jeunesse éclatante, une splendide et merveilleuse vingtième année, au milieu des fêtes, des hasards, des amours, des élégies, des tragédies et d'un poëme épique; une jeunesse où tout chante, où tout sourit, où la raillerie a je ne sais quoi d'enivré et d'enchanteur, où la tendresse est presque une ironie.
Ninon elle-même voulut être la marraine de cet enfant dont le fragile abbé de Châteauneuf était le parrain. Elle le prit dans une espèce d'adoption qui n'était pas sans une certaine curiosité de savoir les destinées de ce beau génie. Elle était vieille alors, et décrépite, et contrefaite; elle expiait sans se plaindre, et contente encore, les délires et les délices de ses vingt ans. Elle avait brisé sa coupe et renvoyé son dernier amant, l'abbé de Châteauneuf, le dernier des Romains. Elle-même était la dernière passion et le dernier vice aussi du dix-septième siècle, enfoui dans son nuage de pourpre et d'or... Et pourtant, ces beaux yeux qui avaient vu tant de scandales, ces lèvres éloquentes qui avaient prêté et faussé tant de serments, ces oreilles délicates qui avaient entendu tant de blasphèmes, oui, Ninon de Lenclos tout entière, ce rendez-vous de volupté, de doute, de folie, de billets à La Châtre, elle eut assez de force et de bon sens pour découvrir à travers cette enfance et cette adolescence enjouée un incendiaire, un faiseur de révolutions, un révolté en morale, en poésie, en religion, en prose, en vers, en billets, en conduite, en chansons. «Toi», disait-elle au jeune Arouet qui ne l'écoutait pas, «on te salue enfant de perdition, on te salue et on espère en toi, enfant précoce, enfant de la perdition universelle, pierre éternelle de l'éternel achoppement, toi qui ris, toi qui mords, toi qui déjà balbuties avec l'énergie et la logique infernales de Satan lui-même, la négation de dix-huit siècles, toi l'ennemi-né du moyen âge et de ses fureurs, l'implacable persécuteur des vieilles passions, des antiques misères, des inquisitions furieuses! Et moi Ninon de Lenclos, je t'admire et je t'applaudis comme le dernier des miracles! Certes, mon bel enfant, mes rides, mon fard et mes ajustements de rose éventée et de feuille morte te font peur; quand j'avance à toi, tu recules, et tu te sauves quand je veux t'embrasser; eh bien! moi aussi, ton sourire et tes mépris m'épouvantent. Que tes mépris sont redoutables et pleins de ruines! Que ton sourire est dangereux et rempli de blasphèmes! Certes, j'ai terriblement usé de la vie, à ce point que s'il fallait la recommencer ainsi faite, je me pendrais de ces mains défaillantes..., oui, moi-même jeune et belle, entraînée au delà de toutes les choses possibles, dans ce cercle infini des poésies, des passions, des amours permis et défendus, moi qui eus l'honneur d'être, un jour, la première à l'enfantement de Tartufe, et qui la première ai vu chez moi, dans ma chambre jaune où Villarceaux donnait ses rendez-vous à madame Scarron, huer, flageller et châtier le monstre inventé par Molière; moi qui ai vu à mes pieds, tout chargé de lauriers, le vainqueur de Fribourg et de Rocroy, moi dont la main fut baisée par la reine de Suède, Christine, encore sanglante du meurtre de Monaldeschi, moi dont madame de Maintenon eût racheté l'âme au prix de ses plus ferventes prières et d'une pension de la cour, s'il me fallait revivre ainsi, au pied de tous les trônes, au milieu de toutes les renommées, sur le bord de tous les précipices, au fond de tous les abîmes, je refuserais avec rage, avec terreur.... Une seule tentation, cependant, me ferait recommencer la vie, et la voici, mon enfant, cette extrême tentation: Je voudrais savoir ce que tu vas devenir; quel parti tu sauras tirer de ton génie, et de cet esprit, semblable à la flamme, qui va tout dévorer? Auras-tu les passions d'un gentilhomme ou les fureurs d'un serf révolté? Vas-tu vivre au milieu du peuple, ennemi de tout ce qui résiste, ou bien dans le tas brodé des courtisans, complices de tout ce qui s'abaisse? Es-tu le poëte ingénu qui s'abandonne au courant de l'heure et de la passion présente? Es-tu le poëte ambitieux qui s'est dit que la fortune est une force, et que celui-là qui n'a besoin de personne a de grands motifs pour n'être le valet et le flatteur de personne? Voilà pour l'homme, et de quoi je m'inquiète en te voyant. Le poëte aussi, j'interroge, en mourant, toute sa destinée. Poëte en vers, iras-tu jusqu'à la grande poésie? Écrivain en prose, iras-tu jusqu'à l'éloquence? Ah! voilà ce que je voudrais savoir avant de mourir! Je voudrais savoir en même temps, si par bonheur, avec cet esprit incomparable, ton âme est généreuse et clémente, et si ton rire éclatant, victorieux, qui retentit d'un bout du monde à l'autre bout, sera mouillé parfois de grosses larmes? Tu vas mordre, mais sauras-tu toucher de ta lèvre amoureuse le front de ta maîtresse? Vous serez furieux, mon fils; serez-vous tendre? Hélas! voilà encore ce que je voudrais savoir. Je voudrais savoir en même temps si, par bonheur, avec cet esprit incomparable, ton âme est généreuse et clémente; si ce rire éclatant, victorieux, sans réplique, universel, sera mouillé parfois des douces larmes de la pitié, de la tendresse? O poëte! ô flamme! ô ruine! Gaieté, connaîtrez-vous la tristesse? Esprit, aurez-vous pitié des hommes simples? Mépris universel, saurez-vous bien respecter ce qui est honnête? Intelligence, aurez-vous quelque admiration sincère pour ce qui est noble et grand, en deçà ou au delà de vous-même? Activité, connaîtrez-vous le repos? Ambition, dépasserez-vous toutes limites? Vagabondage, aurez-vous pied quelque part? Ironie, aurez-vous des sanglots?
Voilà vraiment ce que je voudrais savoir, moi Ninon de Lenclos, et voilà ce qu'apprendra l'Europe, avant qu'il soit dix ans d'ici. Mais quoi! mon heure a sonné, mon siècle est mort; le roi est parti pour le Versailles invisible; les amoureux m'attendent dans les enfers de Lucien, en attendant les enfers de Voltaire; le dernier janséniste est mort emportant le dernier moliniste. Il n'y a plus rien ici-bas de mon siècle, rien; ni le roi, ni le prêtre, ni le capitaine et le courtisan, ni la maîtresse royale, ni Bossuet, ni Corneille; Racine et Molière, ils sont morts; nous sommes morts. Moi, je t'attendais avant de mourir, et maintenant, dans cette confusion qui s'avance aux clartés de la nouvelle aurore, à peine si j'entends des tonnerres confus, des malédictions inarticulées, des poëmes sans fin, des blasphèmes sans nom, toutes les rumeurs de l'abîme; à peine si, dans ces ombres claires, j'entrevois les fantômes qui deviendront bientôt sans doute, à ta voix souveraine, autant de réalités. Hélas! mon pauvre enfant, tu es vraiment jeune, et que c'est laid la vieillesse à l'aspect de toutes ces jeunesses révoltées! Que c'est triste, la mort, quand elle arrive au milieu des nouveautés les plus hardies et des escalades surnaturelles! Cependant, il faut que je meure, il me faut quitter ce monde qui m'a quittée. Adieu, mon fils, adieu, précurseur de tous les étonnements, vengeur de tant d'injustices, appui du faible, exécration de l'hypocrite; adieu, Voltaire, adieu!»
A ces mots, elle prit congé de l'enfant, qui s'en souvenait plus tard, comme on se souvient de quelque vieux parchemin sur lequel le temps efface à plaisir les lignes les mieux tracées. Ce visage de la vieille Ninon était pour le jeune Arouet un palimpseste; ces deux yeux qui avaient tout brûlé n'étaient plus que deux volcans éteints sous la neige. «Adieu, adieu,» disait Ninon. En même temps, elle laissait au jeune Arouet, dans l'acte de sa volonté dernière, cent écus pour qu'il achetât des livres, et Dieu sait comme Arouet a dépensé ces cent écus.
Les livres, en ce temps-là, les livres qui traitaient de la liberté de la pensée et qui parlaient des libertés politiques, ces chefs-d'œuvre impérissables du doute et de la discussion philosophique, étaient une des grandes passions de la jeunesse. On avait beau les défendre, les proscrire et les brûler par la main du bourreau, sur les dernières marches du grand escalier du palais de justice, la cendre même de ces livres lacérés, déchirés, brûlés, était féconde autant que cette poignée de poussière que jette en mourant le dernier des Gracques, comme si le tribun expirant eût su à l'avance que de cette poussière allait sortir Caïus Marius! Non, non, rien ne meurt, Dieu soit loué, rien ne meurt de ce qui est juste, et vous ne sauriez anéantir, bûchers et bourreaux, une seule ligne, une seule de ce qui est vrai... Au fond des bûchers, au sommet de ces flammes, se tenait la résurrection, et si l'auteur était brûlé en même temps que son livre, eh bien! c'était un motif de plus pour que son livre fût immortel.
Cent écus pour acheter des livres, dans la pensée et dans l'intention de mademoiselle de Lenclos, c'était donner au jeune Arouet une tentation à laquelle il a vaillamment succombé. A peine il eut dans les mains cet argent, qui était la première récompense de son génie, il se mit à dresser la liste de tous les livres qu'il voulait lire, et il acheta tout d'abord le Dictionnaire de Bayle, en quatre tomes in-folio «Rotterdam, 1720», avec l'épître dédicatoire à M. le régent, et les deux articles concernant le roi David, roi des Juifs. Ce Dictionnaire de Bayle lui prit dix écus; les seconds dix écus le rendirent possesseur attentif, curieux, studieux, étonné du fameux livre de Spinoza: Des Cérémonies superstitieuses des Juifs (1670). Que s'il n'acheta pas tout d'abord les œuvres de maître François Rabelais, imprimées chez Étienne Dolet (brûlé vif), c'est que déjà il savait son Rabelais par cœur. Vous pensez bien qu'il trouva tout de suite le Régnier de 1652, son maître en satire, et ses autres maîtres: Montaigne, Arioste, Boccace et La Fontaine; les Contes de La Fontaine, lecture agréable aux mânes de Ninon. Que vous dirai-je enfin? Il achète à la fois les révoltes, les douleurs, les amours et les élégances de la pensée humaine; il veut savoir ce que les hommes ont rêvé, ce que les hommes ont souffert; pourquoi ces rires, pourquoi ces larmes; quelle flamme alluma ces bûchers, quelle force éteindra ces incendies? Il veut tout entendre et tout voir, tout savoir, tout comprendre, et ce qu'il ne comprend pas, il le devine. Il est attiré également par la philosophie autant que par les poëmes, par les victorieux et par les vaincus, par le bruit des royautés qui s'amusent, par le cri des nations éplorées; il porte aux bourreaux une haine égale à la tendresse que lui inspirent les victimes. Hélas! parmi ces victimes, il y en avait de si touchantes, de si résignées, résignées jusqu'à sourire au milieu des flammes! Le jour où Jérôme de Prague, attaché à son bûcher sous les yeux d'une multitude ivre et furieuse, attendait la mort des martyrs, il vit arriver, haletante et se hâtant de toute sa vieillesse, une bonne vieille qui portait un petit fagot, et qui s'en vint le déposer pieusement dans le bûcher du martyr:—O sancta simplicitas! s'écria Jérôme de Prague en levant les mains au ciel. Il y avait beaucoup de cette curiosité suprême dans la curiosité du jeune Arouet. Il voulait tout lire et tout apprendre, afin de rire à son aise de la férocité des uns, de la sottise des autres et de la simplicité de tous.
Surtout, comme un athlète qui se prépare à tous les combats de la parole, il avait étudié profondément les anciens, nos maîtres excellents, absolus, inévitables, en ce temps-là du moins où les Gaume et les Nicolardot n'avaient pas inventé de préférer le moyen âge à la Renaissance, et sali de leur bave tous les grands prêtres de l'esprit humain, afin d'honorer le moyen âge. L'antiquité glorieuse et sainte, Homère, Horace et Virgile, Pindare et Juvénal, Démosthène et Cicéron, toute la grande littérature, en un mot, au temps où Voltaire était jeune, était la fête éternelle des plus grands esprits, des plus vives intelligences; la France et l'Europe étaient uniquement attentives aux chefs-d'œuvre de la Grèce et de Rome; elles n'avaient pas d'autre éducation, pas d'autre espérance et pas d'autre orgueil. Le siècle de Louis XIV n'était pas encore reconnu comme une école poétique; et que nous étions loin aussi du patois des industriels, des économistes, de la vapeur, des chaudrons, des ferrailles, la langue chère aux terrassiers de la France, aux mécaniciens de l'Angleterre, aux chaudronniers de l'Amérique, une langue à part, ignorante même de l'accent d'autrefois! Voltaire, dans sa jeunesse, n'entendit parler que la langue des nations civilisées, la langue des dieux, des lettres et des lettrés. Disons mieux, la vapeur eût été une force en ce temps-là, elle n'eût pas détrôné la philosophie, et la langue barbare des fabricants de rail-ways n'eût pas prévalu contre l'éloquence de Diderot, l'atticisme de Fontenelle et le mépris de d'Alembert. Tous les forgerons de l'Europe, entassés dans l'immense forge d'aujourd'hui, n'auraient pas prévalu, en ce temps-là, contre l'Académie et ses disputes, contre l'Encyclopédie et ses démons. La Sorbonne elle-même, cette humble, humiliée et rogue Sorbonne, elle eût réclamé contre ces écarts de l'esprit humain dérangé de sa voie; elle se fût voilé la face en voyant les houillères préférées à la théologie, et le Furens, un ruisseau où se durcit le fer, remplaçant la fontaine de Castalie. En ceci, il était bien l'enfant de son époque, Voltaire. Il n'a jamais préféré l'utile à l'agréable, et le commode au charmant. L'homme, à son compte, qui ne parlait pas la langue universelle des libres penseurs et des honnêtes gens n'était pas digne d'un regard, à peine d'un sourire de mépris. Les anciens seuls l'avaient élevé. Enfant, il se plaisait déjà au doux murmure venu de l'Attique; écolier, sa lèvre immortelle récitait à l'écho charmé les idylles de Théocrite. Il était à peine en sa rhétorique, entouré des premiers éclairs de cet esprit qui brûlera le monde, il glanait déjà des épigrammes charmantes dans l'Anthologie. A coup sûr, il ne savait pas le grec aussi bien que ce merveilleux enfant de Port-Royal qui savait par cœur Euripide et Sophocle; il ne savait pas son Homère aussi bien que le jeune Fénelon, rêvant déjà à composer la suite de l'Iliade; Bossuet lui-même, enfant et jeune homme, il était bien autrement Grec que le jeune Arouet; mais Bossuet était un Grec de Sparte, Arouet était un Athénien de l'Attique, un Athénien de cette décadence éloquente qui reconnaît Ménandre pour son poëte, Aspasie pour sa reine, et Périclès pour son roi.
Donc il avait découvert une antiquité de sa fantaisie et de son caprice, une Athènes ouverte à toutes les négations, une Rome envahie et charmée à la fois par les rhéteurs. Il s'enivrait, si jeune! de ces parfums, de ces grâces, de ces amours, de ces vices, puisés dans l'amphore élégante et versés dans la coupe d'or. A son réveil enchanté, il entendait le son des lyres; il se couchait au bruit joyeux des tambourins frappés par les faunes; il saluait Amaryllis la blonde; Aglaé, la jeunesse, Euphrosine et Terpsichore; il les reconnaissait à leurs couronnes, à leurs parfums; il était tout ensemble Horace, Anacréon, Ovide, Apulée, et pas une de ces métamorphoses n'étonnait le jeune poëte: pas un de ces enchantements ne le trouvait insensible. A seize ans, il vivait déjà toute une vie humaine en vingt-quatre heures, emportant bon gré ou mal gré dans son tourbillon tous ses maîtres: le P. Tournemine, le P. Porée, le P. Le Jay, le P. La Palue, et tant de savants jésuites dont la robe innocente exhalait le parfum du miel de l'Attique.—Ah! le brigand!—Ah! l'aimable enfant! A la fin de chaque année, messieurs les jésuites exposaient le jeune Arouet sur le devant de leur théâtre où se jouait en latin, voire en grec, quelque honnête contrefaçon de la tragédie antique. En même temps, voyez les innocents! ils montraient avec orgueil ce précoce esprit, reconnaissable au feu de son regard:—Voilà pourtant, disaient les bons pères, notre meilleur et plus savant disciple; habile en vers, heureux en prose; latin comme le Prœdium rusticum, et français comme le P. Sanadon! Ils en écrivaient même au Journal de Trévoux, dans cette fameuse imprimerie où passe aujourd'hui le chemin de fer. Même le jour où le jeune Arouet reçut sa dernière couronne au collége des jésuites, il y rencontrait, pour être le témoin de sa gloire et pour couronner sa tête bouclée, le maître avéré de l'ode française, J. B. Rousseau, qui est resté chez nous le poëte lyrique par excellence, jusqu'au jour où l'ode éclatante, amoureuse, passionnée, idylle et chanson, élégie et concert, sortit parée, armée, amoureuse, du volcan, du génie et des révolutions de ce grand homme appelé Victor Hugo.
M. Arsène Houssaye a raconté, avec un grand bonheur, un charmant style, une vive et sincère admiration, ce moment heureux entre tous les instants de la vie où le jeune homme, au bout de ses études et sur le seuil du collége, aspire à toutes les libertés, à tous les bonheurs de la jeunesse. Ah! quel orgueil! quelle fièvre, et quel intime contentement! Voilà le monde et ses fêtes, voilà l'abîme et ses gloires, le vice et ses enchantements! Voilà mon trône et ma domination qui commencent! En ce moment, ce jeune homme qui sera bientôt Voltaire était tout semblable à l'archange tombé du poëme de Milton, lorsque, hors de l'abîme, il contemple éperdu, ravi, plein de son rêve, le spectacle enchanté de la création divine. «Dans un fluide plus léger et plus aérien, Satan balance ses ailes déployées, et librement contemple au loin le vaste Empyrée: si grande en est l'étendue, que son œil ne peut déterminer s'il est circulaire ou carré. Il découvre les tours d'opale et les brillants pavillons de saphir, ornements du ciel qui fut sa patrie. Bientôt il aperçoit notre monde, flottant au bout d'une chaîne d'or; il lui apparaît comme l'une des plus faibles étoiles que notre œil aperçoit serrées près du disque de la lune.—O triomphe! à la fin donc je vais régner sur des hommes! se dit à lui-même l'archange immortel.»
Tels sont les premiers jours de cette royauté naissante que M. Arsène Houssaye a racontés dans ce livre intitulé le Roi Voltaire, un charmant livre, et qui a donné un si bon prétexte à tant de plumes vaillantes de parler du roi Voltaire avec la reconnaissance et le respect qui lui sont dus.
Cette jeunesse de Voltaire, elle passionne son historien. Il en est ébloui, charmé, ravi; il a raison. Ces belles premières années contenaient en germe la Henriade et l'Œdipe, et toute une année à la Bastille. Ajoutez tant de passions, tant d'amour, tant de délires de la tête et des sens. Certes, M. Arsène Houssaye a raconté avec un grand bonheur, une admiration vive, et ce bien-aise qu'il ressent toujours quand il se trouve en pleine lumière, en pleine jeunesse, en plein idéal, ce moment heureux des premiers enivrements du poëte, à vingt ans.
Tasse, un jour de printemps, comme il gravissait avec un sien compagnon la haute montagne, allait calme et songeant aux mille visions de son cerveau. Plus le mont sourcilleux s'avançait, et plus le poëte semblait plongé dans sa méditation, dans son abîme. A la fin, voici les deux voyageurs sur le haut de la montagne colorée des premiers feux du jour. Et le poëte alors, montrant au jeune homme qui l'accompagnait la plaine et le fleuve à l'orient, les châteaux, les cabanes, le champ de blé qui se balance au vent tiède et frais, le berger et son troupeau, le voyageur sur la route entraînant après soi l'ombre et le rayon; plus loin, le soldat qui passe au bruit des clairons et des trompettes, le hennissement du coursier, le bêlement du troupeau, le chant de l'oiseau, le cri de l'orfraie, et tout là-bas le flottant du drapeau semblable au nuage qui passe; enfin, pour terminer ce grand spectacle, éternel comme Dieu, passager comme l'homme, on distinguait la Méditerranée éclatante de mille feux. En même temps ces jardins, ces chaumières, ces palais, ces marbres, l'abeille errante et le reptile au soleil; puis des grottes, des rivages, des sables, des forêts, la charrue à l'œuvre et le rêveur à l'ombre, et tous les accidents de cette lumière en lutte avec le nuage; enfin tous les bruits, tous les silences, tous les repos de cette nature digne de Lucrèce et de Virgile, digne d'Homère et de Théocrite: «Ami, dit Tasse à son compagnon, tu m'as souvent prié de te montrer mon poëme... eh bien! regarde, il est devant toi! Ces eaux, ces bois, ces sentiers, ces monts, ces plaines, ces vallons, ces soldats et ces capitaines dont les armes reluisent au soleil, ces troupeaux dont les mugissements se perdent au loin, ces charrues, ces labours, ces oiseaux qui chantent, la terre et le ciel, les étoiles et les fleurs, Dieu et les hommes, le temps qui bruit et qui s'agite, l'immobile et silencieuse éternité, l'univers et moi—voilà mon poëme!»
Et, le jeune homme et le poëte, ils restaient plongés dans une muette contemplation.
Ainsi, le jeune Arouet (tel il est dans le Roi Voltaire), quand il se vit hors de page, et quand pour la première fois il put toucher librement, de son doigt superbe, à ces royaumes de Satan, dont il voit les tours d'opale et les pavillons de saphir. «Tu vois bien, se dit-il à lui-même, la vaste Europe, l'Europe intelligente, la France, et dans la France aussi tu vois Paris comme une flamme; à côté de Paris, Versailles comme une étoile; eh bien! ces palais pleins d'orgueil, ces toits pleins de misère, ces temples, ces autels, ces portiques, ces boudoirs; ce roi enfant, beau comme l'Amour; ces gens de rien, gais comme le vin mêlé au bel esprit; ces princesses, ces courtisanes, ces académiciens, ces prêtres, ces capucins, ces soldats, ces poëtes, ces prosateurs, ces écoliers, ces philosophes à tout briser, ces cuistres à tout brûler, ces parlements pleins de révolte, ce Versailles où le tout-puissant se cache et s'amuse à la façon d'un satrape d'Asie; un autre les voit ces ministères bruyants au dehors, vermoulus au dedans, absolus partout; ces généraux qu'un sourire envoie aux frontières, qu'un baiser en rappelle, privés de leur armée et privés de leur gloire; ces cardinaux qui se disputent à qui mettra la pantoufle rose à ce pied blanc, sorti tiède encore de la courtine doublement adultère; ces maîtresses royales devenues reines par la grâce du prince, au déshonneur des reines par la grâce de Dieu; les paroles, les voix et les silences du peuple qui fit la guerre à Louis XIV, à madame de Maintenon, à l'Évangile; tout ce qui chante ici et tout ce qui pleure, de l'hôpital à l'Opéra, de l'archevêque à Diderot, du pape à Mahomet, de l'Encyclopédie à la Camargo, de la duchesse du Maine à la marquise du Chastelet, de Margot la bouquetière à la duchesse de Berry tirant les bottes de M. de Lauzun; ces rabats troués, ces dentelles déchirées, ces épées brillantes, ces mortiers, ces crosses, ces diamants vrais, ces perles fausses, ces falbalas brodés, ces taches, ces scories, ces cendres, ces tombeaux, cette liqueur généreuse et ces poisons, la ville éternelle et la cité d'un jour, le palais de justice et le Petit Châtelet, Cartouche et Vincent de Paul, esprit, trahison, fidélité, cruauté, justice, argent, le théâtre et ses rires, le théâtre et ses pleurs, la chaire et ses foudres, le barreau et ses passions, l'Église et ses bûchers, les horreurs du moyen âge et les plaisirs de l'âge d'or, la lettre de cachet, le fort de Joux, le château de Vincennes; et pour tout dire, un mouvement, une agitation, une émeute, une révolution qui commencent à madame de Parabère, qui ne s'arrêtent pas à madame du Barry.... Tout cela, c'est ton poëme, ô Voltaire, ton poëme, et tes satires, et ton histoire, et ta comédie, et ton drame; et tout cela c'est ton œuvre et ce sera ta gloire!... Voilà ta popularité, ta fortune et ta domination!»
Mais avant de se précipiter dans cette mêlée, il aborda tous les aimables côtés de la jeunesse. Il n'était pas assez malavisé, cet homme-là, qui devait tirer si grand parti de la vie et de ses fêtes, de la passion et de ses bonheurs, pour renoncer volontiers au moindre privilége de la vingtième année. Il avait le pressentiment de sa longue durée; il savait que des hommes tels que lui sont destinés à vieillir, et qu'il épuiserait la coupe entière avant qu'elle tombât de ses mains. Aussi il ne s'est jamais hâté de vivre, il n'a jamais précipité les heures sur les heures; il vivait lentement; sa fièvre était lente, si sa colère était rapide; il aimait ses propres passions, il cultivait ses fantaisies, il prolongeait ses destinées. Et de même qu'il fut un vieillard énergique, hardi, généreux, tout-puissant par l'action, par la parole et par la plus active sympathie; redouté par ses colères, honoré par ses actions, il fut un jeune homme heureux, content, glorieux, amoureux, facile à vivre; il eut l'enfance d'un véritable enfant, et la jeunesse ingénue et contente d'un véritable écolier.
Dans le Satyricon de Pétrone, une raillerie mortelle, une vengeance qui fut le châtiment suprême de Néron et de sa tyrannie, on voit au premier chapitre de cette satire un jeune homme, un bel esprit, un jouvenceau presque Athénien, échappé à la férule de ses maîtres, qui rencontre au coin du carrefour une vieille; et le voilà qu'il demande à la bonne femme en quel lieu logent les courtisanes.—Arouet, hors du collége, adressait la même question à l'homme qui pouvait le mieux le renseigner, à l'abbé de Châteauneuf, son parrain, ce même abbé qui avait oublié les quatre-vingts ans de Ninon. «Où donc, maître?—Où tu voudras, mon fils, répondit l'abbé qui savait par cœur tous les chemins des Cythérées; où tu voudras, le monde appartient à l'esprit, l'amour appartient aux poëtes.» M. Arsène Houssaye a très-bien raconté tout le roman de cette jeunesse et de ces amours. Il a tenu dans ses mains, on le voit, ces billets doux, ces fragments, ces portraits; il a porté à ses lèvres ces beaux cheveux oubliés au fond des vieux tiroirs.
Tout réussissait à ce jeune homme, enivré de toutes les fortunes. Sa hardiesse était un charme; sa témérité, une force; son insolence, une grâce. Le prince de Conti lui montrait des vers, il se moquait du prince de Conti, parlant à sa personne. M. le régent, qui se connaissait en beaux esprits, qui était lui-même un bel esprit du premier ordre, se faisait présenter ce jeune homme, et le jeune homme, heureux comme on l'est au jeune âge de toutes les hardiesses, répondait à M. le régent qu'il le suppliait de ne plus se charger désormais de son logement et de sa nourriture. Ainsi même la Bastille avait réussi à cet intrépide; il en était revenu parfaitement dédaigneux de ces peines sans nom, de ces prisons sans droit, et maintenant qu'il avait subi les caprices du bon plaisir, de toutes les forces de son intelligence, il méprisait le pouvoir absolu. Vanité des forces injustes! vanité des prisons que la loi elle-même n'a pas cimentées de sa main puissante! Cette formidable Bastille qui sera prise à soixante ans de là, et rasée au niveau du sol par une poignée de gamins, elle était au temps de Voltaire ouverte à toutes les renommées, à toutes les révoltes. La Bastille était vraiment l'arc de triomphe et la porte ouverte aux esprits, aux volontés, aux croyances qui voulaient envahir le monde, et dominer sur les opinions du genre humain. Toutes les volontés, toutes les résistances et tous les génies ont passé sous tes voûtes, ô Bastille, impuissante à retenir les révolutions et les tempêtes que l'on confie à ta garde!—Elle étouffait les faibles; elle augmentait les forts; elle agrandissait la pensée; elle ajoutait au courage; elle forçait les plus jeunes à la méditation, au silence, à la vie austère.—Ici le silence, ici les longs rêves; ici les taches de sang, ici les révoltes puissantes; ici la démonstration du philosophe; ici la résistance du chrétien et les rages sombres du capitaine, un instant désarmé; ici l'abbé de Saint-Cyran, plus courageux, plus résigné que le prince de Condé lui-même; ici la plainte, ici l'orgueil, ici ce que l'âme a de plus vil, ce que l'esprit a de plus glorieux; ici tout rampe, ici tout s'élève; un abîme... un autel, un trône... et l'échafaud, cette Bastille... On y passait d'affreuses journées, mais aussi comme on y faisait de beaux rêves! Le matin du jour où le bourreau devait décapiter M. le duc de Biron, l'ami de Henri IV, le même homme que Henri IV appelait l'instrument le plus tranchant de ses victoires, le condamné éclatait de rire en songe, et le geôlier de la Bastille le réveilla, pour qu'il fût plus grave et plus recueilli dans son dernier sommeil!
Mais Voltaire à la Bastille, c'était un oiseau dans sa cage, un oiseau qui chante, et ne voit pas les barreaux qui l'enferment. Sur la muraille nouvellement recrépie, faute de plume et de papier, il écrivait au crayon un poëme épique à la louange de Henri IV. «Un poëme épique ici, sur ces murs!» criait le geôlier en grattant la muraille. Il me semble que j'entends d'ici M. et mademoiselle Lambercier (dans les Confessions) s'écriant: «Un aqueduc! un aqueduc!» et brisant à coups de pioche les constructions souterraines du petit Jean-Jacques. Un poëme épique!... Un aqueduc!... Et le poëme épique allait remplissant sa tâche, et tout semblable au poëme épique d'autrefois; seulement, le jeune homme amoureux se ressentait des ardeurs de son âme. En vain il avait lu la préface de madame Dacier, lorsqu'elle félicite Homère de s'être passé de toute espèce d'amours dans l'Iliade, un poëme fondé sur l'adultère d'Hélène avec le berger de l'Ida.—«Ma foi! se disait le jeune Arouet, madame Dacier, tant pis pour elle! je veux mettre un peu d'amour dans mon poëme.» Et tant qu'il en a pu mettre, il en a mis. Que si vous trouvez qu'il aurait pu en mettre un peu plus, M. Arsène Houssaye vous répondra que son Voltaire en a mis tant qu'il en avait.
Cependant, toute grande qu'elle était cette nation comprise entre Paris et Versailles, elle ne suffisait pas à contenir l'esprit de Voltaire; il en avait à épouvanter le monde entier. En même temps il avait l'impatience; il ne savait pas attendre; il voulait tout voir, tout apprendre, tout connaître, en attendant qu'il pût tout renverser; c'est pourquoi il reçut le conseil de quitter la ville et la cour, et de voyager. Le conseil était bon, il en profita. Il partit pour Londres, où il resta trois belles années, les plus studieuses de sa vie.
Ici, M. Arsène Houssaye a suivi Voltaire en ses moindres sentiers. On voit qu'il l'aime, et que plus il l'étudie, plus il s'attache à ce grand homme. Il explique à merveille comment le spectacle de ce grand peuple anglais gouverné par des lois si nouvelles pour un Français, glorifié par des libertés dont pas un sujet de Louis XV n'avait l'idée, en France, à cette époque, devait être, pour un esprit aussi avancé que Voltaire, un spectacle intéressant. Aussi bien, il admirait toutes choses en ce pays des libertés souveraines: il admirait ce peuple heureux sous des lois clémentes; ces marchands dont le nom remplissait toutes les mers; ces seigneurs anglais semblables à autant de rois, ou, pour mieux dire, à autant de patriciens romains; il honorait ces philosophes qui pouvaient tout dire, et ces poëtes que rien ne gêne et ne trouble en leurs essais les plus hardis. Surtout il s'éprit d'une vive admiration pour Shakspeare, et le rencontrant dans sa voie entouré de ses foudres et de ses éclairs, qui commandait à l'histoire, à la vengeance, à la passion, à la douleur..., il s'éprit d'un furieux amour pour ce génie incomparable. Il le regardait, il le contemplait l'étudiait sous toutes ses faces; il s'étonnait de ce géant, et tout de suite il se mit à le célébrer, comme une découverte qu'il avait faite... Il est vrai que plus tard il se repentit de sa trouvaille, et qu'il appela Shakespeare «un barbare ivre...» Il comprenait alors que ce barbare était toute la tragédie et tout l'accent dramatique de l'avenir.
Voltaire voulut avoir tout de suite une grande fortune, et quand il l'eut gagnée, il la garda. Il détestait la gêne en toutes choses; il aimait naturellement le luxe; il lui fallait, pour bien écrire, habiter un beau cabinet plein de livres, et pour sa promenade un jardin plein de fleurs. Fi de la chaumière! il habitait les palais de préférence aux châteaux. Sur lui-même, il n'avait jamais assez de parure, assez d'ornements. Il se connaissait en marbres, en tableaux, en chiffonnerie, en belles personnes: Adrienne Lecouvreur, mademoiselle de Camargo, mademoiselle Gaussin, eurent l'honneur de ses préférences. Il adressait des épîtres à madame de Pompadour, une ode au luxe, une cantate au superflu. Ses maisons, ses retraites et même les châteaux qui n'étaient pas à lui et qu'il possédait en viager, respirent la fortune heureuse, intelligente et calme, «des terrasses de cinquante pieds de large, des cours en balustrades, des bains de porcelaine, des appartements jaune et argent, des niches en magots de la Chine...» On reste ébloui de l'inventaire. Or notez bien que ce n'était pas pour la marquise du Chastelet qu'il entassait ces belles choses, c'était pour lui-même. Il n'était jamais plus content que lorsque tout flambait et flamboyait autour de lui. Il aimait la grâce en tout: Olympe Dunoyer, mademoiselle de Livry, Adrienne Lecouvreur, et plus d'une grande dame qu'il n'a jamais dénoncée. Un soir, une des plus belles l'embrasse publiquement et en pleine loge par ordre du parterre.—«Embrassez-le! disait le parterre, embrassez-le!» Et la dame l'embrassa. Quelle récompense! Eh bien! si par bonheur mademoiselle Sophie Arnoult, souriante, avec sa grâce et ses belles fanfreluches qu'elle portait si bien, venait à passer par les sentiers de M. Arsène Houssaye: «Embrassez-le!» dirions-nous à la belle; et, sans se faire prier, elle embrasserait l'auteur du Roi Voltaire. Il n'y a rien de plus charmant que tout ce passage; il n'y a rien de plus vif que l'histoire du marquis et de la marquise du Chastelet. Dans ses recherches qui tiennent à la poésie, M. Arsène Houssaye a trouvé le véritable nom de toutes les maîtresses de Voltaire: celle-ci et celle-là; la jeune fille et la dame un peu sur le retour, elles s'appellent d'un nom qui leur convient à merveille, parce que c'est l'amoureux et le poëte qui les nomment.
Pendant que nous causons ainsi, un phénomène arrive, éclatant, superbe, et qui va produire la plus grande révolution dont le monde se glorifie; écoutez, il arrive, il gronde, il hurle, il chante; ce phénomène, il a un nom, il s'appelle le dix-huitième siècle, et nous allons le contempler tout à notre aise, à la suite de son maître et de son héros, le Roi Voltaire.
Ainsi, nous avons laissé Voltaire au milieu de son luxe et des fêtes de chaque jour; une âcre senteur d'ambre et de billets doux s'exhalait de ces alcôves, de ces broderies, de ces riches cabinets, de ces meubles en vieille nacre, de ces colifichets, de ces fanfreluches. Les sofas muets dans cette nuit profonde—sofas de Memnon—raconteraient au besoin les mille histoires qui enseignent à pécher. Entrons donc, s'il vous plaît, à la suite de notre historien, dans le salon de Voltaire, à Fernex. Si la fenêtre est fermée, ouvrons la fenêtre et laissons entrer le grand jour. En ce lieu négligé si longtemps, les souvenirs vifs et pénétrants de ce grand esprit, de ce grand génie et de ses licences charmantes vous sautent aux yeux, vous montent à la gorge. O mon Voltaire, es-tu là? réponds-nous, réponds-nous! Il n'est plus à Fernex, mais nous y retrouvons la trace et le souvenir de sa belle et charmante compagnie; il n'est plus là, son ombre y reste, et ces murailles ont gardé l'empreinte ancienne, comme l'écho garde encore le doute ancien. Voyez! Le fauteuil est resté tout parsemé de la poudre magistrale; la chaise longue attend le maître à l'heure de midi, quand il repose un instant. Que de belles personnes ont foulé, sur ces tapis, les fleurs écloses à la Savonnerie, aux Gobelins! Interrogez ces coupes en cristal de roche, elles diront de quelles santés elles étaient remplies; demandez à ces écrans découpés à jour, à ces éventails aux manches sculptés, à quels visages charmants l'écran prêtait son ombre, l'éventail son zéphyr? Et même en ce moment, dans ce livre où je les rencontre, il me semble que je les vois errantes du salon au boudoir, du bal au souper, du théâtre à l'église, et de l'église au jardin, ces femmes qui adoraient Voltaire; je les reconnais à leur voix, à leur silence, à leurs œuvres, à leur nom, à leur sourire; elles aimaient cet esprit qui représentait tous les esprits du monde: Arioste, Boccace, La Fontaine, La Fare et Chaulieu. La causerie, à Fernex, c'était le chaos, mais le chaos épicurien de la puissance et de l'esprit, de l'atticisme et du plaisir, de la légère poésie et de la prose abondante en conseils, en ironie, en traits vifs, acérés, charmants. Quelle vie et quelle animation à l'extrémité de la France, en ce coin libre où Voltaire est un dieu! L'incrédulité se mêle à l'enthousiasme et le blasphème à l'amour. Nous renversons avec fureur les vieux autels, pour adorer les dieux nouveaux avec joie. A Fernex, tel hôte de Voltaire monte en ballon pour voir de plus près les foudres, les nuages et les éclairs, qui nie effrontément l'immortalité de l'âme; tel autre qui veut maintenir les lettres de cachet déchire sans façon l'Évangile éternel. On s'amuse de mille folies, chaque folie entraînant avec elle un soutien de l'antique édifice. On attaque, on renverse, on brise, on élève. On accuse à la fois Fréron et le souverain pontife, l'Académie et les jésuites, sainte Rosalie et madame de Pompadour, Gluck et le singe à Nicolet, le génie de M. de Choiseul et le mystère de l'incarnation. C'était un plaisir, à Fernex, de comparer les nouveaux miracles aux antiques métamorphoses, Ovide à saint Paul, sainte Marie Égyptienne à mademoiselle Sophie Arnoult. Ce nouveau débarqué de Potsdam ou de la rue Saint-Honoré vous démontrait effrontément que mademoiselle Théophile était plus belle que mademoiselle Thévenin, et que, sauf votre respect, l'Ancien Testament était coulé à fond par M. le baron d'Holbach. De ce salon de Fernex, un torrent de vices, de vertus, de mensonges, de paradoxes, s'est répandu sur le monde abasourdi. Poétique et terrible maison! je t'ai vue un jour, à travers tous mes souvenirs de ce siècle des aventures et des découvertes! Tout croulait, tout s'effaçait, tout était mort. L'araignée avait filé sa toile immonde sous les poutres dorées; le ver dessinait ses losanges fantastiques sur le velours des tentures; la cheminée en marbre aventurin, où se montrent incrustés dans le poli même de la pierre les insectes et les plantes du premier déluge, se tordait sous le faix d'une immense pendule de Baillon, espèce de montagne d'or terni et de bronze écrasé, entourée de candélabres dégarnis! De ces fêtes, plus rien ne reste, et de ces audaces tout est mort. Dans le salon de Fernex, la main du temps a brouillé toutes les heures; à ce cadran funeste, parsemé de fleurettes et de minutes clémentes, l'ombre fugitive s'est fixée, et rien ne chante plus sur ce timbre muet qui s'est lassé, qui s'est brisé, qui a donné sans cesse et sans fin le signal de ces rires, de ces mépris, de ces enfantements. Ce Voltaire impatient du joug et qui n'obéissait à personne, il obéissait à ce timbre, aujourd'hui fêlé et sans écho. Salon de Fernex, qu'as-tu fait de ta gloire? Le lustre, éteint et frappé du vent extérieur, se balance à son écharpe en lambeaux. Watteau pleure au milieu de ses bergeries enrubanées. Lancret se lamente sous ses ombrages bleus et roses. Quelle bouche a donc soufflé sur ces tableaux si brillants jadis du reflet enivrant de ces beautés et de ces grâces? O misère! on dirait que le vieux Saturne a laissé sur les glaces ternies le givre insolent de sa bouche édentée, effaçant ainsi la tiède haleine de ces lèvres empourprées de la triple ivresse de l'esprit des vins, du doute et des baisers.
Plus loin, dans ce salon où l'abandon, la pluie et la solitude ont accompli leurs chefs-d'œuvre; sous ces murailles croulantes et sous ces voûtes désolées, Voltaire avait posé sa bibliothèque, et je cherche à me retrouver dans ce dédale et dans cet abîme! C'est ici qu'il venait chaque jour, ce roi de l'intelligence et ce roi de l'esprit, pour écrire, pour rêver, pour sourire, et pour parler du haut de ses Sinaïs, à son peuple de têtes couronnées, de généraux, de marquises, de duchesses, de comédiennes et d'archevêques. Là il régnait par l'injure et par l'atticisme, furieux et charmant, unissant la violence des théologiens à l'urbanité des chambellans, la verve de la place Maubert à l'atticisme de l'Académie. En même temps, c'est ici qu'il donnait rendez-vous à tout son monde et à tous les écrivains de sa famille, à d'Alembert, à Diderot, à Piron, à mademoiselle de Lespinasse, à la Religieuse, aux rêveries, à l'Émile aussi, à l'Encyclopédie en bloc, à Montesquieu, Helvétius, Grimm, et même au petit Linant. Un peu de poussière... et voilà tout ce qui reste aujourd'hui de cet arsenal!—De ces lieux funèbres s'exhale je ne sais quelle senteur de cimetière et de jasmin, de jupes fripées et de vieux livres; ossements, parfums, voiles, linceuls, poëmes éteints, lyres brisées, fantômes disparus, des grincements, des hurlements, des batailles sans nom. Sur ces gradins vermoulus l'athée et le chrétien étaient aux prises, le sceptique et le croyant criaient: Aux armes! Le roi et le sujet se défiaient dans une rage implacable. Il me semble en ce moment que j'assiste à ces luttes, à ces morsures, à ces impiétés, à ces défis. C'est bien vrai, dans cette bibliothèque de Voltaire, le janséniste et le moliniste se dévorent; le philosophe et le jésuite s'entre-tuent; une guerre impitoyable est déclarée entre le péché originel et la grâce, entre la religion naturelle et la religion révélée, entre la musique italienne et la musique française, entre mademoiselle Salé et la Camargo, entre Gluck et Piccini. Avec quelle ardeur la bataille est engagée, et dans quelle ardente frénésie elle se prolonge! Ah! lutte étrange et glorieuse! A cette bataille suprême, où chaque combattant veut vaincre ou périr, se présentent avec la même ardeur toutes ces forces inégales: le génie et l'audace, la renommée et la honte, les barbares qui font à la fois de l'enthousiasme et des barbarismes, pendant que l'élégant joueur de flûte chante une douce chanson sur sa flûte délicate. Voyez! tout le monde est accepté dans ce champ clos où Voltaire lui-même a tenu la plus grande place. La lice est ouverte, et... défendez-vous, mes amis! Or, croyez-moi, vous aurez grand'peine à vous défendre contre ces gredins, la plume au poing, qui s'en vont sur les grands chemins disant: «Nous calomnions, voilà notre héritage.» Eh! vrai Dieu, ils y sont tous, tous les gens qui ont écrit sous le roi Voltaire. Il avait ouvert sa maison à tous les livres et son âme à tous les doutes. L'épicier Gallet et Collet, son confrère, coudoyaient sur ces rayons bien garnis M. de Buffon décoré de sa belle robe aux longs plis solennels. L'abbé Robbé, qui n'avait pas d'autre logis que l'écurie du prince de Soubise, était à côté de l'abbé de Voisenon; madame de Tencin heurtait madame Favart; les Contes moraux n'étaient pas loin de l'Héloïse, et le Discours sur l'inégalité des conditions masquait l'Esprit des lois. Écoutez, écoutez, quels bruits! quels concerts! quelle épouvante! Diderot éclate et tonne, Rousseau rage, la Dudeffant jase, Fréron mord, Gerbier plaide, Linguet déclame, Lesage sourit, d'Alembert enseigne, Montesquieu juge, Dorat roucoule, Thomas chante, La Chaussée pleure, Baculard beugle et mendie; un baron allemand, le baron de Grimm, fait la cour à cette pédante sans tetons et sans cœur, madame d'Épinay; mademoiselle Aïssé fait l'amour, et mademoiselle Aïssé est la plus sage. Voyez-vous cette écume, entendez-vous ce bruit frelaté? c'est l'autre Allemand, le plagiaire, le vantard, le fameux d'Holbach, cet étranger qui s'amuse à briser les autels du peuple qui lui donne un asile, et mendie à ses parasites un blasphème inédit qu'il puisse signer de son nom! Aussi bien, parmi ses invités, c'est à qui fournira à ce plagiaire impudent un gros blasphème contre un petit écu.
Cependant, le dernier Romain de ces années de tumulte et de révolte, hébété et malheureux dans cette bagarre où Pierre Corneille lui-même eût perdu la raison, Crébillon joue avec ses chiens, M. de Moncrif avec ses chats, Crébillon fils avec ses danseuses. Une espèce de paysan de haute encolure, un Normand de hasard, Marmontel, le rival heureux du maréchal de Saxe et l'indigne rival de Quinault, emprunte impudemment à celui-là ses maîtresses, à celui-ci ses poëmes; Duclos écoute et se tait; Fontenelle, un peu à l'écart de ce tumulte, se cache, écoute et vieillit doucement.
Pendant ce temps, le roi de ces tempêtes, le maître absolu de ces discours, de ces pensées, de ces résistances, de ces révoltes, celui qui commande même aux tyrans du parterre, et même aux tyrans du café Procope, le dominateur souverain des cercles, des clubs, des académies, des sociétés savantes, de l'opinion publique, d'un bout du monde à l'autre, Voltaire, il regarde, il écoute, il rit de son rire éternel, entre Charles XII et Cartouche, entre Esprit Fléchier et l'esprit de Sophie Arnoult.
Tout ce mouvement que nous indiquons à peine, cette vie et cette abondance au milieu de tous ces bruits et de tous ces esprits révoltés, M. Arsène Houssaye les produit dans son livre excellent.
Le roi de Versailles néglige Voltaire et l'évite, le roi de Berlin l'appelle et l'invoque. Il ouvre à deux battants son palais et sa cour militaire à l'écrivain qu'il admire et au philosophe qu'il honore; à cette flamme, à cette gaieté, à cette bonne humeur. Les charmants soupers que l'on faisait à Sans-Souci, comme ils gâtaient les soupers de Versailles! Comme ils effaçaient l'esprit des petits appartements! Quel bruit ils faisaient dans le monde, et comme on s'étonnait dans le monde entier de cette amitié d'un poëte et d'un roi! C'est là toute une histoire, une grande histoire, et toute nouvelle, ici, chez nous! Le philosophe Aristippe à la cour de Denys, qui était un bel esprit, mais un roi destiné à la ruine, à l'abandon, à la servitude, ne saurait se comparer à Voltaire, lorsque Voltaire remplit de son génie et de sa gaieté le palais de Berlin. Pas une parole et pas un bon mot n'échappaient aux oreilles attentives; ils avaient beau s'enfermer entre quatre murailles, le prince et ses sages, la muraille avait des oreilles et la parole avait des ailes.... Le philosophe et le roi se sont brouillés, quoi d'étrange?... Ils se sont raccommodés, quoi de plus simple? Ils se sont boudés de près, mais ils se sont aimés de loin, et longtemps, et toujours, ceci soit dit à leur double louange. En effet, M. de Voltaire, absolu comme un roi, entêté comme un dieu, irascible autant que peut l'être un simple mortel, n'était pas plus facile à vivre que le roi de Prusse, avec ses armées, ses fusils, ses canons, ses citadelles, tout l'attirail des conquérants.
J'aime aussi et beaucoup, dans le livre de M. Houssaye, sa peinture et sa description du château de Fernex: la ferme et le château, la maison, le jardin, la comédie, en un mot le vieillard à quatre-vingts ans, lorsqu'il offre à la belle madame Suard une tasse de Sèvres aux armes de madame de Pompadour; la tasse était pleine du lait de ses vaches, car il disait: «Mes vaches»; il transportait la Henriade au milieu de ses prés et de ses bois. Le brave homme, et l'aimable vieillesse! Il vieillissait dans sa gloire, et tout vieux qu'il était, tout vieux que le voilà, il se faisait volontiers le défenseur des grandes causes: il adoptait les Calas, les Sirven et cet infortuné chevalier de La Barre, un enfant plié sur la roue, tué à petits coups par le bourreau! Il était triste alors, il était furieux ce Voltaire. Il oubliait toutes choses et même sa tragédie à peine commencée; et si parfois il éprouvait le besoin d'un instant de repos, il causait avec la nièce du grand Corneille, sa fille adoptive: «Eh! ma fille, disait-il, parlons de ton grand-père et du mien.» Une autre fois, c'était l'impératrice de Russie elle-même qui tendait la main à cette gloire, en songeant qu'elle en aurait le reflet. Ainsi l'Ermitage et Fernex traitaient de puissance à puissance; on s'écrivait, on se louait l'un l'autre, et si le poëte était charmé, la souveraine était contente; en trois ou quatre lettres de son ami Voltaire, elle en apprenait beaucoup plus que tout ce qu'elle avait deviné de l'urbanité de la langue française. Elle aimait tant à plaire... et lui aussi! Elle s'entendait si bien à la parure, à l'ornement, à la coquetterie... et lui aussi! Elle allait chercher avec tant d'énergie et de grâce les douces paroles, les flatteries exquises... et lui aussi! Elle était si complétement une femme coquette... et lui aussi!
Enfin, quand cette longue vie est à son terme, quand cette immense tâche est accomplie enfin, et qu'il approche à grands pas ce jour, ce maître jour qui va couronner l'œuvre et la vie, il faut bien convenir que cet homme était mortel. Ici commence, avec l'apothéose, un chapitre éclatant et le plus beau de ce livre. Avec un grand art et une grande passion, M. Arsène Houssaye a suivi dans son dernier sentier ce grand vieillard devant qui tout Paris s'incline avec des bénédictions. A la sortie du spectacle, il se croyait délivré de tant d'honneurs, mais tout n'était pas fini. Les femmes le portèrent, pour ainsi dire, jusqu'à son carrosse. Il voulait monter, on le retint encore: «Des flambeaux! des flambeaux! Que tout le monde puisse le voir!» Enfin, monté dans son carrosse, il lui fallut donner sa main à baiser; on s'accrochait aux portières, on montait encore sur les roues, que déjà les chevaux prenaient le pas; la foule, de plus en plus ivre d'enthousiasme, faisait retentir les airs de son nom. Le peuple, qui était aussi de la fête, criait avec admiration: «Vive Voltaire! Il a été cinquante ans persécuté! vive Voltaire!» Arrivé à la porte de l'hôtel, Voltaire se retourna, tendit les bras en pleurant et s'écria d'une voix brisée: «Vous voulez donc m'étouffer sous des roses?»
Tout le reste est écrit dans ce ton plein d'émotion et d'une simplicité parfaite. Ce sont là les véritablement belles pages du livre où respire en traits vivants une profonde et poétique admiration.
Et quand Voltaire est mort, son nouvel historien le traite en roi. Que dis-je? en héros. Il appelle autour de ce Panthéon toutes les conquêtes et toutes les victoires de son roi et de son dieu: la Henriade animée de l'esprit des L'Hôpital et des Coligny; les Lettres sur les Anglais où Newton se rencontre avec Shakspeare: l'humanité proclamée, le moyen âge exécré, le peuple compté pour quelqu'un, l'innocent défendu, l'écrivain rebelle au joug, la tragédie renouvelée, la langue assouplie, et tant d'idées généreuses, tant de grandes pensées, tant de chefs-d'œuvre, tant d'amitiés illustres, tant d'esprit, tant de clarté, tant d'honneur rendu à l'espèce humaine avec ce merveilleux bon sens, ce beau sens commun dont M. Sainte-Beuve parlait si bien l'autre jour en parlant de M. de Sacy et de son livre!
Ajoutez l'inspiration; ajoutez l'intelligence; ajoutez la verve et l'esprit de Candide, une des gloires de l'esprit humain; ajoutez le conte et le récit, la grâce et la bonne humeur, la satire la plus vive et le poëme ingénieux, et vous ne serez pas étonnés, disait Gœthe, un des esprits de cette famille, le père de Méphistophélès, cousin germain de Candide; et vous ne serez pas étonnés «que Voltaire se soit assuré en Europe, sans contestation, la monarchie universelle des esprits.» Ceci est écrit....
Arrêtons-nous; il est des paroles que l'on affaiblirait en les commentant. Félicitons cependant de tout notre cœur M. Arsène Houssaye de cette popularité nouvelle à laquelle il apporte, abondamment, tous les droits de l'esprit, de l'invention, du style et du talent.
Jules Janin.
PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION.
Ce livre n'est pas une profession de foi. Je salue Voltaire comme un maître et n'entre pas à son école.
Voltaire est un arbre dont tous les fruits ne sont pas bons: «N'allez jamais vous asseoir sous son ombre,» a dit le poëte. J'ai passé trois mois sous cet arbre du bien et du mal. Plus d'une nuit de cet hiver, mon esprit a vécu de Voltaire. Quand minuit me chantait sa litanie nocturne, j'ai vu souvent dans l'âtre se dessiner avec un vif relief cette figure amère, railleuse et attendrie, qui, comme la salamandre, triomphait du feu,—le feu de l'enfer ou le feu du ciel.
Durant trois mois, j'ai consulté l'oracle et j'ai demandé au grand agitateur des âmes le récit des agitations de son cœur.
J'ai vu les drames secrets de cette conscience; mais tout en contant Voltaire, je lui ai laissé la parole chaque fois qu'il parlait de lui-même. Voltaire a sculpté sa statue par fragments; je n'ai eu qu'à reprendre çà et là les précieux débris.
Je n'ai pas pensé apporter des documents nouveaux à la Babel des commentateurs; j'ai horreur des paperasses, et je donnerais un volume de notes pour un trait de caractère ou un trait de génie. Ne voyez dans ce livre que le sentiment d'un poëte sur une philosophie qui a renouvelé le monde, et l'admiration d'un homme pour un homme qui a fondé la royauté de l'esprit humain.
Mais je n'en suis pas plus voltairien pour cela, car je suis de ceux qui pensent que le meilleur de l'esprit humain c'est encore l'esprit divin.
Arsène Houssaye.
30 MAI 1858.
80e ANNIVERSAIRE DE LA MORT DE VOLTAIRE.
PRÉFACE
DE LA DEUXIÈME ÉDITION.
Un ancien disait après un discours souvent interrompu: «Quoique le vent fut mauvais, mes paroles ont traversé les vagues sans faire naufrage.» Ainsi pourrais-je dire de mon livre, mais c'est le navire de Voltaire qui l'a sauvé.
Les grands hommes font la patrie quand elle n'existe pas encore; ils la font vivre quand elle n'est plus. Le Panthéon—le tombeau de Voltaire—n'a-t-il pas dit: Aux grands hommes la pairie reconnaissante?
J'ai couronné la statue de Voltaire. «Une simple couronne de roi! a dit Jules Janin, et pour qui donc les étoiles?» Mais en revanche, des grimauds se sont offensés de voir qu'on parlait encore de M. de Voltaire. Et ils ont crayonné quelques injures de plus sur le piédestal de son monument. Mais c'est en lui voulant arracher sa couronne qu'ils ont consacré le Roi Voltaire.
Chaque âge a ses Patouillet. Patouillet a beau se nommer aujourd'hui M. de Patouillet, c'est toujours Patouillet. M. de Patouillet m'a raillé avec infiniment d'esprit. Voltaire avait plus d esprit que tout le monde, mais M. de Patouillet a plus d'esprit que Voltaire.—La preuve que vos livres sont mauvais, m'a crié Patouillet, c'est qu'ils sont dans toutes les mains—comme les mauvais livres,—mais je vous attends au siècle prochain. On ne parlera plus de vous et on me lira—moi—Patouillet.
Divin Patouillet, je vous accorde le vingtième siècle tout entier—et la trompette du dernier jugement par-dessus le marché;—mais je ne serai plus là pour vous lire.
Comme on est heureux d'avoir son Patouillet pour égayer un peu les entr'actes quand la comédie est sérieuse!
Mais renvoyons Patouillet à l'office,—il dira que c'est l'office divin.—Maintenant que nous sommes en bonne compagnie, remercions le lecteur qui a vu dans mon livre l'âme de mon livre, le sentiment du beau et le sentiment du bien. L'art pour l'art, disions-nous en pleine jeunesse. L'art pour Dieu, disons-nous aujourd'hui. «Voltaire et Dieu!» va crier Patouillet qui écoute aux portes.—Oui, Patouillet. Il n'y a pas si loin de Dieu à Voltaire que de Voltaire à Patouillet.
La critique française et étrangère a beaucoup discuté sur mon livre, ce dont je la remercie. Elle m'a reproché des contradictions, comme on en reprochait à Voltaire. Il y a des contradictions étudiées d'où jaillit la lumière, comme l'éclair du choc des nuages. La critique m'a reproché de ne pas bien savoir l'histoire.—Quelle histoire?—Voltaire disait dans sa souveraine raison: «L'histoire n'est jamais faite, on la fait toujours.» Voltaire disait aussi: «Je n'ai jamais fait une phrase de ma vie.» La critique m'a reproche de n'avoir pas suivi ce conseil de Voltaire. Je le répète: je ne suis pas de son école. Et d'ailleurs, celui qui imite Homère n'imite pas l'Iliade. J'ai donc fait des phrases. En cela j'ai été de la grande école de Dieu.
Le monde est un livre écrit dans tous les styles. Moïse n'est pas plus grand, Homère n'est pas plus beau, Salomon n'est pas plus passionné, Bossuet n'est pas plus sublime. Les orages et les tempêtes, les mugissements de la mer, les ténèbres de la forêt, les avalanches des Alpes, les éruptions des volcans, les hurrahs de la victoire, les déchirements de la passion, ce sont des phrases.
Le Niagara avec «ses colonnes d'eau du déluge», ses îles suspendues, ses torrents, ses cataractes, ses tourbillons, ses arcs-en-ciel, est un prosateur qui fait des phrases poétiques, comme la vallée de Tempé est une muse qui fait des vers amoureux. Le mont Ossa, tout peuplé encore des ombres des Titans révoltés, est un philosophe qui, à travers le bruit, se recueille pour étudier les dieux du passé. Il voit sans sourciller les colères du torrent qui se brise sur les rochers pour tomber un peu plus tôt dans le gouffre invisible. C'est la vie, c'est la révolte, c'est la mort, c'est l'infini.
Oui, la nature, l'œuvre du maître des maîtres, a toutes les notes de la gamme du style. Elle chante le poëme comme le sonnet, la tragédie comme la chanson. Elle est épique comme elle est rustique. Est-ce donc avec le même style qu'elle salue le printemps et l'automne, l'été et l'hiver, le pommier de la Normandie et le pampre du Pausilippe, les moissons de la Beauce et les neiges des monts inaccessibles?
Dans les arts il y a aussi les éloquents par le style sublime et les éloquents par le style simple. L'architecte du Parthénon est peut-être grand parce qu'il est simple: mais, dans ses figures, Phidias est grand parce qu'il est sublime. Saint-Pierre de Rome est grand aussi par la simplicité; mais la chapelle Sixtine, qui flamboie sous les phrases de Michel-Ange, est plus grande que la plus grande église de Rome.
Si j'avais lu la grammaire, je trouverais peut-être de meilleurs exemples; mais je n'ai jamais eu le temps de lire la grammaire.
La nature est tout art, Voltaire le disait lui-même. On ne la comprend pas en la voulant voir de trop près. Voltaire, qui osait tout, avait peur des merveilles. Il n'osait habiller sa muse du manteau d'azur aux étoiles d'or. La nature mathématicienne le frappait plus que la nature poétique. En horreur des phrases, il n'a voulu avoir qu'un style, le style de la raison: aussi pourrait-on dire que son poëme épique est un poëme sans poésie, et son Dieu un Dieu sans divinité.
Et pourtant c'est un grand écrivain, parce qu'il est tout esprit. Il écrit avec un charbon ardent, un charbon d'enfer, et le soleil court à travers sa prose comme à travers les grands arbres un peu ébranchés de la forêt. Mais qu'un voltairien vienne avec les leçons du maître nous dire: «J'écris à la Voltaire,» nous lui répondrons: «Ton charbon est éteint et ton soleil est couché.»
PRÉFACE
DE LA TROISIÈME ÉDITION.
DIALOGUE DES MORTS.
VOLTAIRE, NINON.
NINON.
Mon cher Voltaire, avez-vous reçu votre courrier ce matin?
VOLTAIRE.
Oui. On m'a taillé une statue au Louvre, et on m'appelle le Roi Voltaire,—le dernier des rois!—car ils ont des Césars aujourd'hui. (Il lit un journal.) En voilà qui m'arrachent ma couronne. Ces grimauds s'offensent de voir qu'on parle encore de M. de Voltaire.
NINON.
Rappelez-vous que votre ennemi Jean-Jacques vous écrivait: «Les injures de vos ennemis sont le cortége de votre gloire.»
VOLTAIRE.
C'est de la rhétorique: les esclaves qui insultent le char du triomphateur! C'est imprimé depuis longtemps. Ils écrivent toujours là-bas. N'ai-je donc pas tout dit?
NINON.
N'avait-on pas tout dit avant vous?
VOLTAIRE.
Non. J'ai dit la vérité.
NINON.
Aussi voyez comme ils vous accusent! Mais que peut le crayon des Patouillets sur le marbre?
VOLTAIRE.
Je leur ferais bien couper les oreilles; mais qui voudrait de leurs oreilles? Les imprudents! avec leurs injures, ils vont faire aimer le Roi Voltaire.
NINON.
Avez-vous lu ce livre?
VOLTAIRE.
Oui, je viens de le lire en anglais pour le trouver meilleur. Il y a plus d'une page que je n'ai pas bien comprise. Il est vrai que l'auteur parle de ma philosophie, et que déjà, quand j'écrivais sur ce thème, j'avais beaucoup de peine à me comprendre moi-même. J'avais beau marcher avec la raison humaine, on faisait vaciller le flambeau dans mes mains.
NINON.
Ce livre est mauvais comme tous ceux qu'ils font; mais pourtant j'ai cru y faire un voyage à travers le dix-huitième siècle.
VOLTAIRE.
Des phrases! des phrases! des phrases!
NINON.
La nature, dans ses jours de rhétorique, a un nègre pour porter la queue de ses phrases.
VOLTAIRE.
Où avez-vous lu cela? Ma chère, vous devenez une femme savante. Donnez-moi des leçons d'amour, mais pas des leçons de grammaire.
NINON.
C'est pourtant la faute de Rousseau si vous n'aimez pas les phrases. Que diriez-vous si vous étiez encore de l'Académie française?
VOLTAIRE.
Ah oui, avec MM. Dumas, Janin, Méry, Gautier, Gozlan, Karr!
NINON.
Pourquoi cette épigramme contre votre vieille amie? Elle ne peut pas ouvrir sa porte à tout le monde; or tout le monde a de l'esprit aujourd'hui.
VOLTAIRE.
Croyez-vous? L'auteur du Roi Voltaire me reproche de n'avoir pas fait un testament digne d'un roi; mais j'ai légué de l'esprit à tout le monde.
NINON.
Tout bien considéré, l'amour vaut mieux que l'esprit. Si je retourne un jour sur la terre, je ne veux rallumer que la lampe de l'amour.
VOLTAIRE.
Il la faut rallumer à celle de l'esprit.
NINON.
L'amour m'a fait vivre, l'esprit vous a tué.
VOLTAIRE.
J'avais dit mon dernier mot.
NINON.
Et quand on pense que la mort ne nous a pas dit le dernier mot de la vie!
VOLTAIRE.
Rappelez-vous ces belles paroles d'un sage à un sot: «Va mourir trois ou quatre fois, et tu seras digne de causer avec les hommes du Portique.» Nous montons peu à peu le chemin étoilé. Chaque fois que nous mourons, c'est une lumière de plus. Ah! que je suis heureux d'être détaché des bruits de la terre.
NINON.
Oui, mais ceux qui sont là-bas ont encore peur des ténèbres. Tout n'est pas encore pour le mieux dans le meilleur des mondes: les Patouillets se croisent contre votre raison; Rome veut le royaume de la terre...
VOLTAIRE.
Chut! Candide avait raison: Allons cultiver notre jardin.
LE ROI VOLTAIRE.
En ce temps-là, il était un roi qui s'appelait Voltaire.
Son royaume n'avait ni commencement ni fin.
Il succéda à Louis XIV et transmit son sceptre à Napoléon.
Il fut sacré roi de l'esprit humain à la cour de Prusse par son frère Frédéric II, dans cette savante Allemagne où Gœthe a dit: «Après avoir enfanté Voltaire, la nature se reposa.»
Il fut couronné aux Tuileries, dans la salle du trône tragique.
Ses ministres furent tous de grands hommes,—hormis les athées.—Ils se nommaient: Diderot, d'Alembert, Buffon, Helvétius, Turgot, Condorcet.
Comme tous les rois, il eut son fou; son fou, c'était un abbé: l'abbé de Voisenon.
Il eut pour alliés l'impératrice de Russie, le pape Clément XIV, le roi de Prusse, le roi de Danemark, le roi de Suède, toutes les royautés,—sans compter la marquise de Pompadour, une reine de la main gauche.
Il eut pour ennemis,—je ne parle pas des infiniment petits,—Jean-Jacques Rousseau et M. de Voltaire, ce M. de Voltaire qui ne s'indigna pas du partage de la Pologne, qui rima la Pucelle, qui fut gentilhomme de Louis XV, et qui ne fut pas gentilhomme du Christ.
Il bâtit une ville et éleva une église à Dieu,—je ne parle pas de la ville de Ferney, mais de la ville idéale de la raison humaine qui abrite tous les grands esprits;—je ne parle pas de l'église de Fernex, mais de l'Église universelle qui s'appelle la liberté de conscience.
Sa cour se composait de princes, de savants, de poëtes et de comédiens; car il ne voulait pas que la vérité prît chez lui des airs moroses. Il avait une galerie de tableaux, une bibliothèque et un théâtre: Louis XIV a dansé dans les ballets, Voltaire a joué la tragédie.
Son peuple, c'était tous les peuples; sa famille, c'était la nièce de Corneille, le fils de Lally, les enfants de Calas et de Sirven, tous les déshérités et tous les opprimés.
Avant sa mort, il fut porté en triomphe «et étouffé sous les roses» par son bon peuple de Paris. Après sa mort, on lui donna un temple pour sépulture.
Ce fut un roi,—le roi de Prusse,—qui prononça son oraison funèbre en pleine Académie.
Le roi Voltaire repose au Panthéon à côté de son ennemi, le républicain Jean-Jacques Rousseau, tous deux réconciliés par la Révolution, parce que le roi et le républicain ont travaillé pour la justice.
Les soldats de Napoléon, enfants de la Révolution, disaient, quand le héros fut enterré à Sainte-Hélène: Napoléon n'est pas mort, il reviendra.
Il est revenu.
Les soldats de Voltaire, enfants de l'Encyclopédie, ont dit aussi: Voltaire n'est pas mort, il reviendra.
Voltaire est revenu.
Qui donc en douterait en entendant les clameurs de ses ennemis?
Jean-Jacques lui écrivait: «Les injures de vos ennemis sont le cortége de votre gloire.»
I.
GÉNÉALOGIE DE VOLTAIRE.
Au commencement du monde, rien n'était; mais déjà l'arbre généalogique de Voltaire avait pris racine.
Ce grand roi a eu plusieurs existences. Comme Satan, il s'est incarné dans tous les esprits. Il s'est révélé dans chaque siècle où l'idée humaine a lutté contre la tyrannie des dieux, où l'esprit a dominé le cœur, où la raison a régné sur le sentiment. On a dit de Voltaire comme de Jupiter Amphitryon: «C'est toujours lui qui, quoique étranger, a l'air d'être le maître de la maison.»
Dans le paradis, ce n'est pas lui qui s'appelle Adam, car il a déjà toutes les aspirations et toutes les curiosités d'Ève. Il secoue d'une main révoltée l'arbre de la science. Il veut connaître le mal pour faire le mal et pour revenir au bien en toute liberté. Bientôt il dit au pommier: «Tes pommes sont amères.» Et il plante la vigne.
Quand la vigne, mère des passions et des révoltes, amena le déluge, Voltaire emporta dans l'arche le plus beau cep.
Il a dit à Japhet: «Marche vers l'occident; marche et multiplie en chemin: c'est là que les enfants des hommes verront de plus près la lumière de la vérité; c'est là qu'ils oseront regarder Dieu en face, et seront toujours en révolte pour lui ou contre lui, disputant pied à pied avec les armes de la philosophie contre la révélation.» Mais tout en conduisant l'esprit des générations de Japhet, Voltaire suivait Sem et lui conseillait la sagesse qui voit par l'œil simple et qui met le paradis sur la terre, sans s'inquiéter des ascensions futures vers les mondes inconnus. Qu'importe ce qui se fait et ce qui se fera au ciel, si l'amour fleurit au sein de la femme, si le maïs fleurit dans la vallée, si la rose fleurit sur le chemin?
Dans la Bible, cette patrie des idées et des génies, on retrouve souvent Voltaire. Il dit au fils d'Abraham qu'il n'y a «ni présages superstitieux, ni divinations, ni sortiléges». Après avoir compris la symphonie de la confusion des langues, Voltaire a deviné la terre promise, et il y conduit le peuple de Dieu. Mais déjà Moïse-Voltaire ne croit pas à la terre promise, et il ne lui sera pas permis d'y pénétrer. Il parle par la lèvre désenchantée de Salomon tout en soulevant la queue de la robe de la reine de Saba. Il parle par le désespoir révolté: parti des voluptueuses stations du Cantique des cantiques, il va verser ses pleurs d'ange rebelle sur ce fumier de Job où il a reconnu le lit de l'humanité.
Même avant Homère, il a osé dire qu'un esclave avait autant qu'un roi l'étoffe de la vie et la dignité du cœur. Avant Socrate, il a osé douter des dieux et des déesses. Mais, même avec Diogène, il ne douta jamais des hommes, parce que celui-là ne portait pas une lanterne sourde et qu'il fut toujours plus occupé des choses visibles que des choses invisibles. Quand, sur les bords de l'Ilyssus, il apportait toutes les malices de la comédie là où Platon apportait toutes les sublimités de la poésie, il disait à Socrate: «Que m'importe que Jupiter fronce le sourcil ou que Vénus dénoue sa ceinture? Ce n'est pas le ciel qui m'inquiète, c'est la terre.» Et quand Socrate fut à sa dernière heure, ce fut lui qui versa la ciguë: «Buvez, mon maître, car c'est le calice de la libre croyance.» Et quand Socrate eut bu, il garda le calice.
Après avoir été à l'école de Socrate, il passa à l'école de Platon, mais ne s'y arrêta pas, parce qu'il ne voulut pas croire que la philosophie est un art et non une science. Il alla jouer la comédie avec Aristophane pour apprendre à rire de tout, même des dieux, même de Socrate.
Ne le reconnaissez-vous pas sur la galère qui emporte Alcibiade chez le satrape Tissapherne? Il apprend à Alcibiade l'art de couper la queue de son chien et l'art de tromper Aspasie. Ne le reconnaissez-vous pas sous le manteau étoilé d'Aristote, qui voyage à la suite des armées d'Alexandre, pour apprendre à celui qui sait vaincre pourquoi l'analyse a détrôné le symbole? Ce n'est pas tout. Voulez-vous l'entendre raisonner par la bouche d'Épicure? Il vous dira que vivre est tout et que mourir n'est rien; que la joie est la seule hôtesse qu'il faille choyer. C'est lui qui enlève aux dieux le gouvernement des choses humaines et qui ne veut pas, dans sa voluptueuse rêverie, que les hommes se donnent la peine de se gouverner eux-mêmes. Mais au Portique, Voltaire se relève de cet abaissement en dictant à Zénon de sublimes paroles sur la grandeur de l'homme. Il va s'appeler Lucrèce pour décider que tout est dans l'homme. Cet opiniâtre éclaireur dans la nuit du doute traduit en vers ce qu'il a déjà dit en prose quand il s'appelait Épicure. Mais s'amusera-t-il longtemps à cette nuit sans aurore, à cette orgie sans dieu, à cette fête sans lendemain? Comme il s'est attristé! comme cette lumière nouvelle éclaire la désolation des désolations! Plus tard, il aura beau masquer ses larmes par le beau rire de Rabelais, il sera plus désolé encore quand il écrira Candide et aboutira à cette dernière moralité: Qu'il faut cultiver son jardin.
Un grand cri traverse le monde: Un Dieu nous est né,—Ecce homo—qui va être le trait d'union du ciel à la terre. Mais Voltaire ne croit pas que Dieu daigne se montrer aux hommes sur la terre. Toutefois, il écoute Jésus prêcher, et il s'indigne contre le peuple juif qui demande la mort du Nazaréen. Il a lu dans les saintes Écritures: «Si quelqu'un se mêle de prophétiser, son père et sa mère lui donneront la mort au nom du Seigneur.» Mais il ne croit pas tous les jours aux saintes Écritures, et il ne veut pas la mort du prêcheur.
Il a horreur du sang, il a horreur des révoltes armées; il aime mieux se métamorphoser en fils d'affranchi, s'appeler Horace, vivre à la table d'Auguste, et verser sa poésie dans la coupe des Césars.
Dirai-je toutes ces métempsycoses? N'est-ce pas lui qui écrit là-bas l'Ane d'or par la main d'Apulée? N'est-ce pas lui qui rit du beau rire attique avec les dieux de Lucien et qui répand sa flamme vive dans le Satyricon de Pétrone? Il traverse la vie de Marc-Aurèle et l'Église disparate d'Alexandre-Sévère. Il décide avec Julien l'Apostat que Paris sera la Rome de l'Antéchrist. Je le retrouve partout, même au désert, où il tente saint Antoine avec cet aiguillon mortel qui entra si avant au cœur de saint Jérôme et qui allait déchirer Jésus lui-même à cette heure de défaillance où il demanda à son père: Pourquoi m'as-tu abandonné?
Il doute avec saint Thomas, il discute avec les docteurs, il prend toutes les figures, même celle de Satan. Il monte dans la chaire avec Abailard et fait succéder le règne de la conscience à la servitude de la tradition. S'il est vaincu par Grégoire VII, il soufflette Boniface VIII. Il décentralise son action; il organise les communes. Il est battu dans les croisades, mais il a ses revanches. Il fomente le grand schisme d'Occident; il ouvre Constantinople aux Turcs; et, pour se distraire des grandes entreprises, il sculpte aux portails des églises toute cette famille d'anges déchus qui raillent les chrétiens dans leur maison.
Roger Bacon, qui pile dans sa cellule le soufre et le salpêtre, servira les haines religieuses qui donnent la fièvre à Voltaire; mais Gutenberg va donner des armes à la raison. L'Évangile de Voltaire va courir sur le monde comme si des millions d'oiseaux l'emportaient sur leurs ailes: l'imprimerie éteindra la poudre. Ceci tuera cela.
Voltaire ne se contente pas d'imprimer; il peint. Il enseigne sa philosophie à Léonard de Vinci, qui veut que la beauté humaine soit la beauté divine; qui remplace par les voluptés du coloris la pâleur des vierges mystiques. Le voyez-vous dans l'atelier de Raphaël, qui prend une courtisane pour en faire une vierge, disant que l'art crée des dieux? La Fornarina va peupler le Vatican.
L'aurore du seizième siècle répand sur le monde une clarté plus vive. L'humanité, elle aussi, a mis au monde un fils qui va délivrer sa mère: c'est le Messie du libre examen, c'est le dictateur du droit. Ce fils se nomme Voltaire. Je me trompe; ce jour-là il se nomme Luther. L'hérétique est mis au ban de l'Empire. Il se cache au château de Wartzbourg, qu'il appelle son Pathmos, comme plus tard il se réfugiera au château de Fernex. De Wartzbourg comme de Fernex, il secouera ses mains pleines de révoltes. Il déconcertera plus que jamais le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel; il violera la porte des cloîtres et dira que rien n'est plus sacré que la famille humaine. Il prouvera au pape et à l'empereur qu'ils n'existent pas; il renversera la royauté des sots; il fondera celle de l'esprit et de la joie, ou plutôt il n'y aura plus qu'une royauté: celle du roi Tout-le-Monde—Herr omnes.
L'âme de Voltaire pénètre de plus en plus dans toutes les âmes; les échafauds et les bûchers n'ont rien pu sur elle. Elle court du nord au midi, de l'aurore au couchant: de Jean Huss à Savonarola, de Jérôme de Prague à Galilée. Elle raille avec Rabelais, elle doute avec Montaigne, elle prend avec Érasme le masque de la folie pour qu'on apprenne à reconnaître la sagesse. Elle s'arme avec Coligny contre les législateurs de la torture; elle va s'asseoir sur le trône de Henri IV, je veux dire sur les genoux de Gabrielle, en confessant que Paris vaut bien une messe. Elle descend du trône jusqu'au cabaret, pour rire, avec les Théophile et les Desbarreaux, de la foudre et de la Trinité. Mais elle empêche Spinoza de ne pas croire à Dieu pour ne pas ravaler l'homme jusqu'à l'athéisme. Elle affirme avec Descartes le moi humain, qu'elle glorifie avec Corneille. Elle va se recueillir à Port-Royal, où elle ose commenter le livre de la foi; elle traverse le cabinet de Fénelon pour lui montrer par la fenêtre les perspectives de l'avenir.
Mais elle a beau faire, le dix-septième siècle n'est pas son siècle.
Voltaire a franchi plus d'une fois le seuil de madame de la Sablière, quand La Fontaine cherchait la moralité de sa fable—j'ai failli dire de ses contes. On l'a rencontré souvent chez Ninon, sa commère, quand elle débitait ses impertinences philosophiques. Mais Bossuet, éloquent comme le tonnerre et comme l'Évangile, Bossuet qui a osé dire à Louis XIV: «l'État, ce n'est pas vous, c'est l'Église,» dit alors à l'esprit de Voltaire: «C'est moi qui suis l'esprit de Dieu: tu n'iras pas plus loin!»
Cependant Voltaire n'est jamais vaincu.
Ce valet de chambre qui s'assied à la table de Louis XIV, n'est-ce pas Voltaire qui, sous Louis XV, se fera gentilhomme de la chambre? Oui, Poquelin, c'est déjà Arouet. C'est la même comédie, à la cour sinon au théâtre. Molière s'est fait courtisan de Louis XIV, pour dire la vérité à tout le monde, même à Louis XIV, comme Voltaire se fera courtisan de Louis XV. Tartufe est une tragédie de Voltaire.
Voltaire ne s'attache ni à un trône ni à un pays. Bossuet a dit: «Tous les hommes sont nés d'un seul mariage, afin d'être à jamais, quelque dispersés et multipliés qu'ils soient, une seule et même famille.» Voltaire s'est reconnu partout dans sa famille. Sa patrie, c'est l'humanité.
Ne le reconnaissez-vous pas dans le ciel de Newton, qui s'écrie une fois de plus: Fiat lux!
Mais avant son avénement comme après son règne, où ne retrouve-t-on pas ce roi, dont la légitimité se prouve d'un seul mot: «Quel est le souverain que vous craignez le plus en Europe? demandait-on à Frédéric le Grand.—Le roi Voltaire,» répondit-il.
II.
LA JEUNESSE DE VOLTAIRE.
I.
Voltaire sortit de la Bastille pour monter sur le trône de Louis XIV. Il avait vingt et un ans[1]. C'était la majorité de l'esprit humain.
Si Michel Ange était là et qu'on lui dît d'élever un monument à la gloire du dix-huitième siècle, il commencerait par sculpter en plein marbre et à grands traits deux figures olympiennes qui lui serviraient de cariatides, Louis XIV et Bonaparte.—Je dis Bonaparte, parce que Napoléon tout entier appartient au dix-neuvième siècle.—En effet, cette époque toute vivante est entre ces deux hommes. Le grand architecte tournerait la figure de Louis XIV vers le passé, soleil couchant, et la figure de Bonaparte vers l'avenir, soleil levant. Le grand roi résume toute la gloire de la France entière, dont il est le plus éclatant symbole. Bonaparte porte l'idée de l'avenir: le peuple fait roi, c'est Napoléon.
Fénelon poserait la première pierre du monument de la raison, Mirabeau planterait le drapeau sur le fronton, Voltaire monterait sur le piédestal du chœur; car, entre Louis XIV et Bonaparte, entre Fénelon et Mirabeau, il y a le roi Voltaire. Des bas-reliefs gigantesques raconteraient dans leurs versets de marbre la grande épopée de la révolution, cette iliade qui a eu son Lamartine. On saluerait deux statues au portail: Jean-Jacques armé du Contrat social, Diderot armé de l'Encyclopédie.
Une fresque légère peinte par van der Meulen représenterait la bataille de Fontenoy. Une fresque tumultueuse, palpitante, effroyable, peinte par Michel Ange, raconterait toutes les grandeurs et tous les crimes de la révolution, ce tome soixante et onze des Œuvres de Voltaire.
Des peintures plus légères montreraient la cour de Versailles tour à tour inclinée devant la veuve de Scarron ou devant madame de Pompadour. Ici, on verrait les fêtes romaines du Palais-Royal conduites par le régent ivre; là, les fêtes arcadiennes de Trianon poétisées par la reine Marie-Antoinette. Elle aussi, elle croyait vivre dans l'Arcadie! C'était l'Arcadie à deux pas de la guillotine.
Si j'ai osé évoquer l'ombre de Michel Ange, c'est que le dix-huitième siècle fut un grand siècle, le siècle français par excellence; c'est que pour peindre ces grandes figures et ces grandes actions, j'ai pensé à ce fier et vaillant pinceau, honneur éternel de la chapelle Sixtine; c'est que, dans cette histoire d'un âge éloquent qui a enfanté le monde nouveau, il y a plus d'une page qui sera lue à haute voix à l'heure du jugement dernier.
Je saluerai en passant Louis XIV, prédécesseur de Voltaire.
Au nom de Louis XIV se rattachent désormais les gloires et les désastres, les magnificences et les misères, les grandeurs et les décadences d'un règne qui s'étend sur deux siècles. Richelieu avait ébranlé la noblesse avec la hache: Louis XIV fit mieux; il eut le secret de la ruiner en l'avilissant. Les grands seigneurs devinrent les premiers serviteurs de sa maison. Au sein d'une domesticité dont la pompe des titres dissimulait plus ou moins l'humiliation, s'éteignirent les dernières étincelles de la Fronde; ces rois féodaux, naguère si fiers et si jaloux de leur indépendance, n'avaient plus désormais qu'une passion, mais absolue: plaire au maître.
S'il asservissait les consciences, s'il comprimait la liberté de penser, Louis XIV élevait du moins à l'idée fixe de son règne des monuments qui défient la postérité de lui refuser le nom de grand. A la gloire militaire il bâtissait l'hôtel des Invalides. Ce dôme qui a la forme du monde et que la main de la victoire a doré, ces cours peuplées de héros sans gloire, ces avenues plantées d'arbres, ces salles immenses où se déploie un sentiment d'humanité, cette belle grille et ces fossés armés de canons, cette façade grandiose où Jules Hardouin Mansard a écrit l'histoire architecturale du temps, tout cela annonce une conception vraiment digne d'un monarque politique et guerrier. A la défense nationale, à la puissance maritime de la France telle que l'avaient créée nos hardis corsaires Duguay-Trouin et Jean Bart, Louis XIV érige un monument d'un autre genre: Dunkerque. Au commerce, que le génie de Colbert avait tiré des ténèbres de l'enfance, il consacre le canal du Midi, trait d'union magnifique entre l'Océan et la Méditerranée. Enfin à lui-même, c'est-à-dire à la monarchie absolue, il élève un temple: Versailles. On a dit que les Français n'avaient pas de poëme épique, mais Louis XIV en a écrit un qui lui a survécu et qui survivra à sa race: Versailles, poëme de pierre et de marbre où chantent les arbres et les eaux, songe d'or du passé, panthéon merveilleux où revit tout ce qui fut la France. Le peuple de 1793 l'a si bien compris, qu'il n'a pas mutilé les chefs-d'œuvre de Versailles. Comme Fabius à Tarente, comme Scipion à Carthage, il a laissé les dieux debout[2].
Comme poëte épique, Louis XIV est resté plus grand que Voltaire. Et pourtant, dans la Henriade, Voltaire avait pour lui Henri IV, ce grand roi, tandis que Louis XIV dans Versailles n'était que le roi d'un grand règne.
Louis XIV avait parachevé la royauté de Charlemagne, de saint Louis, de Louis XI et de Henri IV: il devait la perdre. Elle lui survécut, mais comme le jour survit au coucher du soleil. Sa grande figure couronne magnifiquement le dix-septième siècle. Après Louis XIV commence le monde nouveau. Les grands rois historiques sont ceux qui terminent un ordre de choses, comme les grandes montagnes célèbres sont celles qui servent de limites aux États.
A certains jours pourtant, Louis XIV regarde vers l'avenir. Changez le principe, et la France de la révolution apparaît en germe dans l'œuvre du grand roi. La centralisation, les armées permanentes, l'unité du territoire, s'annoncent dans cette grande machine du despotisme qui fonctionna sous la main d'un seul homme. A cette parole de maître: «L'État, c'est moi!» la révolution devait répondre: «L'État, c'est tout le monde.»
Louis XIV a placé la royauté sur les hauteurs du despotisme, dont la France devait la précipiter un demi-siècle plus tard. Les hommes du commencement du dix-huitième siècle n'ont pas vu cela, quand ils ont maudit la pensée de son règne. Pour nous, qui voyons de plus loin, Louis XIV n'est pas un obstacle, c'est le roi d'un passé qui s'en va et qu'il devait entraîner dans sa tombe; car le moment était venu où les peuples allaient se partager les dépouilles de la royauté. Louis XIV eut cette double fortune d'outrer la grandeur du souverain pouvoir et d'en exagérer le néant.
La fin du règne de Louis XIV a toute la grandeur épique, mais aussi toute la majestueuse tristesse du soleil couchant. C'est le soir d'un jour éclatant qui annonce l'orage pour le lendemain. Dans ce ciel doré par le rayonnement de la gloire, le vieux roi disparaissait lentement à l'horizon, seul, taciturne et pensif. Avec lui s'éteignait la lumière d'un siècle; avec lui la monarchie s'ensevelissait dans l'ombre. L'océan politique était calme à la surface; mais deux points noirs s'étaient déjà formés dans un coin du ciel. Pour les penseurs, ces augures de l'histoire, il y avait là deux nuages qui renfermaient la foudre et la tempête: la philosophie du dix-huitième siècle et la révolution française. Ne reconnaissez-vous pas la figure de Voltaire dans leurs silhouettes fantastiques?
Le roi est mort, vive le roi! Mais où est le roi?
Je l'ai dit: le roi est à la Bastille. Il s'appelle François-Marie Arouet. Tout à l'heure il sera reconnu sous le nom de Voltaire. C'est l'esprit humain qui va lui donner sa couronne.
II.
Dès son point de départ dans la vie, Voltaire est l'homme universel; c'est l'homme nature, c'est l'homme raison, c'est l'homme poésie, c'est l'homme humanité. Il est armé de l'esprit français, mais il parlera à toutes les nations. Pour lui, il n'y a plus de Pyrénées, le Rhin n'a pas deux rives ennemies, les Alpes ne sont plus des barrières, l'Océan ne divise pas le monde. Pour prêcher la vérité, il se fera tour à tour poëte, conteur, historien, philosophe, savant même, il acceptera une charge de gentilhomme du roi, lui qui n'aime pas le roi; une place à l'Académie, lui qui n'aime pas l'Académie; une clef de chambellan, lui qui n'aime pas la cour,—quand ce n'est pas la cour de Voltaire,—pour pouvoir parler plus haut. Voltaire-Érasme n'avait-il pas déjà fait l'éloge de la sagesse, sous prétexte de faire l'éloge de la folie?
Voltaire a toujours vécu sur un volcan: à Paris, à Londres, à Berlin; au château des Délices comme au château de Cirey, il eut un pied dans le paradis, mais l'autre dans l'enfer. Il avait à peine posé sa tente qu'une lave incendiaire le chassait plus loin. Le volcan, c'était lui-même. Il a dit que le bonheur était quelque part, à la condition qu'on n'allât jamais le trouver. Il a couru pendant toute sa jeunesse sans pouvoir une seule fois jeter l'ancre sur les rivages aimés du ciel. C'est qu'il avait un cœur insatiable; c'est qu'il lui fallait tout à la fois la fortune, l'amour et la renommée. On a dit qu'il était né peuple; on s'est trompé: il était né prince. Il voulait bien que sa muse allât toute nue, mais il voulait que son amour habitât un palais, et que sa fortune fût celle d'un roi.
Ce fut le despote du dix-huitième siècle. Il s'imposa dès la Régence et ne disparut qu'aux premières rumeurs de la Révolution. Et encore ne fut-il pas tout palpitant jusqu'au jour de Bonaparte? Durant les soixante-dix années qu'il tint la plume, ne le voit-on pas à tous les horizons? Je le rencontre à chaque pas, dans l'histoire de ce siècle étrange, au théâtre, à l'Académie, à Sans-Souci où il est sacré par son frère Frédéric II, à Versailles où il tente par madame de Pompadour d'être un roi de France de la main gauche, à Fernex où il est le roi du monde. Et où il n'est pas, son esprit est toujours. Demandez à Le Franc de Pompignan, à Fréron, à d'Alembert, à toutes ses victimes, à tous ses critiques, à tous ses enthousiastes. Demandez à l'Encyclopédie qui forgeait sur son enclume les pensées de Voltaire; demandez aux journaux du temps: ne donnent-ils pas plus de nouvelles de Fernex où régnait Voltaire, que de Versailles où Louis XV, un fantôme de roi, oubliait la France?
Voltaire a joué grand jeu et beau jeu au jeu de la vie. Dès qu'il échappe au collége, on le voit élever un autel au dieu Hasard. Il joue au pharaon, il joue au biribi. Bientôt, Law au petit pied, il ouvre une banque, rue de Longpont, pour jouer sur les grains[3]. Il joue sur les vivres avec Pâris de Montmartel. Ce n'est pas assez, il prend à pleines mains des billets de la loterie du contrôleur général; il gagne le beau lot. Croyez-vous qu'il va imiter le sage d'Horace, acheter une maison, y mettre des meubles, des tableaux, des livres et une femme, en s'écriant: Et moi aussi j'ai bâti mon château périssable! Non; Voltaire veut bâtir l'impossible. Il a joué sur tout: le voilà qui joue sur ses œuvres. Il les imprime lui-même, à Paris, à Amsterdam, à Londres. A Londres, il publie une édition de la Henriade qui eût enrichi Homère. O le beau temps pour les poëmes épiques! Il faut dire que l'édition de Paris ne se vendit pas et lui coûta presque tout l'argent de l'édition de Londres. Mais Voltaire est bien en peine! Il va créer comme par magie des œuvres de toutes sortes, depuis l'auguste tragédie jusqu'aux contes libertins, depuis les pages philosophiques jusqu'aux pages romanesques,—et quelles seront les pages les plus philosophiques?—il fera argent de tout. Sa boutique est ouverte à tous les coins du globe. Édition par-ci, édition par-là. C'est l'histoire des eaux-fortes de Rembrandt; chaque volume a vingt tirages avec des retouches. Lira bien qui lira l'édition complète. Et comme il a l'art de soulever l'orage et de faire gronder le tonnerre sur tous les enfants de son génie! Il se moque de tout, à commencer par Dieu, à finir par lui-même, sans oublier son lecteur, qui payera les vitres cassées. Mais peut-on payer assez cher tout cet esprit et toute cette raison?
Avec cet argent du jeu, Voltaire jouera encore, Voltaire jouera toujours; mais il n'oubliera pas de faire des rentes à ses flatteurs. Il prêtera même de l'argent, mais au denier dix. Le jeu, toujours le jeu. Et puis il choisira son monde, afin de dire aux plus grands noms: «J'ai plus d'esprit que vous, mais j'ai plus d'argent que vous.» Il prête à Villars, il prête à d'Ostaing, il prête à Guise, il prête à Guesbriant, il prête à Brezé, il prête à Bouillon. J'allais oublier le duc de Wurtemberg; j'allais oublier Richelieu, qui fut son héros et son débiteur.
Mais je veux dire cette histoire mot à mot, non pas comme il la dirait lui-même, mais d'après lui-même, en essayant de le retrouver là où il s'est démasqué: dans ses lettres, ces autres confessions[4].
Je n'ai pas le secret de laisser mon cœur à la porte quand mon esprit entre dans l'histoire. D'après les sculptures antiques, l'histoire était une figure impassible, qui aurait eu honte de ses enthousiasmes et de ses larmes. C'était la Minerve de Sicyone. Je ne suis pas de marbre: je subis les passions que je peins.
Écrire l'histoire du roi Voltaire, c'est écrire l'histoire du triomphe de l'esprit humain, à ce point suprême où finit le monde ancien, et où commence le monde nouveau. C'est écrire notre histoire à nous tous qui sommes du dix-neuvième siècle, car les grands hommes d'il y a cent ans sont nos contemporains[5].
Je ne dirai pas comme le grand orateur: «Écoutez un homme qui va vous instruire de ce qu'il n'a jamais appris.» Je sais l'histoire de Voltaire comme celle du dix-huitième siècle, dont il est le roi, parce que je ne l'ai pas apprise pour l'écrire. Si je l'écris aujourd'hui, c'est pour dire la vérité sur une époque travestie par les faiseurs de Mémoires qui jugeaient les événements de trop près, et par les historiens de bibliothèque qui jugent les événements de trop loin. Entre ces deux points de vue, il y a la lumière.
La renommée ne permet guère aux peintres de nous donner le portrait des poëtes avant que les ravages du temps aient passé sur leur figure. La peinture nous représente Homère vieux, aveugle et mendiant; depuis Homère jusqu'à Milton, parmi les têtes épiques, en voyons-nous une seule dans la saveur de la jeunesse et dans la grâce de l'amour? Tous les poëtes nous apparaissent couronnés de lauriers et de cyprès. Les cheveux blancs sont vénérables, mais les cheveux blonds sont plus doux au cœur; la vieillesse est noble et grave, mais la jeunesse est si belle en ses folies! Comme a dit un moraliste contemporain, on ne connaît bien un homme d'autrefois que quand on possède au moins deux portraits. En pensant à Voltaire, la première image qui s'anime en notre mémoire est celle d'un poëte de quatre-vingts ans, affublé d'une perruque, armé d'un sourire diabolique et d'un regard flamboyant encore. C'est que le Voltaire des peintres et des sculpteurs était le vieillard cacochyme chargé de quatre-vingts hivers. Voltaire à vingt ans vaut-il donc moins que Voltaire à quatre-vingts? il n'est pas couvert de gloire, mais il a déjà le génie! Pour moi, mon plaisir a été bien vif quand, la première fois, j'ai découvert un portrait de Voltaire à vingt ans. Quelle grâce déjà savante! Quel esprit déjà moqueur! Ce front renferme un monde, mais cette bouche, avant de parler, a encore tant de baisers pour les Pimpettes! Que ces cheveux de l'insouciant amoureux de mademoiselle de Livry sont plus doux à voir que ce front qui sera tout à l'heure dépouillé par le génie!
Ne trouvez pas mauvais que j'essaye à mon tour de peindre Voltaire dans sa jeunesse, toujours orageuse, souvent romanesque. Ne criez pas au roman, c'est le roman de la vérité. Ceux qui connaissent le mieux leur Voltaire ne le connaissent pas jeune. Pour toute notre génération, Voltaire n'est que le patriarche de Fernex, jetant à pleines mains les colères de la raison en révolte.
III.
Voltaire vint au monde mourant, comme Fontenelle, qui vécut cent ans. Pour lui, s'il ne vécut que quatre-vingt-quatre ans, c'est qu'il fut tué par le génie, le café et le Dictionnaire de l'Académie.
Les commentateurs, ces glaneurs de l'histoire qui ramassent l'ivraie comme l'épi, ont découvert que Marie-François Arouet était né d'un notaire et d'une bourgeoise, le 20 février 1694, à Paris ou à Châtenay; ils ne savent pas bien où, parce qu'ils ont longtemps disputé là-dessus[6].
Voltaire ne le savait pas mieux qu'eux; je ne le sais pas mieux que Voltaire. Qu'importe! je ne connais pas Arouet, je ne connais que Voltaire.
Ils ne se doutaient pas, ce notaire et cette bourgeoise, qui mettaient au monde Voltaire dans le pacifique horizon de la rue des Marmousets, qu'ils enfantaient l'orage et la tempête. M. Arouet fut longtemps sans vouloir que son fils fût poëte: comment ne lui défendit-il pas d'être philosophe?
On l'ondoya au printemps; ce ne fut qu'en automne qu'il put être baptisé. Il eut pour parrain un abbé sans foi, l'abbé de Châteauneuf, ami de sa mère et amant de Ninon de Lenclos; aussi a-t-on dit que le diable vint visiter souvent Voltaire au berceau.
L'abbé de Châteauneuf, prenant au sérieux son titre de parrain, voulut diriger la jeune intelligence de son filleul; il lui apprit à lire dans les contes de La Fontaine. Ninon lui demandant un jour des nouvelles de l'enfant: «Ma chère amie, lui dit-il, mon filleul a un double baptême, mais il n'y paraît guère; à peine âgé de trois ans, il sait toute la Moïsiade par cœur; au lieu d'apprendre les fables de La Fontaine, il apprend les contes du bonhomme.» Ainsi Voltaire, grâce à celui qui avait répondu de sa croyance devant l'Église, apprenait à lire dans ce poëme impie et dans ce Décaméron gaulois. Ninon voulut que cet enfant, qui promettait tant, lui fût présenté. Elle baisa ses blonds cheveux de ses lèvres fanées et profanées; elle lui prédit qu'il serait l'ange rebelle du dix-huitième siècle.
Ninon de Lenclos, qui, selon les vers d'un de ses amants, avait l'âme formée de la volupté d'Épicure et de la vertu de Caton, ne donna pas de leçons de volupté et de vertu à Voltaire, mais elle lui donna de quoi acheter des livres par son testament. Elle avait deviné Voltaire dans Arouet; elle voulait rattacher son nom à cette renommée promise[7].
IV.
Au collége, Voltaire ne jouait pas[8]. Pendant la récréation, il tenait tête aux PP. Tournemine et Porée. Selon celui-ci: «Il pesait dans ses petites balances les grands intérêts de l'Europe.» C'était déjà un philosophe armé à la légère; que dis-je? c'était déjà un poëte. Une épigramme, traduite de l'Anthologie, date de ses premières années d'études. Il n'avait que douze ans quand il écrivit ses premiers vers, une épître à Monseigneur, fils de Louis XIV, pour un soldat des Invalides. Il n'y a pas là de quoi crier miracle; il faut même constater qu'il n'y a rien de l'enfant sublime chez Voltaire, il n'y a que de l'enfant prodigue[9].
Cependant il émerveillait tout le monde; son professeur du matin, le P. Le Jay, comme son professeur du soir, le P. Porée, son confesseur, le P. Palu, ses camarades, même les plus anciens. Il n'étudiait pas, il savait tout. Il devinait un livre plutôt qu'il ne le lisait. Né railleur, il ne croyait qu'à demi à l'histoire religieuse et à l'histoire profane. Il n'aimait pas à s'égarer dans la forêt ténébreuse des philosophies perdues. Comme Descartes, son maître, il supprimait d'un seul mot la sagesse des sept sages de la Grèce et le symbole des douze apôtres. «Malheureux! lui dit un jour le P. Le Jay en le secouant par le bras, tu seras un jour l'étendard du déisme en France!»
En attendant que cette prédiction s'accomplît, Voltaire remporta tous les prix à sa rhétorique. Jean-Baptiste Rousseau, qui assistait à la distribution, voulut embrasser ce jeune triomphateur, qui fut bientôt son disciple et son maître en poésie.
Voltaire sortit du collége et retourna rue des Marmousets. Il avait toujours eu les aspirations d'un grand seigneur; que dis-je? d'un roi. Or, que faire rue des Marmousets, en face d'un père né paysan, qui s'affublait dans toutes les vanités un peu ridicules alors de la magistrature sans noblesse? Le père Arouet voulait que son fils revêtît la robe et se coiffât de la toque; mais Voltaire lui disait qu'il n'était pas né homme de plume pour écrire dans le mauvais style du palais. Il s'acoquina à quelques coureurs d'aventures, les chevaliers à la mode de ce temps-là. Ils le conduisirent à l'Opéra, à la Comédie-Française, mais surtout chez les courtisanes du beau style ou chez les marquises déchues.
Avant de prêter de l'argent aux grands seigneurs, Voltaire en avait plus d'une fois emprunté vers ce temps-là, mais à d'autres conditions, ainsi qu'on le verra dans cette histoire, qu'il conte si bien lui-même: «Je me souviens qu'étant un jour dans la nécessité d'emprunter de l'argent d'un usurier, je trouvai deux crucifix sur sa table. Je lui demandai si c'étaient des gages de ses débiteurs; il me répondit que non, mais qu'il ne faisait jamais de marché qu'en présence du crucifix. Je lui repartis qu'en ce cas un seul suffisait et que je lui conseillais de le placer entre les deux larrons. Il me traita d'impie et me déclara qu'il ne me prêterait point d'argent. Je pris congé de lui; il courut après moi sur l'escalier et me dit, en faisant le signe de la croix, que, si je pouvais l'assurer que je n'avais point eu de mauvaises intentions en lui parlant, il pourrait conclure mon affaire en conscience. Je lui répondis que je n'avais eu que de très-bonnes intentions. Il se résolut donc à me prêter sur gages, à dix pour cent pour six mois, retint les intérêts par devers lui, et, au bout des six mois, il disparut avec mes gages, qui valaient quatre ou cinq fois l'argent qu'il m'avait prêté.»
La cour se faisait vieille et dévote comme le roi. Madame de Maintenon voulait enchaîner la France dans ses rosaires de buis; tous les courtisans, tous les dignitaires, tous les esclaves blasonnés se couvraient la face du masque de Tartufe. Le dix-huitième siècle est sorti de là. Des princes, des grands seigneurs, des prêtres et des poëtes protestaient, par d'élégantes orgies, contre les grandes mines austères de la cour. Comme ils étaient débauchés avec délicatesse, frondeurs avec esprit, irréligieux avec gaieté, blasphémateurs avec grâce; comme ils avaient à leur tête des philosophes tels que le prince de Conti, le duc de Vendôme, le marquis de La Fare, le duc de Sully, l'abbé de Chaulieu, il fut du bel air d'être admis dans leur cercle. L'abbé de Châteauneuf, qui voulait faire de son filleul un honnête homme, ne manqua point de l'y produire. Voltaire délaissa un peu les princesses de comédie et les Aspasies de contrebande pour cette académie de gaie science. Jusque-là peut-être n'était-il irréligieux qu'à demi, car, malgré les leçons de son parrain, il avait malgré lui respiré chez les jésuites un bon parfum de candeur chrétienne; mais une fois dans cette école de gaieté silencieuse et de volupté sans frein, pouvait-il vivre avec cette virginité du cœur qui préserve la jeunesse jusqu'au jour de la raison?
Arouet fut admis comme un poëte dans cette brillante compagnie, mais il y prit les allures d'un grand seigneur. Que lui manquait-il pour cela? Il avait de l'esprit, de la figure, quelquefois de l'argent; il ne lui manquait qu'un nom: il prit bientôt le nom de Voltaire. Il osa être familier avec tout le monde, comptant déjà sur l'esprit, qui est l'âme de la familiarité. Ainsi, dès son début dans le cercle des voluptueux, il dit au prince de Conti, qui lui avait lu des vers: «Monseigneur, vous serez un grand poëte; il faut que je vous fasse donner une pension par le roi.»
V.
Au milieu des dissipations mondaines, il ne perdait pas de vue l'horizon poétique. Il ébauchait la tragédie d'Œdipe et rimait une ode pour concourir devant l'Académie française. Au dix-huitième siècle, la tragédie et la pièce de concours étaient, pour ainsi dire, l'antichambre de la poésie; il fallait passer par là. Voltaire, comme plus tard Hugo, n'obtint pas le prix de l'Académie. Le sujet du concours était le Vœu de Louis XIII. Un sujet religieux et par-devant l'Académie! voilà pour Voltaire de quoi surprendre tout le monde aujourd'hui. Celui qui gagna le prix ce fut Coustou, qui écrivit une ode en marbre d'un divin sentiment; celui qui obtint le prix ce fut l'abbé du Jarry, dont les vers n'étaient pas de la poésie. En lisant les strophes de Voltaire, on ne s'étonne pas de ses rancunes contre l'Académie.
C'est déjà Voltaire.
C'est encore Jean-Baptiste Rousseau.
Jusque-là, Voltaire n'avait écrit que trois odes, trois contes et trois épîtres; mais c'était déjà le vrai Voltaire. Sa Muse n'a jamais eu les bégaiements de l'enfance ni les timidités de la vierge. Ses odes manquent déjà du sacré enthousiasme, mais, en revanche, ses contes sont libertins dans les deux sens du mot, comme s'il les eût écrits aux soupers du Temple et aux soupers de Sans-Souci. Dans ses épîtres, c'est du premier coup l'esprit fait homme ou l'homme fait esprit[10].
Cependant son père le crut perdu en apprenant qu'il faisait des vers et voyait bonne compagnie. Le pauvre homme était en même temps désolé par le jansénisme opiniâtre de son fils aîné. Le frère de Voltaire avait un si beau zèle pour le martyre, qu'il disait un jour à un de ses amis qui ne voulait pas s'exposer à la persécution: «Si vous ne voulez pas être brûlé vif, n'en dégoûtez pas les autres.» Le père disait: «J'ai pour fils deux fous, l'un en vers, l'autre en prose.» Il exila le fou en vers à La Haye, à l'ambassade française. L'ambassadeur, le marquis de Châteauneuf, ne se montra pas si facile à vivre que son cadet, l'abbé de Châteauneuf. Il tenta de ramener Voltaire à la prose, mais le jeune poëte ne se laissa pas dompter; non-seulement il fit des vers, mais, ce qui est aggravant, il fit des vers amoureux. «Je n'espère plus rien de votre fils, écrivait l'ambassadeur à l'ancien notaire; le voilà fou deux fois: amoureux et poëte.» Mais je conterai plus loin cette première équipée galante de Voltaire.
L'ambassadeur détacha au plus vite Voltaire de l'ambassade, ne répondant pas de la paix européenne avec un tel page.
VI.
L'amoureux revint à Paris. Il fallait désarmer son père, outré comme un père de roman. Soit pour l'apaiser, soit de bonne foi, il lui fit dire que, voulant partir pour l'Amérique, il demandait pour toute grâce qu'il lui fût permis d'embrasser les genoux paternels, M. Arouet pardonna avec attendrissement: «Mais vous suivrez le chemin qu'ont suivi vos ancêtres; de ce pas, vous allez prendre place chez Me Alain.» C'était un procureur de la rue Perdue. O familier des princes! où vas-tu? Voltaire se laissa installer dans cette boutique de mauvais style[11]. Il y trouva un ami, Thiriot, non pas un ami du jour et du lendemain, mais un ami de toute la vie. Le poëte, heureusement, ne s'étiola pas dans le grimoire du procureur. Il y laissa son nom d'Arouet et prit celui de Voltaire: «J'ai été si malheureux avec l'autre que je veux voir si celui-ci m'apportera du bonheur.» Il passa de là en compagnie de M. de Caumartin, autre ami de son père, au château de Saint-Ange, où il devait faire choix d'un état. Au château de Saint-Ange, il trouva un vieillard passionné pour Henri IV, qui lui inspira l'idée et les idées de la Henriade. Il revint donc à Paris plus poëte que jamais.
Une mésaventure le poussa plus avant dans la poésie: on le conduisit un jour à la Bastille sans lui dire pourquoi. Or, que faire à la Bastille, si ce n'est des vers? Tout conspirait contre ce pauvre M. Arouet, qui voulait à toute force que l'esprit de son fils se tournât vers l'esprit des lois. Voltaire avait été mis à la Bastille pour une satire qui n'était pas de lui: J'ai vu ces maux, et je n'ai pas vingt ans[12].
A la Bastille, il commença la Henriade, à la Bastille, il termina Œdipe. Le duc d'Orléans, qui aimait l'esprit coûte que coûte et même à ses dépens, lui rendit la liberté. Le marquis de Nocé, qui avait soupé avec Voltaire, l'amena au Palais-Royal pour le présenter au prince. En attendant son tour d'être introduit, Voltaire s'impatientait: un orage des plus bruyants vint à éclater; le poëte, levant les yeux au ciel, s'écria devant une foule de personnages: «Quand ce serait un régent qui gouvernerait là-haut, les choses n'iraient pas plus mal.» Le marquis de Nocé raconta le mot en présentant Voltaire: «Monseigneur, voici le jeune Arouet que vous venez de tirer de la Bastille et que vous allez y renvoyer.» Le marquis savait bien à qui il parlait. Le régent se mit à rire aux éclats et offrit une pension; sur quoi Voltaire lui dit: «Je remercie Votre Altesse Royale de ce qu'elle veut bien se charger de ma nourriture, mais je la prie de ne plus se charger de mon logement.»
Ce fut la présidente de Bernières qui se chargea du logement de Voltaire, dans son hôtel du quai des Théatins. C'était bien porté dans le beau monde d'avoir chez soi son poëte et son abbé: madame de La Sablière avait enseigné cela.
VII.
Cependant Voltaire avait achevé une tragédie qui n'était pas jouée. Voici comment le poëte lui-même parle de sa pièce à son cher maître le P. Porée: «Tout jeune que j'étais quand je fis l'Œdipe, j'étais plein de la lecture des anciens et de vos leçons, et je connaissais fort peu le théâtre de Paris: je travaillais à peu près comme si j'avais été à Athènes. Je consultai M. Dacier, qui était du pays; il me conseilla de mettre un chœur dans toutes les scènes, à la manière des Grecs. C'était me conseiller de me promener dans Paris avec la robe de Platon. J'eus bien de la peine seulement à obtenir que les comédiens de Paris voulussent exécuter les chœurs qui paraissent trois ou quatre fois dans la pièce; j'en eus bien davantage à faire recevoir une tragédie presque sans amour. Les comédiennes se moquèrent de moi quand elles virent qu'il n'y avait point de rôle pour l'amoureuse. On trouva la scène de la double confidente entre Œdipe et Jocaste, tirée en partie de Sophocle, tout à fait insipide. En un mot, les acteurs, qui étaient en ce temps-là petits-maîtres et grands seigneurs, refusèrent de représenter l'ouvrage. Je crus qu'ils avaient raison. Je gâtai ma pièce pour leur plaire, en affadissant par des sentiments de tendresse un sujet qui le comportait si peu. Quand on vit un peu d'amour, on fut un peu moins mécontent de moi; mais on ne voulut point du tout de cette grande scène entre Jocaste et Œdipe: on se moqua de Sophocle et de son imitateur. Je tins bon; mais ce ne fut qu'à force de protections que j'obtins qu'on jouerait Œdipe[13].»
Et pourtant la représentation d'Œdipe fut un triomphe pour Voltaire et pour les comédiens. On le joua quarante-cinq fois dans sa nouveauté, à peu près comme si on jouait aujourd'hui une pièce pendant toute une année. Dufresne, jeune comme Voltaire, y trouva ses premiers bravos. Mademoiselle Desmares y joua son dernier rôle.
M. Arouet, tout en larmes au sortir d'une représentation, permit enfin à son fils d'être poëte. C'était là le vrai triomphe.
Voltaire ne se prit pas ce jour-là au sérieux. Il était venu sur la scène porter la queue du grand prince, se moquant de lui et du parterre—comme il a fait toute sa vie. La duchesse de Villars demanda quel était ce jeune homme qui voulait faire tomber la pièce. Apprenant que c'était l'auteur lui-même, elle l'appela dans sa loge et lui donna sa main à baiser. «Voilà, dit le duc de Richelieu à Voltaire en le présentant, deux beaux yeux auxquels vous avez fait répandre bien des larmes.—Ils s'en vengeront sur d'autres,» répondit Voltaire. Les beaux yeux se vengèrent sur lui.
Tout le monde reconnut le génie de Voltaire, hormis son ami l'abbé de Chaulieu, qui sans doute se croyait vaincu, car Voltaire le menaçait jusque sous la tente d'Horace. La Motte, qui certes devait craindre la victoire de Voltaire, puisqu'il avait dans sa poche deux Œdipe, l'un en vers, l'autre en prose, qui semblaient faits l'un contre l'autre, donna généreusement son approbation comme censeur pour que la pièce fût imprimée. «Le public, à la représentation de cette pièce, s'est promis un digne successeur de Corneille et de Racine; et je crois qu'à la lecture il ne rabattra rien de ses espérances.» A la bonne heure, voilà un royal censeur qui fait pardonner les fautes du censeur royal.
Voltaire, déjà fort à la mode, fut bon gré mal gré l'hôte de toutes les fêtes. Il lui arrivait de souper jusqu'à trois fois dans la même nuit. Il courut encore le pharaon, l'opéra, la comédie, le bal masqué. Décidément, à la Bastille près, la vie commence pour lui par le carnaval; il ne cherche pas le pays des recueillements et des méditations. Dans la journée, il ne se préoccupe que du souper. S'il fait des vers, c'est pour les pouvoir dire à table: contes libertins que La Fontaine a oublié de faire, épîtres familières dont Chaulieu lui a dit le secret après Horace, chansons licencieuses contre les dieux et les rois, mais surtout contre Philippe d'Orléans, qui aime toutes les femmes, y compris sa fille.
Il lui était impossible de vivre dans la paix de l'étude. Quand il ne soupait plus et ne jouait plus au pharaon, il voulait courir l'Europe. Quoique amoureux de la duchesse de Villars, il partit pour la Hollande avec la belle marquise de Rupelmonde.
Voltaire n'a pas dit son roman avec la marquise de Rupelmonde. Cette fameuse épître, le Pour et le Contre[14], qui débute avec tant d'impertinence philosophique, révèle bien plutôt un penseur qu'un amoureux. Je veux croire toutefois que ce fameux voyage en Hollande dont on a tant parlé ne fut pas entrepris uniquement pour la recherche du vrai Dieu: madame de Rupelmonde était fort galante, et Voltaire voyageait pour oublier la maréchale de Villars. Cette jolie lettre qu'il écrivit de Cambrai au cardinal Dubois prouve au moins que le voyage n'était pas mélancolique.
«Nous arrivons, monseigneur, dans votre métropole, où je crois que tous les ambassadeurs et tous les cuisiniers de l'Europe se sont donné rendez-vous. Il semble que tous les ministres d'Allemagne ne soient à Cambrai que pour faire boire à la santé de l'empereur. Pour messieurs les ambassadeurs d'Espagne, l'un entend deux messes par jour, l'autre dirige la troupe des comédiens. Les ministres anglais envoient beaucoup de courriers en Champagne, et peu à Londres. Au reste, personne n'attend ici Votre Éminence: on ne pense pas que vous quittiez le Palais-Royal pour venir visiter vos ouailles.»
C'est de Cambrai que, soupant avec la marquise chez madame de Saint-Contest, Voltaire improvisa des vers connus où il fait rimer plaisir avec désir,—rime du temps;—mais j'aime mieux rappeler ce joli huitain:
A Bruxelles, madame de Rupelmonde trouva d'autres amoureux, et Voltaire chercha l'amour tout fait, sans doute par curiosité:
Mais Voltaire, sans doute, n'aima pas l'enfant de la nature. C'était un artiste en volupté, qui disait qu'on en avait toujours pour son argent et pour son esprit.
A son passage à Bruxelles, il visita J. B. Rousseau. Ils s'embrassèrent comme des frères en poésie; mais, par malheur pour l'amitié, ils se lurent des vers. J. B. Rousseau commença. Voltaire, après avoir entendu son Ode à la postérité, dit en souriant: «Mon ami, voilà une lettre qui n'arrivera pas à son adresse.» C'était bien dit; mais il prit un manuscrit et lut au poëte exilé une épître à madame de Rupelmonde. J. B. Rousseau, qui se réfugiait alors dans la dévotion, accusa Voltaire d'impiété. Là-dessus ils se séparent ennemis, en prose et en vers, jusqu'à la mort.
On voit que la vie de Voltaire est toute semée de saillies. Je cherche à les fuir, mais en vain, car elles marquent chaque pas qu'il a fait. L'esprit a jalonné son chemin. On disait alors: «Il y a quelqu'un qui a plus d'esprit que Molière, c'est tout le monde;» on dit bientôt: «Il y a quelqu'un qui a plus d'esprit que tout le monde, c'est Voltaire.» L'esprit, quel qu'il soit, même celui de Voltaire, fatigue quand il tient toute la place. J'aime l'esprit qui arme la raison, mais j'aime aussi l'esprit qui désarme le cœur. Qui n'aimerait à voir cette jeunesse de Voltaire attendrie et rêveuse çà et là? N'a-t-il donc jamais vu le ciel avec une pensée pieuse? La nature ne lui a-t-elle jamais montré un pan de sa robe? Sa maîtresse, n'importe laquelle, n'a-t-elle jamais répandu une larme dans son sourire? Mais il faut pardonner à Voltaire cet esprit qui l'a envahi de la tête au cœur: célèbre à vingt ans, qu'avait-il, sinon son esprit, pour combattre des ennemis sans nombre? Vous savez qu'il fut longtemps, sur le champ de bataille de la pensée, presque seul de son parti. Sur ce terrain-là, on ne se défend pas avec son cœur.
VIII.
A son retour, Voltaire vécut plus que jamais parmi les grands seigneurs. Son intimité avec quelques ennemis du régent, entre autres le duc de Richelieu et le baron de Gortz, mais plutôt encore ses chansons improvisées contre la duchesse de Berry, le firent exiler de Paris. Le régent lui fit dire qu'il se chargeait encore de son logement, mais qu'il devait se loger hors Paris. Voltaire courut les châteaux les mieux habités; par exemple, le château de Sully, d'où il écrivit à madame la marquise de Mimeure qu'il lui serait délicieux pour lui de rester à Sully, s'il lui était permis d'en sortir. «M. le duc de Sully est le plus aimable des hommes, et celui à qui j'ai le plus d'obligation. Son château est dans la plus belle situation du monde; il y a un bois magnifique dont tous les arbres sont découpés par des polissons ou des amants qui se sont amusés à écrire leurs noms sur l'écorce.» Mais on n'était guère pastoral à Sully: «Vous seriez peut-être bien étonnée, madame, si je vous disais que, dans ce beau bois dont je viens de vous parler, nous avons des nuits blanches comme à Sceaux. Madame de La Vrillière, qui vint ici pendant la nuit faire tapage avec madame de Listenai, fut bien surprise d'être dans une grande salle d'ormes, éclairée d'une infinité de lampions, et d'y voir une magnifique collation servie au son des instruments, et suivie d'un bal où parurent plus de cent masques habillés de guenillons superbes.»
Voltaire n'aimait déjà plus toutes ces mascarades à la Watteau. Il préféra bientôt le château de la Source, où il apprit à connaître et à aimer les Anglais dans la personne de Bolingbroke. Il écrivait à Thiriot: «Il faut que je vous fasse part de l'enchantement où je suis du voyage que j'ai fait au château de la Source, chez milord Bolingbroke. J'ai trouvé dans cet illustre Anglais toute l'érudition de son pays et toute la politesse du nôtre. Cet homme, qui a été toute sa vie plongé dans les plaisirs et dans les affaires, a trouvé pourtant le moyen de tout apprendre et de tout retenir.»
Dès cette rencontre, il voulut, lui aussi, tout apprendre et tout retenir, sans pour cela supprimer les affaires et les plaisirs. Pour lui, les jours avaient vingt-quatre heures; car, s'il faut l'en croire, les heures du sommeil, il les passait dans les bras de l'amour ou dans les rêves de la volupté.
Il y a des jours où Voltaire s'imagine qu'il n'est pas exilé. Il prend son fusil, il détache les chiens, il part pour la chasse en jeune et folle compagnie. Il court les bois et les collines. S'il manque une caille, c'est qu'il est à la piste d'une rime; si sa gibecière n'est pas lourde, c'est qu'il a chassé aux idées. Qu'importe, il revient très-gai, très-vif et très-affamé. Il se met à table entre un voisin qui sait parler et une voisine qui sait écouter. Il vit en partie double, et, le soir, avant de s'endormir, il écrit à ses amis: «Je suis, par ordre du roi, dans le plus aimable château et dans la meilleure compagnie du monde. Il y a peut-être quelques gens qui s'imaginent que je suis exilé, mais la vérité est que M. le régent m'a donné l'ordre d'aller passer quelques mois dans un pays délicieux.»
Cependant, il voulait rentrer en grâce au Palais-Royal. Il écrivit au régent qu'il n'avait chanté ni lui ni ses filles: