Le roi Voltaire
Et le duc de Villars, qui écrivait à Voltaire malade: «Personne ne connaît mieux que vous les Champs-Élysées, et personne assurément ne peut s'attendre à y être mieux reçu. Vous trouverez d'abord Homère et Virgile qui viendront vous en faire les honneurs et vous dire avec un sourire malicieux que la joie qu'ils ont de vous voir est intéressée, puisque, par quelques années d'une plus longue vie, leur gloire aurait été entièrement effacée. L'envie et les autres passions se conservent en ces pays-là; du moins, il me semble que Didon s'enfuit dès qu'elle aperçoit Énée: quoi qu'il en soit, n'y allons que le plus tard que nous pourrons.»
Mais il faudrait soixante-dix volumes pour inscrire tous les vers, tous les compliments, tous les éloges des courtisans de Voltaire, à commencer par Frédéric le Grand et Catherine la Grande[66].
VI.
Madame Suard, qui tout enfant avait vu venir Voltaire chez son père dans un voyage de Flandre, lui rendit cette visite à Fernex quand Voltaire allait mourir. Suard a publié les lettres de sa femme datées de Fernex. En les lisant, on sent à chaque ligne que c'est la vérité elle-même qui parle; or, la vérité a ce jour-là des enthousiasmes religieux pour celui qui était encore tout esprit, mais qui ne songeait plus qu'à sa mission providentielle. Voltaire disait alors à Lazare: «Je vais descendre dans le tombeau, mais je soulève de ma main défaillante le couvercle du tien et je te dis: Sois libre, pauvre homme!»
Madame Suard peint fidèlement avec quelle sainte ardeur on allait alors en pèlerinage à Fernex. «Enfin, s'écrie-t-elle dans sa première lettre, j'ai vu M. de Voltaire! Jamais les transports de sainte Thérèse n'ont pu surpasser ceux que m'a fait éprouver la vue de ce grand homme. Il me semblait que j'étais en présence d'un dieu; le cœur me battait avec violence en entrant dans la cour de ce château consacré.» Voltaire était allé se promener. Il revint bientôt en s'écriant: «Où est-elle? c'est une âme que je viens chercher.» Et madame Suard s'avance toute pâle et toute chancelante: «Cette âme, monsieur, elle est toute remplie de vous; si on brûlait vos œuvres, on les retrouverait en moi.—Corrigées,» dit Voltaire avec ce vif esprit d'à-propos qu'il garda jusqu'au dernier moment.
Mais je laisse parler madame Suard. «Il est impossible de décrire le feu de ses yeux, ni les grâces de sa figure. Quel sourire enchanteur. Ah! combien je fus surprise quand, à la place de la figure décrépite que je croyais voir, parut cette physionomie pleine d'expression; quand, au lieu d'un vieillard voûté, je vis un homme d'un maintien droit, élevé et noble avec abandon. Il n'y a pas dans sa figure une ride qui ne forme une grâce.» Voltaire avait quatre-vingt-un ans.
Madame Suard lui débita tous ses enthousiasmes. «Vous me gâtez, vous voulez me tourner la tête; je vais devenir amoureux de vous.» Et en effet, voilà Voltaire amoureux. Madame Suard lui baise les mains et le conjure de se retirer dans son cabinet. Il rentre chez lui et elle se promène dans les jardins. Mais au détour d'une allée, voilà Voltaire, plus jeune que jamais, qui la surprend pour continuer la conversation. Il est vrai qu'il devait prendre plaisir à ces jolis commérages de ce bas-bleu qui lui disait, entre autres choses: «Ah! si vous pouviez être témoin des acclamations qui s'élèvent aux assemblées publiques, à l'Académie ou ailleurs, lorsqu'on y prononce votre nom, comme vous seriez content de notre reconnaissance et de notre amour! Qu'il me serait doux de vous voir assister à votre gloire! Que n'ai-je la puissance d'un dieu pour vous y transporter!—J'y suis, j'y suis!» s'écria Voltaire en embrassant madame Suard.
Au dîner, Voltaire croit qu'il a vingt ans, et il mange des fraises comme lorsqu'il les cueillait dans les bois avec mademoiselle de Corsembleu. Mais les fraises ne passèrent pas; l'amour eut une indigestion. «C'est égal, dit-il le lendemain quand il revit madame Suard, vous me rendez la vie.» Et comme elle lui baisait les mains:—«Je suis heureux d'être mourant; vous ne me traiteriez pas si bien si je n'avais que vingt ans.—Je ne pourrais vous aimer davantage, mais je serais forcée de vous cacher les battements de mon cœur, si vous aviez vingt ans.»
Et madame Suard écrit à son mari: «Les quatre-vingts ans de M. de Voltaire mettent ma passion bien à l'aise.» Toutefois, madame Suard parle à son mari de Voltaire avec une adoration qui eût peut-être inquiété le futur secrétaire perpétuel, si déjà elle ne l'eût habitué aux tendresses extraconjugales avec son ami Condorcet. «Il faut voir, dit-elle, avec quelle grâce Voltaire a voulu se mettre à mes pieds. Cette grâce est dans son maintien, dans son geste, dans tous ses mouvements; elle tempère le feu de ses regards, dont l'éclat est encore si vif qu'on pourrait à peine le supporter s'il n'était adouci par une grande sensibilité. Ses yeux, brillants et perçants comme ceux de l'aigle, me donnent l'idée d'un être surhumain; je n'en ai pas dormi.»
Un peu plus tard, dans la journée, madame Suard revoit Voltaire. Cette fois, il s'est fait beau: il a mis sa plus belle perruque et sa robe de chambre des Indes. Que lui dit madame Suard en le voyant si bien habillé? «Vous me rappelez aujourd'hui la statue de Pigale.—Vous l'avez donc vue?—Si je l'ai vue! je l'ai baisée.—Elle vous l'a bien rendu, n'est-ce pas?» dit Voltaire en ouvrant les bras. Et comme madame Suard ne lui répondait qu'en lui baisant les mains: «Dites-moi donc qu'elle vous l'a rendu.—Mais il me semble qu'elle en avait envie.» Et Voltaire reproche à madame Suard de venir corrompre les mœurs de sa république.
Et on monte en carrosse. On va se promener dans les bois: «J'étais dans le ravissement; je tenais une de ses mains que je baisai une douzaine de fois. Il me laissa faire, parce qu'il vit que c'était un bonheur.» Heureusement qu'il n'était pas seul dans le carrosse. M. de Soltikof, ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté l'impératrice de toutes les Russies à la cour du roi Voltaire, assistait à ce rajeunissement du vieux Titan.
Le voyage fut charmant. On traversa des bois plantés par Voltaire, qui étaient déjà des bois sérieux, pour arriver à une belle ferme, où le philosophe fit admirer sa grange et sa vacherie. Il fallut que madame Suard prît des mains de Voltaire une tasse de lait, une belle tasse de porcelaine de Sèvres envoyée par madame de Pompadour. Et Voltaire s'écriait:
Il fallut bientôt que Voltaire s'arrachât à ces dernières illusions de l'amour, qui n'étaient d'ailleurs plus qu'un jeu pour ce Prométhée déchaîné. Madame Suard lui écrivit sa lettre d'adieu, et Voltaire répondit par celle-ci: «J'ai écrit à monsieur votre mari que j'étais amoureux de vous. Ma passion a bien augmenté à la lecture de votre lettre. Vous m'oublierez au milieu de Paris; et moi, dans mon désert où l'on va jouer Orphée, je vous regretterai comme il regrettait Eurydice; avec cette différence, que c'est moi le premier qui descendrai aux enfers, et que vous ne viendrez point m'y chercher.»
Avant de quitter Voltaire, madame Suard lui avait demandé sa bénédiction. «Je vais faire un long voyage, donnez-moi votre bénédiction. Je la regarderai comme un préservatif aussi sûr contre tous les dangers que celle de notre saint-père.»
Voilà comment parlait madame Suard la chrétienne, subjuguée par la royauté et l'apostolat de Voltaire. Ce ne fut ni le roi ni l'apôtre qui répondit. Voltaire regardait la dame «d'un air fin et doux, et paraissait embarrassé de ce qu'il devait faire.» Il lui dit enfin: «Mais je ne puis vous bénir de mes doigts; j'aime mieux vous passer mes deux bras autour du cou.» Et il embrassa madame Suard.
Voltaire ne devait donner qu'une fois sa bénédiction pour unir le monde nouveau au monde ancien dans l'esprit de Dieu et de la liberté: il la donna au fils de Franklin.
Au temps de la visite de madame Suard, Voltaire passait presque tout son temps couché. En ce temps-là, le trône de Voltaire, c'était donc son lit. On l'y trouvait assis, couronné d'un bonnet de nuit attaché par un ruban toujours frais, habillé d'une veste de satin blanc. En face de son lit était appendu le portrait de madame du Chastelet. Dans la ruelle, il voyait à toute heure les figures de Calas et de Sirven, deux gravures de la fabrique d'Épinal, qui pour lui étaient plus expressives que les Vierges de Raphaël.
Ne prenant le matin que du café à la crème, ne dînant pas, soupant à huit heures avec des œufs brouillés, il travaillait tout le jour, et ne réservait qu'une heure aux étrangers qui lui venaient faire leur cour. La table du château était plus abondante que la sienne. Son hospitalité était celle d'un roi. Tous les visiteurs, tous les pèlerins, tous les enthousiastes trouvaient, quelle que fût l'heure, une bonne volaille arrosée de vin de Moulin-à-Vent. Cette hospitalité commençait aux grands seigneurs et ne s'arrêtait pas aux pauvres. Je lis dans une lettre de madame Suard que tous les paysans qui passaient par Fernex y trouvaient un dîner prêt et une pièce de vingt-quatre sous pour continuer leur route. Les insulteurs du roi Voltaire—de l'avare Voltaire—auraient-ils donné une pistole?
VII.
Tout le monde allait à Fernex, tout le monde écrivait au roi de Fernex. «Rois, princes, courtisans, poëtes, artistes, chacun voulait avoir un mot ou un regard du phénomène près de disparaître.» C'est l'aveu d'un ennemi.
Comme tout le monde, Marmontel fit son voyage à Fernex. Le croirait-on? ce père qui écrit pour l'instruction de ses enfants conte que, le jour de son départ, Voltaire lui lut deux chants de la Pucelle; et il s'écrie, avec son emphase habituelle: «Ce fut pour moi le chant du cygne.»
J'ai parlé de Marmontel, parlerai-je de La Harpe, un autre courtisan qui est parti de Voltaire pour arriver à Rome? Tout chemin mène à la ville éternelle. Le chemin, pourtant, n'est-il pas mauvais qui mène de l'enthousiasme au mépris, du rôle de serviteur dévoué au métier d'esclave insulteur? La Harpe,—pareil à ces royalistes plus royalistes que le roi, jusqu'au jour où ils s'asseyaient sur les bancs de la République,—La Harpe fut plus voltairien que Voltaire, tant qu'il fut permis d'aspirer à la succession de son maître. Dépassé, sifflé, annihilé par ses frères cadets de la coterie, il passa dans un autre couvent. Mais ce fut son châtiment; il n'y put être abbé, ni prieur. Le Christ n'aime guère les incrédules qui, devenant vieux, se font chrétiens contre les autres.
Florian, un peu cousin de Voltaire, avait onze ans lorsqu'il entra comme page à la cour de Fernex. Le R. P. Adam condamne le jeune Florian à faire des thèmes; et comme celui-ci était souvent embarrassé pour mettre en latin ce qu'il n'entendait pas trop bien en français, il s'en allait prier Voltaire de lui faire sa phrase. Voltaire faisait la phrase avec tant de bonté, que l'écolier s'en retournait croyant que c'était lui-même qui l'avait faite. Voltaire courut les buissons avec son écolier; il éveilla en lui la gaieté et l'esprit; il altéra un peu l'homme de la nature. A dater de son séjour à Fernex, Florian rêva un peu moins, il parla un peu plus: il suivit même si bien les leçons du maître, qu'il imita jusqu'au sourire malin du philosophe. «C'est cela, disait Voltaire, aie l'air d'avoir de l'esprit, et l'esprit viendra.»
Voltaire recevait beaucoup de lettres et en écrivait beaucoup. Dans cent ans, on n'aura pas encore retrouvé la moitié des lettres de Voltaire. J'en ai tout un volume; j'en sais de fort belles qui ne sont pas non plus imprimées. Quand le courrier était parti, il craignait d'avoir oublié quelqu'un, un roi ou un poëte[68]. Dans sa fureur d'écrire des lettres, il en adressait aux morts.
Il avait quatre-vingts ans quand il écrivit à Horace:
C'est le philosophe qui parle, mais voici le poëte:
C'est encore le poëte, le vieil enfant gâté des Muses, qui rime des quatrains à madame du Barry. La maîtresse de Louis XV avait envoyé à Voltaire son portrait par ambassadeur, avec deux baisers. Il lui prouva que—la plume à la main—c'était toujours le Voltaire des belles années.
Et après ce quatrain, il embrasse deux fois le portrait de la comtesse, en s'écriant:
Il écrivit aussi des alexandrins à Boileau:
C'était toujours l'aveugle Voltaire contre ses ennemis. Dès 1768 on avait baptisé un vaisseau de ce nom sans baptême; au lieu de l'envoyer aux rivages de la poésie, comme Horace y poussait par ses vœux le vaisseau de Virgile, le dirai-je? il l'envoyait débarquer Patouillet et Nonnotte aux chantiers de Toulon.
VIII.
Comme tous les rois, Voltaire a eu son fou[69]. Il l'avait choisi parmi les abbés, le païen! c'était l'abbé de Voisenon. Voltaire avait d'abord pris l'abbé de Bernis pour son fou, mais celui-là resta à Louis XV[70].
Au séminaire, Voisenon, déjà inféodé à Voltaire, montra le chemin à Boufflers; il écrivit des contes libertins qui ont plus tard enrichi le bagage de madame Favart. Il sortit du séminaire pour aller déposer une carte de visite à la Comédie-Française. Cette carte de visite était une comédie qui avait pour titre l'École du monde. Après la représentation, les comédiens renvoyèrent l'auteur à l'école; mais les comédiennes le gardèrent dans la coulisse jusqu'au jour où l'évêque de Boulogne, jugeant qu'il avait bien assez gagné le ciel comme cela, l'appela pour conduire son diocèse, et le baptisa grand vicaire. Voisenon, qui était capable de tout, se mit à faire des sermons comme il faisait des comédies. Mais, si les comédies furent trouvées tristes, les sermons furent trouvés gais. On s'amusa beaucoup de ses sermons, mais il entraîna peu de monde au tribunal de la pénitence, ce qui n'empêcha pas que, peu de temps après, le cardinal de Fleury ne lui offrît l'évêché de Boulogne. «Comment voulez-vous, monseigneur, que je conduise un diocèse, quand j'ai tant de peine à me conduire moi-même?» D'Alembert disait qu'il fallait donner à Voisenon l'évêché du bois de Boulogne.
«Il y a des bêtises qu'un homme d'esprit achèterait.» C'est l'abbé de Voisenon qui a dit ce beau mot; or ce qui lui a le plus manqué, à cet homme qui était tout esprit, c'était de ces bêtises qui donnent un corps à l'esprit, parce qu'elles sont la force humaine.
L'abbé de Voisenon a fait des opéras-comiques et des contes libertins. Il a mal dit la messe, mais il a lu le bréviaire de l'amour. «Aimons-nous les uns les autres,» disait-il avec onction à madame Favart. Plus d'une fois son confesseur lui a remis ses péchés, mais cela lui coûtait cher; un jour il lui fallut acheter son pardon moyennant mille écus pour le saint-siége, deux mille écus pour les pauvres, et le bréviaire tous les matins! Mais, s'il faut en croire le comte de Lauraguais, madame Favart partagea avec Voisenon la dernière pénitence.
Il cachait une épée sous sa soutane. Il ne permettait pas aux duellistes de parler haut devant lui[71]. Il était d'ailleurs très-facile à vivre, pourvu qu'on ne parlât pas mal devant lui de Dieu, de Voltaire et de madame Favart. Je crois qu'il ne connaissait pas Dieu, mais il connaissait Voltaire et madame Favart.
Vaillant l'épée à la main, l'abbé de Voisenon n'était pas vaillant dans la bataille de la vie. Il passa sa vie à mourir. «Que faites-vous? lui demandait-on.—Je suis en train de mourir,» répondait-il invariablement.
Si on ne le rencontrait guère à la messe, on le rencontrait beaucoup à la cour de Voltaire. Il avait l'art d'être toujours chez lui sans avoir jamais eu de maison. Je ne parle pas du château de Voisenon, qu'il regardait comme son sépulcre, et ou il n'allait que dans ses jours de maladie, «pour être, disait-il, de plain-pied avec le tombeau de ses pères.»
Après plus d'un demi-siècle de folies, madame Favart étant morte, il jugea que le temps était venu pour lui de se faire enterrer. Il demanda la permission à Voltaire de partir pour l'autre monde, et s'en alla au château de Voisenon. Voltaire lui fit son épitaphe; aussi sa dernière heure ne fut pas l'heure de la pénitence. Le curé l'exhortait à se réconcilier avec Dieu en lui montrant le crucifix. «Rupture entière, monsieur le curé, dit le sacrilége abbé; je vous rends lettres et portrait.» Les lettres, c'était le bréviaire; le portrait, c'était le crucifix! O Voltaire! voilà quel fut ce jour-là le soixante et onzième volume de tes œuvres!
«Voltaire, a dit Voisenon, est certainement l'homme le plus étonnant que la nature ait produit dans tous les siècles; quand elle le forma, sans doute il lui restait un plus grand nombre d'âmes que de corps, ce qui la décida à en faire entrer cinq ou six différentes dans le corps de Voltaire. Peut-être ne fut-elle aussi généreuse qu'aux dépens de quelques autres; car on rencontre bien des corps où elle a oublié de mettre une âme. Il y a dans Voltaire de quoi faire passer six hommes à l'immortalité.»
Par aventure, le fou du roi parla une fois en sage.
NOTES:
[52] Il écrivait au comte d'Argental: «L'état où je suis ne me laisse guère de sensibilité que pour votre amitié. Ma santé est sans ressource. J'ai perdu mes dents, mes cinq sens, et le sixième s'en va au grand galop. Cette pauvre âme, qui vous aime de tout son cœur, ne tient plus à rien. Je me flatte encore, parce qu'on se flatte toujours, que j'aurai le temps d'aller prendre des eaux chaudes et des bains. Je ne veux pas perdre le fond de la boîte de Pandore.»
[54] A Fernex comme à Paris, Voltaire joua la comédie. On l'a vu souvent se promener dans le parc, vêtu en Arabe, avec une longue barbe, répétant le rôle de Mohabar, ou avec un habit à la grecque, répétant Narbas. On se rappelle que Montesquieu, assistant à une représentation de l'Orphelin de la Chine, s'endormit profondément. Voltaire, qui l'aperçut, lui jeta son chapeau à la tête en lui disant: «Croyez-vous être à l'audience?»
[55] Il écrit au duc de La Vallière: «Je me suis fait un drôle de petit royaume dans mon vallon des Alpes. Je suis le Vieux de la Montagne, à cela près que je n'assassine personne. Madame de Pompadour a favorisé ma petite souveraineté écornée. Savez-vous, monsieur le duc, que j'ai deux lieues de pays qui ne rapportent pas grand'chose, mais qui ne doivent rien à personne?»
[56] La bibliothèque de Voltaire, qui devint celle de la grande Catherine, se composait de six mille volumes très-variés: toutes les ténèbres lumineuses de l'esprit humain.
Il a manqué un livre à sa bibliothèque—un livre divin qui eût illuminé les autres: l'Évangile. Il a beau évoquer les sages de l'Inde et de la Grèce, il ne trouve pas l'adorable sagesse des paraboles. Je me souviens ici de ces belles paroles que disait un ministre, M. Rouland, à la jeune France des Écoles: «Nous estimons l'antiquité ce qu'elle vaut dans le domaine magnifique de l'art, mais sans oublier qu'elle a succombé sous l'étreinte énervante du matérialisme, pour faire place à la civilisation de l'Évangile et au droit de l'humanité.»
[57] La galerie de tableaux renfermait une Vénus de Paul Véronèse, une Flore du Guide, la Toilette de Vénus et les Amours endormis de l'Albane, divers portraits, entre autres celui de la marquise de Pompadour peinte par elle-même, d'après La Tour.
[58] Je lis dans l'Artiste: «Le château de Voltaire, à Ferney, l'ancienne résidence du comte de Budé, vient d'être acheté par un fabricant parisien de cachemires de l'Inde. Voilà donc trois aristocraties bien distinctes qui se succèdent dans cette propriété: celles de la naissance, du génie et de l'argent. Le génie se trouve là comme Notre-Seigneur sur le Calvaire; mais quel est le mauvais larron?»
[59] La petite-nièce de Pierre Corneille était une jeune fille, la première venue, qui n'avait pas appris à lire dans les tragédies du grand poëte. «La nièce de Pierre va nous donner un ouvrage de sa façon, c'est un petit enfant. Si c'est une fille, je doute fort qu'elle ressemble à Émélie et à Cornélie; si c'est un garçon, je serai fort attrapé de le voir ressembler à Cinna: la mère n'a rien du tout des anciens Romains; elle n'a jamais lu les tragédies de son oncle, mais on peut être aimable sans être une héroïne de tragédie.»
Quand Voltaire se fit le commentateur de Corneille, il dit que c'était un peu pour expier ses tragédies.
[60] Sur ses vieux jours, Voltaire aimait beaucoup les enfants. Wagnières était devenu père de famille à Ferney: Voltaire caressait ses enfants et voulait qu'ils jouassent à ses pieds. Quand il dictait, s'il entendait Wagnières répondre de travers à un de ses marmots tout barbouillé de confitures, il rudoyait Wagnières et prenait le parti des enfants. «Sachez donc qu'il faut toujours leur répondre juste et ne jamais les tromper.» On voit que Voltaire était toujours plus préoccupé de son œuvre que de ses œuvres.
Un catholique, trop catholique, a dit de Voltaire: «Mauvais fils et mauvais père,» car il croit que, comme Jean-Jacques, il a perdu ses enfants. Un autre catholique plus sérieux, mais non moins passionné, M. de Bonald, a écrit: «Voltaire, J. J. Rousseau et d'Alembert ont vécu dans le célibat, ou n'ont pas laissé leur nom dans la société. Ils semblent avoir redouté l'arrêt définitif de la postérité, et avoir voulu n'être jugés que par contumace.»
[61] On sait que Voltaire avait menacé le R. P. Adam de lui jeter sa perruque à marteaux à la face s'il osait le gagner. Un jour, le pauvre père, sûr de faire échec et mat, se leva tout effrayé, s'enfuit par la fenêtre et disparut dans le parc.
[62] Aux premières roses comme aux premières pêches, Voltaire en cueillait une et la baisait en souvenir de mademoiselle de Livry.
[63] On dira peut-être que Voltaire n'avait l'amitié de Richelieu qu'à la condition de lui prêter de l'argent. On n'a jamais pour ami celui à qui on prête de l'argent. Le maréchal avait des créanciers sans nombre, qui n'étaient pas pour cela de ses amis.
[64] Voici la lettre de madame de Villeroy: «Je vous fais mes compliments, monsieur l'académicien, sur le discours que vous avez fait hier: j'aurais bien voulu en être témoin, et le cœur me battait à trois heures. Je n'oserais espérer qu'un homme tout occupé des sciences voulût bien coucher ce soir avec une pauvre ignorante comme moi, et qui ne pourra vous dire que tout grossièrement: Je vous adore.»
Et il n'avait pas lu cette lettre-là!
[65] Le prince de Ligne a détaillé Voltaire avec une subtilité toute voltairienne. «On aurait dit qu'il avait quelquefois des tracasseries avec les morts, comme on en a avec les vivants. Sa mobilité les lui faisait aimer, tantôt un peu plus, tantôt un peu moins: par exemple, alors, c'était Fénelon, La Fontaine et Molière, qui étaient dans la plus grande faveur. «Ma nièce, donnons-lui-en, du Molière, dit-il à madame Denis; allons dans le salon, sans façon, recommencer les Femmes savantes, que nous venons de jouer.» Il fit Trissotin on ne peut pas plus mal, mais s'amusa beaucoup de ce rôle. Mademoiselle Dupuis, belle-sœur de la Corneille, qui jouait Martine, me plaisait infiniment, et me donnait quelquefois des distractions. Lorsque ce grand homme parlait, il n'aimait pas qu'on en eût. Je me souviens qu'un jour où ses belles servantes suisses, nues jusqu'aux épaules à cause de la chaleur, passaient à côté de moi ou m'apportaient de la crème, il s'interrompit, et prenant en colère leurs beaux cous à pleines mains, il s'écria: «Gorge par-ci, gorge par-là, allez au diable!»»
Je veux donner encore cette page du prince. «Un marchand de chapeaux et de souliers gris entre tout à coup dans le salon. M. de Voltaire se sauve dans son cabinet. Ce marchand le suivait en lui disant: «Monsieur, monsieur, je suis le fils d'une femme pour qui vous avez fait des vers.—Oh! je le crois; j'ai fait tant de vers pour tant de femmes! Bonjour, monsieur;—C'est madame de Fontaine-Martel.—Ah! ah! monsieur, elle était bien belle. Je suis votre serviteur. (Et il était prêt à rentrer dans son cabinet.)—Monsieur, où avez-vous pris ce bon goût qu'on remarque dans ce salon? Votre château est charmant. Est-il bien de vous? (Alors Voltaire revenait.)—Oh! oui, de moi, monsieur; j'ai donné tous les dessins; voyez ce dégagement et cet escalier: eh bien?—Monsieur, ce qui m'a attiré en Suisse, c'est le plaisir de voir M. de Haller. (M. de Voltaire rentrait dans son cabinet.)—Monsieur, monsieur, cela doit vous avoir coûté beaucoup. Quel charmant jardin!—Oh! par exemple, disait M. de Voltaire (en revenant), mon jardinier est une bête; c'est moi, monsieur, qui ai tout fait.—Je le crois. Ce M. de Haller, monsieur, est un grand homme. (M. de Voltaire rentrait.) Combien de temps faut-il, monsieur, pour bâtir un château à peu près aussi beau que celui-ci?» (M. de Voltaire revenait dans le salon.) Sans le faire exprès, ils me jouèrent la plus jolie scène du monde; et M. de Voltaire m'en donna bien d'autres plus comiques encore par sa vivacité, ses humeurs, ses repentirs. Tantôt homme de lettres, tantôt gentilhomme de la cour de Louis XIV, il n'était pas moins comique lorsqu'il faisait le seigneur de village: il parlait à ses paysans comme à des ambassadeurs de Rome ou des princes de la guerre de Troie. Il ennoblissait tout. Voulant demander pourquoi on ne lui donnait jamais de civet à dîner, au lieu de s'en informer tout uniment, il dit à un vieux garde: «Mon ami, ne se fait-il donc plus d'émigrations d'animaux de ma terre de Tourney à ma terre de Ferney?»»
Il y a une version de Grimm sur Voltaire et M. de Haller:
«Un Anglais étant venu voir Voltaire à Ferney, il lui demanda d'où il venait. Le voyageur lui dit qu'il avait passé quelque temps avec M. de Haller. Aussitôt le patriarche s'écrie: «C'est un grand homme que M. de Haller! grand poëte, grand naturaliste, grand philosophe, homme presque universel!—Ce que vous dites là, monsieur, lui répond le voyageur, est d'autant plus beau que M. de Haller ne vous rend pas la même justice.—Mon Dieu, réplique M. de Voltaire, nous nous trompons peut-être tous les deux.»»
[66] L'impératrice de Russie se faisait peindre pour son frère des Alpes, et le roi de Prusse écrivait ses hymnes à Voltaire jusque sur les services de porcelaine qu'il lui envoyait à Fernex. «Il y avait, dit Grimm, sur les pièces de cette merveille de Saxe, des Arions portés par des dauphins, des Orphées, des Amphions, des lyres et tous les divers emblèmes de la poésie. Le patriarche a répondu au roi que Sa Majesté mettait ses armes partout. Le roi a répliqué par une lettre charmante, où, en parlant de la fable des dauphins, il dit, entre autres: «Tant pis pour les dauphins qui n'aiment pas les grands hommes.» Ce commerce soutenu qui s'établit entre les souverains et les philosophes appartient à notre siècle exclusivement, et fera une époque mémorable, non-seulement dans les lettres, mais encore par son influence dans l'esprit public des gouvernements.»
[67] Comment M. Vitet, qui a écrit le poëme des Jardins, ce poëme que Delille chanta «sur cette serinette qu'il appelait sa lyre,» n'a-t-il rien dit des jardins de Fernex? C'est que pour M. Vitet, les lignes sont le style du paysage: il est pour Le Nôtre, contre Kent.
[68] A qui n'a-t-il pas écrit:
L'empereur de la Chine, à qui j'écris souvent...
[69] Voltaire l'appelait son évêque, témoin cette lettre à l'abbé qui lui avait envoyé son motet, les Israélites sur la montagne d'Oreb: «Mon cher évêque, on ne peut pas mieux demander à boire. C'est dommage que Moïse n'ait donné à boire que de l'eau à ces pauvres gens. Mais je me flatte que pour Pâques prochain vous ferez une noce de Cana. Ce miracle est au-dessus de l'autre, et rien ne vous manquera plus quand vous aurez apaisé la soif des buveurs de l'Ancien et du Nouveau Testament.»
«Dieu me punit d'avoir été quelquefois malin, mais vous me donnerez l'absolution.»
[70] «Il y a un mois que quelques étrangers étant venus voir ma cellule, nous nous mîmes à jouer le pape aux trois dés: je jouai pour le cardinal Stopari et j'amenai rafle. Mais le Saint-Esprit n'était pas dans mon cornet. Ce qui est sûr, c'est que l'un de ceux pour qui nous avons joué sera pape. Si c'est vous, je me recommande à Votre Sainteté.»
[71] Laplace raconte qu'il eut un duel avec un officier aux gardes qui avait voulu railler toute la séquelle des capucins. L'officier alla au rendez-vous comme à une partie de plaisir, disant qu'il ne ferait qu'une bouchée du petit abbé; mais le petit abbé le souffleta galamment du bout de son épée, et le désarma avec une grâce parfaite.
IX.
LE PEUPLE DE VOLTAIRE.
Si Voltaire avait des courtisans et des flatteurs, il avait aussi son peuple. Quiconque avait souffert était admis dans le royaume de son intelligence. Ce peuple, c'était les opprimés, les malheureux, les torturés, tous ceux qui errent dans le ciel de l'histoire avec une plaie au flanc, morts ou vivants, qu'importe! Pour l'homme de génie comme pour Dieu, tout existe dans un présent éternel.
Pendant que le roi Louis XV jetait aux sultanes de son sérail le mouchoir brodé aux armes de la France, le roi Voltaire veillait, armé de la raison, pour le règne de la justice.
En 1761, un coquin perdu de débauches, Marc-Antoine Calas, revint chez son père, non pas comme l'enfant prodigue pour renaître à une vie nouvelle après le festin du veau gras, mais pour terminer par le suicide une existence qu'il n'avait pas le courage de porter plus longtemps. Le père était protestant; c'était un beau vieillard qui vivait en Dieu, adoré dans sa famille, et qui, âgé de près de quatre-vingts ans, n'avait jamais eu qu'un chagrin: son fils Marc-Antoine. Son premier fils s'était converti au catholicisme; le vieux Calas l'avait aimé catholique comme il l'eût aimé protestant. Un magistrat fanatique, ennuyé de n'avoir rien à condamner, s'imagina que le père avait tué son second fils pour l'empêcher à son tour de se faire catholique; et du premier coup on jette toute la famille dans un cachot. Le père paralytique, la mère à moitié folle de douleur, le fils qui proteste au nom du Dieu des chrétiens, la sœur, déjà mère de famille, la petite sœur qui est à la veille de ses noces. Ce n'est pas tout. On met sur la tête du débauché la couronne du martyre; on lui met à la main une branche de palmier; on lui met dans l'autre la plume qui devait, assure le magistrat, écrire son abjuration. La confrérie des pénitents blancs, pour finir la comédie, vient chanter la messe des morts pour le repos de l'âme de ce saint improvisé.
Cependant on interroge le vieillard, on interroge sa femme, on interroge ses enfants. Tous répondent par des larmes, «Ce sont vos larmes qui vous accusent,» disent les magistrats. On menace de mettre toute la famille à la question; mais les quatre-vingts ans du père le sauvent, lui et les siens, de la torture. En vain la vérité crie de toutes ses forces: les juges veulent des coupables. Calas est condamné au supplice de la roue, sa femme et ses enfants sont bannis de France.
Où iront-ils? Il n'y a maintenant qu'un homme de toute cette nation qui daignera leur ouvrir sa porte, les appuyer sur son cœur et défendre leur cause. Le père a subi le supplice de la roue, mais il faut sauver sa mémoire. A cette famille, riche hier, aujourd'hui frappée de toutes les misères, il faut lui rendre son bien et son honneur.
Allons, Voltaire, c'est à toi d'écrire le dernier mot de cette tragédie de Calas qui comptera dans tes œuvres bien plus qu'Œdipe, bien plus que Mahomet, bien plus que Zaïre.
Voltaire passa trois années de sa vie à demander justice; la justice vint enfin. Ce fut un beau spectacle que le jour où la France déclara, aux applaudissements de Paris et du monde, que la cause que Voltaire avait prise contre la justice était la cause de la justice. Calas fut déclaré innocent; on réhabilita sa mémoire; sa famille proscrite rentra dans sa patrie et dans ses biens. En outre, le ministre du roi Louis XV, qui était ce jour-là le ministre du roi Voltaire, donna cent mille livres à cette malheureuse famille pour payer le crime du parlement du Languedoc.
Durant ces trois mortelles années, Voltaire vécut tout entier dans cette cause célèbre. Il se reprochait comme un crime ses moindres sourires. Si la lumière ne s'était pas faite, il n'eût pas survécu à cette iniquité. Quand plus tard, à son dernier voyage à Paris, il entendait dire autour de lui: «C'est l'auteur de la Henriade, c'est le sauveur des Calas,» il pensait avec raison que l'homme l'emportait de beaucoup sur le poëte.
Après les Calas ce furent les Sirven, seconde édition de la même tragédie, moins le dénoûment tragique. Voltaire triomphe encore. Mais Voltaire ne fut pas toujours écouté. On comprit en France que si on laissait faire le roi de Fernex, il allait renouveler l'édit de Nantes. Les cris de douleur que Voltaire poussait depuis longtemps déjà à tous les anniversaires de la Saint-Barthélemy, il les poussa bientôt, plus désolé que jamais, devant le supplice du chevalier de La Barre, un jeune homme de vingt ans qui avait méconnu, après souper en folle compagnie, la divinité du Christ dans ses images; qui, le matin, pendant qu'on le coiffait, avait chanté un refrain irréligieux. Cette fois, ce fut le parlement de Paris qui donna tort à Voltaire, en consacrant la condamnation de cet enfant gâté qui avait commis un autre crime, le crime d'avoir lu Voltaire.
Le chevalier de La Barre demanda grâce à Louis XV, qui fit le signe de la croix par la main de madame du Barry et qui fut impitoyable, dans la crainte du Dieu vengeur. L'enfant subit la question,—lui qui n'avait rien à dire;—on lui arracha la langue,—cette langue qui avait osé chanter quelques chansons impies de l'abbé de Grécourt, de l'abbé Voisenon ou de l'abbé de Bernis,—et on le décapita,—et on le brûla dans un feu de joie[72].
Ce fut un cri d'horreur qui retentit dans toute la France, qui monta jusqu'au ciel et qui rouvrit la blessure du Fils de Dieu.
Calas avait quatre-vingts ans et le chevalier de La Barre n'en avait pas vingt. «On s'est indigné pendant un jour, mais on est allé le soir à l'Opéra-Comique.»
Voltaire ne fut jamais plus éloquent qu'en se faisant l'avocat des pauvres et des sacrifiés. A-t-on oublié sa lettre à l'évêque d'Annecy[73]?
Le trait le plus frappant de Voltaire, c'était le sentiment de la justice. Cet homme, dont le cœur était dans la tête, ne s'attendrissait point sur des chimères; mais toute violation du droit, tout outrage à l'humanité lui arrachait un de ces cris qui traversent les âges. Ce qu'il y avait de plus sensible chez lui, c'était la raison, une raison droite, tolérante pour les faiblesses humaines, inexorable pour les institutions fondées sur l'erreur ou sur la barbarie. Ses sympathies ne connaissaient aucune limite de sectes ni d'écoles: sa charité était universelle. Il eût détaché Jésus de la croix simplement parce qu'il le croyait le fils de l'homme; il eût arrêté la main qui présentait la coupe à Socrate; il eût éteint le bûcher de Jean Huss, en prouvant aux bourreaux que le bûcher brûle et n'éclaire pas; il eût dit aux moines qui serraient les jambes de Campanella dans des bottes de fer: «Est-ce ainsi que vous croyez apprendre au genre humain à marcher droit?» Il eût dit à la sainte inquisition examinant Galilée: «Que vous importe le mouvement de la terre, si c'est dans le ciel qu'elle tourne?» Il eût fait rougir les juges de Savonarole et ceux de Jordano Bruno, en leur demandant s'ils croyaient éteindre le soleil en lui jetant des pierres. Il eût dit à Calvin rôtissant Servet: «Quelle est cette liberté d'examen qui n'échappe au feu que pour allumer le feu?»
Parmi ce peuple de victimes il avait des sujets préférés, c'étaient ceux dont la blessure saignait encore: les ombres de la Saint-Barthélemy. Dès qu'il sut lire, il s'indigna de toutes ses larmes et de toutes ses colères contre les sanglantes matines. Le marquis de Villette raconte que tous les ans Voltaire éprouvait un accès de fièvre le jour anniversaire de ce lugubre massacre. Peut-être l'auteur de la Henriade avait-il pris trop de café: il eût pu se contenter de la fièvre de l'indignation; celle-ci du moins était sincère. Non content d'imprimer le sceau de la réprobation aux auteurs de cette nuit sanglante, il a, ce qui est mieux encore, consolé les morts en les enveloppant du linceul de la gloire. Ces spectres vengeurs qui ont secoué l'anathème sur l'agonie de Charles IX passaient sur la tête de Voltaire en le bénissant. Coligny saluait cette majesté enfermée à la Bastille, Voltaire premier et dernier du nom. Les morts ne saluent que ce qui est immortel. C'est à la Bastille que Voltaire, qui n'avait ni plume ni encre, alignait ces vers sur les pages encore blanches de son esprit:
Une chose manque à Dante, c'est l'attendrissement. Je n'aime point son Virgile contemplant d'un œil sec les mystères et les profondeurs de la souffrance éternelle. Voltaire, lui, a, sous le masque du sourire plissé et grimaçant, le cœur de sainte Thérèse: il aime les damnés de l'histoire, il plaint les démons. Si sa tendresse n'est pas drapée dans la poésie, elle n'en est que plus vraie et plus profonde. L'émotion de Voltaire ressemble à celle du volcan qui jette rarement des larmes parmi la cendre et le feu, mais ce sont des larmes brûlantes.
On a beaucoup parlé de l'esprit de Voltaire, mais on n'a pas assez dit que cet esprit était une arme, l'arme de la raison et de la justice. Ses railleries ne tuaient que de fatales erreurs ou de mauvaises actions. Quant aux méchants, il les blessait pour les guérir. Je ne découvre dans ses écrits qu'un genre de haine implacable, la haine du mal, la haine des lois sanguinaires, la haine du supplice immérité ou des châtiments qui rendent la victime intéressante en dépassant la limite de l'expiation.
Si Voltaire n'eût été que poëte et écrivain, il eût pu éblouir le monde par les qualités inépuisables de sa nature; mais il n'eût point régné comme il l'a fait sur toute l'Europe. Son signe à lui, ce qui l'isole—dans les hauteurs étoilées—même des autres grands hommes, c'est d'avoir personnifié son temps, d'avoir été la couronne de la révolution naissante. Voltaire ne croyait point aux incarnations, il avait tort: la société de 89 s'était faite homme dans cet adversaire ardent de tous les abus, de toutes les violences, de tous les mensonges. Les prisonniers de la Bastille étaient son peuple; les vainqueurs qui prenaient la Bastille étaient son peuple encore. Les cahiers du tiers état, c'était Voltaire qui les avait rédigés, au style près. Toutes les réclamations légitimes des campagnes et des villes avaient été visées par lui. Nous Voltaire, roi de France par la grâce de la raison publique, nous avons lu et approuvé... Il n'apposait son veto que sur l'injustice ou sur l'erreur.
Il comptait autant de sujets que de malheureux, et il en comptait dans toutes les classes de la société, car l'ancien régime pesait sur toutes les têtes. De l'esprit, Voltaire le répandait à flots; des fleurs, il en jetait partout, mais son œuvre littéraire recouvrait une mission plus sérieuse. Il marchait sur le feu, parmi les cendres d'une société qui se bouleversait. C'était le roi de la destruction, mais de la destruction intelligente, qui abat d'une main et qui reconstruit de l'autre.
Ses triomphes furent des fêtes pour l'humanité.
Le 5 février 1778, un de ces beaux jours d'hiver qui sourient quelquefois aux vallées de la Suisse, Voltaire oublie son grand âge; il secoue la neige des ans, il se coiffe de sa perruque poudrée, prend sa canne à pomme d'or et s'achemine vers Paris. Le 10, à trois heures et demie de l'après-midi, la grande nouvelle se répand par toute la ville: «Voltaire est arrivé!» Toute la population s'émeut comme un seul homme. Le quai des Théatins est encombré d'une multitude immense. Les voitures ne circulent plus; le peuple qui stationne refoule le peuple qui accourt. Le roi de la pensée trône dans l'hôtel Villette, en face du palais des Tuileries désert. Chaque fois que Voltaire se montre à la fenêtre, les acclamations retentissent jusque sur les ponts, jusque sur l'autre rive du fleuve. Voltaire règne, il règne sur la ville et sur la cour. Toutes les classes de la société, la noblesse, le clergé, le tiers état, concourent à ce triomphe, car Voltaire a des amis dans tous les ordres. Mais au milieu de cette foule mêlée, qui se distingue le plus par la ferveur de son admiration et ses cris de «Vive Voltaire!» qui se presse autour de la voiture pour dételer les chevaux? qui traîne le triomphateur? Des hommes aux bras nus. Qui répand des fleurs sur la route? ceux qui ne connaissent de la vie que les épines.
Le dieu de la pensée est salué, acclamé, béni par ceux qui ne savent pas même lire. Un instinct électrique leur révèle que le génie des lumières est aussi l'étoile du peuple. Quiconque a pleuré, souffert, espéré, se console dans l'ovation de ce vieillard, penché comme un roseau, caressé par le souffle de cette tempête qui va déraciner le grand chêne de la monarchie. Le buste de Voltaire est couronné sur tous les théâtres; mais sa vraie couronne à lui, c'est le peuple qu'il éclaire depuis plus d'un demi-siècle. Qu'adore dans le patriarche de Fernex cette multitude émue jusqu'aux larmes, jusqu'au délire? L'intelligence, sans doute. Mais le monde a vu passer l'intelligence sous les traits de Descartes, de Pascal et d'autres philosophes, sans se livrer à de semblables transports. Les préjugés? D'autres les ont combattus avec le même courage, sinon avec la même force et avec le même esprit. Les abus? D'autres les ont dénoncés. L'erreur? Fontenelle lui-même avait ri de cet enfant en cheveux blancs. Non, il faut le dire: ce que le peuple aimait dans Voltaire, c'était la bonté.
Oui, ce malicieux vieillard était bon jusque sous sa raillerie la plus mordante. Son indignation était le cri de la tolérance irritée. Il ne voulait pas la mort de ses ennemis: il voulait qu'ils vissent clair et qu'ils apprissent à raisonner. Les tirades de ses tragédies, froides aujourd'hui comme des brûlots éteints, ont éclairé dans le temps sans blesser personne,—si ce n'est l'ignorance. Voltaire n'a pas seulement préparé la Révolution française: il l'a adoucie,—au moins dans le début,—en désarmant la résistance des classes privilégiées. Quand, la nuit du 4 août, l'Assemblée nationale donna au monde l'exemple d'un sacrifice unique dans l'histoire, c'est que l'âme de Voltaire avait passé par ses écrits dans l'âme de la noblesse et du clergé.
Le peuple de Voltaire, c'était tout le monde, comme le peuple de Dieu.
NOTES:
[72] «On persécute à la fois par le fer, par la corde et par les flammes, la religion et la philosophie: cinq jeunes gens ont été condamnés au bûcher pour n'avoir pas ôté leur chapeau en voyant passer une procession à trente pas! Est-il possible, madame, qu'une nation qui passe pour si gaie et si polie soit en effet si barbare!»
Le magistrat qui avait accusé Calas mourut fou enragé; un des juges du chevalier de La Barre mourut frappé par le tonnerre, en allant vendre des cochons au marché, car c'était un marchand de bestiaux. O justice des temps regrettés!
[73] «Le curé d'un petit village nommé Moëns, voisin de ma terre, a suscité un procès à mes vassaux de Ferney; et ayant souvent quitté sa cure pour aller solliciter à Dijon, il a accablé aisément des cultivateurs uniquement occupés du travail qui soutient leur vie. Il leur a fait pour quinze cents livres de frais pendant qu'ils labouroient leurs champs, et a eu la cruauté de compter parmi ses frais de justice les voyages qu'il a faits pour les ruiner. Vous savez mieux que moi, monseigneur, combien, dès les premiers temps de l'Église, les saints Pères se sont élevés contre les ministres sacrés qui emploient aux affaires temporelles le temps destiné aux autels. Mais si on leur avoit dit: Un prêtre est venu, avec des sergents, rançonner de pauvres familles, les forcer de vendre le seul pré qui nourrit leurs bestiaux, et ôter le lait à leurs enfants, qu'auroient dit les Jérôme, les Irenée, les Augustin? Voilà, monseigneur, ce que le curé de Moëns est venu faire à la porte de mon château, sans daigner même me venir parler; je lui ai envoyé dire que j'offrois de payer la plus grande partie de ce qu'il exige de mes communes, et il a répondu que cela ne satisfaisoit pas. Vous gémissez sans doute que des exemples si odieux soient donnés par des pasteurs catholiques, tandis qu'il n'y a pas un seul exemple qu'un pasteur protestant ait été en procès avec ses paroissiens. Il est humiliant pour nous, il le faut avouer, de voir, dans les villages du territoire de Genève, des pasteurs hérétiques qui sont au rang des plus savants hommes de l'Europe, qui possèdent les langues orientales, qui prêchent dans la leur avec éloquence, et qui, loin de poursuivre leurs paroissiens pour un arpent de seigle ou de vignes, sont leurs consolateurs et leurs pères.»
X.
LES MINISTRES DE VOLTAIRE.
FRÉDÉRIC LE GRAND.—LA GRANDE CATHERINE.—DIDEROT.—D'ALEMBERT.—BUFFON.—MADAME DE POMPADOUR.—TURGOT.—CONDORCET.—HELVÉTIUS.—
Le roi Voltaire n'avait pas travaillé seul. Ses ministres ont leur part de gloire dans cette semaine biblique où il a dit au vieux monde: «Ton temps est fini, couche-toi dans le tombeau,» et au monde nouveau: «Lève-toi et marche à la conquête de tes droits; mais ne te repose pas le septième jour, car, dès que tu t'endormiras, une autre Dalila te trahira dans ta force.»
Voltaire eut des ministres sans nombre, depuis l'impératrice de Russie jusqu'à la marquise de Pompadour, depuis le roi de Prusse jusqu'à l'abbé Moussinot. Il a eu Diderot, il a eu d'Alembert, il a eu Buffon, il a eu Turgot, il a eu Condorcet. Mais tous les hommes de son temps, d'Holbach, Helvétius, Jean-Jacques lui-même, celui-là sans le savoir, l'ont représenté dans les diverses provinces, dans les divers départements du royaume de l'esprit humain[74].
Son pouvoir spirituel a pénétré partout, au nom du droit, au nom de la vérité, au nom de la justice. Plus d'un cardinal a oublié l'heure de son bréviaire pour lire celui-là qui voulait qu'on mît en tête de ses œuvres: Fiat lux! Le pape lui-même lisait Voltaire, caché par l'éventail des Alpes. J'ai dit déjà que la grande Catherine avait deux consciences: celle de son peuple et celle de Voltaire; car elle avait de bonne heure étranglé la sienne sur le corps du czar. J'ai dit déjà que Frédéric le Grand avait appris dans Voltaire le catéchisme des rois. Parlerai-je de tous ces souverains de l'Europe qui venaient alors chercher leur mot d'ordre à Fernex? Voltaire était toujours debout pour parler à ses frères du pouvoir. Il leur parlait en prose, il leur parlait en vers; toujours hardi, toujours spirituel, toujours charmant, comme dans cette épître au roi de Danemark:
Les deux souverainetés les plus souveraines du dix-huitième siècle, n'est-ce pas Voltaire et Catherine II? Aussi, voyez comme ils se reconnaissent grands tous les deux! Voltaire s'habillait des chasses de Catherine, et celle-ci, dans son parc de Czarsko-Zélo, faisait bâtir un petit Fernex. Ainsi, dans l'épopée virgilienne, Andromaque exilée se plaît à voir encore une miniature de sa Pergame et à planter sur les bords d'un ruisseau sans nom les arbustes qui ombrageaient les rives sacrées du Simoïs.
Nul n'a nié ce génie profond, cette grande Catherine que Voltaire appelait Catherine le Grand, qui, comme son frère de Prusse, Frédéric II, que Voltaire appelait Frédéric le Grand, a donné l'hospitalité aux apôtres de l'esprit humain.
C'était la lumière par réverbération, mais c'était la lumière. Catherine, il est vrai, ne dédaignait pas alors de scintiller dans le ciel du Midi[75], car elle répondait à Voltaire en lui envoyant une fourrure contre la fraîcheur des Alpes: «Lors de votre entrée dans Constantinople, j'aurai soin de faire porter à votre rencontre un bel habit à la grecque, doublé des plus riches dépouilles de la Sibérie.» Mais la reine de Saba n'entra pas à Jérusalem et Voltaire ne porta pas d'habit à la grecque.
Voltaire mettait tout en œuvre. Il disait que l'argent était l'âme de la guerre; aussi il avait son ministère des finances[76]. Le premier ministre en date, le plus connu, le meilleur, a été l'abbé Bonaventure Moussinot, docteur en théologie et chanoine de la paroisse Saint-Merry.
Ne semble-t-il pas étrange que Voltaire, qui n'a guère foi dans l'Église, choisisse un chanoine pour ministre des finances?
Voltaire avait toute confiance en son ministre. Il ne voulut voir qu'une fois le grand-livre de la dette publique, tenu par le chanoine. Il s'en rapporta toujours à sa parole. Il avait raison, jamais ministre des finances n'administra une fortune royale avec plus d'économie. Dans ses mains, l'argent de Voltaire devint or. Et pourtant, que d'argent donné ou prêté sans intérêts! Le poëte eut beau vouloir enrichir son ministre, l'abbé Moussinot voulut mourir pauvre, disant—un vrai philosophe que ce chanoine!—que l'embarras des richesses faisait le chemin de la vie plus difficile pour le sage[77].
Ce qui a le plus manqué à Voltaire, c'est un ministre des cultes. Si Dieu se fût montré plus tôt dans son œuvre, son œuvre eût gagné en grandeur et en sympathie; mais Voltaire cherchait son Dieu et ne le trouvait pas: il le cherchait trop sur la terre. Les douleurs de Job et de Lazare l'empêchaient d'entendre l'hymne des archanges. «Je n'ai qu'une heure à vivre, disait-il, ô Dieu que je ne connais pas, laissez-moi vivre mon heure pour ceux qui souffrent!» Et il écrivait à d'Alembert, à Diderot, à Condorcet, à tous les frères: «Ne perdons pas un instant, l'heure des ténèbres va revenir.»
Et les frères se mettaient vaillamment à l'œuvre en bâtissant l'Encyclopédie.
Le moyen âge avait élevé des cathédrales; le dix-huitième siècle a bâti l'Encyclopédie, ce monument de la pensée libre, multiple, presque anonyme, écrit pierre à pierre avec la foi des générations nouvelles. Au frontispice du temple, la main des frères malgré les docteurs qui y inscrivent: Deo, imprime: Au progrès. Refondre l'universalité des connaissances humaines, jamais semblable entreprise n'avait tenté les esprits les plus audacieux. Tel est pourtant le programme de cette œuvre titanique. Il fallait pour cela un concours d'esprits d'élite que rien n'épouvantât. Le Verbe s'était fait homme: il va se faire légion.
L'Encyclopédie fut une croisade contre l'ignorance et contre les préjugés: l'armée nouvelle des intelligences ne s'avance point à la conquête d'un tombeau; elle cherche les lois de la vie universelle.
Vue de loin, l'Encyclopédie a le caractère grandiose d'un monument surhumain, parce qu'il est encore aujourd'hui illuminé du feu divin et infernal de la révolution. Mais ceux qui l'ont bâti—ils sont restés plus grands que leur œuvre—ne voyaient là souvent qu'une tentative de grande architecture. «L'Encyclopédie, disait Voltaire, est bâtie moitié marbre, moitié boue.» Diderot, dont c'était l'œuvre, n'était pas moins sévère: «On n'eut pas le temps d'être scrupuleux sur le choix des travailleurs. Parmi quelques hommes excellents, il y en eut de faibles, de médiocres, et de tout à fait mauvais. De là cette bizarrerie dans l'ouvrage, où l'on trouve une ébauche d'écolier à côté d'un morceau de maître, une sottise voisine d'une chose sublime. Les uns, travaillant sans honoraires, perdirent bientôt leur première ferveur; d'autres, mal récompensés, nous en donnèrent pour notre argent. L'Encyclopédie fut un gouffre où ces espèces de chiffonniers jetèrent pêle-mêle une infinité de choses mal vues, mal digérées, bonnes, mauvaises, détestables, vraies, fausses, incertaines, et toujours incohérentes et disparates.» D'Alembert lui-même, qui n'avait pas comme les autres ses heures de franchise, avoue pourtant à son tour que l'Encyclopédie est «un habit d'arlequin où il y a quelques morceaux de bonnes étoffes et trop de haillons.»
Voilà l'Encyclopédie jugée par elle-même. Je ne veux pas lire toutes les injures que ses ennemis ont inscrites sur ses murailles.
Bien ou mal faite, elle avait une âme, l'âme du bien et du mal, elle faisait beaucoup de bien, elle faisait un peu de mal. Voltaire dirigeait les batailles du fond de son cabinet, battant des mains à toutes les victoires, pleurant de rage sur toutes les défaites. «Dieu soit loué! écrit-il à d'Alembert, vous faites la lumière et voilà les fantômes de la superstition qui fuient dans les ténèbres.» D'Alembert lui répond: «Écrasez l'infâme, me marquez-vous sans cesse; eh! mon Dieu, laissez-la se précipiter elle-même. Savez-vous ce que dit le médecin du roi? Ce ne sont pas les jansénistes qui tuent les jésuites, c'est l'Encyclopédie, mordieu! c'est l'Encyclopédie! Ce maroufle d'Astruc est comme Pasquin; il parle quelquefois d'assez bon sens. Pour moi qui vois tout en ce moment couleur de rose, je vois d'ici les jansénistes mourant de leur belle mort l'année prochaine, après avoir fait périr cette année les jésuites de mort violente; je vois les protestants rappelés, les prêtres mariés, la confession abolie.» Oh! philosophe couleur de rose! Quelques mois après, les jésuites furent chassés de France. D'Alembert écrivit leur oraison funèbre: «Je suis si aise de voir leurs talons, que je n'ai garde de les tirer par la manche; c'est que le dernier jésuite qui sortira du royaume entraînera avec lui le dernier janséniste dans le panier du coche, et qu'on pourra dire le lendemain: les ci-devant soi-disant jansénistes, comme nos seigneurs du parlement disent aujourd'hui: les ci-devant soi-disant jésuites. Le plus difficile sera fait. Quand la philosophie sera délivrée des grands grenadiers du fanatisme, les autres, qui ne sont que des cosaques et des pandours, ne tiendront pas contre nos troupes réglées.» D'Alembert écrivait ce jour-là dans le style pittoresque; il était sans doute encore dans un jour couleur de rose, car il finissait sa lettre par cet aphorisme: «Il n'y a de bon que de se moquer de tout.» C'était l'opinion de mademoiselle de Lespinasse, qui se moquait de lui avec le chevalier de Mora. Ce n'est pas ainsi que Socrate, ce n'est pas ainsi que Platon, ce n'est pas ainsi qu'Épicure eût parlé de ses ennemis vaincus. Le fanatisme s'en va, c'est bien, puisque c'est le fanatisme; mais c'est le fanatisme de la foi. D'ailleurs, vous qui avez si vaillamment combattu le fanatisme, n'êtes-vous pas fanatiques de la philosophie?
Voltaire se reposait de la guerre dans la guerre. Il disait: «Quand tout n'est pas fini, rien n'est commencé.» N'espérant pas constituer sur un piédestal de granit son gouvernement parmi les républicains de Genève, et voulant à tout prix avoir ses ministres sous la main, il proposa au roi de Prusse d'établir à Clèves une petite république de philosophes français qui prêcheraient la vérité à l'abri des prêtres et des parlements. Beaucoup de lettres furent écrites dans ce dessein. Frédéric consentit à livrer le Sunium: «J'offre un asile aux philosophes, pourvu qu'ils soient sages.» Voltaire triomphant écrit à ses amis qu'ils sont désormais des hommes, puisqu'ils ont une patrie; que le jour de la vérité se lève plus lumineux que jamais, qu'ils doivent dire adieu sans se retourner à cette France inhospitalière qui n'allaite que des esclaves. «Que les philosophes fassent donc une confrérie comme les francs-maçons; qu'ils s'assemblent, qu'ils se soutiennent, qu'ils soient fidèles à la confrérie. S'ils font cela, je me fais brûler pour eux. Cette académie secrète vaudrait mieux que l'Académie d'Athènes et toutes celles de Paris.» Mais Voltaire avait compté sans les philosophes, ou plutôt sans les hommes. D'Alembert est amoureux de mademoiselle de Lespinasse et de l'Académie; il ne sort de chez l'une que pour aller chez l'autre. Périsse la philosophie plutôt que s'exiler de ces deux patries! la patrie du cœur et la patrie de l'esprit. «Tu n'es qu'un Géronte et un académicien!» s'écrie Voltaire avec dépit. Il compte sur Diderot. «Celui-là est un homme antique, il me vengera du géomètre,» et il lui écrivit cette belle lettre: «On ne peut s'empêcher d'écrire à Socrate quand les Mélitus et les Anytus se baignent dans le sang et allument les bûchers. Un homme tel que vous ne peut voir qu'avec horreur le pays où vous avez le malheur de vivre. Vous devriez bien venir dans un pays où vous auriez la liberté entière non-seulement d'imprimer ce que vous voudriez, mais de prêcher hautement contre des superstitions aussi infâmes que sanguinaires. Vous n'y seriez pas seul, vous auriez des compagnons et des disciples. Vous pourriez y établir une chaire, qui serait la chaire de la vérité. Votre bibliothèque se transporterait par eau, et il n'y aurait pas quatre lieues de chemin par terre. Enfin vous quitterez l'esclavage pour la liberté. Je ne conçois pas comment un cœur sensible et un esprit juste peut habiter le pays des singes devenus tigres. Si le parti qu'on vous propose satisfait votre indignation et plaît à votre sagesse, dites-un mot, et on tâchera d'arranger tout d'une manière digne de vous, dans le plus grand secret, et sans vous compromettre. Le pays qu'on vous propose est beau et à portée de tout. L'Uranibourg de Tycho-Brahé serait moins agréable. Celui qui a l'honneur de vous écrire est pénétré d'une admiration respectueuse pour vous, autant que d'indignation et de douleur. Croyez-moi, il faut que les sages qui ont de l'humanité se rassemblent loin des barbares insensés.»
C'est l'éloquence de l'esprit qui part du cœur. On dirait Platon parlant à Socrate.
Mais Diderot est amoureux de mademoiselle Voland, sans compter qu'il aime sa femme. Diderot l'athée a l'habitude, depuis quelque temps, de conduire sa fille au catéchisme. D'ailleurs, il est né artiste avant tout: or voilà le Salon de 1765 qui va s'ouvrir. Il a donné rendez-vous à Greuze, à Vanloo, à Boucher, à Allegrain, à Falconnet, à Houdon. Périsse la philosophie, plutôt qu'un tableau ou une statue! Et puis, Diderot aime ses pénates, ses livres, son nid «ouaté par l'amour et l'amitié.» Diderot non plus n'ira pas à Clèves[78]. Il répondra comme d'Alembert: qu'il veut combattre l'ennemi face à face; que ce n'est pas hors de France, mais à Paris même, qu'il faut jeter son ennemi par les fenêtres de Notre-Dame, ou par les fenêtres des Tuileries. Qu'il est superflu d'aller ouvrir un club en Allemagne, quand le baron d'Holbach leur ouvre sa maison toute pleine d'auxiliaires[79]. «Vous êtes des Parisiens de la décadence! leur cria Voltaire. Pour moi, j'ai déjà saboulé trois parlements du royaume: Paris, Toulouse et Dijon. Je suis l'avocat de la vérité, et je plaiderai avec la bonne foi du diable[80].»
Quoique Buffon eût bâti son église à côté de l'Encyclopédie, il a pareillement son action.
Philosophe par excellence sous le règne de la philosophie, il a magnifiquement exposé les harmonies de Dieu et de l'univers. Moins spirituel que Voltaire, moins hardi que Jean-Jacques Rousseau, il égala Montesquieu dans l'art de penser et dans l'art d'écrire; selon Grimm, Montesquieu aurait eu le «style du génie,» et Buffon, «le génie du style». Cette distinction est un peu pointilleuse; j'aime mieux trouver entre ces deux grands hommes des contrastes plus simples: l'un a saisi admirablement l'esprit des lois de la société, et l'autre l'esprit des lois de la nature. Leur langage sévère et magistral a cette solennité qui convient aux grands ordres de faits; si Buffon a, comme on disait alors, sacrifié plus souvent aux Grâces que Montesquieu, c'est toujours en habit de cérémonie. «M. de Buffon renonce quelquefois à l'esprit de son siècle, mais jamais à ses pompes.» Dans son style d'apparat, Buffon avait en effet des vues neuves et indépendantes, les unes favorables, les autres contraires à la philosophie de son temps. Cette comète qui enlève des parties du soleil; ces planètes vitrifiées et incandescentes qui se refroidissent par degrés les unes plus tôt que les autres, à mesure que leur température s'adoucit; ces glaces croissantes des pôles; ces vastes mers qui se promènent de l'orient à l'occident; ces îles, débris surnageants des continents ensevelis; ces hautes chaînes des montagnes, arêtes osseuses de la surface du globe, tout cela fut sévèrement jugé par des esprits mathématiques comme l'étaient d'Alembert et Condorcet. Ce grand dix-huitième siècle, qu'on se représente comme l'âge d'or des hypothèses, était aussi géomètre par excellence; il mesurait la raison, la poésie même, à l'échelle des calculs. Buffon, en cela, fut plutôt de notre temps que du sien, car il avait l'imagination de la science. Quand la chaîne des événements lui manque, il la crée. Où la nature ne parle point, il interprète son silence. Poëte à sa façon, il n'est nulle part si à l'aise que dans le merveilleux des idées et des faits. Hume exprime quelque part son étonnement à la lecture de la cosmographie de Buffon; ce sentiment de surprise fut celui de tous les philosophes. Le dix-huitième siècle assistait, pour ainsi dire, à une seconde création du globe.
Quand Turgot écrivit dans l'Encyclopédie, Rivarol le peignit d'un seul mot: «C'est un nuage qui écrit sur le soleil.» Oui, Turgot fut un nuage dans le ciel orageux du dix-huitième siècle, mais un nuage qui marchait avec le soleil et qui devait féconder un champ.
Voltaire disait de son ministre Turgot qu'il avait trois choses terribles contre lui: les financiers, les fripons et la goutte. Aussi succomba-t-il contre ces trois adversaires; mais, avant de succomber, il avait eu le temps de montrer la France future à la France dégénérée.
Ce grand citoyen était un sage. Il disait que la famille est un sanctuaire dans le temple de la société, et il vivait seul, n'ayant pu saintement entrer dans le mariage. C'était plus qu'un sage, c'était plus qu'un citoyen, c'était plus qu'un philosophe, c'était un homme. Quand il tomba du ministère, Voltaire lui écrivit une épître sous ce mot éloquent: A un homme[81].
L'Encyclopédie osait entrer à Versailles.
Quesnay, ce vrai paysan du Danube, qui habitait un petit entre-sol au-dessus des appartements de madame de Pompadour, passait tout son temps à rêver d'économie politique avec ses amis les plus illustres philosophes. Ceux qui n'allaient pas à la cour venaient une fois par mois dîner gaiement chez Quesnay. Marmontel raconte qu'il y dînait lui-même en compagnie de Diderot, d'Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot, Buffon. Ainsi, au rez-de-chaussée on délibérait de la paix et de la guerre, du choix des ministres, du renvoi des jésuites, de l'exil des parlements, des destinées de la France; au-dessus, ceux qui n'avaient pas la puissance, mais qui avaient les idées, travaillaient, sans le savoir, aux destinées du monde: on détruisait à l'entre-sol ce qu'on faisait au rez-de-chaussée. Il arrivait que madame de Pompadour, ne pouvant recevoir les convives de Quesnay au rez-de-chaussée, montait pour les voir à table et causer avec eux.
Madame de Pompadour a eu aussi son action dans les batailles du temps.
A ceux qui s'offensent de voir cette figure consacrée par l'histoire, je redirai les paroles de Montesquieu.
Montesquieu alla voir Voltaire aux Délices. Le duc de Richelieu, qui était accouru de Lyon pour savoir comment jouait Voltaire dans l'Orphelin de la Chine, surprit le président, cette gravité tempérée d'esprit, en contemplation devant deux portraits. Ces deux portraits semblaient se regarder en raillant tout le monde: c'était Voltaire et madame de Pompadour, deux chefs-d'œuvre qui prouvaient que le pastel a le relief comme il a la transparence, le dessin énergique comme il a l'éclat fondant,—quand c'est le pastel de La Tour. «Eh bien! monsieur le président, dit le duc de Richelieu à celui qui venait de signer la Grandeur et la Décadence des Romains, vous étudiez là l'esprit et la grâce?—L'esprit et la grâce! s'écria Montesquieu, y pensez-vous? Vous voyez là un homme et une femme qui seront peut-être les représentants de notre siècle.»
En effet, Voltaire avait dit du dix-septième siècle le siècle de Louis XIV; on pouvait déjà prédire que le dix-huitième siècle s'appellerait le siècle de Voltaire et de madame de Pompadour. Qu'on étudie ces deux figures, et on trouvera que tout est là, moins les héroïsmes de Fontenoy, moins les vertus des mères de famille. C'est la révolution avant la Révolution. J'ai dit le rôle de Voltaire, cet homme des temps nouveaux qui se fait un piédestal sur les ruines des temps condamnés; madame de Pompadour, cette fille de la Poisson, qui vient s'asseoir sans vergogne sur le trône de Blanche de Castille, n'est-ce pas déjà le peuple qui entre aux Tuileries et qui joue avec le sceptre jusqu'à ce que le sceptre tombe en quenouille?
Voltaire avait donc un pied partout. Comme la lumière, il pénétrait dans toutes les maisons, même dans celles de ses ennemis. On avait beau fermer les persiennes et les volets. L'esprit est comme le soleil: quand il se lève tout le monde le voit.
Mais je ne dirai pas le génie, l'héroïsme et la folie de tous ces vaillants et téméraires soldats de la pensée. Je passe devant la science de Condorcet, l'athéisme de d'Holbach et l'esprit sans spiritualisme d'Helvétius. Je vais droit à l'œuvre.
Dans cette grande expédition à la recherche de la vérité, la science ouvre la marche. Jusqu'au dix-septième siècle, la science était l'humble servante de la théologie. Çà et là, les hommes avaient osé démentir les opinions reçues, mais leur voix s'était éteinte dans la torture ou dans les flammes du bûcher. Maintenant le bûcher ne fait plus peur: la lumière en sort. D'Alembert appuie l'échelle des mathématiques sur l'édifice du dogme. Désormais la conscience individuelle est la base de la certitude; le calcul en est la démonstration, les chiffres prouvent et démontrent tout, et c'est l'essaim nouveau que la main du philosophe lâche comme une volée de sauterelles sur le champ des anciennes croyances. A la philosophie de l'autorité se substitue la philosophie de la raison. Tous les phénomènes du monde physique sont ramenés à des causes naturelles; le merveilleux est détrôné; il n'y a plus qu'un miracle, la vie universelle. Les cieux sont ouverts; les espaces étoilés que traverse la pensée humaine s'étonnent de recevoir des lois. L'homme commande à la création: «Voilà ce que tu es, dit-il à l'univers, et je te défends d'être autre chose.» Antée sera quelquefois renversé dans sa lutte sublime et terrible avec l'inconnu: que lui importe? A chaque fois il touche la terre, c'est-à-dire la base matérielle des sciences, et ses forces renaissent. Pauvre enfant perdu ou trouvé, d'Alembert a sucé la mamelle sèche de l'infortune. Souffrir, c'est aimer; aimer c'est apprendre. Sa mère est la pauvre femme d'un vitrier, son amante est l'algèbre. Mais ce volcan sous la neige a des clartés qui étonnent. Sa raison s'échauffe par moment et s'élève jusqu'à la sympathie universelle. Mathématicien panthéiste, il trouve Dieu au bout de ses calculs; il le trouve partout et toujours; il le découvre dans l'ordre immuable de la nature, dans les progrès de la raison humaine, dans l'immensité de l'invisible, comme dans les abîmes du monde microscopique. Le chiffre est la clef avec laquelle il ouvre la porte du temple nouveau, et ce temple c'est l'infini.
D'Alembert a pris d'assaut le monde physique; il a même élevé les mathématiques jusqu'à la découverte des lois morales. Diderot va découvrir l'homme. La physiologie est son domaine. «Connais-toi toi-même!» cette sentence de la sagesse antique l'arrête. Il s'interroge, il descend sans pâlir dans le grand mystère. Tout le côté surnaturel de l'âme humaine appuyé sur les traditions est impitoyablement nié, discuté, démenti. Quand il ne nie point, il explique. Le sanctuaire n'a point de profondeurs dans lesquelles ne pénètre sa curiosité ardente. L'expérience est sa règle et son compas: à cette mesure de certitude il rapporte les phénomènes de l'imagination. Rien ne l'étonne: les visions? folie. Il découvre chez les hallucinés le même ordre de merveilles qu'on admire chez les saints et les prophètes. La page des légendes est déchirée. L'homme rentre dans le cercle des faits nécessaires: plus bas, il rampe; plus haut, il délire. D'abord ce fougueux esprit s'élance à la connaissance d'une cause première; il veut «élargir Dieu;» bientôt l'orgueil le gagne, il doute; plus tard, comme l'Être suprême tarde à se montrer, comme il manque au rendez-vous que lui avait assigné cette fière et sombre raison, impatiente de tout soumettre à son contrôle, Diderot nie Dieu. L'athéisme de Diderot étonne: il avait tant besoin de tourner les yeux vers un ciel habité, ne fût-ce que pour supporter le poids de la lutte! Après tout, on se demande si cet athée de génie n'est pas une démonstration en faveur du principe qu'il voulait combattre. Dieu a voulu que l'homme eût la faculté de le nier lui-même; sans cela, où serait la preuve que l'âme est destinée à le comprendre? Et puis, ce que Diderot niait ce n'était pas Dieu, c'était le mot. N'était-il point, en effet, un des plus fervents adorateurs de la vie universelle? Il a fait plus que de reconnaître l'existence de Dieu, il l'a aimé, il l'a aimé dans la nature et dans l'humanité.
Opposer la science à la foi religieuse, secouer sur les générations modernes l'arbre de la connaissance du bien et du mal, disperser le fruit défendu, c'était le premier devoir des encyclopédistes; car eux aussi avaient leur mission. Mais il fallait réformer toutes les branches de la raison humaine. Après la science, l'histoire. La philosophie de l'histoire avait été tracée par Bossuet: «L'homme s'agite et Dieu le mène;» cette grande parole fixait la cause et la limite des événements. Bossuet avait rattaché l'histoire de tous les peuples de la terre à celle du peuple juif, pour rattacher ensuite le peuple juif à l'Église. La tentative était grandiose; l'autorité de l'historien était imposante. Mais si ces esprits affamés de lumière (je parle des encyclopédistes) respectaient le génie, ils lui préféraient la vérité. L'éloquence de Bossuet avait beau faire, elle n'imposait plus silence aux libres penseurs. Les libertins, comme il les appelait, lui vivant, du haut de son sublime orgueil, avaient déchiré les langes du dogme. L'homme ne s'agite plus, il se conduit, il marche. L'histoire est désormais la science des progrès de l'esprit humain. Dieu a voulu, disent-ils, que les peuples fissent eux-mêmes leurs destinées. Où Bossuet croyait découvrir un dessein providentiel, ils voient des lois, les lois du développement indéfini. Les sociétés humaines se succèdent et se continuent: le progrès engendre le progrès. L'historien ne regarde plus les faits se dérouler dans la pensée divine; il assiste au spectacle de ce qui s'accomplit dans le temps et dans l'espace. Les premiers hommes sont pasteurs: de l'état pastoral ils passent à la vie agricole, de la vie agricole ils s'élèvent à un degré de civilisation croissante où les arts, les sciences, les industries, créent des besoins nouveaux: ces besoins deviennent le germe de nouvelles découvertes. Où s'arrêtera le perfectionnement? Nulle part, répondent fièrement ces adeptes de l'unité humaine. Leur religion (car ils en ont une) ne reconnaît plus qu'un seul principe du mal, l'ignorance. Chasser les ténèbres, faire la lumière, c'est accomplir l'œuvre sainte: les philosophes sont les prêtres de l'avenir. Tous les cultes sont nés dans le cerveau de l'homme, tous périront. Ils ont eu leur raison d'être dans l'histoire: ils traduisent l'idéal de chaque époque; mais le moment est venu où les temples sereins, edita doctrinâ sapientûm templa serena, s'ouvriront pour recevoir les générations futures.
De l'histoire à la politique il n'y a qu'un pas: ce pas est franchi. Avant le dix-huitième siècle, l'ordre social était un mystère. Chaque citoyen adorait en silence la main invisible qui distribuait la misère ou la richesse, qui élevait les uns, abaissait les autres, frappait ou consolait, et promenait sur toutes les têtes inégales le secret de ses impénétrables desseins. Eh bien, sur cet ordre antique dont l'obscurité faisait la force, les encyclopédistes appellent les lumières de la raison et de la science; pour la première fois, le monde apprend que toutes les institutions sont d'origine humaine. Les priviléges sont l'œuvre du temps: on descend jusqu'à leur base, et l'esprit découvre avec effroi que la plupart d'entre eux reposent sur une injustice, sur une violation du droit plus ou moins masquée par les artifices du violateur. L'économie politique intervient et démontre que la création des richesses est soumise à des lois variables, dont la balance est dans la main du travail. De cette vue hardie, on passe à la distribution des biens; mais ici les fondements de l'édifice social s'ébranlent, la conscience tremble, et l'on entend dans l'ombre le rugissement des révolutions futures. La noblesse et le clergé, ces deux piliers de l'État, n'échappent point à l'examen impitoyable des faits: les membres les plus utiles de la société sont désormais ceux qui rendent le plus de services; le tiers état (car il n'est guère question du peuple, cette masse sombre et confuse) travaille, produit et fait circuler les richesses; c'est donc lui qui est la tête de la nation. Le gouvernement lui-même a beau se dérober dans les hauteurs du droit divin, Voltaire et les encyclopédistes l'y poursuivent. La monarchie n'est plus considérée que comme une des formes variables du pouvoir: le temps l'a vue naître; le temps peut en précipiter le déclin. N'y a-t-il point d'ailleurs l'exemple de la Hollande, qui se gouvernait elle-même? Et puis, qu'était la vieille royauté? un prestige. Les prestiges ne résistent point à la discussion: les raisonner, c'est les détruire. La base du souverain pouvoir était atteinte. En vain quelques-uns des philosophes se disaient les amis de l'impératrice Catherine de Russie et du roi de Prusse. Il y a quelque chose de plus fort que l'homme: sa pensée. Or, la pensée des encyclopédistes se tourne vers le soleil levant de la démocratie. «Le peuple est le souverain de droit.» Quand une semblable parole a été dite, l'histoire n'a plus qu'à compter les dernières pulsations d'une autorité qui s'éteint.
On le voit, l'Encyclopédie était un antre au fond duquel une armée de cyclopes forgeaient les armes de la Révolution française. Les voyez-vous d'ici suant, haletants, sombres dans la lumière, tirer une à une de la fournaise ces armes de géant que manieront les demi-dieux de la Constituante et de la Convention nationale? Leur œuvre est de battre l'idée sur l'enclume, de lui donner la forme éclatante et solide, de la rougir au feu. D'autres la rougiront dans le sang. A eux l'initiative, à d'autres l'action. La division du travail est une loi de l'histoire.
Que fût-il advenu si les encyclopédistes eussent été là pour soutenir la guerre dont ils avaient préparé les armes? Ce qui manqua, vers les derniers temps de la Révolution française, ce fut la défense morale des principes. Le glaive avait pris la place de la discussion: on frappait, on ne répondait plus. Les hommes de 93 ont trop compté sur la force du silence. Si le mouvement eût continué par la parole; si, au milieu de cette grande confusion des éléments, de ce chaos d'un monde bouleversé, le fiat lux de la raison humaine eût éclairé les sommets de l'avenir, les multitudes épouvantées ne se fussent point retournées vers les ténèbres. Voltaire et ses ministres ont abandonné trop tôt le champ de bataille. Eux vivants, la révolution eût été la lutte des idées: la révolution moins l'échafaud; on aurait vu plus tôt la terre promise sans traverser la mer Rouge.
NOTES:
[74] «Il faut changer de ministre, disait un conseiller à Louis XV. Le nouveau ne vaudra pas mieux, répondait ce roi spirituel. Voltaire est le seul roi qui n'ait jamais changé ses ministres; je me trompe, il en a changé un seul, Frédéric de Prusse; mais l'exception confirme la règle. Il y eut une crise ministérielle à Potsdam, et Voltaire destitua le roi.» Méry, le Roi Voltaire.
Voltaire, toujours précurseur, poursuit ici le vœu de Fénelon et semble donner l'éveil à Byron.
[76] «Mes ennemis m'ont reproché jusqu'à ma fortune, comme si elle était faite à leurs dépens. Doit-on fouiller dans les affaires d'une famille pour critiquer un poëme et une histoire? Quelle lâcheté! Mais elle est trop commune. Qu'il soit permis de faire une remarque à cette occasion: c'est un spectacle qui peut servir à la connaissance du cœur humain, que de voir certains hommes de lettres ramper tous les jours devant un riche ignorant, venir l'encenser au bas bout de sa table, et s'abaisser devant lui, sans autre vue que celle de s'abaisser. Ils sont bien loin d'oser en être jaloux: ils le croient d'une nature supérieure. Mais qu'un homme de lettres soit élevé au-dessus d'eux par la fortune et par ses places, ceux mêmes qui ont reçu de lui des bienfaits portent l'envie jusqu'à la fureur. Virgile à son aise fut l'objet des calomnies des Mévius.»
[77] Les curieux trouveront dans la correspondance de Voltaire toute l'histoire de ce ministère. Je reproduis ces deux lettres pour donner un avant-goût de toutes les lettres écrites à l'abbé Temporel:
«Je vous prie, mon cher abbé, de faire chercher une montre à secondes chez Le Roy, soit d'or, soit d'argent, il n'importe; le prix n'importe pas davantage. Si vous pouvez charger l'honnête Savoyard que vous nous avez déjà envoyé ici à cinquante sous par jour (et que nous récompenserons encore outre le prix convenu) de cette montre à répétition, vous l'expédierez tout de suite.
Une compote de marrons glacés, de cachou, de pastilles et de louis d'or, est arrivée avec tant de mélange, de bruit et de sassements continuels, que la boîte a crevé. Tout ce qui n'est pas or est en cannelle, et cinq louis se sont échappés dans les batailles; ils ont fui si loin qu'on ne sait où ils sont. Bon voyage à ces messieurs! Quand vous m'enverrez les cinquante suivants, mon cher ami, mettez-les à part bien cachetés, à l'abri des culbutes.
Je vous recommande toujours les Guise, d'Auneuil, Villars, d'Estaing et autres; il est bon de les accoutumer à un payement exact, et de ne pas leur laisser contracter de mauvaises habitudes. Point de politesses dangereuses, même envers les Altesses.
Au chevalier de Mouhy, encore cent francs et mille excuses, encore deux cents et deux mille excuses à Prault. Un louis d'or à d'Arnaud sur-le-champ.»
[78] Diderot, d'ailleurs, est un sceptique qui ne croit pas toujours à la royauté de Voltaire. «M. de Voltaire avec tout son esprit aura beau faire, il verra toujours devant lui deux ou trois hommes supérieurs en chaque genre, qui le dépasseront de la tête sans avoir besoin de se hausser sur la pointe du pied.»
[79] En effet, Louis XV n'a pas songé à fermer ce club révolutionnaire, plus terrible mille fois que le club des jacobins ou des montagnards; un club qui s'appelait tour à tour d'Holbach, Condorcet, Diderot, d'Alembert, Helvétius: tous les Titans révoltés.
[80] Voltaire avait deviné Diderot, cette foi robuste en l'humanité, ce philosophe artiste qui avait étudié au cap Sunium avec Platon, et dans le Parthénon avec Phidias; mais il y avait si loin de Voltaire à Diderot, du grand seigneur au plébéien, qu'ils ne se virent qu'une fois, quand Voltaire allait mourir, quand déjà Diderot avait un pied dans la tombe. Diderot n'alla pas à Fernex parce qu'il avait peur des millions de Voltaire, quoique ces millions-là fussent faciles à vivre.
[81] Avant cette épître, le roi Voltaire avait anobli son ministre: «Je bénis en m'éveillant M. le duc de Sully-Turgot.»
XI.
LES ENNEMIS DE VOLTAIRE.
D'Argenson, ami de Voltaire, disait à d'Aguesseau, ennemi de Voltaire: «Vous vous damnez sans y penser par votre haine contre Voltaire.» M. Joseph de Maistre avait-il lu d'Argenson quand il a écrit dans ses colères plus ou moins catholiques: «Toujours alliée au sacrilége, sa corruption brave Dieu en perdant les hommes. Avec une fureur qui n'a pas d'exemple, cet insolent blasphémateur en vient à se déclarer l'ennemi personnel du Sauveur des hommes; il ose du fond de son néant lui donner un nom ridicule, et cette loi adorable que l'Homme-Dieu apporta sur la terre, il l'appelle l'INFAME. Abandonné de Dieu qui punit en se retirant, il ne connaît plus de frein. D'autres cyniques étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le vice. Il se plonge dans la fange, il s'y roule, il s'en abreuve; il livre son imagination à l'enthousiasme de l'enfer, qui lui prête toutes ses forces pour le traîner jusqu'aux limites du mal. Il invente des prodiges, des monstres qui font pâlir. Paris le couronna, Sodome l'eût banni. Profanateur effronté de la langue universelle et de ses plus grands noms, le dernier des hommes après ceux qui l'aiment! Comment vous peindrais-je ce qu'il me fait éprouver? Quand je vois ce qu'il pouvait faire et ce qu'il a fait, ses inimitables talents ne m'inspirent plus qu'une espèce de rage sainte qui n'a pas de nom. Suspendu entre l'admiration et l'horreur, quelquefois je voudrais lui élever une statue... par la main du bourreau.»
Voltaire est assez haut placé sur son piédestal pour défier toutes les colères, même les colères éloquentes. Je n'ai donc pas craint de jeter à ses pieds ces armes et ces flammes d'un ennemi qui déchire et qui brûle. Les ennemis de Voltaire passent, Voltaire ne passera pas.
Je ne veux répondre au comte de Maistre que par des paroles de Jean-Jacques Rousseau, un autre ennemi de Voltaire. Voici ce que le républicain de Genève écrivait au roi de Fernex: «Ne soyez point surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs de votre couronne. Les injures de vos ennemis sont les cortéges de votre gloire, comme les acclamations satiriques étaient ceux dont on accablait les triomphateurs.»
Le duc de Saint-Simon, ce don Quichotte de la noblesse, fut le plus hostile à reconnaître Voltaire.
Que de contradictions! Saint-Simon, contemplateur du passé, sacrifiait Louis XIV qui en était le symbole le plus majestueux. Voltaire, précurseur de l'avenir, écrivait le Siècle de Louis XIV, ce monument impérissable où il s'efforçait de cacher les crimes et les misères du grand règne par l'aspect grandiose de l'architecture. Saint-Simon peignait une fresque vengeresse; Voltaire peignait sa fresque hyperbolique avec l'accent enthousiaste de l'amour du grand et du beau, sinon de l'amour du bien, sinon de l'amour du vrai. C'est que Voltaire avait le cœur patriotique; il voulait que le règne de Louis XIV fût un grand règne, comme il avait voulu que Henri IV fût un grand roi; aussi Voltaire est un grand homme, et Saint-Simon n'est qu'un grand seigneur. Saint-Simon aimait la vérité pour la vérité; il l'aimait, comme il l'a dit, jusque contre lui-même. Voltaire n'aimait pas la vérité pour la vérité. Il l'aimait quand elle était une arme contre ses ennemis: le mauvais prince et le mauvais prêtre. Il la masquait çà et là pour la faire parler plus hardiment ou pour sauvegarder ses amis: la France et l'humanité. Saint-Simon est un peintre à la Michel-Ange, beau, terrible, grandiose. Ses portraits, ses tableaux, ses fresques, sont enlevés avec la fureur du génie qui se moque de toutes les poétiques, parce que le génie porte toujours en lui le beau et le vrai. Dans son jugement, il y a du Jugement dernier; mais son point de vue l'égare sur les lointains lumineux de l'avenir, qui sont les horizons de l'avenir. «Arouet, dit Saint-Simon avec son impertinence de grand seigneur, Arouet, fils d'un notaire qui l'a été de mon père et de moi jusqu'à sa mort, fut exilé et envoyé à Tulle pour des vers fort satiriques et fort impudents. Je ne m'amuserais pas à marquer une si petite bagatelle, si ce même Arouet, plus tard grand poëte et académicien sous le nom de Voltaire, n'était devenu, à travers force aventures tragiques, une manière de personnage dans la république des lettres, et même une manière d'important parmi un certain monde.»
Le grand seigneur voyait bien ce qu'il voyait, mais ne prévoyait pas. C'est qu'il se tournait toujours vers le passé[82]. Or, dans le passé, qu'était-ce qu'un homme de génie comme Voltaire pour un duc et pair comme Saint-Simon?
M. de Maurepas fut aussi l'ennemi de Voltaire. Il ne lui pardonnait pas d'avoir plus d'esprit que lui quand ils soupaient ensemble. Aussi l'a-t-il chansonné plus d'une fois. «Chantez toujours, lui dit Voltaire, vous ne me ferez pas lire pour cela les Étrennes de la Saint-Jean.» Et il renvoyait le ministre à l'école de Mazarin, qui ne chantait pas, lui.
Je voudrais passer vite devant Fréron, mais Voltaire s'y est trop arrêté. «Pourquoi permet-on que ce coquin de Fréron succède à Desfontaines? Pourquoi souffrir Raffiat après Cartouche? Est-ce que Bicêtre est plein?»
C'est ainsi que Voltaire parle de Fréron, la première fois qu'il se décide à parler de lui. Il est vrai que depuis plusieurs années déjà, Fréron avait décidé dans ses papiers que Voltaire n'était ni poëte, ni historien, ni philosophe. Où Fréron avait-il trouvé cela? Était-ce dans sa prison de Vincennes, où il cherchait la vérité au fond d'une bouteille, lui qui ne l'avait jamais cherchée au fond d'un puits? Il y a un beau mot dans un ancien: «Si tu vas à la guerre avec l'esprit de la justice, tu pourras perdre la bataille; mais ta défaite sera la victoire, car tu auras combattu pour la justice.» Malheureusement pour lui, Fréron ne combattait pas Voltaire dans l'esprit de la justice. C'était un bon homme qui disait du mal pour vivre:
Voltaire ne se corrigea jamais de ce tort de vouloir faire la critique du genre humain, et de ne pas vouloir que Fréron fît la critique de Voltaire. C'est dans cette idée que la critique appelle le poëte un tyran et non un roi. Certes, Fréron n'était ni un Aristote ni un Marc-Aurèle. On pouvait à bon droit l'accuser de n'être pas le représentant direct de la sagesse et de la justice. Mais ce n'est pas toujours la science ou la bonne foi qui dit la vérité. Le soleil tamise sa lumière jusqu'au fond des forêts les plus ténébreuses. L'eau trouble ne réfléchit-elle pas le bleu du ciel? Quel que soit le point de vue, il faut reconnaître que Fréron, sans avoir comme Bayle le génie de la critique, en a souvent les révélations soudaines, les lumières imprévues, les moqueries spirituelles. Ce qui le fortifie surtout, c'est sa patience. Voltaire, qui ne cache pas son jeu pour se venger de Fréron, quoiqu'il change tous les jours de masque, est emporté par sa passion et par sa colère. Il frappe jusqu'à l'imprudence, jusqu'à l'homicide, car il a tué l'honneur de Fréron! (Sans être précisément un homme d'honneur, Fréron avait son honneur.) Le critique, au contraire, subit les coups du poëte avec un sourire perpétuel. Peut-être est-il fier de ce duel d'un quart de siècle, qui lui permet de se mesurer avec un géant, lui le nain qui se fait un marchepied avec les œuvres d'autrui. Quand Voltaire écrit une lettre contre lui, il la copie avec complaisance; il encadre dans son cabinet les vers les plus furieux de son ennemi. Une brochure paraît-elle pour rire de tous ses ridicules; il l'achète, il va la lire en plein café Procope, il la fait relier avec amour. Voltaire croit qu'il ne frappe pas assez fort et il écrit toute une comédie pour mettre en scène ce coquin de Fréron, pour lui donner le fouet en public, comme il le dit lui-même. Fréron veut être deux fois en scène: une fois en effigie et une fois en personne. En effet, pendant qu'on le promène sur les planches, chargé de toutes les infamies, pendant qu'on l'attache à ce pilori aristophanesque où Voltaire a bien laissé quelque chose de lui-même, Fréron est dans une belle loge avec sa femme, une femme charmante; pour la faire plus belle encore, le critique veille tous les soirs un peu plus tard, car elle aime la parure et Fréron aime sa femme. Il l'aime de toutes les haines qu'il a vouées à Voltaire et aux philosophes; il l'aime de tout l'amour qu'il garde en sa maison, le pauvre critique qui passe sa vie à déclarer qu'il n'y a rien de beau.
L'Alexandre du monde littéraire avait, comme on l'a dit, trouvé son Callisthène dans Fréron. Non, vous n'êtes pas un dieu, et Voltaire a tonné. Mais en riant de ses foudres, Fréron lui a dit comme Lucien: «Jupiter, tu te fâches, donc tu as tort. Tu t'ériges en réformateur, mais je te réformerai. Tu te crois un théologien, mais je t'apprendrai ton catéchisme. Tu dis que tu marches avec la lumière, je te prouverai que tu ne marches qu'avec une lanterne sourde.»
Et pourtant que fût-il advenu si Voltaire eût répondu aux offres de service de Fréron? Car ce qui gâte un peu la critique de Fréron, c'est que Voltaire avait dédaigné ses éloges.
Et quel fut le dernier mot de toutes ces haines et de toutes ces vengeances? Le 30 mars 1776, Voltaire écrit à M. d'Argental: «Savez-vous que j'ai reçu une invitation d'assister à l'inhumation de Fréron, et de plus une lettre anonyme d'une femme qui pourrait bien être la veuve? Elle me propose de prendre chez moi la fille à Fréron et de la marier. Si Fréron a fait le Cid, Cinna, Polyeucte, je marierai sa fille incontestablement.»
Voilà une épitaphe de Fréron qui n'était pas digne de Voltaire, car la tombe d'un ennemi est le seuil de la réconciliation[83].
Voltaire et Jean-Jacques, que je suis allé hier interroger au Panthéon, sont-ils réconciliés depuis qu'ils vivent ensemble dans la mort. Se sont-ils donné la main avec leur main de justice[84]?
Voltaire, qui poursuivait le même but sous mille métamorphoses, ne pardonnait pas à Jean-Jacques ses contradictions. Voltaire était l'homme de l'idée, Jean-Jacques était l'homme du sentiment. Le premier prenait la tête, le second prenait le cœur: c'étaient saint Paul et saint Jean. Mais il y a plus d'un beau chemin où ils se rencontraient; Voltaire disait:
et Jean-Jacques inscrivait cette belle maxime: «On n'a rien fait quand il reste quelque chose à faire.»
N'est-il pas étrange de penser que Jean-Jacques, cette éloquence passionnée du dix-huitième siècle, dont la grande voix retentit encore dans la France du dix-neuvième siècle, est venu débuter à l'Opéra—lui qui allait écrire contre les spectacles—par le Devin du village, un cri d'oiseau perdu, une bouffée de vent dans les ramures, le glouglou de la fontaine sur les myosotis. C'était la nature même, mais la nature à sa première chanson d'amour; la nature moins les battements de cœur, les mélancolies nocturnes, les larmes désespérées. Toute la France chanta Jean-Jacques, poëte et musicien, avant de trembler à la voix de Jean-Jacques, philosophe et révolutionnaire. Madame de Pompadour ne se contenta pas de jouer Colette à son théâtre de Bellevue, elle joua Colin. Louis XV chantait tout le jour: Quand on sait aimer et plaire...
Voltaire se vit disputer pied à pied par Jean-Jacques le royaume de l'opinion publique. Ces deux grands hommes occupèrent longtemps la scène du monde, mais ce fut Voltaire qui eut le dernier mot. Frédéric II voulut aussi reconnaître Rousseau pour son frère, il l'appela près de lui; mais Jean-Jacques avait trop humé l'air des Alpes pour pouvoir respirer dans le palais des rois, même des grands rois. Il répondit à Frédéric: «Vous voulez me donner du pain; n'y a-t-il aucun de vos sujets qui en manque? Puissé-je voir Frédéric le Juste et le Redouté couvrir ses États d'un peuple nombreux dont il soit le père! et Jean-Jacques Rousseau, l'ennemi des rois, ira mourir au pied de son trône.»
Voltaire voulut régner en roi absolu, parce qu'il disait que sa raison était la raison souveraine. Il croyait parler par la voix de Socrate, Platon, Marc-Aurèle. Jean-Jacques croyait parler au nom de Dieu lui-même; il disait que c'était une tyrannie d'imposer une morale et une religion, même quand cette morale et cette religion étaient consacrées par Socrate et par Jésus-Christ. Il ne s'agenouillait pas devant les ruines du passé; il voulait qu'entre la nature et Dieu il n'y eût que l'homme libre. Voltaire apportait pieusement devant cet homme libre tous les trésors de la sagesse humaine. Il éclairait la route au flambeau de la raison, tandis que Jean-Jacques disait à l'homme libre: «Marche! Dieu te voit et te donne ses lumières.» Jean-Jacques était plus grand, Voltaire était plus vrai. C'est là un des caractères du génie de Voltaire d'avoir sacrifié tout, même la grandeur, pour la recherche de la vérité; Jean-Jacques, au contraire, sacrifiait la vérité quand elle l'empêchait d'être sublime. Ou plutôt si la vérité de Voltaire allait toute nue, celle de Jean-Jacques accrochait aux buissons la queue de sa robe.
Jean-Jacques, qui avait été laquais et qui avait dérobé un ruban, croyait trop que l'homme est un demi-dieu qui se souvient du ciel. Voltaire, qui était né grand seigneur et qui donnait beaucoup aux pauvres, croyait que l'homme libre de tout faire dérobe le fruit défendu et tue Abel[85].
Les écrivains royalistes ont imprimé qu'ils n'avaient jamais injurié Voltaire et Rousseau comme s'étaient injuriés ces deux hommes illustres. Mais quand l'heure de la colère était passée, Jean-Jacques souscrivait à la statue de Voltaire, et Voltaire n'attendait qu'une rencontre pour se jeter dans les bras de Jean-Jacques. Écoutez Grimm, qui aimait la vérité pour la vérité. «A propos de M. de Voltaire et de J.-J. Rousseau, il faut conserver ici une histoire qu'un témoin nous conta. Il s'était trouvé présent à Fernex le jour que M. de Voltaire reçut les Lettres de la Montagne, et qu'il y lut l'apostrophe qui le regarde; et voilà son regard qui s'enflamme; ses yeux qui étincellent de fureur, tout son corps qui frémit, et lui qui s'écrie avec une voix terrible: «Ah! le scélérat! ah! le monstre! il faut que je le fasse assommer... entre les genoux de sa gouvernante.—Calmez-vous, lui dit notre homme, je sais que Rousseau se propose de vous faire une visite, et qu'il viendra dans peu à Fernex.—Ah! qu'il y vienne, répond M. de Voltaire.—Mais comment le recevrez-vous?—Comment je le recevrai?... Je lui donnerai à souper, je le mettrai dans mon lit, je lui dirai: Voilà un bon souper; ce lit est le meilleur de la maison; faites-moi le plaisir d'accepter l'un et l'autre, et d'être heureux chez moi. Ce trait peint M. de Voltaire mieux qu'il ne l'a jamais été, il fait en deux lignes l'histoire de toute sa vie.»»
Voltaire et Rousseau finissaient toujours par se rendre justice. «Ce n'est pas le génie qui lui manque, disait Voltaire; mais c'est le génie allié au mauvais génie.»—«Ses premiers mouvements sont bons, disait Rousseau; c'est la réflexion seule qui le rend méchant.»
Un ami de Rousseau voulait ridiculiser l'apothéose de Voltaire au Théâtre-Français. «Eh! qui donc couronnera-t-on?» s'écria l'ennemi de Voltaire.
NOTES:
[82] Oui, c'est la lumière de l'avenir qui a manqué à Saint-Simon pour être un historien. Il ne pensait guère, cet homme entêté de ses titres et dédaigneux de l'art d'écrire, que sa plume serait son titre cent ans plus tard.
[83] «J'ai dédaigné de parler de Desfontaines; il n'a pas assez illustré ses vices.» Ce n'est pas moi qui dis cela; c'est Voltaire, après avoir écrit l'Ode sur l'Ingratitude.
Voltaire n'a pas dédaigné de parler de l'abbé Guénée: les Lettres à quelques juifs restent comme le seul monument de polémique antivoltairienne.
Dirai-je un mot de tous ces ennemis obscurs, indignes même de ce mot ennemi qui représente un homme? N'a-t-il pas une fois pour toutes répondu à ces plumitifs de mauvaise encre par cette lettre au sieur Fez, libraire d'Avignon:
«Vous me proposez par votre lettre datée d'Avignon du 30e avril, de me vendre pour mille écus l'édition entière d'un recueil de mes erreurs, que vous avez, dites-vous, imprimé en terre papale. Je suis obligé en conscience de vous avertir, qu'en faisant en dernier lieu une nouvelle édition de mes ouvrages, j'ai découvert dans la précédente pour plus de deux mille écus d'erreurs. Et comme en qualité d'auteur je me suis probablement trompé de moitié à mon avantage, en voilà au moins pour douze mille livres. Il est donc clair que je vous ferais tort de neuf mille francs, si j'acceptais votre marché.
Ce qui pourrait m'empêcher d'accepter votre proposition, ce serait la crainte de déplaire à Mr l'inquisiteur de la foi, ou pour la foi, qui a sans doute approuvé votre édition; son approbation une fois donnée ne doit point être vaine, il faut que les fidèles en jouissent; et je craindrais d'être excommunié si je supprimais une édition si utile, approuvée par un jacobin et imprimée à Avignon.
A l'égard de votre auteur anonyme, qui a consacré ses veilles à cet important ouvrage, j'admire sa modestie; je vous prie de lui faire mes tendres compliments, aussi bien qu'à votre marchand d'encre.»
Je ne parlerai pas des contemporains: «L'esprit français, a dit M. Paul d'Ivoi, ressemble beaucoup au fier Sicambre qui brûla tout ce qu'il avait adoré pour adorer tout ce qu'il avait brûlé. Depuis longtemps, c'est une mode de jeter au feu tout le dix-huitième siècle; Voltaire surtout a été la victime de bon nombre d'auto-da-fé. Les plus grands poëtes ont maudit son nom, les ingrats! Victor Hugo nous le peint avec son
On lui a fait, à ce pauvre Voltaire, une sorte de masque satanique, charge perfide de la figure si spirituelle et si vivante de Houdon; Voltaire, c'est le génie du mal, rien que cela, et on lui refuse tout autre génie que celui du mal.»
[84] Oui, si j'en crois les beaux vers de ce voltairien qui a vécu et qui est mort en Voltaire, Marie-Joseph Chénier:
Jean-Jacques ne pardonna pas assez à Voltaire, qui dans une seule lettre avait plus raison que tout le Discours sur l'inégalité des conditions:
«J'ai reçu votre livre contre le genre humain; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m'embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada; premièrement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l'Europe, et que je ne trouverais pas les mêmes secours chez les Missouris; secondement, parce que la guerre est portée dans ces pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j'ai choisie, auprès de votre patrie, où vous devriez être.
Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons, à soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre; et ce qu'il y a de plus honteux, c'est qu'ils l'obligèrent à se rétracter. Dès que vos amis eurent commencé le Dictionnaire encyclopédique, ceux qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d'athées, et même de jansénistes.
Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace, n'eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant. Le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l'imbécile Lépide, lisaient peu Platon et Sophocle; et pour ce tyran sans courage, Octave Cépias, surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable assassin que dans les temps où il fut privé de la société des gens de lettres.
Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l'Italie; avouez que le badinage de Marot n'a pas produit la Saint-Barthélemy, et que la tragédie du Cid ne causa pas les troubles de la Fronde. Les grands crimes n'ont guère été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c'est l'insatiable cupidité et l'indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas Kouli-Khan, qui ne savait pas lire, jusqu'à un commis de la douane qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent l'âme, la rectifient, la consolent; elles vous servent, Monsieur, dans le temps que vous écrivez contre elles; vous êtes comme Achille; qui s'emporte contre la gloire, et comme le père Malebranche, dont l'imagination brillante écrivait contre l'imagination.
M. Chapuis m'apprend que votre santé est bien mauvaise; il faudrait la venir rétablir dans l'air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes.»
Voici la réponse de Jean-Jacques:
«C'est à moi, Monsieur, de vous remercier. En vous offrant l'ébauche de mes tristes rêveries, je n'ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m'acquitter d'un devoir, et vous rendre un hommage que nous vous devons tous, comme à notre chef. Sensible d'ailleurs à l'honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance de mes concitoyens, et j'espère qu'elle ne fera qu'augmenter encore, lorsqu'ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner. Tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire et de l'immortalité.
Permettez-moi de vous le dire, par l'intérêt que je prends à votre repos et à notre instruction: méprisez de vaines clameurs par lesquelles on cherche moins à vous faire du mal qu'à vous détourner de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire admirer. Un bon livre est une terrible réponse à de mauvaises injures.»
[85] Pendant les cinquante premières années du dix-neuvième siècle, Jean-Jacques a dépassé Voltaire dans l'opinion des lettrés, mais durant la seconde moitié du siècle—et à jamais—Voltaire reprendra sa vraie place dans tous les esprits. Il est le premier. Son peuple, d'ailleurs, lui a toujours maintenu la couronne. Par exemple, de 1817 à 1824, on a vendu 1,598,000 volumes de Voltaire, et seulement 480,000 de Jean-Jacques.
XII.
VICTOIRES ET CONQUÊTES
DE VOLTAIRE.
On ne pourrait pas compter les campagnes de Voltaire depuis ce jour où, prisonnier du roi de France à la Bastille, il jura d'abattre toutes les bastilles: bastilles de la royauté, bastilles de l'Église, bastilles de la coutume.
Je ne parlerai pas de ses victoires, je ne parlerai que de ses conquêtes.
Sa première conquête fut sa fortune, parce qu'elle lui donna des soldats. Mais ce n'était là qu'une guerre de partisans.
Sa première conquête fut de réveiller par la Henriade l'esprit des L'Hôpital et des Coligny, c'est-à-dire l'esprit de la liberté religieuse.
Sa seconde conquête, quand il revint d'Angleterre avec une flotte de libres penseurs commandés par Newton et par Locke, fut le triomphe de la liberté philosophique, le triomphe de la religion du droit et non du droit d'après la religion. Ce jour-là, le cartésianisme, atteint dans son château fort d'abstraction, fut obligé de faire une alliance avec les faits, et la défaite de Bacon fut réparée.
Sa troisième conquête, la plus décisive, fut celle qu'il remporta contre le droit divin, en faisant asseoir sur tout trône—excepté sur le trône de Louis XV—l'humanité, dont il est le César.
Vers ce temps-là, pourquoi le cacher? il eut une défaite à Versailles en déposant ses insignes de souverain pour devenir gentilhomme ordinaire de Louis XV. Il s'était embastillé pour la troisième fois.
Mais il eut sa revanche à Berlin. Il dit: «Que la lumière française éclaire le monde, et sa lumière fut.» Voltaire en Prusse, c'était déjà Napoléon à Sans-Souci.
Dirai-je toutes ses conquêtes à l'heure où il croit abdiquer? A Fernex, ce royaume entre quatre États, il règne sur l'Europe et la transforme par la justice des sages, qui est la sœur de la bonté, sans que ses soldats aient une goutte de sang à verser, sans imposer son peuple par l'argent ni par les larmes.
Nul plus que lui ne contribua à réformer le vieux code pénal du moyen âge, à bannir de nos mœurs ces peines vengeresses, ultrices pœnæ, sombres Euménides à face ridée qui planaient sur la législation du dix-huitième siècle. Qui n'applaudit à ses efforts pour ouvrir quelques perspectives nouvelles et éclairées à travers cette forêt peu vierge, mais sauvage, silva selvaggia, qu'on appelait alors la jurisprudence? Où ce fils d'un notaire du Châtelet de Paris avait-il étudié les lois[86]? Dans sa conscience. Il promulgue son code, et ce code sera bientôt celui de l'humanité[87]. Qui donc a aboli en France la torture? Louis XVI, dit l'histoire; mais Voltaire lui avait fait signe. Louis XVI eût pu dire ce jour-là: «Il n'y a que deux hommes qui aiment vraiment le peuple, Voltaire et moi!» Et cet autre jour où l'Assemblée constituante adoucit la peine de mort, fit luire le rayon du droit dans l'antre de la vieille justice, jeta les armes rouillées de l'antique procédure dans l'abîme où venait de s'engloutir le passé féodal, ce jour-là qui présidait? Voltaire invisible, Voltaire consolé d'avoir vécu, en voyant que la mort avait sacré sa pensée et ses écrits.
Les anciens rois cassaient les arrêts des tribunaux quand les tribunaux leur semblaient avoir mal jugé. Au dix-huitième siècle, ce droit souverain remonte à Voltaire. Sa conscience est le tribunal d'appel auquel s'adressent en dernier ressort les innocents frappés par la sentence des cours officielles. Il est vrai que ce tribunal vivant avait pour base l'opinion publique. Il y a quelqu'un qui a plus de conscience que tous les juges, c'est tout le monde. La force de Voltaire dans toutes les questions de droit, c'est d'avoir été le roi du sens commun, le roi de l'opinion universelle. Ce qu'il dit, tout le monde l'a pensé ou le pensera demain. Avec une telle autorité on peut absoudre Calas et les autres victimes des erreurs de la justice humaine. La révélation du génie appuyée sur le sentiment des multitudes, c'est l'esprit de Dieu porté sur les eaux: cela féconde le chaos, même le chaos des lois.
On peut dire de Voltaire ce que Napoléon III a dit de Napoléon Ier, que, comme Josué, il arrêta la lumière et fit reculer les ténèbres.
Parmi les conquêtes du roi Voltaire, il faut marquer cet air de domination qu'il a inspiré aux gens de lettres. Balzac demandait qu'on créât des maréchaux de France littéraires; c'est fait depuis Voltaire, car, depuis Voltaire, une bonne plume est un bâton de maréchal. Avant Beaumarchais, il osa traiter d'égal à égal avec les ministres, et, ce qui est bien plus hardi, avec les comédiennes. Il n'affranchit pas seulement les serfs du mont Jura, il affranchit par la suprématie de l'esprit les serfs littéraires; car avant lui, quand on n'était ni Corneille ni Molière, on n'était que M. Pancrace. Voyez l'attitude de l'auteur de la comédie dans la loge de la comédienne:
Aujourd'hui les rôles ont changé: M. Pancrace est caressé par la comédienne et se prélasse dans le beau monde. On a peur de lui et on dit en le voyant venir: «Il a peut-être autant d'esprit que M. de Voltaire.»
La plus grande conquête de Voltaire, ce fut son œuvre posthume: la Révolution française[88]. Il fit la révolution et ne laissa aux assemblées politiques, la Constituante, la Législative, la Convention, que la peine de décréter ses pensées[89]. Après lui, l'ancienne France était effacée de la carte de l'intelligence humaine; il avait démoli l'édifice des anciennes croyances religieuses, politiques, sociales; il avait ouvert dans la sombre forêt de l'avenir des perspectives éclairées par la lumière de la raison; il avait reconstruit parmi les ruines la citadelle de la cité nouvelle. Montaigne et Pascal doutaient: il affirme. Les voyez-vous, ses ministres, s'élever de degré en degré sur cette échelle de Jacob, construite pour escalader le ciel? Rien ne les arrête: ni le génie de Bossuet, dont la majestueuse figure gardait le seuil de l'histoire universelle, ni la grâce toute-puissante de Fénelon. Ces hardis envahisseurs s'élancent en tumulte sur le champ illimité des connaissances humaines: «A moi la science,» dit l'un; «à moi l'histoire,» s'écrie l'autre; «à nous la philosophie, à nous l'univers moral, à nous le fini et l'infini, l'alpha et l'oméga! nous sommes les rois de l'empire des idées. Christophe Colomb a découvert un monde; nous marchons sur les flots, au milieu des éclairs et des tonnerres, à la découverte du dieu inconnu.»
Toutes ces victoires et toutes ces conquêtes ont été consacrées par le couronnement de Voltaire aux Tuileries et par ses funérailles au Panthéon, funérailles réparatrices comme pour César et Napoléon.
NOTES:
[86] «Le roi Voltaire a conquis beaucoup de choses sur les frontières de l'ignorance, et sans verser une goutte de sang humain. Arsène Houssaye a gravé le nom de toutes les victoires de Voltaire sur l'arc de triomphe qu'on veut voir, avec les yeux de l'imagination, à l'angle de la rue de Beaune. Un pont sépare les Tuileries de Voltaire des Tuileries des rois! On suit, dans le livre, l'itinéraire du Jules César de la philosophie à travers les champs de bataille de la pensée; il passe le Rubicon du Pas-de-Calais, il descend en Angleterre, fait alliance avec Newton et Locke, rentre sur le continent, bat l'armée des cartésiens, répare la défaite de Bacon; se déguise en courtisan pour entrer à Versailles, subjugue la noblesse par l'esprit philosophique; introduit Zadig à Trianon; marche sur Berlin, où il prépare l'hôtellerie de Napoléon Ier; fait sa campagne de Russie, et fond avec son souffle les glaces morales de Pétersbourg; enfin, à l'âge où les conquérants se reposent sur leurs lauriers rougis, il établit son quartier général à Fernex, sur les frontières de quatre États, et de là il agite encore le monde par sa parole, et achève le bélier d'airain qui renversera la Bastille et commencera la Révolution.» Méry.
[87] Tout le monde a reconnu que Voltaire a fait la préface du Code civil.
«Être Français, s'écrie-t-il, c'est être libre! On a réformé toutes les coutumes, pourquoi hésiterait-on de réformer les absurdités des Goths et des Vandales? Il fallait donc craindre de renverser leurs huttes pour bâtir à la place des maisons commodes. Les lois et la jurisprudence sur la mainmorte, nées en même temps que les lois sur la magie, les sortiléges, doivent finir pour elles. La France ne connaît pas d'esclaves; elle est l'asile et le sanctuaire de la liberté; c'est là qu'elle est indestructible, et que toute liberté perdue retrouve la vie!»
Et plus loin: «Il est un peu fâcheux pour la nature humaine qu'un père déshérite ses enfants vertueux pour combler de biens un premier-né qui souvent le déshonore; qu'un malheureux qui fait naufrage ou qui périt de quelque autre façon dans une terre étrangère laisse au fisc de cet État la fortune de ses héritiers; on a presque peine à voir, je l'avouerai encore, ceux qui labourent, dans la disette, ceux qui ne produisent rien, dans le luxe; de grands propriétaires qui s'approprient jusqu'à l'oiseau qui vole et au poisson qui nage; des vassaux tremblants qui n'osent délivrer leurs moissons du sanglier qui les dévore; le droit du plus fort faisant la loi, non-seulement de peuple à peuple, mais encore de citoyen à citoyen.»
[88] «Le Voltaire que nous admirons et que nous aimons, le Voltaire que nous admirerons et aimerons toujours, c'est le Voltaire qui retrouva, avec Montesquieu, les droits imprescriptibles de l'humanité, le Voltaire qui, avec Beccaria, effaça du Code pénal la vengeance et prépara l'abolition de la torture, le Voltaire qui défendit Calas, qui défendit Sirven, qui défendit le chevalier de La Barre! C'est ce Voltaire qui éprouvait tous les ans un accès de fièvre le jour de Saint-Barthélemy. C'est ce Voltaire enfin qui, en annonçant la liberté au monde, ouvrait à l'avenir le splendide portique de 1789!» Edmond Delière.
[89] Il y a aujourd'hui deux opinions sur les causes de la Révolution française. Les philosophes voient fermement un grand fait amené par une grande idée, une action conduite par un principe. Les néo-chrétiens représentant l'ancienne France décident que la Révolution n'a eu rien à débattre avec la philosophie du dix-huitième siècle. Ils prouvent, avec M. Granier de Cassagnac, que «c'est Louis XVI et non la philosophie qui a conçu et réalisé le premier événement auquel se rattache la Révolution; ils prouvent que cet événement est une pensée de réforme, non pas imposée par le pays à la monarchie, mais spontanément offerte par la monarchie au pays.» Je ne veux pas diminuer l'action de Louis XVI et de ses ministres; mais où avaient-ils fait leurs classes de philosophie et de politique? à l'école de Voltaire.
Sur toutes les questions voltairiennes le lecteur étudiera le pour et le contre dans les travaux de MM. Michelet, Blanc, Veuillot, Chasles, Pelletan, Limayrac, Esquiros, Renan, Damiron, Noël, Lanfrey, Bersot.—A Genève on écrit beaucoup pour Voltaire, pareillement en Allemagne.—En Angleterre on écrit beaucoup contre Voltaire. Pourquoi? Voltaire fut l'hôte toujours reconnaissant de la Grande-Bretagne.
Peut-être le lecteur, après avoir écouté tous ces sages en frac, ne sera-t-il pas plus convaincu; mais il aura parcouru avec un rayon lumineux un pays qui n'est que ténèbres quand Voltaire n'est plus là.
XIII.
LA MORT DE VOLTAIRE.
Ce fut surtout à l'heure de sa mort que la royauté de Voltaire a été universellement reconnue. Quand il mit un pied dans la tombe, il mit un pied dans l'immortalité.
Homme étrange jusqu'à la fin! Depuis un demi-siècle, il disait à toute l'Europe qu'il n'avait qu'un moment à vivre, lui qui était né mourant. Son tombeau, fait d'une simple pierre, s'ouvrait contre l'église qu'il avait bâtie. Il avait beaucoup gambadé, selon son expression, autour de son tombeau, sans que l'heure sonnât de s'y coucher. Ses amis étaient venus et revenus lui dire adieu; il attendait la mort de pied ferme, quand madame Denis, ennuyée d'un si long séjour à Fernex, mit tout en œuvre pour un voyage à Paris. Il se décida à partir; il avait quatre-vingt-quatre ans! Un jour d'hiver, un jour de neige, un jour de bise, le mardi 3 février 1778, le roi Voltaire se mit en route et voyagea toute une semaine pour revoir sa bonne ville de Paris. Il arriva le septième jour[90]. Croyez-vous que ce fut pour lui un jour de repos? non. En descendant de voiture, il ne monta pas dans cette maison à jamais consacrée, du quai des Théatins, où l'attendait la marquise de Villette devant un feu d'enfer, car la Seine charriait ce jour-là. Il s'en alla à pied, enveloppé dans sa pelisse, chaussé de bottes à la Souwarof, encapuchonné dans une perruque de laine surmontée d'un bonnet rouge, il s'en alla, suivi par les gamins, chez ses chers anges, quai d'Orsay, chez le comte d'Argental, qui ne l'attendait pas, mais qui le reconnut dans cet étrange accoutrement, quoique l'absence eût été bien longue.
Voltaire se jeta dans les bras de son meilleur ami et lui dit avec des larmes dans les yeux: «J'ai interrompu mon agonie pour venir vous embrasser.» Le comte d'Argental pleura lui-même en disant qu'il voudrait mourir sur ce beau mot de l'amitié.
Voltaire alla chez le marquis de Villette avec son ami d'Argental. «Ah! mes anges, la fin de la vie est triste, et le commencement doit être compté pour rien.—Oui, mon cher Voltaire, mais, vous l'avez dit, le milieu est un orage presque toujours fécond.» Ils arrivaient sur le quai des Théatins—le quai Voltaire—en face des Tuileries[91]!
Le bruit de son arrivée à Paris se répandit comme une bonne nouvelle. Pour ce peuple enthousiaste et railleur, c'était plus qu'un homme, c'était un dieu qui venait lui porter bonheur.
L'Académie et la Comédie vinrent les premières lui faire leur cour. L'Académie, pour cet hommage à son souverain, avait dépêché le prince de Beauvau; un prince! elle ne pouvait moins faire. La Comédie aurait voulu avoir Le Kain à sa tête,—Le Kain, l'élève de Voltaire;—mais Voltaire était arrivé trop tard, on avait enterré Le Kain la veille. Ce fut Bellecour qui porta la parole; mais Voltaire fut plus touché des larmes de mademoiselle Clairon, agenouillée silencieusement devant lui, les mains jointes sur les bras de son fauteuil, que des compliments du comédien.
Gluck vint lui dire avec enthousiasme: «On m'attend à la cour de Vienne, mais j'ai retardé mon voyage pour être de la cour de Voltaire.» Goldoni lui fit un compliment en français, il lui répondit en italien. L'ambassadeur d'Angleterre disait le lendemain à Versailles: «M. de Voltaire ne parle qu'anglais.» Tous les ambassadeurs avaient voulu lui faire leur cour.
Le lendemain, tout Paris vint frapper à sa porte[92]; tout Versailles y vint aussi. Les plus enracinés dans la royauté déchue, ceux-là même qui disaient encore: «Louis XVI, par la grâce de Dieu,» commençaient enfin à comprendre que le vrai roi était celui qui avait épousé l'opinion publique. Tout l'armorial de France, les d'Armagnac, les Richelieu, les Montmorency, les Polignac, les Brancas se rencontrèrent au petit lever du roi Voltaire. «En un seul jour, on vit entrer dans l'hôtel cent cordons bleus.» La duchesse de la Vallière, trop malade pour quitter son lit, lui envoya les rubans de sa coiffure, comme si elle le voulait couronner encore. A tous ces grands noms, Voltaire, toujours en inquiétude du lendemain, préféra ceux de Franklin et de Turgot. Quand l'ex-ministre de Louis XVI, je veux dire du roi Voltaire, se montra à la porte de la chambre, le malade s'élança de son fauteuil et lui saisit la main avec effusion. «Voilà donc la main qui a signé le salut de la France! Turgot, vos pieds sont d'argile, mais votre tête est d'or.»
Franklin lui présenta son petit-fils: «Mon enfant, mettez-vous à genoux devant Voltaire et demandez-lui sa bénédiction.» Voltaire se leva, imposa les mains sur la tête de l'enfant, et dit avec une religieuse émotion: «Dieu et la liberté!» L'ancien et le nouveau monde venaient de communier.
Ils se revirent à l'Académie des sciences, ils s'embrassèrent au bruit des acclamations: c'était Solon qui embrassait Sophocle, a dit Condorcet[93].
L'évêque d'Orléans pensa que le jour était venu d'envoyer au grand pécheur son mandement contre les incrédules. Mais Voltaire dit qu'il était encore trop voltairien pour se laisser prendre, et il écrivit ces quatre vers à l'évêque, en lui envoyant sa tragédie: