Le roi Voltaire
Voltaire obtint une seconde fois sa grâce, sous prétexte qu'un homme qui ne savait pas flatter les rois ne devait pas savoir les injurier. Voici, dans l'épître au régent, comment Voltaire parlait de Louis XIV:
Il reprit pied à Paris, Paris grand seigneur et Paris littéraire. «J'ai été à Inès de Castro, que tout le monde a trouvée très-mauvaise et très-touchante. On la condamne et on y pleure.» Mais, à peine à Paris, Voltaire aspire à l'exil dans les châteaux. «Ma santé et mes affaires sont délabrées à un point qui n'est pas croyable; mais j'oublierai tout cela à la Rivière-Bourdet; j'étais né pour être faune ou sylvain. Je ne suis point fait pour habiter une ville.» Il se met au vert et tente de vivre comme dans une Arcadie, avec des herbes, des œufs et du lait. Mais son Arcadie n'était pas si rustique. Il alla séjourner à Versailles «pour mener la vie de courtisan.» Qui donc, hormis Voltaire, a jamais peint la cour avec cette touche impertinente et spirituelle? «Hier, à dix heures, le roi déclara qu'il épousait la princesse de Pologne, et en parut très-content. Il donna son pied à baiser à M. d'Épernon et son cul à M. de Maurepas, et reçut les compliments de toute sa cour, qu'il mouille tous les jours à la chasse par la pluie la plus horrible. Il va partir dans le moment pour Rambouillet, et épousera mademoiselle Leczinska à Chantilly. Les noces de Louis XV font tort au pauvre Voltaire. On ne parle de payer aucune pension, ni même de les conserver; mais, en récompense, on va créer un nouvel impôt pour avoir de quoi acheter des dentelles et des étoffes pour la demoiselle Leczinska. Ceci ressemble au mariage du Soleil, qui faisait murmurer les grenouilles. Il n'y a que trois jours que je suis à Versailles, et je voudrais déjà en être dehors.»
Le poëte demeura aux fêtes du mariage: «Le roi s'est vanté d'avoir donné à la reine les sept «talismans» pour la première nuit, mais je n'en crois rien du tout. Les rois trompent toujours leurs peuples. La reine fait très-bonne mine, quoique sa mine ne soit pas du tout jolie. Tout le monde est enchanté ici de sa vertu et de sa politesse. La première chose qu'elle a faite a été de distribuer aux princesses et aux dames du palais toutes les bagatelles magnifiques qu'on appelle sa corbeille: cela consistait en bijoux de toute espèce, hors des diamants. Quand elle vit la cassette où tout cela était arrangé: «Voilà, dit-elle, la première fois de ma vie que j'ai pu faire des présents.» Elle avait un peu de rouge le jour du mariage, autant qu'il en faut pour ne pas paraître pâle. Elle s'évanouit un petit instant dans la chapelle, mais seulement pour la forme. Il y eut le même jour comédie. J'avais préparé un petit divertissement que M. de Mortemart ne voulut point faire exécuter. On donna à la place Amphitryon et le Médecin malgré lui, ce qui ne parut pas trop nuptial. Après le souper, il y eut un feu d'artifice avec beaucoup de fusées, et très-peu d'invention et de variété, après quoi le roi alla se préparer à faire un dauphin. Je me garderai bien, dans ces premiers jours de confusion, de me faire présenter à la reine.» Et Voltaire se fait présenter: «J'ai été très-bien reçu. La reine a pleuré à Marianne, elle a ri à l'Indiscret; elle me parle souvent; elle m'appelle mon pauvre Voltaire. Un sot se contenterait de tout cela, mais malheureusement j'ai pensé assez solidement pour sentir que des louanges sont peu de chose, et que le rôle d'un poëte à la cour traîne toujours avec lui un peu de ridicule, et qu'il n'est pas permis d'être en ce pays-ci sans aucun établissement. On me donne tous les jours des espérances, dont je ne me repais guère.»
Mais, quelques jours après, il écrit à la présidente de Bernières: «La reine vient de me donner, sur sa cassette, une pension de quinze cents livres que je ne demandais pas: c'est un acheminement pour obtenir les choses que je demande. Je ne me plains plus de la vie de la cour; je commence à avoir des espérances raisonnables d'y pouvoir être quelquefois utile à mes amis.»
Et sans doute à lui-même. Mais touchera-t-il le premier quartier de sa pension? Et d'ailleurs le voilà qui devient riche à travers les hasards, riche de l'argent du jeu et du commerce. O poëte, où es-tu? Le poëte ne s'était pas évanoui sous le financier.
Comme Voltaire voulait alors publier la Henriade, il rassembla chez le président de Maisons, au château de Maisons, un cercle de curieux littéraires choisis dans le grand monde. On lui fut sévère à ce point qu'il perdit patience et jeta au feu son manuscrit. Il en coûta au président Hénault une belle paire de manchettes pour sauver le poëme des flammes. Le poëte se résigna à revoir son manuscrit. Pendant qu'il y retouchait d'une main plus sûre, l'abbé Desfontaines, on ne sait sur quelle copie, fit imprimer le poëme sous le titre de la Ligue. L'abbé affamé ne s'était pas contenté de toucher un salaire de deux imprimeurs, il avait osé ajouter des vers de sa façon. Le poëme paru avec éclat; tout défiguré qu'il fût, il valut tant d'éloges à Voltaire, que le poëte pardonna à l'abbé. Voltaire, à son tour, voulut faire imprimer son œuvre; mais les prêtres, lui reprochant d'avoir embelli et ranimé les erreurs du semi-pélagianisme, se mirent en campagne pour que le privilége d'imprimer lui fût refusé. Pour déjouer ces cabales, Voltaire dédia son poëme au roi, mais le roi ne voulut point de la dédicace. Dès ce jour, la guerre fut déclarée.—Le roi, c'est moi! s'écria Voltaire.
Et il entra tout botté et tout éperonné, cravache à la main, dans le parlement de l'opinion publique.
IX.
Jusque-là, Voltaire s'était contenté, comme l'abbé de Châteauneuf et l'abbé de Chaulieu, de rire avec gaieté des hypocrites; il se mit à rire avec colère un rire terrible qui partit des enfers et retentit jusqu'aux marbres des autels. «Quoi! s'écria-t-il, me voilà destiné à combattre des honnêtes gens qui comptent parmi eux l'abbé Desfontaines!» L'abbé Desfontaines, délivré de prison par Voltaire, tailla sa plume contre lui pour la défense de l'Église. Voltaire pouvait-il se taire? Avec le meilleur souvenir pour les jésuites, Voltaire pouvait-il s'humilier devant la majesté de l'abbé Desfontaines, leur représentant? La lutte devait s'engager sur d'autres champs de bataille. Le poëte allait-il s'incliner devant la gloire du régent, qui l'avait récompensé pour une saillie, ou devant la puissance du roi, qui avait refusé sa dédicace? Voltaire sera donc en lutte contre l'Église et contre la cour. Il reste une troisième puissance qui le protége, et qui va peut-être comprimer ses élans vers la liberté. Mais non. La noblesse elle-même va perdre Voltaire. Voyez:
Un jour, à dîner chez le duc de Sully[15], il se mit à combattre sans façon, selon sa coutume, une opinion du chevalier de Rohan. Comme l'esprit et la raison étaient du côté de Voltaire, le chevalier dit d'un ton fier et dédaigneux: «Quel est donc ce jeune homme qui parle si haut?—C'est, répondit le poëte, un homme qui ne traîne pas un grand nom. Je suis le premier du mien, vous êtes le dernier du vôtre.» Le surlendemain, Voltaire dînant encore chez le duc de Sully, on vient l'avertir qu'il est attendu à la porte de l'hôtel. Il y va. Un homme qu'il ne connaît pas l'appelle du fond de sa voiture; il s'avance; l'inconnu le saisit par le devant de l'habit; au même instant un valet le frappe de cinq ou six coups de bâton; après quoi le chevalier de Rohan, posté à quelques pas de là, s'écrie: C'est assez! Ce mot était encore un coup de bâton[16].
Cependant Voltaire, tout indigné, rentre à l'hôtel; il raconte sa fatale aventure; il supplie le duc de Sully d'être de moitié dans sa vengeance. Le duc s'y refuse. «Eh bien, dit Voltaire, que l'outrage retombe sur vous!» Là-dessus, il va droit chez lui, et biffe de la Henriade le nom de Sully, ce qui ne fit de tort qu'à la Henriade.
Sachant bien que les tribunaux ne voudraient pas venger un poëte contre un homme de cour, il jura de se faire justice lui-même. «Il s'enferma, et apprit à la fois l'escrime pour se battre, et l'anglais pour vivre hors de France après le duel.» C'était là le dessein d'un homme de tête et d'un homme de cœur. Une fois qu'il sut tenir l'épée, il défia son déloyal ennemi dans des termes si méprisants, que le chevalier n'osa point refuser le combat. Ils convinrent de se battre le lendemain; mais, dans l'intervalle, la famille du chevalier montra au premier ministre un quatrain du poëte, arme à deux tranchants, où il y avait une épigramme contre Son Excellence et une déclaration d'amour à sa maîtresse. Voltaire fut, durant la nuit, conduit à la Bastille. On prendrait à moins du goût pour la démocratie.
Voilà donc Voltaire emprisonné, en attendant l'exil, seul contre la cour qui n'était rien, contre la noblesse qui était peu de chose, contre les jésuites qui étaient tout. Un lâche esprit eût demandé grâce et se fût converti: Voltaire se laissa punir, pour avoir le droit de se venger.
Voltaire croyait tout perdre, patrie, honneur, fortune. C'était la fortune qui l'inquiétait le moins. Lisez cette lettre à son ministre des finances: «Si ces messieurs mes débiteurs profitent de mes malheurs et de mon absence pour ne me point payer, comme ont fait bien d'autres, il ne faut pas, mon cher enfant, vous donner des mouvements pour les mettre à la raison; ce n'est qu'une bagatelle. Le torrent d'amertume que j'ai bu fait que je ne prends pas garde à ces petites gouttes.»
Et on a écrit un livre pour prouver que ce grand esprit masquait un avare!
Après six mois de Bastille, il lui fut permis de sortir, mais par la porte de l'exil. Il alla en Angleterre, «le pays de la liberté de penser et d'écrire». A peine à Londres, le souvenir de l'outrage le força de venir en secret à Paris, dans l'espoir de rencontrer enfin face à face son adversaire. Près d'être découvert, il repartit pour Londres sans être vengé. «Du moins, la gloire me vengera: ce nom qu'il a voulu avilir ira éternellement offenser le sien[17].»
Voyez-vous là-bas cet enfant terrible qui veut toucher à tout, et qui n'a pas le droit de lever la main? Où sont ses titres de noblesse, car nous sommes en 1726? Il va perdre sa première fortune,—ses écus d'or qu'il appelle ses partisans.—Il a trop d'esprit pour garder un protecteur; il est seul au jour du danger quand tout le monde s'arme contre lui; mais il ne craint pas de reprendre cette lutte formidable des Titans révoltés contre les dieux. On paye ses beaux mots par des coups de bâton, par l'exil, par la Bastille; on lui dénie le droit de porter l'épée pour se venger; mais s'il rengaîne ses colères, elles n'en seront que plus terribles. Il se vengera en prose et en vers; il se vengera en faisant du mal; il se vengera en faisant du bien.
Quel héroïsme que cette lutte de Voltaire contre le dix-huitième siècle qui veut l'étouffer mais dont il fera son royaume!
X.
Au siècle des beaux-arts avait succédé le siècle de la philosophie. Il s'était établi une communication de la pensée française avec le nord de l'Europe, surtout avec l'Angleterre et la Hollande. C'était le Midi qui jusqu'alors nous avait gouvernés par ses lumières. Au dix-huitième siècle, la France, moins occupée de la nature que de l'examen et de la recherche des choses, tourna ses yeux vers ces régions froides et brumeuses où rayonnait la raison, qui semble suivre une marche opposée à celle du soleil. La partie excommuniée de l'Europe en était la plus éclairée. C'est là que Voltaire et Montesquieu allèrent s'initier aux mystères de la science, de la discussion et de la politique. La blanche Angleterre, cette nymphe qui noue sévèrement à mi-corps sa ceinture de mers, était l'Égérie des libres penseurs.
L'histoire du séjour de Voltaire dans la patrie de Newton n'est pas faite et ne se fera pas, car où trouver des documents? Dans ses mémoires et dans ses lettres, Voltaire ne parle qu'en passant de sa vie en Angleterre. Charles de Rémusat, qui a recherché les traces de Voltaire et de Montesquieu chez les Anglais,—lui qui connaît les Anglais comme d'autres compatriotes,—avoue qu'on ne sait rien du séjour de ces deux illustres philosophes dans le pays où Voltaire vint avec l'idée d'apprendre à penser[18]. «Apprendre à penser! voilà, dès 1726, et pour la première fois sans doute, cette expression qui devait faire plus tard une si grande fortune.» Et plus loin, selon l'auteur de l'Angleterre au dix-huitième siècle, «Bolingbroke accueillit gracieusement l'hôte inattendu que l'exil lui envoyait. Wandsworth, où résida Voltaire, est un village du Surrey, entre Londres et Twickenham, où s'étaient établis quelques protestants français. De là, Voltaire pouvait aisément se lier avec les amis de Bolingbroke. Il ne cache pas l'impression profonde que produisit sur son esprit toute cette société si nouvelle par les institutions et par les idées. Depuis lors, dans les sciences, dans la philosophie, dans la politique, et même quelquefois dans l'art du théâtre, il s'est donné pour le disciple des Anglais. Ayant appris d'eux les noms de Newton, de Locke, de Shakspeare, il revint les révéler à la France. Ses Lettres sur les Anglais, son ouvrage le plus neuf peut-être, et où se rencontrent presque toutes ses idées encore dans leur première fleur, firent pour un demi-siècle l'éducation de la société de Paris.»
En ces derniers temps, on a trop voulu que le génie philosophique de Voltaire lui fût donné par l'Angleterre. S'il disait que les Anglais étaient ses concitoyens, c'est qu'il trouvait à Londres la liberté de penser qu'il avait rêvée à Paris; mais il était philosophe avant de passer la Manche. Il voulait réveiller l'esprit français par l'éloge de la raison anglaise, mais il croyait plus à l'esprit français qu'à la raison anglaise. Cet éloge, il l'écrivait à toute heure pendant son séjour à Londres, il l'écrivait dans ses lettres, dans ses livres, en prose et en vers, même dans la Henriade:
A Londres, Voltaire trouva tout instituée l'Académie des libres penseurs. Il fut admis aux séances par son amour pour Newton. Les plus hardis découvrirent bientôt en lui toutes les témérités d'un chercheur. Le socinien Chubb ne l'arrêtait pas en chemin quand il lui disait: «Jésus-Christ a été de la religion de Chubb, mais Chubb n'est pas de la religion de Jésus-Christ.» Toland, celui qui disait en mourant, sans souci du jugement dernier: «Je vais dormir;» Shaftesbury, qui vivait sans souci du jugement de Dieu; Swift, qui riait d'un rire de carnaval au nez des apôtres; Bolingbroke, qui ne croyait qu'à ce qu'il voyait, et qui voyait mal[19], l'enlevèrent gaiement de ce pays natal du christianisme, où il revint toujours sans le vouloir, mais où, par malheur pour lui plus que pour le christianisme, il ne retrouvait pas le peuple de Dieu.
Voltaire s'aventura d'abord dans la philosophie de Shaftesbury, parce qu'elle était rimée par Pope et commentée par Bolingbroke.
Il n'avait encore été irréligieux que par saillies; il s'était moqué des mystères du catholicisme avec l'esprit et l'insouciance des épicuriens du Temple. En Angleterre, dans l'école fondée par Newton, il déchira les voiles; il recueillit toutes les armes qu'il brisa plus tard contre l'Église. De Londres, il vit son pays esclave des préjugés, le peuple esclave des nobles, les nobles esclaves des courtisans, les courtisans esclaves de la maîtresse du roi, le roi et sa maîtresse esclaves des jésuites. «Il jura, dit Condorcet, de se rendre, par les seules forces de son génie, le bienfaiteur de tout un peuple en l'arrachant à ses erreurs.» Condorcet ennoblit un peu le dessein de Voltaire, qui était avant tout soucieux de se venger au nom de la vérité, coûte que coûte à la vérité.
Comme distraction à ses études philosophiques, il publia la Henriade sans le secours de l'abbé Desfontaines. Cette édition, d'un prix exagéré, commença la fortune de Voltaire. Toute la cour d'Angleterre avait souscrit, sans doute pour la dédicace à la reine. «Il est dans ma destinée, comme dans celle de mon héros, d'être protégé par une reine d'Angleterre.» Ce qui fit le succès de la Henriade, c'est que ce mauvais poëme était une bonne action, c'est qu'on y voyait la satire de Louis XIV faite par Henri IV; c'est que la vieillesse du grand roi, appuyé tour à tour sur le P. Letellier et sur madame de Maintenon, rappelant de trop près la tyrannie de conscience, on saluait le poëte-apôtre de la liberté de conscience, celui-là qui devait jusqu'à sa dernière heure frapper par toutes les armes de la raison le fanatisme homicide.
Voltaire passa trois années à Londres; il y étudia les poëtes comme les philosophes, Shakspeare comme Newton[20]; il y conçut la tragédie de Brutus, y esquissa les Lettres anglaises, et y nota l'Histoire de Charles XII, sur le récit d'un serviteur de ce monarque aventureux.
Il revint en France en secret, mais résolu de retourner à la Bastille plutôt que de ne pas revoir son pays. Il se cacha à Paris sous le nom de M. de Livry,—le nom de sa maîtresse.—Il ne vit que les amis fidèles, et se mit en œuvre de devenir plus riche pour devenir plus fort. Quand un poëte poursuit la fortune, il n'est pas plus rebuté que le premier venu. La fortune aime autant les gens d'esprit que les sots. Voltaire, en moins de trois ans, devint six fois millionnaire. Il faut dire qu'il fut hardi et heureux: il commença par aventurer le produit de l'édition anglaise de la Henriade dans la loterie que le contrôleur général avait établie pour liquider les dettes de Paris; c'était la rouge et la noire: Voltaire centupla ses écus. Ce n'était point assez pour un homme de sa trempe. Il risqua encore tout ce qu'il avait dans le commerce de Cadix et dans les blés de Barbarie; enfin, pour dernière opération financière, il prit un intérêt dans les vivres de l'armée d'Italie, après quoi il réunit ses millions et les plaça tant bien que mal. Il eut jusqu'à quatre cent mille livres de revenu, et, quoique mal payé en maint endroit, après avoir beaucoup perdu, bâti une ville, donné d'une main royale et dépensé d'une main souvent prodigue, il avait encore à la fin de sa vie plus de deux cent cinquante mille livres de rente. Vous voyez que le poëte ne bâtit pas seulement des châteaux en Espagne. Si quelques-uns meurent de misère, quelques autres meurent vingt fois trop riches. En face de Malfilâtre, de Gilbert et de Jean-Jacques, qui ont vécu d'aumônes, ne voyez-vous pas passer Fontenelle avec ses quatre-vingt mille livres de revenu, Gentil Bernard avec plus de la moitié, Voltaire plus du double? Et remarquez que, dans ce noble métier, il n'y a pas une banqueroute à enregistrer.
XI.
Voltaire commençait à vivre à Paris sans inquiétude, quand mourut mademoiselle Lecouvreur. Comme la sépulture était refusée à cette illustre comédienne, le poëte indigné fit à ce propos cette célèbre élégie, où respire toute la hardiesse anglaise:
Les prêtres, qui n'avaient plus, de par les parlements, que les comédiens à excommunier, se remirent en campagne contre lui, «irrités, dit Condorcet, qu'un poëte osât leur disputer la moitié de leur empire.» Voltaire, ne voulant pas retourner une troisième fois à la Bastille, se réfugia à Rouen sous le nom et dans l'équipage d'un seigneur anglais. Il fit imprimer en secret l'Histoire de Charles XII et les Lettres anglaises. Quand l'orage fut dissipé, il rentra à Paris, décidé à tenter encore les victoires périlleuses du théâtre, espérant que les spectateurs, une fois de son parti, le défendraient contre le fanatisme. Il fit jouer Brutus sans trop d'obstacles. On ne comprit qu'à moitié qu'il se faisait la sauvegarde des droits du peuple; la pièce n'eut qu'un demi-succès, malgré la seconde scène et malgré le cinquième acte. Après la représentation, Fontenelle dit à Voltaire: «Je ne vous crois point propre à la tragédie; votre style est trop fort, trop pompeux.—Je vais de ce pas relire vos pastorales,» répondit Voltaire.
Pour donner raison à Fontenelle, il fit jouer Eriphyle, qui tomba sans bruit. En homme qui reprend courage dans la défaite, Voltaire rima Zaïre en dix-huit jours et fit représenter dans la saison cette tragédie, qui fut accueillie avec un enthousiasme éclatant; le succès devint prodigieux; il fut décidé que c'était «à jamais la tragédie des âmes pures et des cœurs tendres». Par malheur, Voltaire ne se donna pas le temps de jouir de son succès; il fit représenter coup sur coup deux autres tragédies, qui tombèrent l'une sur l'autre sous deux saillies du parterre. On sait que Marianne n'a pu continuer après cette observation toute simple d'un spectateur: «La reine boit!» On sait aussi qu'Adélaïde du Guesclin eut le même sort, grâce à cette observation du parterre à un mot de Vendôme: «Es-tu content, Coucy?—Couci-couci.» Toute la salle donna raison au critique du parterre.
Voltaire menait toujours une vie agitée; il ne savourait qu'à demi les ivresses du triomphe, il oubliait les ennuis de la chute. Il avait repris goût au grand monde; fêté partout, surtout chez les femmes, il passait ses plus belles heures à recevoir des compliments et à en faire. Ne croyez pas qu'il veillât alors devant la lampe inspiratrice: il veillait pour souper et pour jouer au pharaon, où il perdait galamment jusqu'à douze mille livres par soirée.
XII.
Voltaire était un homme du monde, comme Jean-Jacques était un sauvage. Il aimait le luxe, il aimait les arts, il aimait les fêtes. Le paradis de Duclos, c'était la première fille venue; le paradis de Jean-Jacques, c'était un coin oublié des Alpes, avec l'habit de Claude Anet et le baiser rustique de madame de Warens; Voltaire ne quittait pas Paris pour si peu: il ne s'arrêtait, dans son exil, que dans les palais, ou tout au moins dans les châteaux. Mais, sur ce point, c'est lui qu'il faut entendre. Dans le Mondain, une des sept merveilles de Voltaire, il se moque gaiement de son grand-père Adam et de sa grand'mère Ève:
Il s'écrie plus loin, après avoir raillé la Salente de Fénelon:
Voulez-vous entrer dans ce paradis terrestre de Voltaire, qui n'est pas tout à fait le paradis de Milton, mais qui vous paraîtra plus habitable?
Mais Ève, direz-vous? Vous allez la voir paraître. Hier, elle s'appelait Adrienne Lecouvreur; aujourd'hui, elle s'appelle Carmago; demain, elle s'appellera Gaussin.
Ce n'est pas tout. Adam et Ève allaient à pied; Voltaire va en carrosse:
La mode était déjà venue de promener son luxe sur les boulevards. Les filles d'Opéra ruisselaient sous les diamants. La fête recommençait tous les soirs avec accompagnement de marionnettes, joueurs de gobelets et danseurs de corde.
Cependant le mondain revient du Cours-la-Reine ou des boulevards, et se fait descendre au théâtre.
Il en coûta cher à Voltaire pour avoir formulé son paradis. Le cardinal de Fleury, qui pourtant ne croyait pas beaucoup à l'autre, exila Voltaire une fois de plus. On voulait bien lui permettre de vivre en païen, mais non pas d'écrire sa vie. Voltaire lui répondit par l'apologie du luxe, les vers les plus charmants du monde, où il cita Salomon pour sa défense.
C'était au temps où le cardinal de Fleury permettait à Louis XV de peupler le sérail de Salomon; mais il ne donna pas pour cela raison à Voltaire. Et pourtant, Voltaire ne parlait-il pas en homme d'État?
Voltaire fut des soupers de Choisy. La duchesse de Châteauroux lui faisait une belle place entre elle et son ami Richelieu. Choisy n'était pas un château royal; c'était un harem traversé par le cavagnole et la chasse. On s'y amusait de tout et de rien. Il n'y avait que la mort qui fût prise au sérieux. Voltaire disait avec raison: «Où est le roi?»
XIII.
Cependant Voltaire, qui avait toutes les impertinences, se présenta à l'Académie française. On était alors en 1731. La Motte laissait sa place vacante. Voltaire fut repoussé tout d'une voix. Ce fut un grand éclat de rire dans toute l'Académie. En effet, qu'était-ce que des œuvres comme Œdipe, la Henriade, l'Histoire de Charles XII, les Lettres philosophiques, les Vous et les Tu, Brutus, le Mondain, Zaïre? L'évêque de Luçon fut élu.
Plus tard, quand Voltaire viendra avec de nouveaux titres, qui seront les titres de l'esprit humain; ce sera encore un évêque, l'évêque de Bayeux, qui prendra le pas sur lui pour entrer en cette célèbre compagnie où il ne sera définitivement reçu que par le bon vouloir de la maîtresse du roi.
En rêvant le matin sur son oreiller, il bâtit légèrement le Temple du Goût, architecture où le goût n'était pour rien. Comme il se permettait, selon sa coutume, d'avoir raison dans son jugement sur les poëtes des deux siècles, il souleva contre lui des haines littéraires sans nombre; car, en littérature comme en toutes choses, il y a toujours un parti qui tient à avoir tort. La petite tempête soufflée par les beaux esprits devint si violente, que Voltaire, le croirait-on? fut menacé d'une lettre de cachet. Il se sauva près du Palais-Royal, chez une amie qui voulut bien le cacher dans son alcôve et dans sa vertu. On commençait à écrire beaucoup contre lui: «Je veux faire une bibliothèque des petits ouvrages que l'on fait contre moi; mais la bibliothèque serait trop mauvaise.»
Des orages de toutes sortes vinrent fondre sur lui. Un libraire plus ou moins infidèle répandit une édition des Lettres anglaises, devenues Lettres philosophiques. Voltaire prit la fuite, pendant que son livre, condamné à sa place, était brûlé par la main du bourreau. On était au beau temps des fureurs religieuses; les miracles étaient revenus avec le diacre Pàris et le R. P. Girard; on se faisait crucifier pour l'amour de Dieu, comme si Dieu pouvait accueillir cette parodie d'un divin mystère. «Je reviendrai bientôt à Paris, avait dit Voltaire en partant, car les jésuites jouent de leur reste.» Il revint bientôt, en effet, et, s'enhardissant peu à peu, il laissa imprimer l'Épître à Uranie. Nouvelle bourrasque, nouvelle lettre de cachet; ce que voyant, Voltaire déclara que l'épître était de l'abbé de Chaulieu, qui venait de mourir à propos. Du reste, cette épître ne faisait pas de tort à l'abbé de Chaulieu, ni comme poëte ni comme chrétien.
A ceux qui disent aujourd'hui que Voltaire combattait contre des fantômes, que la Bastille était un château et non une prison, que la liberté de penser et d'écrire était déjà une conquête consacrée, je rappellerai que d'Aguesseau garda huit mois les Lettres anglaises pour se décider à refuser l'autorisation de les imprimer. La liberté de penser! mais d'Aguesseau, un grand homme, presque un philosophe, n'accordait l'autorisation de publier je ne sais plus quel roman, qu'à la condition que le héros changerait de religion et se ferait catholique!
Quand Voltaire ne combattait pas avec la plume, il combattait avec la parole. Accueilli et recherché par les hommes d'État et par les grands seigneurs, par curiosité et par crainte, sinon par curiosité et par admiration, il gardait toujours son franc-parler. Un jour, chez le garde des sceaux, on parlait d'un homme arrêté pour avoir fabriqué une lettre de cachet. Voltaire demanda ce qu'on faisait à ces faussaires d'un nouveau genre. «On les pend.—C'est toujours bien fait, en attendant qu'on traite de même ceux qui en signent de vraies.» Rien ne pouvait l'empêcher de dire une impertinence. «Quoi que vous écriviez, lui dit le lieutenant de police, vous ne viendrez point à bout de détruire la religion chrétienne.—C'est ce que nous verrons,» répondit Voltaire.
Il retournait à la cour. Ce fut de Fontainebleau qu'il écrivit pour la première fois à Maupertuis, le 30 octobre 1732: «Étant à la cour, monsieur, sans être courtisan, et lisant des livres de philosophie sans être philosophe, j'ai recours à vous dans mes doutes, bien fâché de ne pouvoir jouir du plaisir de vous consulter de vive voix. Il s'agit du grand principe de l'attraction de M. Newton. Il est notre Christophe Colomb; il nous a menés dans un nouveau monde et je voudrais bien y voyager à votre suite.»
Après avoir logé chez toutes ses amies, il se logea enfin chez lui, rue de Longpont, au printemps de 1733. «Je suis vis-à-vis ce beau portail de Saint-Gervais, dans le plus vilain quartier de Paris, plus étourdi du bruit des cloches qu'un sacristain; mais je ferai tant de bruit avec ma lyre que le bruit des cloches ne sera plus rien pour moi. Je suis malade; je me mets en ménage; je souffre comme un damné. Je brocante, j'achète des magots et des Titiens; je fais un opéra; je fais transcrire Eriphyle et Adélaïde; je les corrige, j'efface, j'ajoute, je barbouille; la tête me tourne. Me voici donc tenant maison, me meublant, et m'arrangeant non-seulement pour passer une vie douce, mais pour en partager les agréments avec quelques gens de lettres qui voudront bien s'accommoder de ma personne et de ma fortune.»
Il mettait déjà l'argent et les femmes de côté: «Ciddeville, les belles vous occupent, je le crois bien; ce n'est qu'un rendu. Vous êtes bien heureux de songer au plaisir au milieu des sacs, et de vous délasser de la chicane avec l'amour; pour moi, je suis bien malade depuis quinze jours. Je suis mort au plaisir; si je vis encore un peu, c'est pour vous et pour les lettres. Elles sont pour moi ce que les belles sont pour vous. Ne me dites point que je travaille trop; ces travaux sont bien peu de chose pour un homme qui n'a point d'autre occupation. L'esprit, plié depuis longtemps aux belles-lettres, s'y livre sans peine et sans effort, comme on parle facilement une langue qu'on a longtemps apprise, et comme la main du musicien se promène longtemps sans fatigue sur un clavecin.»
Toutefois il allait toujours à la Comédie et rimait des vers à Gaussin:
Mais c'était madame la marquise du Chastelet qui prenait en ce temps-là son cœur et son esprit. Il avait été de la courtisane à la comédienne, de la comédienne à la femme savante: l'amour pour l'amour,—l'amour pour l'esprit,—enfin l'amour pour la science.
XIV.
Ennuyé de vivre toujours à la porte de la Bastille ou sur le chemin de l'exil, fatigué du jeu, où il perdait beaucoup d'argent, dégoûté de la plupart des cercles frivoles, où il entendait trop parler du génie de Crébillon et de l'esprit de Fontenelle, Voltaire résolut de se retirer du monde, non pas comme le misanthrope, mais comme un poëte bien inspiré: il se retira dans un château avec une belle maîtresse, décidé à vivre comme Adam après le péché, c'est-à-dire à mordre, dans les solitudes, au fruit de la science et au fruit de l'amour, l'amertume de l'un faisant passer l'amertume de l'autre.
Voici comment Voltaire a peint en prose madame du Chastelet: «Elle joignit au goût de la gloire une simplicité qui ne l'accompagne pas toujours, mais qui est souvent le fruit des études sérieuses. Jamais femme ne fut si savante qu'elle, et jamais personne ne mérita moins qu'on dît d'elle: C'est une femme savante. Elle a vécu longtemps dans la société, où l'on ignorait ce qu'elle était, et elle ne prenait pas garde à cette ignorance. Les dames qui jouaient avec elle chez la reine étaient bien loin de se douter qu'elles fussent à côté du commentateur de Newton. Elle eût plutôt écrit comme Pascal et Nicole que comme madame de Sévigné; mais cette fermeté sévère et cette trempe vigoureuse de son esprit ne la rendaient pas inaccessible aux beautés de sentiment. Les charmes de la poésie et de l'éloquence la pénétraient.»
C'était donc une femme doublée d'un philosophe plutôt qu'une femme savante. Elle fut pour quelque temps toute la philosophie de Voltaire.
A Cirey, on lisait Newton, on écrivait au roi de Prusse et on vivait dans les poésies du luxe asiatique: «La lecture de Newton, des terrasses de cinquante pieds de large, des cours en balustrade, des bains de porcelaine, des appartements jaune et argent, des niches en magots de la Chine, tout cela emporte bien du temps.»
Dans la belle saison de 1734, il écrivait à Ciddeville ces jolies strophes datées de Cirey:
Les joies de l'esprit et du cœur n'empêchaient pas Voltaire de consacrer une heure çà et là aux choses temporelles: «Donnez l'Enfant prodigue à Prault, moyennant cinquante louis d'or. Cet argent sera employé à quelque bonne œuvre. Je m'en tiens à mon lot, qui est un peu de gloire et quelques coups de sifflet. M. de Lézeau me doit trois ans; il faut le presser sans trop l'importuner. Une lettre au prince de Guise, cela ne coûte rien et avance les affaires. Les Villars et les d'Auneuil doivent deux années: il faut poliment et sagement remontrer à ces messieurs leurs devoirs à l'égard de leurs créanciers; il faut aussi terminer avec M. de Richelieu et en passer par où il voudra. J'aurais de grandes objections à faire sur ce qu'il me propose; mais j'aime encore mieux une conclusion qu'une objection.» Voltaire n'avait pas perdu son temps chez Me Alain.
A Cirey, on vivait dans le grand style. La table n'était pas toujours bien servie, mais chacun avait son laquais pour le service. Voltaire était redevenu le poëte des princes et le prince des poëtes. Selon madame de Graffigny. Il était logé comme un roi et non comme un philosophe: «Sa chambre est tapissée de velours cramoisi, avec des franges d'or. Il y a peu de tapisserie, mais beaucoup de lambris, dans lesquels sont encadrés des tableaux charmants; des glaces, des encoignures de laque admirables, des porcelaines, une pendule soutenue par des marabouts d'une forme singulière, des choses infinies dans ce goût-là, chères, recherchées, et surtout d'une propreté à baiser le parquet; une cassette ouverte, où il y a de la vaisselle d'argent, tout ce que le superflu, chose si nécessaire, a pu inventer: et quel argent! quel travail! Il y a jusqu'à un baguier, où il y a douze bagues de pierres gravées, outre deux de diamants. De là on passe dans la petite galerie, qui n'a guère que trente à quarante pieds de long. Entre ses fenêtres sont deux petites statues fort belles, sur des piédestaux de vernis des Indes: l'une est Vénus-Farnèse, l'autre Hercule.»
On a accusé Voltaire de vivre aux dépens du mari de sa maîtresse. La vérité, c'est que le marquis du Chastelet vivait plutôt aux dépens de Voltaire. Ce fut avec l'argent du poëte qu'on rebâtit le château de Cirey. Ce fut Voltaire qui y répandit le luxe. La table n'était bonne que le jour où Voltaire y songeait. Le marquis du Chastelet, qui aimait les grands vins chez les autres, n'avait chez lui que du vin ordinaire. Ce fut Voltaire encore qui se chargea du superflu de la cave. Voltaire avait prêté quarante mille livres au mari; je ne dis pas ce qu'il avait donné à la femme. Comment fut-il remboursé? Il décida d'abord que M. du Chastelet lui payerait deux mille livres de rente viagère. M. du Chastelet s'y engagea par-devant notaire, mais il ne paya jamais. Dix ans après, Voltaire réduisit la dette à quinze mille livres; mais il n'en toucha que dix. Il demanda que les cinq mille livres restantes fussent réduites à cent louis, «et ces cent louis, écrit-il après la mort de madame du Chastelet, je veux qu'ils me soient rendus en meubles. Et en quels meubles! La commode de Boule, mon portrait orné de diamants et autres bagatelles que j'ai déjà payés.»
Dans les jardins de Cirey, c'était toujours le ciel de Newton qui éclairait ces philosophes du Portique. Voici des vers improvisés au clair de la lune:
Et le mari? le mari avait sa part dans les vers. Madame du Chastelet, qui écrit par la plume de Voltaire au roi de Prusse, daigne se souvenir de M. du Chastelet:
Voltaire, qui disait si poétiquement que l'amour était l'étoffe de la nature brodée par l'imagination, aimait madame du Chastelet avec l'amour en moins, comme Platon aimait Aspasie. C'était l'hyménée des esprits: la bête n'y trouvait pas son compte; ce qui n'empêchait pas le roi de Prusse de comparer Voltaire à Renaud enchaîné à la ceinture d'Armide.
Mais Voltaire, à peu près revenu des passions profanes,—lui qui avait plusieurs âmes et la moitié d'un corps,—abritait ce galant adultère sous le manteau de la philosophie. Ce fut alors que voyant peu à peu l'amour prendre la figure de l'amitié, il laissa tomber de son cœur ce chef-d'œuvre digne de l'antique, que dis-je? ce chef-d'œuvre qui n'a son pareil ni chez les anciens ni chez les modernes, excepté chez Voltaire lui-même, quand il chanta les Vous et les Tu:
Voltaire, moins amoureux—et plus savant,—revint aux lettres avec plus d'ardeur. Alzire, Zulime, Mahomet, Mérope et l'Enfant prodigue sont les œuvres de sa retraite. Ce fut aussi à Cirey qu'il acheva les Discours sur l'Homme et la Pucelle. Sa retraite, du reste, n'était rien moins que calme et silencieuse; car, outre les colères charmantes de madame du Chastelet, il avait à subir des persécutions sans nombre. Cirey ne le mettait pas toujours à l'abri de ses ennemis. Il fut contraint de passer dans les Pays-Bas à deux reprises. La persécution avait fini par lui complaire: on l'avait habitué à la lutte et au bruit. De là ses pamphlets contre ses ennemis et contre lui-même; de là ses lettres sans nombre répandues partout, soit pour attaquer, soit pour se défendre. L'ennemi que Voltaire redoutait le plus, c'était l'oubli. Cet ennemi-là, il l'a tué comme les autres.
Cependant la «nymphe de Cirey», cette Ève savante dont les yeux bleus versaient tant d'amour et disaient tant de belles choses, plaidait, armée de requêtes, compulsions et contredits, devant la justice de Bruxelles, sur un testament de M. de Trichâteau, son oncle. La justice de Bruxelles fut sept ou huit ans à examiner les pièces. Il fallut donc, durant sept ou huit ans, passer de l'amour ou de la philosophie aux ennuis d'un procès ruineux. Voilà pourquoi Voltaire resta si longtemps en Flandre. Il s'était résigné de bonne grâce pour sa maîtresse. Cependant il dit quelque part qu'il est un peu triste de passer le déclin de sa jeunesse à plaider sur le testament de M. de Trichâteau. Du reste, il ne perdait pas tout son temps à Bruxelles: il allait avec madame du Chastelet apprendre aux grands seigneurs flamands les jeux, les soupers, les folies du monde parisien. Il a laissé le souvenir d'une fête par lui donnée à la marquise du Chastelet, à la princesse de Chimay et à la duchesse d'Aremberg. Il donna cette fête non pas comme un poëte qui fait des bouquets et des feux d'artifice en vers. «Voyez comme je tranchai du grand seigneur, s'écrie-t-il, je ne servis pas un seul vers de ma façon!»
A Bruxelles, il voulut réparer sur la tombe de Jean-Baptiste Rousseau ses injustices envers lui; mais elles étaient irréparables. Dans une lettre au libraire du poëte exilé, il déclara, tout en souscrivant à ses œuvres, qu'il regrettait de n'avoir pu se réconcilier avec un homme digne d'être aimé. Ce fut de Bruxelles qu'il envoya une écritoire au roi de Prusse, avec ces mots: «C'est Soliman qui envoie un sabre à Scanderbeg.»
La Hollande de Rembrandt n'a eu pour lui nulle saveur et nul souvenir. La Prairie de Paul Potter, le Bouquet de bois de Ruysdaël et le Gué de Berghem ne l'ont pas arrêté rêvant et charmé. Il écrit à Maupertuis: «Quand nous partîmes tous deux de Clèves, et que vous prîtes à droite et moi à gauche, je crus être au jugement dernier, où Dieu sépare ses élus des damnés. Divus Fredericus vous dit: Asseyez-vous à ma droite dans le paradis de Berlin; et à moi: Allez, maudit, en Hollande! Je suis donc dans cet enfer flegmatique, loin du feu divin où vous êtes. Faites-moi la charité de quelques étincelles dans les eaux croupissantes où je suis morfondu!»
Il n'était jamais longtemps sans venir dans «la grande capitale des Bagatelles, assister au brigandage littéraire» et à la représentation de ses tragédies. Paris le fatiguait bientôt. «Ce tourbillon du monde est cent fois plus pernicieux que ceux de Descartes.» Et pourtant, à Paris, il commençait à rechercher la solitude, comme poëte et comme proscrit. Ainsi, quand son Émilie planait rue Traversière ou en l'île Saint-Louis[21], il s'isolait rue Cloche-Perce.
De nouvelles bourrasques religieuses venant à éclater, Voltaire fit imprimer Mahomet, qui avait été défendu au théâtre; et, pour se moquer des prêtres, il le dédia à Benoît XIV. Le pape, qui n'espérait pas ramener Voltaire à l'Église romaine, lui parla de Virgile, lui dit que sa tragédie était sublime, lui envoya des médailles, lui donna ses bénédictions; avec quoi le philosophe retourna à Cirey rebâtir l'Église de Voltaire.
Mais ce n'est plus dans les jardins d'Armide qu'il va bâtir son Église; c'est à Fernex, non loin des neiges éternelles. Madame du Chastelet mourut[22]. La jeunesse de Voltaire mourut avec elle. Il jugea qu'il était temps pour lui de faire une fin; il fit un mariage de raison: il se maria à la philosophie.
NOTES:
[1] «La nature créa, à l'étonnement du monde et à la gloire de la famille des Bourbons, Louis XIV, l'homme souverain, le type des monarques, le roi le plus vraiment roi qui ait jamais porté la couronne.
Elle produisit dans Voltaire l'homme le plus éminemment doué de toutes les qualités qui caractérisent et honorent sa nation, et le chargea de représenter la France à l'univers.
Après avoir fait naître ces deux hommes extraordinaires, les types, l'un de la majesté royale, l'autre du génie français, la nature se reposa, comme pour mieux les faire apprécier, ou comme épuisée par deux prodiges.» Gœthe.
[2] Caton le Censeur se serait-il écrié devant les splendeurs de Versailles: «O grand roi, au lieu d'être le maître de toutes ces richesses, vous n'en êtes que l'esclave!» Louis XIV n'était pas l'esclave de ses richesses, ni même de ses misères. Il n'a subi que la domination de sa vieillesse, qui lui vint terrible, appuyée aux bras du Père Le Tellier et de madame de Maintenon.
[3] «Que l'esprit soit bon à tout, même à faire sa fortune, Voltaire l'a bien prouvé. Un Athénien l'avait démontré avant lui. Socrate était cet Athénien. Comme on lui reprochait sa pauvreté, il loua soudain tous les moulins de l'Attique, et, selon sa prévision, l'année ayant été fertile en olives, il gagna considérablement sur son marché. «Vous voyez bien, disait-il à ses détracteurs, que si on voulait être riche, on le serait.» En même temps, il distribuait toute sa fortune aux pauvres gens d'Athènes, et il redevenait le philosophe heureux qu'il avait toujours été.» Jules Janin.
[4] Quelle belle histoire des idées et des hommes, y compris Voltaire, que le livre pris dans ses livres, mais surtout dans ses lettres, avec ce titre: Les Confessions de Voltaire!
[5] Les philosophes du dix-huitième siècle retrouveraient de leurs contemporains dans le siècle de Louis XIV. Ne peut-on pas dire que tous les philosophes sont contemporains? les siècles ne comptent pas devant la raison. Voltaire et Diderot étaient bien plus les contemporains de Socrate et de Lamennais que de Desfontaines ou de Trublet. Les salons voltairiens du dix-huitième siècle, M. Guizot l'a remarqué, étaient moins voltairiens que les salons antivoltairiens du dix-neuvième siècle. La philosophie est comme la lumière qui montre le chemin parcouru et le chemin des découvertes futures. Mais combien peu qui ne se laissent pas aveugler par son flambeau, combien de myopes qui nient la lumière lointaine, parce qu'ils n'osent la braver!
Oui, les philosophes du dix-huitième siècle sont nos contemporains; nous avons beau restaurer leurs monuments par des ornements d'un autre style, nous avons beau retoucher le fronton pour donner plus de grandeur à la figure de Dieu, nous avons beau faire plus hardie encore la hardiesse des cariatides, que sais-je? travailler les détails de cette architecture grandiose qui abritait et qui abrite encore l'esprit humain, d'où la révolution est sortie tout armée, et où le monde nouveau va puiser ses inspirations: nous sommes chez eux, et ils sont chez nous.
[6] Le plus savant de tous les commentateurs, quoique le plus spirituel, M. le conseiller Clogenson, a étudié à fond la vie et l'œuvre de Voltaire. «Son père était fils d'un gros marchand drapier de la rue Saint-Denis, né à Saint-Loup en Poitou. Les Arouet, dont l'un fut tué à la Saint-Barthélemy, étaient marchands, notaires et même magistrats. Le plus connu était le poëte.»
[7] Mademoiselle de Lenclos rouvrit l'hôtel de Rambouillet, mais Voiture chez elle était remplacé par Saint-Évremont, le bel esprit par l'esprit. On n'y travaillait pas à la Guirlande de Julie, mais on n'y dénouait pas non plus la ceinture de Vénus. Quand Ninon était courtisane, c'était la courtisane amoureuse.
Voltaire a peint Ninon à la Voltaire: un portrait vif, lumineux, saisi. «Sa philosophie était véritable, ferme, invariable, au-dessus des préjugés et des vaines recherches. Elle eut, à l'âge de vingt-deux ans, une maladie qui la mit au bord du tombeau. Ses amis déploraient sa destinée qui l'enlevait à la fleur de son âge. Ah! dit-elle, je ne laisse au monde que des mourants. Il me semble que ce mot est bien philosophique. Elle disait qu'elle n'avait jamais fait à Dieu qu'une prière: «Mon Dieu, faites de moi un honnête homme, et n'en faites jamais une honnête femme.» Les grâces de son esprit et la fermeté de ses sentiments lui firent une telle réputation, que lorsque la reine Christine vint en France, en 1654, cette princesse lui fit l'honneur de l'aller voir dans une petite maison de campagne où elle était alors. Lorsque mademoiselle d'Aubigné (depuis madame de Maintenon), qui n'avait alors aucune fortune, crut faire une bonne affaire en épousant Scarron, Ninon devint sa meilleure amie. Elles couchèrent ensemble quelques mois de suite: c'était alors une mode dans l'amitié. Ce qui est moins à la mode, c'est qu'elles eurent le même amant et ne se brouillèrent pas. M. de Villarceaux quitta madame de Maintenon pour Ninon. Elle eut deux enfants de lui. L'aventure de l'aîné est une des plus funestes qui soit jamais arrivée. Il avait été élevé loin de sa mère, qui lui avait été toujours inconnue. Il lui fut présenté à l'âge de dix-neuf ans, comme un jeune homme qu'on voulait mettre dans le monde. Malheureusement il en devint éperdument amoureux. Il y avait auprès de la porte Saint-Antoine un assez joli cabaret où, dans ma jeunesse, les honnêtes gens allaient encore quelquefois souper. Mademoiselle de Lenclos, car on ne l'appelait plus alors Ninon, y soupait un jour avec la maréchale de La Ferté, l'abbé de Châteauneuf et d'autres personnes. Ce jeune homme lui fit, dans le jardin, une déclaration si vive et si pressante, que mademoiselle de Lenclos fut obligée de lui avouer qu'elle était sa mère. Aussitôt ce jeune homme, qui était venu au jardin à cheval, alla prendre un de ses pistolets à l'arçon de sa selle et se tua tout roide. Il n'était pas si philosophe que sa mère. Je ne dois pas oublier que madame de Maintenon, étant devenue toute-puissante, se ressouvint d'elle et lui fit dire que, si elle voulait être dévote, elle aurait soin de sa fortune. Mademoiselle de Lenclos répondit qu'elle n'avait besoin ni de fortune, ni de masque. Plus heureuse que son ancienne amie, elle ne se plaignit jamais de son état. Quelqu'un a imprimé, il y a deux ans, des lettres sous le nom de mademoiselle de Lenclos, à peu près comme dans ce pays-ci on vend du vin d'Orléans pour du Bourgogne.»
Que d'esprit en ces deux pages! Tout un portrait, toute une philosophie.
Mais Voltaire ne fut pas toujours galant pour la marraine de son esprit: il l'a comparée à une vieille momie revenue des pays de la mort.
[8] Pour ceux qui veulent tout savoir, rechercherai-je les infiniment petits de la vie de Voltaire? Sa première enfance[I.] se passa rue des Marmousets, où demeurait son père. Les commères du voisinage ne lui donnèrent-elles pas un peu son second baptême en l'appelant le petit volontaire, car déjà l'enfant voulait que tout obéît à ses caprices. Voltaire, qui plus tard faisait du feu à la Saint-Jean, était né frileux à ce point d'incendier trois ou quatre fois par hiver la cheminée paternelle, ce qui faisait crier dans toute la rue: Au petit volontaire! Au collége Louis-le-Grand, il jetait tout le monde de côté pour avoir la première place devant l'âtre. «Range-toi, dit-il un jour à un de ses camarades, sinon je t'envoie te chauffer chez Pluton.—Que ne dis-tu enfer? il y fait encore plus chaud.—Qui te l'a dit? je crois que l'un n'est pas plus sûr que l'autre.» Voltaire ne croyait pas plus au paradis qu'à l'enfer. Un jour, un autre camarade lui dit: «Tu es trop méchant pour aller jamais au ciel.—Le ciel! s'écrie l'enfant gâté, c'est le grand dortoir du monde.»
[9] Dès qu'il sut un peu de latin, il fit des vers latins qu'il n'a pas conservés. On ne connaît de lui que ceux-ci, inscrits sur l'estampe du portrait de Benoît XIV:
Et ces deux vers, sur le feu, qu'il aurait pu mettre pareillement sur l'estampe de son propre portrait:
[10] Quand il rima sa première ode, Voltaire n'avait que quinze ans, ainsi que le témoigne un exemplaire in-4º qui porte ce titre: Sur sainte Geneviève, imitation d'une ode latine du R. P. Le Jay, par François Arouet, étudiant en rhétorique et pensionnaire au collége Louis-le-Grand.
[11] On a fait un crime à Voltaire de connaître le papier timbré. C'est la faute de son père.
[12] Voici comment le poëte conta son aventure:
Et sans plume! On s'égaie aujourd'hui sur la Bastille, mais la Bastille était une vraie prison, où Voltaire passa près d'une année à composer des chants de la Henriade sans pouvoir les écrire.
disait Voltaire dans sa première tragédie. Selon Leibniz, ce vers était gros de son avenir.
[15] Selon le maréchal de Villars, ce fut chez mademoiselle Lecouvreur et non chez le duc de Sully que Voltaire offensa le chevalier de Rohan: «Il s'était pris de querelle chez la Lecouvreur, très-bonne comédienne, avec le chevalier de Rohan. Sur des propos très-offensants, celui-ci lui montra sa canne. Voltaire voulut mettre l'épée à la main. Le chevalier était fort incommodé d'une chute qui ne lui permettait pas d'être spadassin. Il prit le parti de faire donner, en plein jour, des coups de bâton à Voltaire, lequel, au lieu de prendre la voie de la justice, estima la vengeance plus noble par les armes. On prétend qu'il la chercha avec soin, trop indiscrètement. Le cardinal de Rohan demanda à M. le duc de le faire mettre à la Bastille. L'ordre en fut donné, exécuté, et le malheureux poëte, après avoir été battu, fut encore emprisonné. Le public, disposé à tout blâmer, trouva, pour cette fois avec raison, que tout le monde avait tort: Voltaire d'avoir offensé le chevalier de Rohan; celui-ci, d'avoir osé commettre un crime digne de mort, en faisant battre un citoyen; le gouvernement, de n'avoir pas puni la notoriété d'une mauvaise action, et d'avoir fait mettre le battu à la Bastille pour tranquilliser le batteur.»
[16] Voltaire, poëte des princes ou prince des poëtes, ne devait plus dire de longtemps: Nous sommes ici tous princes ou tous poëtes. Peu de jours auparavant, son père lui avait reparlé d'une charge de conseiller au parlement: «Mon père, je ne veux pas d'une considération qui s'achète, je saurai m'en faire une qui ne vous coûtera rien.»
[17] Ce récit, emprunté au journal de Barbier, fera comprendre les colères du poëte. On y étudiera avec quelque effroi comment on rendait la justice en France, il y a cent vingt-cinq ans:
«Il étoit venu à Paris un juif, demeurant ordinairement en Hollande, riche de sept ou huit cent mille livres de rentes, homme de cinquante ans, qui a eu pour maîtresse mademoiselle Pélissier, actrice de l'Opéra. Il a dépensé considérablement avec elle, faisant ici grande figure, étoit toujours le premier au balcon de l'Opéra, où il faisoit retenir sa place, et alloit au Cours avec mademoiselle Pélissier en carrosse à six chevaux, au milieu de la file, comme les princesses. La fin de cette aventure a été tragique. M. Du Lis a quitté la Pélissier et a eu avec elle un procès pour la restitution des diamants, qu'il disoit ne lui avoir que confiés, que parce qu'il a su que mademoiselle Pélissier le trompoit, toujours avec le sieur Francœur, violon de l'Opéra, qu'elle aime. Il a quitté Paris et s'en est retourné en Hollande. Il lui a pris envie de se venger de ces perfidies; il a envoyé le nommé Joinville, qu'il avoit pris à son service et qui l'avoit suivi en Hollande, à l'effet de faire donner de bons coups de bâton à M. Francœur, et aussi, a-t-on dit dans le public, de faire quelques marques au visage de mademoiselle Pélissier. Malheureusement, Joinville ne savoit ni lire ni écrire; il s'est adressé, pour écrire ses lettres de correspondance avec Du Lis, à un maître écrivain, pour mander à Du Lis qu'il s'étoit adressé à des soldats aux gardes pour entrer dans l'exécution, moyennant payement. Mais l'écrivain a été intimidé par un ami à qui il a conté la chose, en sorte qu'il a déclaré le tout à M. Hérault. Mademoiselle Pélissier et Francœur sont aimés par le plaisir qu'ils procurent au public. M. Hérault, lieutenant de police, a fait arrêter Joinville et les soldats aux gardes. L'affaire a été examinée si sérieusement au Châtelet, que M. Du Lis, juif, et Joinville ont été condamnés à être pendus; Joinville, préalablement appliqué à la question, et sursis au jugement des soldats aux gardes, appel. MM. de la Tournelle, plus amateurs apparemment de musique, ont trouvé la chose si grave, qu'ils ont condamné M. Du Lis et Joinville à être rompus vifs, ce qui a été exécuté le 9 de ce mois, en effigie pour Du Lis et très-réellement pour Joinville, qui pourtant, par grâce, a été étranglé! Ce jugement a été assez rude, d'autant que les coups de bâton n'ont point été donnés.
Quoi qu'il en soit, ce jugement et le crédit de mademoiselle Pélissier n'ont point échappé à la critique du public dans deux petits couplets:
Ce pauvre Voltaire n'avoit que faire de ce ressouvenir; c'est un jeune homme de nos meilleurs poëtes, fils de M. Arouet, receveur des épices de la Chambre des comptes, à qui M. le chevalier de Rohan-Chabot avoit, dit-on, fait donner des coups de bâton pour payement de vers. Voltaire, après avoir été mis à la Bastille, partit peu de temps après pour l'Angleterre, et il n'en a rien été.»
Ainsi un violon était inviolable. On le vengeait de coups de bâton qu'il avait dû recevoir en conduisant au supplice de la roue celui qui avait soulevé le bâton, mais Voltaire était mis à la Bastille pour les coups de bâton qu'il avait reçu.
[18] Depuis les premières éditions du Roi Voltaire, on m'a communiqué des lettres autographes de l'illustre poëte, écrites pendant son séjour en Angleterre. On trouvera dans l'Appendice des fragments curieux de cette correspondance inédite.
[19] J'oubliais Taylor, qui disait: «Le blasphème est in aliena republica, c'est l'affaire d'un autre monde. La religion qui s'impose par la force fait des hypocrites et point de croyants; au lieu d'élever un trophée à Dieu, elle bâtit un monument au diable.»
[20] Voici la meilleure page de son voyage à Londres. Son enthousiasme pour les Anglais ne l'empêche pas de les railler gaiement:
«Lorsque je débarquai auprès de Londres, c'était dans le milieu du printemps; le ciel était sans nuages, comme dans les plus beaux jours du midi de la France; l'air était rafraîchi par un doux vent d'occident qui augmentait la sérénité de la nature, et disposait les esprits à la joie; tant nous sommes machines, et tant nos âmes dépendent de l'action du corps! Je m'arrêtai près de Greenwich, sur les bords de la Tamise. Cette belle rivière, qui ne se déborde jamais, et dont les rivages sont ornés de verdure toute l'année, était couverte de deux rangs de vaisseaux marchands durant l'espace de six milles; tous avaient déployé leurs voiles pour faire honneur au roi et à la reine, qui se promenaient sur la rivière dans une barque dorée, précédée de bateaux remplis de musique, et suivie de mille petites barques à rames; chacune avait deux rameurs, tous vêtus comme l'étaient autrefois nos pages, avec des trousses et de petits pourpoints ornés d'une grande plaque d'argent sur l'épaule. Il n'y avait pas un de ces mariniers qui n'avertît par sa physionomie, par son habillement et par son embonpoint, qu'il était libre et qu'il vivait dans l'abondance.
Je me crus transporté aux jeux olympiques; mais la beauté de la Tamise, cette foule de vaisseaux, l'immensité de la ville de Londres, tout cela me fit bientôt rougir d'avoir osé comparer l'Élide à l'Angleterre. J'appris que dans le même moment il y avait un combat de gladiateurs dans Londres, et je me crus aussitôt avec les anciens Romains. Un courrier du Danemark, qui était arrivé le matin, et qui s'en retournait heureusement le soir même, se trouvait auprès de moi pendant les courses. Il me paraissait saisi de joie et d'étonnement: il croyait que toute la nation était toujours gaie; que toutes les femmes étaient belles et vives, et que le ciel d'Angleterre était toujours pur et serein; qu'on ne songeait jamais qu'au plaisir; que tous les jours étaient comme le jour qu'il voyait; et il partit sans être détrompé. Pour moi, plus enchanté encore que mon Danois, je me fis présenter le soir à quelques dames de la cour; je ne leur parlai que du spectacle ravissant dont je revenais; je ne doutais pas qu'elles n'y eussent été, et qu'elles ne fussent de ces dames que j'avais vues galoper de si bonne grâce. Cependant, je fus un peu surpris de voir qu'elles n'avaient point cet air de vivacité qu'ont les personnes qui viennent de se réjouir; elles étaient guindées et froides, prenaient du thé, faisaient un grand bruit avec leurs éventails, ne disaient mot, ou criaient toutes à la fois pour médire de leur prochain; quelques-unes jouaient au quadrille, d'autres lisaient la gazette; enfin, une plus charitable que les autres voulut bien m'apprendre que le beau monde ne s'abaissait à aller à ces assemblées populaires qui m'avaient tant charmé; que toutes ces belles personnes vêtues de toiles des Indes étaient des servantes ou des villageoises; que toute cette brillante jeunesse, si bien montée et caracolant autour de la carrière, était une troupe d'écoliers et d'apprentis montés sur des chevaux de louage. Je me sentis une vraie colère contre la dame qui me dit tout cela, m'en retournai de dépit dans la Cité, trouver les aldermen qui m'avaient fait si cordialement les honneurs de mes prétendus jeux olympiques.
Je trouvai le lendemain, dans un café malpropre, mal meublé, mal servi et mal éclairé, la plupart de ces messieurs; aucun d'eux ne me reconnut: je me hasardai d'en attaquer quelques-uns de conversation; je n'en tirai point de réponse, ou tout au plus un oui ou non; je me figurai qu'apparemment je les avais offensés tous la veille. Je m'examinai, et je tâchai de me souvenir si je n'avais pas donné la préférence aux étoffes de Lyon sur les leurs, ou si je n'avais pas dit que les cuisiniers français l'emportaient sur les anglais, que Paris était une ville plus agréable que Londres, qu'on passait le temps plus agréablement à Versailles qu'à Saint-James, ou quelque autre énormité pareille. Ne me sentant coupable de rien, je pris la liberté de demander à l'un d'eux, avec un air de vivacité qui leur parut fort étrange, pourquoi ils étaient tous si tristes: mon homme me répondit, d'un air renfrogné, qu'il faisait un vent d'est. Dans le moment arriva un de leurs amis, qui leur dit avec un visage indifférent: Molly s'est coupé la gorge ce matin; son amant l'a trouvée morte dans sa chambre, avec un rasoir sanglant à côté d'elle. Cette Molly était une jeune fille, belle et très-riche, qui était prête à se marier avec le même homme qui l'avait trouvée morte. Ces messieurs, qui tous étaient amis de Molly, reçurent la nouvelle sans sourciller. L'un d'eux seulement demanda ce qu'était devenu l'amant: Il a acheté le rasoir, dit froidement quelqu'un de la compagnie.
Pour moi, effrayé d'une mort si étrange et de l'indifférence de ces messieurs, je ne pus m'empêcher de m'informer quelle raison avait forcé une demoiselle, si heureuse en apparence, à s'arracher la vie si cruellement. On me répondit uniquement qu'il faisait un vent d'est.
Je ne pouvais pas comprendre d'abord ce que le vent d'est avait de commun avec l'humeur sombre de ces messieurs et la mort de Molly. Je sortis brusquement du café, et j'allai à la cour, plein de ce beau préjugé français qu'une cour est toujours gaie. Tout y était triste et morne, jusqu'aux filles d'honneur. On y parlait mélancoliquement du vent d'est. Je songeai alors à mon Danois de la veille. Je fus tenté de rire de la fausse idée qu'il avait emportée d'Angleterre; mais le climat opérait déjà sur moi, et je m'étonnai de ne pouvoir rire. Un fameux médecin de la cour, à qui je confiai ma surprise, me dit que j'avais tort de m'étonner, que je verrais bien autre chose au mois de novembre et de mars; qu'alors on se pendait par douzaine. C'était, me dit-il encore, par un vent d'est qu'on coupa la tête à Charles Ier et qu'on détrôna Jacques II. Si vous avez quelque grâce à demander à la cour, m'ajouta-t-il à l'oreille, ne vous y prenez jamais que lorsque le vent sera à l'ouest ou au sud.»
[21] Voltaire ne fut pas l'Apollon du beau cabinet des Muses de Le Sueur. «Cet hôtel Lambert a toujours eu pour moi le charme d'un château en Espagne, parce que je ne l'ai jamais habité que de loin.»
Ce merveilleux cabinet des Muses! On y a retrouvé des vers de Voltaire à sa maîtresse, mais quels vers!
[22] La marquise du Chastelet avait quarante-trois ans (1706-1749).
[I.] Mais, comme l'a si bien dit M. le conseiller Clogenson, il n'eut ni première ni seconde enfance: il fut tout de suite un homme.
III.
LES FEMMES DE VOLTAIRE.
I.
Voltaire, qui était plus une âme qu'un corps, n'a pas longtemps chanté le Cantique des cantiques. Il a commencé de bonne heure, mais il n'a pas perpétué ses hymnes amoureux. Sa jeunesse n'était pas flétrie encore, qu'il abandonnait à d'autres les pêches des espaliers de Vénus. Il a aimé comme on aimait sous la Régence,—après souper,—sous le ciel de lit, mais pourtant avec toute la délicatesse licencieuse dont parle Ninon. Madame de Genlis, qui refusait tant à Voltaire, lui accorde que seul entre tous les hommes du dix-huitième siècle il avait l'art perdu de parler aux femmes comme les femmes aiment qu'on leur parle. Richelieu n'avait pas fait adopter partout sa grammaire à la dragonne.
Mais chez Voltaire, la muse faisait tort à la femme; il n'avait pas la flamme qui embrase, il n'avait pas la passion qui déchire. La curiosité plutôt que la nature le poussait en avant; des qu'il avait goûté la pomme, il disait: «Tu n'as pas mûri sur l'arbre de la Science;» et il se retournait vers l'étude.
Donc, toujours inquiet et turbulent, se fuyant soi-même dans ses aspirations vers l'imprévu, Voltaire a pris à peine le temps d'aimer quand il aimait. Quelques femmes de son temps ont dit qu'il n'avait que le masque de l'amour. Dans sa jeunesse, c'était d'ailleurs un joli masque.
Mais pourquoi calomnier son cœur? direz-vous. Ce beau vers:
est le vers d'un poëte, mais d'un poëte qui a aimé. Sa première jeunesse fut tout envahie par la passion. Comme saint Augustin, il a traversé la forêt de flammes vives. «Vous prétendez donc que j'ai été amoureux de mon temps tout comme un autre? Vous pourrez ne pas vous tromper. Quiconque peint les passions les a ressenties; il n'y a guère de barbouilleur qui n'ait exploité ses modèles.» Ainsi parle Voltaire dans une lettre à Chabanon. La marquise de Boufflers, qui a reçu ses confessions pendant que Voisenon recevait celles de madame du Chastelet, écrivait ainsi à Saint-Lambert: «Vous l'avez vaincu sur son déclin, mais il était vaillant à son aurore.» A quoi Saint-Lambert répondait dans le mauvais style du marquis de Bièvre: «Pas si vaillant à son Aurore de Livry, puisque son ami Génonville la lui enlevait tous les soirs pendant qu'il était en tête-à-tête avec son Dictionnaire de rimes.»
Non, Voltaire n'était pas de ceux que l'Amour destine à brûler éternellement, comme l'a dit Virgile, dans les enfers de la passion. La fête de son cœur n'avait pas de lendemain. Il se consolait d'une trahison par un éclat de rire; il fut, en un mot, plutôt le philosophe que le poëte de l'amour.
Cette philosophie lui a valu des injures comme les autres. Dans un livre où l'on a beaucoup parlé des friponneries d'un Voltaire que je ne connais pas,—sans doute un Voltaire qui n'a pas étudié chez les jésuites,—il y a tout un chapitre écrit avec indignation sous ce titre curieux: Comment Voltaire eut toute sa vie des maîtresses qui ne lui coûtaient rien. Il paraît que c'est un péché mortel de ne pas payer l'amour. «Voltaire, dit l'auteur du libelle, a été l'amant connu de mademoiselle du Noyer, de Laura Harley, de la Duclos, de la Corsembleu, de la Lecouvreur, de la Livry. Que lui ont coûté toutes ces liaisons? Des vers, mais pas un sou de dépense[23].» Et plus loin Voltaire est accusé de payer par des galanteries son loyer dans l'hôtel de la présidente de Bernière.—Après tout, dirait Chamfort, on paye avec la monnaie qu'on a.—Mais Voltaire payait ses dettes d'argent avec de l'argent, et ses dettes de cœur avec du cœur ou avec des vers; fausse monnaie peut-être, mais monnaie ayant cours.
Que Voltaire ait été l'amant de la présidente de Bernière, il n'y a pas grand mal, puisqu'elle était jolie; mais ce n'est pas une raison pour l'accuser d'avoir voulu se loger au même prix dans l'hôtel de la comtesse de Fontaine-Martel[24]. Voltaire avait trop peur de la Bastille et de l'exil pour bâtir la maison du poëte sur le sable mouvant de Paris, entre les Tuileries et le Parlement, entre l'Archevêché et la Sorbonne. Il n'était pas assez sûr de la branche pour y faire son nid. Il trouvait bien plus simple de se cacher à demi chez la présidente ou chez la comtesse. D'ailleurs, tout le monde lui chantait la chanson de l'hospitalité. Il disait plus tard à madame de Florian que toutes les portes s'étaient ouvertes devant lui, excepté la porte de la chambre à coucher de la duchesse de Villars.
Les vingt ans de Voltaire ont été disputés par trois amours qui ont répandu leur prisme sur toute sa vie. Il disait: «J'ai aimé les trois Grâces quand j'étais jeune. Que n'ai-je joué toute ma vie avec leurs ceintures!» Mais les trois Grâces n'ont-elles pas toujours un peu dansé sur les rives étoilées de son imagination?
La première de ces trois Grâces, la Grâce enjouée, la Grâce ingénue, la Grâce fuyante, c'était mademoiselle Olympe du Noyer, devenue célèbre sous le nom de Pimpette. La seconde, la Grâce pensive, la Grâce soucieuse, la Grâce attendrie, c'était mademoiselle de Livry, qui devint la marquise de Gouvernet. La troisième, la Grâce sévère, la Grâce passionnée, la Grâce divine, c'était Adrienne Lecouvreur, qui jouait la tragédie amoureuse pour tout le monde, et qui jouait la comédie de l'amour pour lui.
Je dirai ces romans de Voltaire, ces romans qu'il eût peut-être écrits dans ces jours sombres de la vieillesse où l'on se retourne vers le soleil des belles années, si Jean-Jacques n'eût parlé trop tôt de faire ses Confessions. Et d'ailleurs Voltaire ne se mettait jamais en scène dans ses passions. Les romans de son cœur ne pouvaient rien prouver contre la Sorbonne ni contre l'Église; il les garda pour lui.
Nous ne le regrettons point. Voltaire était un dessinateur plutôt qu'un peintre; il n'avait pas cette volupté de touche qui est le charme le plus vif des pages amoureuses. Là il eût été vaincu par Jean-Jacques. Le citoyen de Genève était bien plus féminin que le Parisien de la décadence. Jean-Jacques avait appris l'amour sur le sein toujours ému de madame de Warens, sous les ramées printanières des Charmettes; Voltaire avait appris l'amour aux soupers de la Régence, dans les bras distraits de quelque comédienne à moitié ivre, comme la Duclos et la Desmares. Aussi quel mauvais poëte quand il chante l'amour! Le roi de Prusse, à la manœuvre, aurait mieux traduit que lui les versets de Salomon, le grand poëte des profanes voluptés. Mais quand Voltaire raille l'amour, comme il redevient un charmant poëte! Si on lui permet de railler, il s'attendrira presque, il aura même une larme, comme dans ce chef-d'œuvre qui s'appelle les Vous et les Tu.
Ce qu'il faut regretter, ce sont les premières lettres de Voltaire. Je donnerais tous les vers de la Henriade pour ses billets à mademoiselle de Livry et à Adrienne Lecouvreur. Mais Adrienne Lecouvreur avait trop d'amants pour conserver leurs lettres, et mademoiselle de Livry fit le sacrifice des billets de l'amour sur l'autel de l'hyménée. On ne retrouve guère de lettres de Voltaire jeune. Il en est ainsi de tous les hommes célèbres. On ne garde pas leurs lettres parce qu'elles sont charmantes, mais parce qu'elles sont signées d'un nom immortel. Heureusement Voltaire fut déclaré immortel de bonne heure.
II.
OLYMPE DU NOYER.
Où est la femme? Ce point d'interrogation, qui cherche la lumière dans l'existence de tous les hommes, ne vient pas se poser souvent dans l'histoire de Voltaire. La femme, pour lui, c'est l'humanité. Toutefois, la femme a aussi son influence chez lui. Quand il écrit pour la première fois en prose et en vers, où est la femme? C'est Olympe du Noyer. Madame du Noyer, qui vivait à La Haye de libertinage et de libelles[25], a conté ce premier amour de Voltaire avec beaucoup de complaisance.
Ce qui est curieux à étudier ici, c'est le cœur de la mère qui juge gravement, comme un critique désintéressé, le style épistolaire de l'amant de sa fille: «Il me semble que quoiqu'on n'ait pas besoin de dispense d'âge pour être agrégé dans la confrérie des amants, le rôle d'amoureux que M. Arouet a joué en Hollande, et qui est soutenu dans ses lettres, ne lui convient pas mieux que la charge qu'il a usurpée sur le Parnasse, où il prétend régler les rangs; je doute même qu'il ait été véritablement amoureux. Il me paraît qu'il y a beaucoup d'esprit dans les lettres de M. Arouet, mais j'y ai remarqué le style des Lettres portugaises et plusieurs traits de celles d'Héloïse et d'Abailard.»
Après quoi madame du Noyer ne craint pas d'écrire d'une main délicate et tout à fait maternelle: «Les beaux esprits se rencontrent. Il se peut bien que les auteurs de ces lettres anciennes et modernes se soient rencontrés dans le choix de leurs expressions, quoique leurs épîtres aient été écrites dans des cas bien différents, puisqu'il n'est question ici ni des larmes d'Héloïse ni du triste sort d'Abailard.»
On ne s'explique pas beaucoup les colères de madame du Noyer contre le premier amant de sa fille avec sa sollicitude à publier le scandale de cette aventure. La galante chroniqueuse, ou plutôt la chroniqueuse galante, aurait-elle voulu que le jeune poëte s'acoquinât avec elle? Certes, ce n'est pas l'indignation de la vertu qui lui monte à l'esprit. Sa fille est destinée à vivre de l'amour, comme elle a fait elle-même avant de vivre de sa plume. Il est vrai qu'un page comme Voltaire, déjà entaché de poésie, ne payera pas à prix d'or ce morceau de prince. Mais alors pourquoi publier ces quatorze lettres qui vont apprendre à la postérité que sa fille se déguisait la nuit en cavalier pour aller consoler Voltaire, retenu prisonnier à l'ambassade? C'est que madame du Noyer était plus gazetière que mère de famille. Elle sacrifiait tout à ses Lettres historiques et galantes. Le roman de Voltaire et de sa fille était, pour ce journal, une bonne aubaine. Cinquante pages de copie amoureuse où l'on met en scène un jeune poëte déjà célèbre dans le beau monde, et une jeune fille déjà pervertie parce qu'on lui a donné à boire le lait de la femme adultère, quoi de plus curieux pour une coquine de la force de madame du Noyer?
C'est d'abord une lettre de Paris dont je reproduis quelques lignes: «Ce qui m'étonne, c'est que vous n'ayez pas démêlé parmi les personnes de la suite de M. le marquis de Châteauneuf un jeune homme qui fait grand bruit par ses poésies. Il s'appelle Arouet: c'est le fils d'un trésorier de la chambre des comptes.»
A cette lettre de madame du Noyer de Paris, madame du Noyer de La Haye répond par celle-ci: «Votre M. Arouet ne m'a pas échappé, quoiqu'il n'ait fait que très-peu de séjour dans ce pays. La qualité de poëte convient très-bien avec celle d'amant dans laquelle M. Arouet a brillé en Hollande, et qui a causé son départ. Il s'était avisé d'en conter à une jeune personne de condition qui avait une mère difficile à tromper et que pareille intrigue n'accommodait nullement; et ce fut sur les plaintes de cette mère qu'on jugea à propos de renvoyer notre amoureux d'où il était venu.»
Suivent quatorze lettres romanesques de Voltaire. Rendez-vous, déguisements, surprise, séparation, larmes, serments, rien n'y manque, pas même le coup de théâtre prévu. Dans ces lettres, Voltaire est bien de cet âge exalté où l'on voudrait acheter «aux dépens de toutes les peines d'Amadis le plaisir de s'en plaindre avec autant d'éloquence.» Dans la première lettre, le page du marquis de Châteauneuf est prisonnier d'amour. Sans doute, madame du Noyer, pour rehausser l'éclat de sa vertu, a été se plaindre à l'ambassadeur des tentatives téméraires d'Arouet pour séduire sa fille. Comme madame du Noyer est une méchante femme, et, qui pis est, une femme qui écrit, l'ambassadeur, craignant sa colère, s'est hâté de lui faire justice. Il a mis son page aux arrêts, en décidant qu'il retournerait en France sous peu de jours. Jusque-là le poëte n'était peut-être qu'amoureux à demi; mais à peine emprisonné, le voilà éperdument amoureux. C'était à peine de l'amour, c'est déjà de la passion: le cœur bondit et les larmes coulent. Il demande à grands cris, pour charmer les ennuis de sa solitude, le portrait de sa maîtresse; que dis-je? le portrait! il demande sa maîtresse elle-même. Mais, comme il est gardé à vue, il ne sait à qui confier son message. Dans la seconde lettre, il s'écrie avec passion: «Je suis ici prisonnier au nom du roi; mais on est maître de m'ôter la vie, et non l'amour que j'ai pour vous! Oui, mon adorable maîtresse, je vous verrai ce soir, dussé-je porter ma tête sur un échafaud! Gardez-vous de madame votre mère comme de l'ennemi le plus cruel que vous ayez; que dis-je? gardez-vous de tout le monde. Tenez-vous prête: dès que la lune paraîtra, je sortirai de l'hôtel incognito, je prendrai un carrosse, nous irons comme le vent à Schevelin.»
Dans les lettres suivantes, Voltaire, qui s'est jusque-là montré timide, s'enhardit en amoureux de bonne lignée, qui a entendu le duc de Richelieu parler de ses hauts faits. Ce n'est point assez d'avoir vu Pimpette au clair de la lune, il veut la voir à minuit: «Vous ne pouvez pas venir ici; il m'est impossible d'aller en plein jour chez vous; je sortirai par une fenêtre à minuit, si tu as quelque endroit où je puisse te voir, si tu peux à cette heure quitter le lit de ta mère. Mande-moi si tu viendras à ta porte cette nuit, j'ai des choses d'une conséquence extrême à vous dire.» Ce n'est point encore assez d'avoir vu ou plutôt d'avoir appuyé sur son cœur le front rougissant de Pimpette, Arouet rêve qu'il lui serait bien plus doux encore d'attirer sa maîtresse dans l'hôtel où il est prisonnier. Vous voyez que le roman se complique. En effet, voici le chapitre des déguisements: «Si vous voulez changer nos malheurs en plaisirs, il ne tiendra qu'à vous. Envoyez Lisbette sur les trois heures, je la chargerai pour vous d'un paquet qui contiendra des habillements d'homme; vous vous accommoderez chez elle; et, si vous avez assez de bonté pour vouloir bien voir un pauvre prisonnier qui vous adore, vous vous donnerez la peine de venir sur la brune à l'hôtel. A quelle cruelle extrémité sommes-nous réduits, ma chère! Est-ce à vous à me venir trouver? Voilà cependant l'unique moyen de nous voir. Vous m'aimez; ainsi j'espère vous voir aujourd'hui dans mon petit appartement. Le bonheur d'être votre esclave me fera oublier que je suis prisonnier du roi. Comme on connaît mes habits et que par conséquent on pourrait vous reconnaître, je vous enverrai un manteau qui cachera votre justaucorps et votre visage. Mon cher cœur, songez que ces circonstances-ci sont bien critiques.»
Pimpette, pour le moins aussi romanesque, sinon aussi amoureuse que son amant, se hasarda à ce curieux déguisement; sur quoi le lendemain cette lettre de Voltaire: «Je ne sais si je dois vous appeler monsieur ou mademoiselle. Si vous êtes adorable en cornette, ma foi! vous êtes un aimable cavalier, et notre portier, qui n'est point amoureux de vous, vous a trouvé un très-joli garçon. La première fois que vous viendrez, il vous recevra à merveille. Vous aviez pourtant la mine aussi terrible qu'aimable, et je crains que vous n'ayez tiré l'épée dans la rue, afin qu'il ne vous manquât plus rien d'un jeune homme. Après tout, tout jeune homme que vous êtes, vous êtes sage comme une fille:
Et le poëte continue en prose: «Il n'est point de dieu qui ne dût vous prendre pour modèle. On compte nous surprendre ce soir; mais ce que l'amour garde est bien gardé: je sauterai par les fenêtres, c'est le chemin des amants, et je viendrai sur la brune à la porte de madame votre mère.»
Cette entrevue fut découverte: au lieu de deux gardes, Voltaire en eut quatre. De son côté, madame du Noyer mit Pimpette sous clef; mais, en dépit de tous les geôliers du monde, des amoureux de bonne volonté ne parviennent-ils pas à se voir? Arouet et Pimpette eussent trompé l'univers. Ils se revirent encore, mais ce fut pour la dernière fois. A La Haye, des rendez-vous nocturnes ne sont pas si doux qu'à Venise ou à Séville: Pimpette s'enrhuma; bon gré mal gré, il lui fallut rester au lit. Voltaire n'avait plus que deux jours à passer en Hollande, il écrivit lettres sur lettres; mais il lui fallut partir sans dire adieu à la divine Olympe. Le lundi au soir, 16 décembre 1713, il écrivit avant de monter en voiture: «Adieu, mon adorable: si on pouvait écrire des baisers, je vous en enverrais une infinité par le courrier.» Trois jours après, il écrivait du fond d'un yacht qui le conduisait de Rotterdam à Gand: «Nous avons un beau temps et un bon vent. Nous ne sommes que nous deux, M. de M*** et moi; je vous jure que je ne m'aperçois pas que je suis dans la compagnie d'un bon pâté et d'un homme d'esprit. Ma chère Pimpette me manque; mais je me flatte qu'elle ne me manquera pas toujours, puisque je ne voyage que pour la faire voyager elle-même.»
Dans la lettre suivante, Voltaire raconte son arrivée à Paris, où il débarqua la veille de Noël: «A peine suis-je arrivé à Paris, que j'ai appris que M. L*** avait écrit à mon père contre moi une lettre sanglante; qu'il lui avait envoyé les lettres que madame votre mère lui avait écrites, et qu'enfin mon père a une lettre de cachet pour me faire enfermer. Je n'ose me montrer. J'ai fait parler à mon père; tout ce qu'on a pu obtenir de lui a été de me faire embarquer pour les Iles; mais on n'a pu le faire changer de résolution sur son testament qu'il a fait, dans lequel il me déshérite. Ce n'est pas tout: depuis plus de trois semaines je n'ai point reçu de vos nouvelles, je ne sais si vous vivez et si vous ne vivez point bien malheureusement; je crains que vous ne m'ayez écrit à l'adresse de mon père, et que votre lettre n'ait été ouverte par lui.»
Voltaire caressa beaucoup ses amis les jésuites pour les déterminer à enlever sa maîtresse à la religion protestante, c'est-à-dire à l'arracher de la Hollande pour le bon plaisir du poëte amoureux. Il dressa si bien ses batteries, il mit si à propos tout son monde en campagne, qu'il s'en fallut de bien peu que ce dessein tout catholique ne réussît. Il continue à écrire: «Si vous avez assez d'inhumanité pour me faire perdre le fruit de tous mes malheurs et pour vous obstiner à rester en Hollande, je vous promets bien sûrement que je me tuerai à la première nouvelle que j'en aurai. Je me suis mis, perdant la tête, en pension chez un procureur, afin d'apprendre le métier de robin auquel mon père me destine; me voilà fixé à Paris pour longtemps; vous n'avez qu'un moyen pour y venir, car est-il possible que j'y vive sans vous? L'évêque d'Évreux, en Normandie, est votre cousin; écrivez-lui; insistez surtout sur l'article de religion; dites-lui que le roi souhaite la conversion des huguenots, et que, étant ministre du Seigneur et votre parent, il doit, par toutes sortes de raisons, favoriser votre retour. Écrivez-moi à M. de Saint-Fort, chez Me Alain, procureur au Châtelet, près les degrés de la place Maubert.»
Enfin nous arrivons à la catastrophe. Vous croyez peut-être que Pimpette se convertit à la religion catholique pour les beaux yeux d'Arouet? Hélas! Pimpette était femme, Arouet était loin: le dirai-je? elle trouva plus simple de s'en faire conter par un autre. Ce n'était point le poëte que la belle avait aimé, c'était le page de l'ambassadeur de France; or le page qui succéda à Voltaire chez le marquis de Châteauneuf lui succéda dans le cœur de Pimpette. La pauvre madame du Noyer eut bientôt à enregistrer parmi ses Lettres galantes celles de cet autre page à sa fille.
De page en page, mademoiselle Olympe du Noyer finit par trouver un homme. Le baron de Vinterfeld paya les dettes d'amour de Voltaire. Il est vrai que bientôt Voltaire paya les dettes d'argent du baron de Vinterfeld. Au bout de quelques années, il déjeunait avec mademoiselle de Livry quand on annonça madame la baronne de Vinterfeld. «C'est Pimpette!» s'écrie-t-il. Et il lui saute au cou avec une soudaine renaissance d'amour. Il parut si follement heureux, que mademoiselle de Livry lui demanda une pièce de vingt-quatre sous pour se faire conduire chez elle par des porteurs, disant qu'elle n'avait que faire devant de telles embrassades. Mais Olympe du Noyer de s'écrier: «N'est-ce que cela, madame? Apprenez donc que je suis mariée!»
Et elle conta que son mari avait joué au jeu du système et qu'il n'avait plus rien. Voltaire donna une poignée d'or et jeta une planche de salut sur ce naufrage.
Je ne retrouve plus Olympe du Noyer dans la vie de Voltaire, si ce n'est par cette lettre qu'il écrit au comte d'Argental des neiges de Berlin, le 22 février 1751: «O destinée! ô neiges! ô maladies! ô absence! Comment vous portez-vous, mes anges? Sans la santé tout est amertume. Le roi de Prusse m'a donné la jouissance d'une maison charmante; mais, tout Salomon qu'il est, il ne me guérira pas. Tous les rois de la terre ne peuvent rendre un malingre heureux. Il faut que je vous parle d'une autre anicroche. André, cet échappé du système, s'avise, au bout de trente ans, un jour avant la prescription, de faire revivre un billet que je lui fis étant jeune homme pour des billets de banque qu'il me donna dans la décadence du système, et que je voulus faire en vain passer au visa, en faveur de madame de Vinterfeld, qui était alors sans argent. Ces billets de banque d'André étaient des feuilles de chêne. Il m'avait dit depuis qu'il avait brûlé mon billet avec toutes les paperasses de ce temps-là; aujourd'hui, il le retrouve pendant mon absence, il le vend à un procureur, et fait saisir tout mon bien. Ne trouvez-vous pas l'action honnête? Je crois que je serai obligé de le payer et de le déshonorer, attendu que mon billet est pur et simple, et qu'il n'y a pas moyen de plaider contre sa signature et contre un procureur[26].»
Mais paye-t-on jamais trop cher les belles dettes de la jeunesse?
III.
LA DUCHESSE DE VILLARS.
Le maréchal de Villars était un héros de roman plutôt qu'un héros du grand siècle. Mais la maréchale était plus romanesque encore. Elle se prit d'une vraie passion pour Voltaire, peut-être parce qu'elle l'avait vu à la première représentation d'Œdipe paraître sur la scène et porter irrespectueusement la queue du grand prêtre. Elle demanda quel était ce jeune homme qui voulait faire tomber la pièce. Apprenant que c'était l'auteur lui-même, elle l'appela dans sa loge et lui donna sa main à baiser. «Voilà, dit le duc de Richelieu à Voltaire en le présentant, deux beaux yeux auxquels vous avez fait répandre bien des larmes.—Ils s'en vengeront sur d'autres,» répondit Voltaire. Les beaux yeux se vengèrent sur lui.
Voltaire, pour cette belle action, bien plutôt que pour avoir écrit Œdipe, fut présenté à la duchesse, qui lui fit porter la queue de sa robe, mais qui ne lui permit pas de la trop relever.
On a quelques notes à peine sur la passion de Voltaire pour la maréchale de Villars, «la seule femme qui l'ait emporté sur l'amour du travail.» Il écrit, en 1716, à la marquise de Mimeure, sa confidente: «On a su me déterrer dans mon ermitage pour me prier d'aller à Villars; mais on ne m'y fera point perdre mon repos. Je porte à présent un manteau de philosophe dont je ne me déferai pour rien au monde. Vous me faites sentir que l'amitié est d'un prix plus estimable mille fois que l'amour. Il me semble même que je ne suis pas du tout fait pour les passions. Je trouve qu'il y a en moi du ridicule à aimer, et j'en trouverais encore davantage dans celles qui m'aimeraient. Voilà qui est fait; j'y renonce pour la vie.» Il avait vingt-deux ans!
Il est amoureux, mais il dit aux autres qu'il ne l'est pas; il se le dit à lui-même «pour tromper sa faim». La belle maréchale de Villars joue de l'éventail comme Célimène; elle promet par son sourire toutes les fêtes de l'amour; elle cache dans son sein les brûlantes épîtres de Voltaire; mais quand Voltaire veut aller où sont ses épîtres, on lui dit qu'il n'y a pas de place.
Il a beau dire, à lui comme aux autres, qu'il n'est point amoureux: il passe ses nuits, le railleur Voltaire, à rêver sous les arbres du parc de Villars ou sous les fenêtres de la maréchale. Ces vers ne disent-ils pas tout haut combien il l'aime?
La belle duchesse que l'Amour prenait pour sa mère consentait bien à se pencher au bras de Voltaire pour courir avec lui sous les ramées ténébreuses; mais Voltaire avait beau supplier, c'était toujours la forêt de Diane.
Toutefois, plus d'un commentateur a osé mettre en doute la vertu de la maréchale en lisant d'autres vers de Voltaire:
Voltaire avait vingt-deux ans; il était célèbre; un portrait de Largillière nous le représente plein de grâce et d'esprit: bouche moqueuse, profil spirituel, airs de gentilhomme, front lumineux, main fine ornée d'une fine manchette. En vérité, la duchesse était bien vertueuse: résister à Voltaire sous la régence! Pendant plus d'une année, Voltaire ne vécut que pour elle. «Elle m'a fait perdre bien du temps,» disait-il plus tard. C'était de l'ingratitude! Aimer,—quand on a vingt-deux ans,—est-ce du temps perdu? Gœthe aussi disait en ressouvenir de Frédérique: «Elle m'a fait perdre les deux plus belles années de ma vie.» Et Frédérique morte lui avait donné la Marguerite de Faust! deux mille ans d'immortalité!
IV.
MADEMOISELLE DE CORSEMBLEU.
On se rappelle que le régent avait exilé Voltaire. Quand le poëte partit pour l'exil, comme tout allait mal pour lui et qu'il jugeait que tout allait mal pour les autres, il s'écria avec colère: «Il faut croire que le royaume des cieux est tombé en régence!» Lui-même allait tomber sous la régence de mademoiselle de Corsembleu.
Le duc de Béthune le conduisit au château de Sully, où Chaulieu, La Fare et Chapelle avaient naguère ouvert gaiement les séances de leur académie païenne.
Voltaire était seul. Au lieu de chanter le pampre qui court en guirlandes sur les flancs de Vénus, il composa mélancoliquement une tragédie, Artémire. Mais voilà sa solitude qui va se peupler: il rencontre un jour en promenade une voisine de campagne, mademoiselle de Corsembleu. «Vous êtes fort belle, lui dit-il, mais vous portez un nom de comédie.—Je ne porte pas un nom de comédie, mais je voudrais jouer la tragédie.» Il lui donne à apprendre le rôle d'Artémire; il en devient amoureux, et ne voit pas qu'elle joue mal.
La pièce s'achève, la passion commence à peine; il revient à Paris deux fois fou. Il va droit au Théâtre-Français, la tragédie d'une main et la tragédienne de l'autre. On reçoit du même coup sa pièce et sa maîtresse.
Le 15 février 1720, le beau Paris, le Paris lettré et curieux fut appelé à voir ce qu'on appelait le miracle de l'amour. On annonçait tout à la fois un chef-d'œuvre et une grande actrice. Déjà on ne jurait que par Corsembleu.
Mais mademoiselle de Corsembleu n'eut pas le génie de sauver une pièce qui manquait de génie. Voltaire fut deux fois sifflé: sifflé pour son esprit et sifflé pour son cœur.
Mademoiselle de Corsembleu ne voulut pas prendre sa revanche. Elle repartit pour son pays, entraînant Voltaire, qui, d'ailleurs, ne se fit pas prier pour aller oublier dans la solitude de Sully cette mésaventure tragico-amoureuse. Il aimait mieux encore être exilé par le régent que par le parterre du Théâtre-Français.
Voltaire prit sa revanche; mais que devint mademoiselle de Corsembleu? Artémire se vengea-t-elle sur quelque gentillâtre de sa province, ou passa-t-elle ses jours attristés dans quelque couvent de filles repenties?
V.
MADEMOISELLE AURORE DE LIVRY.
C'est une comédie. La scène se passe à Paris, rue Cloche-Perce,—Paris, une ville du temps passé qui n'existe plus aujourd'hui.—Il y a en scène un peintre et un poëte. Le peintre est un grand portraitiste, il se nomme Largillière; le poëte est un grand prosateur, il se nomme Voltaire. Le peintre fait le portrait du poëte; Voltaire pose mal, mais il conte si bien, que le peintre déclare qu'on n'a jamais mieux posé. Que conte Voltaire? L'histoire de la célèbre représentation d'Œdipe. «Eh bien! vous avez eu là une belle idée! s'écrie Largillière. Comment, quand toute une salle est émue jusqu'aux larmes et jusqu'à la terreur, quand le plus beau monde de Versailles et de Paris est là, qui dans son admiration voudrait presser dans ses bras l'auteur d'un chef-d'œuvre, voilà que M. de Voltaire, ne prenant pas son triomphe au sérieux, s'avise d'entrer en scène comme un enfant gâté du public et de porter la queue du grand prêtre tout en riant aux éclats de la scène la plus tragique d'Œdipe!—Croyez-moi, monsieur Largillière, ç'a été là le seul trait de génie de ma pièce.—Alors faites des comédies.—J'ai commencé la comédie du dix-huitième siècle et je la finirai, si les trois Parques me le permettent.—Je m'en rapporte à vous. Il y a deux manières de comprendre le génie: avoir une foi sérieuse ou ne croire à rien. Vous rappelez-vous la fable où le statuaire tremble devant le dieu qu'il vient de faire?—Oui, mon cher. Moi, je fais des dieux, mais je m'en moque.—Posez donc mieux, monsieur de Voltaire. Pour moi, je fais des hommes et je ne m'en moque pas. Il est vrai que jusqu'ici je n'ai jamais peint que des hommes de génie, y compris Ninon de Lenclos.»
Voltaire se récria: «Moi, un homme de génie! Pourquoi? Est-ce pour la rime? J'ai un bien mauvais dictionnaire de rimes. Est-ce pour l'idée? Je n'ai pas encore pensé. Un faiseur de tragédies n'est qu'un maître mosaïste qui a l'art de placer à propos des urnes, des lampes, des poignards, des songes, des imprécations et des monologues. Non, non. Tant que je ferai des tragédies, je ne prendrai au sérieux ni l'auteur ni la pièce. Pourquoi Platon bannissait-il les poëtes de sa République? C'est que les poëtes sont des espèces de fous à idées fixes qui, se vouant à un seul but, sont incapables d'atteindre aux autres. Dieu nous a créés avec mille facultés diverses qu'il est de notre devoir de mettre en œuvre. L'homme parfait est celui qui est tout à la fois poëte, amoureux, homme d'État, savant, mondain; en un mot, sachant tous les chemins de la vie. L'homme de génie est l'homme universel; l'homme à idée fixe est une bête de génie. Aussi, madame de La Sablière avait-elle raison de dire en parlant de La Fontaine, de ses chiens et de ses chats: «J'ai laissé toutes mes bêtes à la maison.»—Eh bien! moi, je ne crois pas à l'universalité, dit Largillière: celui qui veut arriver à tout n'arrive à rien. Moi aussi, quand j'avais vingt ans, je voulais devenir un peintre d'histoire, un portraitiste, un peintre de genre. J'ai eu peur de devenir un peintre d'enseignes.—Que de peintres d'enseignes dans la littérature! s'écria Voltaire.—Je me suis contenté, continua Largillière, de faire des parodies de la figure humaine.—Il fallait bien que la France eût son Van Dyck.—Ce qui me charme aujourd'hui en faisant le portrait de M. de Voltaire, c'est que je peins un homme qui sera et non un homme qui a été; car jusqu'ici je n'ai peint que des rides, comme si le génie ne comptait qu'avec les années.—Nous réformerons cela. Ah! si je m'appelais Zeuxis, Van Dyck ou Largillière, j'aimerais mieux peindre une belle fille qu'un homme de génie.—Les belles filles ne posent jamais; comme les oiseaux d'avril elles battent des ailes et s'envolent.—Tout justement en voilà une.»
Ici la scène se complique d'un troisième personnage. Une jeune fille belle comme la Jeunesse et jeune comme la Beauté s'était montrée au seuil de la porte. «Monsieur de Voltaire? murmura-t-elle d'une voix timide.—C'est moi,» répondit Voltaire en se levant comme un point d'admiration. La jeune fille regarda Largillière et dit d'une voix plus émue: «Je désire parler à monsieur de Voltaire.—Je ne m'y oppose pas,» dit sournoisement le peintre émerveillé de cette vision, à ce point qu'il défigura presque son portrait d'un coup de pinceau irréfléchi. Mais Voltaire lui-même va vous dire ce roman, comme il l'a dit à la marquise de Boufflers à peu près en ce style:
«J'avais vingt-quatre ans, j'étais déjà célèbre; j'avais oublié Pimpette avec les comédiennes du théâtre et les comédiennes du monde. Je ne croyais ni à Dieu ni au diable, je soupais à fond tous les jours de ma vie sans m'inquiéter si le soleil se lèverait le lendemain. J'étais plongé comme un pourceau dans le bourbier philosophique de mon parrain, l'abbé de Châteauneuf. Ninon de Lenclos, en me léguant sa bibliothèque, ne m'avait légué que de mauvais livres: c'étaient mes articles de foi.
Un jour que je posais pour Largillière, une jeune fille se présente devant moi. Elle était si belle, que je me levai devant elle sans trouver un mot. Par exemple, elle était vêtue pour l'amour de Dieu: une robe de belle étoffe à ramages, mais fanée depuis longtemps. La pauvre fille ne savait que me dire, moi je ne savais que lui répondre. Je la priai de s'asseoir; elle voulut rester debout. «Monsieur de Voltaire, je venais à vous...» Elle était pâle et défaillante; je la pris dans mes bras et l'appuyai sur mon cœur. Elle s'éloigna de moi sans se courroucer. «Monsieur de Voltaire, je me destine au théâtre, c'est ma dernière ressource, car je n'ai plus ni père ni mère; mais avant de débuter il faut que je prenne des leçons. Vous connaissez mademoiselle Lecouvreur?—Mademoiselle Lecouvreur, comme toutes les grandes comédiennes, n'a pris de leçons que de son cœur. Pourtant, si vous voulez, je vous conduirai chez elle. Mais que vous apprendra-t-elle? elle vous apprendra à dire comme elle dit avec sa passion, et non avec la vôtre. Avez-vous aimé?»
Largillière leva la séance.—La jeune fille rougit et sembla interdite. Je pris mon plus doux sourire et me rapprochai d'elle. «Croyez-moi, mademoiselle, c'est à moi de vous donner des leçons. La préface du théâtre, c'est l'amour.» Je lui saisis la main et la portai à mes lèvres avec une tendresse un peu brusque. «Vous allez voir,» lui dis-je en prenant un air déclamatoire. Je m'éloignai de quelques pas, et je revins vers elle en lui disant d'un air passionné des vers de tragédie. Elle prit plaisir au jeu; d'ailleurs la pauvre fille n'avait pas le temps de faire la rebelle; elle n'avait pas soupé la veille et elle portait toute sa fortune sur son dos. Elle avait vendu peu à peu jusqu'à ses hardes, croyant qu'il y a un Dieu pour les orphelins. Elle s'était présentée à la Comédie-Française pour demander à débuter. Un méchant comédien qui me savait l'oracle du lieu eut l'idée d'envoyer vers moi cette pauvre fille. Que vous dirai-je, madame la marquise? elle eut beau s'en défendre, il fallut bien qu'elle prît avec moi une première leçon de déclamation; leçon éloquente, car c'était mon cœur qui la donnait. «Comment vous nommez-vous? lui demandai-je après lui avoir montré comment on parle d'amour.—Mademoiselle Aurore de Livry.—Un beau nom qui sera redit de bouche en bouche, comme celui de mademoiselle Lecouvreur. Où demeurez-vous?—Rue Saint-André des Arts, où ma mère est morte, et où je dois plus de quatre-vingts écus. Aussi Dieu sait toutes les insultes qu'il me faut subir faute d'argent.—Je ne vous en donnerai pas, lui dis-je, par une bonne raison: c'est que si je vous en donne, vous aurez pour moi de la reconnaissance et vous n'aurez pas d'amour; mais ma maison est à vous, restez-y; je vous conduirai à la Comédie; après la comédie, nous irons souper follement en belle compagnie; après souper, nous nous aimerons jusqu'au matin. Le jour venu, j'écrirai sur vos genoux quelques vers de tragédie, quelques rimes galantes, jusqu'à l'heure où les oisifs viendront nous prendre pour déjeuner et pour courir Paris, bras dessus bras dessous, ou en carrosse.»
Tout autre à ma place fût allé à son secrétaire et eût compté quatre-vingts écus pour les offrir à mademoiselle de Livry: il n'eût recueilli là que de la reconnaissance, une fleur morte, sans parfum. Mademoiselle de Livry me considéra tout de suite comme un amant et non comme un bienfaiteur. Ce ne fut pas sans prières, sans combat et sans larmes. Ah! qu'elle était belle dans sa défense, avec ses cheveux épars, ses yeux si doux, ses joues tour à tour blanches et rouges! Elle m'a avoué depuis que c'était sa vertu seule qui luttait contre moi comme par instinct de la résistance, car elle m'aimait avant de me voir. Comme César, je n'avais eu qu'à me montrer pour être vainqueur. Passez-moi cette jactance d'empereur romain, vous savez que je n'en abuse pas.
Vous connaissez ma vie, je ne vous raconterai pas mot à mot toutes les phases ni toutes les phrases de ce charmant amour. J'avais jeté avec dédain le manteau des philosophes, je ne voyais plus la sagesse humaine que sous la figure de mademoiselle de Livry. Quels gais soupers! Cet air de mélancolie qu'elle avait à notre première entrevue, elle ne l'avait plus que çà et là, quand je lui laissais le temps de réfléchir; sa passion avait d'ailleurs tous les caractères: tour à tour sereine comme un beau ciel ou emportée comme une cavale enivrée par la course, tour à tour folle et bruyante, pensive et attendrie. La rue Cloche-Perce était pour moi le paradis. Dans ce temps-là je croyais au paradis: je ne crois plus qu'au paradis perdu.
Ce bonheur-là dura bien six semaines; je n'ai pas compté; je vivais comme dans un rêve; quand le réveil est venu, je n'ai pas voulu me souvenir. Heureusement que j'ai retrouvé une folie, quand j'ai perdu celle-là.
Si vous pouviez voir mon portrait peint alors par Largillière, vous verriez le portrait d'un homme heureux, ou plutôt d'un amant, car les joies de l'amour ne donnent pas cet air de sérénité et de béatitude qu'on voit aux élus du bonheur. Je me rappelle toujours comment Largillière a peint ce portrait; il venait le matin, toujours trop matin, car il nous trouvait couchés. Elle sautait dans la ruelle et lui disait de sa voix fraîche: «Monsieur Largillière, jetez-moi mes pantoufles.» Il lui passait ses mules roses pendant que je courais à ma robe de chambre et à mes peignes. Je posais et je n'y avais pas d'ennui, car à tout instant elle venait se pencher au-dessus de mon fauteuil. Et puis la séance était interrompue par un déjeuner frugal et spirituel, des fruits et du café. Largillière m'aurait bien donné son talent pour ma maîtresse. Il voulait la peindre aussi, pour que son portrait fût accroché en face du mien. Mais l'Amour ne donne jamais le temps à un peintre de peindre les deux amants: le portrait de l'un n'est pas fini que déjà l'autre n'est plus là.
Mademoiselle de Livry emporta mon portrait à peine achevé dans sa chambre de la rue Saint-André des Arts, car j'avais fini par payer ce qui était dû. Vous connaissez le dénoûment: Génonville, mon cher Génonville, était touché de cet amour inattendu qui promettait de ne finir qu'avec nous; Génonville venait assidûment déjeuner avec nous. Il nous disait qu'on n'avait jamais si bien marié l'esprit et la beauté. Il n'y a sorte d'épithalames qu'il n'ait chantés en notre honneur, jusqu'au jour où il me laissa la liberté de lui chanter un épithalame à lui-même, car il m'enleva ma maîtresse[27].
Je dois dire que j'avais eu le tort de me laisser marquer par la petite vérole et que je ne portais pas alors le masque de l'Amour. Je me rappelle que ce fut en pleurant que j'écrivis ces vers, n'osant encore montrer ma figure:
N'ayez jamais la petite vérole. Les cruels! ils m'ont dit: Nous partons en avant pour aller à la Comédie. Et ils ne sont pas revenus. Mon meilleur ami! ma plus chère passion! J'étais furieux et je voulais tirer l'épée; mais la perfide m'écrivit pour me demander ses pantoufles,—tout son bien!—Je me mis à rire; mais je croyais rire encore que j'avais les yeux baignés de larmes, car dans sa lettre elle me disait des choses si tendres, si folles, si cruelles et si charmantes! Par exemple, je me rappelle ceci: Ah! mon cher amoureux! je vous adorerai jusqu'à la mort, car un autre, c'est vous encore! Figurez-vous que je suis morte, et faites mon épitaphe: Ci-gît qui a bien aimé son amant!—Si M. de Génonville m'a enlevée, c'est que nous avons pensé tous les deux que, si je restais plus longtemps avec vous, vous ne feriez jamais plus rien. Je vous laisse aux neuf Muses. Adieu!—Ah! ce n'étaient pas les neuf Muses qu'il me fallait, c'était la dixième. J'ai couru après la fugitive, décidé à tout; ne pouvant la retrouver, je me suis enfermé chez moi avec mon désespoir. J'ai fini par me retrouver moi-même.»
Ainsi parla Voltaire, ainsi dut parler Voltaire à la marquise de Boufflers.
Mais ceci n'est pas la fin de l'histoire. Que devint mademoiselle Aurore de Livry? Génonville ne la captiva pas bien longtemps; elle avait la passion de la comédie, elle aimait les enlèvements. Un mauvais comédien, bâtard de Baron, l'enleva à Génonville et la conduisit en Angleterre dans une troupe recueillie un peu partout. Cette troupe de hasard débarqua dans un café ayant pour enseigne l'Écu de France. Après six semaines d'attente, les comédiens et les comédiennes montrèrent enfin leur talent et leurs figures sur un méchant théâtre de la Cité. Mademoiselle de Livry, qui jouait mal les rôles de la Lecouvreur, fut seule applaudie; mais elle ne put sauver la troupe du naufrage: elle demeura au cabaret pour répondre de la dette de ses compagnons. Comme elle était belle et charmante, l'hôtelier ne voulut point se venger sur elle de tous les mauvais tours que lui avaient joués ces comédiens sans feu ni lieu, sans foi ni loi. Loin de lui faire des reproches, il lui dit qu'elle pouvait demeurer dans son café, sans s'inquiéter de sa nourriture ni de son logement. Il était trop heureux d'avoir une si belle fille pour enseigne. Les belles filles sont comme les hirondelles: elles portent bonheur à la maison.
Le café était partagé en deux salles bien distinctes: d'un côté, la bière, la pipe et les gens de rien; de l'autre côté, le café, la tabatière et les gens de bonne compagnie, tous Français pour la plupart. Mademoiselle de Livry ne se montrait ni d'un côté ni de l'autre. Elle vivait avec beaucoup de réserve dans une chambre en haut, attendant la fortune. Çà et là cependant elle traversait le café avec la légèreté d'une fée, au retour de la promenade ou de la messe, «car elle avait toutes les faiblesses, même celle du confessionnal.»
L'hôtelier, quand elle passait ainsi avec tant de grâce adorable, ne manquait pas de dire à ses habitués qu'il avait sous son toit la perle des belles filles. Parmi ses habitués se trouvait d'aventure le marquis de Gouvernet, qui jusque-là avait dépensé ses revenus pour les fleurs rares. On a parlé de sa fureur pour les tulipes; celle qu'il appelait Madame de Parabère avait coûté mille pistoles. Ce maître fou serait allé au Pérou pour y cueillir une rose bleue. Dès qu'il vit mademoiselle de Livry, il sembla oublier sa passion pour les fleurs. Cependant la première fois qu'il essaya de lui parler, ce fut avec un bouquet qui lui avait bien coûté cinquante écus. Elle prit le bouquet malgré elle, comme si le diable eût conduit sa main. Le marquis demanda à monter chez elle, elle lui refusa sa porte tout net; il insista, elle résista; il n'était pas homme à abandonner le siége, lui qui avait montré tant de vaillance et tant d'acharnement pour les plus belles tulipes de Harlem. «Je veux aller chez elle, dit-il un matin à l'hôtelier.—Cela ne se peut pas, dit cet homme, qui connaissait la fierté et la vertu de mademoiselle de Livry (il y a de la vertu partout).—Il faut bien que cela se puisse, dit le marquis. Qu'on m'apporte chez elle mon chocolat et mes gazettes.»
L'hôtelier n'osa point répliquer. Le marquis monta l'escalier de l'air d'un homme qui ne s'arrêtera pas en chemin; l'hôtelier le suivit avec une tasse de chocolat, la Gazette de Hollande, l'Année littéraire et le Mercure de France. La clef était sur la porte, le marquis ouvrit et entra gaiement, comme si c'était la chose du monde la plus simple. «Eh! mon Dieu! s'écria mademoiselle de Livry, qui entre ainsi chez moi avec tant de fracas?—C'est un homme, dit le marquis. Il n'y a pas de quoi vous recommander à Dieu.»
Et s'adressant à l'hôtelier: «Eh bien! mettez donc tout cela sur la table, car j'ai faim. Madame, asseyez-vous, car vous voyez que je m'assieds moi-même.—Monsieur, dit mademoiselle de Livry, vous devriez être debout et vous en aller, car je ne reçois pas la visite d'un inconnu.—Mais je suis très-connu: on m'appelle le marquis de Gouvernet, j'ai couru le monde, je ne suis pas méchant, je n'ai jamais coupé la tête qu'à des roses ou à des tulipes, et encore ai-je souffert chaque fois que cela m'est arrivé. Aimez-vous les tulipes, mademoiselle? Mais il s'agit bien de tulipes quand le chocolat est servi! Prenez-vous du chocolat avec moi ou sans moi? Comme vous voudrez.—Cet homme m'assassine,» dit mademoiselle de Livry en regardant l'hôtelier. Elle finit par prendre son parti et par s'asseoir elle-même. «Voulez-vous me lire les gazettes? poursuivit le marquis, ou plutôt voulez-vous travailler en tapisserie avec vos mains de fée?—Mademoiselle, dit tout bas à la comédienne l'hôtelier d'un air respectueux, c'est un original; mais ne vous offensez pas, car c'est un excellent homme: il a donné cent guinées à ma fille le jour de son mariage.»
Cependant le marquis de Gouvernet avait ouvert son journal et avait bu quelques gorgées de chocolat, sans plus de façon que s'il se fût trouvé chez lui. Mademoiselle de Livry se remit à sa tapisserie. «Parlons rondement, dit le marquis; vous êtes pauvre.—Puisque je n'ai besoin de rien, dit mademoiselle de Livry, c'est que je ne suis pas pauvre.—Ce sont là des phrases: je sais bien qu'on ne mange pas l'argent, comme l'a prouvé le roi Midas; mais, toutefois, sans argent on peut mourir de faim.—Ce n'est jamais par là que je mourrai.—Ne soyez pas si fière, mademoiselle; je sais votre vertu, je vois votre beauté, j'ai le droit de vous parler franc. Eh bien! ce brave hôtelier a beau faire, vous manquez de tout, et, par dignité, il vous arrive souvent de vous dérober un repas.—C'est par ordre du médecin, dit mademoiselle de Livry en rougissant.—Que le diable vous emporte! murmura le marquis de Gouvernet en essuyant deux larmes. Ne voyez-vous pas que je pleure comme un enfant? Écoutez, j'ai de quoi nourrir cinquante belles filles comme vous; voulez-vous que je vous donne ma clef? vous ferez la charité vous-même.»
Mademoiselle de Livry repoussa hautement cette proposition. Toutefois, elle ne voulait pas tenir le siége jusqu'à la famine; elle signa un traité d'alliance. «Je vous épouse, lui dit le marquis à la troisième entrevue.—C'est une folie, dit-elle avec attendrissement.—Tant mieux, reprit-il, c'est que je suis encore dans l'âge de faire des folies.—Oui, mais je vous empêcherai bien de faire celle-là; un homme de votre condition ne peut pas épouser une fille sans dot.—Vous avez raison. Mais vous aurez une dot, car j'ai pris tout à l'heure deux billets de loterie sur l'État; vous allez en choisir un.—Je veux bien, ne fût-ce que pour faire des papillotes.»
Le billet de loterie gagna vingt mille livres sterling. Voilà un beau sujet de comédie! Mais cette comédie, Voltaire l'a commencée[28]. Mademoiselle de Livry eut une dot et devint marquise de Gouvernet.
Le bruit de cette aventure se répandit à Paris et à Versailles, dans les salons et dans les coulisses; les princesses de la cour et celles du théâtre ne tarissaient pas sur ce roman. Voltaire écoutait en silence, toujours triste quand il songeait qu'en perdant mademoiselle de Livry il avait perdu sa jeunesse elle-même. Il se consolait un peu dans l'espérance de la revoir. «Elle n'a pu m'oublier, se disait-il; dès que ses beaux yeux s'arrêteront sur moi, elle me tendra la main, et je me jetterai dans ses bras.» Elle s'installa avec beaucoup de tapage rue Saint-Dominique, où M. de Gouvernet avait un hôtel fastueux, mais surtout un jardin des Mille et une Nuits. Aussi la marquise fut-elle surnommée la sultane des Fleurs dès son retour à Paris.
La Henriade venait d'être imprimée. Voltaire lui en envoya un exemplaire sur papier de Hollande, avec un bout de billet où il lui rappelait que tous les vers amoureux répandus autour de Gabrielle, il les avait écrits sous son inspiration et sur ses genoux. La marquise, qui prenait au sérieux son titre d'épouse, ne répondit pas. Peut-être lut-elle les vers amoureux de la Henriade: il y avait de quoi perdre à jamais Voltaire dans son esprit romanesque.
Je ne saurais peindre la fureur de Voltaire. Il fut un peu désarmé en apprenant par madame de Fontaine-Martel que la marquise de Gouvernet avait dégagé son portrait, car elle l'avait mis en gage chez Gersaint, au pont Notre-Dame, à son départ pour Londres.
Voltaire reprit courage dans son ancienne passion et alla bravement à l'hôtel de Gouvernet. «Votre nom? lui demanda un suisse arrogant, taillé en Hercule et tout frappé en or.—Monsieur de Voltaire.—Eh bien, que monsieur s'inscrive, et demain je lui donnerai une réponse; car le nom de monsieur de Voltaire, qui n'est pas connu ici, ne se trouve pas sur la liste de madame la marquise.»
Ce que c'est que la gloire! Voltaire, en ce temps-là, était reçu à bras ouverts dans les meilleures maisons; il était le commensal des ducs et des princes; aussi l'arrogance du suisse de madame la marquise de Gouvernet ne l'humilia pas et le fit mourir de rire. Rentré chez lui, comme il était encore en belle humeur, il prit un chiffon de papier et il écrivit au courant de la plume cette adorable épître à la marquise:
LES VOUS ET LES TU.