← Retour

Le roi Voltaire

16px
100%
J'ai reçu votre mandement;
Je vous offre ma tragédie,
Afin que mutuellement
Nous nous donnions la comédie.

Chaque jour que Voltaire passa à Paris fut marqué d'un triomphe. Les Académies vinrent en corps lui rendre hommage; hormis les courtisans et les prêtres, tout ce qu'il y avait d'illustre à Paris vint demander audience au patriarche de Fernex. Bernardin de Saint-Pierre rapporte qu'il a entendu, dans les carrefours, des portefaix qui se demandaient des nouvelles de la santé de Voltaire.

Le lundi 30 mars 1778, un triomphe plus éclatant que n'en obtinrent jamais monarque ou héros accueillit Voltaire, après plus d'un demi-siècle de gloire et de persécution. Pour la première fois depuis son retour à Paris, il était allé au théâtre et à l'Académie; «les hommages reçus à l'Académie n'ont été que le prélude du triomphe du théâtre.» Tout Paris était sur son chemin; un cri de joie universelle, des acclamations, des battements de mains ont éclaté partout à son passage. Grimm est si enivré de ce triomphe, qu'il en devient éloquent. «Et quand on a vu ce vieillard respectable, chargé de tant d'années et de tant de gloire, quand on l'a vu descendre appuyé sur deux bras, l'attendrissement et l'admiration ont été au comble. La foule se pressait pour pénétrer jusqu'à lui, elle se pressait davantage pour le défendre contre elle-même.» Les comédiens jouaient Irène. Voltaire se plaça dans la loge des gentilshommes de la chambre. Aussitôt qu'il parut, le comédien Brizart vint apporter une couronne de laurier en priant madame de Villette de la placer sur la tête de cet homme illustre. Les spectateurs applaudirent par des cris de joie. Voltaire retira aussitôt sa couronne, les spectateurs le supplièrent de la garder. Il y avait plus de monde encore dans les corridors que dans les loges; toutes les femmes étaient debout. Beaucoup d'entre elles étaient descendues au parterre pour le mieux voir. C'était plus que de l'enthousiasme, c'était une adoration, c'était un culte. On commença la pièce, une mauvaise pièce; on la joua mal; jamais pièce ne fut plus applaudie. Voltaire se leva pour saluer le public. Au même instant on vit paraître sur un piédestal, au milieu du théâtre, le buste du poëte. Tous les acteurs et toutes les actrices soulevaient autour du buste des guirlandes et des couronnes. «A ce spectacle sublime et touchant, s'écrie Grimm, qui ne se serait cru au milieu de Rome ou d'Athènes?» Le nom de Voltaire a retenti de toutes parts avec des acclamations, des tressaillements, des cris de joie et de reconnaissance. L'envie et la haine, le fanatisme et l'intolérance n'ont osé rugir qu'en secret; et pour la première fois peut-être, on a vu l'opinion publique en France jouir avec éclat de tout son empire[94]. Pendant que tous les comédiens surchargeaient le buste de couronnes et de guirlandes, madame Vestris s'avança au bord de la scène pour adresser au dieu même de la fête des vers improvisés par le marquis de Saint-Marc. On joua ensuite Nanine, en laissant le buste sur le théâtre. A la sortie du spectacle, Voltaire, ne respirant plus que par le sentiment de sa royauté, se croyait délivré de tant d'honneurs; mais tout n'était pas fini: les femmes le portèrent, pour ainsi dire, dans leurs bras jusqu'à son carrosse. Il voulait monter, on le retint encore. «Des flambeaux! des flambeaux! que tout le monde puisse le voir!» Enfin, monté dans son carrosse, il lui fallut donner sa main à baiser; on s'accrochait aux portières; on montait encore sur les roues, que déjà les chevaux prenaient le pas; la foule, de plus en plus ivre d'enthousiasme, faisait retentir les airs de son nom. Le peuple, qui était aussi de la fête, criait avec admiration: «Vive Voltaire! Il a été cinquante ans persécuté! vive Voltaire!» Arrivé à la porte de l'hôtel, Voltaire se retourna, tendit les bras en pleurant et s'écria d'une voix brisée: «Vous voulez donc m'étouffer sous des roses?»[95]

Voltaire était tellement habitué à vivre pour ainsi dire dans l'équipage de la mort, qu'il croyait vivre toujours.

Cependant le docteur Tronchin disait par ordonnance: «M. de Voltaire vit à Paris sur le capital de ses forces; il ne devrait vivre que de la rente.» En effet, il menait la vie la plus agitée et la plus laborieuse: non-seulement il travaillait, discutait et donnait audience du matin au soir; mais le soir venu, il allumait la lampe pour veiller. Qui le croirait? ce révolutionnaire universel voulait apporter l'esprit de la révolution jusque dans le Dictionnaire de l'Académie. Pour se reposer, il montait dans son carrosse, «son carrosse couleur d'azur, parsemé d'étoiles,» pour aller chez une duchesse ou chez une comédienne. A force d'avoir l'esprit en éveil, il en vint à ne pouvoir plus dormir; il prit de l'opium, se trompa sur la dose et tomba dans le demi-sommeil de la mort[96], après avoir écrit à d'Alembert: «Je vous recommande les vingt-quatre lettres de l'alphabet;» et au comte de Lalli, dont le père venait d'être réhabilité par le parlement: «Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle. Il embrasse bien tendrement M. de Lalli. Il voit que le roi est le défenseur de la justice: il mourra content.»

L'histoire de la mort de Voltaire est couverte d'un nuage. Un curé, qui avait converti l'abbé de l'Attaignant, abbé sans foi et poëte sans poésie, voulut convertir aussi Voltaire. Il lui écrivit pour lui demander audience. Voltaire accorda l'audience et lui dit: «Je vous dirai la même chose que j'ai dite en donnant la bénédiction au petit-fils de l'illustre et sage Franklin: Dieu et la liberté! J'ai quatre-vingt-quatre ans, je vais bientôt paraître devant Dieu, créateur de tous les mondes. C'est encore ce que je dirai.—Ah! monsieur, dit le curé, que je me croirais bien récompensé si vous étiez ma conquête! Ce Dieu miséricordieux ne veut pas votre perte. Revenez donc à lui, puisqu'il revient à vous.—Mais je vous dis que j'aime Dieu, reprit Voltaire.—C'est beaucoup, dit le curé; mais il faut en donner des marques, car un amour oisif ne fut jamais le vrai amour de Dieu, qui est actif.» Le curé s'en alla, il revint et obtint du mourant une profession de foi très-chrétienne; mais le curé de Saint-Sulpice perdit tout en voulant tout avoir. Jaloux d'être devancé par un autre, il exigea un désaveu de toutes les doctrines contraires à la foi. Voltaire ennuyé demanda un peu de repos pour mourir. Le curé de Saint-Sulpice ne se tint pas pour battu: bravant les railleries de d'Alembert, de Diderot, de Condorcet, de tous les philosophes qui encourageaient Voltaire «à mourir comme un sage,» il vint jusqu'au dernier jour lui crier aux oreilles: «Croyez-vous à la divinité de Jésus-Christ?» Selon Condorcet, Voltaire aurait répondu, de guerre lasse: «Au nom de Dieu, monsieur, ne me parlez plus de cet homme-là!» Je ne crois pas à cette antithèse sacrilége; ou bien si Voltaire l'a faite, il n'avait plus sa tête, comme a dit le curé. Je crois plutôt à cette simple réponse rapportée par d'autres contemporains: «Laissez-moi mourir en paix.»

Il mourut trois heures après, «expirant des fatigues de sa gloire,» selon l'expression de M. Mignet, et oubliant de faire un testament digne d'un roi. Sa mort fut aussi agitée que sa vie; le repos, du reste, n'était pas encore venu pour lui. Paris rejeta son corps. On voulut exiler encore une fois celui qu'on avait si souvent exilé. Voltaire s'était préparé une simple tombe dans le cimetière de Fernex, «un pied dans l'église, un pied hors l'église,» sous le ciel où il avait vieilli et où il avait fait du bien; on ne voulut pas même lui accorder ce coin de terre qui était à lui. On décida que celui qui avait fait bâtir l'église n'avait pas droit de cité dans le cimetière. L'abbé Mignot, son neveu, emporta en toute hâte le corps du poëte dans un monastère dont il était l'abbé. L'évêque de Troyes, indigné qu'un pareil homme reposât dans la terre sainte de son diocèse, envoya la défense de l'enterrer. Il n'était plus temps: Voltaire était scellé dans une des chapelles; le prieur fut destitué.

Voltaire fut vengé. Son frère de Prusse ordonna un service solennel dans l'église catholique de Berlin, où parut toute son Académie; et, à la tête de son armée, tout en défendant les droits des princes de l'Empire, il prononça l'éloge de son frère Voltaire, qui, selon lui, valait toute une académie et dont la mémoire devait s'accroître d'âge en âge. «Il m'a fallu parcourir l'espace de dix-sept siècles pour trouver un homme, le seul Cicéron, digne de lui être comparé.»

L'impératrice de Russie porta aussi le deuil de son frère et allié. Elle voulut avoir sa bibliothèque, que dis-je! elle voulut avoir tout Fernex. «C'est dans son superbe parc de Czarsko-Zelo que doit être bâti le château pareil à celui de Fernex, avec toutes ses attenances et dépendances. Il y sera élevé un muséum, dans lequel on arrangera les livres dans l'ordre où ils étaient placés. Le sieur Wagnières, secrétaire du défunt, doit se rendre à Pétersbourg à cet effet. La statue du maître s'élèvera au milieu.[97]»

Une grande dame, madame la marquise de Boufflers, qui n'était pas poëte, le devint pour chanter Voltaire:

Dieu sait bien ce qu'il fait, La Fontaine l'a dit:
Si j'étais cependant l'auteur d'un si grand œuvre,
Voltaire eût conservé ses sens et son esprit;
Je me serais gardé de briser mon chef-d'œuvre.
Celui que dans Athène eût adoré la Grèce,
Que dans Rome à sa table Auguste eût fait asseoir,
Nos Césars d'aujourd'hui n'ont pas voulu le voir,
Et monsieur de Beaumont lui refuse une messe.
Oui, vous avez raison, monsieur de Saint-Sulpice.
Eh! pourquoi l'enterrer? n'est-il pas immortel?
A ce divin génie on peut sans injustice
Refuser un tombeau, mais non pas un autel[98].

Ce ne fut pas tout: le 11 juillet 1791, par un jour orageux,—soleil et pluie,—Voltaire fut porté au Panthéon, le Saint-Denis des rois de la pensée[99]. Ce fut moins le triomphe d'un homme que le triomphe de la philosophie et de l'humanité. Je ne parle pas seulement de cette sombre et vaillante multitude qui accompagnait le char du vainqueur immortel: je parle des morts de tous les temps, victimes connues ou inconnues qui triomphaient, elles aussi, dans ces funérailles, semblables à une apothéose. Sortez de vos tombeaux, de vos bastilles plus noires que des tombeaux; levez-vous sur vos chaises de fer; agitez au milieu des flammes vos mains à demi consumées! Debout! Calas, Sirven, La Barre, vous tous qui avez bu au calice amer de l'injustice humaine, soyez contents, soyez consolés: voici Voltaire, la justice et la réparation, qui passe!

Jamais roi, jamais César n'eut un pareil cortége: la mère lui présente son enfant, le fruit de la douleur; la jeune Amérique, que Voltaire a bénie dans le fils du vieux Franklin, lui offre les libertés conquises avec l'épée de la France, chacune des fleurs qui tombent sur son cercueil couvre une des blessures de l'humanité.

Devant cette majesté qui entre dans la gloire, les profondeurs de la société, les antres de l'histoire, les oubliettes, l'enfer de la vieille Thémis, s'éclairent d'un rayon vengeur. Le bûcher s'éteint; le fouet tombe des mains du bourreau; le gibet tremble; l'arbre de la mort demande à l'arbre de la vie de lui pardonner, le bec du vautour dit à Prométhée: «Tu m'as vaincu!»

Le Masque de fer, le gazetier de Hollande, toutes les figures anonymes de la souffrance suivent les roues de ce char, qui s'avance vers l'Église de pierre du dix-huitième siècle; tous ceux qui ont été jetés sans linceul à l'oubli, au vent, aux gémonies, s'enveloppent des plis de son drap funèbre.

Peuple, voici ton roi! Roi, voici ton peuple!

La belle fête! C'est la fête du roi, mais c'est la fête du peuple. C'est la fraternité qui ferme le passé et qui ouvre l'avenir.

Une ère nouvelle commence: la torture, la question, la roue, les lettres de cachet, toutes les ombres sinistres du passé s'envolent en agitant leurs ailes maudites. A cette vue, l'humanité se soulève à demi sur son lit d'airain. La joie, l'attendrissement, la reconnaissance, sortent des noirs sépulcres, des donjons, des chambres ardentes, des Montfaucons déserts, des in pace vides. Les larmes de joie coulent du cœur humain, qui se rouvre à l'espérance. Et c'est avec ces larmes que le roi Voltaire est sacré pour l'éternité.

NOTES:

[90] A la barrière de Fontainebleau, les commis lui demandèrent s'il n'avait rien à déclarer. «Messieurs, il n'y a que moi de contre-bande,» répondit-il.

[91] J'ai passé deux saisons dans l'appartement de ce grand esprit, dans ce cabinet qui, selon Grimm, ressemble beaucoup plus «au boudoir de la volupté qu'au sanctuaire des Muses».

Sous ces lambris dorés,—dorés pour lui et non pour moi,—sous cet harmonieux plafond où les Muses de Vanloo tressent toujours des couronnes, comme s'il était encore là celui qui les aima toutes sans passion sérieuse, j'ai relu avec une passion sérieuse les contes de Voltaire. C'était relire tout Voltaire.

J'ai déménagé pour deux raisons: la première, c'est que je n'écrivais plus, sous prétexte que Voltaire avait bien assez fait de livres comme cela. La seconde, c'est que les Anglais demandaient trop souvent à voir l'appartement de M. de Voltaire, qu'ils voulaient bien appeler l'homme le plus spirituel de France, ce qui faisait dire à mon groom, gamin de Paris qui n'aimait pas les Anglais: «Oui, mylord, l'homme le plus spirituel de France et d'Angleterre.»

[92] Madame Vestris étant venue le surprendre à son petit lever, il lui dit: «J'ai passé la nuit pour vous comme si j'avais vingt ans.» Il avait refait avec amour le rôle d'Irène.

[93] Selon les gazetiers: «M. de Voltaire avait un habit rouge doublé d'hermine, une grande perruque à la Louis XIV, noire, sans poudre, et dans laquelle sa figure amaigrie était tellement enterrée, qu'on ne découvrait que ses deux yeux, brillants comme des escarboucles. Sa tête était surmontée d'un bonnet carré rouge en forme de couronne, qui ne semblait que posé. Il avait à la main une petite canne à bec-de-corbin: son sceptre de Ferney.

M. de Voltaire se plaignit de la pauvreté de la langue française (M. l'abbé Delille venait de lire un poëme); il parla de quelques mots peu usités, et qu'il serait à désirer qu'on adoptât, celui de tragédien, par exemple, pour exprimer un acteur jouant la tragédie. Notre langue est une gueuse fière, disait-il en parlant de la difficulté d'introduire des mots nouveaux; il faut lui faire l'aumône malgré elle

Je reproduis aussi ces lignes du même journal, qui prouvent jusqu'au dernier jour le patriotisme trop souvent nié de l'auteur de la Henriade:

«M. de Voltaire se trouvant chez madame la maréchale de Luxembourg, il fut question de la guerre. Cette dame souhaitait que les Anglais et nous entendissions assez bien nos intérêts et ceux de l'humanité pour la terminer sans effusion de sang.—Madame, dit le philosophe bouillant, en montrant l'épée du maréchal de Broglie, qui était présent, voilà la plume avec laquelle il faut signer ce traité

[94] Voici un autre témoignage contemporain, celui de M. le comte de Ségur:

«Il faut avoir vu à cette époque la joie publique, l'impatiente curiosité et l'empressement tumultueux d'une foule admiratrice pour entendre, pour envisager et même pour apercevoir ce contemporain de deux siècles, qui avait hérité de l'éclat de l'un et fait la gloire de l'autre.

C'était l'apothéose d'un demi-dieu encore vivant.

On pouvait dire qu'alors il y avait pendant quelques semaines deux cours en France, celle du roi à Versailles et celle de Voltaire à Paris. La première, où le bon roi Louis XVI, sans faste, vivait avec simplicité, paraissait l'asile paisible d'un sage, en comparaison de cet hôtel du quai des Théatins où toute la journée on entendait les cris et les acclamations d'une foule idolâtre qui venait rendre avec empressement ses hommages au plus grand génie de l'Europe.

Dans sa maison, qu'on eût dit alors transformée en palais par sa présence, assis au milieu d'une sorte de conseil composé des philosophes, des écrivains les plus hardis et les plus célèbres de ce siècle, ses courtisans étaient les hommes les plus marquants de toutes les classes, les étrangers les plus distingués de tous les pays.

Son couronnement eut lieu au palais des Tuileries, dans la salle du Théâtre-Français: on ne peut peindre l'ivresse avec laquelle cet illustre vieillard fut accueilli par un public qui remplissait à flots pressés tous les bancs, toutes les loges, tous les corridors, toutes les issues de cette enceinte. En aucun temps la reconnaissance d'une nation n'éclata avec de plus vifs transports.»

[95] L'enthousiasme des Parisiens était traversé par quelques railleries. Un joueur de gobelets disait sur la place Louis XV: «Le grand Voltaire, notre maître à tous.»

[96] Ainsi les deux hommes les plus illustres du dix-huitième siècle, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, sont morts par le poison.

[97] Cette souveraine a joint aux présents qu'elle a fait remettre à madame Denis une lettre écrite de sa main. La suscription est: Pour madame Denis, nièce d'un grand homme qui m'aimait beaucoup. Cette épître singulière est un monument à conserver.

«Je viens d'apprendre, madame, que vous consentez à remettre entre mes mains ce dépôt précieux que monsieur votre oncle vous a laissé, cette bibliothèque que les âmes sensibles ne verront jamais sans se souvenir que ce grand homme sut inspirer aux humains cette bienveillance universelle que tous ses écrits, même ceux de pur agrément, respirent, parce que son âme en était profondément pénétrée. Personne avant lui n'écrivit comme lui: il servira d'exemple et d'écueil à la race future. Il faudrait unir le génie à l'esprit, être M. de Voltaire pour l'égaler.»

[98] Il y eut en même temps les injures de quelque rimeur embourbé dans l'infamie.

De vice et de talent quel monstreux mélange!
Son âme est un rayon qui s'éteint dans la fange.
Il est tout à la fois et tyran et bourreau.
Sa dent d'un même coup empoisonne et déchire.
Il inonde de fiel les bords de son tombeau,
Et sa chaleur n'est plus qu'un féroce délire.
S'il n'avait pas écrit, il eût assassiné....

[99] «Le jour n'avait pas été assez long pour ce triomphe. Le cercueil de Voltaire fut déposé entre Descartes et Mirabeau. C'était la place prédestinée à ce génie intermédiaire entre la philosophie et la politique, entre la pensée et l'action. Cette apothéose, c'était l'intelligence qui entrait en triomphatrice sur les ruines des préjugés dans la ville de Louis XIV. C'était la liberté qui prenait possession du temple de Sainte-Geneviève.» Lamartine.


XIV.
LE DIEU DE VOLTAIRE[100].


Dieu et la liberté! disait Voltaire en donnant sa bénédiction au petit-fils de Franklin.

En disant ces mots, il donnait un Dieu au nouveau monde, qui avait la liberté et qui n'avait pas de Dieu. Il donnait la liberté au monde ancien, qui avait Dieu et qui n'avait pas la liberté.

Dieu et la liberté, c'est là tout Voltaire.

Mais quel Dieu et quelle liberté?

N'est-ce pas la liberté révoltée contre Dieu? La liberté de tout dire et de tout nier? Non, c'est la liberté de faire le bien, la liberté de faire le mal, si le mal conduit au bien; la liberté de conscience, la liberté de parler, la liberté d'écrire. Il commence par proclamer le libre arbitre: «On prétend que Dieu ne nous a pas donné la liberté, parce que si nous étions des agents, nous serions en cela indépendants de lui; et que ferait Dieu, dit-on, pendant que nous agirions nous-mêmes? Je réponds à cela deux choses: 1º ce que Dieu fait lorsque les hommes agissent, ce qu'il faisait avant qu'ils fussent, et ce qu'il fera quand ils ne seront plus; 2º que son pouvoir n'en est pas moins nécessaire à la conservation de ses ouvrages, et que cette communication qu'il nous a faite d'un peu de liberté ne nuit en rien à sa puissance infinie, puisqu'elle même est un effet de sa puissance infinie. On objecte que nous sommes emportés quelquefois malgré nous, et je réponds: Donc nous sommes quelquefois maîtres de nous. La maladie prouve la santé, et la liberté est la santé de l'âme.»

Maintenant que Voltaire nous fait libres vis-à-vis de Dieu, il veut nous faire libres vis-à-vis du pape, vis-à-vis du roi, vis-à-vis de l'opinion. Nous n'avons qu'un maître; c'est notre conscience, cette parcelle de Dieu tombée en nous.

Voltaire, qui n'est pas panthéiste, trouve dans la nature l'âme de Dieu, et veut que l'amour de Dieu remplisse le monde. Mais on a allumé assez de bûchers, et l'inquisition a fait son temps. Voltaire ne veut plus entendre les matines de la Saint-Barthélemy. Il permet à Galilée de tourner autour du soleil, et à Spinosa de voir Dieu partout,—ou même de ne le trouver nulle part.

S'il condamne les athées, c'est qu'ils sont armés pour faire le mal. «Une société particulière d'athées, qui ne disputent rien, et qui perdent doucement leurs jours dans les amusements de la volupté, peut durer quelque temps sans trouble; mais si le monde était gouverné par des athées, il vaudrait autant être sous l'empire immédiat de ces êtres infernaux qu'on nous peint acharnés contre leurs victimes. En un mot, des athées qui ont en main le pouvoir seraient aussi funestes au genre humain que des superstitieux. Entre ces deux monstres la raison nous tend les bras.»

La raison! pourquoi Voltaire ne dit-il pas Dieu?

Il revient plus d'une fois sur ce thème. «Le fanatisme est certainement mille fois plus funeste que l'athéisme; car l'athéisme n'inspire point de passion sanguinaire, mais le fanatisme en inspire; l'athéisme ne s'oppose pas aux crimes, mais le fanatisme les fait commettre. Supposons avec l'auteur du Commentarium rerum gallicarum, que le chancelier de L'Hospital fut athée; il n'a fait que de sages lois, et n'a conseillé que la modération et la concorde: les fanatiques commirent les massacres de la Saint-Barthélemy. Hobbes passa pour un athée; il mena une vie tranquille et innocente: les fanatiques de son temps inondèrent de sang l'Angleterre, l'Écosse et l'Irlande. Spinosa enseigna l'athéisme: ce ne fut pas lui assurément qui eut part à l'assassinat juridique de Barneveldt; ce ne fut pas lui qui déchira les deux frères de Witt en morceaux et qui les mangea sur le gril. Je ne voudrais pas avoir affaire à un prince athée qui trouverait son intérêt à me faire piler dans un mortier: je suis bien sûr que je serais pilé. Je ne voudrais pas, si j'étais souverain, avoir affaire à des courtisans athées dont l'intérêt serait de m'empoisonner: il me faudrait prendre au hasard du contre-poison tous les jours. Il est donc absolument nécessaire, pour les princes et pour les peuples, que l'idée d'un Être suprême, créateur, gouverneur, rémunérateur et vengeur, soit profondément gravée dans les esprits. Il y a des peuples athées, dit Bayle dans ses Pensées sur les comètes. Les Cafres, les Hottentots, les Topinambous, et beaucoup d'autres petites nations n'ont point de Dieu: ils ne le nient ni ne l'affirment; ils n'en ont jamais entendu parler. Dites-leur qu'il y en a un, ils le croiront. Dites-leur que tout se fait par la nature des choses, ils vous croiront de même. Prétendre qu'ils sont athées est la même imputation que si l'on disait qu'ils sont anticartésiens: ils ne sont ni pour ni contre Descartes. Ce sont de vrais enfants: un enfant n'est ni athée ni déiste; il n'est rien.»

Et Voltaire conclut que puisqu'il y a un Dieu, il faut croire en Dieu[101].

Quand Voltaire avait passé trois heures dans sa bibliothèque, il allait se reposer dans son parc, sous quelque ramée chantante, où la nature, qui ne parle ni hébreu, ni grec, ni latin, comme a dit Malebranche, lui prouvait, dans son éloquence, le néant des systèmes. «O mon Dieu! je te cherche: où es-tu?» disait-il après une injure à Patouillet et avant une aumône faite à deux mains, ne se rappelant pas sans doute les paroles de saint Jean: «Quand nous verrons Dieu tel qu'il est, nous serons semblables à lui,» ou les paroles de saint Augustin sur la sagesse éternelle, qui ne parle à la créature que dans le secret de sa raison. C'était tous les jours pour Voltaire un nouveau voyage dans les profondeurs plus ou moins ténébreuses, plus ou moins étoilées. Il portait jusque dans les abîmes de la pensée humaine le flambeau de la raison. Seulement, tout émerveillé qu'il était par les hypothèses lumineuses de la philosophie, comme l'astrologue par les étoiles dans le ciel nocturne, il se laissait tomber dans le puits de la vérité et y éteignait son flambeau.

Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.

C'est le cri d'un logicien qui veut gouverner le monde. Voltaire, qui ne veut gouverner que sa raison, commence par reconnaître la nécessité d'un Dieu, qui est l'âme et la lumière du monde, qui sera la récompense des bons et le châtiment des méchants.

Il ne veut pas d'un Dieu tout fait; il veut créer son Dieu comme tous les philosophes, ce qui fait que, depuis le commencement du monde, c'est Dieu qui est créé à l'image de l'homme.

Comme Socrate, Voltaire ose méconnaître les dieux de son pays, il cherche Dieu hors de l'Église; il s'incline devant le Christ, mais sans plus d'émotion que s'il passait devant Platon. Selon Platon, Dieu nous a donné deux ailes pour aller à lui, l'amour et la raison. Jésus dit que l'amour est la souveraine raison. Mais Voltaire ne croit pas que l'amour dise le dernier mot, et il interroge sa raison. «Si un catéchisme annonce Dieu aux enfants, Newton le démontre aux sages. Le mouvement des astres, celui de notre petite terre autour du soleil, tout s'opère en vertu des lois de la mathématique la plus profonde. Comment Platon, qui ne connaissait pas une de ces lois, le chimérique Platon, qui disait que la terre était fondée sur un triangle équilatère, et l'eau sur un triangle rectangle, l'étrange Platon, qui dit qu'il ne peut y avoir que cinq mondes, parce qu'il n'y a que cinq corps réguliers; comment, dis-je, Platon qui ne savait pas la trigonométrie sphérique, a-t-il eu cependant un génie assez beau, un instinct assez heureux pour appeler Dieu l'éternel géomètre, pour sentir qu'il existe une intelligence formatrice? Spinosa lui-même l'avoue. Il est impossible de se débattre contre cette vérité qui nous environne et qui nous presse de tous côtés. Mais, où est l'éternel géomètre? Est-il en un lieu, ou en tout lieu, sans occuper d'espace? je n'en sais rien. Est-ce de sa propre substance qu'il a arrangé toutes choses? je n'en sais rien. Est-il immense sans quantité ou sans qualité? je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est qu'il faut l'adorer et être juste.»

C'est la parole du sage et non du chrétien. Plus tard il cherchera et ne trouvera pas mieux l'image du Créateur. «Si le Phlégéthon et le Cocyte n'existent point, cela n'empêche pas que Dieu existe. Je veux mépriser les fables et adorer la vérité. Si on m'a peint Dieu comme un tyran ridicule, je ne le croirai pas moins sage et moins juste. Je ne dirai pas, avec Orphée, que les ombres des hommes vertueux se promènent dans les Champs-Élysées; je n'admettrai point la métempsycose des pharisiens, encore moins l'anéantissement de l'âme avec les sadducéens. Je reconnaîtrai une Providence éternelle, sans oser deviner quels seront les moyens et les effets de sa miséricorde et de sa justice. Je n'abuserai point de la raison que Dieu m'a donnée; je croirai qu'il y a du vice et de la vertu, comme il y a de la santé et de la maladie; et enfin, puisqu'un pouvoir invisible, dont je sens continuellement l'influence, m'a fait un être pensant et agissant, je conclurai que mes pensées et mes actions doivent être dignes de ce pouvoir qui m'a fait naître.»

En philosophie, c'est toujours la loi de Voltaire: qu'il vaut mieux renoncer aux dogmes d'Épicure qu'à la raison. Il n'a qu'un dogme: la raison. Mais il a le tort de n'avoir pas d'autre loi en religion, là où le sentiment, sur ses ailes de flamme, s'élance au delà des mondes, pendant que la raison chemine toujours sur la terre. Comment montera-t-il jusqu'à Dieu? «Il y a l'infini entre Dieu et nous.» Est-ce avec le compas de la géométrie qu'il mesurera les espaces? En vain il va de Lucrèce à Spinosa, n'étudiant que le monde visible et cherchant le grand mot dans la nature. Mais il se détourne et lève les yeux: «Nous ignorons ce qui pense en nous.» Il appelle Dieu, il croit au lendemain de sa vie: «Nous ne pouvons savoir si cet être inconnu ne survivra pas à notre corps.» Il reconnaît que ce n'est pas seulement M. de Voltaire qui pense en lui; il est possédé d'un esprit qui a vécu et qui vivra, une monade, une flamme, un démon, un dieu, et il décide que «l'immortalité de l'âme n'est pas une vérité probable, mais une vérité mathématique. Dieu est sage, il proportionne les moyens à la fin; or la destinée de l'âme est immense, et la vie physique mesurée à quelques jours. Dieu est juste; il donne à chacun selon ses œuvres; or, toute punition et toute récompense n'est pas donnée ici-bas[102]

Les ennemis de Voltaire l'expliquent à leur gré, comme les impies expliquent l'Évangile. On le prend au mot sur une lettre ou une satire échappée à la colère du moment; on le condamne, grâce à une contradiction inspirée un jour de bataille. Avant tout, Voltaire était poëte; il croyait à ses vers; il ne prévoyait pas qu'on réimprimerait après lui sa polémique en prose. On n'a fait grâce à sa personne d'aucun billet, même des billets de confession. Dans sa poésie, comment parle-t-il à Dieu au bord de la tombe?

O Dieu qu'on méconnaît, ô Dieu que tout annonce,
Entends les derniers mots que ma bouche prononce!
Si je me suis trompé, c'est en cherchant ta loi;
Mon cœur peut s'égarer, mais il est plein de toi.

Il cherchait la loi de Dieu, mais si la révélation lui montrait la loi écrite, il brisait les tables de la loi. C'est la justice de Dieu et non Dieu lui-même qui remplit son cœur.

Son amour ne brûle pas du sacré enthousiasme, c'est l'amour de Dieu, moins le sentiment divin; aussi, son Dieu n'a-t-il ni majesté ni poésie. C'est un Dieu géomètre—l'éternel géomètre de Platon—moins l'horizon radieux du philosophe grec. Voltaire ne veut monter jusqu'à Dieu que par le chemin de la raison, avec le compas de Newton, et non avec les ailes de l'âme.

Il n'est spiritualiste qu'à mi-chemin. Tout en disant à Spinosa les paroles de Bossuet: «Chez vous tout est Dieu, excepté Dieu même,» il n'est pas éloigné d'adorer Dieu dans la nature; il ne voit pas que la nature est une œuvre divine, où le Créateur ne s'est pas plus enfermé que Michel-Ange dans ses groupes. Il a des aspirations vers le bien plutôt que vers le beau; il ne couronne pas la vérité des fleurs divines de l'idéal, il est plus fanatique qu'enthousiaste de la raison.

Comment Voltaire aime-t-il Dieu? Aimera-t-il Dieu pour lui-même?

«Les disputes sur l'amour de Dieu ont allumé autant de haines qu'aucune querelle théologique. Les jésuites et les jansénistes se sont battus pendant cent ans à qui aimerait Dieu d'une façon plus convenable, et à qui désolerait le plus son prochain. Dès que l'auteur du Télémaque, qui commençait à jouir d'un grand crédit à la cour de Louis XIV, voulut qu'on aimât Dieu d'une manière qui n'était pas celle de l'auteur des Oraisons funèbres, celui-ci, qui était un grand ferrailleur, lui déclara la guerre et le fit condamner dans l'ancienne ville de Romulus, où Dieu était ce qu'on aimait le mieux après la domination, les richesses, l'oisiveté, le plaisir et l'argent. Si madame Guyon avait su le conte de la bonne vieille qui apportait un réchaud pour brûler le paradis et une cruche d'eau pour éteindre l'enfer, afin qu'on n'aimât Dieu que pour lui-même, elle n'aurait peut-être pas tant écrit. Elle eût dû sentir qu'elle ne pouvait rien dire de mieux. Mais elle aimait Dieu et le galimatias si cordialement, qu'elle fut quatre fois en prison pour sa tendresse.»

Voltaire prodiguait trop son cœur aux hommes pour que ses expansions eussent le temps de chercher le chemin du ciel. Il n'était pas de ceux qui s'agenouillent comme Marie, et qui s'anéantissent aux pieds du Sauveur dans des extases infinies. Il voulait être lui-même un sauveur sur la terre, et, comme Marthe, il s'occupait de tant de choses qu'il remettait les affaires de Dieu au lendemain.

L'horreur des ténèbres avait jeté de trop bonne heure Voltaire dans ce plein midi de la raison qui supprime les demi-teintes du sentiment. Quand le jour est plus vif, le regard voit peut-être moins loin. Comme ces jeunes filles de Lacédémone, habituées à être nues, qui gardaient leur sagesse à la condition de perdre leur pudeur, Voltaire, vis-à-vis de Dieu, s'est dépouillé trop tôt de la robe de lin du lévite, et la sagesse du philosophe n'a pas rayonné de tout son prisme, parce qu'elle n'était pas emportée en avant par les saintes vertus de l'enthousiasme. Dans son horreur du mal, dans son amour du bien, il a les vertus de l'apôtre, mais il n'en a pas la poésie. Il avait trop peur d'ensevelir la vérité sous les symboles; il ne voulait pas, comme la sibylle, que la forêt fût ténébreuse.

Chose étrange! le théologien qui succède à Bossuet, ce tonnerre qui parle du ciel, c'est Voltaire, ce soleil de la raison. C'est la même fureur de vérité. Ils dépenseront tous les deux leur vie à convaincre leur siècle.

Il y a la tradition de la foi et la tradition de l'histoire. Bossuet ne connaît que l'histoire de Dieu sur la terre. Voltaire ne connaît dans le ciel que l'histoire de l'homme. Bossuet va de Dieu à l'homme, Voltaire de l'homme à Dieu. L'homme de Voltaire est un exemplaire du Créateur aussi bien que l'homme de Bossuet. Mais, tandis que l'évêque de Meaux le condamne à porter sa croix, le pape de Fernex le relève du péché originel et déclare qu'on s'est déjà trop égorgé pour l'amour de Dieu. Il pleure de vraies larmes sur les quatre-vingt-dix mille victimes de la Saint-Barthélemy. «Il est bon, pourtant, que de si grands exemples de charité n'arrivent pas trop souvent. Il est beau de venger la religion, mais, pour peu qu'on lui fît de tels sacrifices deux ou trois fois chaque siècle, il ne resterait enfin personne sur la terre pour servir la messe.»

Bossuet avait rappelé Dieu dans l'Église, mais Dieu ne descendait plus tous les jours, quand Voltaire y chercha des inspirations. Et Voltaire arma l'ange de la paix pour faire la guerre à l'Église, pour fouetter les sept péchés capitaux qui ont pris pied dans la maison du Seigneur, pour inscrire sur le fronton: Liberté de conscience; pour chasser le mauvais prêtre qui veut que son royaume soit de ce monde, pour prêcher dans la chaire des abbés de cour sa justice et sa charité, pour tuer l'inquisition: «Il n'en reste plus que le nom, s'écriera-t-il bientôt, c'est un serpent dont on vient d'empailler la peau.»

Et quand l'Église s'indignait d'être ainsi violée dans sa force, Voltaire lui criait: «Je n'agiterais pas dans ton sein mon glaive de feu, si tu étais restée l'épouse fidèle de Jésus-Christ. Mais tu as trahi Dieu, et je viens au nom de Dieu, armé de son amour, châtier la femme adultère, qui laisse mendier à sa porte pendant qu'elle festoie avec le bien des pauvres.» Ç'a été une des forces de Voltaire de parler toujours au nom des vertus chrétiennes. Ç'a été sa force contre l'Église que de lui prendre ses armes pour la combattre[103].

Mais, dans l'aveuglement de son amour de Dieu,—de son Dieu à lui,—il porta sa main,—ce jour-là sacrilége,—sur le Dieu de tout le monde, sur le Fils de Dieu. Il croyait le délivrer de sa couronne d'épines, mais il fit saigner une fois de plus le front du Sauveur.

Le génie humain s'élève toujours assez haut pour comprendre que la parole de Jésus était la parole de Dieu. Mais Voltaire ne savait pas lire l'Évangile. Mais Voltaire n'admettait pas que la plus belle philosophie, si elle n'a que des équations d'algèbre pour remplacer la victime du Calvaire, sera impuissante à consoler Lazare et Madeleine[104]. Aussi n'a-t-il pas connu l'homme dans sa grande figure, c'est-à-dire l'homme divinisé.

Voltaire, qui disait qu'on ne fait rien de rien, prenait, comme Prométhée, de l'argile pour faire des hommes, quand le christianisme lui enseignait qu'il fallait prendre la chair éternellement ressuscitée de Dieu.—Ecce homo!—dit l'humanité en voyant le Christ, et le trait d'union sublime qui marie le ciel à la terre.

Oportet hæreses esse: «Il faut qu'il y ait des hérésies,» a dit l'Apôtre; et les siècles amoncelés lui ont toujours donné raison. Le débat ne s'est pas interrompu, et dans un âge où les avocats de la foi ont continué leurs controverses avec les protestants de la conscience. Le jour où, à la tribune, un des plus vaillants soldats que l'Évangile ait comptés dans nos temps, M. de Montalembert, s'écriait: «Nous sommes les fils des croisés, et nous ne reculerons pas devant les fils de Voltaire,» M. de Montalembert entrait dans le vrai sens de la question éternelle; et lui-même, en cette déclaration de résistance, il concluait, comme le disciple du Sauveur, à la fatalité de ces hérésies, dont la plus ardente et la plus vivace fut celle qui dure encore, et qui pour pape revendique le roi Voltaire.

Combien de sages qui sont allés par delà les audaces de Voltaire! Lamennais a été plus amer que Candide quand il s'est écrié: «Voulez-vous que je vous dise ce que c'est que le monde? une ombre de ce qui n'est pas, un son qui ne vient de nulle part et qui n'a pas d'écho, un ricanement de Satan dans le vide.»

On a dit de Voltaire: «Ce maître des philosophes avait élevé un mur entre le ciel et lui.» Mais n'est-ce pas avec les murs de l'Église, ruinée par les prêtres, que Voltaire avait bâti son mur? Et le mur s'élevait-il plus haut que l'Église pour cacher le ciel?

Et d'ailleurs, ce n'est pas un mur que Voltaire a mis entre le ciel et lui, c'est la nature.

Voltaire restera seul grand parmi les grands hommes de son siècle, parce qu'il s'est plus humilié que les autres devant la nature, parce qu'il n'a pas voulu, comme ses contemporains, refaire l'œuvre de Dieu: «Je m'en rapporte toujours à la nature, qui en sait plus que nous. Je ne vois que des gens qui se mettent sans façon à la place de Dieu, pour créer un monde avec la parole. Qu'ils disent donc comme lui: Fiat lux!» N'est-ce pas parler avec la vraie éloquence de celui qui a créé toutes les lumières, la lumière du monde et la lumière de l'esprit? Devant cette humilité du philosophe, on est tenté de prendre en pitié la lanterne sourde de tous ces Diogènes qui cherchent Dieu dans l'homme; mais quand on voit Voltaire porter d'une main si ferme et lever si haut le flambeau de la raison, on s'approche de lui avec respect et on reconnaît que c'est quelquefois le feu du ciel qui brûle dans sa main.

Oui, cet homme qui rit souvent, qui se perd à force d'esprit, qui se retrouve à force de raison, est plus près de la sagesse que les penseurs moroses, amers ou majestueux de son siècle. Qui songe aujourd'hui à habiter la Salente de Fénelon ou la forêt de Jean-Jacques? Qui voudrait vivre dans les royaumes ou dans les républiques de l'abbé de Saint-Pierre, de Fontenelle, de l'abbé de Mably, de Holbach? Autant vaudrait vivre dans un rêve. Voltaire est toujours éveillé. L'humanité trouverait toutes ses lois dans ses œuvres[105]. Aussi, à sa mort, il prévit que le temps n'était pas éloigné où la Sorbonne toute vivante rendrait moins de décrets que Voltaire du fond de son tombeau.

Le Dieu de Voltaire est obscurci par les nuages de la contradiction. La lumière humaine vacille toujours dans les mains de l'homme.

Voltaire (n'est-ce pas une des faiblesses du génie gentilhomme?) ne voulait pas à certains jours d'une politique et d'une religion à l'usage de tout le monde. Il songeait à créer une république de philosophes, comme Platon avait créé la sienne. Il croyait que les gueux devaient rester ignorants, pour n'avoir que les aspirations de la nature. «La philosophie, disait-il, ne sera jamais faite pour le peuple. La canaille d'aujourd'hui ressemble en tout à la canaille d'il y a quatre mille ans[106].» Il dit encore: «Nous n'avons jamais voulu éclairer les cordonniers et les servantes. C'est le partage des apôtres.» C'est le blasphème d'un grand seigneur et non d'un philosophe. Mais tout en blasphémant et tout en niant la canaille, Voltaire travaillait pour Dieu et pour le peuple. Il dit quelque part des apôtres: «Ces douze faquins.» Il fut, sans le savoir, le treizième faquin.

Oui, le treizième faquin, lui qui prêchait la justice, lui qui prêchait la paix, lui qui, dans le plus beau de ses vers, proclame que Jésus-Christ

A daigné tout nous dire en nous disant d'aimer.

Et quand il parle ainsi de son rôle d'ouvrier dans la vigne du Seigneur:

Mais, de ce fanatisme ennemi formidable,
J'ai fait adorer Dieu, quand j'ai vaincu le diable.
Je distinguai toujours de la religion
Les malheurs qu'apporta la superstition[107].
L'Europe m'en sut gré; vingt têtes couronnées
Daignèrent applaudir mes veilles fortunées,
Tandis que Patouillet m'injuriait en vain.
J'ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin.
On les vit opposer, par une erreur fatale,
Les abus aux abus, le scandale au scandale;
Parmi les factions ardents à se jeter,
Ils condamnaient le pape et voulaient l'imiter.
L'Europe par eux tous fut longtemps désolée.
Ils ont troublé la terre, et je l'ai consolée.

Souvent, là où le Christ finit l'œuvre d'amour, Voltaire commence l'œuvre de justice. Voltaire a écrit l'Évangile des droits de l'humanité quand on commençait à ne plus lire l'Évangile des droits de Dieu. Voltaire, qui a eu aussi dans sa vie des heures de rédemption, croyait que les derniers apôtres avaient dit leur dernier mot. Selon lui, l'Église envahissante masquait le ciel. On avait bâti un temple à Dieu pour cacher Dieu. Voltaire voulut montrer Dieu dans le cœur de l'homme. Du pied du Golgotha il dit de sa voix railleuse, amère et attendrie: «Ce n'est pas seulement Dieu que vous avez cloué là sur le gibet; que vous avez flagellé et couronné d'épines; que vous avez abreuvé de fiel et de vinaigre; que vous avez insulté jusque dans ses mortelles souffrances; ce n'est pas seulement Dieu qui pleure ses larmes et son sang depuis dix-huit siècles, c'est l'humanité. Dieu n'a sauvé que l'homme divin, je sauverai l'homme humain.»

Un jour tout sera bien, voilà notre espérance;
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.

Tout sera bien, c'est le dernier mot de la philosophie de Voltaire. «La Vérité est la fille du Temps.» Dieu n'a pas voulu, quand il tira le monde du néant, parachever son œuvre; il a daigné la remettre aux mains de sa créature. Les grands sculpteurs et les grands peintres, s'il est permis de les comparer au Maître des maîtres, ont signé leurs chefs-d'œuvre avant d'y avoir dit leur dernier mot. Il faut bien que tout le monde soit content, même la critique. On ne retouche pas aux œuvres des peintres et des sculpteurs, parce qu'on espère les surpasser, mais on retouche tous les jours d'une main pieuse à l'œuvre de Dieu.

Tout homme porte en soi un exemplaire de l'infini; tout homme naît avec les aspirations du beau et du bien; tout homme meurt en regrettant les journées perdues sans l'amour et sans la justice. Pendant que la moisson jaunit et que la forêt chante, la raison travaille. C'est l'arche sainte lancée dans la mer des siècles, qui marche, marche, marche toujours vers le rivage. Le rivage n'est pas loin; la colombe est déjà partie. Quand l'arche abordera, tout sera bien, car on verra enfin descendre sur la terre la Vérité, la Raison et la Justice, ces trois vertus théologales de la philosophie, qui sont les vertus théologales de l'Église de Voltaire.

Pourquoi Voltaire a-t-il laissé l'Amour à la porte? Pourquoi cette Église, comme le poëme de pierre des architectures gothiques, ne s'élève-t-elle pas plus haut dans les nues?

NOTES:

[100] «C'est un malheur, mais la France est de la religion de Voltaire,» a dit Napoléon Ier.

Si la France est de la religion de Voltaire, c'est que Voltaire a fait, comme Dieu et comme Napoléon, les hommes à son image.

Napoléon, qui voulait la religion, voulait comme Voltaire,—il voyait plus loin que Voltaire,—que la religion fût la suprême philosophie:

«Moi aussi je suis un philosophe, et je sais que, dans une société quelle qu'elle soit, nul homme ne saurait passer pour vertueux et juste, s'il ne sait d'où il vient et où il va. La simple raison ne saurait nous fixer là-dessus; sans la religion, on marche continuellement dans les ténèbres.»

[101] Les incrédules qui ont lu Voltaire lui ont prêté leur athéisme, comme en politique les furieux de liberté lui ont prêté leur démagogie. M. de Barante a relevé Voltaire des inconséquences de ses écoliers sans discipline.

«Babouc, chargé d'examiner les mœurs et les institutions de Persépolis, reconnaît tous les vices avec sagacité, se moque de tous les ridicules, attaque tout avec une liberté frondeuse. Mais lorsque ensuite il songe que de son jugement définitif peut résulter la ruine de Persépolis, il trouve dans chaque chose des avantages qu'il n'avait pas d'abord aperçus, et se refuse à la destruction de la ville. Tel fut Voltaire. Il voulait qu'il lui fût permis de juger légèrement et de railler toute chose; mais un renversement était loin de sa pensée: il avait un sens trop droit, un dégoût trop grand du vulgaire et de la populace, pour former un pareil vœu. Malheureusement, quand une nation en est arrivée à philosopher comme Babouc, elle ne sait pas, comme lui, s'arrêter et balancer son jugement; ce n'est que par une déplorable expérience qu'elle s'aperçoit, mais trop tard, qu'il n'aurait pas fallu détruire Persépolis.»

[102]

Un calife autrefois, à son heure dernière,
Au Dieu qu'il adorait dit pour toute prière:
«Je t'apporte, ô seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n'as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux et l'ignorance.»
Mais il pouvait encore ajouter l'espérance.

[103] Ainsi avait fait Pascal. M. Edgar Quinet a dit: «Ce qui fait de la colère de Voltaire un grand acte de la Providence, c'est qu'il frappe, il bafoue, il accable l'Église infidèle par les armes de l'esprit chrétien. Humanité, charité, fraternité, ne sont-ce pas là les sentiments révélés par l'Évangile! Il les retourne avec une force irrésistible contre les violences des faux docteurs de l'Évangile. L'ange de colère verse, dans la Bible, sur les villes condamnées, tout ensemble le soufre et le bitume, au milieu des sifflements des vents: l'esprit de Voltaire se promène ainsi sur la face de la cité divine. Il frappe à la fois de l'éclair, du glaive, du sarcasme. Il verse le fiel, l'ironie et la cendre. Quand il est las, une voix le réveille et lui crie: Continue! Alors il recommence, il s'acharne; il creuse ce qu'il a déjà creusé; il ébranle ce qu'il a déjà ébranlé; il brise ce qu'il a déjà brisé! car une œuvre si longue, jamais interrompue et toujours heureuse, ce n'est pas l'affaire seulement d'un individu; c'est la vengeance de Dieu trompé, qui a pris l'ironie de l'homme pour instrument de colère.»

[104] Voltaire lui-même, quand il est malade, blessé par un pamphlétaire ou blessé par la fièvre, s'exaspère jusqu'à perdre sa philosophie. Pascal gagne la sienne à souffrir, parce que la souffrance lui apprend mieux le mystère de Jésus.

[105] «L'humanité, en effet. Voltaire ne travailla jamais, et c'est sa grandeur pour un coin de l'espace, ou pour une heure du temps. Mais n'est-ce pas là la gloire du dix-huitième siècle tout entier?» Guizot.

[106] Voltaire, en 1791, eût peut-être émigré avec Rivarol. Il s'est toujours un peu moqué des républiques. «Quand je vous suppliais, écrivait-il au roi de Prusse, d'être le restaurateur des beaux-arts dans la Grèce, ma prière n'allait pas jusqu'à vous conjurer de rétablir la démocratie athénienne: je n'aime point le gouvernement de la canaille.» Mais il aimait la canaille, ce fond de douleur de l'humanité.

[107] «Peut-être que parmi nous plus d'un eût agi comme Voltaire, s'il eût vécu sous un système qui regardait Alexandre Borgia comme un de ses guides spirituels; un système qui maintenait dans tous ses excès criminels une aristocratie empruntant une partie de ses ressources aux dépouilles de l'autel; un système qui pratiquait la persécution comme moyen de conviction, et qui jetait dans les flammes un enfant de dix-huit ans, accusé d'avoir ri pendant que passait une procession de prêtres. Telles étaient les effroyables erreurs et les abus qui se présentaient à l'esprit de Voltaire lorsqu'il attaqua les superstitions romaines, et dévoila le libertinage et l'intolérance du clergé usurpateur.» Lord Brougham.


XV.
LES ŒUVRES DE VOLTAIRE.


I.

Les œuvres de Voltaire se composent de soixante-dix volumes[108]. Son œuvre, c'est la raison armée d'esprit.

A son point de départ dans la vie, Voltaire semble avoir compris qu'il avait trop de chemin à faire pour descendre toujours au fond des choses, lui qui voulait régner à toutes les surfaces. En poésie comme en histoire, en histoire comme en philosophie, il ouvre une glorieuse campagne; mais dès qu'il a pris quelques drapeaux, il crie victoire et court à d'autres aventures. Il voyage à bride abattue sur les deux hémisphères de la pensée. Rien ne l'arrête, il ira partout, même quand il ne saura pas son chemin. Mais connaîtra-t-il bien le pays parcouru? Non. Il a tout vu à vol d'oiseau, avec le regard de l'aigle, il est vrai, mais le vol de l'aigle est trop rapide. Comme l'aigle aussi, il a osé regarder le soleil, mais le soleil ne lui a-t-il pas donné plus d'éblouissement que de lumière?

Au lieu de chercher la Muse dans la forêt ténébreuse de l'inspiration, il l'a violée gaiement après souper, sans bien savoir si c'était la Muse. Au lieu d'étudier pieusement les archives du passé pour écrire l'histoire, il inventait l'histoire. «On fait l'histoire, l'histoire n'est jamais faite.» Dieu n'a-t-il pas créé le monde à son image? Voltaire créait à l'image de son esprit. Le philosophe était-il plus convaincu que le poëte et l'historien, lui qui, tour à tour, riait de ses timidités et surtout de ses audaces?

Ce qui domine dans son œuvre comme dans ses œuvres, c'est le sentiment du bien plutôt que le sentiment du beau; car, pour le philosophe, le beau n'est pas toujours le bien. Toutefois, j'essayerai de démontrer que le sentiment du beau, qui est le sentiment de l'art, a aussi préoccupé Voltaire.

Winckelmann disait avec quelque raison: «La plupart des écrivains ne sont pas plus en état de parler des œuvres d'art que les pèlerins ne le sont de donner une exacte description de Rome.» On avait la foi, on n'avait pas les yeux. Les écrivains français réfugiés en Hollande s'épuisaient en disputes théologiques et ne dépensaient pas une heure devant Rembrandt, qui était pourtant un fier théologien, et devant Ruysdaël, qui chantait la poésie de l'œuvre de Dieu. Jean-Jacques lui-même, Jean-Jacques, qui avait une palette si lumineuse et un pinceau si vif, passait par Venise sans voir les peintres vénitiens. S'il rapportait un tableau de l'Adriatique, c'était un tableau à la Jean-Jacques et non à la Giorgione.

Voltaire, avant que Diderot eût parlé, avait le sentiment de l'art. A chaque page de ses lettres, on voit qu'il aspire au pays des chefs-d'œuvre. Il dit sans cesse qu'il ne veut pas mourir sans avoir reçu au Vatican, non pas la bénédiction du pape, mais celle de Michel-Ange, ce pape éternel de l'art moderne. Il veut voir Titien à Venise, Raphaël à Rome. Il veut voir à Pompéi et à Herculanum les vestiges de l'art antique. Quoique toujours malade, il n'ira pas en Italie pour le soleil, mais pour les enfants du soleil. Que lui importe s'il souffre! c'est sa destinée. Son esprit passe toujours avant son corps.

Voltaire proclame la suprématie universelle des arts plastiques. «Il n'en est pas de la peinture comme de la musique et de la poésie. Une nation peut avoir un chant qui ne plaise qu'à elle, parce que le génie de sa langue n'en admettra pas d'autres; mais les peintres doivent représenter la nature, qui est la même dans tous les pays[109]

Voltaire a jugé un peu de haut, dans son Siècle de Louis XIV, les peintres français du dix-septième siècle. Mais il a vu juste, comme presque toujours, plus juste que Diderot jugeant les peintres du dix-huitième siècle. Voltaire voyait par l'œil simple, Diderot était trop artiste pour bien voir: la passion a toujours des prismes devant les yeux. Que si, dans cent ans, on consulte le jugement de nos meilleurs critiques contemporains sur les peintres du dix-neuvième siècle, on s'apercevra, je le crains bien, qu'ils se sont plus trompés que Voltaire.

L'historien était en Prusse lorsqu'il écrivit le Siècle de Louis XIV. Il regrettait, pour parler des peintres, de ne pas revoir leurs tableaux; mais son vif souvenir lui permit de ne pas se tromper. Selon lui, Poussin est le peintre des penseurs, mais il lui reproche d'avoir outré le sombre du coloris de l'école romaine. Pour Voltaire, Le Sueur est un peintre qui avait élevé son art au plus haut point, mais qui mourut trop jeune. On méprise beaucoup Le Brun; Voltaire, tout en lui préférant Le Sueur, le reconnaît grand maître. «Son tableau de la Famille de Darius, qui est à Versailles, n'est point effacé par le coloris du tableau de Paul Véronèse, qu'on voit à côté.» Et Voltaire constate que par le dessin, la composition, la grandeur et le sentiment, on laisse derrière soi les peintres qui n'ont que leur palette. Il veut qu'il n'y ait de grands peintres que ceux-là qui travaillent pour être gravés.

Voltaire n'aime pas beaucoup Mignard, mais il salue avec sympathie Bourdon et Valentin. Non-seulement il proclame Rigaud un grand portraitiste, mais il signale comme un chef-d'œuvre digne d'être comparé aux tableaux de Rubens le tableau où Rigaud a représenté le cardinal de Bouillon ouvrant l'année sainte.

Où Voltaire se trompe, c'est devant le Salon d'Hercule de Lemoine, qu'il regarde avec trop d'enthousiasme comme une des grandes pages de l'histoire de l'art; mais il ne se trompe ni sur Desportes, ni sur Oudry, les peintres d'animaux; ni sur Raoux, ce peintre inégal qui se souvient des Vénitiens et des Flamands; ni sur les Boulogne, le bon Boulogne et le mauvais Boulogne; ni sur Watteau, qui excelle dans le gracieux, «comme Teniers a excellé dans le grotesque;» ni sur Santerre, dont il vante les grâces et les voluptés, dont le coloris «vrai et tendre» lui fait chanter un hymne devant le tableau d'Adam et Ève, où Santerre a représenté, après la lettre, Philippe d'Orléans et la marquise de Parabère.

Dans une lettre au comte d'Argental, Voltaire s'indigne de voir la cour préférer le dernier des Coypel[110] au dernier des Vanloo. Il s'indigne avec raison; car, entre le peintre prétentieux qui se laissait comparer à Raphaël, et le peintre sans prétention qui peignait d'immortels déjeuners de chasse avec un pinceau parisien et une palette flamande, il y avait tout un abîme.

Voltaire croyait que le dix-huitième siècle l'emporterait par le ciseau sur le siècle de Louis XIV.

Il attendait son voyage à Rome pour avoir une opinion sur l'architecture; il admirait la colonnade du Louvre, mais il ne levait jamais les yeux sur Notre-Dame de Paris. S'il vante la façade de Saint-Gervais, c'est qu'il a demeuré rue de Longpont. Il avait mieux étudié la gravure. Il possédait beaucoup d'estampes d'après les écoles italienne, flamande et française. Il aimait les ciselures, les médailles, les montres, les éventails. On consultait son goût chez le duc de Sully, chez la marquise de Mimeure, chez le maréchal de Villars, sur les tentures, les tapisseries[111], les porcelaines. Dans les jardins, quoiqu'il appréciât Le Nôtre, il ne voulait pas, comme Boileau, qu'on taillât sous ses yeux l'if et le chèvrefeuille.

Voltaire aimait les beaux livres et se préoccupait de l'art typographique. Il veillait sur les éditions de ses œuvres avec une sollicitude jalouse. Non-seulement il désignait les peintres et les dessinateurs pour les estampes, mais il rédigeait lui-même les sujets à graver.

Il disait sans cesse, en traversant le vieux Paris, sans air et sans soleil, qu'il lui semblait plutôt un repaire de truands qu'un pays habité par le peuple le plus spirituel de la terre: «Quand donc un autre Louis XIV bâtira-t-il le Versailles du peuple? C'était en vain qu'il parlait de Paris aux ministres et aux maîtresses du roi; on lui répondait que le Trianon était un séjour charmant. Et Voltaire s'écriait avec chagrin: «S'il ne se trouve ni un roi ni un homme pour rebâtir Paris, il faut pleurer sur les ruines de Jérusalem.»»

Et quand il voit que Louis XV ne bâtira ni Versailles ni Paris, qu'il se contentera d'édifier la Madeleine, pour que toutes ses maîtresses aillent y répandre un jour les larmes de la pénitence, Voltaire s'adresse aux Parisiens eux-mêmes. Il leur rappelle que Londres, consumée par les flammes, se releva en deux années devant les bravades de toute l'Europe, qui lui disait: «Dans vingt ans tu ne seras encore qu'une ruine[112]

Voltaire s'est indigné, lui aussi, de voir le Louvre inachevé:

Monument imparfait de ce siècle vanté
Qui sur tous les beaux-arts a fondé sa mémoire,
Vous verrai-je toujours, en attestant sa gloire,
Faire un juste reproche à sa prospérité?
Faut-il que l'on s'indigne alors qu'on vous admire;
Et que les nations qui veulent nous braver,
Fières de nos défauts, soient en droit de nous dire
Que nous commençons tout pour ne rien achever?
Sous quels débris honteux, sous quel amas rustique
On laisse ensevelis ces chefs-d'œuvre divins!
Quel barbare a mêlé la bassesse gothique
A toute la grandeur des Grecs et des Romains?
Louvre, palais pompeux dont la France s'honore,
Sois digne de ce roi, ton maître et notre appui;
Embellis les climats que sa vertu décore,
Et dans tout ton éclat montre-toi comme lui.

Les vers de Voltaire, écrits sur les genoux de madame de Pompadour, qui décorait la vertu de Louis XV, ne firent pas continuer le Louvre. En ce temps-là, Paris était à Versailles, et le palais des chefs-d'œuvre était le Parc-aux-Cerfs.

II.

Que redirai-je en feuilletant une fois encore ces œuvres de Voltaire, que ne protégent ni les dieux ni les Muses peut-être, mais qui ont donné au monde poétique un dieu et une Muse de plus?

Voltaire, comme l'a dit un historien, est toute la poésie du dix-huitième siècle. Ce qui ne l'oblige pas à être un grand poëte.

Quand Arouet se baptisa Voltaire, la place était à prendre dans la poésie. Il n'avait qu'à paraître avec ses rayons lumineux pour chasser dans le ciel nocturne toutes ces étoiles plus ou moins scintillantes qui s'appelaient Chaulieu, Hamilton, Dufresny, Jean-Baptiste Rousseau, l'abbé de Choisy, Destouches, Piron, La Motte. A sa première tragédie, quelque mauvaise qu'elle fût, il devait vaincre Crébillon le tragique. Campistron s'était vaincu lui-même. A sa première épître il devait vaincre Chaulieu, qui s'en allait, et Gresset, qui venait. Mais il ne devait pas atteindre André Chénier, ni Lamartine, ni Victor Hugo. Il n'avait pas, comme disait Pindare, «la chaste lumière des muses sonores».

J'ai dit que Voltaire n'avait pas écrit ses confessions; il a mieux fait, il les a chantées. Dans sa poésie familière, il est personnel et intime comme les muses les plus expansives du dix-neuvième siècle.

Il aimait mieux les figures de l'Olympe que les figures de la Bible, mais il n'est pas plus olympien que biblique. Il est le poëte de son temps[113].

Voltaire, historien, faisait trop l'histoire, mais il la faisait à la manière de Xénophon et de Tite-Live[114]. Et puis, à côté du lumineux historien des faits, qui continue la tradition de la Grèce poétique, il y a chez Voltaire l'historien philosophe dont M. de Pongerville a résumé le génie en quelques traits décisifs: «Voltaire trouva dans le passé des leçons pour l'avenir. Avec lui l'histoire devint le tribunal où comparurent les oppresseurs et les opprimés; on jugea les prétentions des uns et les droits des autres. On se persuada, enfin, que l'homme peut penser ce qu'il veut, et dire ce qu'il pense[115]

La nature, qui embaume les livres de Jean-Jacques, ne montre pas un pan de sa robe dans ceux de Voltaire[116], c'est la nature académique de Boileau qui inspire le poëte de la Henriade.

Dans toute la Henriade, la nature ne se montre pas davantage. «Il n'y a pas, disait Delille, d'herbe pour nourrir les chevaux, ni d'eau pour les abreuver.» Au seizième siècle, la nature inspirait les poëtes; Boileau vint, qui lui mit la perruque solennelle de la cour de Louis XIV: ainsi, dans l'Épître à son jardinier, que dis-je, jardinier? Antoine, gouverneur de mon jardin d'Auteuil, Antoine dirige l'if et exerce sur les espaliers l'art de La Quintinie. De là une note du poëte pour expliquer cet hémistiche: «Jean de La Quintinie, directeur des jardins fruitiers et potagers du roi.» Une autre note avait déjà averti le lecteur que Boileau n'eût pas daigné parler de son jardinier, si Horace n'avait pas chanté son fermier. Comme Boileau était écouté des poëtes de son temps, la poésie dédaigna au dix-septième siècle la jupe rayée des hameaux et la primevère des prairies, les cascades de la fontaine et les harmonies de la forêt, les rêveries du sentier et les spectacles de la montagne. Il fut décidé que le jardin de Versailles était seul digne, grâce à ses ifs et à ses statues, d'être chanté dans les grands vers. La Fontaine, qui n'écoutait personne, osa chanter la fumée des fermes et la rosée des chemins. Par malheur, Voltaire était de l'école de Boileau.

Voltaire jugeait vite et jugeait bien[117]. Il disait de Rivarol: «C'est un feu d'artifice tiré sur l'eau.» Quoi de plus original et de plus vrai que ce qu'il dit de Marivaux: «C'est un homme qui connaît tous les sentiers qui aboutissent au cœur humain, mais qui n'en sait pas la grand'route.» Nul mieux que lui ne décochait l'épigramme. «Œdipe, s'écriait La Motte, c'est le plus beau sujet du monde: il faut que je le mette en prose.—Faites cela, dit Voltaire, et je mettrai votre Inès en vers.» Parlant de Marmontel et de sa Poétique: «Comme Moïse, il conduit les autres à la terre promise, quoiqu'il ne lui soit pas permis d'y entrer.» Il se moquait finement des jugements du monde. Un jour, chez le prince de Conti, on déchirait, avec quelque raison, les fables de La Motte en vantant celles de La Fontaine. «A propos, dit Voltaire, je sais une fable de La Fontaine qui n'a jamais été imprimée.—Comment! une fable de La Fontaine? dépêchez-vous donc de nous la dire.» Et Voltaire l'ayant dite: «Voilà de l'admirable! Ce n'est pas comme ces vilaines fables de La Motte; que de naturel! que de grâce!—Eh bien! messieurs, s'écria Voltaire, cette fable charmante que vous admirez tous est pourtant de La Motte[118]

Voltaire est presque abandonné au théâtre, parce que, plus fidèle aux idées de son siècle qu'à l'idée éternelle de la grandeur et de la beauté, il s'est fait une arme de chacune de ses tragédies pour combattre des préjugés qu'il a vaincus. Napoléon, qui pardonnait à Voltaire quand Talma jouait Œdipe, relisait Mahomet à Sainte-Hélène. «Quand la pompe de la diction, les prestiges de la scène ne trompent plus l'analyse ni le vrai goût, alors Voltaire perd immédiatement mille pour cent. On ne croira qu'avec peine qu'au moment de la révolution, Voltaire eût détrôné Corneille et Racine: on s'était endormi sur les beautés de ceux-ci, et c'est au premier consul qu'est dû le réveil.» Mais Voltaire s'était lui-même rendu justice. «Vous savez bien, fripon que vous êtes, écrit-il à Voisenon, que les tragédies de Crébillon ne valent rien, et je vous avoue en conscience que les miennes ne valent pas mieux; je les brûlerais toutes si je pouvais; et cependant j'ai encore la sottise d'en faire, comme le président Hubert jouait du violon à soixante-dix ans, quoiqu'il en jouât fort mal et qu'il fût cependant le meilleur violon du parlement[119]

Faut-il parler des comédies de Voltaire? «Voltaire n'a été bon plaisant que dans son propre rôle.» C'est M. Villemain qui a dit cela. Toutefois, qui donc a le droit de se montrer si sévère contre Nanine et l'Enfant prodigue? Alfred de Musset se retrouvait en famille dans la maison d'Euphémon, et Louison est la petite-nièce de Nanine.

C'est dans ses contes qu'il faut surtout chercher Voltaire: c'est là que son génie s'épanouit en toute liberté; c'est là qu'il nous surprend par sa gaieté profonde et sa raison souveraine; c'est là qu'avec son rire éclatant il nous jette la vérité à pleines mains: c'est Rabelais, c'est Montaigne, c'est Voltaire[120].

Il y a un chef-d'œuvre de Voltaire qui renferme tout Voltaire: c'est Candide, un simple roman; mais ce simple roman, c'est tout l'esprit français[121], depuis la philosophie jusqu'à la grâce. Oui, tout Voltaire: l'imagination et la raillerie, la grandeur et la concision. La simplicité s'y promène toute nue, mais avec les mains pleines de roses et de diamants, comme la reine de Golconde. Oui, tout l'esprit français est là. Que dis-je? Swift et Sterne ont-ils plus d'humour? L'Arioste est-il plus romanesque? Cervantes se joue-t-il mieux de la folie et de la raison? Dans l'antiquité, qui donc eût raconté ce poëme enjoué de la misère humaine? Voltaire, qui jusque-là s'était montré plutôt un dessinateur qu'un peintre, semble avoir trouvé, comme par merveille, une palette préparée par un des rois de la couleur. Comme sa touche est spirituelle et lumineuse! Quelles oppositions! quels effets! quels miracles! Tous ses tableaux sont étincelants d'une immortelle lumière. C'est qu'il avait pris une torche de l'enfer pour regarder l'humanité de face et de profil. Le vieux Dante n'était pas descendu si loin. L'humanité s'était laissé surprendre un jour de colère sur son lit de douleur[122].

Voltaire n'est pas seulement dans ses contes, il est dans toute son œuvre; les ébauches mêmes indiquent la main puissante d'un grand maître; le plus mauvais de ses pamphlets est encore digne de nos études, comme la plus simple de ses lettres, datée d'une heure ou d'un jour, est écrite pour l'immortalité.

Aujourd'hui que la langue française est devenue un labyrinthe où la pensée ne tient pas toujours le fil d'Ariane, ce style de Voltaire nous frappe et nous séduit comme un beau rayon de lumière. Rien n'est plus franc, rien n'est plus simple, rien n'est plus beau; jamais l'esprit et la raison n'ont si bien marché du même pas. Il ne lui manque rien, si ce n'est la grandeur qui naît du sentiment. «Voltaire rit de tout, dit M. de Sacy; mais un vers dur le fait sauter sur son fauteuil; une faute de goût le met en colère même contre une impiété, et la seule chose qu'il ne pardonne pas à un philosophe, c'est de mal écrire. Vous haussez les épaules de cette passion pour les mots? Eh bien, avec votre dédain pour ces futilités littéraires, ayez, je vous prie, la grâce et la légèreté de Voltaire; écrivez avec plus de naturel et de liberté que lui; faites petiller plus d'idées dans un style plus coulant et plus simple! Le style, c'est la beauté de la pensée, comme les bois, les eaux, la lumière, sont les beautés du monde.» Le style de Voltaire, c'est la beauté de sa pensée. Il avait horreur des phrases. «Vos belles phrases! lui dit-on un jour.—Mes belles phrases! mes belles phrases! Apprenez que je n'en ai pas fait une de ma vie.»—Quel éloge de lui-même! quelle critique des autres!

III.

Pour bien juger un homme, il faut, après l'avoir vu à distance, aller jusqu'à lui, évoquer, comme disait Bacon, le génie de son temps, se faire pour une heure un homme de son siècle. Après toutes les métamorphoses provoquées par Voltaire, dans la France des idées, les armes de cet impitoyable combattant nous paraissent émoussées, à nous critiques d'un autre siècle; mais si par enchantement nous allions nous réveiller sous le règne de Louis XV, combien ne serions-nous pas émerveillés de l'héroïsme téméraire de cet homme qui fut longtemps seul de son parti! En effet, quelle était la France de Louis XV, la France des idées, la tête de la nation? Aux beaux jours de l'antiquité, le penseur n'avait qu'à dire à sa pensée: «Va, le jour est venu.» Mais en l'an de grâce 1750, trois siècles après la découverte de l'imprimerie, la pensée du philosophe rencontrait à chaque pas une sentinelle qui lui disait: «On ne passe pas.» Le livre ne s'envolait pas comme un oiseau de la fenêtre du penseur; il était soumis au censeur, à l'exempt, à l'humeur du ministre, à la critique du confesseur, à la fantaisie de la maîtresse, le ministre ne parlant qu'après la maîtresse et le confesseur. On sait trop bien que Voltaire et Jean-Jacques, d'Alembert et Diderot n'avaient pas, comme Molière et Corneille, approbation et privilége du roi. Si Voltaire secouait ses mains pleines de lumières, c'était hors de France, dans les marais de la Hollande, dans les brouillards de l'Angleterre, dans les déserts de la Suisse. Si une seule fois le censeur laissait passer une œuvre de Voltaire; cette œuvre s'appelait la Princesse de Navarre ou le Poëme de Fontenoy! Mais si Voltaire ose penser, halte là! on a commencé par la Bastille, on a continué par l'exil, on va finir je ne sais où. En attendant, Voltaire, gentilhomme du roi de France, ami du roi de Prusse et de l'impératrice de Russie, prend des pseudonymes pour oser dire la vérité. Ce n'était qu'un jeu, direz-vous cent ans après, tout en souriant des folies de Louis XV. C'était si peu un jeu, que Voltaire, malgré sa témérité, passa toute sa vie aux portes de la France, lui qui tenait au cœur de la France. C'était si peu un jeu, que Voltaire, mort, n'eut que par surprise un tombeau dans sa patrie.

Voltaire a dit: «Si quelqu'un veut se donner la peine de nous répondre, ce sera un Prométhée qui nous apportera le feu céleste.» Voltaire voulut s'appeler Prométhée II, mais il lui manqua le feu céleste.

Voltaire est plus grand que sa philosophie, parce qu'il y a en lui plus qu'un philosophe; il y a en lui plus qu'un poëte, il y a un homme. Si Dieu ne rayonne pas comme le soleil de l'infini dans la sagesse du philosophe ni dans les vers du poëte, Dieu inspire l'homme vers la vérité et la justice.

Le mot qui résumerait le plus nettement le génie de Voltaire serait la raison. Toutes ses œuvres sont là pour l'attester, poésie ou prose, poëme ou pamphlet, tragédie ou conte. Cette raison sans merci nous a supprimé bien des pages charmantes où son esprit eût si luxueusement doré les arabesques de la fantaisie. Oui, la raison, cette vigne sans ivresse où se sont abreuvés Charron, Montaigne, Molière, La Fontaine. La raison, n'est-ce pas le sentiment du beau et du bien? n'est-ce pas la corne d'abondance d'où tombent tous les fruits du génie? Est-ce avec autre chose que Voltaire a produit des chefs-d'œuvre littéraires et remué l'humanité? N'est-ce pas avec la raison qu'il a vaincu les mauvais philosophes et les mauvais dévots?

Dans l'œuvre de Voltaire, la raison se montre à chaque pas, comme une âme qui éclaire et qui anime. Il y a un poëte qui chante, mais il y a aussi un homme qui va dire la vérité. Ce n'est point assez de parler la langue des dieux, il veut parler aussi la langue des hommes. «Sa prose est une épée; elle brille, elle siffle, elle pousse en avant, elle tue,» a dit M. Désiré Nisard. C'est avec cette épée flamboyante qu'il traverse l'histoire, la philosophie et la religion, répandant la lumière et combattant l'erreur—souvent par l'erreur.

En poésie, dans la poésie de Voltaire lui-même, la raison a souvent tort, car la raison proscrit l'enthousiasme et la témérité. Or y a-t-il un grand poëte sans ces deux majestueux défauts? Voltaire n'a pu se sauver que dans le conte, l'épître et la satire. Là, c'est l'esprit qui parle dans toute sa grâce, dans tout son feu, dans tout son charme. Quelquefois la fantaisie vient d'un pied léger se hasarder dans le domaine de Voltaire; elle y chante le Mondain, elle y dit les Vous et les Tu. Mais presque toujours, dans cette poésie étincelante, l'esprit seul a la parole.

Si la raison a tort dans la poésie qui s'élève sur les ailes de la rêverie et de l'enthousiasme, la raison reprend bien sa place dans la poésie qui raisonne tout en rimant, dans la poésie qui parle à l'idée tout en parlant au sentiment. Ainsi, n'est-ce pas la raison qui a présidé à ces tragédies, ces contes, ces épîtres, où Voltaire court de rime en rime à la recherche de la vérité?

Suivez pas à pas cette raison par toutes ses routes fertiles: en philosophie, elle a créé la critique; elle a saisi hardiment, d'une main impitoyable, le côté ridicule de toutes les philosophies qui s'étaient pavanées ici-bas dans leur robe de pourpre ou dans leurs guenilles. En politique, la raison de Voltaire produit l'amour de la patrie et l'amour de la liberté; elle relève l'homme à sa hauteur, elle proscrit les traces dernières de la féodalité, elle glorifie la noblesse du cœur et de l'esprit[123]. En religion, la raison de Voltaire se passionne; mais n'est-ce pas souvent la raison? S'il est allé trop loin, c'est qu'il pressentait qu'il perdrait du terrain. N'écrivait-il pas à d'Alembert: «Le temps fera distinguer ce que nous avons pensé d'avec ce que nous avons dit?»

Et quand on a lu Voltaire, quand on a vécu sa vie, quand on a étudié ce grand homme dans son œuvre comme dans ses œuvres, on dit avec Gœthe: «On n'est point surpris que Voltaire se soit assuré en Europe, sans contestation, la monarchie universelle des esprits: ceux mêmes qui auraient eu des titres à lui opposer reconnaissaient sa suprématie, et donnaient l'exemple de n'être que les grands de son empire. Depuis sa mort, la renommée fait encore retentir d'un pôle à l'autre le bruit de sa gloire immortelle. Voltaire sera toujours regardé comme le plus grand homme en littérature des temps modernes, et peut-être même de tous les siècles; comme la création la plus étonnante de l'auteur de la nature, création où il s'est plu à rassembler une seule fois, dans la frêle et périlleuse organisation humaine, toutes les variétés du talent, toutes les gloires du génie, toutes les puissances de la pensée.»

Que dire après Gœthe, celui-là qui a continué le dix-huitième siècle en plein dix-neuvième siècle?

NOTES:

[108] Voltaire ne comptait pas. Il s'effrayait quelquefois de tant de papier sillonné. «Sans compter, disait-il, que je ferais un beau volume de mes sottises!»

[109] Voltaire s'élève contre les académies, parce que pour lui la seule académie, c'est la nature; pour lui, le goût académique est mortel; il restreint le talent au lieu de l'étendre:

«Les académies sont, sans doute, très-utiles pour former les élèves, surtout quand les directeurs travaillent dans le grand goût: mais si le chef a le goût petit, si sa manière est aride et léchée, si ses figures grimacent, si ses tableaux sont peints comme les éventails; les élèves, subjugués par l'imitation ou par l'envie de plaire à un mauvais maître, perdent entièrement l'idée de la belle nature. Il y a une fatalité sur les académies: aucun ouvrage qu'on appelle académique n'a été encore, en aucun genre, un ouvrage de génie: donnez-moi un artiste tout occupé de la crainte de ne pas saisir la manière de ses confrères, ses productions seront compassées et contraintes: donnez-moi un homme d'un esprit libre, plein de la nature qu'il copie, il réussira. Presque tous les artistes sublimes ou ont fleuri avant les établissements des académies, ou ont travaillé dans un goût différent de celui qui régnait dans ces sociétés.»

[110] Coypel, qui croyait écrire avec son pinceau et peindre avec sa plume:

On dit que notre ami Coypel
Imite Horace et Raphaël,
A les surpasser il s'efforce;
Et nous n'avons point aujourd'hui
De rimeur peignant de sa force,
Ni peintre rimant comme lui.

[111] Voltaire voulut avoir la Henriade en tapisserie. Il écrivit de Cirey à l'abbé Moussinot:

«Allez donc, mon cher ami, dans le royaume de M. Oudry. Je voudrais bien qu'il voulût exécuter la Henriade en tapisserie; j'en achèterais une tenture. Il me semble que le temple de l'Amour, l'assassinat de Guise, celui de Henri III par un moine, saint Louis montrant sa postérité à Henri IV, sont d'assez beaux sujets de dessins: il ne tiendrait qu'au pinceau d'Oudry d'immortaliser la Henriade et votre ami.»

Mais son trésorier l'avertit que cette édition de la Henriade le ruinerait, et il y renonça.

[112] «Nous possédons dans Paris de quoi acheter des royaumes: nous voyons tous les jours ce qui manque à notre ville, et nous nous contentons de murmurer. On passe devant le Louvre et on gémit de voir cette façade, monument de la grandeur de Louis XIV, du zèle de Colbert et du génie de Perrault, cachée par des bâtiments de Goths et de Vandales. Nous courons aux spectacles, et nous sommes indignés d'y entrer d'une manière si incommode et si dégoûtante. Nous n'avons que deux fontaines dans le grand goût, et il s'en faut bien qu'elles soient avantageusement placées: toutes les autres sont dignes d'un village. Des quartiers immenses demandent des places publiques, et tandis que l'arc de triomphe de la porte Saint-Denis et la statue équestre de Henri le Grand, ces deux ponts, ces deux quais superbes, ce Louvre, ces Tuileries, ces Champs-Élysées égalent ou surpassent les beautés de l'ancienne Rome, le centre de la ville, obscur, resserré, hideux, représente le temps de la plus honteuse barbarie.

A qui appartient-il d'embellir la ville, sinon aux habitants? On parle d'une place et d'une statue du roi; mais depuis le temps qu'on en parle, on a bâti une place dans Londres, et on a construit un pont sur la Tamise. Il est temps que ceux qui sont à la tête de la plus opulente capitale de l'Europe la rendent la plus commode et la plus magnifique. Ne serons-nous pas honteux à la fin de nous borner à de petits feux d'artifice vis-à-vis un bâtiment grossier, dans une petite place destinée à l'exécution des criminels? Qu'on ose élever son esprit, et on fera ce qu'on voudra. Il s'agit bien d'une place! il faut des marchés publics, des fontaines, des carrefours réguliers, des salles de spectacle; il faut élargir les rues, découvrir les monuments qu'on ne voit point, et en élever qu'on puisse voir.»

[113] Je ne sais pas s'il a lu beaucoup la Bible, j'en doute. Au dix-huitième siècle, la poésie de la Bible passait après la poésie de l'Olympe. «Je suis fâché, comme bon chrétien, disait Voltaire, que le sacré n'ait pas le même succès que le profane; mais est-ce ma faute si Jephté et l'arche du Seigneur sont mal reçus à l'Opéra, lorsqu'un grand prêtre de Jupiter et une catin d'Argos réussissent à la Comédie?»

[114] L'historien qui a raconté Cromwell avec la familiarité d'un Bossuet doctrinaire avait le droit de caractériser l'historien de Charles XII. «S'il mêlait les travaux, il ne confondait pas les tons: il ne jeta sur Charles XII rien de la pompe un peu factice qu'il donnait à ses Romains de théâtre. L'ouvrage est dans un goût parfait d'élégance rapide et de simplicité. Pour les choses sérieuses, les descriptions de pays et de mœurs, les marches, les combats, le tour du récit tient de César bien plus que de Quinte-Curce. Nul détail oiseux, nulle déclamation, nulle parure: tout est net, intelligent, précis, au fait, au but. On voit les hommes agir; et les événements sont expliqués par le récit. Il y a même un rapport singulier et qui plaît entre l'action soudaine du héros et l'allure svelte de l'historien. Nulle part notre langue n'a plus de prestesse et d'agilité, nulle part on ne trouve mieux ce vif et clair langage, que le vieux Caton attribuait à la nation gauloise, au même degré que le génie de la guerre: Duas res gens gallica industriosissime persequitur, rem militarem, et argute loqui

[115] Voltaire joue donc un grand rôle comme historien. «La mission qu'imposait l'histoire au dix-huitième siècle—et à Voltaire—était d'en finir avec le moyen âge; il a rempli cette tragique mission; il n'a rempli que celle-là: un siècle, un seul siècle n'est guère chargé de deux missions à la fois; il a détruit, il n'a rien élevé: il ne pouvait faire davantage.»

C'est M. Victor Cousin qui dit cela. M. Victor Cousin a-t-il oublié que le dix-huitième siècle—que Voltaire—a fondé la raison humaine?—après Descartes.

Selon M. Victor Hugo, «Voltaire, comme historien, est souvent admirable; il laisse crier les faits. L'histoire n'est pour lui qu'une longue galerie de médailles à double empreinte. Il la réduit presque toujours à cette phrase de son Essai sur les mœurs: «Il y eut des choses horribles, il y en eut de ridicules.» En effet, toute l'histoire des hommes tient là. Puis il ajoute: «L'échanson Montecuculli fut écartelé; voilà l'horrible. Charles-Quint fut déclaré rebelle par le parlement de Paris; voilà le ridicule.»»

[116] Toutefois, Voltaire écrivant ces vers:

L'arbre qu'on a planté rit plus à notre vue
Que le parc de Versailles et sa vaste étendue,

apprenait aux beaux désœuvrés le chemin des solitudes, comme l'a dit poétiquement un prosateur: «En France, quand nous revenons à la nature, il faut que la muse nous mène par la main.»

[117] Souvent avec un seul mot il peint un homme et son œuvre: Gentil Bernard, l'abbé Greluchon, Babet la Bouquetière, Floriannet, et voilà quatre poëtes jugés. Et quel fin critique quand il n'a pas à juger Shakspeare et Corneille: «Il y a dans tous les arts un je ne sais quoi qu'il est bien difficile d'attraper. Tous les philosophes du monde fondus ensemble n'auraient pu parvenir à donner l'Armide de Quinault, ni les Animaux malades de la peste que fit La Fontaine sans savoir même ce qu'il faisait. Il faut avouer que dans les arts de génie tout est l'ouvrage de l'instinct. Corneille fit la scène d'Horace et de Curiace comme un oiseau fait son nid, à cela près qu'un oiseau fait toujours bien, et qu'il n'en est pas de même de nous autres chétifs.»

[118] Et comme il avait de l'imprévu dans son esprit familier! On contait dans un cercle des histoires de voleurs; quand vint son tour il parla ainsi: «Il était une fois un fermier général... J'ai oublié le reste.»

Et un soir qu'on parlait de l'incorruptibilité du roi de Prusse: «Par où diable, s'écria-t-il, pourrait-on prendre ce prince? il n'a ni conseil, ni chapelle, ni maîtresse.»

[119] Dans ses Études sur les tragiques grecs, M. Patin a répandu la vraie lumière sur la tragédie antique et la tragédie du dix-huitième siècle; il a savamment expliqué pourquoi Voltaire ne pouvait et ne savait continuer Sophocle.

[120] C'est aussi Swift, quand il conte Micromégas; c'est aussi Richardson, quand il écrit le dénoûment de l'Ingénu; c'est aussi Diderot, quand il fait pleurer Jeannot et Colin.

[121] Tout l'esprit humain comme un autre roman, Manon Lescaut, ce chef-d'œuvre qui date du même temps, renferme tout le cœur humain.

[122] «Voltaire sentait si bien l'influence que les systèmes métaphysiques exercent sur la tendance générale des esprits, que c'est pour combattre Leibniz qu'il a composé Candide. Il prit une humeur singulière contre les causes finales, l'optimisme, le libre arbitre, enfin, contre toutes opinions philosophiques qui relèvent la dignité de l'homme; et il fit Candide, cet ouvrage d'une gaieté infernale: car il semble écrit par un être d'une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances, et riant comme un démon, ou comme un singe, des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n'a rien de commun.» Madame de Stael.

[123] C'est l'école de Voltaire en politique qui a dit, par la bouche éloquente de l'un des siens: «Le problème n'est pas de supprimer le mal ou de transformer le monde, mais de faire prévaloir le bien dans le monde tel qu'il est.»


XVI.
LA DYNASTIE DE VOLTAIRE.


Où commence et où finit Voltaire? Les libraires ne parviendront jamais à publier ses œuvres complètes. On a eu beau aller jusqu'à soixante-dix volumes, on a beaucoup omis. Le tome LXXI des œuvres de Voltaire, c'est la révolution française; le tome LXXII, c'est l'esprit nouveau.

Byron a dit, parlant de son héros Napoléon Ier: «L'homme peut mourir, l'âme se renouvelle.» Napoléon III a dit: «Les grands hommes ont cela de commun avec la Divinité, qu'ils ne meurent jamais.»

Voltaire ne mourut pas en 1778.

On a dit que la Révolution française avait été l'apôtre du dix-neuvième siècle. Or la Révolution française a été la parole armée de Voltaire. Un instant, la royauté et l'Église respirèrent, en croyant que six pieds de terre devaient avoir enfin raison de ce révolutionnaire, qui était venu, avec son rire satanique, promener la torche ardente du libre examen devant leurs monuments foudroyés. Mais Voltaire, qui était un esprit et non un corps, venait de sortir plus radieux des ténèbres du tombeau. Il avait jeté ses guenilles au vent pour aller plus vite dans l'espace: le soleil avait dévoré le nuage.

Non, Voltaire ne dort pas là-bas sous les dalles tumulaires de cette abbaye obscure. Son esprit, jusque-là enchaîné dans la prison d'un corps maladif qui lui imposait le tourment du sommeil, son esprit est réveillé pour jamais. On aura beau faire, on ne l'atteindra pas. Il défie maintenant toutes les bastilles et tous les bûchers.

Et de tous côtés fleurira le voltairianisme. Le nouveau monde va devenir le monde nouveau, avec le catéchisme de Voltaire.

Pendant que Ducis lui succède à l'Académie française, Beaumarchais le remplace dans son œuvre révolutionnaire. En France, c'est l'esprit qui tue, quand c'est la raison qui arme l'esprit. Le Mariage de Figaro, c'est la révolution avant la révolution, parce que c'est le tableau d'une société qui tombe d'elle-même. Beaumarchais arracha les masques un jour de fête, et toute la France se reconnut. Mais, comme la fête durait encore, la France rit gaiement d'elle-même sans s'effrayer du danger. Que dis-je? à cette belle heure du carnaval, elle regardait l'abîme avec je ne sais quelle ivresse faite de courage, de poésie et d'imprévu; elle y jetait ses couronnes et ses bouquets, ses sourires et ses pâleurs, tous les souvenirs de la veille, toutes les aspirations du lendemain; elle ne demandait qu'à s'y jeter elle-même.

Voltaire avait commencé la guerre avec une gaieté amère, Beaumarchais la finissait avec un éclat de rire.

Louis XVI, qui savait lire, et qui ne savait pas rire, avait mis son veto sur cette comédie révolutionnaire; mais Marie-Antoinette, qui voulait rire, la joua à Trianon. Quand elle monta sur l'échafaud, ne se souvint-elle pas que dans son règne il y avait eu aussi la folle journée, comme dans le Mariage de Figaro?

Chamfort continuait Voltaire avec l'esprit voltairien. Rivarol le continuait avec l'esprit qui rit de tout, de Voltaire lui-même[124]. Mais le jour des tempêtes est arrivé, Voltaire ne rira plus que sous le masque de Camille Desmoulins, et encore l'espace d'un matin, comme les roses de Fernex. Voici l'heure de toutes les révoltes. 1789 a sonné le glas funèbre et les matines joyeuses.

Napoléon Ier, qui n'aimait pas Voltaire, a pourtant dû reconnaître que Voltaire avait préparé son peuple. La France voltairienne et la France napoléonienne sont la même France, avec deux Églises. Napoléon III a dit de Napoléon Ier qu'il avait été l'exécuteur testamentaire de la Révolution[125]. C'est une grande parole: or, qui avait dicté le testament?

Voltaire et Napoléon ont fait le dix-neuvième siècle; le premier, un grand esprit, a donné la lumière; le second, un grand génie, a débrouillé le chaos.

Voltaire avoue à chaque page de son œuvre qu'il n'est pas maître de lui. Il se croit de la famille de ces esprits dont les actions sont écrites là-haut. Il a ruiné mathématiquement le fatalisme. Mais si le premier venu est libre de faire le bien et le mal, l'homme de génie a une étoile, parce qu'il travaille pour Dieu, même si c'est un athée. Une invisible destinée conduit Voltaire. Jeune, il quitte le lit de sa maîtresse pour armer la raison; mourant, il soulève la pierre du sépulcre pour plaider la cause des sacrifiés.

C'est l'histoire de Napoléon, qui va de conquêtes en conquêtes sans pouvoir s'arrêter. Le héros, qui n'avait que son épée, ne se contentera pas tout à l'heure d'être maître de la France; il voudra conquérir le monde. C'est l'esprit de la révolution qui le pousse, la révolution qui a trouvé son homme pour faire le tour du globe. Le soldat français sera le peuple initiateur, le peuple martyr, le peuple apôtre. Il ira semer son sang jusqu'aux sables des Pyramides, jusqu'aux neiges de Moscou.

Napoléon, c'est le peuple fait empereur. Quand il monte sur le trône de France, il y fait monter la Révolution avec lui. Le pape, qui vient de le sacrer, sacre la Révolution. Le peuple se salue et se reconnaît tous les jours en passant sous le balcon des Tuileries. «Savez-vous pourquoi ils m'aiment? c'est que je suis le peuple couronné,» disait Napoléon à Benjamin Constant.

Waterloo, c'est la revanche des rois. Quand on jette Napoléon à Sainte-Hélène, il semble que la France soit jetée elle-même sur le rocher anglais. Les vieux débris tentent vainement de reconstituer le monument du passé. Le peuple souffre et n'a plus foi; le peuple demande son empereur, vivant ou mort. Sa grande armée se retrouvera debout, comme le grenadier de Henri Heine: «Je resterai dans ma tombe comme une sentinelle, avec ma croix sur le cœur et mon fusil à la main, et quand il passera à cheval je sortirai tout armé du tombeau pour le défendre, lui, l'Empereur.»

Cependant, où est Voltaire. Il est redevenu ambassadeur avec Talleyrand, et roi de France avec Louis XVIII, ce qui ne l'empêche pas de chanter des chansons dans la mansarde de Béranger; d'écrire des pamphlets dans la vigne de Paul-Louis Courier; de monter à la tribune avec le général Foy et Benjamin Constant; de courir toujours le monde et de s'appeler tour à tour Gœthe et Byron[126]; de hanter le Vatican et de rattacher l'école d'Athènes à l'école de Voltaire.

Je reconnais aujourd'hui Voltaire dans chaque génération, dans ses ennemis comme dans ses amis. Joseph de Maistre et Louis Veuillot ont ri du rire de Voltaire contre les voltairiens. Henri Heine a bu la raillerie dans la coupe de Candide; Alfred de Musset paraphrase les Vous et les Tu; Proudhon, fils de Jean-Jacques, a été baptisé par Voltaire[127]. Victor Hugo appelait, il y a vingt ans, Voltaire un singe de génie; mais l'esprit de Voltaire a pénétré le génie de Victor Hugo, qui est maintenant en train de sacrer

«Celui qui dépensa le génie en esprit.»

A l'Académie, tout nouveau venu salue Voltaire roi de l'opinion publique et roi de l'esprit humain. Ainsi a fait hardiment Ponsard, ainsi a fait bravement Émile Augier. L'Académie elle-même n'a-t-elle pas dit, par la bouche éloquente de M. de Salvandy: «Ce que Voltaire a détruit tombait en ruines, ce qu'il a fondé est indestructible[128]

Et, pourtant, un jour est venu où la France tout entière, épouvantée de ces révoltes qui l'ont conduite à l'échafaud, qui l'ont frappée de mort à la retraite de Russie, qui l'ont assassinée à Waterloo, un jour est venu où la France a répudié Voltaire comme son mauvais génie, a menacé son tombeau et a expatrié son esprit. C'était en 1815. Il avait beau crier: «C'est moi qui suis Voltaire, c'est moi qui suis Paris, c'est moi qui suis la France, c'est moi qui suis le monde. J'ai été de toutes les victoires de Bonaparte, j'ai veillé sous sa tente pour le protéger même lorsqu'il me condamnait. Ces victoires perdues pour la France sont des conquêtes éternelles pour l'humanité, car nous avons ensemble labouré la terre par un sillon de lumière.» Il avait beau crier, on le condamnait. Et pendant que Napoléon s'en allait à Sainte-Hélène, César sans épée, mais malgré lui César encyclopédiste, Voltaire s'envolait en Allemagne, tout droit chez Gœthe, avec les vestiges du dernier drapeau de Waterloo.

Mais c'est en vain que la France peu à peu reprise par les ténèbres, la France humiliée devant les rois de l'Europe qu'elle a si longtemps humiliés, défend à Voltaire de revenir jamais. Elle lui ferme les colléges, parce qu'elle se dit que pour ce fléau de l'Église, la jeunesse est une vaillante armée; elle réveille contre lui les haines apaisées; elle met à toutes les frontières quatre hommes et un caporal pour défendre le passage à l'impie. Mais voilà qu'un jour l'impie est revenu. L'imprimerie donne des millions d'ailes à son verbe; les deux mondes réapprennent leurs droits à son école. Et un soir de distraction il entre au cabaret. Le roi Voltaire se fait peuple pour chanter les airs du soldat et de l'ouvrier, les airs connus mais toujours nouveaux qui disent le courage et l'amour. Le ci-devant gentilhomme du roi Louis XV verse à boire au peuple de 1815, pour lui verser à plein verre le patriotisme et la liberté. Et voilà que toute la France chante avec lui. Et voilà qu'un cri du cœur part et retentit dans tous les cœurs. La France qu'il a réveillée, la France lève la tête en chantant le Vieux drapeau.

Le vieux drapeau, ce n'est pas seulement la bannière qui conduisait à la victoire les volontaires de 92 et les grenadiers de Napoléon; le vieux drapeau, c'est aussi le drapeau de Voltaire, car si les héros y ont inscrit le mot Patrie, Voltaire y a inscrit le mot Esprit humain.

NOTES:

[124] Voltaire a dit de Rivarol comme on avait dit de Voltaire: «C'est le Français par excellence.» Voltaire disait plus justement encore: «C'est un Français d'Italie.»

[125] Au commencement de la Révolution, c'est Voltaire qui prédomine; après lui, Jean-Jacques vient, Jean-Jacques est remplacé par Diderot. Voltaire siége à la Constituante, Jean-Jacques préside à la fête de l'Être suprême, Diderot assiste aux fêtes de la Raison.

[126] Lord Byron, un peu fils de Voltaire, l'a reconnu avec un accent d'amour filial: «Voltaire a été appelé un écrivain superficiel par ce même homme, de cette même école qui appelle l'Ode de Dryden une chanson d'homme ivre; cette école, avec tout son bagage d'épopée et d'excursions, n'a rien produit qui vaille ces deux mots dans Zaïre: Vous pleurez! ou un seul discours de Tancrède. Toute la vie de ces apostats, de ces renégats, avec leur morale au thé et leurs trahisons politiques, ne peut offrir, malgré leurs prétentions à la vertu, une seule action qui égale ou approche la défense de la famille de Calas par ce grand et immortel génie, Voltaire l'universel!»

[127] Chez Voltaire, tout disparaît devant l'homme; chez Proudhon, l'homme lui-même disparaît.

[128] Où n'est-il pas, ce fanatique de la raison? Il conte avec Mérimée, il écrivit l'histoire avec Thiers, il raille avec Gozlan, il raisonne avec Karr, il s'indigne avec Michelet, il bataille avec About. Je le sens là qui me tempère aux jours d'enthousiasme en me rappelant que «il faut rire de presque tout».


XVII.
LA COMÉDIE VOLTAIRIENNE.


La vie de Voltaire est une comédie en cinq actes et en prose—une belle comédie à la Molière avec des tableaux à la Shakspeare,—où rayonne la raison humaine dans le génie français.

Le premier acte de la comédie voltairienne se passe à Paris avec les grands seigneurs et les comédiennes; il commence aux fêtes du prince de Conti et finit à la mort de mademoiselle Lecouvreur. C'est un imbroglio où la folie française s'éclaire çà et là du rayonnement tempéré de la raison anglaise. C'est l'époque de la Bastille et de l'exil; mais c'est l'âge des premiers triomphes du poëte et des premières aventures de l'amoureux. Tout le monde a de l'esprit, même quand il faut avoir du cœur. On entre sur la scène en riant de tout, même des dieux. Voltaire est déjà l'ami des rois et l'ennemi de leur royauté, car il pressent la sienne. Comme les dieux de l'Olympe, il a franchi l'espace en trois pas.

Le second acte, plus reposé, mais non pas plus sévère, où l'amour joue encore son rôle, se passe au château de Cirey et à la cour du roi Stanislas. Ce second acte peut s'appeler l'amour de la science et la science de l'amour. Voltaire et la marquise du Chastelet ont retrouvé le paradis perdu, et ils mangent la pomme jusqu'à l'amertume. Apollon ne joue pas de la lyre, et Daphné, au lieu de se cacher dans les chastes ramées, meurtrit son sein sous les livres de géométrie. Leur amour n'est bientôt qu'une fumée sans feu. Le mari joue les Sganarelle, mais l'amant finit par les jouer à son tour; car le jour où Voltaire ramène ses passions sur le rivage, comme le nautonier prudent ramène son navire quand le vent va manquer aux voiles, Saint-Lambert, imprudent comme la jeunesse, emporte en pleine mer la maîtresse de Voltaire, qui meurt bientôt au premier tourbillon.

Que si on trouve que ces deux premiers actes de la comédie durent trop longtemps, je répondrai: J'aurais voulu les faire bien plus longs; car il a raison le poëte Sainte-Beuve qui a dit: «Ce n'est pas tant la vie qui est courte, c'est la jeunesse.»

Le troisième acte se passe à la cour de Frédéric II, à Berlin, à Potsdam, à Sans-Souci, où Voltaire donne des leçons de grammaire et prend des leçons de philosophie. C'est une caricature du Sunium et du Palais-Royal. On parle mal de la sagesse et on ne soupe pas bien. L'Académie de l'algèbre tient trop de place à cette cour sans femmes et sans Dieu. Voltaire joue son rôle avec toutes ses grâces diaboliques, avec tout son esprit surhumain, avec toutes ses colères de lion apprivoisé. Mais le Salomon du Nord a des griffes plus longues que les siennes, il les montrera dès qu'il aura vu le fond de la poétique de Voltaire;—et le courtisan s'enfuit pour faire à son tour le métier de roi,—le seul métier qui fût possible en ce temps-là.

Le quatrième acte se joue à Fernex. Le roi Voltaire prend pied du même coup dans quatre pays, en attendant qu'il règne partout. Il a une cour, il a des vassaux, il a des curés; il bâtit une église et baptise tous les catéchumènes de la philosophie de l'avenir; il apprend l'amour aux puritaines de Genève; il dote la nièce de Corneille; il venge la famille de Calas, il plaide pour l'amiral Byng, pour Montbailly, pour La Barre, pour tous ceux qui n'ont pas d'avocat; il joue Mahomet et César, ce qui fait que son ennemi Jean-Jacques lui écrit: «Je vous hais, parce que vous avez corrompu ma république en lui donnant des spectacles.»

Le cinquième acte se passe à Paris, comme le premier. Mais cet homme qui, au début de l'action, était embastillé, proscrit, bâtonné, revient en conquérant. Tout Paris se lève pour le saluer; l'Académie croit qu'Homère, Sophocle et Aristophane sont revenus sous la figure de Voltaire; la Comédie le couronne de l'immortel laurier. Mais il est bien question du poëte à cette heure suprême! Paris tout entier le tue dans ses embrassements, ce roi de l'opinion qui lui apporte en mourant la conquête des droits de l'homme. Ah! ce fut un beau triomphe, car c'est du jour de la mort de Voltaire que le roi Tout-le-monde a pris sa place au banquet de la vie.

La moralité de cette comédie fut révélée en ce grand jour de fête qui s'appela l'Apothéose de Voltaire; car ce jour-là la Révolution était faite, et on reconnut les conquêtes impérissables de celui qui s'est résumé par ces deux mots: Dieu et la Liberté!


APPENDICE.


I.
LE TESTAMENT DU ROI VOLTAIRE.

Voltaire a légué à la France la Révolution de 1789, à l'Europe la haine des ténèbres, à l'humanité l'évangile du bien, au monde la monnaie de l'esprit.

Tous les philosophes, de Platon à Descartes, avaient bâti des châteaux de fées et combattu des chimères. Voltaire éleva le temple de l'esprit humain et combattit «les monstres de la superstition».

On a dit qu'il aurait mieux fait de mourir sans testament, comme on a dit de Jean-Jacques qu'il aurait mieux fait de mourir sans confession. Voltaire, en effet, écrivit à son dernier jour un testament sous la dictée de sa nièce, où il oubliait les pauvres parce que madame Denis était insatiable. Mais était-ce bien là le testament de Voltaire?

Non, le testament d'un homme de génie, c'est son œuvre.

Une bonne fortune m'a mis entre les mains les derniers papiers de Voltaire—des pensées écrites au jour le jour, souvent pendant les heures blanches de la nuit,—les dernières malices de ce démon sans repentir, les dernières vérités tombées de cette grande âme.

J'ai cherché dans toutes les pages de Voltaire sans retrouver ces pensées, à part quelques-unes recueillies dans le Dictionnaire philosophique. Je les donne dans le beau désordre où je les trouve, comme le graveur qui traduit une ébauche de maître sans oser corriger les fautes du dessin.

On retrouve ici le Voltaire universel: religion, amour, philosophie, littérature, beaux-arts, histoire: toutes les capitales et toutes les provinces du roi tyrannique de l'esprit humain.


Il ne faut pas forcer le peuple; c'est une rivière qui se creuse elle-même son lit; on ne peut faire changer son cours.


Il en est des différents ouvrages comme de la vie civile. Les affaires demandent du sérieux, et le repas de la gaieté. Mais aujourd'hui on veut tout mêler: c'est mettre un habit de bal dans un conseil d'État. Il faut qu'il y ait des moments tranquilles dans les grands ouvrages, comme dans la vie après les instants de passion.


Pourquoi dit-on toujours mon Dieu et notre Dame?


L'auteur le plus sublime doit demander conseil. Moïse, malgré sa nuée et sa colonne de feu, demandait le chemin de Jéthro.


Inscription pour une estampe représentant des gueux.

REX FECIT.


Nous sommes esclaves au point que nous ne pouvons nous empêcher de nous croire libres.


Un médecin croit d'abord à toute la médecine; un théologien à toute sa philosophie. Deviennent-ils savants? ils ne croient plus rien; mais les malades croient et meurent trompés.


O grandeur des gens de lettres! Qu'un premier commis fasse un mauvais livre, il est excellent; que leur confrère en fasse un bon, il est honni.


Celui qui a dit qu'il était le très-humble et très-obéissant serviteur de l'occasion a peint la nature humaine.


Le bonheur est un état de l'âme; par conséquent il ne peut être durable. C'est un nom abstrait composé de quelques idées de plaisir.


Turc, tu crois en Dieu par Mahomet; Indien, par Fo-hi; Japonais, par Xa-ca, etc. Eh! misérable, que ne crois-tu en Dieu par toi-même?


Qui doit être le favori d'un roi? Le peuple: mais le peuple parle trop haut.


L'amour est de toutes les passions la plus forte, parce qu'elle attaque à la fois la tête, le cœur et le corps.


Il faut avoir une religion, et ne pas croire aux prêtres; comme il faut avoir du régime, et ne pas croire aux médecins.


Il n'y a point d'avare qui ne compte faire un jour une belle dépense: la mort vient et fait exécuter ses desseins par un héritier. C'est l'histoire de plus d'un roi de ma connaissance.


Plusieurs savants sont comme les étoiles du pôle, qui marchent toujours et n'avancent point.


On dit des gueux qu'ils ne sont jamais hors de leur chemin; c'est qu'ils n'ont point de demeure fixe. Il en est de même de ceux qui disputent sans avoir des notions déterminées.


L'homme doit être content, dit-on; mais de quoi?


L'abbé de Saint-Pierre a voulu la paix universelle: il ne connaissait pas les lois du monde:

Un homme éternue; un chien épouvanté mord un âne; l'âne renverse la faïence d'un pauvre homme; la faïence renversée blesse un petit enfant. Procès.


Nous traitons les hommes comme les lettres que nous recevons; nous les lisons avec empressement, mais nous ne les relisons pas.


Qui a dit que les paroles sont les jetons des sages et l'argent des sots?


L'ennuyeux est la torpille qui engourdit, et l'homme d'imagination est la flamme qui se communique.


La plupart des hommes pensent comme entre deux vins. N'est-ce pas, monsieur de Maurepas?


Le lit découvre tous les secrets: Nox nocti indicat scientiam.


Cromwell disait qu'on n'allait jamais si loin que quand on ne savait plus où on allait.


Πολιτικοϛ signifiait citoyen: il signifie aujourd'hui ennemi des citoyens.


Prière des pèlerins de la Mecque: «Mon Dieu, délivre-nous des visages tristes!» Ces pèlerins-là avaient été à Pompignan.


On peut dire de la plupart des historiens d'aujourd'hui ce que disait Balzac de La Motte Le Vayer: «Il fait le dégât dans les bons livres.»


On s'est réduit partout à la vie simple. La semaine sainte de Rome et le carnaval de Venise n'ont plus de réputation. On va au bal comme à la messe, par habitude.


Les avares sont comme les mines d'or qui ne produisent ni fleurs ni feuillages.—L'honneur est le diamant que la Vertu porte au doigt.—La plus grande des dignités pour un homme de lettres est sa réputation.—Peser le mérite des hommes! il faudrait avoir la main bien forte pour soutenir une telle balance.—La science est comme la terre; on n'en peut posséder qu'un peu.

Un républicain aime plus sa patrie que ne le fait le sujet d'un roi, parce qu'on aime plus son bien que celui d'autrui.


Pénétration, science, invention, netteté, éloquence, voilà l'esprit.

L'âme est un timbre sur lequel agissent cinq marteaux; chacun frappe en un endroit différent. Il n'y a pas de point mathématique; donc l'âme est étendue, donc elle est matérielle. Dois-je dépouiller un être de toutes les propriétés qui frappent mes sens, parce que l'essence de cet être m'est inconnue? Il se peut faire que nous devenions quelque chose après notre mort: une chenille se doute-t-elle qu'elle deviendra papillon?


Ceux qui se rendent au dernier avis sont comme ces Indiens qui croyaient qu'on allait au ciel avec ses dernières pensées.


Tout corps animé est un laboratoire de chimie. Deus est philosophus per quem.


Quand Roland eut repris son sens commun, il ne fit presque plus rien. Belle leçon pour finir en paix sa vie!


Les poëtes, qui ont tout inventé excepté la poésie, ont inventé les enfers et s'en sont moqués les premiers.

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari!

Les rois sont trompés sur la religion et sur les monnaies, parce que sur ces deux articles il faut compter et s'appliquer. La philosophie seule peut rendre un roi bon et sage. La religion peut le rendre superstitieux et persécuteur.


On demandait grâce à Épaminondas pour un officier débauché; il la refuse à ses amis et l'accorde à une courtisane.


Christophe Colomb devine et découvre un nouveau monde: un marchand, un passager lui donne son nom. Bel exemple des quiproquo de la gloire!


Ambassade d'un peuple de sauvages à Cortez: «Tiens, voilà cinq esclaves: si tu es dieu, mange-les; si tu es homme, voilà des fruits et des coqs d'Inde.»


Réponse d'un roi de Sparte à des orateurs de Clazomène: «De votre exorde il ne m'en souvient plus; le milieu m'a ennuyé; et quant à la conclusion, je n'en veux rien faire.» C'est la réponse de Dieu aux suppliques des dévots.


Le roi Amasis, parvenu d'une condition servile au trône, fit fondre une cuvette dans laquelle il se lavait les pieds, et en fit un dieu.


On ne dit guère aujourd'hui un philosophe newtonien, parce qu'à l'attraction près, qui est si probable, tout est démontré dans Newton, et que la vérité ne peut porter un nom de parti. On dirait les philosophes cartésiens, parce que Descartes n'avait que des imaginations, et que ceux qui suivaient sa doctrine étaient du parti d'un homme—et non de la vérité.


Aristote était un grand homme, sans doute; mais que m'importe? je n'ai rien à apprendre de lui. C'était un grand génie, je le veux: mais il n'a dit que des sottises en philosophie.—Manco-Capac et Odin, Confucius, Zoroastre, Hermès, auraient peut-être été de nos jours de l'Académie des sciences. L'homme de génie serait tombé aux pieds du savant.


Le siècle présent n'est que le disciple du siècle passé. On s'est fait un magasin d'idées et d'expressions où tout le monde puise.


Le père Tournon a fait six volumes de l'Histoire des dominicains!—et je n'en ai fait que deux de celle de Louis XIV! Et j'en ai fait un de trop.


Il n'y a pas une idée fixe dans Homère; il y en a mille dans le Tasse.

Vous voulez connaître le Dante. Les Italiens l'appellent divin; mais c'est une divinité cachée; peu de gens entendent ses oracles; il a des commentateurs, c'est peut-être encore une raison de plus pour n'être pas compris. Sa réputation s'affermira toujours, parce qu'on ne le lit guère. Il y a de lui une vingtaine de traits qu'on sait par cœur: cela suffit pour s'épargner la peine d'examiner le reste.

Quel est l'homme le plus heureux? Ce n'est ni moi, ni vous. Est-ce Archimède ou Nomentanus?

Je suppose qu'Archimède a un rendez-vous la nuit avec sa maîtresse. Nomentanus a le même rendez-vous à la même heure. Archimède se présente à la porte; on la lui ferme au nez; et on l'ouvre à son rival, qui fait un excellent souper, pendant lequel il ne manque pas de se moquer d'Archimède, et jouit ensuite de sa maîtresse, tandis que l'autre reste dans la rue, exposé au froid, à la pluie et à la grêle. Il est certain que Nomentanus est en droit de dire. «Je suis plus heureux cette nuit qu'Archimède, j'ai plus de plaisir que lui;» mais il faut qu'il ajoute: Supposé qu'Archimède ne soit occupé que du chagrin de ne point faire un bon souper, d'être méprisé et trompé par une belle femme, d'être supplanté par son rival, et du mal que lui font la pluie, la grêle et le froid. Car si le philosophe de la rue fait réflexion que ni une catin ni la pluie ne doivent troubler son âme; s'il s'occupe d'un beau problème, et s'il découvre la proportion du cylindre, de la sphère, il peut éprouver un plaisir cent fois au-dessus de celui de Nomentanus.


Dans les temps les plus raffinés, le lion d'Ésope fait un traité avec trois animaux, ses voisins. Il s'agit de partager une proie en quatre parts égales. Le lion, pour de bonnes raisons qu'il déduira en temps et lieu, prend d'abord trois parts pour lui seul, et menace d'étrangler quiconque osera toucher à la quatrième. C'est là le sublime de la politique.


Qui est-ce qui disait que son fils allait étudier, et qu'il prêchait en attendant?

Tous les siècles se ressemblent-ils? Non; pas plus que les différents âges de l'homme. Il y a des siècles de santé et de maladie.


La raison a fait tort à la littérature comme à la religion; elle l'a décharnée. Plus de prédictions, plus d'oracles, de dieux, de magiciens, de géants, de monstres, de chevaliers, d'héroïnes. La raison seule ne peut faire un poëme épique. Ah! si le Tasse avait traversé la Henriade!


On a une patrie sous un bon roi, on n'en a point sous un méchant.

Où fut la patrie d'Attila et de cent héros de ce genre, qui en courant toujours n'étaient jamais hors de leur chemin?

Le premier qui a écrit que la patrie est partout où l'on se trouve bien est, je crois, Euripide dans son Phaéton.


Il est triste que souvent pour être bon patriote on soit l'ennemi du reste des hommes. L'ancien Caton, ce bon citoyen, disait toujours en opinant au sénat: «Tel est mon avis, et qu'on ruine Carthage.» Être bon patriote, c'est souhaiter que sa ville s'enrichisse par le commerce, et soit puissante par les armes. Il est clair qu'un pays ne peut gagner sans qu'un autre perde, et qu'il ne peut vaincre sans faire des malheureux.


Celui qui brûle de l'ambition d'être édile, tribun, préteur, consul, dictateur, crie qu'il aime sa patrie, et il n'aime que lui-même. Chacun veut être sûr de pouvoir coucher chez soi, sans qu'un autre homme s'arroge le pouvoir de l'envoyer coucher ailleurs. Chacun veut être sûr de sa fortune et de sa vie. Tous formant ainsi les mêmes souhaits, il se trouve que l'intérêt particulier devient l'intérêt général: on fait des vœux pour la république, quand on n'en fait que pour soi-même.


Quand nous avons découvert l'Amérique, nous avons trouvé toutes les peuplades divisées en républiques; il n'y avait que deux royaumes dans toute cette partie du monde. De mille nations, nous n'en trouvâmes que deux subjuguées.


On aime la gloire et l'immortalité, comme on aime sa race qu'on ne peut voir.


La religion est comme la monnaie, les hommes la prennent sans la connaître.


Confucius dit: «Jeûner, vertu de bonze; secourir, vertu de citoyen.»


Les grammairiens sont pour les auteurs ce qu'un luthier est pour un musicien.


Belles paroles de Suzanne de Suze en mourant: «Grand Dieu, je t'apporte quatre choses qui ne sont pas dans toi: le néant, la misère, les fautes et le repentir.»


Les paroles sont aux pensées ce que l'or est aux diamants; il est nécessaire pour les enchâsser, mais il en faut peu.


Lord Peterborough, en voyant Marly, dit: «Il faut avouer que les hommes et les arbres plient ici à merveille.»

Il disait de George Ier: «J'ai beau appauvrir mes idées, je ne puis me faire entendre de cet homme.»

Et pourtant Milord ne se faisait entendre de mademoiselle Lecouvreur qu'à force d'or.


Un protestant avait converti sa première femme; il ne put convertir la seconde: ses arguments n'étaient plus si forts. Newton faisait souvent ce conte.


Il est aisé de tromper les savants. Michel-Ange fait une statue que tous les connaisseurs prennent pour une antique. Boulogne fait un tableau, qu'on vend pour un Paul Véronèse; et Mignard attrapé lui dit: «Faites donc toujours des Paul et jamais des Boulogne!»


Les rois et les ministres croient gouverner le monde. Ils ne savent pas qu'il est mené par des capucins: ce sont les prêtres qui mettent dans les têtes des opinions, souveraines des rois.


Le comte de Königsmark, depuis général des Vénitiens, pressé par Louis XIV de se faire catholique, lui répondit: «Sire, si vous voulez me donner trente mille hommes, je vous promets de rendre toute la France turque en moins de deux ans.»


Les jansénistes ont servi à l'éloquence, et non à la philosophie. La science de dire vaut mieux que l'art de ne pas dire.


La superstition est tout ce qu'on ajoute à la religion naturelle. Les philosophes platoniciens affermirent la religion chrétienne; les nouveaux philosophes l'ont détruite. Tout auteur d'une religion nouvelle est nécessairement persécuté par l'ancienne; mais la nouvelle persécute à son tour. La morale est la même d'un bout du monde à l'autre. Confucius, Cicéron, Platon, le chancelier de l'Hôpital, Locke, Newton, Gassendi, sont de la même Église. Dieu a fait l'or; les alchimistes veulent en faire.


La force et la faiblesse arrangent le monde. S'il n'y avait que force, tous les hommes combattraient; mais Dieu a donné la faiblesse: ainsi le monde est composé d'ânes qui portent et d'hommes qui chargent.


Les jacobins ont une bulle qui leur ordonne de célébrer la fête de l'immaculée Conception, et une bulle qui leur permet de n'y pas croire. Quand ils sont docteurs, ils jurent l'immaculée; reçus dominicains, ils l'abjurent.


Chaque nation a son grand homme: on fait sa statue d'or: on jette au rebut les autres métaux dont l'idole était composée; on oublie ses défauts. Voilà comme on canonise les saints; on attend que les témoins de leurs vices soient morts.


La cause de la décadence des lettres, c'est qu'on a atteint le but: ceux qui viennent après veulent le passer.

Tout est devenu bien commun, tout est trouvé; il ne s'agit que d'enchâsser.

Le premier qui a dit que les roses ne sont point sans épines, que la beauté ne plaît point sans les grâces, que le cœur trompe l'esprit, a étonné. Le second est un sot.


L'amour vit de contrastes. La Béjard disait qu'elle ne se consolerait jamais de la perte de ses deux amants: l'un était Gros-René, et l'autre le cardinal de Richelieu.


Les protestants ont réformé l'Église romaine en la rendant plus attentive sur elle-même; mais cette Église, devenant plus décente et plus sévère, a anéanti le génie italien. Il n'a plus été permis de penser en Italie. La liberté a enlevé le génie anglais; l'esclavage a flétri l'esprit italien.


Les idées sont précisément comme la barbe; elle n'est point au menton d'un enfant: les idées viennent avec l'âge.


Dryden, dans le Spanish Friar, dit: «Il reste à savoir si le mariage est un des sept sacrements, ou un des sept péchés mortels.»


De toutes les religions, celle qui exclut le plus les prêtres de toute autorité civile, c'est sans contredit celle de Jésus: Rendez à César ce qui est à César.Il n'y aura parmi vous ni premier ni dernier.Mon royaume n'est point de ce monde.

Les querelles de l'Empire et du sacerdoce, qui ont ensanglanté l'Europe pendant plus de six siècles, n'ont donc été de la part des prêtres que des rébellions contre Dieu et les hommes, et un péché continuel contre le Saint-Esprit.

Depuis Calchas, qui assassina la fille d'Agamemnon, jusqu'à Grégoire XII et Sixte V, deux évêques de Rome qui voulurent priver le grand Henri IV du royaume de France, la puissance sacerdotale a été fatale au monde.


Le pape prétend disposer du temporel des rois; oui, mais non pas du temporel des savetiers.


La religion fut d'abord aristocratique; plusieurs dieux. La philosophie la fit monarchique; un seul principe. L'inscription d'Isis est du temps de la philosophie: «Je suis tout ce qui est et sera; nul mortel ne lèvera mon voile.»


Ces pensées de Voltaire, retrouvées près d'un siècle après sa mort, ne sont-elles pas un autre testament? Ne dirait-on pas qu'il rouvre son tombeau pour nous faire entendre une fois de plus le cri de la vérité, le cri du combat, le cri de la passion?

Chose étrange! ce cercueil qui attend toujours son campo-santo, semble renfermer un mort vivant. C'est Lazare qui ressuscite quand passe l'esprit du Seigneur. Qui donc oserait écrire sur ce cercueil: Ci-gît Voltaire!

II.
POÉSIES INÉDITES DE VOLTAIRE.

Je connais plus de dix volumes de poésies et lettres de Voltaire que je n'ai vues imprimées dans aucune édition des œuvres de l'illustre poëte. Pourquoi ne pas les publier? pourquoi les publier? les lettres ni les poésies ne changeraient rien à l'esprit ni à la renommée de Voltaire. C'est toujours la monnaie bien frappée de cet or un peu pâle qui renferme si peu d'alliage. Mais cette même monnaie n'enrichirait guère le trésor de Fernex.

Je ne donne ici que les vers et les lettres qui peignent quelques heures oubliées ou inconnues de la jeunesse de Voltaire. Je n'ai pas tous les autographes de ces pages inédites, je n'ai pour le plus grand nombre que des copies du temps. Mais que ceux qui ne reconnaîtront plus Voltaire me jettent la première pierre.

Je commence par deux franches épigrammes:

J. B. ROUSSEAU.

Chargement de la publicité...