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Le roi Voltaire

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Philis, qu'est devenu ce temps
Où, dans un fiacre promenée,
Sans laquais, sans ajustements,
De tes grâces seules ornée,
Contente d'un mauvais soupé,
Que tu changeais en ambroisie,
Tu te livrais, dans ta folie,
A l'amant heureux et trompé
Qui t'avait consacré sa vie?
Le ciel ne te donnait alors,
Pour tout rang et pour tous trésors,
Que les agréments de ton âge:
Deux beaux seins que le tendre Amour
De ses mains arrondit un jour;
Un cœur simple, un esprit volage;
Un flanc, j'y pense encor, Philis,
Sur qui j'ai vu briller des lis
Jaloux de ceux de ton visage.
Avec tant d'attraits précieux,
Hélas! qui n'eût été friponne?
Tu le fus, qu'Amour me pardonne,
Tu sais que je t'en aimais mieux.
Ah! madame! que votre vie,
D'honneur aujourd'hui si remplie,
Diffère de ces doux instants!
Ce large suisse à cheveux blancs,
Qui ment sans cesse à votre porte,
Philis, est l'image du Temps:
On dirait qu'il chasse l'escorte
Des Amours, des Jeux et des Ris;
Sous vos magnifiques lambris
Ces enfants tremblent de paraître.
Hélas! je les ai vus jadis
Entrer chez toi par la fenêtre,
Et se jouer dans ton taudis[29].
Non, madame, tous ces tapis
Qu'a tissus la Savonnerie,
Ceux que les Persans ont ourdis,
Et toute votre orfévrerie,
Et ces plats si chers que Germain
A gravés de sa main divine,
Et ces cabinets où Martin
A surpassé l'art de la Chine,
Vos vases japonais et blancs,
Toutes ces fragiles merveilles,
Ces deux lustres de diamants
Qui pendent à vos deux oreilles;
Ces riches carcans, ces colliers
Et cette pompe enchanteresse
Ne valent pas un des baisers
Que tu donnais dans ta jeunesse.

A cette épître elle répondit par ces quatre vers:

Quand Hébé, la blonde déesse
Qui verse à boire aux amoureux,
Met au tombeau notre jeunesse,
L'Amour ne descend plus des cieux.

Elle écrivait l'épitaphe de son cœur; Voltaire consola le sien en chantant:

Fertur et abducta Lyrnesside tristis Achilles,
Æmonia curas attenuâsse lyra.

Le poëte ne revit plus qu'une fois mademoiselle de Livry; ce fut peu de jours avant sa mort: il se fit poudrer, il prit trois ou quatre tasses de café, il monta en carrosse et donna l'ordre au cocher du marquis de Villette de le conduire à l'hôtel de Gouvernet.

Cette fois les portes s'ouvrirent à deux battants: la marquise avait été prévenue; d'ailleurs, elle pouvait le recevoir sans conséquence: elle était veuve et elle avait plus de quatre-vingts ans.

Voltaire, tout essoufflé, lui prit la main et la baisa: «Voilà tout ce que nous pouvons faire aujourd'hui, marquise,» dit-il en hochant la tête. Elle n'en pouvait revenir de le voir si cassé et si vieux. «Ah! mon ami Voltaire, lui dit-elle avec un sourire mélancolique, qu'avons-nous fait de nos vingt ans? Ce jeune fou et cette jeune folle qui s'aimaient si gaiement rue Cloche-Perce ou rue Saint-André des Arts, ce n'est plus vous, ce n'est plus moi.—C'est vrai, dit Voltaire, on meurt tous les vingt ans, on meurt tous les jours jusqu'à l'heure suprême où le corps n'est plus qu'un linceul qui recouvre des os. Bien heureux ceux qui ont vécu! Là-dessus, marquise, vous n'avez point à vous plaindre, ni moi non plus.—Moi, grâce à Dieu! ma vie a été un roman facile à lire; mais la vôtre, quelle lutte éloquente et désespérée! Vous avez repris la guerre des Titans.—Oui, oui, j'ai déchaîné Prométhée: j'en ai encore les mains toutes sanglantes. C'est égal, maintenant que j'ai tracé mon sillon d'angoisses, j'ai oublié le labeur et les larmes pour ne plus me souvenir que des roses qui ont fleuri sous mes pieds. Ah! Philis, quelle fraîcheur printanière sur tes joues de vingt ans! Je n'ai jamais cultivé de pêches à Ferney sans en baiser une tous les ans en ton honneur. Ah! madame, les vanités du monde vous ont-elles jamais redonné ces belles heures filées d'amour et de temps perdu que nous dépensions il y a plus d'un demi-siècle?—Hélas! dit la marquise, je donnerais bien mon hôtel, mes fermes de Beauce et de Bretagne, mes diamants et mes carrosses, avec mon suisse par-dessus le marché, pour vivre encore une heure de notre belle vie.—Et moi, dit Voltaire en s'animant, je donnerais mes tragédies et mon poëme épique, mes histoires et mes contes, toute ma gloire passée, tous mes droits à la postérité, avec mon fauteuil à l'Académie par-dessus le marché, pour vous prendre encore un seul des baisers du bon temps.»

Trouvèrent-ils un dernier baiser sur leurs lèvres mortes?

La marquise était devenue dévote. Un prêtre qui vivait à sa table, et qui l'endormait le soir avec des oraisons, vint brusquement se jeter entre les vieux amoureux.

Quand Voltaire fut parti, ce prêtre épouvanta la marquise en lui disant qu'elle venait d'accueillir l'Antechrist dans sa maison. Elle voulut faire pénitence pour ce retour vers des joies condamnées. Elle avait toujours gardé le portrait de Voltaire; le lendemain un grand laquais porta ce portrait à madame de Villette, avec un billet où madame de Gouvernet priait Voltaire d'offrir à sa nièce «cette figure trop longtemps aimée». Madame de Gouvernet voulait cacher ses craintes de l'Antechrist sous un air de bonne grâce[30].

Le 30 mai 1778, M. de Voltaire rendit son âme à Dieu, et le lendemain mademoiselle de Livry, marquise de Gouvernet, s'en alla chez les morts. On peut dire qu'ils ont fait le voyage ensemble. Pendant que la dépouille du philosophe frappait vainement à toutes les portes des églises, la maîtresse de Voltaire était enterrée en grande pompe à Saint-Germain des Prés.

Se sont-ils revus là-haut?

VI.
MADEMOISELLE LECOUVREUR.

Dans l'amour de Voltaire pour Adrienne Lecouvreur, il y eut beaucoup de haine, comme dans tous les amours. Voltaire, quoique assez voltairien, ne pardonnait pas à la comédienne de lui ouvrir la porte de l'escalier dérobé quand elle entendait le carrosse de milord Peterborough ou du maréchal de Saxe. Voltaire, qui a toujours tranché du souverain, voulait qu'on l'aimât comme un grand seigneur et non comme un poëte. Je crois même que cette conquête lui coûta plus qu'un rôle et plus qu'une épître.

C'est en vain qu'on cherche dans ses lettres les souvenirs de cette passion. A l'inverse des poëtes, ce que Voltaire oublie le plus, c'est sa jeunesse. En cherchant bien, je retrouve ces quelques lignes, datées des fêtes de Fontainebleau: «Mademoiselle Lecouvreur réussit ici à merveille. Elle a enterré la Duclos. La reine lui a donné hautement la préférence. Elle oublie, au milieu de ses triomphes, qu'elle me hait[31]

Traduction libre: Elle me hait tant, qu'elle m'aime!

Si on cherche dans les vers, on trouve d'abord ce billet:

L'Amour honnête est allé chez sa mère,
D'où rarement il descend ici-bas.
Belle Chloé, ce n'est que sur vos pas
Qu'il vient encor. Chloé, pour vous entendre,
Du haut des cieux j'ai vu ce dieu descendre
Sur le théâtre; il vole parmi nous
Quand sous le nom de Phèdre ou de Monime
Vous partagez entre Racine et vous
De notre encens le tribut légitime.
Si vous voulez que cet enfant jaloux
De ces beaux lieux désormais ne s'envole,
Convertissons ceux qui devant l'idole
De son rival ont fléchi les genoux:
Il vous créa la prêtresse du temple;
A l'hérétique il faut prêcher d'exemple:
Prêchez donc vite, et venez dès ce jour
Sacrifier au véritable amour.

Adrienne Lecouvreur ne manqua pas, sans doute, de se rendre à un si beau dessein.

La comédienne eut pour maîtres Dumarsais et Voltaire: Dumarsais comme ami, Voltaire comme amant. Je crois que Voltaire lui donna encore de meilleures leçons que Dumarsais. Si l'amour est un grand maître, c'est surtout au théâtre.

La comédienne joua mieux encore l'amour que la tragédie. Elle est restée célèbre par ses passions tout autant que par son grand jeu. Elle est morte jeune, d'ailleurs; c'est encore une bonne fortune pour la postérité. Il n'y a que les philosophes, comme son ami Voltaire, qui aient le droit de vivre leur siècle. Les poëtes et les comédiennes portent mal leur couronne de cheveux blancs. Le vieillard de Téos ne serait admis en France que dans les jours du carnaval.

Adrienne Lecouvreur mourut peut-être dans les bras de Voltaire, mais à coup sûr bien loin de lui, car elle avait les yeux fixés sur un buste de Maurice de Saxe, à qui elle débitait à tort et à travers des tirades tragiques[32].

Après sa mort, il lui arriva ce qui arriva plus tard à Voltaire. Elle qui avait légué cent mille livres aux pauvres, lui qui avait bâti une église, ils furent tous les deux proscrits du cimetière. Si l'on peut retrouver Voltaire au Panthéon, on ne sait où aller prier pour sa chère comédienne. Pourtant, si on démolissait les maisons qui sont à l'angle de la rue de Bourgogne et de la rue de Grenelle, on retrouverait peut-être les cendres de celle-là qui a fait tressaillir dans leurs tombeaux les pâles héroïnes de Voltaire.

Adrienne Lecouvreur a passé sa vie à aimer: du comédien Legrand au chevalier de Rohan, du chevalier de Rohan au poëte Voltaire, du poëte Voltaire à lord Peterborough, de lord Peterborough au maréchal de Saxe, sans compter celui-ci qui fut père de sa première fille, sans parler de celui-là qui fut père de la seconde; car, si on cherchait bien, on trouverait, à ce qu'il paraît, beaucoup de descendants de l'illustre comédienne: par exemple, le mathématicien Francœur.

Ce n'était pas précisément le théâtre qui l'avait enrichie. Il y a une fable antique qui raconte que Jupiter, conseillant l'Amour, lui disait: «Quand tu auras usé tes flèches dans ton voyage, il te restera encore une ressource pour aveugler les femmes: tu leur jetteras à pleines mains la poussière d'or qui est dans ton carquois.»

Mademoiselle Lecouvreur ne s'était pas montrée dédaigneuse pour la poudre d'or. Elle pouvait dire, comme Marion Delorme: «Je prends quand je n'ai rien à donner,» c'est-à-dire quand elle ne pouvait donner que le masque de l'amour; mais au moins c'était un masque charmant. Milord Peterborough lui disait: «Allons, madame, qu'on me montre beaucoup d'amour et beaucoup d'esprit!» Et elle montrait beaucoup d'esprit et beaucoup d'amour; mais son cœur ne battait que lorsque milord était parti.

Le dix-huitième siècle est l'époque où l'esprit français, dégagé de l'esprit gaulois et de l'esprit d'imitation, rayonne du plus vif éclat, de Voltaire à Rivarol, du régent à Diderot, de Fontenelle à Chamfort, de Saint-Simon à Beaumarchais. Voilà des Français pur sang qui ne doivent rien aux Grecs ni aux Romains, qui se sont dépouillés de la perruque de Louis XIV pour reposer leur front sur le sein de quelque femme trois fois femme,—ni précieuse, ni ridicule,—faite pour aimer et non pour prêcher. Les femmes de ces belles saisons étaient pétries de pâte d'amour. Adrienne Lecouvreur appartient, par son génie comme par son cœur, à ces belles furies de la passion, à ces souriantes mélancolies du sentiment, qui font de la femme un être de raison dans la folie, ou un être de folie dans la raison.

VII.
MADAME DU CHASTELET.

Je n'ai jusqu'ici parlé que du philosophe en peignant la marquise du Chastelet, mais la femme avait beau se cacher, l'Amour brûlait le masque de Newton.

Il y a au musée de Bordeaux un joli portrait de madame du Chastelet, par Marianne Loir. La belle Émilie, tant calomniée dans le bureau d'esprit de madame du Deffant, est bien celle que Voltaire a aimée en prose et en vers:

Vous êtes belle, ainsi donc la moitié
Du genre humain sera votre ennemie;
Vous possédez un sublime génie:
On vous craindra; votre tendre amitié
Est confiante, et vous serez trahie.

C'est Voltaire qui a été trahi.

Dans ce portrait, la marquise est représentée dans son attirail: un compas d'une main, un œillet de l'autre; une sphère sur sa table,—pourquoi pas sur sa poitrine?—Elle a l'œil vif, la bouche spirituelle; l'amour et la science se disputent sa figure; mais «ceci a tué cela».

La Tour, qui a peint Voltaire, a peint aussi la marquise du Chastelet. Madame du Deffant, un peintre qui dévisageait tout le monde, ne l'a pas montrée sous les mêmes couleurs de pêche et de framboise. «Représentez-vous, disait-elle dans son salon, une maîtresse d'école, sans hanches, la poitrine étroite, avec une petite mappemonde perdue dans l'espace, de gros bras trop courts pour ses passions, des pieds de grue, une tête d'oiseau de nuit, le nez pointu, deux petits yeux vert de mer et vert de terre, le teint noir et rouge, la bouche plate et les dents clair-semées. Voilà donc la figure de la belle Émilie, sans parler de l'encadrement: pompons, poudre, pierreries de six sous. Vous savez qu'elle veut être belle en dépit de la nature et de la fortune, car elle n'a pas toujours une chemise sur le dos.—Allons, allons, dit madame Geoffrin, nous pénétrons dans la vie privée. Madame du Chastelet a tout ce qu'il faut: un mari, un amant, un philosophe, un mathématicien, un poëte, et non moins de chemises.—Madame du Chastelet, continua Pont de Veyle pour finir le portrait, est une maîtresse d'école; mais elle enseigne à lire à l'Amour.»

Voltaire avait connu la marquise du Chastelet toute petite fille chez son père, le baron de Breteuil. Quand il devint un grand homme, elle devint une grande dame. Elle avait son tabouret à la cour; elle avait surtout les priviléges de la beauté et de l'esprit. L'étoile cherche l'étoile, la flamme cherche la flamme. Quand la marquise du Chastelet revit Voltaire, elle eut l'art de cacher sa science; quand Voltaire revit la marquise du Chastelet, il eut l'esprit d'être plus amoureux que poëte. Durant tout un hiver, ils se rencontrèrent tous les jours comme s'ils ne se cherchaient pas. Ils avaient toujours oublié de se dire quelque chose. Un soir, Voltaire rappela à la jeune femme qu'il avait fait sauter la jeune fille sur ses genoux; ce soir-là, «elle voulut, comme autrefois, sauter sur les genoux de M. de Voltaire.»

Le beau monde de Versailles et de Paris s'émut un peu de voir la belle marquise quitter sa place au jeu de la reine et à l'église pour se damner avec Voltaire. Mais Voltaire la consola par ces vers:

La jeune Églé, de pompons couronnée,
Devant un prêtre à minuit amenée,
Va dire un oui, d'un air tout ingénu,
A son mari qu'elle n'a jamais vu.
Le lendemain en triomphe on la mène
Au Cours, au bal, chez Bourbon, chez la Reine;
Le lendemain, sans trop savoir comment,
Dans tout Paris on lui donne un amant.
Roi la chansonne, et son nom par la ville
Court ajusté sur l'air d'un vaudeville.
Églé s'en meurt; ses cris sont superflus.
Consolez-vous, Églé, d'un tel outrage;
Vous pleurerez, hélas! bien davantage,
Lorsque de vous on ne parlera plus.
Et nommez-moi la beauté, je vous prie,
De qui l'honneur fut toujours à couvert.
Lisez-moi Bayle, à l'article Schomberg;
Vous y verrez que la Vierge Marie
Des chansonniers comme une autre a souffert.
Jérusalem a connu la satire:
Persans, Chinois, baptisés, circoncis,
Prennent ses lois; la terre est son empire;
Mais, croyez-moi, son trône est à Paris.
Là, tous les soirs, la troupe vagabonde
D'un peuple oisif, appelé le beau monde,
Va promener de réduit en réduit
L'inquiétude et l'ennui qui la suit.
Là sont en foule antiques mijaurées,
Jeunes oisons, et bégueules titrées,
Disant des riens d'un ton de perroquet,
Lorgnant des sots et trichant au piquet.

Pour Voltaire, il ne trichait qu'au jeu de l'amour.

Le château de Cirey ne fut pas tout à fait le paradis terrestre, comme l'appelait Voltaire. «J'ai le bonheur d'être dans un paradis terrestre où il y a une Ève et où je n'ai pas le désavantage d'être Adam.» Madame du Chastelet, qui déjà savait le latin, se mit à apprendre trois ou quatre langues vivantes. Elle traduisit Newton, analysa Leibnitz, et concourut pour le prix de l'Académie des sciences. Voltaire ne voulut pas rester en arrière; il se fit savant, presque aussi savant que sa maîtresse. L'Académie des sciences avait proposé pour sujet de prix la nature et la propagation du feu. Voltaire et madame du Chastelet voulurent être du concours: ils furent vaincus par Euler; mais leurs pièces furent insérées dans le recueil des prix. Ils reparurent bientôt devant l'Académie comme adversaires dans la dispute sur la mesure des forces vives. Voltaire défendait Newton contre Leibnitz, madame du Chastelet Leibnitz contre Newton. L'Académie donna raison à Voltaire, mais Voltaire donna raison à madame du Chastelet.

N'est-ce pas un curieux spectacle que ces deux amants, qui ne trouvent rien de plus beau que de se disputer sur des points de physique et de métaphysique, quand le ciel leur sourit et leur parle d'amour par la voix des roses et des oiseaux? Ce n'était pas Daphnis et Chloé, ni Roméo et Juliette, ni Jean-Jacques et madame de Warens. Leur amour éclatait le plus souvent en bourrasques; dans leur jalousie ou leur colère, ils allaient, le dirai-je? jusqu'à se battre,—comme se battent les amants. Voltaire, tout Voltaire qu'il fût, finissait toujours par succomber; la bourrasque passée, les amants pleuraient comme des enfants taquins. M. du Chastelet survenait et les raccommodait avec effusion. Un jour que madame du Chastelet cachait ses larmes, il lui dit: «Ce n'est pas d'aujourd'hui que Voltaire nous trompe.» Un peu plus tard, il devait dire à Voltaire: «Ce n'est pas d'aujourd'hui que ma femme nous trompe.»

Cependant madame du Chastelet, quelque tendre que fût l'amitié, trouva que l'amour valait mieux. Le mathématicien Clairault fut sans doute de cette opinion, car un soir Voltaire, la voyant enfermée pour prendre une leçon de mathématiques, donna à la porte un si violent coup de pied—ce fantôme de Voltaire—qu'il la jeta hors de ses gonds. La scène fut terrible: l'amant trahi foudroya le maître et l'écolière; après quoi, comme sa passion n'avait plus que des bouffées, il partit d'un éclat de rire et courut continuer son Essai sur la nature et la propagation du feu.

Il avait bien juré de ne plus chasser sur les terres de M. du Chastelet; mais le lendemain, madame du Chastelet lui apparut sous les ramées amoureuses du parc. Elle fut éloquente à lui parler de son amour et à lui dire que son histoire avec Clairault n'était qu'un roman de hasard: le vent avait fermé la porte et avait soulevé sa robe, voilà tout. Voltaire, qui ne croyait à rien, crut à cela. Ah! le beau livre à faire sous ce titre: De la crédulité des hommes en matière des femmes. Toutefois, Voltaire désira enseigner lui-même les mathématiques, ne voulant pas risquer une seconde fois les hasards du vent.

Mais le poëte Voltaire comptait alors sans le poëte Saint-Lambert. Saint-Lambert rimait les Saisons et débitait des madrigaux à la marquise de Boufflers, la reine de la main gauche de ce roi sans royaume, Stanislas, qui avait donné sa fille à un royaume sans roi. Stanislas, tout en fumant sa pipe, veillait de près sur la vertu de sa maîtresse. Heureusement pour lui, la marquise du Chastelet vint avec son mari et son amant jouer la comédie à la cour. Sans doute que Voltaire n'était pas assez fort en mathématiques, puisqu'un jour, entrant à l'improviste dans la chambre de madame du Chastelet, il trouva Saint-Lambert—à ses pieds.—Il faisait encore du vent ce jour-là, mais on avait oublié de pousser le verrou.

Voltaire ne fut pas moins foudroyant pour le poëte que pour le mathématicien. «Chut! lui dit madame du Chastelet; M. du Chastelet va vous entendre.—C'est vrai, dit-il avec son rire railleur et amer: il y a un mari responsable, je m'en lave les mains.» Et il s'en alla commander des chevaux de poste. La marquise donna contre-ordre et monta à la chambre de Voltaire. Elle le trouva couché et malade. Elle pleura, il la battit. «Mais non, dit-il tout à coup: quand je vous battais, je vous aimais. La bataille était l'amorce de la volupté,—c'est fini entre vous et moi; allez trouver ceux qui sont jeunes.» Il fut magnanime, il pardonna. Saint-Lambert, qui avait répondu vertement à ses apostrophes, vint à son tour s'incliner devant cette majesté du génie et cette majesté de la douleur. «J'ai tout oublié, mon enfant, s'écria Voltaire en se jetant dans ses bras; c'est moi qui ai eu tort, car je ne suis plus de ce monde; c'est vous qui êtes jeune, c'est vous qui êtes beau, c'est vous qui êtes vaillant; mais une autre fois, tirez les verrous.» Madame du Chastelet aurait pu lui répondre: «Avec vous cela ne sert à rien.»

Du reste, comme un vrai mari qu'il était presque à Lunéville, Voltaire avait enseigné à Saint-Lambert la route semée de roses qui conduisait à madame du Chastelet:

Mais je vois venir sur le soir,
Du plus haut de son aphélie,
Notre astronomique Émilie,
Avec un vieux tablier noir,
Et la main d'encre encor salie;
Elle a laissé là son compas,
Et ses calculs, et sa lunette;
Elle reprend tous ses appas:
Porte-lui vite à sa toilette
Ces fleurs qui naissent sur ses pas,
Et chante-lui sur ta musette
Ces beaux airs que l'amour répète,
Et que Newton ne connut pas.

Mais Saint-Lambert n'avait pas eu besoin d'être conseillé par Voltaire.

Et pourtant la marquise du Chastelet avait beaucoup aimé Voltaire. J'en prends à témoin Voisenon qui confessait les femmes, loin du confessionnal. Il écrivait de la marquise du Chastelet: «Elle n'avait rien de caché pour moi; je restais souvent tête à tête avec elle jusqu'à cinq heures du matin. Quand elle disait qu'elle était détachée de Voltaire, je ne répondais rien; je tirais un des huit volumes (de la correspondance manuscrite de Voltaire avec elle), et je lisais quelques lettres. Je remarquais ses yeux humides de larmes; je refermais le livre en lui disant: «Vous n'êtes pas guérie.» La dernière année de sa vie, je fis la même épreuve: elle les critiquait; je fus convaincu que la cure était faite. Elle me confia que Saint-Lambert avait été son médecin[33]

Elle paya cet amour de sa vie. Elle donna un enfant à M. du Chastelet—ou à Voltaire—ou à Saint-Lambert. Elle poussa la philosophie jusqu'au bout. Voltaire écrit de Lunéville, au comte d'Argental: «Madame du Chastelet, cette nuit, en griffonnant son Newton, s'est sentie mal à son aise; elle a appelé une femme de chambre, qui n'a eu que le temps de tendre son tablier et de recevoir une petite fille, qu'on a portée dans son berceau. La mère a arrangé ses papiers, s'est mise au lit, et tout cela dort comme un ciron à l'heure que je vous parle.» Le même jour, Voltaire écrit ainsi à l'abbé de Voisenon: «Mon cher abbé Greluchon (ce sobriquet n'est-il pas tout un portrait de Voisenon?) saura que cette nuit, madame du Chastelet, étant à son secrétaire selon sa louable coutume, a dit: «Mais je sens quelque chose!» Ce quelque chose était une petite fille qui est venue au monde sur-le-champ. On l'a mise sur un livre de géométrie qui s'est trouvé là, et la mère est allée se coucher.»

Il se repentit, six jours après, d'avoir pris ce ton des contes de Voltaire: madame du Chastelet mourut. Il la pleura de toutes ses larmes, quoique une bague à secret, où le portrait de Saint-Lambert avait remplacé le sien, qui avait remplacé celui du duc de Richelieu, qui avait remplacé... lui eût tout appris. Ce bon M. du Chastelet était présent à cette découverte, pleurant comme Voltaire de toutes ses larmes. «Monsieur le marquis, lui dit le poëte, voilà une chose dont nous ne devons nous vanter ni l'un ni l'autre.»

Il y avait vingt ans que Voltaire vivait avec madame du Chastelet dans la philosophie de l'amour ou dans l'amour de la philosophie. Ils avaient approfondi ensemble tous les systèmes; ils avaient chanté les atomes crochus; ils avaient voyagé dans le même tourbillon. En un mot, ils s'étaient inquiétés de tout, hormis du lendemain.

Le lendemain, Voltaire pleurait, et la marquise du Chastelet, couchée sur un brancard couvert de fleurs, était exposée dans la salle de spectacle où quelques jours auparavant elle jouait la comédie. Comédie de la vie, comédie de la mort, Voltaire ne savait que la première.

Voltaire, inconsolable, voulut consoler M. du Chastelet. C'est le dernier trait de la comédie. «Mon cher Voisenon, quel jour malheureux! J'irai verser dans votre sein des larmes qui ne tariront jamais. Je n'abandonne pas M. du Chastelet. Je reverrai donc ce château, où j'espérais mourir dans les bras de votre amie.» A Cirey, il écrit à M. d'Argental que le château est devenu pour lui un horrible désert. Cependant les lieux qu'elle habitait lui sont chers; il aura une sombre joie à retrouver les traces de son séjour à Paris. Il s'écrie qu'il n'a pas perdu une maîtresse, mais une moitié de lui-même, une âme sœur de la sienne. Il revient à Paris pâle comme un trappiste. Est-ce bien là Voltaire qui riait toujours? On le plaint, on se moque de lui. Mais combien pleurera-t-il de temps? Un peu moins de six semaines!

Saint-Lambert pleura quinze jours; le mari seul ne se consola pas.

VIII.
MADEMOISELLE QUINZE ANS.

Je ne veux pas m'égarer plus longtemps dans les juvenilia du roi Voltaire. Par exemple, j'ai oublié de conter son aventure avec la Duclos, qu'il chansonna cavalièrement. Quand mademoiselle Gaussin lui rappela Adrienne Lecouvreur, il voulut retrouver en elle sa tragédienne et sa maîtresse; mais déjà la marquise du Chastelet l'enchaînait à sa ceinture, qui n'était pourtant pas la ceinture de Vénus. Mademoiselle Gaussin emporta dans les coulisses le dernier rêve amoureux de Voltaire devenu sage. Mademoiselle Clairon, qui le caressa beaucoup, fut bien plutôt pour lui la muse que la femme. Il joua la tragédie avec elle, mais ne joua pas au jeu de l'amour.

Est-ce bien la peine d'indiquer que Voltaire fut en galanterie à Londres avec quelques ladies et quelques filles perdues? Il fut surtout amoureux de Laura Harley, une Desdémone de boutique qui avait pour mari milord Othello. Voltaire lui écrivit des vers anglais:

Voulez-vous de vos yeux connaître le pouvoir,
Regardez donc les miens, qui ne font que vous voir.

Je traduis mal. Sans doute, Voltaire traduisit mieux en français Laura Harley, car le mari se fâcha tout haut: il y eut scandale, presque prise de corps, peut-être un duel à la boxe.

Voltaire a supprimé de ses œuvres les premiers vers de son conte du Cadenas. Il les a supprimés, parce que c'était une des pages les plus vives de l'histoire de ses vingt ans. Quelle était cette belle vertu si bien murée? On a cité plusieurs grands noms que je ne veux pas répéter ici, non pas pour la dame, mais pour le mari.

J'ai dit que la jeunesse de Voltaire avait fini avec madame du Chastelet. Mais toute belle saison a son été de la Saint-Martin. Voltaire secoua aux Délices et à Fernex les parfums attiédis, mais doux encore, du regain des passions. Collini rappelle qu'à Colmar Voltaire avait une cuisinière—le temps des duchesses était passé—fort belle et fort réjouie, qui lui donnait des distractions. Voltaire ne buvait que quand elle lui versait à boire, comme si elle dût laisser tomber avec le vin son air de jeunesse et son sourire de vingt ans. Collini n'osa pas questionner Voltaire, mais il demanda vingt fois à Babette pourquoi elle venait si souvent dans le cabinet du philosophe. «C'est pour apprendre à lire,» répondait la cuisinière. Et puis elle riait de son beau rire, et s'en allait en se moquant de Collini.

A Fernex, on a accusé Voltaire d'avoir été l'amant de sa nièce. On a voulu à toute force en trouver la preuve dans Voltaire lui-même: «Chez nous autres remués de barbares, on peut épouser sa nièce, moyennant la taxe ordinaire, qui va, je crois, jusqu'à quarante mille petits écus, en comptant les menus frais. J'ai toujours entendu dire qu'il n'en avait coûté que quatre-vingt mille francs à M. de Marmontel. J'en connais qui ont couché avec leurs nièces à meilleur marché.» Et plus loin on applique à Voltaire et à sa nièce ces mots de Collini: «Je me souviens toujours du poëte qui couchait avec sa servante. Il disait que c'était une licence poétique.»

Madame Denis n'était pas embéguinée dans sa vertu. Quand le marquis Ximenès venait aux Délices, elle lui disait nettement que ce n'était pas assez d'admirer l'oncle tout le jour, qu'il fallait aimer la nièce toute la nuit. On peut inscrire à son compte plus d'une aventure avec les Ximenès de passage; mais que vouliez-vous que madame Denis fît de Voltaire, et que vouliez-vous que Voltaire fît de madame Denis? Ils étaient trop vieux tous les deux, et tous les deux cherchaient à rejoindre le couchant de l'aurore.

Quand Voltaire eut quatre-vingts ans, une aube amoureuse vint encore dorer son front. Une dame de Genève s'était jetée à ses genoux avec enthousiasme. Elle était jeune par la beauté, elle était belle par la jeunesse. Il voulut la relever: elle tomba dans ses bras. Pendant une seconde, il eut vingt ans. Mais une seconde après il se réveilla de ce dernier rêve. «J'ai cent ans!» dit-il à la jeune femme[34].

Quelquefois un peu de verdure
Rit sous les glaçons de nos champs;
Elle console la nature,
Mais elle sèche en peu de temps.
Un oiseau peut se faire entendre
Après la saison des beaux jours,
Mais sa voix n'a plus rien de tendre,
Il ne chante plus ses amours.
Je veux dans mes derniers adieux,
Disait Tibulle à son amante,
Attacher mes yeux sur tes yeux,
Te presser de ma main mourante.
Mais quand on sent qu'on va passer,
Quand l'âme fuit avec la vie,
A-t-on des yeux pour voir Délie,
Et des mains pour la caresser?

Voltaire aima jusqu'au dernier jour la compagnie des femmes; c'était un philosophe qui n'aurait pu vivre avec des philosophes. Sa cousine, madame de Florian, était venue habiter Fernex; elle avait une jeune sœur, mademoiselle de Saussure, qui riait toujours. Voltaire l'appelait mademoiselle Quinze ans. Elle n'était pas si jeune que cela, mais elle n'était pas majeure. C'était pour lui comme un bouquet de jeunesse qui parfumait son cabinet de travail; car elle venait à toute heure «pêcher aux romans». Oh! la jeunesse, le beau poëme de la vie qui chante en nous jusqu'au dernier jour! On vit pour être jeune, et on ne consent à vieillir qu'en se retournant vers sa jeunesse.

Mademoiselle Quinze ans ne riait pas trop de voir Voltaire métamorphosé en Anacréon par ses magies. Elle le couronnait de roses cueillies par elle, et ne s'offensait pas de sentir des lèvres de quatre-vingts ans chercher ses dix-huit ans dans sa belle chevelure qui sentait la forêt.

Voici comment Grimm conte cette histoire romanesque, qui fut tout un jour la gazette de Paris: «Il a couru d'étranges bruits sur la conduite du seigneur patriarche pendant le mois dernier. On assurait qu'il avait eu plusieurs faiblesses à la suite des efforts qu'il avait faits pour faire sa cour à une jolie demoiselle de Genève, qui venait le voir travailler dans son cabinet; et que madame Denis avait jugé nécessaire de rompre ces tête-à-tête après le troisième évanouissement survenu au seigneur patriarche. Le fait est que Voltaire a eu quelques faiblesses dans le courant de décembre; que la nouvelle madame de Florian, Genevoise, a une parente, mademoiselle de Saussure, qui venait de temps en temps à Fernex. Cette mademoiselle de Saussure passe pour une petite personne fort éveillée; elle amusait quelquefois M. de Voltaire dans son cabinet; mais quelle apparence qu'elle ait voulu attenter à la chasteté d'un Joseph de quatre-vingts ans?»

Aux esprits sévères qui s'étonnent de voir l'historien s'attarder dans ces Décamérons du roi Voltaire, dans ces demi-jours voluptueux, sous ces ramées baignées d'ombre et de lumière, où le merle railleur alterne par son sifflement avec la strophe vibrante du rossignol, dans ces palais de papier peint où Adrienne Lecouvreur confond les colères de Phèdre avec ses colères à elle-même, dans ce château enchanté où l'Amour se console de vieillir dans les bras de la science, je répondrai que c'est par la passion qu'on voit le mieux les hommes. La sagesse de Salomon n'a-t-elle pas dit que celui-là qui connaissait la femme aimée connaissait celui qu'elle aimait? C'est à la femme qu'il faut arracher le mot de l'énigme. Dis-moi qui tu aimes, je te dirai qui tu es. C'est en traversant le jeune homme qu'on voit le grand homme. Le cœur donne le secret de l'esprit. Le poëme de la jeunesse d'Homère ne nous expliquerait-il pas mieux que tous les commentateurs l'Iliade d'Andromaque et d'Hélène? Quel beau livre perdu: la Jeunesse d'Homère!

NOTES:

[23] Jules Janin a écrit sur cette belle accusation une page à la Janin que Voltaire eût signée.

[24] Madame de Fontaine-Martel, qui avait beaucoup aimé et qui avait été beaucoup aimée, ce qui n'est pas la même chose, demanda à son lit de mort quelle heure il était. On lui répondit qu'on ne savait pas. «Dieu soit béni! s'écria-t-elle, quelque heure qu'il soit, il y a un rendez-vous.»

[25] On sait que sa gazette, les Lettres historiques et galantes, publiée à Amsterdam sur la fin du grand règne, est composée de lettres qui vont sans cesse se répondant l'une à l'autre, comme s'il y avait un journaliste en France et un autre en Hollande. Il n'y avait qu'un journaliste: c'était madame du Noyer qui répondait à madame du Noyer.

[26] Il y a encore un mot de Voltaire sur les vertus de Pimpette: «On a noirci mademoiselle du Noyer; mais sa vertu l'a vengée. Elle est pensionnaire du roi, et vit d'ordinaire dans une terre qui lui appartient, et où elle nourrit les pauvres; elle s'est acquis, auprès de tous ceux qui la connaissent, la plus grande considération.» Elle devait finir ainsi.

[27]

O toi dont la délicatesse,
Par un sentiment fort humain,
Aima mieux ravir ma maîtresse
Que de la tenir de ma main!

[28] L'Écossaise.—Lindane (mademoiselle de Livry). Freeport (le marquis de Gouvernet).

[29] «Cette épître a été adressée à mademoiselle de Livry, alors madame la marquise de Gouvernet. C'est d'elle que parle M. de Voltaire dans son épître à M. de Génonville, dans l'épître adressée à ses mânes, et dans celles à M. le duc de Sully et à M. de Gervasi. Le suisse de madame la marquise de Gouvernet ayant refusé la porte à M. de Voltaire, que mademoiselle de Livry n'avait point accoutumé à un tel accueil, il lui envoya cette épître. Lorsqu'il revint à Paris, en 1778, il vit chez elle madame de Gouvernet, âgée, comme lui, de plus de quatre-vingts ans. C'est en revenant de cette visite qu'il disait: «Ah! mes amis, je viens de passer d'un bord du Cocyte à l'autre.» Dans le temps de sa liaison avec mademoiselle de Livry, M. de Voltaire lui avait donné son portrait, peint par Largillière.» Note de l'édition Beaumarchais.

[30] Ce portrait de Voltaire à vingt-quatre ans, peint par Largillière, est connu par quelques copies médiocres, témoin celle du Comité de lecture à la Comédie-Française, ou détestables, témoin celle du Musée de Versailles, à la salle des Académiciens. L'original est aujourd'hui au château de Villette, dans une galerie d'illustres personnages des dix-septième et dix-huitième siècles.

[31] On a douté de cet amour du poëte et de la comédienne, mais il est écrit en toutes lettres. Le 1er mai 1731, Voltaire écrit à Thiriot à propos des vers que j'ai déjà cités: «Ces vers m'ont été dictés par l'indignation, par la tendresse et par la pitié.» Le 1er juin: «Ces vers remplis de la juste douleur que je ressens encore de sa perte et d'une indignation peut-être trop vive sur son enterrement, mais indignation pardonnable à un homme qui a été son admirateur, son ami, son amant.»

[32] Mademoiselle Rachel, qui a été à la fois mademoiselle Rachel et Adrienne Lecouvreur, a consacré avec MM. Scribe et Legouvé cette page dramatique et romanesque, où la maîtresse de Maurice de Saxe insulta publiquement sa rivale, la duchesse de Bouillon, en lui jetant à la figure les vers de Phèdre:

Je sais mes perfidies,
Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies
Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.

[33] Madame du Chastelet avait quarante-deux ans; le soleil des beaux jours allait se coucher pour elle: comment ne pas chercher un peu de lumière encore quand le dernier rayon s'affaiblit et s'éteint? Comment ne pas saluer le rivage quand on prend la pleine mer, le jour de l'exil?—Ainsi parlent toutes les pécheresses.

[34] Cela s'appelle, au Théâtre-Français, la Comédie à Ferney.


IV.
DU MOUVEMENT DES ESPRITS
A L'AVÉNEMENT DE VOLTAIRE.


FÉNELON.—LE DUC D'ORLEANS.—BAYLE.—MASSILLON.—FONTENELLE.—LE CARDINAL DE FLEURY.—MONTESQUIEU.


I.

La Bastille ne fut pas la plus mauvaise école où étudia Voltaire. L'injustice conduit à l'amour du bien. La Bastille avait d'excellentes perspectives ouvertes sur le jeune siècle. C'était de là qu'on apprenait à étudier les institutions politiques de la France[35].

La France attendait son Messie. Louis XIV venait de mourir, emportant tout le prestige de la royauté dans ses funérailles, cette descente de la Courtille de la royauté. Le régent croyait si peu à la royauté, qu'il aimait mieux graver Daphnis et Chloé que de monter sur le trône, ce qui ne lui était pas plus difficile.

Le grand siècle avait enseveli tous ses grands hommes. La France était veuve. Mais pour bien juger cette période, ne faut-il pas passer rapidement devant la galerie des hommes qui créaient alors l'esprit public?

Fénelon venait de mourir, mais ses livres vivaient. Il avait été l'Évangile en action, mais il avait ouvert le portail de l'église sur la nature. On lui avait dit de faire un roi du duc de Bourgogne, il avait tenté d'en faire un homme. Aussi Louis XIV brûla lui-même de sa main,—ce jour-là, la main du bourreau!—tous les beaux préceptes de cet autre évangéliste qui disait: «Le roi est l'homme des peuples. Le despotisme des souverains est un attentat sur les droits de la fraternité humaine.»

Madame de Grignan demandait à Bossuet s'il était vrai que Fénelon eût tant d'esprit. «Ah! madame, répondit l'évêque de Meaux, il en a à faire trembler!»

Fénelon avait de l'esprit à faire trembler le trône et l'autel. C'était un enthousiaste par le cœur; mais pour lui, la foi c'était la sagesse. Le premier, il interpréta le texte sacré, au lieu de le traduire mot à mot. Il communia avec le génie anglais, car c'était là que le soleil se levait alors sur le monde. Aussi les Anglais, quoiqu'il ne fût pas de leur Église, le reconnaissaient citoyen de l'humanité. Les Anglais traduisaient Télémaque; que dis-je? ils apprenaient le français pour le lire. Quand le duc de Marlborough fit la guerre dans son diocèse, il dit à ses soldats: «Épargnez les terres de M. de Fénelon; c'est un des nôtres.» C'était épargner le bien des pauvres.

Le cœur de l'archevêque de Cambrai, comme celui de Voltaire, saignait à toutes les misères publiques. Ceux qui souffraient étaient de sa famille. Il soulevait d'une main pieuse les chaînes de Prométhée, et trompait la faim des vautours. Il laissait dans la coulisse les foudres de l'Église et ne s'armait que de la grâce divine. Au lieu d'effrayer le pécheur par les châtiments de l'éternité, il le ramenait à Dieu en lui montrant la vertu plus riante que le péché. Un des curés de son diocèse vint lui dire un jour d'un air triomphant qu'il avait aboli la danse des paysans les jours de fête: «Monsieur le curé, vous avez aboli les jours de fête. Ne dansons point, mais permettons à ces pauvres gens de danser. Pourquoi les empêcher un moment d'oublier qu'ils sont malheureux?» Ce qui rappelle ces autres paroles d'un voltairien avant la lettre: «Les pauvres dansent devant l'église; c'est bien: laissons-les secouer leur misère.»

II.

Le duc d'Orléans, ce fanfaron des vices, selon la parole de Louis XIV, qui parlait quelquefois comme Saint-Simon écrivait, n'était pas seulement le prince des roués, c'était quelquefois le prince du peuple. Avant de se mettre à table à ces soupers célèbres qui ont scandalisé la France, il se préoccupait de celui qui ne soupait pas.

Avec cela, il aimait les arts et cultivait les sciences. Il s'était mêlé de chimie. Presque toute l'après-dînée il peignait à Versailles et à Marly. Il se connaissait en tableaux. La légèreté de ses mœurs avait déteint sur son intelligence; il était incapable de suite en rien; mais il n'était guère étranger à aucune connaissance de son temps.

Sa curiosité d'esprit était immense. Il y avait en lui du Faust et du don Juan. Il mettait une sorte de courage incrédule à braver le monde invisible. Une idée l'avait tourmenté de bonne heure: c'était de voir le diable et de le faire parler. Il était un de ces faibles esprits forts qui,—par une contradiction dont s'étonnent seulement ceux qui ne connaissent point la nature humaine,—croient au diable et ne croient point à Dieu.

Le duc d'Orléans était né avec le sentiment du beau et du grandiose. Soldat, il fut le plus brave de l'armée aux batailles de Steinkerque et de Nervinde; artiste, il commentait les maîtres; homme politique, il produisait Law, il créait la liberté de penser, il pardonnait à ses ennemis; amoureux, il recherchait les formes les plus pures sorties des mains du Créateur. Il eut beaucoup de maîtresses, comme un autre a beaucoup de statues. Don Juan s'était fait artiste.

L'histoire de la régence n'est pas faite; l'histoire du régent ne sera jamais faite. On se contentera des grands coups de crayon de Saint-Simon, qui voyait de trop près et qui ne voyait pas juste, mal éclairé qu'il était par les réverbérations du passé.

Et pourtant, quelle belle histoire! c'est le premier mot de la Révolution française; que dis-je? c'est la révolution avant la révolution. Le vieil Olympe de Versailles ne lancera plus le tonnerre; les demi-dieux s'en vont; on ne jouera plus aux déesses. Voici le règne des vrais hommes et des vraies femmes: on va marcher terre à terre dans le cortége des passions de la terre; pour la première fois, on va penser à Lazare, qui meurt de faim; on va soulever d'une main pieuse les chaînes de Prométhée; on va nourrir l'âme en lui donnant la lumière. C'est le régent qui a ouvert les bibliothèques en France; c'est le régent qui a envoyé Voltaire à l'école de la Bastille.

Le régent était un révolutionnaire. Il y avait dans sa nature du Diderot, du Mirabeau et du Danton. Venu un peu plus tard, il eût gravé le frontispice de l'Encyclopédie, il eût fondé un club et il fût mort sur l'échafaud. En attendant, il gravait les faits et gestes de Daphnis et Chloé, et il fondait le bal de l'Opéra comme un autre aurait fondé une église. Il aimait les femmes, sa femme et les femmes d'autrui, aujourd'hui madame de Sabran et madame de Phalaris, demain madame de Parabère et madame d'Averne, les aimant toutes parce qu'il n'en aimait aucune, ou plutôt parce qu'il avait mis sa force et sa faiblesse dans l'amour des femmes, sans souci du ciel, mais avec le souci du royaume de France. En effet, quelle que fût l'orgie, il ne perdait pas de vue l'État. En vain les courtisanes voulaient-elles lui parler politique. «L'État, disait-il, ce n'est pas moi, c'est Louis XIV et Louis XV.» Madame de Tencin, qui voulait le régenter un peu à la manière de madame de Maintenon, fut remise à sa place de simple femme par un mot difficile à écrire. La comtesse de Sabran lui donnait un jour des conseils; il la conduisit galamment devant un miroir de Venise: «Regardez-vous, lui dit-il, est-ce que la Sagesse a jamais pris cette figure-là?»[36]

Saint-Simon protestait en silence. Il aimait le régent, et il avait peur de la régence. «Qu'on se représente ce qu'a vu Saint-Simon, dit M. de Montalembert, un saint-simoniste: les deux premières nations catholiques du monde gouvernées sans contrôle et sans résistance, l'une par Dubois, le plus vil des fripons, l'autre par Alberoni, «rebut des bas valets»; et le saint-siége réduit à faire de tous deux des princes de l'Église! la noblesse «croupissant dans une mortelle et ruineuse oisiveté» lorsque le danger et la mort ne venaient pas la purifier sur les champs de bataille; le clergé, atteint lui-même dans ses plus hauts rangs par la corruption, dupe de cette dévotion de cour, sincère chez le maître, commandée chez les valets, et aboutissant sans transition à une éruption de cynisme impie, qui dure cent ans avant de s'éteindre dans le sang des martyrs; le parlement, comme disait Saint-Simon lui-même, «débellé et tremblant, de longue main accoutumé à la servitude»; la bourgeoisie, pervertie par l'exemple d'en haut, par une longue habitude d'adulation et servile docilité; la nation presque entière absorbée dans des préoccupations d'antichambre; les institutions ébranlées, les garanties compromises, les droits enlevés à tous ceux qui en avaient, au lieu d'être étendus à tous ceux qui en manquaient; toutes les têtes courbées, tous les cœurs asservis, tous les individus ravalés au même néant; Saint-Simon, seul, errant de par la cour et le monde, cherchant en vain une âme ou deux pour le comprendre, et réduit à se renfermer chez lui pour y écrire en secret ses colères et ses douleurs immortelles.»

Voltaire voyait, comme Saint-Simon, le dépérissement de la France; mais pendant que le duc et pair s'enveloppait en montrant ses titres dans le linceul du passé, Voltaire, qui croyait que tout était sauvé parce que tout était perdu, leva une torche lumineuse sur les ténèbres de l'avenir.

III.

Bayle était mort, mais il n'avait pas fermé son école de scepticisme. Il avait osé être un saint, contre les foudres du pape. Amoureux de la liberté comme Diogène, moins le tonneau, il s'était fait une seconde patrie pour pouvoir parler et écrire sans le privilége du roi. Pauvre, il avait fait du bien, ce qui était le comble de l'impertinence philosophique. Bayle se comparait au Jupiter assemble-nuages d'Homère, disant que sa pensée était de former des doutes. On peut dire qu'il a fondé la philosophie du scepticisme, qui nie et qui affirme, qui ne croit pas à ses affirmations et qui nie pour qu'on lui donne une preuve de plus. Selon lui, les opinions les plus opposées se présentent à l'esprit avec un cortége de vérités. Bayle avait appris à lire dans Amyot et à penser dans Montaigne. Il est parti de là pour fonder, comme il l'a dit, la république des lettres. Avant Bayle, on avait vu quelques pléiades de poëtes, quelques sectes de philosophes, quelques tribus de théologiens. Il réunit la tribu à la secte, la secte à la pléiade; il en fit tout un peuple répandu aux quatre coins de l'Europe. Il fut le premier journaliste, parce qu'il étendit l'horizon et répandit sur tout ce qu'il touchait les vives lumières de l'esprit. Or il touchait à tout. Ses Nouvelles de la République des lettres avaient pour abonnés tous les penseurs de France et de l'étranger; leur action s'étendait jusqu'aux grandes Indes: aussi le nom de Bayle était-il mêlé à toutes les controverses littéraires, politiques et religieuses[37]. On l'attendait comme le Verbe de la vérité, mais il arrivait toujours avec le doute; son ciel était couvert de nuages, il fallait qu'on découvrît le soleil.

On a beaucoup vanté ce labeur inouï de Bayle, qui travaillait quatorze heures par jour, penché sur les in-folio et sur lui-même. Je me permettrai de dire que ç'a été le tort irréparable de ce grand esprit; je crois fermement que, s'il eût passé sept heures à travailler et sept heures à vivre, son esprit, comme son corps, se fût fortifié sous l'action plus immédiate de Dieu et de la nature. «Je ne perds pas une heure,» disait-il. O philosophie aveugle, qui ne connaît pas les joies contemplatives du temps perdu! On apprend la vie en vivant; apprendre à mourir, c'est encore apprendre à vivre. Je comprends le philosophe inspiré, celui-là qui s'élance dans l'infini sans souci de ses guenilles corporelles; il commence à vivre ici-bas de la vie future; il a entrevu les radieux espaces où Dieu attend son âme immortelle; il frappe avant l'heure aux portes d'or des paradis rêvés. Mais le philosophe qui cherche et qui doute, celui-là qui ne voyage pas avec les ailes de la foi, qui va se brisant le front aux voûtes éternelles pour retomber sur la terre tout épuisé et tout sanglant, celui-là devrait plus souvent fermer les in-folio, abandonner aux brises du soir les hiéroglyphes de son âme, pour étudier, libre de toute tradition, les pages de la vie. Pour quiconque les sait lire, ces pages divines détachées de tout commentaire humain, la vérité resplendit.

IV.

La régence fut pour la littérature un temps de repos. Les grandes voix du dernier siècle s'étaient éteintes; les grandes voix du nouveau siècle ne s'élevaient pas encore.

A la parole haute et souveraine de Bossuet avait succédé la parole élégante et dorée de Massillon. Le premier mot de Massillon, après avoir entendu les prédicateurs du dernier siècle, fut: «Si je prêche jamais, je ne prêcherai point comme eux.»

Une profonde connaissance du cœur humain, une langue harmonieuse, une éloquence suave qui effleure le dogme et qui s'attache à la morale, Isocrate en chaire: voilà Massillon, qui est à Bourdaloue ce que Racine fut à Corneille. On s'étonnait de cette peinture vraie des passions, dans un homme voué par état à la retraite. «C'est en me sondant moi-même, répondait-il, que j'ai appris à connaître les autres.» Tout homme a l'humanité en soi.

Massillon était né à Hyères, en Provence. Son éloquence a le parfum de ces tièdes îles de la Méditerranée où croît l'oranger. Il était d'une famille obscure. A dix-sept ans, il entra à l'Oratoire. Dès qu'il eut prêché, son humilité chrétienne s'effraya de ses succès: il craignait, disait-il, le démon de l'orgueil.

Pour lui échapper, il alla se cacher dans la solitude effrayante de Sept-Pons. Ce démon l'y poursuivit. Le cardinal de Noailles ayant envoyé à l'abbé de Sept-Pons un mandement qu'il venait de publier, l'abbé chargea Massillon de faire une réponse en son nom. Cette réponse fut une œuvre. On n'attendait rien de semblable de la solitude de Sept-Pons, et le cardinal tint à savoir quelle était cette ruche de miel cachée dans le désert. Il découvrit le véritable auteur de la lettre, le tira de sa thébaïde, le fit venir à Paris et se chargea de sa fortune. Massillon vit croître à chaque pas le danger qu'il avait redouté. Un de ses confrères lui disait un jour ce qu'il entendait dire à tout le monde de ses succès. «Le diable, répondit-il, me l'a déjà dit plus éloquemment que vous.»

Quand il prêcha le Petit Carême à la chapelle de la cour, il plaida la cause de l'humanité contre la ligue toujours ennemie et toujours persistante des courtisans. C'était l'Évangile un jour de fête. La vérité osait pour la première fois parler au cœur du jeune roi: avec moins d'art et moins d'ornements, cette vérité eût paru presque séditieuse.

La philosophie, déjà sur la brèche, s'empara de l'éloquence et des vertus de Massillon comme d'un exemple à opposer aux mœurs licencieuses, à l'ignorance grossière et farouche du clergé: son Petit Carême fut surnommé le Catéchisme des rois. Voltaire l'avait sur sa table, à côté des tragédies de Racine.

La religion n'était plus acceptée pour Dieu lui-même, mais pour sa morale. Les rois étaient sur le point de n'avoir plus pour confesseur que leur conscience.

V.

Fontenelle a ressemblé, selon Voltaire, «à ces terres heureusement situées qui portent toute espèce de fruits». Quoiqu'il ait cultivé sa terre pendant cent ans, la moisson ne fut pas abondante, si on supprime l'ivraie du bon grain. Et encore, Fontenelle avait appris de bonne heure, quand il publia l'Histoire des Oracles, qu'on a tort d'avoir raison en France, ce qui l'empêcha souvent de battre le bon grain. Toutefois, comme l'a dit encore Voltaire: «On l'a regardé comme le premier des hommes dans l'art nouveau de répandre la lumière et les grâces sur les vérités abstraites.» Le père Le Tellier, qui avait l'oreille du roi parce qu'il lui prêtait la sienne; le père Le Tellier, qui voulait que son royaume fût de ce monde et qui essayait de tuer toutes les influences, déféra l'auteur des Mondes comme un athée qui ne croyait pas aux miracles. Heureusement que d'Argenson, alors lieutenant de police, n'y croyait pas non plus et qu'il sauva Fontenelle de la persécution.

Il ne croyait ni au passé ni à l'avenir, il ne voulait marcher ni en avant ni en arrière, parce que la passion ne l'emportait pas. Toutefois, il avait beau dire à chaque victoire de l'esprit nouveau: «Je m'en lave les mains,» il avait travaillé pour l'esprit nouveau. Il n'écrivait guère, mais il parlait beaucoup. Lorsque la vérité sortait de ses mains, elle était plus dangereuse qu'en tombant de la main du premier venu, parce qu'elle avait un tour charmant de fille bien née qui lui donnait ses entrées dans le monde.

L'abbé de Saint-Pierre, son ami, aurait bien dû lui emprunter ses airs mondains pour habiller ses rêveries. Avec Fontenelle, la diète européenne et la paix perpétuelle auraient eu plus de partisans et moins de rieurs. «C'est le rêve d'un bon citoyen,» disait le cardinal Dubois, qui n'était pas un bon citoyen.

Mais les utopies de l'abbé de Saint-Pierre tombèrent dans de meilleures mains. Voltaire les dépouilla de tout ce qu'elles avaient de chimérique, et mit en lumière tout ce qu'elles avaient de généreux.

Fontenelle avait eu les mains pleines de vérités, et il les avait ouvertes[38], témoin l'Histoire des Oracles. Mais un ministre plus Normand que Fontenelle le nomma censeur royal, et le philosophe ferma ses mains. Bien plus, il ferma les mains des autres. «Mais, lui dit un philosophe, vous avez écrit l'Histoire des Oracles, et vous me refusez votre approbation.—Monsieur, répondit Fontenelle, si j'avais été censeur quand j'ai écrit l'Histoire des Oracles, je me fusse bien gardé de lui donner mon approbation.»

Il ne faudrait pas oublier parmi ces précurseurs de la philosophie voltairienne ces messieurs de l'Entre-sol, ces hardis censeurs qui mettaient sur la nappe Dieu et le roi, ces enfants terribles du pays des idées, qui cassèrent les vitres des fenêtres où Voltaire devait s'accouder[39].

VI.

Trois cardinaux ont régné en France: Richelieu, Mazarin, Fleury. Ces trois hommes d'Église ont été trois hommes d'État. Avec moins de génie que les deux premiers, Fleury, sans recourir à la hache comme Richelieu, ni à la diplomatie comme Mazarin, continua d'isoler la royauté en abaissant la noblesse.

Le cardinal de Fleury craignait ce qu'il appelait un ministère historique. Il ne dédaignait pas la renommée future, mais il ne voulait pas que ses contemporains écrivissent sur lui. Il disait que quand il était content de lui, la France entière devait être contente; mais il aimait le silence et répétait souvent cet apophthegme de l'Imitation: Ama nesciri.

Dans son horreur du bruit, il ne voulait autour de lui pour gouverner que de simples commis. Il craignait les novateurs, disant que toute nouvelle idée renferme une tempête, ne comprenant pas que la tempête forme le torrent qui fertilise. Il croyait que Law avait ruiné la France, Law qui avait été le torrent fécond éparpillant des parcelles d'or là où l'or n'était jamais venu.

L'historien doit d'ailleurs des sympathies à ce premier ministre qui ne croyait travailler que pour le peuple, qui lisait l'Évangile plus souvent que Machiavel, et qui disait avec l'abbé de Saint-Pierre que les vrais soldats sont ceux qui cultivent la terre. Mais s'il eut raison pour le peuple, il eut tort pour le pouvoir; car à force d'éloigner du trône tous les hommes qui, par leur génie, par leur caractère, par leur hardiesse, créaient l'opinion publique en France, l'opinion publique se déplaça et ne prit plus son mot d'ordre à Versailles.

Le cardinal de Fleury avait compté sans Voltaire.

Déjà l'esprit public ne descendait plus de Versailles sur Paris, c'était Paris qui allait gouverner Versailles.

VII.

Le Sage et Piron, pauvres tous les deux, devaient bientôt élever très-haut la dignité des hommes de pensée, parce qu'ils avaient la pauvreté castillane. Vauvenargues allait proclamer la dignité humaine, Montesquieu cherchait déjà les titres de l'humanité.

Quand parurent les Lettres persanes, ce fut un événement. Jamais l'esprit, jamais la vérité se montrant à nu ne firent un pareil scandale. Il sembla que pour la première fois toutes les bases de l'antique société se remuaient. Ce livre était une critique; il avait par la forme tout l'attrait d'un roman, dans un temps où l'on ne demandait guère au roman que des épisodes et une peinture de mœurs avec très-peu d'action; mais sous un masque de frivolité, il était aisé de reconnaître un penseur, un homme profondément versé dans la science du gouvernement, dans l'étude des institutions et dans l'esprit des lois. Le succès fut inimaginable. «Les Lettres persanes, raconte l'auteur lui-même, eurent d'abord un débit si prodigieux que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allèrent tirer par la manche tous ceux qu'ils rencontraient: Monsieur, disaient-ils, faites-moi des Lettres persanes

Cet ouvrage était bien un fruit du temps. A la longue et sévère compression du grand siècle avait succédé un goût fiévreux pour la liberté de tout dire et de tout écrire. Les mœurs tournaient à l'Orient et l'amour au harem. On était, comme on dit maintenant, dans une période de réaction contre le règne de Louis XIV. Le sarcasme religieux qui éclate dans ces lettres flattait le penchant du nouveau siècle à l'incrédulité. «Les libertins entretiennent ici un nombre infini de filles de joie, et les dévots un nombre innombrable de dervis. S'il y a un Dieu, il faut nécessairement qu'il soit juste; car s'il ne l'était pas, il serait le plus mauvais et le plus imparfait des êtres. Toutes ces pensées m'animent contre les docteurs qui représentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance; qui le font agir d'une manière dont nous ne voudrions pas agir nous-mêmes, de peur de l'offenser.»

Les événements religieux de la fin du règne de Louis XIV sont couverts de ridicule par Montesquieu. Les académies, les corps savants, ne trouvent pas plus grâce aux yeux de l'auteur des Lettres persanes que les casuistes, les chartreux, les capucins et les autres ordres religieux. «J'ai ouï parler d'une espèce de tribunal qu'on appelle l'Académie française. Il n'y en a point de moins respecté dans le monde; car on dit qu'aussitôt qu'il a décidé, le peuple casse ses arrêts et lui impose des lois qu'il est obligé de suivre.»

Les mœurs, les intrigues, les manœuvres du temps y sont dévoilées avec une connaissance impitoyable du cœur de l'homme ou du cœur de la femme. «Crois-tu, Ibben, qu'une femme s'avise d'être la maîtresse d'un ministre pour coucher avec lui? Quelle idée! C'est pour lui présenter cinq ou six placets tous les matins, et la bonté de leur nature paraît dans l'empressement qu'elles ont de faire du bien à une infinité de gens malheureux qui leur procurent cent mille livres de rente.»

On peut dire de ces Lettres ce que l'auteur a dit lui-même des jolies femmes, «dont le rôle a plus de gravité qu'on ne pense.» Sous cette plaisanterie fine et délicate se placent un grand fonds de bon sens, une science magistrale, une philosophie audacieuse. Quelquefois ce léger crayon a des traits qu'envierait le burin de Tacite: «Le règne du feu roi a été si longtemps, que la fin en avait fait oublier le commencement.»

Montesquieu avait parlé ainsi de Louis XIV: «Il n'est occupé qu'à faire parler de lui; il aime les trophées et les victoires. Il aime à gratifier ceux qui le servent; mais il paye aussi libéralement l'oisiveté des courtisans que les campagnes laborieuses de ses capitaines. Souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette quand il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou qui lui gagne des batailles.» Il ne faut pas chercher dans ces jugements pleins de hauteur et de dédain une histoire de Louis XIV, mais l'opinion des Français de la régence sur un règne fini avant sa fin.

Les peuples étaient las du soleil couchant, et ils se tournaient vers le soleil levant avec la curiosité affectueuse de l'oiseau qui se réveille dans son nid de mousse. «J'ai vu le jeune monarque. Sa vie est bien précieuse à ses sujets, elle ne l'est pas moins à l'Europe par les troubles que sa mort pourrait produire. Mais les rois sont comme les dieux, et pendant qu'ils vivent on doit les croire immortels.»

Par les Lettres persanes la voie de la critique religieuse était tracée; après le régent, la terreur respectueuse qui défendait le trône de Louis XIV contre les jugements de l'opinion publique était évanouie; après l'abbé Dubois et l'abbé de Tencin, les lumières et les vertus qui protégeaient l'Église contre les entreprises de la raison humaine s'étaient obscurcies pour jamais; ainsi, de tous les côtés, tombaient les barrières: la liberté de penser commençait à se montrer à la porte du Louvre. Il ne fallait plus qu'un roi pour achever la royauté du droit divin. Louis XV monta sur le trône.

NOTES:

[35] «La Bastille changea Arouet en Voltaire, dit Méry dans sa Critique du Roi Voltaire. Ce fut l'inverse de la fable: la souricière accoucha d'une montagne. Candide est fils de la Bastille. Le prisonnier adolescent se souviendra toujours de son grabat; il a fait le serment d'Annibal devant des barreaux de fer. Toutes les fois qu'une injustice éclatera sous le soleil, Voltaire se souviendra de sa prison. Calas, Sirven, La Barre, tous les criminels innocents auront un implacable défenseur. Voltaire, comme Hercule, a étouffé des serpents au berceau, il continuera le jeu jusqu'à la tombe. Dans sa généreuse ardeur contre l'injustice, il sera quelquefois injuste lui-même! Tant pis! le point de départ est son excuse. Le geôlier de la Bastille le poursuivra jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatre ans; il se nommera tour à tour Fréron, Nonnotte, La Beaumelle, Desfontaines, Guénée, Patouillet, Gilbert. Tant pis! Il était né pour la haute vie de gentilhomme, pour les élégances de la cour de Versailles, pour les sourires des favorites, pour les triomphes du madrigal, les grâces du bel esprit, les suprêmes délicatesses de la distinction; on a bouleversé ce naturel d'élite par un an de cachot; eh bien! le lion ne pardonnera jamais à ceux qui n'ont pas deviné le lionceau; son hyperbole dépassera même celle de Juvénal; il s'irritera même un jour au point de s'écrier, avec le géant de Sirius: Je suis tenté de faire un pas et d'écraser cette fourmilière! au point d'écrire, dans sa haine cyclique contre les superstitions, un poëme de vingt-quatre chants sur l'innocence de Jeanne d'Arc.»

[36] Ce qui explique la durée du règne de la marquise de Parabère, c'est qu'elle était bête. «Je ne sais rien et ne veux rien savoir que l'amour.» Il y a un autre mot du régent: «Elle n'a rien inventé, si ce n'est l'amour.» Lequel?

[37] Voltaire fut éloquent pour Bayle contre d'Alembert, qui avait écrit: «Heureux si Bayle avait pu respecter la religion et les mœurs!» Voltaire lut, et écrivit: «J'ai vu avec horreur ce que vous dites de Bayle: vous devez faire pénitence toute votre vie de ces deux lignes.»

[38] Un écrivain qui a, comme Fontenelle, osé être spirituel quoique savant, paradoxal quoique philosophe, M. Flourens, pour appeler la science par son nom, a dit avant moi, dans son livre sur Fontenelle, que l'auteur des Mondes avait ouvert ses mains. «Voltaire, ajoute M. Flourens, l'appelle le discret Fontenelle. Fallait-il qu'il fût aussi indiscret que Voltaire?»

[39] Un historien sans le vouloir, Édouard Thierry, a mieux qu'aucun historien de profession raconté l'histoire de l'Entre-sol, qui, selon lui, fut pour l'Académie des sciences morales et politiques ce que la maison de Conrart avait été pour l'Académie française.


V.
VOLTAIRE A LA COUR.


Voltaire à la cour! Voltaire courtisan à la veille d'être roi! C'est toujours Voltaire avec son esprit qui rit de tout, même de la grandeur de Louis XV, même de la vertu de madame de Pompadour. Il disait comme Piron: «Puisque les titres sont connus, je prends mon rang,» et, ce jour-là, il passait le premier. Il ne tenait qu'à lui de briller à la cour; il ne lui fallait pour cela qu'un peu moins de génie. Le cardinal de Bernis lui montrait le chemin.

Pourquoi allait-il à la cour? Pour ne pas aller à la Bastille et dire la vérité? Il voulait s'appuyer sur Louis XV pour soulever la France.

Ce fut un événement pour Versailles que Voltaire à la cour. Jusque-là on y avait vu les poëtes plus ou moins prosternés. Voltaire, qui s'appuyait sur la fortune et sur la renommée, marchait la tête haute, en homme qui connaît sa force. «Les rois sont toujours les demi-dieux, lui dit madame de Pompadour, qui voulait le métamorphoser en courtisan.—Madame la marquise, répondit Voltaire, c'est un poëte qui a créé les demi-dieux.»[40]

Voltaire, qui avait soupé avec les maîtresses du régent, avec la maîtresse du cardinal Dubois, avec toutes les coquines qui jouaient de l'éventail et du sceptre, soupa avec les maîtresses de Louis XV, à la Muette avec madame de Mailly, à Choisy avec madame de Châteauroux, à Étioles avec madame de Pompadour. Mais il ne soupait que les jours où le roi ne soupait pas. Le roi ne voulait pas se rencontrer avec Voltaire, comme s'il eût craint que cette autre royauté ne fît pâlir la sienne.

Le souper d'Étioles est consacré par de mauvais vers à madame de Pompadour, où le poëte compare le roi au vin de Tokai. Pour se consoler de n'avoir pas soupé avec le roi, il combat cette opinion de Dufresny, qui dit dans une chanson que les rois ne se font la guerre que parce qu'ils ne boivent jamais ensemble. «Dufresny se trompe, écrit Voltaire. François Ier avait soupé avec Charles-Quint, et vous savez ce qui s'ensuivit. Vous trouverez, en remontant plus haut, qu'Auguste avait fait cent soupers avec Antoine. Non, madame, ce n'est point le souper qui fait l'amitié.»

Madame de Pompadour avait accueilli Voltaire en femme d'esprit qui aime les livres ouverts. Voltaire devint pour une saison son maître en l'art de penser. De la galanterie il passa avec elle à la politique; il fut dépêché en ambassade vers le roi de Prusse; il écrivit pour la paix à l'impératrice de Russie; il fut sur le point de trahir les secrets de ses amis les Anglais.

Le premier ministre et le second ministre, madame de Pompadour et le marquis d'Argenson, étaient pour lui. Avec de si hauts protecteurs, où ne devait-il pas arriver? Il arriva tout essoufflé à une place de gentilhomme de la chambre et à un brevet d'historiographe de France!

Voltaire fut alors courtisan à toute heure, le jour et la nuit, en prose et en vers. S'il voyait la maîtresse du roi jouant du crayon, comme elle jouait du sceptre et de l'éventail, il lui disait:

Pompadour, ton crayon divin
Devrait dessiner ton visage:
Jamais une plus belle main
N'aurait fait un plus bel ouvrage.

S'il entrait à sa toilette, il se croyait encore obligé à quatrain[41]. La marquise ayant joué Alzire au théâtre des petits appartements, il s'imagina qu'il devait se jeter à ses pieds. Madame de Pompadour le rappela à l'ordre, en lui disant que sa place n'était pas à ses pieds, mais à l'Académie. «Je l'avais oublié, dit Voltaire. Mais il me manque une voix pour être élu.—Laquelle?—La vôtre.—Je vous la donne.» Et le poëte fut élu. Pourquoi Voltaire ne demanda-t-il pas le chapeau de cardinal?

Voltaire, qui avait déjà frappé deux fois à la porte de l'Académie sans que l'Académie ouvrît la porte, fut donc enfin nommé tout d'une voix. Il lui avait fallu, comme Montesquieu, désavouer plus d'une page de ses œuvres. L'Académie, d'ailleurs, n'était pas encore voltairienne. Mais le fut-elle jamais? Montesquieu, l'ami de Voltaire, comme Voltaire fut l'ami de Montesquieu,—si les beaux génies se rencontrent souvent, ils ne s'aiment pas toujours;—Montesquieu, dis-je, peignait jusqu'à un certain point l'opinion des académiciens quand il écrivait: «Il serait honteux pour l'Académie que Voltaire en fût, et il lui sera quelque jour honteux qu'il n'en ait pas été[42]

Voltaire comprit bien cette sympathie douteuse; il avait dit: «J'ennuierai le public d'une longue harangue, ce sera le chant du cygne.» Voltaire se croyait toujours en train de mourir. Ce chant du cygne fut pour les oreilles académiques une impertinence débitée d'un ton cavalier. Ce n'était pas l'Académie qui recevait Voltaire, c'était Voltaire qui recevait l'Académie. Le roi entrait d'un pied dédaigneux, quoique avec force révérences, dans sa nouvelle province.

Il habitait tour à tour Versailles et Paris.

A la mort de madame du Chastelet, il s'en était revenu habiter son hôtel avec M. du Chastelet. Mais le marquis, voulant vivre seul, avait cédé la place à Voltaire, après lui avoir vendu les meubles de la marquise.

Ce fut dans cet hôtel que Voisenon dit un jour au poëte: «Eh bien, vous voilà chez vous?—Non, dit Voltaire, je suis toujours chez elle.» Et il montra la table, le lit, le fauteuil. «Tout, dit Voisenon, jusqu'au paravent!» Voltaire, essuyant de vraies larmes, conta à son abbé que dans sa douleur il faisait bâtir un théâtre: «Un théâtre dont vous serez le grand prêtre, mon cher Voisenon[43]

Tout le monde sollicita son entrée au théâtre de Voltaire, mais la salle était trop petite, et souvent plus d'un grand nom restait à la porte ou dans l'escalier. On soupait après le spectacle, et Voltaire ne savait plus s'il était plus grand seigneur que grand poëte ou grand comédien.

Non-seulement Voltaire aimait la mise en scène, mais il aimait à se mettre en scène. A la représentation d'Œdipe, on le voit arriver sur le théâtre en portant la queue du grand prêtre, se moquant déjà des dieux, des spectateurs et de lui-même. A la représentation d'Artémire, où le public siffle du même coup sa tragédie et sa maîtresse qui joue le rôle d'Artémire, il entre en scène et apostrophe ceux qui sifflent, outré qu'on ne reconnût pas qu'il avait raison comme poëte et comme amant. Pendant la représentation de Mahomet, Voltaire reçoit un billet du roi de Prusse, qui lui annonce la victoire de Mollwitz. Tout autre eût mis le billet dans sa poche, mais Voltaire, toujours expansif, interrompt le spectacle et fait lui-même la lecture du royal billet: «Vous verrez, ajoute-t-il à mi-voix, ne parlant qu'à ceux qui étaient près de lui, que cette pièce de Mollwitz fera réussir la mienne.» Quand on joua Mérope, Voltaire, qui connaissait tout le monde, se montra dans toutes les loges. A la première représentation d'Oreste, voyant applaudir un passage imité de Sophocle, il s'élança hors de sa loge en s'écriant: «Courage, Athéniens, c'est du Sophocle!» On peut dire qu'il jouait un rôle dans toutes ses pièces.

Voltaire peignit alors avec sa vivacité de tons le monde où il vivait:

Après dîné, l'indolente Glycère
Sort pour sortir, sans avoir rien à faire.
Chez son amie au grand trot elle va,
Monte avec joie, et s'en repent déjà,
L'embrasse, et bâille; et puis lui dit: «Madame,
J'apporte ici tout l'ennui de mon âme;
Joignez un peu votre inutilité
A ce fardeau de mon oisiveté.»
Si ce ne sont ses paroles expresses,
C'en est le sens. Quelques feintes caresses,
Quelques propos sur le jeu, sur le temps,
Sur un sermon, sur le prix des rubans,
Ont épuisé leurs âmes excédées.
Elle chantait déjà, faute d'idées;
Dans le néant leur cœur est absorbé,
Quand dans la chambre entre monsieur l'abbé.
D'autres oiseaux de différent plumage,
Divers de goût, d'instinct et de ramage,
En sautillant font entendre à la fois
Le gazouillis de leurs confuses voix.

Voici l'heure des cartes; on joue pour reposer son esprit.

Monsieur l'abbé vous entame une histoire
Qu'il ne croit point et qu'il veut faire croire.
On l'interrompt par un propos du jour
Qu'un autre conte interrompt à son tour:
Des froids bons mots, des équivoques fades,
Des quolibets et des turlupinades,
Un rire faux, que l'on prend pour gaieté,
Font le brillant de cette société.
C'est donc ainsi, troupe absurde et frivole,
Que nous usons de ce temps qui s'envole!
C'est donc ainsi que nous perdons des jours
Longs pour les sots, pour qui pense si courts!
Mais que ferai-je? où fuir loin de moi-même?
Il faut du monde; on le condamne, on l'aime.

Oliver Goldsmith, qui vint à Paris vers ce temps-là, parle de Voltaire avec admiration. Selon lui, personne n'était capable de rivaliser avec ce charmant, profond et lumineux esprit. Il le met en scène avec Diderot[44] et Fontenelle. Voltaire laissa d'abord ses deux amis s'escrimer gaiement. Fontenelle, quoique presque centenaire, mit bientôt Diderot en déroute. Voltaire souriait et semblait dire: Vous n'avez raison ni l'un ni l'autre, mais je ne veux pas avoir raison sur vous. Tout à coup la verve l'entraîne, le voilà parti sans le vouloir, et Oliver Goldsmith, quand il raconte cette soirée, est tout émerveillé encore d'avoir ouï Voltaire, trois heures durant, sans qu'il cessât une minute d'être éloquent de toutes les éloquences: tour à tour railleur, attendri, imprévu, savant, hardi.

Ce fut l'année où Voltaire vit venir à lui ce poëte limousin qui a rimé des tragédies, conté des contes moraux et écrit des mémoires «pour servir à l'instruction de ses enfants.» Marmontel était un peu bonhomme, un peu poëte, un peu pédant; total: un esprit à mi-jour. Voltaire n'avait pas deviné juste en lui ouvrant ses bras, ou plutôt il avait compris que c'était là un bon capitaine pour ses batailles littéraires et philosophiques. En effet, quoique Marmontel fût lourdement armé, il ne s'escrimait pas dans les luttes voltairiennnes sans quelque bravoure. Il ne craignait pas, lui aussi, de signer des livres qui devaient être brûlés par la main du bourreau. Voltaire le reconnut pour son fils. A la première entrevue, il lui ouvre les bras et lui dit: «S'il vous faut de l'argent, parlez; je ne veux pas que vous ayez d'autre créancier que Voltaire.» Marmontel prit Voltaire au mot. Comme les temps sont changés, l'auteur de Zaïre conseilla au Limousin de rimer une tragédie pour faire fortune; mais il ne se crut pas quitte en donnant ce conseil. «Peu de jours après, dit Marmontel dans ses Mémoires, Voltaire, arrivant de Fontainebleau, me remplit mon chapeau d'écus. Quelques ennemis de Voltaire auraient voulu que pour cela je me fusse brouillé avec lui.»

Si Voltaire n'ouvrait pas sa bourse aux jeunes poëtes, on disait qu'il était avare; mais en revanche, on ne lui pardonnait pas de faire du bien, quelle que fût sa bonne grâce à le faire. Marmontel daigna lui pardonner. Il ne tomba jamais dans cette ingratitude qui était, il y a cent ans comme aujourd'hui, l'indépendance du cœur. Toutefois s'il parle de lui dans ses Mémoires, c'est plutôt la vérité qui le domine que la reconnaissance.

Cependant, comme Crébillon le tragique était mieux fêté que Voltaire le tragique, celui-ci paria de refaire toutes les pièces de l'autre en six semaines. Voltaire triompha-t-il dans cette lutte? pourrait-on croire qu'il n'eût pas d'autre but en écrivant Oreste, Sémiramis et Rome sauvée[45]? Le beau dessein! Écrire trois tragédies pour donner tort à Fréron et à Louis XV, pour se donner tort à soi-même!

Le roi de Prusse et la duchesse du Maine le vengeaient des injustices de la cour de France et de la république des lettres. Le roi de Prusse lui écrivait: «Je vous respecte comme mon maître en éloquence. Je vous aime comme un ami vertueux.» Il était fêté à Sceaux comme un prince du sang. Lui qui frappait monnaie ou plutôt qui frappait des médailles en écrivant des petits vers plus durables que le bronze, il a laissé ceux-ci sur son séjour à la cour de la duchesse du Maine:

J'ai la chambre de Saint-Aulaire
Sans en avoir les agréments;
Peut-être à quatre-vingt-dix ans
J'aurai le cœur de sa bergère:
Il faut tout attendre du temps.

A Versailles, il en coûta cher à la poésie de Voltaire. C'est Voltaire courtisan qui a écrit ce ballet de la Princesse de Navarre que Moncrif eût fait meilleur. C'est Voltaire courtisan qui rima—et quelles rimes!—la Bataille de Fontenoy, cette poétique bataille où le poëte avait eu le tort de ne pas aller pour faire bravement son métier d'historiographe de France[46]. C'est Voltaire courtisan qui, parodiant le poëme de Métastase, écrivait ce Temple de la Gloire qui est le temple de la Folie, où le roi Louis XV est métamorphosé en Trajan et où les Romains de Versailles lui chantent à tue-tête qu'il est né pour la gloire et pour l'amour.

Ce fut après la représentation du Temple de la Gloire que Voltaire voulut être le familier du roi comme il avait été le familier des princes. Quand Louis XV passa dans la haie des courtisans, le poëte le voulut arrêter au passage par cette apostrophe hyperbolique: «Trajan est-il content?» Le roi, un homme d'esprit qui n'aimait pas les gens d'esprit, Voltaire moins que les autres, passa sans répondre en se drapant dans sa dignité.

Le gentilhomme Voltaire se trouva trop gentilhomme comme cela. Il se promit de redevenir libre[47]. Oui, quand il s'aperçut que plus il s'approchait du roi, plus il s'éloignait de soi-même, il comprit qu'en se donnant à la cour de Versailles il perdait sa royauté à Paris. L'opinion publique lui avait donné la couronne de l'esprit humain; un pas de plus dans les petits appartements, et madame de Pompadour jetait cette couronne aux pieds de Louis XV.

Si Louis XV eût compris la royauté, au lieu de faire de Voltaire un gentilhomme ordinaire de sa chambre, un historiographe en prose et en vers, il lui eût donné un ministère,—le ministère de l'abbé de Bernis;—et la France n'aurait pas subi la guerre humiliante de Sept ans.

Ce fut un beau jour que celui où Voltaire, gentilhomme du roi, se retrouva Voltaire, gentilhomme de l'humanité. Il s'était imaginé qu'en abdiquant sa personnalité si glorieuse pour s'enfermer dans la nuée des courtisans, il désespérait ses ennemis littéraires,—presque toute la littérature, parce qu'il n'avait guère que des ennemis dans cette province de son royaume;—il s'était imaginé qu'en assistant au petit lever du roi, et en passant de là dans la ruelle de madame de Pompadour, il deviendrait peu à peu le dispensateur des faveurs littéraires, et qu'il donnerait à Louis XV la vraie maîtresse des rois: l'humanité. Mais Louis XV n'aimait pas Voltaire, dont on lui parlait trop. Madame de Pompadour, jalouse de Voltaire par pressentiment, ne donnait qu'à sa main droite le pouvoir qui tombait de sa main gauche. Le ministre d'Argenson, que le poëte croyait dominer parce qu'il devait être pour lui la voix plus ou moins sévère de l'histoire, jugeait un peu Voltaire à la Saint-Simon. Par exemple, Voltaire lui demanda une place à l'Académie des sciences et une place à l'Académie des inscriptions, non pas pour la gloire d'être un peu plus académicien, mais pour étendre son pouvoir dans la république des lettres. D'Argenson, qui s'était souvent nourri des idées de Voltaire, mais qui avait peur de son ambition, le renvoya d'un air dégagé au temple du goût. «Pour l'Académie des sciences, lui dit le ministre, attendez que Fontenelle soit mort.—Il n'a que cent ans, s'écria Voltaire, j'en ai cinquante, je serai mort avant lui.—L'Académie des sciences, passe encore, dit d'Argenson; mais pourquoi seriez-vous de l'Académie des inscriptions?—Pourquoi? dit Voltaire en relevant la tête avec orgueil, parce que j'écrirai mon nom sur tous les monuments de mon siècle.»

NOTES:

[40] Ce fut une autre marquise premier ministre qui avait fait la fortune de Voltaire.

Faut-il rappeler ici que sous Louis XV enfant le duc de Bourbon s'imagina gouverner la France avec la marquise de Prie, cette figure d'ange qui masquait une âme de démon? Mais on ne gouverne pas une grande nation quand on n'a ni génie, ni honneur, ni caractère. Le duc de Bourbon n'était qu'un joueur de Bourse, qui s'était enrichi des chimères de Law; la marquise de Prie n'était qu'une catin à l'enchère. Elle avait commencé par se vendre; elle vendait la faveur du premier ministre; elle vendait la faveur du roi; elle ne désespérait pas de vendre un jour la France à l'étranger. C'était Messaline s'accouplant à l'idole d'or.

Elle reconnaissait bien plus la royauté de Voltaire que la royauté de Louis XV. Elle savait que celui des deux qui devait donner l'immortalité, c'était le roi poëte, et non le roi fainéant. Aussi, cette louve insatiable qui montrait ses dents à tous les festins que servait la France ruinée, cette belle impudique qui prenait des deux mains dans toutes les mains, elle fit un peu la fortune de Voltaire. Il est vrai que cela ne lui coûtait pas une obole.

[41] Voltaire, après des madrigaux et des cajoleries sans nombre, la chanta avec beaucoup de sans-façon dans la Pucelle; mais il demeura toujours son ami; ainsi, au moment où la marquise n'était plus aimée du roi ni respectée des courtisans, Marmontel la plaignait beaucoup à Ferney. «Elle n'est plus aimée, dit Marmontel.—Eh bien! s'écria Voltaire, qu'elle vienne ici jouer avec nous la tragédie; je lui ferai des rôles, et des rôles de reine. Elle est belle, elle doit connaître le jeu des passions.—Elle connaît aussi, répliqua Marmontel, les profondes douleurs et les larmes.—Tant mieux! c'est là ce qu'il nous faut.—Puisqu'elle vous convient, laissez faire; si le théâtre de Versailles lui manque, je lui dirai que le vôtre l'attend.»

[42] Voyez comme cet académicien parlait de l'Académie, avant d'être de l'Académie:

«Dans votre Académie, pourquoi ne recevez-vous pas l'abbé Pellegrin? est-ce que Danchet serait trop jaloux? Vous savez qu'il y a vingt ans que je vous ai dit que je ne serais jamais d'aucune Académie. Je ne veux tenir à rien dans ce monde, qu'à mon plaisir; et puis, je remarque que telles Académies étouffent toujours le génie au lieu de l'exciter. Nous n'avons pas un grand peintre depuis que nous avons une Académie de peinture; pas un grand philosophe formé par l'Académie des sciences. Je ne dirai rien de la française. La raison de cette stérilité dans des terrains si bien cultivés est, ce me semble, que chaque académicien, en considérant ses confrères, les trouve très-petits, pour peu qu'il ait de raison, et se trouve très-grand en comparaison, pour peu qu'il ait d'amour-propre. Danchet se trouve supérieur à Mallet, et en voilà assez pour lui; il se croit au comble de la perfection. Le petit Coypel trouve qu'il vaut mieux que de Troy le jeune, et il pense être un Raphaël. Homère et Platon n'étaient, je crois, d'aucune Académie. Cicéron n'en était point, ni Virgile non plus. Adieu, mon cher abbé; quoique vous soyez académicien, je vous aime et vous estime de tout mon cœur. Vous êtes digne de ne l'être pas.»

[43] Le Kain, qui a écrit sur Voltaire, car tout le monde a écrit sur Voltaire, nous le représente fidèlement à cette époque. C'est un point de vue trop négligé par ses historiens. Voltaire avait vu jouer Le Kain à l'hôtel de Clermont-Tonnerre, dans la mauvaise comédie du Mauvais Riche; il avait prié l'auteur de lui amener son comédien. «Ce que je ne pourrais peindre, c'est ce qui se passa dans mon âme à la vue de cet homme dont les yeux étincelaient de feu, d'imagination et de génie. Après ma part d'une douzaine de tasses de chocolat mélangé avec du café (seule nourriture de M. de Voltaire, depuis cinq heures du matin jusqu'à trois heures après midi), je lui dis que je ne connaissais d'autre bonheur sur la terre que de jouer la comédie. Il consentit à me recueillir chez lui comme son pensionnaire, et à faire bâtir au-dessus de son logement un petit théâtre, où il eut la bonté de me faire jouer avec ses nièces et toute ma société.» Un jour on répétait Brutus, et la mollesse de Sarrasin dans son invocation au dieu Mars, le peu de fermeté, de grandeur et de majesté qu'il mettait dans tout le premier acte, impatienta tellement M. de Voltaire, qui lui dit avec une ironie sanglante: «Monsieur, songez donc que vous êtes Brutus, le plus ferme de tous les consuls romains, et qu'il ne faut point parler au dieu Mars comme si vous disiez: «Ah! bonne Vierge, faites-moi gagner un lot de cent francs à la loterie!»» En toute chose Voltaire était bon maître[II.].

[44] Oliver Goldsmith avait beaucoup d'imagination. Voltaire ne vit qu'une seule fois Diderot, quand Voltaire allait mourir, quand Diderot avait un pied dans la tombe. Sans doute le romancier anglais a pris Duclos pour Diderot.

[45] Selon Condorcet: «L'énergie républicaine et l'âme des Romains ont passé tout entières dans le poëte. Voltaire avait un petit théâtre où il essayait ses pièces. Il y joua souvent le rôle de Cicéron. Jamais l'illusion ne fut plus complète: il avait l'air de créer son rôle en le récitant. La duchesse du Maine aimait le bel esprit, les arts, la galanterie; elle donnait dans son palais une idée de ces plaisirs ingénieux et brillants qui avaient embelli la cour de Louis XIV et ennobli ses faiblesses. Elle aimait Cicéron; et c'était pour le venger des outrages de Crébillon qu'elle excita Voltaire à faire Rome sauvée.» Mais un peu plus loin, Condorcet donne la vraie raison: «Voltaire se lassait d'entendre tous les gens du monde, et la plupart des gens de lettres, lui préférer Crébillon, moins par sentiment que pour le punir de l'universalité de ses talents. Cette opinion de la supériorité de Crébillon était soutenue avec tant de passion que depuis, dans le discours préliminaire de l'Encyclopédie, M. d'Alembert eut besoin de courage pour accorder l'égalité à l'auteur d'Alzire et de Mérope, et n'osa porter plus loin la justice. Enfin Voltaire voulut se venger, et forcer le public à le mettre à sa véritable place, en donnant Sémiramis, Oreste et Rome sauvée, trois sujets que Crébillon avait traités.» Voltaire eût été bien mieux vengé en faisant un conte de plus et trois tragédies de moins.

[46] Le seul historien de cette bataille est encore aujourd'hui le valet de chambre du maréchal de Richelieu, qui a écrit sur le vif dans la fumée de la poudre, la main tachée de sang, au milieu des blessés qui mouraient en criant victoire, avec le sourire des jours de fête. O vanité des historiens!

[47] M. de Chateaubriand se trompe ou nous veut tromper, en disant que, pour une charge à la cour, Voltaire eût abandonné ses idées. S'il eût été un vrai courtisan, il ne se fût point offensé du silence du roi, il eût continué à brûler de l'encens, quelque figure que le dieu eût montrée. Voltaire était né libre; il faut interpréter ses contradictions avec l'esprit du dix-huitième siècle.

[II.] Le Kain visita Voltaire aux Délices: «Étant aux Délices, je devins le dépositaire de l'Orphelin de la Chine, que l'auteur avait fait d'abord en trois actes, et qu'il nommait ses magots. C'est en conférant avec lui sur cet ouvrage, d'un caractère noble et d'un genre aussi neuf, qu'il me dit: «Mon ami, vous avez les inflexions de la voix naturellement douces, gardez-vous bien d'en laisser échapper quelques-unes dans le rôle de Gengis. Il faut bien vous mettre dans la tête que j'ai voulu peindre un tigre qui, en caressant sa femelle, lui enfonce ses griffes dans les reins.»»

Le Kain rappelle aussi qu'à la troisième représentation de Mérope, «M. de Voltaire fut frappé d'un défaut de dialogue dans les rôles de Polyphonte et d'Érox. De retour chez madame la marquise du Chastelet, où il avait soupé, il rectifia ce qui lui avait paru vicieux dans cette scène du premier acte, fit un paquet de ses corrections, et donna ordre à son domestique de les porter chez le sieur Paulin, homme très-estimable, mais acteur très-médiocre, et qu'il élevait, disait-il, à la brochette, pour jouer les tyrans. Le domestique fit observer à son maître qu'il était plus de minuit, et qu'à cette heure il lui était impossible de réveiller M. Paulin. «Va, va, lui répliqua l'auteur de Mérope, les tyrans ne dorment jamais.»»


VI.
LE SACRE DE VOLTAIRE.


Ce fut au Théâtre-Français, à une représentation de Mérope, que Voltaire comprit pour la première fois sa royauté[48].

Il était dans la loge de la maréchale de Villars, assis entre elle et sa belle-fille, la duchesse de Villars. Le parterre se tourna vers lui pour l'acclamer. Tous les spectateurs auraient voulu se jeter dans ses bras. «Eh bien! dit un enthousiaste, que madame la duchesse de Villars l'embrasse pour tout le monde.» La maréchale de Villars—celle-là que Voltaire avait adorée—se leva pour embrasser le poëte. «Non, non! la plus jeune!» s'écria-t-on de tous les points de la salle.

Voltaire aurait pu lui dire, à cette amoureuse rebelle: Il est trop tard.

La jeune duchesse, très-émue, tout à la fois pâlissante et rougissante, se leva à son tour et embrassa Voltaire avec une grâce aristocratique, mais avec une bonne grâce plébéienne.

Ce baiser du parterre par la bouche de la belle duchesse fut le sacre de cette royauté du droit humain.

Voltaire n'était pas allé à Versailles pour être un courtisan, mais pour se faire consacrer dans la royauté de l'esprit. A Versailles, l'esprit n'avait pas ses coudées franches, ou plutôt c'était un étranger qui ne passait que par la porte de l'amour à l'heure du souper.

Voltaire n'était plus amoureux et ne soupait plus. Non-seulement on ne reconnaissait pas son esprit, mais on parlait devant lui à toute heure du génie de Crébillon. Il avait voulu être gentilhomme de la chambre du roi; on ne voulait plus lui accorder un autre titre, hormis celui d'historiographe quand le roi gagnait une bataille; mais l'épée du roi laissait trop de loisirs à la plume de l'historiographe.

Il voyait donc peu à peu, cet homme qui vivait de lumière, la nuit tomber sur ses œuvres. Renié à Paris par tous les gazetiers, dépaysé à Versailles, il partit, un jour de bravade, pour se faire sacrer roi de l'esprit français par son frère le roi de Prusse.

Il était déjà allé en Prusse comme ambassadeur, et son ambassade, on le sait, avait réussi[49]. Mais l'ambassadeur Voltaire n'avait pas même été remercié. Cette fois il allait traiter de puissance à puissance. Le roi de Prusse lui écrivait comme à son pareil. «Il est ici une petite communauté qui érige des autels au dieu invisible; mais prenez-y bien garde, des hérétiques élèveront sûrement quelques autels à Baal, si notre dieu ne se montre bientôt. Vous serez reçu comme le Virgile de ce siècle, et le gentilhomme ordinaire de Louis XV cédera, s'il lui plaît, le pas au grand poëte. Adieu; les coursiers rapides d'Achille puissent-ils vous conduire, les chemins montueux s'aplanir devant vous! Puissent les auberges d'Allemagne se transformer en palais pour vous recevoir! Les vents d'Éole puissent-ils se renfermer dans les outres d'Ulysse, le pluvieux Orion disparaître, et nos nymphes potagères se changer en déesses, pour que votre voyage et votre réception soient dignes de l'auteur de la Henriade

Déjà, le roi de Prusse, en vrai disciple de Voltaire, rimait pour son maître de ces galantes épîtres qu'il aurait pu adresser tout aussi bien à sa maîtresse. Il lui rappelle l'histoire de Jupiter et de Danaé:

Ah! si, dans sa gloire éternelle,
Ce dieu si galant s'attendrit
Sur les appas d'une mortelle
Stupide, sans talents, mais belle,
Qu'aurait-il fait pour votre esprit?
Hébé vous eût offert un verre
Rempli du plus exquis nectar;
Mais vous le connaissez, Voltaire,
Vous en avez bu votre part:
C'était le lait de votre mère.

Cette image si bien trouvée de l'éternelle jeunesse de Voltaire n'est-elle pas d'un poëte?

Voilà donc Voltaire parti. Il passe par Compiègne, pour obtenir la bénédiction de madame de Pompadour. On le laisse aller sans trop y regarder. Dès qu'il aura passé la frontière, on s'irritera. Le roi dira un jour en s'éveillant: «Mais ils s'en vont tous, Paris sera bientôt à Berlin.—Sire, rassurez-vous, le roi des poëtes est parti, mais le poëte Roy est toujours à Paris.» Ainsi parlait le duc de Richelieu, qui savait qu'un concetti avait plutôt raison devant Louis XV qu'un trait de génie.

Frédéric accueille Voltaire comme le roi son frère; c'était le roi des philosophes et des poëtes. Voltaire trouve à Potsdam un appartement qui touche à celui de Frédéric, la clef de chambellan, la croix du Mérite, vingt mille livres de pension, enfin une table et un carrosse pour lui, à la seule charge de corriger les vers du roi. Il s'imagine qu'il va trouver la liberté dans une cour et un ami dans un roi. Les rois sont toujours rois, même les rois philosophes. Il raconte son voyage au comte d'Argental: «Mes divins anges, je vous salue du ciel de Berlin. J'ai passé par le purgatoire pour y arriver. Une méprise m'a retenu quinze jours à Clèves, et ni la duchesse de Clèves ni le duc de Nemours n'étaient plus dans le château. Enfin me voici dans ce séjour embelli par les arts et ennobli par la gloire. Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procureurs; opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poëte, grandeur et grâce, grenadiers et muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté! Qui le croirait? Je suis tout honteux d'avoir ici l'appartement de M. le maréchal de Saxe. On a voulu mettre l'historien dans la chambre du héros.»

A de pareils honneurs je n'ai point dû m'attendre;
Timide, embarrassé, j'ose à peine en jouir.
Quinte-Curce lui-même aurait-il pu dormir,
S'il eût osé coucher dans le lit d'Alexandre?

C'est surtout à madame Denis que Voltaire dit la vérité. «J'ai peu de temps à vivre. Peut-être est-il plus doux de mourir à sa mode à Potsdam que de la façon d'un habitué de paroisse à Paris.» Et plus loin, il indique ses aspirations vers l'Italie. «J'irai sur la fin de cette automne, faire mon pèlerinage d'Italie, voir Saint-Pierre de Rome, le pape et la Vénus de Médicis. J'ai toujours sur le cœur de mourir sans voir l'Italie.» Et dans une autre lettre: «Le tumulte des fêtes est passé; mon âme en est plus à son aise. Je ne suis pas fâché de me trouver auprès d'un roi qui n'a ni cour, ni conseil. Il est vrai que Potsdam est habité par des moustaches et des bonnets de grenadier; mais, Dieu merci! je ne les vois point. Je travaille paisiblement dans mon appartement au son du tambour. Je me suis retranché les dîners du roi; il y a trop de généraux et trop de princes. Je ne pouvais m'accoutumer à être toujours vis-à-vis d'un roi en cérémonie et à parler en public. Je soupe avec lui et en plus petite compagnie. On m'a cédé en bonne forme au roi de Prusse. Mon mariage est donc fait; sera-t-il heureux? je n'en sais rien. Je n'ai pas pu m'empêcher de dire oui. Il fallait bien finir par ce mariage, après des coquetteries de tant d'années. Le cœur m'a palpité à l'autel.»

Madame de Pompadour lui avait dit à son départ: «Allez donc, ingrat, allez donc nous oublier avec votre Achille tudesque!» Une fois arrivé, Voltaire écrit sans façon à Cotillon II, comme il écrirait à mademoiselle Gaussin, qu'Achille dit bien des choses galantes à Vénus point tudesque.

Voltaire a écrit en quelques pages l'histoire de cette royauté étrange qui n'avait ni cour, ni conseil, ni culte. «C'était la première fois qu'un roi gouvernait sans femmes et sans prêtres. On soupait dans une petite salle, dont le plus singulier ornement était un tableau dont il avait donné le dessin à Pêne, son peintre, l'un de nos meilleurs coloristes. C'était une belle priapée. On voyait des jeunes gens embrassant des femmes, des nymphes sous des satyres, des Amours qui jouaient au jeu des Encolpes; quelques personnes qui se pâmaient en regardant ces combats, des tourterelles qui se baisaient, des boucs sautant sur des chèvres, et des béliers sur des brebis.» Et Voltaire parle des repas encore plus philosophiques. Il dit que celui qui aurait écouté les professions de foi des convives en regardant les peintures se fût imaginé entendre les sept sages de la Grèce dans un lupanar. «Jamais on ne parla en aucun lieu du monde avec tant de liberté de toutes les superstitions des hommes, et jamais elles ne furent traitées avec plus de plaisanterie et de mépris. Dieu était respecté, mais tous ceux qui avaient trompé les hommes en son nom n'étaient pas épargnés.»

Le poëte s'étonna d'être à la fois chambellan du roi de Prusse et gentilhomme ordinaire du roi de France. «Me voilà donc à présent à deux maîtres. Celui qui a dit qu'on ne pouvait servir deux maîtres à la fois avait assurément raison; aussi, pour ne point le contredire, je n'en sers aucun. Ma fonction à Berlin est de ne rien faire, comme à Versailles. Je finirai ici ce Siècle de Louis XIV, que peut-être je n'aurais jamais fini à Paris. Les pierres dont j'élevais ce monument à l'honneur de ma patrie auraient servi à m'écraser.»

Et ainsi, tout en écrivant l'histoire du siècle de Louis XIV et en corrigeant les rimes du Louis XIV de l'Allemagne, Voltaire vivait gaiement, sans être heureux, avec ces aimables païens de cette académie d'athées que le roi de Prusse avait instituée sans y mettre de Prussiens. Car il est à remarquer que, si le vers célèbre avait raison,

C'est du Nord aujourd'hui que nous vient la lumière,

ceux qui portaient le flambeau ne l'avaient pas allumé par là. Les soupers du roi de Prusse auraient bien rappelé les soupers du régent, si l'Amour fût venu s'y accouder au dessert; mais l'Amour était tout transi dans la quadrature du cercle de Maupertuis, dans la philosophie de Frédéric, dans la science de Kœnig, dans les cinquante-cinq ans de Voltaire. La Métrie le cajolait quelquefois sous la figure de quelque fille de chambre haute en couleur et robuste en appas. Mais le plus souvent La Métrie, qui buvait comme une outre, cuvait son vin sur la table après avoir jeté son feu d'artifice; car au premier service nul ne pouvait lutter avec la gaieté de son esprit. Voltaire s'en disait ébloui, mais c'étaient des éclairs dans le ciel nocturne. La Métrie allait sans savoir son chemin. Il publiait un livre impie et s'étonnait qu'on ne comparât pas l'auteur à Épictète. Il était tour à tour lecteur et médecin du roi de Prusse. «Dieu me garde de le prendre pour mon médecin, dit Voltaire, il me donnerait du sublimé corrosif au lieu de rhubarbe, très-innocemment, et puis se mettrait à rire. Cet étrange médecin est lecteur du roi; et ce qu'il y a de bon, c'est qu'il lui lit à présent l'Histoire de l'Église. Il en passe des centaines de pages, et il y a des endroits où le monarque et le lecteur sont prêts à étouffer de rire.»

La Métrie dit un jour à Voltaire d'un air distrait: «Le roi notre maître ne tiendra pas toujours pour nous table ouverte; ne vous y fiez pas; car hier, comme on s'étonnait devant lui de votre faveur, il nous a dit négligemment: «Oh! quand on a sucé le jus de l'orange, on jette l'écorce!»» Voilà Voltaire qui se donne au diable. «La Métrie! que me dites-vous là?—Mon cher Voltaire, pourquoi sommes-nous ici? Obtenez ma grâce de M. de Richelieu, c'est trop souper à la cour d'Apollon; je n'aime pas les muses du Nord.» Et la Métrie se met à pleurer. «Quoi! vous aussi? s'écrie Voltaire; tout le monde pleure donc?—Oui, je pleure, dit La Métrie. Dans mes préfaces, je me félicite d'être près d'un grand roi qui me lit ses beaux vers, mais la vérité, c'est que je voudrais retourner en France, à pied, sans argent, fût-ce pour y mourir bientôt.» Et, là-dessus, La Métrie prend son chapeau et s'en va en chantant.

O philosophe! pensa Voltaire en le voyant partir, tu ne travailles pas pour le lendemain, toi! Pour moi, si je suis repoussé de la Prusse, j'irai en Russie, j'irai en Chine, j'irai au Vatican. Il faudra que le pape me donne raison: j'ai allumé le flambeau de la vérité, je souffrirai toutes les douleurs pour que la lumière ne s'éteigne pas. Je comptais sur un dernier ami, je ne compterai plus que sur moi, car moi, je ne me trahirai pas!

Le soir, il va, comme de coutume, au souper du roi. Au lieu d'un petit souper, c'est un grand souper. Frédéric place Voltaire auprès de lui entre deux princesses qui, selon l'expression du roi, ont voulu ce soir-là être du banquet de Platon. On soupe, on parle, on rit; Voltaire oublie l'orange, le nuage s'envole de son front, le pli de la rose est effacé. Il prend la parole, il n'a jamais eu plus d'esprit. Une thèse philosophique est mise sur la nappe entre deux bouteilles de vin de Champagne. On demande l'opinion du roi. Frédéric ne répond pas. Pourquoi ne répond-il pas? «Le roi, dit-il, ce n'est pas moi, c'est Voltaire. Quand je commande cent mille hommes, je suis le roi, mais quand je soupe avec Voltaire, c'est lui qui est le roi. Il est la lumière, je ne suis que la force!»[50]

Voltaire était sacré pour la seconde fois.

Ce La Métrie, cet homme où il y avait un fou brouillé avec un sage, ce beau convive qui avait prédit à Voltaire que le roi serait bientôt un tyran, fut le premier dont on chanta l'oraison funèbre. Et cependant il était le plus jeune. Voici comment Voltaire raconte l'épopée tragi-comique de sa mort: «La Métrie, cette folle imagination, vient de prendre le parti de mourir. Notre médecin est crevé à la fleur de l'âge, brillant, frais, alerte, respirant la santé et la joie, et se flattant d'enterrer tous ses malades et tous les médecins. Une indigestion l'a emporté. Voilà une grande époque dans l'histoire des gourmands. Les chênes tombent, et les roseaux demeurent. Le roi s'est fait informer très-exactement de la manière dont il était mort; s'il avait passé par toutes les formes catholiques, s'il avait eu quelque édification; enfin il a été bien éclairci que ce gourmand était mort en philosophe. J'en suis bien aise pour le repos de son âme, nous a dit le roi. Nous nous sommes mis à rire et lui aussi.»

Cependant Frédéric, qui ne riait pas toujours, prononça gravement en son Académie l'éloge de cet homme qui n'avait cru qu'à son estomac. Cet éloge chagrina Voltaire, parce qu'il diminuait de beaucoup le prix des éloges du roi. «Il m'appelle divin, mais il appelle La Métrie un sage. C'est bien la peine de mourir en buvant la ciguë, si on est surnommé Socrate pour être mort d'un pâté d'anguilles!»

On chantait aux soupers de Frédéric, mais ce n'était plus la philosophie de la chanson, c'était la chanson de la philosophie. Le roi, par exemple, mettait sur la nappe des vers comme ceux-ci:

O mes amis, d'où viens-je? Où suis-je? Où vais-je?
Je n'en sais rien. Montaigne dit: Que sais-je?
Et sur ce point, tout docteur consulté
En peut bien dire autant sans vanité.
Mais, après tout, pourquoi donc le saurais-je?

Voltaire applaudissait, mais il songeait avec quelque mélancolie qu'autrefois, quand il doutait de l'existence de Dieu, la marquise du Chastelet, quoique femme savante, avait encore assez d'amour dans le cœur pour lui prouver, plus éloquemment que Frédéric, que Dieu était là.

Voltaire continuait son train de vie[51], écrivant le Siècle de Louis XIV, donnant au roi de Prusse des leçons d'esthétique et de grammaire, lui apprenant l'art de gouverner les hommes par les armes à feu de l'esprit, habitant un palais peuplé de belles statues, de beaux tableaux et de beaux livres, soit à Berlin, soit à Potsdam, soit à Sans-Souci, invité à toutes les fêtes avec le privilége de ne fâcher personne en restant chez soi, soupant avec la fleur des beaux esprits sous la présidence de Frédéric, et assaisonnant le rôti de louanges ou de railleries. Mais l'écorce d'orange faisait toujours un peu grimacer Voltaire.

Cependant les beaux esprits de l'Académie de Berlin voulaient bien accepter un maître, mais ils trouvaient que c'était trop de deux. Comme on ne pouvait sacrifier Frédéric, on sacrifia Voltaire. Ce fut Maupertuis qui le premier porta des paroles de guerre. Je ne raconterai pas cette querelle d'Allemands entre Maupertuis, Kœnig, Frédéric et Voltaire. Voltaire prit parti pour Kœnig, c'était le parti du juste et du faible; Frédéric prit parti pour Maupertuis, ce fanfaron de science. Le mal fut irréparable. Voltaire, qui osait tout dire, n'osa parler au roi. «Si la vérité est écartée du trône, c'est surtout lorsqu'un roi se fait auteur. Les coquettes, les rois, les poëtes sont accoutumés à être flattés. Frédéric réunit ces trois couronnes-là. Il n'y a pas moyen que la vérité perce ce triple mur de l'amour-propre.» Et un peu plus loin: «Il faut oublier ce rêve de trois années. Je vois bien qu'on a pressé l'orange, je ne songe qu'à sauver l'écorce. Je vais me faire, pour mon instruction, un petit dictionnaire à l'usage des rois. Mon ami signifie mon esclave. Mon cher ami veut dire vous m'êtes plus qu'indifférent. Soupez avec moi ce soir signifie je me moque de vous ce soir. Le dictionnaire peut être long; c'est un article à mettre dans l'Encyclopédie. Je suis très-affligé et très-malade, et, pour comble, je soupe avec le roi. J'ai besoin d'être aussi philosophe que le vrai Platon chez le vrai Denys. C'est le festin de Damoclès.»

L'épée de Damoclès n'est jamais tombée. Voltaire pouvait rester à la cour de Berlin; Frédéric avait ses mauvais jours, mais il ne se fût jamais donné le tort de proscrire Voltaire.

Cependant, Voltaire se demanda sérieusement s'il n'était pas à Syracuse trois mille ans plus tôt. Il renvoya au Salomon du Nord pour ses étrennes «les grelots et la marotte» qu'il tenait de lui depuis trois ans; mais Frédéric, tout en faisant brûler par le bourreau la Défense de Kœnig, par Voltaire, renvoya au poëte «les brimborions», en lui écrivant qu'il aimait mieux vivre avec lui, contre qui il avait fait une brochure, qu'avec Maupertuis, pour qui il avait fait une brochure.

Mais Voltaire ne voulait plus vivre ni avec l'un ni avec l'autre: «Je sais qu'il est difficile de sortir d'ici; mais il y a encore des hippogriffes pour s'échapper de chez madame Alcine. Il est plus facile d'entrer en Prusse que d'en sortir.» Il ne sait comment il partira. Ses manuscrits et ses livres sont déjà hors du royaume, mais sa personne est prise. En vain il demande à aller aux eaux de Plombières, disant qu'il va mourir s'il ne boit pas. Frédéric lui répond: «N'avons-nous pas les eaux de Galatz?»

Enfin Voltaire part sous le nom de M. James Delacour; il ne dit adieu qu'à son ami d'Argens. Mais il a compté sans son maître. Frédéric le fait poursuivre et lui prouve que la force est aux baïonnettes. Voltaire est atteint et convaincu d'avoir emporté tous les trésors d'Apollon, d'Apollon prussien. On l'arrête, on l'emprisonne, on le malmène, sous prétexte qu'il a emporté l'Œuvre de poéshie du roi mon maître. Toute cette histoire de la fuite de Voltaire est passée à l'état de légende, je ne sais pourquoi, car on trouverait dans la vie de Voltaire cent pages inconnues beaucoup plus curieuses.

Frédéric fortifia Voltaire dans l'opinion publique. On le considérait comme traitant désormais de puissance à puissance avec les rois. Pendant qu'il professait la philosophie à Berlin, Paris, naguère si dédaigneux, ouvrait ses mille oreilles, comme si les échos de la sagesse devaient lui revenir. Le mot du roi de Prusse: «J'ai pris Voltaire à Louis XV, cela vaut mieux qu'une province», disait à la France toute la valeur de Voltaire. Il pouvait donc y rentrer en triomphe; mais Voltaire ne devait pas alors rentrer en France. Il avait les mains pleines de vérités, et il les ouvrait. C'était de la contrebande qu'on ne laissait pas passer aux frontières. Mais si Voltaire ne passe pas, les vérités passeront.

Le voyage en Prusse fut pour Voltaire une station de plus vers sa couronne immortelle: Frédéric le Grand ne l'avait-il pas sacré roi de l'esprit humain dans l'église philosophique de son palais?

NOTES:

[48] Déjà à la première représentation de cette tragédie il avait reconnu son peuple. On lit dans le Journal de la police du 21 février 1743: «Le succès de la Mérope a été des plus éclatants qu'il y ait jamais eus. Le parterre a non-seulement applaudi à tout rompre, mais même a demandé mille fois que Voltaire parût sur le théâtre, pour lui marquer sa joie et son contentement. Les sieurs Roy et Cahuzac ont pensé tomber en foiblesse, ce qu'on a jugé par la pâleur mortelle dont leurs visages se sont couverts. Ils étoient de la cabale qui avoit annoncé que la pièce tomberoit.»

[49] Voici ce qu'il en dit lui-même dans ses commentaires, qui ne sont pas tout à fait les Commentaires de César: «Au milieu des fêtes, des opéras, des soupers, le roi trouvait bon que M. de Voltaire lui parlât de tout; et il entremêlait souvent des questions sur la France et sur l'Autriche, à propos de l'Énéide et de Tite-Live. La conversation s'animait quelquefois; le roi s'échauffait, et disait que, tant que notre cour frapperait à toutes les portes pour obtenir la paix, il ne s'aviserait pas de se battre pour elle. M. de Voltaire envoyait de sa chambre à l'appartement du roi ses réflexions sur un papier à mi-marge. Le roi répondait sur une colonne à ces hardiesses. M. de Voltaire a encore ce papier où il disait au roi: «Doutez-vous que la maison d'Autriche ne vous redemande la Silésie à la première occasion?» Voilà la réponse en marge:

Ils seront reçus biribi,
A la façon de barbari,
Mon ami.

Cette négociation d'une espèce nouvelle finit par un discours que le roi tint à M. de Voltaire dans un de ses mouvements de vivacité contre le roi d'Angleterre, son cher oncle. Ces deux rois ne s'aimaient pas. Celui de Prusse disait: «George est l'oncle de Frédéric; mais George ne l'est pas du roi de Prusse.» Enfin il dit: «Que la France déclare la guerre à l'Angleterre, et je marche.»»

[50] Un autre jour, le roi disait en pleine Académie: «Je ne chercherai pas à étendre mes conquêtes du côté de la France; j'ai pris Voltaire à Louis XV, cela vaut mieux qu'une province.»

[51] La philosophie vivait un peu par curiosité. «Les jours de gala à Berlin, c'était un très-beau spectacle pour les hommes vains, c'est-à-dire pour presque tout le monde, de voir le roi à table, entouré de vingt princes de l'empire, servi dans la plus belle vaisselle de l'Europe, et trente beaux pages et autant de jeunes heiduques superbement parés, portant de grands plats d'or massif. La Barbarini dansait alors sur son théâtre; c'est elle qui depuis épousa le fils de son chancelier. Le roi avait fait enlever à Venise cette danseuse. Il en était un peu amoureux, parce qu'elle avait les jambes d'un homme. Ce qui était incompréhensible, c'est qu'il lui donnait trente-deux mille livres d'appointements. Son poëte italien, à qui il faisait mettre en vers les opéras dont lui-même faisait toujours le plan, n'avait que douze cents livres de gages; mais aussi il faut considérer qu'il ne dansait pas. En un mot, la Barbarini touchait à elle seule plus que trois ministres d'État ensemble.»


VII.
LA COUR DE VOLTAIRE.


I.

Voltaire, qui sentait que son pays n'était plus sa patrie, qui ne voulait pas retourner sous les brumes de l'Angleterre, même pour y trouver le soleil de la raison, qui ne voulait plus se laisser prendre aux caresses dangereuses des tyrans comme Frédéric, ce Marc-Aurèle armé de cent mille baïonnettes; Voltaire, dis-je, ne savait où aller. Il avait soixante ans. Il est bien difficile à cet âge de replanter sa vie sur un sol inconnu: au lieu de planter un arbre, on plante un roseau. Mais qu'importe, si c'est le roseau pensant de Pascal?

Voltaire passa d'abord quelques jours à Mayence, disant que c'était pour sécher ses habits mouillés du naufrage. L'électeur palatin l'appela et l'accueillit par des fêtes; mais Voltaire avait peur des fêtes. Il prit un instant pied à Strasbourg. De Strasbourg il alla à Colmar; de Colmar à l'abbaye de Senones, où il se fit bénédictin avec dom Calmet. Voltaire avait le génie des métamorphoses, parce qu'il avait plus d'un rôle à jouer dans la comédie de la vie, et que de bonne heure il était devenu comédien. Ces rôles divers plaisaient à son esprit mobile. Il aimait le nouveau, l'imprévu, l'impossible. Le bénédictin revint homme du monde pour aller aux eaux de Plombières[52]; l'homme du monde redevint philosophe pour retourner à Colmar. Il y travailla aux Annales de l'Empire, avec le concours de quelques savants en législation allemande. Mais apprenant que sur la place publique de cette ville on avait brûlé peu de temps auparavant des exemplaires du Dictionnaire de Bayle, il prit ce pays en aversion et retourna à l'abbaye de Senones.

Il était toujours dépaysé; il ouvrait l'oreille du côté de Paris pour étudier l'opinion. Il jugea que l'heure n'était point venue d'y montrer sa force. Frédéric criait par-dessus le Rhin que Voltaire était venu pour le corriger, mais qu'il avait corrigé Voltaire; la Sorbonne disait encore aux bourreaux de se tenir prêts pour brûler plus d'un livre de l'exilé; la canaille littéraire, plus que jamais ameutée, plus que jamais jalouse, étouffait son nom sous les brochures. Il salua en signe d'adieu sa ville natale.

Il partit pour Lyon, où, grâce à son ami l'archevêque de Tencin et à son ami le maréchal de Richelieu, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, il espérait vivre à l'abri, sans souci de la cour de Rome et de la cour de Versailles. Mais le cardinal de Tencin, qui avait beaucoup à se faire pardonner, pensa que c'était bien assez de s'occuper de son salut sans s'occuper de celui de Voltaire. Il refusa de le voir. Heureusement que le maréchal de Richelieu, un poëte en action, qui avait tourné à l'amour au lieu de tourner à la philosophie, ouvrit ses bras à celui qui lui prêtait de l'argent et de l'héroïsme. Les Lyonnais l'accueillirent avec des fanfares de joie; on joua ses pièces au théâtre, on lui donna des sérénades. C'est de ce passage à Lyon que date ce mot célèbre: «Il serait à propos, disait-il au maréchal de Richelieu, que, dans chaque monarchie, il y eut tous les cinquante ans un Cromwell.» Comme Louis XV ne pressentait pas encore le Cromwell qui devait frapper Louis XVI, il continuait à rire des philosophes et à les tenir à distance. Voltaire attendit des temps meilleurs et se réfugia en Suisse. A son arrivée à Genève, les portes étaient fermées; à peine eut-il dit son nom, que les portes s'ouvrirent à deux battants. Il voulait vivre à Genève, mais le rigorisme des réformés l'effraya autant que le fanatisme des catholiques. Il acheta le beau domaine des Délices[53], aux portes de la ville républicaine où le républicain Jean-Jacques ne voulait pas vivre; car tout est contraste: Jean-Jacques Rousseau, né Spartiate de Genève, va vivre à Paris, et Voltaire, né Athénien de Paris, va vivre à Genève. Voltaire n'en aimait pas plus Genève pour cela. «Vous ne sauriez croire combien cette république me fait aimer les monarchies.» Et partant de là, il va fonder la sienne.

Il y avait soixante ans que Voltaire courait le monde sans s'arrêter jamais. C'était la revanche du Juif errant. Cette fois, il va planter sa tente et s'y reposer. Il touche à cette journée sereine qui s'appelle l'automne de la vie. La grappe s'empourpre sous le pampre encore vert, les bois chantent leur dernière chanson, le soleil a les bons sourires d'un ami qui part pour un voyage. Mais ne vous fiez pas à la sérénité de ce beau ciel; le soleil brûle encore, les nues s'amoncellent à l'horizon, le temps des orages n'est point passé pour Voltaire. C'est en vain qu'il oublie et qu'il veut qu'on l'oublie: il sera roi malgré lui. Les jours où il ne voudra être qu'un agriculteur, comme les Romains désabusés des batailles, les encyclopédistes vont l'arracher à sa charrue: «Général, la patrie est en danger; prends ton épée flamboyante et marche à notre tête!»

II.

Cependant que Louis XV est au Parc-aux-Cerfs, où est le roi?

Est-il dans cette vieille seigneurie sur le versant des Alpes, un pied en France, un pied sur la république de Genève? Ce bonnet de velours noir sur cette perruque à marteaux, est-ce la couronne de France? Singulier roi en souliers gris-poussière, en bas gris de fer, en veste de basin plus longue que lui! Roi philosophe, il daigne reconnaître Dieu le dimanche. Il se fait beau pour aller à la messe. Saluez-le dans cet habit mordoré, dans cette culotte à la Richelieu, dans cette veste à grandes basques, galonnée et lamée en or à la Bourgogne, avec de belles manchettes de fine dentelle tombant jusqu'au bout des doigts! «Dans cet attirail, n'ai-je pas l'air d'un roi?» disait-il à sa cour. Oui, Voltaire, tu es le roi; parle très-haut de tes terres de Tourney et de Fernex; reçois les ambassades de ton frère Frédéric de Prusse et de ta sœur Catherine de Russie; donne sous ton sceau des titres de gloire à tous les hommes d'épée et à tous les hommes de plume, même à tes ennemis; prête ton argent à fonds perdus à tous ces grands seigneurs, qui jouent de leur reste au jeu de la noblesse. Tu as un prince et un duc parmi tes courtisans; tu as une armée de laboureurs, sans parler de ton armée d'encyclopédistes; tu as un théâtre[54] où Le Kain et Clairon viennent de loin tout exprès pour te donner la tragédie, quand tu donnes la comédie au monde.

Mais tu n'es pas le roi par la grâce de Dieu, parce que tu ne connais pas Dieu, pas plus celui de ton église de Fernex que de ton église de l'Encyclopédie que tu élèves de la même main, aspirant à la fois au chapeau de cardinal et à l'auréole de l'Antechrist.

Oui, Sa Majesté Voltaire tient sa cour à Fernex et aux Délices. Mais ce n'est point assez pour lui: «Il faut toujours que les philosophes aient deux ou trois trous sous terre contre les chiens qui courent après eux.» Il a acheté la terre de Fernex pour y bâtir une ville; il achète la terre de Tourney pour avoir un pied en France[55]. Il oublie, dans l'aveuglement de sa gloire, qu'il a les deux pieds sur le monde.

Voltaire, qui ne sent plus le sol trembler sous lui depuis que le sol est à lui, n'a plus que le souci de vivre en roi. «Que fais-tu là, maraud? Je réponds: Je règne et je plains les esclaves.» C'est la parole d'un roi qui sera quelquefois un tyran. Il est curieux de voir comme il parle de ses vassaux et de ses curés. «J'ai deux curés dont je suis assez content: je ruine l'un et je fais l'aumône à l'autre. Mes vassaux se courbent jusqu'à terre quand ils me rencontrent. Il est vrai que je passe pour semer sur leurs terres des pièces de vingt-quatre sous.»

Il y a les jours de fête où Sa Majesté Voltaire, entourée de sa cour, se montre à son peuple. Il est en habit de gala, presque aussi beau que ses deux grands chambellans, le prince de Ligne et le duc de Richelieu; presque aussi grave que ses deux courtisans, le président de Montesquieu et le président de Brosses.

Les dames de la cour, madame Denis, qui est du meilleur monde, quoiqu'elle s'appelle madame Denis; madame de Fontaine, sa seconde nièce; les dames de Florian, ses cousines; mademoiselle Corneille, qui est aussi de sa famille, toutes ont des rivières de diamants. Les curés de Voltaire lui font des harangues; les vassaux le saluent par une décharge de mousqueterie; les rosières lui présentent des corbeilles de pêches et de raisins tout enrubanées; les fermiers brisent avec lui le pain de son champ et boivent avec lui le vin de sa vigne.

III.

Voltaire fit bâtir sur ses dessins son célèbre château de Fernex. «Vous serez enchanté de mon château. Il est d'ordre dorique, il durera mille ans. Je mets sur la frise: Voltaire fecit. On me prendra dans la postérité pour un fameux architecte.» C'était un mauvais architecte; mais il n'oublia ni le théâtre, ni le cabinet d'histoire naturelle, ni la bibliothèque[56], ni la galerie de tableaux[57]. Les dépendances du château étaient des plus vastes: fermes, vignobles et bois de plus de mille hectares. Ce palais royal était merveilleusement situé pour la perspective: à l'horizon, des neiges éternelles; au pied des murs, des parterres de roses; çà et là, des bosquets, des vignes en berceaux, des vergers, des cabinets de jasmins, toute la féerie rustique[58].

L'église de Fernex menaçait ruine au premier vent d'orage. Comme cette église masquait un beau point de vue, Voltaire la fit abattre, dans le dessein d'en réédifier une autre ailleurs. Voici à ce sujet ce qu'il écrit au comte d'Argental: «Comme j'aime passionnément à être le maître, j'ai jeté par terre l'église; j'ai pris les cloches, l'autel, les confessionnaux, les fonts baptismaux; j'ai envoyé mes paroissiens entendre la messe à une lieue. Le lieutenant criminel et le procureur du roi sont venus instrumenter. J'ai envoyé promener tout le monde. De quoi se plaint monseigneur l'évêque d'Annecy? Son Dieu et le mien était logé dans une grange, je le logerai dans un temple; le Christ était de bois vermoulu, et je lui en ai fait dorer un comme un empereur.» Cette lettre n'était qu'à moitié impie jusqu'à ces lignes: «Envoyez-moi votre portrait et celui de madame Scaliger, je les mettrai sur mon maître-autel.» L'église faite, il fit inscrire cette impertinence sur le portail: Voltaire a Dieu. Peu de jours après, il prêcha dans l'église sans façon sur une bonne œuvre. Tout cela n'était guère d'un humble catholique; mais alors Voltaire rachetait beaucoup de ses péchés: il ouvrait ses mains pleines de bienfaits. Il y a toujours eu dans sa vie des heures de rédemption.

Après avoir bâti un château, un théâtre et une église, il bâtit une ville, où il appela tous ceux qui n'avaient pas de place au soleil ailleurs. Il fonda une manufacture de montres dont le commerce s'éleva bientôt à 400,000 livres par an. Il fit dessécher des marais et défricher des terrains stériles, qu'il abandonna au travail des laboureurs. Malgré tous ses bienfaits, il n'était pas en sûreté: les évêques d'alentour demandaient avec insistance au parlement qu'un tel homme fût à jamais banni du territoire. Dans un moment de crise, il communia dans l'église de Fernex, disant qu'il voulait remplir ses devoirs de chrétien, d'officier du roi et de seigneur de la paroisse. L'évêque d'Annecy, ne croyant pas à la bonne foi du poëte, défendit à tous les curés de son diocèse de le confesser, de l'absoudre et de lui donner la communion. Voltaire, ne voulant pas qu'un évêque lui fît la loi, même en matière religieuse, se mit au lit, joua le malade, soutint à son médecin qu'il allait mourir, se fit donner l'absolution par un capucin, communia dans sa chambre, et en fit sur-le-champ dresser procès-verbal par le notaire du lieu. Cette action sacrilége fut regardée comme une lâcheté par les philosophes. Voltaire croyait n'avoir fait qu'une comédie de plus. Pour dénoûment il se fit nommer père temporel des capucins de la province de Gex. Il fut même reçu capucin en personne et prit tous les capucins sous sa protection. Il écrivit alors au duc de Richelieu: «Je voudrais bien, monseigneur, vous donner ma bénédiction avant de mourir. Ce terme vous paraîtra un peu fort, mais il est dans l'exacte vérité. Je suis capucin: notre général, qui est à Rome, vient de m'envoyer un diplôme; je m'appelle frère spirituel et père temporel des capucins.»

Voltaire était capable de toutes les contradictions le jour où il se reposait de son œuvre, mais la sagesse reprenait bientôt ses droits et lui disait: «Marche!»

Pour les philosophes de l'Europe, Fernex était devenu la ville sainte, comme la Mecque pour les musulmans; on y allait en pèlerinage. Chaque jour amenait à Voltaire un ami ou un étranger, un bel esprit ou un prince, un homme d'épée, un homme de robe ou un homme d'Église, un peintre comme Vernet, un sculpteur comme Pigale, ou un musicien comme Grétry. Les femmes y venaient en grand nombre dans la belle saison, de Paris, de Genève, de partout. On jouait la comédie; on dansait et on soupait. Voltaire, heureux de répandre la joie, apparaissait un instant et s'enfermait pour travailler. Plus que jamais, il était parvenu à vivre solitaire et laborieux au milieu du bruit, de l'éclat et des fêtes. Que manquait-il à son bonheur? Quand il tournait ses regards vers l'horizon, vers le ciel—je dirai plutôt vers la postérité,—l'inquiétude dévorait son cœur: «Où vais-je? se demandait-il avec un peu d'effroi. Le passé me répond-il de l'avenir? Reconnaîtra-t-on l'homme qui pleure sous le masque qui rit?» C'était à la fois le rire du sage et le rire du démon.

Mais bientôt il retombait dans le tourbillon des joies et des peines de ce monde; il faisait de plus belle la guerre à ses ennemis, les critiques et les dévots. Une cruelle guerre: Lefranc de Pompignan tomba sur le champ de bataille, tué par le ridicule; Fréron tomba sur le Théâtre-Français, mais ce jour-là Voltaire tomba avec lui; vingt autres ne se relevèrent que blessés à mort. Mais qu'étaient-ce que ceux-là? Voltaire riait du divin poëte du Calvaire!

Au milieu de cette guerre contre ses ennemis et contre la poésie du christianisme, Voltaire se créait toujours des titres à la reconnaissance de l'humanité. Une jeune fille pauvre, du sang de Corneille, fut recommandée à son cœur: «C'est, dit-il, le devoir d'un vieux soldat de servir la fille de son général.» Il appela à Fernex mademoiselle Corneille, lui fit donner une éducation chrétienne, la dota avec le produit des Commentaires sur Corneille, et la maria à un gentilhomme des environs, disant qu'il voulait marier deux noblesses[59].

IV.

J'aime, comme tous les poëtes du temps, à faire mon voyage à Fernex. Les peintres allaient à Rome, les poëtes à Fernex. J'arrive dans un cabinet où sont épars des livres de toutes les langues et de toutes les idées. Il y a deux hommes qui travaillent aux destinées ou aux hasards du monde. Voltaire qui dicte, Wagnières qui écrit. Je m'incline devant Voltaire, qui me tend la main sans interrompre sa phrase sitôt faite. «Permettez, dit Wagnières, je crois que vous vous trompez sur les textes.—Allez toujours, dit Voltaire, je me trompe, mais j'ai raison. La vérité avant tout, l'histoire n'est pas faite, je la fais.» Pendant qu'il parle, je le regarde de la tête aux pieds. Il est dans un curieux équipage; c'est bien le pendant de Jean-Jacques en Arménien: sa tête de feu emprisonnée dans une perruque gigantesque, une veste garnie de fourrures, une culotte ventre de biche, des sandales aux pieds, des livres plein les mains: voilà comment Voltaire m'apparaît. Tout en dictant et en caressant les enfants de Wagnières[60], il me parle de Paris, d'un grand homme qui s'appelle Diderot, d'un polisson qui s'appelle Nonnotte; il me parle de la poésie en homme qui n'a pas pris le temps d'être un rêveur. Je lui parle de sa gloire, je demande la grâce de souscrire pour sa statue. «Hélas, je suis bien nu pour un poëte qui n'est ni jeune ni beau comme Apollon; mais je ne suis pas en peine, ce gueux de Fréron me drapera.—Ce Fréron, lui dis-je, c'est un aveugle.—Lui! c'est encore le seul critique. Il sait tout, ce coquin-là.»

Vient un Genevois qui lui vante son Histoire de Russie. Il s'impatiente, la vérité l'emporte sur l'orgueil. «Ne me parlez pas de mon Histoire; si vous voulez savoir quelque chose, prenez celle de Lacombe: il n'a reçu ni médailles ni fourrures, celui-là.»

Il me conduit dans son parc. Pendant que j'admire de bonne foi toutes les splendeurs de cette nature grandiose, lui, qui ne communie guère avec la nature, me fait d'une manière originale la satire de toute chose. Il retrouve à chaque pas tout l'esprit de Candide. Au détour d'une allée, nous rencontrons le R. P. Adam, qui n'est pas «le premier homme du monde». Le bonhomme s'incline et sourit. Il attend avec patience la première larme de repentir du pêcheur. «Père Adam, où allez-vous?—A l'église.—Paresseux!» Le révérend père ne peut s'empêcher de rire. «Vous oubliez qu'il est l'heure de faire notre partie d'échecs.» Nous retournons au château; nous passons au salon. Voltaire se met à la table de jeu et demande du café. Déjà très-animé, il s'anime encore; le R. P. Adam n'ose profiter de ses avantages, il se laisse gagner avec la plus touchante résignation[61].

Cependant madame Denis vient, toute maussade, embrasser son oncle; elle se plaint de l'ennui, car l'ennui couche avec elle. C'est une vieille montre de la manufacture de Fernex qui ne marque plus l'heure de l'amour. Voltaire demande du café. On déjeune, Voltaire ne prend que du café. Viennent les visiteurs, il leur donne audience tout en se moquant de leur gravité. Il corrige les compliments outrés d'une façon plaisante. Ainsi un avocat se présente avec toute son éloquence de province. «Je vous salue, lumière du monde, dit-il avec emphase.—Madame Denis, apportez les mouchettes!» s'écrie Voltaire. Après l'heure de la gloire, c'est l'heure des affaires. Viennent les fermiers, les emprunteurs, les locataires de Tourney et de Fernex, tout un monde nourri par Voltaire. Il demande du café, encore du café, toujours du café. Il se montre tour à tour facile et difficile; il accueille les uns en père de famille, les autres en seigneur de village. Il se promène encore dans le parc, quelquefois une bêche à la main, quelquefois un livre, jamais une fleur[62]. Les nouvelles de Paris viennent le surprendre; il pourrait alors se passer de café pour vivre à pleine vie. Il rentre tout agité, il écrit vingt lettres en moins d'une heure, faisant courir une plume imprudente qui se sauve par l'esprit. Le soir, les hôtes du château, Condorcet, Ximenès, Marmontel, La Harpe, Florian, viennent faire leur cour au roi, en compagnie de quelques dames et de quelques comédiennes.

V.

Cependant le roi recevait les ambassadeurs des grandes puissances. Son ministre des relations extérieures, M. de Grimm, rapporte ainsi l'arrivée à Fernex du prince Koslowski: «Vers la fin du mois dernier, M. le prince Koslowski, dépêché en ambassade extraordinaire par l'impératrice de Russie, accompagné d'un officier des gardes, est arrivé au château de Fernex, et a remis à M. de Voltaire, de la part de Sa Majesté Impériale, une boîte ronde d'ivoire à gorge d'or, artistement travaillée et tournée de la propre main de l'impératrice. Cette boîte était enrichie du portrait de Sa Majesté Impériale, entouré de superbes diamants. Une pelisse magnifique fut en même temps remise au patriarche, de la part de Sa Majesté, pour le garantir du vent des Alpes. Ces présents étaient accompagnés d'une traduction française du Code de Catherine II, et d'une lettre digne et du génie qui l'a dictée et de celui auquel elle était destinée. On prétend que cette ambassade impériale a rajeuni Voltaire de dix ans. M. Hubert, connu par ses découpures, a proposé, il y a quelque temps, à Sa Majesté Impériale de faire la vie privée de M. de Voltaire dans une suite de tableaux, et cette proposition ayant été agréée, il est actuellement occupé de ce travail. Il a envoyé à l'impératrice, pour son coup d'essai, le tableau de la réception de l'ambassade impériale au château de Fernex.»

On n'a que trois portraits de Voltaire jeune; on en a trois cents de Voltaire vieux, sans compter les découpures de Hubert, qui représentent le vieux philosophe dans toutes les actions de sa vie: à pied et en carrosse, au lit et à la table, écrivant sur un volume de l'Encyclopédie, ou donnant le pain bénit à ses paroissiens, dessinant l'architecture du château de l'Antechrist, et posant la première pierre d'une église; Voltaire à la ferme, Voltaire au salon, Voltaire jouant Mahomet, Voltaire partout, Voltaire toujours. Il a été souvent la proie des mauvais peintres. Il se laissait exécuter le plus souvent par charité pour le barbouilleur. Un jour, pourtant, il se trouva si laid dans son portrait et si laid dans la nature, car ce jour-là, c'était un portrait pris sur le vif, qu'il décréta que les peintres ne seraient plus reçus à Fernex, hormis pour y trouver, comme tous les voyageurs, bonne table et bon gîte. Mais il eut beau faire, le peintre se présentait à madame Denis sous la figure d'un marchand d'étoffes, ou à Voltaire sous la figure d'un bouquiniste. Et d'ailleurs, dans les promenades du poëte, les portraitistes se cachaient derrière les buissons, témoin cette lettre à madame du Bocage: «Il est vrai, madame, qu'un jour, en me promenant dans les tristes campagnes de Berne avec un illustrissime et excellentissime avoyer de la république, on avait aposté le graveur de cette république, qui me dessina. Mais comme les armes de nos seigneurs sont un ours, il ne crut pas pouvoir mieux faire que de me donner la figure de cet animal. Il me dessina ours, me grava ours.»

Le maréchal de Richelieu était de la cour de Fernex: «C'est mon héros et mon débiteur,» disait souvent Voltaire; mais le maréchal disait de Voltaire: «C'est mon ami[63].» Le poëte avait écrit au début: «Mon héros ne sait pas l'orthographe, mais vous verrez qu'il sera de l'Académie avant moi.» Et en effet, cette prédiction s'était bientôt accomplie. Richelieu osa être courtisan à Fernex en regard de Versailles. Voltaire était son contemporain et son compagnon d'aventures. Ils s'étaient rencontrés deux fois sur le chemin de la Bastille; ils avaient soupé ensemble; ils avaient aimé les mêmes comédiennes; ils avaient dominé leur siècle: Voltaire par les hommes, Richelieu par les femmes.

On a peine à croire aujourd'hui au triomphe insolent du duc de Richelieu, ce héros des ruelles, ce demi-dieu des oratoires, ce don Juan des coulisses qui enlevait du même coup la grande coquette, l'amoureuse et l'ingénue par-dessus le marché. En lisant ses hauts faits, on crie au roman; mais les lettres sont encore là, plus vraies que celles de la Nouvelle Héloïse. Par exemple, en 1788, quand on dépouilla la correspondance du maréchal de Richelieu, on découvrit que le jour de sa réception à l'Académie il avait reçu trois lettres plus ou moins passionnées de mademoiselle de Charolais, de la d'Averne et de madame de Villeroy. Une seule de ces trois lettres avait été décachetée, c'était celle de mademoiselle de Charolais. Les deux autres lettres avaient été mises dans un carton avec cette étiquette impertinente de la main du duc de Richelieu: Lettres pour le même jour que je n'ai pas eu le temps de lire[64].

Le maréchal de Richelieu alla plus d'une fois faire sa cour à Voltaire, mais c'était surtout aux femmes qui se trouvaient en pèlerinage à Fernex que le vainqueur de Minorque débitait ses galanteries surannées. Un soir, il dit à Voltaire qu'il y a trop de républicains de Genève à sa table et qu'il désire souper en tête-à-tête avec une jeune royaliste qui arrive de Paris. Voltaire ne veut rien refuser à son héros, parce que son héros est toujours son débiteur. Mais tout en soupant avec les républicains de Genève, il est inquiet de ses royalistes de Paris. Il se lève de table et va pour les surprendre dans leur tête-à-tête. «Je m'y attendais bien,» s'écrie-t-il en rentrant. Le maréchal de Richelieu était à genoux devant la dame, qui lui faisait l'injure de ne pas le prendre au sérieux. «Entre nous, dit Voltaire, je crois que je vous ai sauvés tous les deux d'une grande humiliation.»

Le prince de Ligne fut, comme le duc de Richelieu, un des courtisans du roi Voltaire, qui avait été le courtisan de son père cinquante ans plus tôt. A son arrivée à Fernex, Voltaire, de peur que sa visite ne fût ennuyeuse, prit médecine à tout hasard afin de se pouvoir dire malade; mais il le reconnut bon prince et le garda quelque temps. «Je voudrais me rappeler, dit le prince de Ligne, les choses sublimes, simples, gaies, aimables, qui partaient sans cesse de lui; mais, en vérité, c'est impossible: je riais ou j'admirais, j'étais toujours dans l'ivresse[65]

Cette «ivresse» du prince de Ligne devant l'esprit de Voltaire me rappelle d'autres enthousiasmes princiers.

Si jamais poëte fut reconnu poëte à son aurore, c'est Voltaire, Qui donc, avant lui ou après lui, a trouvé un prince du sang pour lui rimer un compliment comme celui-ci? Ces vers du prince de Conti, après la première représentation d'Œdipe, prouvent que Voltaire commença de bonne heure à avoir sa cour:

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