Le serment des hommes rouges: Aventures d'un enfant de Paris
XI
LES TERREURS DE MAME TOINON
Le comte et Tony gagnèrent la porte, quittèrent l'Opéra et s'en allèrent jusqu'au premier réverbère; là, le comte tira son épée.
Tony l'imita.
Mais, avant de tomber en garde, le comte regarda de nouveau son jeune adversaire.
—C'est singulier, dit-il; je ne vous ai jamais vu!...
—Je vous connais, moi, répondit Tony.
—Qui êtes-vous?
—Peu vous importe!
—Cependant...
—Faut-il vous répéter, une fois de plus, que vous êtes un lâche?
Le comte rugit.
—Un lâche et un assassin!...
—En garde, donc! s'écria le comte hors de lui.
—Je suis l'exécuteur testamentaire du marquis de Vilers, que vous avez tué ce soir, dit Tony en croisant le fer, et je me suis juré de vous tuer, vous, Maurevailles et Marc de Lacy!...
Et Tony, qui n'avait jamais touché une épée et se trouvait en présence de l'un des bretteurs les plus renommés de ce temps, Tony fondit sur son adversaire avec cette impétuosité, cette vaillance brutale de ceux qui n'ont point été initiés aux galantes finesses de l'escrime... Aussi, avec son inexpérience et sa jeunesse, semblait-il prédestiné à trouver la mort dans ce combat qu'il avait provoqué.
Le comte Gaston de Lavenay était un tireur habile et prudent qui s'était fait une réputation terrible dans les gardes-françaises.
C'était lui qui avait tué le marquis Van Hop, un Hollandais fameux, qui longtemps, à Versailles, avait semé l'effroi parmi les gentilshommes.
Tony allait donc mourir.
Cependant mame Toinon, qui avait un peu perdu de vue le sort de son client, le pauvre marquis de Vilers, et qui n'était venue à l'Opéra que pour s'y amuser très consciencieusement, mame Toinon, disons-nous, s'était longtemps complue à écouter les paroles du beau mousquetaire, qui persistait à la considérer comme une femme de qualité.
Mais, au bout d'une demi-heure, après avoir dansé et valsé, la costumière se prit à songer à Tony.
Où était-il?
Elle le chercha longtemps à travers le bal, et, pour la première fois peut-être, elle éprouva un bizarre sentiment de jalousie.
—Comment!... Le bambin, se dit-elle, oserait-il s'amuser sans moi?
Et, parcourant les salles, elle inspecta les groupes et les coins. Nous savons qu'en ce moment Tony était sur le point de partager le sort du marquis de Vilers.
Tout à coup, arrivée sur le lieu même où avait eu lieu la provocation, elle vit et entendit quantité de gens qui, avec force gestes, se racontaient et interprétaient à leur façon la scène que nous avons racontée.
Elle bondit et, de ses deux bras écartant la foule, se plaça au milieu du groupe stupéfait; puis, s'adressant à celui qui semblait en savoir le plus:
—Vous dites, demanda-t-elle, qu'un jeune homme a jeté tout à l'heure son gant au visage d'un seigneur?...
—Oui. J'étais à deux pas.
—Et ce jeune homme était un beau petit blond tout poudré?
—Parfaitement.
—Déguisé en mousquetaire?
—C'est cela.
—Et ils sont sortis ensemble?
—Par le foyer d'entrée.
Grâce au même mouvement par lequel elle avait fendu la foule, mame Toinon se fit de nouveau place et, relevant ses paniers, descendit quatre à quatre les marches de l'escalier.
Il était trois heures du matin. Tous ceux qui devaient venir à l'Opéra étaient déjà entrés. Aucun des danseurs ne songeait encore à se retirer. Mame Toinon ne rencontra donc personne à qui elle pût demander de quel côté s'étaient dirigés les deux hommes.
Est-ce son instinct, est-ce la Providence qui la guida?
Une minute après, elle tombait comme la foudre entre les deux adversaires qui ne l'avaient même pas vue venir, et, entourant de l'un de ses bras son petit Tony, s'écriait en agitant l'autre sous le nez du comte abasourdi:
—Vous moquez-vous du monde? Est-ce que vous croyez que c'est vous qui allez me le tuer? Mais je vous tuerais plutôt, savez-vous?
Tout en étreignant contre elle l'adoré de son coeur, la commère lui arracha de la main son épée et se mit bravement en garde à sa place.
Le comte commençait à trouver la scène fort amusante. Son adversaire improvisée continua:
—Il faudrait savoir, entendez-vous, que ce petit-là est mon enfant d'adoption, mon commis, et qu'on ne s'appelle pas pour rien mame Toinon, costumière, qui a même une boutique joliment achalandée.
A ces mots, le comte, qui naturellement avait abaissé son épée depuis l'invasion de cette singulière femme, ne se tint plus de rire.
—Un commis, lui, oh! c'est trop drôle! Et moi qui avais pris son déguisement pour son costume ordinaire! Et la marquise qui l'appelait chevalier! Ah! ah! ah! j'en rirai longtemps. Mais je ne me bats pas avec les commis, mon petit ami. Les injures de tes pareils ne nous salissent pas, nous autres...
Tony écumait de rage, mais le bras gauche de «mame Toinon» était véritablement un étau, duquel il lui fut impossible de se dégager, pendant que le comte, toujours riant aux éclats, remettait son épée au fourreau, puis s'éloignait...
Alors mame Toinon embrassa son commis, puis le regarda avec amour à la lueur du réverbère.
Tony pleurait.
—Il a raison, dit-il en sanglotant, je ne suis qu'un courtaud de boutique...
Il s'opéra en lui comme une révolution.
L'histoire qu'il avait lue, l'avait initié aux moeurs et à la vie des gentilshommes. Il se sentit rougir à la pensée que la marquise de Vilers, elle aussi, quand elle le reconnaîtrait, ne verrait peut-être en lui que le commis de mame Toinon.
Il se frappa sur le coeur et dit:
—Cela changera!
À partir de ce moment, l'avenir de l'enfant était-il donc irrévocablement décidé?
Toutefois, pensant à la marquise, il se souvint qu'elle était restée au bal.
—Adieu, dit-il à mame Toinon.
—Où veux-tu aller encore?
—A l'Opéra.
—Pour y rencontrer une nouvelle affaire?
—Pour y accomplir un devoir.
En prononçant ces mots, il avait l'air si vaillant que mame Toinon vit qu'il serait inutile de lutter contre sa volonté.
—Adieu, fit-elle.
Et notre héros, qui se trouvait de prime abord au niveau des circonstances, remit fort galamment son épée au fourreau, rajusta ses habits un peu en désordre et rentra dans le bal.
Mais, à vingt pas derrière lui, se glissait mame Toinon.
XII
LE SAUVEUR DE RÉJANE
La marquise de Vilers était tombée sur une banquette non loin de l'endroit où le comte Gaston de Lavenay avait osé l'aborder.
Seulement elle avait été rejointe par sa jeune soeur, qu'accompagnait Joseph.
Tony alla droit à elle.
—Madame, lui dit-il à voix basse, vous avez tout à craindre du comte Gaston de Lavenay...
Elle tressaillit et le regarda.
Tony ajouta simplement:
—Jusqu'à ce que je l'aie tué.
La jeune femme étouffa un cri.
—Mais, qui êtes-vous, dit-elle, vous qui prenez ainsi ma défense?
—Un inconnu qui connaît toute votre histoire.
La marquise pâlit sous son masque.
—Vous étiez à Fraülen? dit-elle.
—Non, madame.
—Alors, mon mari vous a raconté?...
Tony regarda la marquise avec tristesse.
—Madame, dit-il, je suis un tout jeune homme presque un enfant, et cependant, pardonnez-le-moi, j'ose, en ce moment, vous donner un conseil...
—Mais, monsieur...
—Quittez le bal...
—Oh! fit la marquise, si j'avais su que mon mari n'y viendrait pas...
—Rentrez à votre hôtel et priez...
La marquise devint affreusement pâle...
—Mon Dieu! dit-elle.
—Rentrez, madame, acheva Tony, et priez Dieu... Il est miséricordieux et il protège les faibles contre les forts, les bons contre les méchants.
La marquise, éperdue, fixa longtemps ses regards sur les yeux clairs et profonds du jeune homme et n'osa point l'interroger.
—Réjane, dit-elle à sa soeur, viens.
Elle fut forcée de l'appeler une seconde fois. Celle-ci, qui semblait plongée dans un rêve, n'avait rien entendu. C'est que la jeune enfant, depuis une heure, avait, elle aussi, son secret.
Nous avons peu parlé d'elle. Pourquoi? Parce qu'on parle mal des anges. Sur terre, un ange ne fait pas de bruit; il aime dans la paix et ne songe qu'au bonheur tranquille de ceux qui l'entourent. Or Réjane était vraiment angélique.
Restée au couvent jusqu'au mariage de sa soeur, elle en avait été retirée par la marquise, quelques jours après l'installation définitive de celle-ci à Paris. A l'hôtel de Vilers, c'était Réjane qui, sans qu'on le lui eût jamais demandé, veillait à ce que tous les ordres donnés par sa soeur ou par son beau-frère fussent toujours strictement exécutés. Elle avait étudié leurs petites habitudes et ne laissait en aucun temps rien à souhaiter au marquis ou à la marquise.
Aussi cette dernière fut-elle bien étonnée d'avoir à lui dire deux fois:
—Viens.
Que s'était-il donc passé? Nous allons le dire. Réjane jouera, d'ailleurs, dans l'épouvantable drame que nous nous sommes donné la mission de raconter, un rôle trop important pour que nous la laissions plus longtemps dans l'ombre.
Le comte de Lavenay n'était point venu seul au bal de l'Opéra. Ses amis, Albert de Maurevailles et Marc de Lacy y promenaient également leurs manteaux rouges et y cherchaient, chacun de son côté, la marquise, pendant que Lavenay la trouvait à l'endroit que nous connaissons.
Au moment où madame de Vilers faisait vis-à-vis à Tony, un flot de curieux sépara d'elle Joseph et Réjane, puis, jetant le vieux valet de chambre sur une banquette, repoussa dans le couloir la pauvre enfant affolée.
Dans ce couloir, un gigantesque tambour-maître paradait, à moitié gris, devant les femmes qui l'admiraient et les hommes qui l'applaudissaient.
Réjane vint s'échouer contre lui.
Quand il s'agit de se faire remarquer, tous les moyens sont bons.
Le tambour-maître confia sa canne à un voisin et, asseyant la jeune fille sur sa main, la brandit en l'air et la secoua, comme il eût fait de sa canne.
La foule trépignait d'aise. Quant à Réjane, stupéfaite, effrayée, elle allait s'évanouir.
Tout à coup, le tambour-maître reçut en pleine poitrine un formidable coup de poing.
—Misérable! lui cria une voix.
Et celui, qui avait frappé et parlé, lui arracha l'enfant, la saisit dans ses bras et, jouant des coudes, la porta dans la salle des rafraîchissements où il lui administra un cordial.
C'était Maurevailles.
—Oh! monsieur, vous êtes bon, lui dit l'enfant, et je vous remercie.
Et, ce disant, elle le regarda longuement, comme pour se souvenir à jamais des traits de son bienfaiteur.
Hélas, c'en était fait! Elle venait de graver pour toujours le portrait de celui-ci dans son coeur.
La tendre enfant qui, jusqu'à ce moment fatal, avait ignoré l'amour, allait aimer, pour son malheur éternel, l'un des hommes qui avaient juré de tuer M. de Vilers et de posséder la marquise!
Quelques instants après, celui-ci la remettait entre les mains de Joseph, sans qu'elle eût osé lui demander son nom, et c'est cette timidité qu'elle se reprochait pendant que sa soeur l'appelait en vain...
A la fin pourtant, elle reconnut la voix de la marquise et se leva soudain.
Tony aida les deux femmes et Joseph à sortir du bal.
Au moment où elle montait en litière, la marquise lui saisit vivement le bras.
—Oh! dites-moi tout, fit-elle. Dites-moi la vérité... si terrible qu'elle soit.
—Aujourd'hui je ne puis, dit Tony.
—Pourquoi?
Il n'hésita point à mentir, tant l'endroit lui semblait déplacé pour apprendre à la marquise une si horrible nouvelle, et répondit:
—Je ne la connais pas suffisamment. Mais je la connaîtrai demain et je vous en ferai part. Je vous le promets.
Et, certain que les Hommes Rouges ne pourraient attenter à la marquise, puisqu'il les avait vus dans le bal en sortant, il salua sa protégée et revint se poster à la porte de l'Opéra pour les empêcher au besoin, autant que Dieu le lui permettrait, de se mettre à sa poursuite.
Quel ne fut pas son étonnement quand il trouva sous le péristyle la bonne mame Toinon!
La pauvre femme faisait pour lui ce qu'il faisait pour la marquise.
—Ah! viens, s'écria-t-elle avec effroi en le revoyant seul auprès d'elle. Si tu savais ce que j'ai entendu!!!
Et, bon gré mal gré, elle l'entraîna vers la rue des Jeux-Neufs.
Chemin faisant, Tony, de nouveau enserré dans les bras de mame Toinon, lui demanda naturellement des explications sur son redoublement de terreur.
—Ah! mon pauvre ami, dit-elle, dans quelles aventures t'es-tu jeté!
—Mais enfin qu'y a-t-il?
—Il y a que, au moment où tu reconduisais tes grandes dames, deux hommes sont venus rejoindre l'oiseau qui voulait te tuer.
—Qu'est-ce que cela fait? répliqua tranquillement Tony.
—Ce que ça fait? Ah! tiens, tu m'épouvantes. Tu cours à la mort, pour sûr. Ils étaient vêtus de rouge, comme lui.
—De rouge? Alors c'étaient les marquis de Maurevailles et de Lacy...
—Comme tu nous défiles leurs noms! Ils ne savent pas le tien, eux, mais s'ils te tenaient!
—Qu'avez-vous donc entendu?
—Voici. Quand tu es passé devant eux, celui que tu sais a raconté ton affaire aux autres. Sais-tu aussi ce que le grand a répondu? Il a dit: «Puisque ce petit-là veut nous gêner, tu as eu tort de ne pas en finir avec lui.» A quoi l'autre a répliqué: «Veux-tu que je lui cherche querelle? Dans une seconde ce sera fait.—Non, a riposté notre oiseau, j'ai réfléchi. Il y a un lieutenant de police à Paris. Il pourrait se fâcher à la fin. Attendons une occasion meilleure.» J'espère que tu te tiendras tranquille maintenant?
—Je n'en ai plus le droit.
—Tu me feras mourir.
Et, jusqu'à la maison, la pauvre femme se répandit en jérémiades désespérées!
XIII
A L'HOTEL DE VILERS
Après avoir enfin gagné sa chambre, Tony, tout bouleversé par les terreurs de mame Toinon, récapitula dans son cerveau les événements singuliers dont il venait d'être témoin et acteur.
Pour un enfant de seize ans, habitué à l'existence calme et un peu effacée qu'il avait menée jusqu'alors auprès de la bonne mame Toinon, il y avait de quoi devenir fou.
Tony en était à se demander s'il n'avait pas rêvé, si le duel sans témoins, la cassette d'ébène, le manuscrit du mort, l'histoire des Hommes Rouges et enfin l'aventure du bal de l'Opéra n'étaient pas le résultat d'un épouvantable cauchemar...
Malheureusement il n'y avait pas à en douter. Tout cela était arrivé, bien véritablement arrivé.
—Que vais-je faire, ou plutôt que dois-je faire? se demandait le jeune commis en s'asseyant, pour réfléchir, sur le bord de sa couchette.
Il songeait que son premier devoir était maintenant d'informer la comtesse de Vilers de la mort de son mari. Mais il était peut-être bien tôt pour se présenter à l'hôtel. La jeune femme, rentrant du bal, épuisée par tant d'émotions, n'avait-elle pas besoin d'un repos si péniblement gagné?
Il se dit qu'il valait mieux attendre quelques heures. Il ferait jour alors à l'hôtel de Vilers. La comtesse, remise de sa nuit, serait mieux à même de recevoir l'épouvantable nouvelle.
Puis Tony succombait à la fatigue; malgré lui, ses paupières s'appesantissaient.
Il pensa que sa mission ne se bornait pas à voir la comtesse, qu'il lui restait bien d'autres choses à faire et que, loin de nuire au succès, quelques heures de sommeil lui rendraient, à lui aussi, la force nécessaire pour les accomplir jusqu'au bout.
Dans cette idée, il se coucha tout habillé sur son lit et s'endormit,—pour quelques heures, pensait-il.
Mais, l'on doit s'en douter, le pauvre garçon était rompu de lassitude, et à son âge on dort bien.
Quand il se réveilla, le jour commençait à tomber...
—Ah! mon Dieu, s'écria-t-il, quelle heure peut-il être et combien de temps ai-je dormi? Pourvu qu'il ne soit pas trop tard maintenant!...
Et, sans quitter le costume de mousquetaire qu'il avait porté à l'Opéra, costume qui, du reste, nous l'avons dit, allait remarquablement bien à sa figure éveillée et fière, il descendit les escaliers quatre à quatre et s'élança dans la rue.
Il arriva bientôt à l'île Saint-Louis. La porte de l'hôtel était fermée.
Il frappa. Personne ne répondit.
—Que se passe-t-il donc? se demanda-t-il.
Tony saisit de nouveau le marteau et se mit à frapper de toutes ses forces. Mais ce fut en vain.
Quelques bourgeois du voisinage, seuls, ouvrirent leurs fenêtres pour voir d'où venait ce tapage. Puis, se disant que les affaires de l'hôtel de Vilers ne les regardaient point, ils rentrèrent prudemment dans leur logis.
Tony ne se rebuta pas. Irrité au contraire de ce silence, il voulut en pénétrer la cause.
—L'hôtel, pensa-t-il, doit avoir une autre sortie, soit du côté de la Seine, soit sur la rue voisine.
Et il se mit à chercher cette issue.
Il ne se trompait pas.
Comme toutes les demeures seigneuriales de cette époque, l'hôtel de Vilers donnait sur d'immenses jardins qui s'étendaient jusqu'au quai de Béthune.
Le mur, qui leur servait de clôture, avait sans doute quelque point vulnérable, quelque brèche où il était facile de le franchir en s'écorchant un peu les mains et les genoux.
Il est vrai que Tony, en commettant ainsi une escalade, s'exposait à recevoir un coup de fusil ou tout au moins à être arrêté par quelque jardinier.
Mais il n'y pensa même pas.
Et, depuis vingt-quatre heures, il en avait vu bien d'autres!
Il prit donc sa course vers le quai, décidé à pénétrer de vive force dans l'hôtel.
Comme il arrivait au coin de la rue de la Femme-sans-Tête, il aperçut une voiture attelée de deux chevaux qui stationnait sous la garde d'un cocher.
Très pressé d'arriver à son but, le jeune homme ne jeta qu'un regard distrait sur cette voiture, un de ces grands carrosses monumentaux suspendus à d'immenses courroies de cuir, comme on les faisait en ce temps-là et dont on retrouve encore quelques spécimens au Petit-Trianon et au musée de Cluny.
D'ailleurs l'eût-il regardée, il n'eût pu voir dedans, car devant les glaces les rideaux de cuir étaient fermés.
Quant au cocher, qui ne portait pas de livrée, il avait, pour se préserver sans doute contre le froid de janvier, relevé jusqu'aux oreilles les collets de sa roquelaure, et les boucles de sa perruque lui cachaient en grande partie le visage.
Tony avait d'ailleurs bien autre chose à faire que de s'occuper de ce carrosse, qui appartenait probablement à quelque seigneur du voisinage.
Il lui tardait d'en finir.
Il examina rapidement la muraille du jardin et trouva bientôt l'aide qu'il cherchait.
Par-dessus la crête du mur, un gros arbre moussu laissait passer une branche comme pour inviter à s'en servir.
En sautant, l'apprenti saisit cette branche; puis, roidissant les reins et raccourcissant progressivement les bras, il exécuta ce que les gymnastes appellent le rétablissement.
Tout essoufflé de cet effort, il s'assit sur la branche pour se reposer un peu.
Le plus dur était fait. Il ne s'agissait plus que de descendre. Mais Tony dominait le jardin; il voulut en profiter pour s'orienter.
Comme il examinait les larges allées, se demandant laquelle conduisait directement à l'hôtel, un cri étouffé se fit entendre à quelque distance de lui, suivi d'un piétinement.
Puis les branches d'un fourré crièrent, froissées par la chute d'un corps.
Tony dégringola, plutôt qu'il ne sauta, du haut de sa branche et s'élança vers le point d'où partait le bruit.
Deux hommes luttaient en effet dans un fourré. L'un d'eux, qui tenait l'autre sous son genou et était en train de le bâillonner, était enveloppé d'un grand manteau.
Et, à la pâle clarté de la lune qui se levait, le jeune homme vit en pâlissant la couleur de ce manteau...
L'agresseur était un des Hommes Rouges!...
Quant à celui qu'on bâillonnait, Tony le reconnut également. C'était le vieux Joseph, l'ami, le valet de chambre du marquis.
Tony aussitôt s'élança au secours du vieillard.
Mais il se dit que la marquise était certainement en péril et qu'il fallait avant tout courir la défendre.
Le misérable, occupé à bâillonner Joseph, ne s'était pas aperçu de l'arrivée du jeune homme.
Celui-ci s'esquiva sans bruit et courut vers l'hôtel.
Comme il allait franchir la porte, une ombre se dressa devant lui.
C'était encore un homme drapé dans un manteau pareil à celui du premier.
C'était le deuxième des Hommes Rouges!...
Il barra le passage à Tony. Mais le commis à mame Toinon avait en ce moment la force et le courage d'un lion. Que lui importait le péril?... Il voulait passer!
D'un coup d'épaule, il culbuta l'ombre qui tentait de lui barrer le passage.
Puis, les yeux étincelants, les narines gonflées, les tempes battant la fièvre, il s'élança dans l'hôtel.
L'homme qu'il venait de renverser s'était relevé et s'était mis à sa poursuite.
Qu'est-ce que cela faisait à Tony?
Tony s'était promis d'arriver jusqu'à la marquise!
Et il fallait qu'il y arrivât, malgré les murs, malgré les grilles, malgré les Hommes Rouges et leurs spadassins et leurs suppôts.
Et, vive Dieu! s'il était besoin d'engager une lutte, il l'engagerait!... Mame Toinon n'était pas là!
Tony ne se connaissait plus. Le feu de la bataille l'avait embrasé; il lui semblait entendre mille clairons sonnant la charge.
Comme les volontaires en sabots qui, quarante ans plus tard, devaient enlever à la baïonnette, au chant de la Marseillaise, les batteries de la vieille armée allemande, il sentait quelque chose qui l'emportait malgré lui.
Il eût, à ce moment, sans reculer d'une semelle, engagé la lutte contre tout un régiment.
A peine avait-il franchi le vestibule, qu'il aperçut le troisième des Hommes Rouges qui, cherchant comme lui, sans doute, à arriver aux appartements de la marquise, hésitait entre deux couloirs.
Tony s'élança vers lui. L'homme tira son épée.
Mais le jeune mousquetaire de l'Opéra avait, lui aussi, une épée au côté, une épée qui brûlait de prendre une revanche et qui sortit toute seule du fourreau.
L'arme haute, il fondit sur l'Homme Rouge.
Celui-ci, stupéfait de cette brusque attaque, rompit d'un pas.
L'autre Homme Rouge arrivait; Tony, bondissant en arrière, lui cingla le visage du revers de sa rapière, dont il se servait comme d'une cravache.
Le nouveau venu poussa un juron énergique et dégaina à son tour.
Le pauvre Tony était pris entre deux lames menaçantes.
Il était perdu.
Que pouvait-il faire, en effet, contre ces deux hommes que toute l'armée avait connus comme les plus habiles bretteurs de l'entourage du maréchal de Belle-Isle?
Mais s'il fallait mourir, au moins Tony mourrait bravement, et en donnant, lui aussi, la mort. Se jetant dans une encoignure, il attendit de pied ferme l'attaque de ses ennemis.
Il en vit venir en effet un encore, celui-là même qui tout à l'heure bâillonnait Joseph.
Seulement l'arrivant, au lieu de sembler prêt à tirer l'épée, avait au contraire l'air consterné.
Il dit:
—On vient d'enlever la marquise!
A ces mots, il y eut comme une trêve entre les trois adversaires abasourdis.
—Enlever la marquise! s'écrièrent-ils ensemble.
—Et dans ma propre voiture! répondit le nouveau venu.
—L'enlever! mais qui donc alors? murmura Tony.
Les Hommes Rouges étaient non moins stupéfaits que lui.
Le carrosse qu'ils avaient amené pour enlever la marquise avait servi à un autre!...
Quel pouvait être cet autre qui était venu ainsi se jeter si fatalement dans leurs brisées?
Comment avait-il su que le carrosse était là tout prêt, tout disposé pour une longue route?
Un instant, l'idée leur vint que ce courtaud de boutique, qui se mêlait de leurs affaires, était peut-être l'auteur de leur mésaventure.
Mais il n'y avait qu'à regarder Tony pour se convaincre de sa parfaite innocence et même de l'abattement dans lequel l'avait plongé le mystère qui venait de s'accomplir. On ne joue pas ainsi, à un tel âge, le désappointement, le trouble, la peur de l'inconnu.
Sans plus s'occuper de lui, qui semblait hébété sur le siège où la surprise l'avait cloué, les trois amis quittèrent donc cet hôtel où ils n'avaient que faire.
Leurs chevaux, gardés par des palefreniers, les attendaient sur le quai, non loin de l'hôtel de Vilers.
Les Hommes Rouges se mirent en selle.
—Et maintenant avisons vite, dit Lavenay.
—Séparons-nous et poursuivons le ravisseur, proposa Marc de Lacy.
—Mauvais moyen, murmura Maurevailles.
—Mais avec nos palefreniers, nous sommes six. En allant de six côtés différents...
Maurevailles l'interrompit:
—Peux-tu me jurer que le carrosse ne passe pas en ce moment par l'un des cent autres côtés? Or, dans notre situation, il ne faut point courir la chance; on ne l'attrape jamais.
—Connaîtrais-tu donc le moyen certain de retrouver la marquise?
—Hé! laisse-moi le chercher, fit Maurevailles avec impatience.
Et, pendant quelques minutes, les trois cavaliers, dont les palefreniers se tenaient respectueusement à distance, se creusèrent le crâne pour y trouver l'expédient sauveur.
Rien, ils ne trouvaient rien!
Ah! Tony aurait beau jeu si, au lieu de rester anéanti sur son siège, dans la salle abandonnée de l'hôtel de Vilers, il se donnait la peine de chercher!
Mais Tony, le pauvre Tony était comme mort, épuisé par tant d'événements divers.
La veille seulement, à ce mot: «On enlève la marquise!» il n'eût pas hésité à s'élancer par la fenêtre. Guidé par le bruit des roues du carrosse, qui alors n'eût pas eu le temps de s'éloigner, il se serait cramponné à l'une des portières. Qui sait ce qu'il eût fait!
Mais la force d'un enfant a des bornes et, tandis que la fatigue le domptait, les ennemis de la marquise délibéraient...
Tout à coup Lavenay poussa un cri:
—Nous n'avons qu'une chose à faire, fit-il.
—Parle, dit Marc de Lacy.
—Cet homme qui vient d'enlever la marquise, reprit Lavenay, ne restera pas à Paris...
—Qu'en sais-tu?
—D'abord, il doit évidemment nous connaître et il sait de quoi nous sommes capables. Nous avons retrouvé la comtesse Haydée, malgré toutes les précautions prises par Vilers. Ici nous la retrouverions encore, malgré tout le soin que cet inconnu pourrait mettre à la cacher. Donc il va quitter Paris et probablement la France.
—Lavenay a raison, s'écria de Lacy, mais quel peut être cet homme?
—Je n'en sais rien. Nous chercherons cela plus tard. Le plus pressé, c'est de le joindre. On ne fait pas un long voyage ainsi, surtout avec une femme, à l'improviste et sans bagages. Il ne faut pas oublier que le carrosse m'appartenait, il n'y a qu'un quart d'heure. Notre ennemi a dû toucher à son hôtel pour prendre quelques malles, puis il gagnera au plus vite l'une des portes de Paris. Si nous savions laquelle, il nous serait facile d'aller l'y attendre. Mais Paris a quinze barrières et nous ne sommes que six, dont trois imbéciles.
—Que faire alors?...
—Ma foi! prendre un grand parti: courir chez le lieutenant de police et l'informer de ce qui s'est passé. On connaît assez ses habitudes pour être sûr qu'il enverra immédiatement du monde à toutes les portes de Paris.
Si le carrosse veut sortir, on l'arrêtera.
S'il est déjà passé, on saura quelle direction il a prise.
Et qu'on nous dise cela..., avec les chevaux que nous avons, nous l'aurons vite rattrapé.
—Lavenay a raison, dit Marc de Lacy, mais je crois qu'il est bon de ne mettre qu'en partie le lieutenant de police dans la confidence.
—C'est évident.
—Peut-être aussi serait-il maladroit de nous montrer à lui tous les trois.
—Certes, dit Lavenay, un seul doit se rendre à l'hôtel de la police.
—Et celui-là?
—Ce sera moi, si vous le voulez bien. Partons ensemble. Vous m'attendrez sur la place Vendôme.
Et les Hommes Rouges partirent au quadruple galop.
XIV
OU LA POLICE FAIT PLUS QU'ON NE LUI DEMANDE
L'hôtel de la police n'était pas situé à cette époque dans le quartier où il est aujourd'hui. Il touchait à l'enclos des Capucines, avec lequel il a depuis longtemps disparu.
Le lieutenant général de police était alors M. Feydeau de Marville, ancien conseiller au Parlement de Paris.
C'était un homme d'une équité sévère et qui n'avait ni l'âpreté, ni la verve inquisitionnelles de son prédécesseur, M. Hérault, celui que le fameux voleur Poulailler attacha un jour dans son propre cabinet, en dépit des gardes et des agents.
M. de Marville, au contraire, s'appliqua à rendre ses fonctions utiles à tout le monde, aux petits comme aux grands, aux pauvres comme aux riches, et il révoqua plusieurs agents qui, dans leur habitude d'omnipotence, avaient abusé de leurs fonctions.
Dans la célèbre affaire de la tragédie de Mahomet, il n'hésita pas à faire, auprès de Voltaire, une démarche personnelle qui eut le meilleur résultat.
Tel était l'homme qu'allait voir M. de Lavenay.
Malgré l'heure avancée et bien qu'il travaillât avec ses secrétaires à des règlements sur les jeux publics, très difficiles à réprimer, M. de Marville n'hésita pas à recevoir le gentilhomme, dont le nom lui était fort connu.
Lavenay lui raconta l'enlèvement, sans dire quelle part ses amis et lui avaient eu l'intention d'y prendre.
Tout au contraire, il donna comme motif de sa démarche la vieille amitié qui l'unissait au marquis de Vilers?
M. de Marville l'écoutait avec attention.
A la fin, il demanda, tout en fixant sur Lavenay ses yeux de lieutenant de police:
—Mais que faisait donc pendant ce temps-là le marquis de Vilers?
Un instant, Lavenay, qui ne s'attendait point à cette question parce qu'on oublie toujours la chose principale, resta décontenancé, mais il se remit bien vite et riposta gaillardement.
—Vilers? mais il est en voyage!
—Et depuis quand?
—Depuis quelques jours.
—Oh! c'est étrange! j'avais cru l'apercevoir hier au petit lever du roi et même lui entendre dire qu'il n'était pas près de quitter Paris.
—Vous, ou moi, nous nous trompons, M. le lieutenant de police. La vérité est qu'à l'heure de l'enlèvement, Vilers n'était point chez lui.
—Soit! mais qui vous fait supposer que l'inconnu qui a enlevé la marquise doive, lui aussi, quitter Paris?
La réplique encore était difficile. Lavenay ne pouvait tenir en effet à faire part à M. de Marville de la poursuite sans merci dont lui-même et ses amis menaçaient la marquise.
Il trouva cette réponse:
—Le ravisseur ne doit-il pas craindre, monsieur le lieutenant de police, qu'à Paris vous ne mettiez trop tôt la main sur lui? Aussi soyez certain qu'il ne songe qu'à vous fuir. C'est pour cela que je me suis permis de venir à cette heure indue.
Le magistrat s'assit à son bureau et écrivit rapidement un ordre.
Puis il frappa sur un timbre. Un huissier entra.
M. de Marville lui remit l'ordre qu'il venait décrire.
—Dans un quart d'heure d'ici, dit-il, tous les postes des portes de Paris seront informés qu'il faut arrêter le carrosse s'il passe, qu'il faut lui donner la chasse, s'il est passé.
Lavenay se mordit les lèvres.
On lui accordait plus qu'il ne demandait.
La maréchaussée à la poursuite de l'homme mystérieux, c'était une grande chance pour qu'il pût s'échapper avec sa précieuse conquête. Ou, dans le cas où la police parviendrait à l'arrêter, c'était la marquise ramenée à son hôtel, et protégée, au moins pour un temps assez long, par M. de Marville, contre les entreprises des Hommes Rouges.
Cependant Lavenay réfléchit qu'avec des chevaux comme ceux qu'ils possédaient, lui, Lacy et Maurevailles, il leur serait facile de devancer les lourdes montures des cavaliers de la maréchaussée.
Aussi fut-ce le sourire sur les lèvres qu'il demanda à M. de Marville de vouloir bien lui permettre d'attendre les renseignements qu'il allait recevoir, afin qu'il pût aller sur les traces du ravisseur.
Mais le magistrat secoua la tête.
—Ce que vous sollicitez là, monsieur le comte, est impossible, dit-il.
—Impossible! pourquoi?
—Parce que je vous arrête!
—Vous m'arrêtez?
—Comme accusé d'assassinat sur la personne de votre ancien ami, le marquis de Vilers!...
Lavenay devint livide.
Comment M. de Marville savait-il que M. de Lavenay avait tué le marquis?
Le duel n'avait eu d'autre témoin que Tony.
Et ce n'était pas lui qui avait averti le lieutenant de police.
Mais M. de Marville venait de parler au jugé.
Il n'avait que des soupçons et voulait les changer en certitude.
A la suite des nombreux crimes qui se commettaient chaque nuit dans Paris, M. de Marville avait pris une ordonnance fort sage pour l'époque.
Cette ordonnance, en date du 17 mai 1743, prescrivait à tout chirurgien d'avoir à déclarer à la police, dans les vingt-quatre heures, le nom, le domicile et le genre de blessure des gens qu'on portait à soigner chez eux.
De cette façon, quand deux gentilshommes se coupaient galamment la gorge, il n'était plus possible au blessé de se faire soigner en secret et de cacher le duel.
Les exempts avaient reçu en même temps des ordres très sévères sur le même sujet.
Ils ne pouvaient plus, comme autrefois, dire en trouvant un cadavre sanglant:
—Voilà un homme qui s'est battu. Tant pis pour lui!...
Il leur fallait au contraire recueillir sur la cause et les circonstances du duel tous les renseignements possibles.
Quelques-uns remplissaient exactement ce devoir; beaucoup trop le négligeaient.
Or, par hasard, l'exempt qui avait vu relever le cadavre et l'avait fait transporter aux caveaux du Châtelet était un homme intelligent et zélé.
Grâce aux soins pris par Tony, il n'avait pu constater l'identité du mort.
Mais il avait questionné tous les portiers de la place Royale.
Et il avait appris qu'un homme en manteau rouge avait été vu, vers l'heure du meurtre, d'abord entrant fort tranquillement dans cette place, puis s'éloignant à pas rapides.
Cet agent avait fait son rapport au lieutenant de police.
Et celui-ci, voyant le manteau rouge de Lavenay, s'était dit tout de suite:
—Voilà le meurtrier.
Quant au nom de la victime, il l'avait trouvé par un semblable enchaînement d'idées:
Lavenay, encore en manteau rouge, déclarait venir de l'hôtel de Vilers... où l'on avait enlevé la marquise... qu'il paraissait aimer plus qu'il ne fallait...
Et le mari de celle-ci avait disparu?...
Évidemment la victime de la veille, ce gentilhomme inconnu, dont on cherchait le nom, c'était le marquis.
M. de Marville tenta l'épreuve.
On a vu comment elle réussit. La pâleur de Lavenay lui prouva qu'il avait touché juste.
Cependant, la première surprise passée, le comte se remit:
—Monsieur le lieutenant de police, dit-il, on a bien raison de prétendre qu'aucun fait ne vous est longtemps ignoré. Je vous donnerai tout à l'heure des explications qui vous satisferont, je l'espère. Cependant mes amis, MM. de Lacy et Maurevailles, attendent avec une impatience fébrile le résultat de ma démarche. Moi-même, je suis plus anxieux sur le sort de madame la marquise de Vilers que sur le mien propre. J'ai tué en duel loyal son mari, qui m'avait mortellement offensé. Mais un grand danger la menace, je le sens, j'en suis sûr. Si je ne puis courir sur les traces du ravisseur, permettez-moi au moins de prier mes amis, sur qui ne pèse aucune accusation, d'y aller à ma place.
M. de Marville ne répondit pas, mais pour la seconde fois, il frappa sur le timbre.
L'huissier parut.
—Dites à M. La Rivière de venir ici.
L'huissier s'inclina et sortit.
XV
LE RAVISSEUR DE LA MARQUISE
Presque aussitôt apparut M. La Rivière, un gros bonhomme à la face rougeaude, au sourire béat, tout le contraire du type que l'on se fait généralement du policier de l'ancien régime. Il est vrai que ses petits yeux gris, percés en vrilles, brillaient comme deux étoiles derrière les lunettes bleues qui les abritaient. Sans ces deux yeux, on eût pu prendre M. La Rivière pour un franc imbécile. Quand on les avait vus fixés sur soi, on frissonnait.
M. La Rivière fit un magnifique salut et attendit, les mains croisées sur son ventre, que M. de Marville l'interrogeât.
—La Rivière, demanda le lieutenant général, a-t-on exécuté mes ordres relativement aux barrières?
Le policier tira sa montre, une grosse montre d'argent:
—L'expédition a été faite à moins onze, supputa-t-il, le départ à moins quatre... Mettons quinze minutes l'une dans l'autre pour le trajet ventre à terre. Monseigneur, dans trois minutes tous les postes seront prévenus. La plupart les ont déjà.
—Et s'il y a un résultat? ne put s'empêcher de demander Lavenay.
M. La Rivière répondit:
—S'il y a un résultat, monseigneur le saura au bout d'un quart d'heure.
M. de Marville congédia du geste le policier qui salua et disparut.
—Vous le voyez, comte, dit-il, tout est prévu.
Les mesures les plus sérieuses sont prises. Vous n'avez donc rien à redouter pour la marquise. Quant à vos amis qui vous attendent, je ne veux pas les laisser se morfondre inutilement sur la place Vendôme, où ils doivent commencer à trouver le temps long. Je vais les envoyer chercher.
—Pardon, monsieur le lieutenant de police, se permit-il de demander. Mais comment savez-vous que c'est place Vendôme qu'ils m'attendent?
Pour toute réponse, M. de Marville tendit au comte un papier que M. La Rivière, en entrant, avait invisiblement placé sur le bureau.
Lavenay lut sur ce papier:
—Deux autres Hommes Rouges se promènent place Vendôme.
—C'est admirable, fit-il en s'inclinant.
—Mais, en attendant, reprit M. de Marville, racontez-moi par suite de quelles étranges circonstances vous avez pu arriver à tuer votre ami intime, le marquis de Vilers.
Lavenay commença son récit et expliqua les faits que nous connaissons déjà pour les avoir lus, avec Tony, dans le manuscrit du mort.
Seulement, le récit de Lavenay s'arrêtait au départ du marquis, de celui qu'il appelait «le traître.»
—Il avait failli à sa parole, ajouta le comte; nous nous réunîmes en tribunal pour le juger.
—Et vous l'avez condamné?
—A mort.
Le lieutenant de police avait écouté avec un vif intérêt ce récit presque fantastique.
—Et la comtesse Haydée? demanda-t-il.
—Il fut décidé que rien ne serait changé à son égard.
—Comment cela?
—Nous avions juré qu'elle serait à celui dont le nom était sur le bulletin choisi par elle.
—Eh bien?
—De deux choses l'une: ou le marquis avait fait disparaître ce bulletin, ou le papier était resté entre les mains de la comtesse. Dans le second cas, la chose allait naturellement; car il est évident que si son nom avait été sur ce papier, le marquis n'eût pas eu besoin d'enlever la comtesse pour l'épouser.
—Et si le bulletin était détruit?
—Il l'est. Or, le marquis étant mort, le pacte subsiste entre nous trois. Nous referons trois billets, et, comme la première fois, nous consulterons le sort.
—Mais vous savez que la comtesse Haydée ne vous aime pas, puisqu'elle avait choisi M. de Vilers?
—Parfaitement. Aussi sera-ce là sa punition.
—Sa punition?
—Elle apprendra la mort de celui qu'elle aimait, et qui a trahi son serment, et appartiendra à l'un de nous, à celui que le sort désignera.
—Et si celui-là est M. de Lacy ou M. de Maurevailles?
—Je mettrai autant de zèle à l'aider que j'ai mis d'acharnement à poursuivre et à tuer le marquis.
—Mais c'est de la folie!...
—Pour nous trois, liés par notre parole, c'est de l'honneur!
On gratta à la porte.
L'huissier venait avertir le lieutenant de police que les deux gentilshommes qu'il avait envoyés chercher étaient là. M. de Marville se leva pour recevoir MM. de Maurevailles et de Lacy.
Ceux-ci étaient déjà depuis longtemps sur la place Vendôme, enveloppés dans leurs manteaux, et marchant de long en large, à côté de leurs chevaux tenus en laisse par les palefreniers, quand on était venu les mander près du lieutenant de police. Ils se doutèrent qu'il était arrivé quelque incident nouveau. Aussi, après les salutations, parurent-ils attendre une explication.
—Messieurs, leur dit M. de Marville, je viens d'avoir un long entretien avec votre ami. Il m'a raconté votre pacte. Il ne m'a pas caché qu'il l'avait déjà en partie accompli. Il reconnaît que c'est lui qui a tué le marquis de Vilers.
—En duel! répondirent en même temps les deux gentilshommes.
—Et il m'a affirmé en outre que le combat avait été loyal...
—Nous nous en portons garants pour lui, s'écria Maurevailles.
—Et nous demandons notre part de responsabilité, ajouta Lacy.
M. de Marville réfléchit un instant. Certes, le cas était grave. Il y avait eu un meurtre commis et la victime était un officier connu de la cour et de la ville. Cela pouvait engendrer un grand scandale. Mais d'un autre côté, ce n'était que par induction que le lieutenant de police était arrivé à savoir le nom du mort. Pour tout le monde, le cadavre qui reposait là-bas dans les caveaux du Châtelet était celui d'un inconnu.
Au pis-aller, si plus tard on arrivait à savoir que le marquis de Vilers avait été tué, les trois officiers n'hésiteraient pas à répondre de cette mort. Ils l'avaient promis. Et le lieutenant de police voyait qu'ils étaient gens à tenir leur parole. Il était d'ailleurs en pouvoir de les y contraindre.
En ce temps, malgré les édits, il y avait pour les duels une grande tolérance. On ne courait donc pas grand risque à fermer les yeux sur celui-ci. Quant à l'exempt qui avait fait l'enquête, il n'était pas difficile de lui fermer les yeux et la bouche.
—Messieurs, dit M. de Marville, j'accepte votre parole. Vous êtes libres. Et maintenant attendons le résultat des mesures prises relativement au carrosse. Justement voici une estafette qui arrive. Peut-être allez-vous savoir quelque chose.
En effet le galop d'un cheval venait de retentir sur les pavés inégaux de la rue des Capucines. On entendit ce cheval s'arrêter devant l'hôtel, puis un cavalier de la maréchaussée, dont le sabre traînait sur les marches, monter l'escalier.
Aussi impatient que les trois amis, M. de Marville n'attendit pas qu'on vînt le prévenir et se précipita dans l'antichambre.
Le cavalier tenait à la main un large pli scellé. M. de Marville lui arracha la lettre et rentra dans son cabinet en regardant la suscription.
—Porte Saint-Antoine! dit-il.
Il brisa le cachet et parcourut rapidement la dépêche en murmurant:
—Oh! c'est étrange!
—Que se passe-t-il donc? demandèrent à la fois Lavenay, Maurevailles et Lacy.
—Voyez vous-mêmes, Messieurs. Selon mes ordres, on a arrêté le carrosse à la porte Saint-Antoine...
—Eh bien?...
—Il contenait deux personnes: un homme âgé, vêtu d'un surtout de fourrures, et une jeune femme...
—Le ravisseur et madame de Vilers...
—A l'invitation des gardes, l'homme aux fourrures s'est incliné avec un sourire...
—Et on l'a arrêté?
—On l'a laissé libre.
—Comment cela?...
—La marquise s'est penchée à la portière et a prié le chef des gardes de ne pas mettre obstacle à leur voyage.
—C'est impossible!
—Lisez plutôt. Elle a déclaré qu'elle partait librement avec...
—Avec?... interrompirent les Hommes Rouges suspendus aux lèvres du lieutenant!
—Avec son père!!!
Les trois gentilshommes restèrent anéantis. Marc de Lacy reprit le premier son sang-froid; il demanda enfin:
—Mais où l'emmène-t-il?
—Il n'appartient à personne de le lui demander.
XVI
OU JOSEPH VA DE STUPÉFACTION EN STUPÉFACTION
Après plus d'une heure d'anéantissement physique et moral, Tony s'était réveillé plus allègre, plus ardent, plus prêt à sauver et à punir aussi.
Tout d'abord, il se dit:
—Ce qu'il y a de mieux à faire pour l'instant est d'observer ici même ce qui a pu s'y passer, après avoir délivré toutefois ce pauvre Joseph.
Mais la manière belliqueuse dont il était entré dans cette partie de l'hôtel l'avait empêché d'étudier son chemin. Et celles des lumières que le vent n'avait pas éteintes étaient consumées jusqu'au bout. Il prit au hasard le premier corridor venu, courut droit devant lui et se cogna contre le battant ouvert d'une fenêtre. Si faible qu'elle fût, la clarté de la lune lui permit de mesurer d'un coup d'oeil rapide l'espace qui le séparait du sol.
Il se trouvait au rez-de-chaussée. Il n'eut qu'à sauter. Devant lui s'étendaient de grands arbres.
Il était donc dans le jardin. Après vingt allées et venues, il aperçut enfin Joseph, resté abasourdi sous le massif où l'Homme Rouge l'avait jeté.
Ce pauvre Joseph était si bouleversé que, ne reconnaissant pas d'abord «le commis à mame Toinon», il se demandait si on ne venait point l'achever.
—Oh! grâce! Ne me faites point de mal, murmura-t-il quand Tony lui eut ôté son bâillon.
—N'ayez pas peur. C'est moi.
—Vous, monsieur Tony? Que vous êtes bon! Vous voulez donc sauver tout le monde?
Et le vieux serviteur baisa les mains qui le déliaient.
—Mais que s'est-il passé? demanda-t-il.
—Je ne le sais pas moi-même exactement.
Le vieillard, dont les membres avaient été engourdis sous la corde qui les serrait, trébuchait sur ses jambes.
—Il ne s'agit pas d'être malade, fit Tony. On a enlevé votre maîtresse.
—Ils ont enlevé madame! Oh! les misérables!
—Ce ne sont pas eux.
—Qui donc alors?
—Nous allons peut-être le savoir. Venez.
Le danger couru par la marquise avait rendu toute son activité à Joseph, qui se sentait maintenant aussi jeune que Tony.
—Voyez d'abord, dit celui-ci, comment il se fait qu'on ne m'ait pas ouvert quand j'ai frappé, comment il se fait que pas un domestique ne soit accouru au bruit de ce qui s'est passé. Moi, je vais demander autre chose aux voisins. Nous nous retrouverons sur le pas de la grand'porte.
Et, de nouveau, Tony enjamba le mur. Il tomba quai de Béthune et fut, en quelques enjambées, rue de la Femme-sans-Tête, ou il ne se fit aucun scrupule de réveiller les portiers. Il avait dans sa poche l'argent pris par lui dans celle du marquis de Vilers et qu'il aurait rendu ce soir même à la marquise, s'il avait pu la voir, hélas!
—Cet argent qui est à elle, je puis bien l'entamer pour elle, se dit-il, puisque je n'en ai pas à moi.
Et, grâce aux écus habilement semés ici ou là, voici ce qu'il apprit:
À la tombée de la nuit, un carrosse était venu se poster au coin de la rue de la Femme-sans-Tête.
C'était le carrosse qu'il avait remarqué en venant. Il y avait à peine quelques minutes que cette voiture était là, quand un homme, couvert de fourrures et paraissant assez âgé, s'était approché du cocher, le seul serviteur qui la gardât. A la lueur des lanternes, on l'avait vu donner de l'argent à ce cocher et causer longuement avec lui.
Puis il s'était dirigé vers la porte de l'hôtel.
Il n'avait pas même eu besoin de frapper. La porte était ouverte. Quelques minutes après, il sortit. Mais cette fois il n'était plus seul. Madame de Vilers le suivait. La marquise avait jeté sur ses épaules une grande mante de voyage. Bien qu'elle ne semblât faire aucune résistance, elle avait plutôt l'air d'obéir que de partir librement. Dans le court trajet qui séparait de l'hôtel le carrosse, elle porta plusieurs fois son mouchoir à ses yeux.
Au moment d'entrer dans la voiture, elle parut hésiter. L'homme lui saisit le bras et l'aida à monter. Il s'assit à côté d'elle et le carrosse partit au grand galop. Tony en avait pour son argent, du moins pour l'argent du marquis. En rentrant dans l'hôtel, il trouva, comme il était convenu, sur le seuil de la porte, le vieux Joseph qui, en l'apercevant, leva les bras vers le ciel par petites secousses. Ce geste a toujours voulu dire:
—Ce qui est arrivé est inimaginable!
—Eh bien? lui demanda Tony en refermant la porte.
—Ah! mon pauvre monsieur, ma maîtresse est perdue...
Et, pour abréger le récit de Joseph, récit coupé par des exclamations sans nombre, par des larmes et des hoquets, disons que le brave domestique, en parcourant les chambres, les cuisines, avait trouvé tout le monde endormi.
Enfin, il était parvenu à éveiller un laquais, à qu'il avait arraché mot à mot ces renseignements:
Vers trois heures de l'après-midi, un valet de chambre, se disant sorti de la veille de l'hôtel de Chevreuse et engagé aussitôt par le marquis, s'était introduit dans les cuisines.
Là, il avait fait vingt folies, raconté trente histoires et finalement demandé qu'on célébrât sa bienvenue, le verre en main. Il s'y était si bien pris que tous les domestiques de l'hôtel, y compris le suisse et les femmes de la marquise, avaient tour à tour trinqué avec lui.
Le laquais interrogé par Joseph ne savait rien de plus. Il avait tellement bu en compagnie de l'intrus que peu à peu la tête lui avait semblé lourde, puis il s'était endormi... Tous les autres avaient sans doute fait comme lui.
Tony était suffisamment éclairé.
Évidemment le soi-disant ex-laquais du duc de Chevreuse appartenait aux Hommes Rouges.
C'était lui qui, par l'ivresse, avait rendu inerte tout le personnel de l'hôtel de Vilers, puis avait ouvert la porte de la rue; après quoi, obéissant vraisemblablement à un ordre, il s'était retiré.
Malheureusement pour les Hommes Rouges, ils avaient travaillé pour un autre larron.
Au moment où Joseph finissait de raconter à Tony ce qu'on vient de lire, le marteau de la porte, soulevé, retomba lourdement sur son clou.
Le vieux domestique alla ouvrir.
—Monsieur Joseph? demanda la personne qui avait frappé.
—C'est moi.
—Voilà un papier pour vous. Il y a une réponse.
Certes, il y avait une réponse, et une bonne
Car ce papier disait:
«Prière à mon bon Joseph de remettre au porteur, contre le présent, dix mille livres.
» MARQUIS DE VILERS.»
—C'est étrange! se dit le vieux domestique. Mon pauvre maître, qui me racontait toutes ses affaires, ne m'a point parlé de celle-là. Qu'est-ce que ça signifie?
Pourtant il n'y avait rien à répliquer. L'écriture était bien celle du marquis. Le paraphe était bien le paraphe du marquis. Le papier était daté de la semaine précédente et n'avait donc pas été rempli par un fantôme. De plus, le cachet du marquis était apposé à l'un des angles.
Joseph dit:
—Attendez-moi.
Il alla chercher dix mille livres et paya, non sans tâcher de savoir en quelles circonstances ce bon avait été délivré.
—Je ne saurais vous l'apprendre, répondit le porteur. C'est une commission que je fais...
—Enfin! murmura Joseph en reconduisant ce commissionnaire.
Et comme il s'apprêtait à fermer la porte:
—M'sieur, m'sieur, cria un de ces gamins de Paris qui, plus tard, devaient s'appeler des gavroches. Ne fermez pas. J'apporte quelque chose.
Le gamin, tout en sueur, qui courait aussi vite qu'un poney, vint s'abattre devant l'hôtel en tendant à Joseph un papier.
—Pour qui cela? demanda le vieux domestique.
—Pour... le... marquis de Vilers, répondit le gamin tout poussif.
—Hélas! ne put s'empêcher de soupirer Joseph.
Le gamin continua:
—C'est de la part... d'une belle dame... qui était... dans un beau carrosse... Elle a écrit... pendant que son monsieur faisait charger des malles... Elle m'a dit... qu'on me payerait bien...
—Oh! certes, répondit Joseph, qui vida sa poche dans les mains du gamin émerveillé, puis rentra dans l'hôtel et rejoignit Tony.
Mais à cette époque le respect des domestiques pour leurs maîtres était tel que, bien que le marquis fût mort et que cette lettre pût lui fournir une indication précieuse, Joseph n'osa pas l'ouvrir.
Longtemps il la tourna et retourna entre ses doigts. Ce billet n'était point cacheté. Une épingle seule le fermait. L'adresse était écrite au crayon.
—En finirez-vous? demanda Tony impatienté.
—Je brûle d'ouvrir ce papier. Je n'en ai pas le courage.
—Je l'aurai, moi qui suis l'exécuteur testamentaire de votre maître!
Et le jeune homme s'empara du papier, fit sauter l'épingle et lut à haute voix ces mots également écrits au crayon:
«Cher ami,
«Le magnat m'emmène où vous savez! Au moins je ne quitterai pas la France! Veillez sur Réjane. Pauvre chérie! Elle venait de se mettre au lit quand je suis partie. Dites-lui que je l'ai embrassée... Comptez sur moi comme je compte sur vous...
«Marquise DE VILERS.»
—Eh bien, demanda vite Tony après la lecture de ce billet. Où le magnat emmène-t-il votre maîtresse! Vous devez le savoir aussi, vous?
Joseph était atterré. Des propriétés du magnat, Joseph n'avait jamais entendu parler que du château du Danube et la marquise disait: «Au moins je ne quitterai pas la France!»
Tony perdit de nouveau courage. Le fil conducteur que venait de lui tendre la Providence pour l'aider à se retrouver dans ce labyrinthe cassait tout à coup. Comment protéger la marquise maintenant?
Après avoir mûrement réfléchi, il s'arrêta définitivement à la résolution suivante:
Les trois autres ennemis de la marquise,—les siens en même temps,—étaient gardes-françaises.
Il le serait aussi.
D'abord, il le sentait en lui, il n'était pas né pour la vie douce et enfantine qu'il menait chez la bonne mame Toinon. Ce qu'il lui fallait, c'était la vie des camps, le tapage, la bataille. Il l'avait bien compris aux battements joyeux de son coeur, la première fois que sa main avait brandi une épée, la première fois que cette épée s'était croisée avec une autre. Et puis, dès son enrôlement, Tony serait auprès des Hommes Rouges. Malgré eux et à leurs côtés, il grandirait, les surveillant, ne les perdant pas de vue.
Le régiment est une grande famille où tout se sait: si les Hommes Rouges complotent, s'ils parviennent à découvrir la retraite du magnat, s'ils trament quelque entreprise contre la marquise, le garde-française Tony le saura et prendra ses mesures en conséquence...
—Je ne serai pas toujours simple soldat, se dit l'adolescent avec cette confiance superbe qu'il avait mise en toutes choses depuis la mort du marquis et qui lui était revenue. Je passerai anspessade, bas-officier, sous-lieutenant!... Je deviendrai l'égal de mes ennemis! Ainsi le comte ne pourra plus refuser de se battre avec moi. Je laverai l'insulte qu'il m'a faite en même temps que je vengerai le marquis. Et la marquise n'aura pas honte de son défenseur. Oui, je serai l'égal de ces fiers capitaines, leur supérieur peut-être... Tiens! pourquoi pas? parce que je ne suis point noble? Bah! L'armée mène à tout. M. Chevert, qui n'était pas plus noble que moi, est bien devenu maréchal de France!... Que je devienne général, ajouta-t-il en riant, je m'en contenterai. Le général Tony... Cela sonnerait joliment!...
Cependant, avant de s'enrôler, Tony songea qu'il lui restait un devoir à remplir.
Le corps du marquis de Vilers était toujours au Châtelet. Il en informa Joseph en l'invitant à aller avec lui.
La marquise n'étant plus là pour réclamer le corps de son mari et satisfaire aux derniers devoirs, ce soin incombait aux deux seuls vrais amis que le marquis eût à Paris: Tony et Joseph.
Dès que vint le matin, ils se rendirent donc au Châtelet, où on leur remit une magnifique bière de chêne, dans laquelle le lieutenant de police, voulant éviter le scandale, après la déclaration de MM. de Lavenay, de Maurevailles et de Lacy, avait enfermé le marquis.
Une messe fut célébrée à l'église de Saint-Louis-en-l'Isle, puis ils firent descendre le cercueil dans le caveau de la famille de Vilers, au Père-Lachaise.
—Mon pauvre maître, s'écria Joseph en fermant le caveau, c'en est donc fait de toi!!!
FIN DU PROLOGUE
PREMIÈRE PARTIE
LE CHÂTEAU DU MAGNAT
I
LES GARDES-FRANÇAISES
Le lendemain de l'enterrement du marquis de Vilers, il y avait grande rumeur à la porte Montmartre, devant un cabaret qui avait cette enseigne bizarre:
Au servent recruteur.
Une centaine de jeunes gens de quinze à vingt ans, appartenant pour les deux tiers à la classe ouvrière, et pour le tiers restant à la caste boutiquière et à la bourgeoisie de Paris, se pressaient aux abords du cabaret.
Un tambour des gardes-françaises avec son habit blanc à parements bleus, son tricorne et sa perruque poudrée, battait le rappel, et parfois, entre deux roulements, dépliait une grande pancarte et lisait à haute voix l'avis suivant:
«Monsieur le marquis de Langevin, mestre de camp, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis et colonel-général du régiment des gardes-françaises, fait assavoir:
«1° Que, par ordonnance du roi, contresignée par Son Excellence le secrétaire d'État au département de la guerre, le régiment des gardes-françaises vient d'être augmenté de deux compagnies;
»2° Que, les cadres de ces compagnies ayant été formés et chaque officier pourvu de son emploi, il est nécessaire de compléter l'effectif;
»3° Que les jeunes gens qui désirent servir peuvent s'adresser, soit directement à M. le marquis de Langevin, soit à MM. de Bressuire et de Vauxcouleurs, capitaines-commandants d'icelles compagnies, lesquels les enrôleront; soit enfin à Humbert, dit Pivoine, sergent recruteur, qui leur comptera dix pistoles en leur faisant signer leur engagement;
»4°...» (Nous ne garantissons pas le texte de cet article que Humbert, dit Pivoine, débita de mémoire sans regarder la pancarte): «4° Le régiment des gardes-françaises est le plus agréable de tous les régiments.
»On y danse le dimanche au son des violons et de la flûte.
»La solde est bonne, exactement payée.
»Les soldats ont la permission de dix heures tous les jours, et de minuit les jours de fête.
»Le colonel n'interdit à ses soldats, pourvu que le service ne souffre point, ni les amourettes, ni le cabaret. Les beaux garçons seront enrôlés de préférence, le régiment des gardes-françaises ayant à coeur de soutenir sa belle réputation de galanterie.»
Les variations exécutées par Pivoine sur ce quatrième et alléchant paragraphe auraient suffi à retenir la foule devant le cabaret du Sergent recruteur.
Pivoine était un grand diable d'homme qui pouvait bien avoir passé la cinquantaine.
Il était sec, maigre, osseux et portait une longue paire de moustaches blanches sur une trogne enluminée et d'un rouge incarnat qui lui avait valu ce nom de Pivoine.
Il était Gascon, hâbleur au delà de la permission, brave jusqu'à la témérité et buveur enragé. Sa mine rouge et son nez violacé disaient éloquemment qu'il avait largement usé de la tolérance dont les gardes-françaises jouissaient à propos du cabaret.
—Venez, mes garçons, mes petits amours, mes chérubins, reprit-il en faisant sonner quelques centaines de pistoles qu'il avait dans des sacs de cuir placés devant lui.
Qui veut servir le roi? qui veut dix pistoles?
Dix pistoles! cornes du diable! c'est un beau denier, mes enfants, et qui ne se trouve pas sous les pieds d'un cheval, ni dans le capuchon d'un moine.
Dix pistoles! sang du Christ! si j'avais dix pistoles à moi appartenant, dix pistoles neuves, luisantes et jaunes comme celles-là, je voudrais épouser une femme de qualité qui aurait un carrosse et des laquais chamarrés à outrance...
Dix pistoles! enfer et damnation! continua Pivoine d'une voix enrouée, c'est assez d'argent, ma foi! pour entretenir la plus belle fille de Paris pendant huit jours.
De temps en temps, le sergent interrompait sa parade pour faire signer un volontaire, qui prenait la plume en tremblant, écrivait son nom et son adresse, et touchait ensuite cinq pistoles.
—On donne les cinq autres, disait Pivoine, quand on se présente à la caserne.
Puis le sergent reprenait de plus belle:
—Il n'y a pas de meilleur métier que celui des gardes-françaises, mes poulets. On se lève tard, on ne fait pas de manoeuvres, on est bien nourri, on boit du bon vin. Le jour, on joue au bouchon; le soir, on fait la partie de cartes.
Les femmes du quartier sont amoureuses de nous... et nous le prouvent. Tenez, moi qui vous parle, mes lapins, moi, Pivoine, tel que vous me voyez, j'ai embroché plus de maris en ma vie qu'un cuisinier n'embroche de poulets.
Et Pivoine chantait d'une voix fausse et désagréablement timbrée:
On fait l'amour,
Tout le jour,
Dans les gardes-françaises,
On fait l'amour, sur ma foi!
Dans les gardes du roi!...
Et les enrôlés arrivaient, signaient et touchaient la moitié de leur prime dont ils laissaient une bonne part avant de sortir du cabaret.
Tout à coup un jeune homme fendit la foule.
C'était presque un enfant; il n'avait pas un poil de barbe, et il était blanc et pâle comme une jeune fille.
—Qu'est-ce que tu veux, toi, mademoiselle? lui demanda Pivoine en le voyant s'approcher.
—Je veux m'enrôler.
—Dans les gardes-françaises?
—Oui.
—Tu es trop jeune...
—J'ai passé seize ans.
Le sergent sourit.
—Tu es une fille habillée eu garçon, dit-il; c'est pour suivre ton amoureux... que tu veux...
Le jeune homme rougit jusqu'aux oreilles.
—Sergent, dit-il, je me suis battu cette semaine contre deux hommes ensemble, dont chacun était plus grand que vous, et je vous apprendrai quel est mon sexe véritable.
—Toi, bambin?
—Moi.
Le sergent riait à gorge déployée. Son interlocuteur lui demanda de nouveau:
—Voulez-vous m'enrôler, oui ou non?
—Non, tu es trop petit.
De rouge qu'il était, le jeune homme était devenu pâle.
—Sergent, dit-il, je vais aller trouver le marquis de Langevin. Ce soir, je serai soldat, et demain nous nous retrouverons.
Et Tony, car c'était lui, sortit du cabaret, la tête haute, le sourcil froncé, l'oeil enflammé, le coeur plein de colère.
A la porte, il s'adressa au tambour:
—Où faut-il aller, lui demanda-t-il, pour trouver le marquis de Langevin?
—Chez lui, à son hôtel.
—Où est-il, son hôtel?
—Rue des Minimes, proche la place Royale, au Marais.
Et il s'en alla, suivant le rempart.
L'hôtel du marquis était situé vers le milieu de la rue, sur la gauche. A la porte, Tony aperçut, collé au mur, un double de la pancarte dont le tambour avait donné lecture au cabaret du Sergent recruteur. Sur le seuil de la porte, se trouvait un laquais.
—Monsieur le marquis est-il chez lui?
—Que lui voulez-vous?
Tony fit la réflexion que le laquais serait capable de le trouver trop jeune, lui aussi, et il se souvint que l'infortuné marquis de Vilers lui avait dit:
—Je suis capitaine aux gardes-françaises.
Aussi répondit-il au laquais:
—J'ai un message pour M. le marquis de Langevin.
—De la part de qui?
—Du marquis de Vilers.
—Donnez...
—Non, dit l'enfant, je dois le remettre au marquis en personne.
—Alors, venez avec moi...
II
LE CAPORAL TONY
Le laquais conduisit le commis à mame Toinon à travers plusieurs salles luxueusement décorées jusqu'à un vaste cabinet de travail. Au milieu de ce cabinet Tony aperçut un homme déjà vieux, dont la moustache était grise, mais dont l'oeil brillait du feu de la jeunesse.
C'était le colonel-général marquis de Langevin.
La jolie figure et l'assurance de Tony lui plurent.
—Que voulez-vous, mon jeune ami? lui dit-il d'un ton plein d'affabilité.
—Monseigneur, répondit Tony, je voudrais être soldat.
—Vous croyez-vous donc assez fort pour cela?
—Je serai brave.
—Quel âge avez-vous?
—Seize ans.
—Et vous voulez servir?
—Je veux devenir officier.
—Oh! oh!
—Et, ajouta Tony avec un accent de mâle fierté, je vous jure que j'aurai un jour la croix de Saint-Louis.
—Peste! fit le marquis, enchanté de l'attitude martiale de l'enfant.
—En attendant, reprit celui-ci, je serais bien content d'être sergent au plus vite.
—Et pourquoi?
—Afin de me battre avec le sergent recruteur Pivoine qui m'a insulté.
—Bah!
—Sur l'honneur, Monseigneur.
—Quand cela?
—Il y a une heure.
Et Tony raconta comment le sergent Pivoine avait refusé de l'enrôler.
Le marquis écouta en souriant.
—Sais-tu lire? lui demanda-t-il.
—Lire et écrire.
—Sais-tu compter?
—Oui, Monseigneur.
Le marquis lui tendit une plume:
—Voyons ton écriture?
Tony traça la phrase que lui dicta le marquis. Il avait une fort belle écriture, lisible comme des caractères d'imprimerie, et de plus, chose rare en ce temps-là, il savait l'orthographe.
—Eh bien, dit le colonel, en attendant mieux, je te prends pour mon secrétaire.
Tony poussa un cri de joie.
—Ce qui, ajouta le colonel, te donne, au régiment, le grade de caporal.
—Est-ce qu'un caporal peut se battre avec un sergent? demanda Tony.
—Non, dit le marquis.
Tony se mordit piteusement les lèvres.
—A moins, ajouta M. de Langevin, que le sergent n'y consente. Mais, du reste, quand on est caporal, il suffit d'une bataille pour devenir sergent.
—Et se battra-t-on bientôt?
—Peut-être dans huit jours...
Tony ne put s'empêcher de se frotter les mains.
M. de Langevin ouvrit un registre d'enrôlements.
Tony reprit la plume et signa sans sourciller.
Il était garde-française!
—A nous deux, sergent Pivoine! Murmura-t-il.
Le lendemain, comme neuf heures sonnaient, le tambour battit dans la cour de la caserne des gardes-françaises!
Le sergent Pivoine se mit à passer en revue ses enrôlés de la veille.
Tout à coup il fronça le sourcil, et sa trogne déjà rouge devint ardente. Un moment même, il crut avoir un éblouissement:
—J'ai la berlue! se dit-il.
Pivoine se trompait; il n'avait pas la berlue, et il avait parfaitement vu.
Ce qu'il avait vu, c'était un tout jeune homme, déjà revêtu de l'uniforme blanc et bleu, sur la manche duquel s'épanouissaient les galons de caporal.
Ce jeune homme n'était autre que Tony.
Le sergent rongea sa moustache avec fureur, et son nez passa par toutes les nuances du violet.
Cependant il se contint et procéda à l'appel.
Quand l'appel fut fini, il fit un pas vers Tony.
Mais Tony en fit deux vers lui.
—Bonjour, sergent, lui dit-il.
—Bonjour, bambin!
Tony regarda fièrement Pivoine:
—Est-ce que vous n'avez pas vu ce que j'ai sur les bras, sergent?
—Mais si... si...
—Et cela vous étonne?
—Un peu, petit intrigant. Comment as-tu fait pour devenir caporal d'emblée, quand il m'a fallu dix ans, à moi, Pivoine, pour obtenir ce grade?...
—C'est le marquis de Langevin qui m'a pris pour son secrétaire.
Le sergent Pivoine plissa dédaigneusement les lèvres.
—Ah! dit-il, c'est plus facile de gagner ainsi les galons; on n'a pas besoin d'aller au feu...
—Sergent, dit froidement l'enfant, M. le marquis de Langevin m'a promis que nous irions au feu avant huit jours.
—Ah! ah!
—Et j'espère m'y bien conduire.
Pivoine ricanait.
—Afin d'obtenir bien vite les galons de sergent.
—Par exemple! s'écria le vieux soldat d'un ton railleur et plein de mépris tout à la fois; tu me la bailles belle, freluquet! Toi sergent? Il faut avoir de la barbe au menton pour cela.
—Je ne sais pas si j'aurai bientôt de la barbe au menton, mais ce que je sais, c'est que, le jour où je serai votre égal, je vous planterai mon épée dans le ventre jusqu'à la garde!...
—Si tu veux en essayer, blanc-bec, exclama le sergent exaspéré, je renonce à mes galons.
—Et vous vous battrez avec moi?
—Sur-le-champ.
Pivoine était ultra-cramoisi.
Tony ne connaissait encore personne au régiment, mais ses galons de caporal lui servaient d'introducteurs.
Il aborda deux vieux soldats qui, l'appel terminé, s'en étaient allés fumer dans un coin de la cour, et il leur dit d'un petit air crâne et résolu qui les charma:
—Camarades, voulez-vous être mes témoins?
Les deux grognards regardèrent l'enfant avec une curiosité bienveillante:
—Avec qui voulez-vous donc vous battre? lui demanda l'un.
—Avec le sergent Pivoine.
—Oh! oh! C'est une forte lame, le sergent.
—Et qui a tué deux douzaines d'hommes en sa vie, ajouta l'autre.
—Je le tuerai, moi.
A ce moment, entraient dans la cour les officiers de Lavenay, de Maurevailles et de Lacy, qui venaient donner des ordres pour une prochaine revue...
III
OU L'ON N'INTERROMPT PLUS LES EXPLOITS
DE TONY
Tony avait parlé avec une assurance telle que les deux soldats consentirent à le suivre, en qualité de témoins.
Le sergent Pivoine avait également prévenu deux de ses camarades.
—Où se bat-on, ici? demanda le jeune homme.
—Oh! répondit un soldat en riant, on ne se bat pas à la caserne.
—Où donc alors?
—Ordinairement nous allons du côté de la Grange-Batelière ou sur les Porcherons.
—Allons où vous voudrez.
Les choses s'étaient passées si rapidement qu'aucun officier de service ne s'était aperçu de la provocation.
Mais, pour gagner la rue, il fallait se croiser avec les trois amis de Fraülen.
—Oh! vois donc, dit Maurevailles à Lavenay, le petit protecteur de la marquise, qui s'est fait garde-française!
Un homme aussi expérimenté que Lavenay ne pouvait s'y tromper. Quand deux soldats, aux regards furibonds, sortent de la caserne, suivis de quatre autres, c'est toujours à un duel qu'ils courent.
—Parfaitement, dit Lavenay. Tu désirais que nous fussions débarrassés de cet ex-commis. Ce grand sergent va se charger de la besogne.
Et les trois amis se rendirent au rapport sans plus s'occuper de Tony.
Le sergent Pivoine, ivre de rage d'avoir été insulté par un enfant, sortit le premier de la cour.
Tony le suivit.
Quand on fut dans la rue, le sergent se retourna vers ses témoins.
—Allons au plus près, dit-il, derrière le rempart; j'ai hâte de corriger ce bambin.
Et il allongea le pas outre mesure.
—Hé, sergent, lui cria Tony, vous êtes un peu trop pressé de vous en aller dans l'autre monde.
Pivoine répondit par un affreux juron et redoubla de vitesse.
La caserne des gardes-françaises se trouvant proche du Louvre, il y avait un bout de chemin à faire pour arriver derrière les remparts.
Il fallait un grand quart d'heure pour atteindre la porte Montmartre.
Puis là, comme il y avait du monde sur les remparts et qu'on jouait aux quilles et au bouchon à droite et à gauche, le sergent Pivoine, tout en maugréant, se dirigea vers les derrières de la petite maison que le maréchal de Richelieu avait fait bâtir récemment au bout du chemin des Porcherons. Là les deux adversaires trouvèrent un terrain sablonneux, entouré de quelques grands arbres et adossé au mur du jardin de la petite maison.
Le lieu était désert.
—Ventrebleu! murmurait le sergent Pivoine en mettant bas son habit et en retroussant les manches de sa chemise, je ne veux pas tuer ce poulet, car on m'appellerait tueur d'enfants; mais je lui planterai trois pouces de fer dans le bras et je l'égratignerai au visage d'un coup de fouet. Ce sera pour lui une leçon.
Tony pensait:
—Le sergent est très fort, dit-on, et je ne sais pas tirer; mais Dieu est juste, et comme la marquise de Vilers n'a plus d'autre protecteur que moi, il ne permettra point que cet ivrogne me tue.
—Allons! allons! mademoiselle, hurlait Pivoine de plus en plus colère, voulez-vous donc que nous chantions la messe avant d'en découdre?
—Monsieur, répondit Tony, vous avez une fort vilaine voix, et je vais tâcher de la modifier.
Tony tira son épée et tomba en garde.
Il était superbe d'attitude et de résolution.
Les témoins, qui d'abord avaient secoué la tête, commencèrent à s'étonner; puis l'un dit à l'autre:
—Qui sait? le sergent pourrait bien recevoir une leçon.
Tony se tint d'abord sur la défensive. Le sergent Pivoine fondit sur lui et lui porta un terrible coup droit qu'il esquiva.
Puis il riposta et toucha le sergent Pivoine à l'épaule.
Le vieux soldat poussa un cri de rage.
—Je voulais t'épargner; mais tant pis pour toi, dit-il.
Et il se mit à presser Tony, qui commençait à rompre pas à pas.
—Ah! drôle! ah! petit misérable, la peur te prend, tu lâches pied! hurlait le sergent.
Et soudain il se fendit.
Les témoins de Tony fermèrent les yeux. Ils crurent que le pauvre enfant était mort. Mais il avait fait un bond de côté!
L'épée du sergent fila dans le vide, et Tony, revenant à la riposte, lui enfonça la sienne dans la gorge.
—Vous aviez une vilaine voix, dit-il simplement.
Le sergent tomba comme une masse, en vomissant un flot de sang.
Vous eussiez dit Goliath tué par David.
On releva le pauvre Pivoine et on le transporta en toute hâte dans le cabaret le plus voisin.
Tony, qui, au fond, avait un excellent coeur, oublia sa colère en présence de son ennemi vaincu, et lui prodigua des soins.
On envoya chercher un chirurgien.
Le chirurgien sonda la blessure et déclara qu'elle n'était point mortelle, mais que peut-être le sergent en conserverait une extinction de voix.
Transporter le blessé, le coucher, faire venir le chirurgien et assister au premier pansement, tout cela avait pris environ une heure.
Les deux soldats qui avaient servi de seconds à Tony ne l'avaient point quitté.
L'un était un Gascon surnommé La Rose, l'habitude aux gardes-françaises étant d'avoir toujours un sobriquet; c'était un homme de quarante ans, hâbleur mais brave, vantard mais incapable de mentir pour une chose sérieuse.
L'autre était un gros Normand taciturne, qui se battait fort bien, buvait sec, jouait sa solde un mois d'avance aux quilles ou au bouchon, et s'était pris d'une belle amitié pour le Gascon La Rose.
Le Normand et le Gascon s'étaient liés, en raison même des oppositions flagrantes qui existaient entre eux; l'un était sobre de paroles, même dans le vin, l'autre buvait pur et parlait beaucoup.
Le Normand s'était fait le Pylade de ce moderne Oreste, et comme il lui reconnaissait une grande supériorité d'esprit, il avait coutume de ne faire et de ne dire que ce que lui conseillait le Gascon.
Tels étaient les deux hommes qui venaient d'assister Tony en qualité de témoins.
—Voilà, sandis! un beau coup, mon garçon, dit La Rose en passant familièrement son bras sous celui de Tony, lorsqu'ils sortirent du cabaret, laissant le sergent Pivoine aux mains de son chirurgien et de ses deux témoins.
—Un beau coup! répéta le Normand avec son accent traînard des bords de la Manche.
Le Normand—on ne lui connaissait pas d'autre nom au régiment—s'était fait l'écho fidèle du Gascon.
Il répétait mot pour mot ce que le Gascon disait.
—Et qui vous fera honneur, mon jeune ami, poursuivit La Rose; on en parlera à la caserne.
—Oh! oui! dit le Normand, on en parlera.
—Cornes de boeuf! reprit La Rose, tandis qu'ils arpentaient le chemin qui longeait le rempart, on ne pouvait décemment demander un verre de vin dans ce cabaret où nous avons transporté Pivoine; il faut avoir du respect pour l'infortune.
—Oh! oui, fit le Normand.
—Mais ça n'empêche pas que nous avons soif, très soif.
—Très soif! répéta le Normand.
—Et si vous m'en croyez, mon jeune coq, continua La Rose, nous irons nous désaltérer.
—Mais, camarades, dit Tony, avec beaucoup de plaisir, et vous me permettrez de régaler.
La Rose prit une attitude pleine de protection:
—Soit, mon jeune ami, on vous le permet.
—Où irons-nous? demanda Tony.
—Je connais un bon endroit.
—Ah! vraiment?
—A deux pas d'ici.
—Serait-ce le cabaret du Sergent recruteur?
—Fi! dit La Rose, c'est une abominable guinguette.
—Pouah! dit le Normand, l'écho éternel des sentiments manifestés par son ami.
—C'est le cabaret de la Citrouille, mon homme,—reprit La Rose d'un ton solennel,—tenu par madame Nicolo et sa fille Bavette.
—Les singuliers noms! dit Tony.
—Pour celui de Nicolo, je ne puis vous dire d'où il vient; mais quant au joli nom de Bavette....
—Vous le savez?
—Parbleu! c'est moi qui vous parle, moi La Rose, qui suis son parrain, à cette petite.
—Ah! vous êtes son parrain.
—C'est toute son histoire que je vais vous raconter, poursuivit le garde-française, une drôle d'histoire, allez!
—Très drôle! grommela le Normand.
Tony avait une pistole dans sa poche; en outre, il avait hâte de faire son noviciat, c'est-à-dire de passer, de nouveau qu'il était, à l'état d'ancien et il pensait que le meilleur moyen pour cela était de se faire des amis le plus promptement possible.
Or, la leçon qu'il venait de donner au sergent Pivoine lui avait déjà valu l'estime de La Rose et du Normand, il pensa que leur amitié lui serait bientôt acquise s'il leur payait à boire et écoutait complaisamment leur histoire.
—Est-ce loin? demanda-t-il.
—Non, à deux pas d'ici. J'ai le temps de vous dire mon histoire.
—J'écoute avec bien du plaisir, murmura Tony, qui était plein de courtoisie.
—Il y a bien quinze ans de cela, mon jeune ami, dit alors le sergent La Rose, vu que Bavette a quatorze ans révolus; j'avais vingt-cinq ans, attendu que j'en ai quarante aujourd'hui:
—Vous ne les portez pas, observa Tony, qui tournait à la flatterie.
La Rose frisa sa moustache d'un air vainqueur.
—Je suis bien conservé, dit-il.
Le Normand eut pour son ami un regard et un sourire pleins d'admiration.
—Mais revenons à mon histoire, reprit La Rose, j'avais donc vingt-cinq ans. Nous faisions la guerre en Flandre et notre cantinière n'était autre que maman Nicolo, chez qui je vous conduis.
—Ah! ah!
—Maman Nicolo était une belle femme qui était veuve d'un tambour, lequel avait été tué dans une tranchée, à je ne sais plus quel siège. Les mauvaises langues disaient qu'elle avait trente ans sonnés; mais, à y regarder de bien près, elle était, ma foi! très belle, et il n'y avait pas un homme au régiment qui n'en fût amoureux, à commencer par moi...
La Rose soupira... puis ajouta:
—Et à finir par cette brute que vous voyez-là.
Le garde-française accompagna ces mots d'un coup de poing qu'il appliqua au Normand entre les deux épaules.
Le Normand soupira à son tour, non à cause du coup de poing, mais en souvenir des charmes probablement défunts de maman Nicolo.
Le Gascon La Rose reprit:
—Maman Nicolo était donc une belle femme dont nous étions tous amoureux, et tous sans aucun succès.
—Pas possible! dit Tony.
—Elle était sage et n'écoutait personne. «Je pleure encore mon mari», disait-elle... Et elle nous riait au nez... Cependant, un jour, il arriva au régiment un jeune cornette qui était beau comme les amours.
—Bon! observa Tony, qu'est-ce que cela pouvait faire à un homme comme vous?
—Attendez! ce cornette était un gentilhomme, comme bien vous pensez.
Il avait seize ou dix-huit ans, et il ressemblait à une fille habillée en garçon. Quand il arriva, nous faisions le siège d'une petite ville de Flandre, et nous étions campés en rase campagne. En sa qualité de cantinière, maman Nicolo avait une belle tente, bien vaste; et, comme c'était en hiver, on s'y réunissait tous les soirs, on y buvait à l'entour d'un bon feu allumé au milieu.
—Je gage, dit Tony, que le cornette y vint.
—Justement.
—Et il s'éprit de la cantinière?
—Non, ce fut la cantinière qui s'éprit de lui.
—Trois jours après son arrivée au camp, poursuivit La Rose, le cornette reçut une balle dans l'épaule qui le coucha tout de son long dans la tranchée.
—Comment! il fut tué? exclama Tony que son récent duel intéressait au sort du cornette.
—Non, la blessure n'avait rien de grave; mais on le transporta dans la tente de la cantinière.
—Je devine...
—Maman Nicolo le soigna comme si elle eût été infirmière de son état, et trois semaines après le cornette était sur pied. Mais, à partir de ce moment-là aussi, maman Nicolo, qui riait toujours pour faire voir ses belles dents, devint mélancolique et soucieuse. Elle prétendait qu'elle était malade et congédia ses pratiques dès neuf heures du soir. Cela les intriguait beaucoup, mais aucune n'en savait le vrai mot. Le cornette était discret, et personne au régiment ne se doutait de la chose.
—Il faut pourtant que je sache, me dis-je un jour, pourquoi maman Nicolo est ainsi changée!
Alors, comme je n'avais rien à faire, je me mis à rôder toute la nuit dans les environs de la cantine. A minuit, une ombre se glissa sous la tente de maman Nicolo. C'était un homme enveloppé d'un manteau.
Le manteau lui cachait le visage, et la nuit était noire.
—Bon! me dis-je, je n'ai pu le voir à présent, je le verrai quand il sortira...
J'attendis toute la nuit.
—Diable! dit Tony, la visite avait été longue.
—Au petit jour, reprit La Rose, mon inconnu de la nuit, sortant avec précaution de la tente de maman Nicolo, se trouva face à face avec moi. C'était le cornette. C'était le marquis de Vilers...
—Le marquis de Vilers! exclama Tony.
—Oui. Vous le connaissez? C'est lui le vrai père de Bavette.
—Ah! mon Dieu!... murmura le jeune homme interdit, il y a des hasards étranges dans la vie!...
IV
LES PREMIÈRES AMOURS DU MARQUIS DE VILERS
Pendant quelques secondes, le Gascon La Rose contempla Tony, dont la physionomie exprimait la plus vive surprise.
—Ah ça, voyons, dit-il enfin, qu'est-ce qu'il y a d'étrange à ce que le marquis de Vilers, que Dieu conserve!...
Tony fit un mouvement.
—Quel drôle d'effet vous produit ce nom! exclama La Rose.
—Continuez, dit Tony.
—Je disais donc: Que trouvez-vous d'étrange à ce que M. le marquis de Vilers ait été cornette aux gardes-françaises? A ce qu'il soit le père de Bavette?
—Rien encore.
—Alors, expliquez-vous.
—Quand vous aurez fini.
—C'est drôle tout de même! dit La Rose. Est-ce parce que je vous ai vu l'épée à la main? Je fais ce que vous voulez.
Et le Gascon reprit:
—En reconnaissant M. de Vilers: «Hé, hé! mon officier, lui dis-je, il paraît que vous savez payer les soins qu'on a pour vous.» Il rougit jusqu'au blanc des yeux, ni plus ni moins qu'une jeune fille.
—Es-tu discret? me demanda-t-il.
—Dame! si vous y tenez.
—Énormément, me dit-il. Mon oncle le chevalier, qui est capitaine de ma compagnie, ne me pardonnerait jamais s'il savait que j'aime une cantinière.
—Eh bien, mon officier, lui dis-je, foi de La Rose, vous n'avez rien à craindre.
—Et vous avez tenu votre parole? demanda Tony.
—Naturellement. Un beau matin, il y eut grande rumeur au quartier. Maman Nicolo avait perdu sa taille fine.
—Ah! diable...
—Afin d'être plus sûr de mon silence, continua La Rose, M. de Vilers m'avait pris à son service. Je brossais ses habits. Je pansais son cheval. Un matin il me dit: «La cantinière va devenir mère. Il faut que tu sois le père adoptif de l'enfant. Tu veilleras à son éducation et je donnerai secrètement l'argent nécessaire.» Le rôle me convenait, je l'acceptai. Bientôt, dans le régiment, comme j'allais souvent à la cantine, on prétendit que c'était moi, et non le marquis de Vilers, que maman Nicolo avait favorisé. Elle accoucha. Je manoeuvrai si bien que tout le monde me félicita.
Tony se prit à rire.
—Le nouveau-né était une petite fille qui ouvrit un oeil dès la première heure, et les deux à la fin de la journée. Une fois que le camp tout entier fut bien convaincu que j'étais le père, je fis le modeste, je niai. Je prétendis que le meilleur moyen de me justifier était de tenir l'enfant sur les fonts baptismaux. Il n'y eut pas un fifre, ni un tambour qui en crût un mot; on m'appela père et parrain, mais, ajouta La Rose en riant, il fallait bien faire quelque chose pour la réputation de maman Nicolo.
—Et vous fûtes parrain?
—Naturellement. L'aumônier, avant d'ondoyer l'enfant, me demanda comment il fallait l'appeler.
—Bavette, répondis-je.
—Comment, Bavette? dit l'aumônier, ce n'est pas un nom du calendrier.
—Non, mais c'est un bon nom tout de même, répondis-je.
—Pourquoi?
—Je suis de la Gascogne et, dans mon pays, on n'estime que deux choses, le bras et la langue. Le bras tient l'épée, la langue sert utilement et vaut souvent mieux que le bras. Or, voyez-vous, poursuivis-je, une femme, même quand elle est cantinière comme l'accouchée, ne se sert pas d'une épée, mais elle peut faire faire un rude service à sa langue.
L'aumônier me regardait et ne savait pas où je voulais en venir.
—En Gascogne, continuai-je, quand un homme jase bien et avec esprit, on dit de lui: Il sait tailler une bavette. C'est une manière de parler. Donc, si j'appelle la petite Bavette, en vertu du proverbe qui dit que nom oblige, la petite aura une bonne langue dont elle se servira gentiment. Ça lui portera bonheur.
—Mais tout cela est absurde! s'écria l'aumônier.
—C'est possible, mais je donne ma démission de parrain si...
—Entêté! murmura le brave homme.
Et il imposa les mains sur l'enfant et dit, en s'efforçant de garder son sérieux: Je te baptise, Bavette...
—Et coetera, dit Tony. Est-ce là toute votre histoire?
Cette simple question rendit le soldat tout pensif.
—Oui, dit-il, mais depuis longtemps je n'ai vu mon pauvre capitaine,—car le cornette était devenu capitaine,—et voici quatre ans qu'il a quitté le régiment.
—Je sais cela, dit Tony.
—Vous savez cela? C'est vrai, alors? Vous le connaissez? fit le soldat ému.. Vous pourriez me donner de ses nouvelles?
Le Gascon avait dans la voix une angoisse indicible.
—Oui, je l'ai connu, balbutia Tony non moins ému. Mais, dites-moi, vous aimiez donc beaucoup votre capitaine?
—Je me ferais hacher pour lui.
—Et si... il lui arrivait... malheur?
—Oh! fit La Rose, qui porta la main à la garde de son épée, on compterait avec moi!
Alors Tony, l'enfant de seize ans, le bambin que Pivoine avait appelé mademoiselle, ce courtaud de boutique de la veille, devenu soldat en quelques heures, Tony se redressa, hautain et grave; Tony eut la dignité d'un homme.
—Camarade, dit-il, le marquis de Vilers est mort.
—Mort! exclama La Rose. qui recula frappé de stupeur.
—Mort, il n'y a pas quatre jours, acheva Tony, et tout à l'heure encore je ne lui connaissais qu'un vengeur, c'était moi. Maintenant...
—Oh! maintenant! exclama La Rose, pâle comme la mort, maintenant il en a deux!...
—Il en a trois, dit le Normand, qui depuis une heure gardait un silence respectueux.
—Mais, reprit La Rose, dont les yeux s'étaient remplis de larmes, comment est-il mort?
—Il a été tué.
—Par qui?
—Chut! dit Tony, il y a des noms qu'il ne faut pas prononcer en plein air. On vous dira peut-être un jour qu'il a été tué en duel. Ce n'est pas vrai. Il est mort frappé par une association composée de trois hommes qui devaient le provoquer tour à tour jusqu'à sa mort. Vous voyez bien que c'était vraiment un assassinat.
—On les tuera! dit La Rose à qui revint sa suffisance gasconne.
En ce moment, Tony et ses deux compagnons qui, tout en causant, avaient continué à marcher, se trouvaient à la porte du cabaret de maman Nicolo.
—Ah! moi, dit La Rose, je n'ai plus soif!
—Ni moi, dit le Normand.
—Ni moi! ajouta Tony. Mais entrons cependant.
—Pourquoi?
—Je veux voir sa fille, et puis... on cause mieux à l'écart. Nous prendrons un salon.
Ils entrèrent.
—C'est bizarre, dit La Rose, je ne vois ni maman Nicolo ni Bavette.
Le cabaret était désert.
Un garçon cabaretier qui trônait au comptoir reconnut le soldat La Rose, et, accourant, son bonnet à la main, témoigna, par son attitude, du respect qu'on avait dans l'établissement pour le parrain de Bavette.
—La patronne et mam'zelle sont dans Paris, dit-il, mais elles ne peuvent pas tarder à rentrer. Elles sont sorties depuis le matin. Qu'est-ce qu'il faut vous servir, monsieur La Rose?
—Rien, dit le soldat d'un ton bourru.
Et il alla s'asseoir dans un petit cabinet attenant à la première salle. Tony et le Normand le suivirent. Alors le jeune garde-française se penchant vers les deux vieux soldats:
—Est-ce que les lois militaires ne punissent pas de mort le soldat qui tue son officier? demanda-t-il.
—Oui, certes.
—Vous voyez, murmura l'enfant; ce que vous comptiez faire est impossible.
—Pourquoi?
—Parce que les meurtriers du marquis de Vilers...
—Eh bien?
—Sont des officiers de notre régiment, camarades.
Les deux soldats frissonnèrent. Tony continua:
—Ils se nomment Gaston de Lavenay, Albert de Maurevailles et Marc de Lacy!
—Diable! fit La Rose, ce sont nos chefs...
—Nos chefs, répéta le Normand.
—Les miens aussi, depuis ce matin, reprit le jeune garde-française. Mais est-ce en qualité de chefs qu'ils ont tué votre brave capitaine, le père de votre petite Bavette, et qu'ils sont ou veulent être les bourreaux de sa veuve? Lorsque, sous les armes, ils nous commanderont, obéissons en soldats. Seulement il y a des heures où chefs et soldats ne sont plus, les uns vis-à-vis des autres, que des hommes. Alors souvenons-nous. Ils sont trois; combien serons-nous?
—Je l'ai dit, nous serons trois, s'écria La Rose en saisissant à la fois la main de Tony et celle du Normand.
—Oui, nous serons trois, répéta celui-ci.
Et longtemps encore, les futurs vengeurs du marquis de Vilers parlèrent du malheureux capitaine déposé si jeune dans le caveau de sa famille par son seul domestique et un jeune homme qu'il ne connaissait pas une heure avant de mourir. Ils s'entretinrent aussi et de la pauvre marquise aujourd'hui disparue et de Bavette l'orpheline.
—Cette mâtine-là ne rentrera donc pas! murmurait à fréquentes reprises La Rose.
—Elle ne rentrera pas! répétait le Normand.
A la fin pourtant la porte s'ouvrit devant maman Nicolo. La cantinière avait dû être fort belle et conservait des restes très présentables; mais il y avait à ses côtés une jeune fille qui attira sur-le-champ les regards de Tony. C'était Bavette.
Bavette était si belle, que l'ancien commis de mame Toinon fut soudain ravi d'admiration autant que de surprise.
—Comme elle ressemble à son père! murmura-t-il à l'oreille de La Rose.
—Et comme je l'aimerai! se dit-il à lui-même.
Cependant La Rose et le Normand fronçaient les sourcils. Maman Nicolo et Bavette ne leur semblaient pas avoir leur figure de tous les jours.
—Ah! qu'est-ce qu'il y a donc? demanda le Gascon.
—Mon brave, ça nous regarde, fit d'un ton bourru maman Nicolo.
—Maman Nicolo, je ne sais pas d'où vient votre nom, mais je saurai d'où vous venez.
—Jamais!
—Un mystère?
—Et un solide!
V
L'ULTIMATUM
Laissons le Gascon et le Normand essayer de faire parler maman Nicolo. Ils n'y parviendront pas.
Et même il faut que le secret de la cantinière soit bien grave pour qu'elle soit aussi discrète avec ses deux vieux amis. En vain ils lui promettent de lui livrer en échange du sien celui que leur a révélé Tony. En vain ils tentent d'arracher à Bavette une indiscrétion. En dépit de son nom, celle-ci est muette et maman Nicolo se contente de crier... sans parler.
Plutôt que d'assister à cette vaine querelle, suivons le carrosse qui emporte madame de Vilers et le magnat.
Quelque diligence que pût faire le Hongrois et bien que, de poste en poste, il eût envoyé en avant un courrier, chargé de faire préparer les relais, le carrosse n'allait pas vite.
Avec les horribles chemins que possédait la France à cette époque, il était bien difficile de faire plus de quinze à vingt lieues par jour.
Or, le magnat, qui craignait d'être poursuivi, prenait à chaque relai une direction fausse, pour dépister ses ennemis.
Aussi le voyage se prolongeait-il, voyage odieux, épouvantable pour la marquise.
Elle se retrouvait séparée de celui qu'elle aimait, en tête-à-tête avec cet homme redouté qu'elle n'avait pas vu depuis quatre ans, qu'elle avait autrefois considéré comme un père et qu'elle avait fui parce qu'elle avait deviné que ce n'était plus l'amour d'un père qu'il ressentait pour elle...
Comprenant qu'auprès de ce vieillard fou de passion, son honneur n'était plus en sûreté, elle s'était confiée au loyal gentilhomme vers lequel l'avait entraînée son coeur, au marquis de Vilers. Elle avait fui le magnat, espérant ne jamais plus être en face de lui.
Et elle était là, en son pouvoir, sachant à peine où il allait la conduire, ignorant ce qu'il allait faire d'elle...
On se demandera pourquoi la jeune femme avait ainsi quitté son hôtel, où elle était en sûreté, pour suivre le magnat qu'elle abhorrait.
Était-ce par crainte du scandale?
Non. Qu'eût pu faire le magnat contre sa réputation? N'était-elle pas l'épouse légitime et respectée du marquis de Vilers?
Ce n'était pas non plus par reconnaissance pour les soins qu'enfant elle avait reçus du vieux comte, madame de Vilers savait trop bien maintenant à quoi s'en tenir sur le but intéressé qui avait dicté ces soins.
Si elle l'avait suivi, c'était uniquement par peur, non pour elle, mais pour son mari.
Ce qui s'était passé lui avait en effet paru étrange.
Le marquis était sorti pour quelques heures, afin de choisir les costumes que lui et sa femme devaient porter au bal de l'Opéra.
Puis à sa place était arrivé un commissionnaire et M. de Vilers avait fait dire que, appelé à Versailles par une affaire inattendue et pressante, il était contraint de renoncer au plaisir de l'accompagner.
Selon le désir de son mari, qui promettait d'ailleurs de la rejoindre à ce bal, elle y était allée malgré tout.
Là, elle avait rencontré l'un de ces officiers dont elle se rappelait à peine le visage, l'un de ces Hommes Rouges qu'elle avait vus à Fraülen à côté de celui qui devait être son mari, le soir où celui-ci lui demanda de les aider dans l'accomplissement d'un pari...
Cet homme l'avait insultée...
Et soudain un enfant, qu'elle ne connaissait pas, mais qui, lui, semblait parfaitement la connaître, était venu la défendre...
Ce défenseur, dans les quelques mots qu'ils avaient pu échanger ensemble, lui avait parlé d'un danger...
Tout d'abord, elle avait supposé qu'elle devait craindre les Hommes Rouges... Mais quand elle aperçut le magnat, elle pensa:
—Voilà le danger dont m'a parlé mon jeune défenseur.
Et elle avait mesuré les conséquences que pouvait avoir pour M. de Vilers le retour du magnat.
Elle connaissait l'horrible passion du vieillard pour elle.
Elle savait que cet homme n'avait reculé devant rien, pas même devant le crime, pour éloigner d'elle ceux qui auraient pu être ses rivaux.
Elle n'avait pas oublié le malheureux jeune homme qui avait voulu faire le siège du château du Danube et qu'on avait trouvé dans les fossés frappé en plein front par la balle du magnat.
Aussi trembla-t-elle pour son mari.
Elle se dit que le comte Mingréli devait avoir entouré d'embûches le marquis, avoir mis à ses trousses une armée de spadassins ou de bandits aux attaques desquels celui-ci ne pourrait échapper.
Aussi quand, reprenant pour un instant son rôle de père, le magnat lui avait dit:
—Venez!
Elle s'était levée, désolée, brisée de douleur, mais espérant, par un commencement de soumission, détourner de la poitrine de celui qu'elle aimait le poignard des assassins.
Et lorsque le comte, lui désignant la voiture, lui avait annoncé qu'ils allaient partir pour un long voyage, elle avait pensé:
—Je serai longtemps sans voir mon mari adoré. Il m'accusera, il me maudira peut-être, mais il vivra!!!
Et elle était montée en voiture...
Ainsi que l'avaient supposé les Hommes Rouges, le magnat n'était point parti sans s'arrêter à l'hôtel où il était descendu.
Il avait eu des bagages, des provisions à prendre, des ordres à donner à son homme de confiance, un trakan, vieux cavalier hongrois, qui le servait depuis vingt ans et qui devait partir à cheval derrière lui, pour l'aider à garder la marquise. En même temps, loyal à sa manière, le magnat envoyait à M. de Lavenay le prix de son carrosse.
Or, quelque surveillée que fût la jeune femme, elle trouva moyen d'échapper une minute à l'attention de ses gardiens, et cette minute lui suffit pour écrire un mot à son mari.
Elle avait glissé ce mot dans la main d'un enfant qui aidait à charger les bagages et dont la figure intelligente lui inspirait confiance.
Nous avons vu ce gamin remplir consciencieusement sa mission.
Il nous reste maintenant à expliquer comment le magnat avait eu connaissance de l'enlèvement projeté par les Hommes Rouges.
Arrivé à Paris depuis quelques jours seulement, le Hongrois avait établi ses batteries du côté de l'hôtel de Vilers, cherchant une occasion favorable pour enlever la jeune femme, pour laquelle il éprouvait cet amour sénile, qui est le plus effréné de tous les amours.
Apprenant que madame de Vilers venait de partir sans son mari pour le bal de l'Opéra, ce qu'indiquaient assez son costume et son masque, il avait jugé l'occasion favorable.
Mais il était arrivé trop tard. Les Hommes Rouges avaient déjà rencontré la marquise.
Du premier coup d'oeil, il les reconnut.
Il les avait remarqués à Fraülen, causant avec la jeune comtesse et fort empressés auprès d'elle... Cela avait suffi pour que leur visage se gravât dans sa mémoire.
Se doutant à juste raison qu'ils parleraient d'elle, il les avait suivis et écoutés.
Il apprit ainsi que, le lendemain, une voiture serait prête et les attendrait pendant que l'un de leurs laquais les introduirait dans l'hôtel.
Il se promit de profiter de leurs préparatifs.
Or, il était en train de jouir de son succès.
Le voyage continuait, toujours triste, lamentable. Il paraissait mortellement long à la jeune femme, ce tête-à-tête avec un ravisseur abhorré!
Et cependant elle en redoutait la fin...
Tant qu'ils voyageraient à travers les routes, elle n'aurait rien de bien grave à craindre de la part du magnat.
Mais, le voyage terminé, une fois qu'elle serait tout à fait seule avec lui et en son pouvoir, dans un château perdu au milieu des forêts!...
Les témoignages d'affection, les tentatives que faisait le comte pour la sortir de la mélancolique torpeur dans laquelle elle était plongée, ne faisaient que redoubler sa terreur.
Plus elle allait, plus grandissait son horreur pour cet homme.
La quatrième nuit enfin, après mille angoisses, madame de Vilers vit se dresser dans l'ombre, au bout d'une longue allée de chênes, le château de Blérancourt.
Une autre voiture y serait venue en deux journées, mais nous avons parlé des innombrables détours faits par le magnat, qui tenait à ce que personne ne lui ravît sa proie.
A la vue de ce château qu'il lui avait souvent dépeint comme un nid d'amoureux, madame de Vilers se sentit défaillir.
Quel sort l'y attendait? Une seuls chose la consolait; elle avait écrit à son mari!
Le carrosse arriva en face du pont-levis, dont la herse s'abaissa avec un grincement lugubre.
Le carrosse entré, les chaînes rouillées crièrent de nouveau sur les poulies; la herse se relevait! La marquise était prisonnière.
Une fois dans la grande cour, le magnat offrit la main à la jeune femme et l'aida à descendre de voiture.
Puis il lui montra les appartements qu'il lui destinait et la laissa seule un instant pour qu'elle réparât le désordre occasionné dans sa toilette par un si long voyage.
Deux jeunes femmes entrèrent, se tinrent debout devant madame de Vilers et parurent attendre ses ordres.
A tout hasard, espérant trouver un peu de sympathie chez des personnes de son sexe, la jeune femme demanda:
—Au nom du ciel, où suis-je et que veut-on faire de moi?
L'une des femmes secoua la tête. L'autre mit un doigt sur sa bouche avec un sourire mélancolique. Elles étaient muettes.
Elles firent signe que le lit était préparé, mais madame de Vilers les congédia du geste.
Quelque fatiguée qu'elle fût par le voyage, elle n'osait se coucher, craignant une surprise.
Elle se reposa dans un fauteuil.
Deux heures après, l'une des femmes revint avec un homme qui apportait une table toute servie.
La marquise voulut lui adresser la parole.
Comme les autres, il fit signe qu'il ne pouvait répondre.
Tout le service du château était fait par des muets,—créatures du vieux comte, amenées par lui d'Allemagne, et paraissant avoir pour lui un dévouement à toute épreuve...
Madame de Vilers refusa le dîner comme elle avait refusé le lit.
Quelques instants plus tard, le magnat entrait chez elle.
—Haydée, lui dit-il, car, pour moi, vous n'avez que ce seul nom, réfléchissez bien à ce que je vais vous dire...
Vous êtes en mon pouvoir, bien en mon pouvoir. Chercher à m'échapper serait inutile...
Mais vous aimez la France, vous tenez à y rester. Eh bien, consentez à être à moi et vous ne la quitterez pas. Je m'arrangerai de façon à ce que tout le monde continue à me croire votre père. Pour vous seule, j'aurai un autre titre à votre affection.
Si vous refusez, nous partirons de nouveau et je vous emmènerai sur les bords du Danube, dans ce château où vous avez été élevée. J'ai assez de pouvoir pour faire casser votre mariage et, bon gré, mal gré, vous deviendrez ma femme. Vous avez dix jours pour réfléchir. Dans dix jours à pareille heure, je vous demanderai la réponse
VI
LE REFRAIN DE PIVOINE
A Paris, le tambour battait aux champs. Le peuple était en rumeur.
Louis, quinzième du nom, après une trêve assez longue, était décidé à recommencer la guerre dans les Flandres.
Le régiment des gardes-françaises, ce beau régiment composé de huit mille hommes et dont le roi avait coutume de dire, sans trop grande flatterie d'ailleurs: «C'est le plus pur de mon sang,» partait, le matin même, pour entrer en campagne.
Aussi les rues de Paris étaient-elles encombrées comme en un jour de fête.
Les maisons se pavoisaient de drapeaux,—de drapeaux tricolores, ma foi! car l'étendard des gardes-françaises était alors composé de trois couleurs;—les croisées se garnissaient de têtes curieuses sur le parcours que devait suivre le régiment. Ça et là, sur les portes des maisons, on voyait des cartels, des écussons, des emblèmes...
—Vive la France! vivent les gardes-françaises! criait-on de chaque fenêtre.
—Vivent les gardes-françaises! répétait la foule enthousiaste qui adorait ce blanc uniforme aux parements bleus, resté le plus populaire de tous les uniformes disparus.
Neuf heures sonnaient à toutes les horloges qui allaient bien.
Louis XV avait quitté Versailles pour venir à Paris. Il avait couché aux Tuileries; il avait consenti à passer une journée tout entière sur les bords de la Seine, à seule fin de voir partir et de saluer le beau, le magnifique régiment.
Le départ était pour dix heures; il n'en était que neuf et déjà la circulation devenait impossible à travers Paris. Le marquis de Langevin, ce vieux soldat perclus de goutte et de rhumatismes, avait retrouvé, pour ce jour-là, son humeur de vingt ans et sa vigueur de trente.
A le voir monter avec élégance un cheval de race et caracoler dans la cour de la caserne, sur le front de ses troupes déjà rangées en bataille, on eût dit un jeune homme, on eût juré qu'il n'avait pas atteint la quarantième année.
Tout à coup, un adolescent qui portait sur la manche gauche les galons de caporal sortit des rangs, fit le salut militaire et s'approcha du colonel-général, c'est-à-dire du marquis de Langevin.
—Colonel, dit-il, voulez-vous m'accorder une permission de trois quarts d'heure?
Le marquis regarda le jeune homme:
—Comment! dit-il, c'est toi, Tony!
—C'est moi, mon colonel.
—Et pourquoi veux-tu une permission?
—Pour aller embrasser la femme qui m'a recueilli le jour où je mourais de froid et de faim, qui m'a élevé en me servant de mère et que mon départ désole.
—Va, dit simplement le marquis.
Et comme Tony faisait un pas, le chef ajouta;
—Mais, prends garde, on part dans une heure.
—Je rejoindrai le régiment à la porte Montmartre.
—C'est bien, dit le colonel, qui, depuis huit jours que le jeune homme lui servait de secrétaire, était déjà sûr de pouvoir compter sur lui.
Tony sortit de la caserne et s'en alla.
Il marcha par les rues, d'un pas rapide, jusqu'à la rue des Jeux-Neufs. Là, il éprouva un moment de violente émotion et s'arrêta.
Comme les autres rues, la rue des Jeux-Neufs était pavoisée. Il vit force gens aux fenêtres, force gens au seuil des portes.
Une seule maison était fermée,—celle de la pauvre mame Toinon.
Du plus loin qu'on aperçut Tony, ce fut un hourra d'admiration.
Il y avait si peu de temps que le jeune soldat était encore commis et voyait arriver, dans la boutique de sa patronne, le malheureux marquis de Vilers...
Et déjà, quel changement!
Tony n'était plus l'enfant timide qu'un regard de sa patronne déconcertait, que les gens du quartier appelaient une jolie fille.
Tony était devenu un fier jeune homme; il avait la tête haute, le geste cavalier; il était charmant en son uniforme de garde-française.
—Voilà Tony, voilà Tony! murmura-t-on en le voyant apparaître.
—Bonjour, Tony, dirent les vieillards.
—Bonjour, monsieur Tony, firent les jeunes filles en rougissant.
Il rendit tous les saluts; mais il s'en alla droit à la porte fermée de mame Toinon et frappa.
La porte s'ouvrit.
Mame Toinon, tout en larmes, aperçut Tony, jeta un cri de joie et lui passa les deux bras autour du cou.
—Ah! tu es bon, mon enfant, dit-elle, tu es bon et généreux de n'être point parti sans venir me voir...
Et la pauvre femme, dont le coeur débordait à cette heure, se prit à couvrir son fils adoptif de tendres caresses.
—Ah! patronne, ah! ma mère, murmurait Tony, qui sentait son coeur se briser, je ne suis point un ingrat, allez! je ne vous oublierai pas... et puis je reviendrai un beau jour avec un grade... Je serai officier... Et alors je dirai avec orgueil que vous m'avez servi de mère...
Chacune des paroles de Tony entrait au coeur de mame Toinon comme un coup de poignard.
Tony se méprenait encore sur l'affection de sa mère adoptive comme elle s'était longtemps méprise elle-même.
La pauvre femme ouvrit un bahut, en retira une médaille d'or et la passa au cou du jeune homme:
—Ceci, dit-elle, te portera bonheur; c'est une médaille bénite.
Puis elle prit un sac de cuir qui était serré dans un des coins du bahut.
Ce sac renfermait trente pistoles, fruit des épargnes de la costumière.
—Tiens, mon enfant, ajouta-t-elle, prends encore cela...
Il voulut refuser, mais elle lui ferma la bouche d'un mot:
—N'es-tu pas mon fils? dit-elle. Et maintenant, enfant, pars! car j'entends, hélas! retentir les fanfares du régiment... Pars, et reviens-moi bel officier...
La pauvre femme craignait que son émotion ne la trahît!...
Dix minutes après, Tony avait rejoint son régiment, qui sortait de Paris, tambour et fanfare en tête, passant entre une double haie de peuple enthousiaste.
Une femme fendit la foule, elle arriva jusqu'au premier rang, agitant son mouchoir et attachant un oeil avide sur chaque peloton qui défilait.
Puis enfin, lorsque sur le flanc de l'un de ces pelotons elle eut aperçu le beau caporal Tony, elle lui fit un dernier adieu de la main, étouffa un cri de douleur suprême et murmura:
—O mon Dieu, si vous saviez comme je l'aimais!
Tony était déjà loin, et les gardes-françaises, le fusil sur l'épaule gauche, s'en allaient en chantant, au bruit des tambours, ce refrain du sergent recruteur Pivoine: