Le serment des hommes rouges: Aventures d'un enfant de Paris
II
MM. LES POMMES DE TERRE
Si le cornette du Clos n'avait voulu faire connaître son plan ni au maréchal ni au marquis de Langevin, c'était par suite de deux sentiments bien opposés: la modestie et la vanité.
On en aura la preuve tout à l'heure.
A l'arrivée du régiment de Bourgogne auprès des Cinq-Étoiles, le jeune cornette s'était dit que, malgré son joli nom, le lieu manquait de charme.
Les promenades en forêt ou sur l'Escaut, outre qu'elles étaient dangereuses, lui semblaient fort monotones. Du Clos n'était pas grand buveur; il n'aimait ni les cartes ni les dés... En dehors de la bataille et des jours de grand'garde, il voyait peu de chances de passer gaiement la campagne.
Mais voilà qu'aux environs du camp, il avait un soir rencontré une fillette rose et blonde, au front pensif, aux cheveux cendrés tombant en longues nattes sur son corsage de velours brodé, la plus appétissante des Greetchen passées, présentes et à venir.
Était-ce l'occasion tant désirée?
—Parbleu, se dit le jeune homme, si les gardes-françaises, nos joyeux compagnons, prétendent que chez eux: On fait l'amour, tout le jour... je ne vois pas pourquoi le régiment de Bourgogne n'aurait pas les mêmes privilèges... Palsembleu, la jolie fille! Il serait dommage de la leur laisser... Du diable, si je ne lie pas tout suite connaissance avec elle.
Et, frisant sa petite moustache blonde, du Clos pressa le pas pour rejoindre la fillette.
—Elle doit s'appeler quelque chose comme Bettina, Roschen ou Gestraut, se dit le cornette, essayons un de ces noms.
—Eh, mamsell Bettina! cria-t-il.
La jeune fille se retourna en riant.
—Nicht Bettina..., Lisbeth! dit-elle en montrant ses dents blanches.
—Parbleu, je ne me trompais qu'à moitié, s'écria du Clos enchanté, et sans se déconcerter.
—Wo gehen Sie (où allez-vous), belle Lisbeth? reprit-il en allemand, ne voulez-vous pas me rendre mon coeur que vous m'avez ravi au passage?
Ce compliment à brûle-pourpoint flatta la jeune fille, qui s'arrêta pour causer avec du Clos. Le jeune officier ne parlait pas très couramment l'allemand, mais en savait suffisamment pour se faire comprendre. Du reste, Lisbeth semblait pleine de bonne volonté, et le patois du cornette provoquait à chaque minute des éclats de rire qui lui donnaient occasion de montrer ses dents, dont elle devait être très fière.
Au bout de cinq minutes, du Clos et elle étaient les meilleurs amis du monde. Mademoiselle Lisbeth avait avoué à son adorateur qu'elle n'était qu'une simple employée des cuisines au burg du Margrave Karl von Lichtberg, où l'on vivait fort gaiement, dans la certitude où l'on était que jamais les Français n'oseraient s'y frotter. Du Clos avait juré à la jolie allemande que la modestie des fonctions dont elle était chargée ne diminuerait en rien l'ardeur de son amour.
Bref, on s'était donné un rendez-vous, bientôt suivi d'un deuxième, puis d'un troisième. Tandis qu'une garnison très faible gardait le burg, Lisbeth et ses compagnes sortaient pour l'approvisionnement, n'ayant rien à craindre des Français, et prenant, pour rentrer au château, les précautions nécessaires afin d'éviter une surprise.
Peu à peu, le jeune cornette, à qui Lisbeth disait beaucoup de mal de son seigneur le Margrave, avait réussi à obtenir d'elle la permission d'aller la voir dans le burg. Là-dessus, il avait formé son plan, et c'était ce plan qu'il allait exposer à ses compagnons d'aventure.
Mais, ainsi que nous l'avons fait entendre, il lui répugnait, d'un côté, par modestie, de dire que c'était à l'amour d'une femme qu'il devait le moyen d'entrer dans le burg; de l'autre côté, un sentiment d'orgueil lui faisait taire qu'il était l'amant d'une servante.
Du Clos rassembla donc ses hommes.
—J'ai trouvé, leur expliqua-t-il, le moyen d'avoir des intelligences dans la place, et je puis y pénétrer quand je voudrai, à la condition, naturellement, de me déguiser.
Mais il ne me suffit pas d'y entrer seul. Il faut que je vous y amène avec moi.
Je parle assez bien l'allemand pour arriver, en étant sobre de paroles, à me faire passer pour un naturel du pays. Je vais donc m'habiller en paysan. Cinq d'entre vous, les plus grands, se costumeront de même.
Ces cinq-là auront chacun un sac sur les épaules. Dans chaque sac, il y aura un homme.
Ceci réglé, je me présente à la nuit tombante à la poterne de service.
—Qui êtes-vous et que voulez-vous? demandera-t-on probablement.
Vous ne broncherez pas. Je répondrai:
—J'apporte des pommes de terre, achetées par mademoiselle Lisbeth pour les cuisines.
Il est à croire qu'on répliquera:
—Où est votre voiture?
Je dirai que je n'en ai pas, et que mes serviteurs portent les sacs.
Là-dessus nous entrons, sans attendre qu'on nous y invite.
Une fois entrés...
—Parbleu! une fois entrés, s'écria joyeusement Tony, nous trouons les sacs et la danse commence. Par la mort-Dieu! monsieur du Clos, vous êtes un grand homme...
—Alors, mon plan vous va?...
—C'est-à-dire que si je n'avais été de l'expédition, je me serais pendu de rage...
—Eh bien, sergent Tony, car vous êtes sergent, maintenant...
—Grâce à vous, monsieur du Clos, qui, je l'espère, serez demain matin lieutenant ou capitaine...
—Ou tué! dit en riant le jeune cornette.
—Oh! ne parlez pas de cela.
—Peuh! mon ami, c'est le sort auquel doivent s'attendre tous ceux qui vont en guerre. Il faut qu'il en meure beaucoup pour faire de la place aux autres... Mais organisons notre expédition. Qui habillons-nous en paysans?
Il y avait là quatre soldats du régiment de Bourgogne et quatre gardes-françaises: on n'avait pas voulu qu'il y eût de la jalousie entre les deux régiments.
—Eh! là-bas, toi, tu m'as l'air d'un homme solide, dit du Clos à l'un, des gardes. Comment te nomme-t-on?
—C'est le Normand, dit Tony, un brave dont je réponds. En outre, taciturne en diable, il ne nous trahira point par ses paroles.
—En paysan, le Normand.
Le gascon La Rose était près de son ami et allait, comme lui, prendre un des costumes. Tony l'arrêta:
—Ah! non pas! s'écria-t-il, tu as la langue trop bien pendue, toi, mon ami La Rose. Dans le sac, mon camarade, dans le sac.
Tous les soldats se mirent à rire. En un clin d'oeil, les autres rôles furent distribués.
—Du reste, mes enfants, fit observer du Clos, il ne faut pas vous le dissimuler, le rôle de pomme de terre vaut aujourd'hui le poste d'honneur. En cas d'alerte, les autres peuvent se sauver; ceux qui seront enfermés sont perdus sans ressources.
—Sans compter, ajouta Tony, qu'il peut prendre fantaisie, à une de ces brutes allemandes, de piquer un des sacs pour voir si les pommes de terre sont de bonne qualité. Il ne faudrait pas qu'il en sortît un cape de dious ou un sandis. Entends-tu, Gascon?
—Mordi! s'écria La Rose, ils peuvent bien me faire bouillir ou cuire sous la cendre, je mets un cadenas à ma langue!...
III
A L'OEUVRE
Tout le monde était prêt. On partit doucement, chacun des faux paysans portant son sac dans lequel était un homme, muni des armes et de celles de sa monture... nous voulons dire: de son compagnon.
Arrivé à quelques pas de la poterne, du Clos commanda halte.
—Ainsi, c'est bien entendu, dit-il à demi-voix. Une fois entrés, vous posez les sacs. Au signal que je donnerai, chaque pomme de terre, d'un coup de sabre, fend la toile et se dresse, les porteurs ramassent leurs armes, et nous nous élançons tous sur la garnison, Ceux qui résistent, à mort; les autres, prisonniers!
Puis, s'avançant seul, du Clos alla frapper à la poterne.
—Wer ist da, (qui est là?) demanda une voix de femme.
—Ich, liebe (moi, ma chère), répondit du Clos.
C'était Lisbeth, qui, ayant reconnu de loin le faux paysan, avait accompagné l'intendant du burg jusqu'à la poterne.
Néanmoins, comme elle n'avait aucun intérêt à livrer son amant, ce qui l'eût perdue elle-même, tout se passa comme le jeune officier l'avait prévu.
Lisbeth s'étonna bien un peu de la présence de cinq témoins à une visite qu'elle prenait pour un rendez-vous d'amour; mais elle crut comprendre que c'était pour mieux jouer son rôle que du Clos les avait amenés.
—Entrez, dit l'intendant.
—Kommen Sie hinein (venez en dedans)! cria du Clos à ses hommes.
Les cinq paysans défilèrent avec leurs sacs devant la sentinelle qui riait d'un gros rire et se frottait les mains. Cet homme, assurément, aimait les pommes de terre.
La porte se referma. Les Français étaient, dans la place.
—Déposez-la vos sacs, mes braves gens, dit Lisbeth qui avait hâte d'être seule avec son ami. On va vous donner un bon moos aux cuisines; pendant ce temps, votre patron ira se faire payer.
Les cinq sacs furent posés avec précaution le long du mur.
L'intendant mettait déjà la main à son escarcelle...
—Allons! s'écria du Clos en bondissant sur l'Allemand sans défense.
—Wer da? voulut s'écrier le malheureux intendant; mais il n'en eut pas le temps. Le mouchoir de l'officier, plié à l'avance, venait de lui clore hermétiquement la bouche, pendant qu'un soldat, lui saisissant les deux bras, le ligottait rapidement.
Et, comme par enchantement, les cinq sacs éventrés mirent au jour les cinq soldats armés jusqu'aux dents.
Lisbeth n'en revenait pas...
—Place gagnée, dit joyeusement du Clos. Le plus fort est fait. Avec un peu d'adresse maintenant, le margrave est à nous.
—Sandiou! fit La Rose, ce n'est pas trop tôt; j'étouffais dans ce maudit sac... Je me figurais tout le temps que j'étais capucin ou qu'on me portait en terre.
—Silence et dépêchons-nous, dit Tony. Où est l'appartement du margrave?
—Lisbeth va nous le dire. Allons, Lisbeth.
Lisbeth était plus morte que vive. Cependant elle aimait trop du Clos pour lui résister; elle lui indiqua le chemin qu'il fallait suivre.
Le jeune officier s'élança le premier.
Mais à peine avait-il tourné le coin du premier couloir, qu'il tomba en poussant un cri.
Un homme posté dans l'ombre l'avait frappé d'un coup de poignard en pleine poitrine.
En même temps, des soldats débouchaient de tous les côtés en criant: Mort aux Français!
La garnison qu'on croyait surprendre était sur ses gardes.
On avait été trahi.
Mais par qui?
Hélas! l'amour de Lisbeth, qui avait servi du Clos dans son entreprise, lui avait créé, sans qu'il s'en doutât, un mortel ennemi.
Il y avait, dans le burg, un sergent de reîtres qui était épris fortement des charmes de la belle cuisinière.
Autrefois, elle avait semblé répondre à sa flamme, mais, un beau jour, elle lui avait nettement déclaré qu'il eût à renoncer à tout espoir.
Le sergent, désolé, s'était creusé la tête pour découvrir la raison de ce changement.
Il avait suivi Lisbeth et l'avait vue causer avec un officier français.
Sa rage s'était accrue d'autant. Cependant il n'avait rien dit, voulant accomplir lui-même sa vengeance.
Continuant à épier la jeune fille, il la vit guetter le faux paysan et se rendre à la poterne avec l'intendant. Il la suivit.
Il ne s'était pas trompé: le chef de ces paysans était bien son rival.
En fallait-il plus pour prévoir quelque piège!
Il courut rassembler la petite garnison du burg:
—Camarades, dit-il sans dénoncer la jeune fille, nous sommes trahis. On a ouvert aux Français la porte du château. Il est trop tard pour les empêcher d'entrer; mais il faut qu'aucun d'eux n'en sorte!
Se doutant bien que les assaillants iraient tout d'abord s'emparer du margrave, les Allemands s'étaient postés sur le seul passage à suivre. Quand le pauvre du Clos se présenta le premier, ce fut l'amoureux de Lisbeth qui, de sa propre main, le renversa sanglant à ses pieds.
Oublieux du danger qu'il courait lui-même, Tony s'était précipité sur le corps de du Clos, essayant de lui porter secours.
—Inutile, ami, murmura doucement celui-ci. Je t'avais bien dit que je serais tué... Laisse-moi et ramène tes soldats qui vont plier... Songe à la patrie...
Et, se soulevant sur le coude, il cria:
—Vive le Roi!...
Puis, épuisé par cet effort, il tomba pour ne plus se relever.
Surpris par la brusque attaque des Allemands, nos soldats avaient reculé. Au cri de du Clos expirant, La Rose répondit par un juron formidable:
—Cape de Dious! s'écria-t-il, que le tonnerre m'écrase si, avant de sauter le pas, je n'en tue pas une demi-douzaine! En avant!...
—En avant!... répéta le Normand.
Les soldats s'étaient ralliés. Tony ramassa l'épée échappée aux mains défaillantes du pauvre du Clos:
—Soldats, dit-il d'une voix ferme, notre chef est mort bravement. Comme sergent, je le remplace, et je ferai comme lui, s'il le faut. Mais, avant tout, il faut le venger. Il faut vaincre... En avant, pour le Roi et pour la vengeance!
—Vengeance! s'écrièrent les Français.
—Mort aux Français, répondirent les Allemands.
La lutte s'engagea, terrible, désespérée; la garnison du burg, massée, barrait complètement le passage. Les dix Français avaient un véritable siège à faire.
Mais ils se ruèrent sur leurs adversaires avec une telle furie que les premiers rangs furent culbutés et que trois des Allemands tombèrent mortellement frappés.
Un seul des Français, un soldat du régiment de Bourgogne, nommé Ladrange, avait été blessé dans ce premier choc. Un coup de feu lui avait cassé le poignet droit. Mais, empoignant son sabre de la main gauche, il était revenu à la charge avec une fureur croissante.
Une seconde fois, les Français s'élancèrent; les Allemands ne les attendirent pas et s'enfuirent dans toutes les directions.
On leur donna la chasse. Quelques-uns, acculés, se firent tuer, les autres se rendirent.
Tony, ivre de joie, planta le drapeau français sur la tour du burg, avertissant ainsi par ce signal le maréchal de Saxe et le colonel de Langevin qu'ils pouvaient entrer dans la forteresse.
Un quart d'heure après, elle était régulièrement occupée, et l'ancien commis à mame Toinon, dont les soldats chantaient les louanges, recevait de Maurice de Saxe les plus éclatantes félicitations.
Mais le jeune sergent, sans répondre, montra au maréchal le cadavre du pauvre du Clos, auprès duquel Lisbeth, agenouillée, priait en répandant d'abondantes larmes.
—Du Clos est mort en brave, au champ d'honneur, prononça solennellement le général en chef des armées sur l'Escaut. Il lui sera fait des obsèques dignes de sa bravoure.
Quant à vous, sergent Tony, qui l'avez si bien et si dignement remplacé au danger, vous pouvez le remplacer également bien dans son grade. Messieurs, il n'y a pas de vide dans les rangs de Bourgogne, le cornette Tony sera reconnu demain matin par son régiment.
—Qui? moi... déjà officier!...
—Pourquoi pas? Vous vous êtes montré digne de remplir le grade, il est juste que vous l'occupiez...
—Allons, Tony, dit au nouveau cornette le colonel de Langevin, tu rêvais d'être général... et voilà un grand pas de fait.
—Mais il va falloir vous quitter, mon colonel?
—C'est vrai et je le regrette; mais tu me reviendras; au train dont tu marches, je puis te promettre la première lieutenance libre chez nous, et, sois tranquille, les Impériaux se chargeront de te faire une vacance...
—Ah! si mame Toinon me voyait!...
A ce moment un grand bruit se fit à la porte de la salle. Les officiers qui entouraient Tony en le félicitant furent violemment écartés. Une femme entrant comme la foudre, en bousculant tout, alla se pendre au cou de Tony qu'elle embrassa bruyamment.
Cet ouragan en jupons, avons-nous besoin de le dire, c'était la pétulante mame Toinon.
Depuis le départ du régiment, la jolie costumière ne vivait plus... Elle pensait à Tony, son petit Tony qui allait se battre tous les jours et qu'elle avait peur de ne plus revoir.
Où était-il? Que disait-il? Que faisait-il? Pensait-il encore à elle? Hélas!...
Sa rue des Jeux-Neufs, qu'elle aimait tant, lui semblait triste à mourir: Tony ne l'habitait plus! Sa boutique si gaie, lui paraissait une prison. Tony n'y était plus.
—Bref, dit-elle en racontant cela, je n'ai fait ni une ni deux. Je suis allée prendre langue à l'hôtel de Vilers...
—A l'hôtel de Vilers?... interrompit Tony, qui, pendant le flux des paroles de sa mère adoptive, n'avait pas trouvé moyen de placer un mot. Et que se passe-t-il à l'hôtel de Vilers?
—J'y suis arrivée juste au moment où madame Nicolo et sa fille amenaient cette pauvre demoiselle, la soeur de la marquise, qui a perdu la raison... Pauvre enfant! En voilà un grand malheur!... Mais que veux-tu? ce qu'il me fallait, c'était de tes nouvelles. J'en ai eu... et des bonnes... Ces dames allaient repartir pour l'armée; il y avait une place dans le carrosse... Ah! ma foi, tant pis, j'ai dit adieu au quartier Montmartre et me voilà!...
Et l'excellente femme planta un baiser retentissant sur la joue du jeune homme.
Tony était rouge comme un coq... non qu'il eût honte de mame Toinon; mais il craignait que les officiers ne trouvassent étrange cette tendresse de la part d'une femme de trente-quatre ans envers un garde-française de dix-sept.
Mais mame Toinon était gentille à croquer, dans le désordre de sa toilette de voyage, et on pardonne beaucoup aux jolies femmes...
Derrière mame Toinon cependant arrivaient maman Nicolo et Bavette. Avec sa pétulance habituelle, la costumière avait pris les devants et était tombée comme une bombe dans le château.
Maman Nicolo savait mieux le respect que l'on doit à la consigne et elle attendait avec sa fille que le marquis de Langevin leur fît dire de venir.
A leur arrivée au camp, on leur avait raconté le coup de main dont Tony et ses hommes avaient été les héros.
Au récit des dangers que le jeune homme avait courus, Bavette, toute troublée, s'était mise à pleurer... Puis, en apprenant la promotion de celui qu'elle aimait au grade de cornette, elle était devenue toute songeuse.
Certes, elle était fière pour lui de cette fortune rapide. Mais, en songeant que si elle était fille du marquis de Vilers, elle avait pour mère la cantinière Nicolo, elle se demandait si Tony, devenu un brillant officier, ne se trouverait pas trop haut placé pour elle:
—Ne dédaignera-t-il point la bâtarde? se disait-elle avec un soupir...
IV
LA POURSUITE
Pendant la marche du corps d'armée, tout le long de la route, Lavenay, Lacy et Maurevailles s'étaient enquis de ce que pouvait être devenu Vilers.
Il était parti en disant qu'il allait sa faire tuer. Avait-il tenu sa sinistre promesse?
Dès les premières étapes, ils purent constater qu'il se dirigeait bien vers la frontière, car à chaque endroit ils retrouvaient les traces de son passage.
—Oui, leur disaient les paysans, les hôteliers, les gardes qu'ils consultaient tour à tour, oui, nous avons vu passer un officier des gardes-françaises. Il semblait même fort pressé, car il se renseignait sur toutes les distances et sur l'état des chemins, afin, disait-il, de pouvoir doubler les étapes.
Vilers marchait donc à la mort à toute vitesse.
Malgré eux, ses amis ne pouvaient s'empêcher de le plaindre. Si bon, si brave, renoncer à une femme adorée et chercher la mort dans les rangs ennemis...
Ah! n'eût été leur serment, ce serment affreux et solennel, prononcé devant Fraülen et renouvelé à Blérancourt après tant d'événements terribles!... Sans ce serment qu'ils ne voulaient pas violer, eux, ils eussent couru après Vilers pour lui dire:
—Ne te sacrifie pas. Reste avec nous, qui sommes tes amis, comme autrefois.
A la cinquième journée de marche, on perdit ses traces.
Mais, comme les trois Hommes Rouges se demandaient où il était passé, un paysan leur fit comprendre qu'il y avait une route beaucoup plus directe que celle qu'ils suivaient, mais aussi moins praticable.
Évidemment, Vilers, n'ayant entendu parler que de l'avantage de cette route, l'avait prise.
Les capitaines se dirent qu'en arrivant sur la rive de l'Escaut, ils apprendraient sa mort glorieuse.
Pourtant, au camp de Cinq-Étoiles, Lavenay, Maurevailles et Lacy, qui s'étaient séparés pour aller aux renseignements de divers côtés, n'en recueillirent aucun qui pût leur faire supposer que M. de Vilers eût été tué.
Il est vrai qu'il n'y avait encore eu que des combats d'avant-postes, des escarmouches sans gravité...
—Il n'a sans doute pas jugé digne de lui d'y mourir, dit Lacy.
—A moins qu'il ne se soit joué de nous? répliqua Maurevailles.
—Dans quel but? demanda Lavenay.
—C'est vrai. Au bout du compte rien ne le forçait de venir nous trouver pour faire amende honorable et renouveler son serment.
—Rien.
—Alors que peut-il être devenu?
—Je ne sais. Peut-être lui sera-t-il arrivé quelque accident en route.
—Ou bien, attendez donc, fit observer Marc de Lacy, il me vient une idée. Si Vilers s'était fait tuer, non comme capitaine, mais comme simple soldat?
—C'est facile à vérifier. Depuis l'ordonnance de M. de Vauban, on relève les noms de tous ceux qui sont tués,—simples soldats comme officiers.—Jusqu'à présent, Dieu merci, le nombre des hommes perdus par nous n'est pas trop considérable. Il nous est facile d'en faire le compte.
Ils retournèrent s'enquérir. On leur montra les listes mortuaires.
Aucune trace de Vilers.
Et, il n'y avait même pas lieu de supposer qu'il eût péri sous un faux nom. Les défunts étaient tous de vieux soldats, connus de leurs camarades, et de l'identité desquels ces derniers pouvaient répondre.
—Décidément, s'écria Lavenay en revenant, décidément, Vilers doit s'être arrêté en route, car personne ne l'a vu.
—En tout cas, il n'a pas été tué ici, ajouta Marc de Lacy.
—Ah! dit Maurevailles; avez-vous pensé, comme moi, à la coïncidence du départ de la marquise avec le sien?
—C'est vrai, s'écria Lavenay.
—Si elle l'avait rejoint en un point convenu à l'avance?...
—Ce n'est pas possible...
—Pourquoi?...
—Mais alors, je le répète, quel eût été le motif de cette comédie pathétique qu'il est venu jouer au milieu de nous?
—Le but? Il est bien simple: c'était de nous endormir d'abord; d'essayer encore une fois le sort, de façon à annuler la première décision; enfin, grâce à cette feinte résignation désespérée, d'amener Maurevailles, le gagnant, à accorder un délai d'un an, que lui, le traître Vilers, cru mort par nous, passerait joyeusement avec sa femme, en riant de notre crédulité!...
—Oh! non, c'est impossible. Ce serait trop de félonie!
—Sa première trahison ne l'accuse-t-elle pas? Il a été, cette fois encore, plus adroit que nous, voilà tout!...
—Oui, mais nous le retrouverons, et alors...
Et pourtant les Hommes Rouges n'avaient pas été joués. Vilers avait été loyal et de bonne foi en jurant d'aller demander la mort aux ennemis.
Il était bien parti dans ce but, et, à bride abattue, cherchant les voies les plus courtes et les plus rapides.
Mais, si, aux paysans qui les renseignaient, les Hommes Rouges eussent demandé de plus amples explications, on leur eût répondu qu'avant eux une femme était passée, s'enquérant, elle aussi, du passage d'un officier.
Cette femme, on l'a deviné, c'était la marquise.
De la fenêtre où elle était, elle avait aperçu Vilers qui s'enfuyait au quadruple galop.
Une idée lui était venue. Le magnat n'était pas là pour la surveiller... Si elle tentait de s'enfuir et d'aller retrouver son mari?
Ramassant son argent et ses bijoux, elle était descendue précipitamment, avait fait seller un cheval et était partie sur les traces de celui qu'elle aimait.
Mais le marquis avait de l'avance.
A chaque village, Haydée se renseignait, et, chaque fois, on lui disait qu'un officier, sous l'uniforme bleu et blanc duquel tombait un vaste manteau rouge, venait de passer, la précédant de quelques heures.
Trois jours et deux nuits, madame de Vilers alla ainsi presque sans discontinuer, ne s'arrêtant que pour faire manger son cheval et lui accorder les quelques heures de repos, sans lesquelles le pauvre animal, surmené, n'aurait pu continuer la route.
Le matin du troisième jour, on lui apprit que l'homme au manteau rouge n'était guère que d'une heure en avance sur elle.
—Je l'ai vu passer, dit un paysan qu'elle questionnait. Son cheval fatigué, presque fourbu, ne se traînait qu'avec peine. Vous n'aurez pas, je crois, de mal à le rattraper.
Haydée força sa monture...
C'était une grave imprudence, car si le cheval du marquis était fatigué, celui de la jeune femme ne l'était pas moins.
Au bout de deux lieues, il tomba d'épuisement.
Madame de Vilers échouait au moment de toucher le but.
Mais elle avait l'âme trop fortement trempée pour abandonner ainsi la partie. Elle alla à pied jusqu'au village le plus proche, avec l'intention d'acheter, à tout prix, un cheval de labour pour continuer sa route.
La première personne à laquelle elle s'adressa dans cette intention, poussa un cri d'étonnement:
—Tiens, encore! fit-elle.
—Comment encore? demanda Haydée surprise.
—Oui, vous êtes la seconde personne qui veniez me faire aujourd'hui pareille demande.
Le coeur de la jeune femme battit à se rompre.
—Et quelle est l'autre personne? demanda-t-elle.
—Un gentilhomme, un officier...
—Un officier, vêtu de bleu?...
—Avec un grand manteau rouge.
—C'est lui! se dit Haydée.
Et elle ajouta:
—Il n'avait donc pas son cheval?
—Son cheval s'est cassé la jambe en entrant dans le village. Et puis, c'était une bête rendue qui ne tenait plus sur ses jarrets.
—Et vous lui en avez vendu un autre?
—Non. Je n'ai pas pu, mais je l'ai adressé au grand Jacques, le maréchal-ferrant, qui pourra lui en procurer un.
—Et où demeure ce grand Jacques?
—Là-bas, à droite, la dernière maison. Vous verrez bien, la forge est allumée...
Madame de Vilers courut à la forge du grand Jacques. Là, elle apprit avec un grand bonheur que le cheval n'avait pas été fourni.
—Je ne l'aurai que demain, dit le maréchal. Et le gentilhomme doit venir le prendre dès le jour.
—Mais où est ce gentilhomme?
—Il attend.
—Où donc?
—A l'auberge.
—Quelle auberge?
—Eh! parbleu! au Grand Vainqueur... Il n'y en a pas d'autre dans le pays. Tenez, suivez la ruelle à droite, puis à gauche. La troisième maison après la fontaine. Vous verrez une branche de pin à la porte; c'est là le Grand Vainqueur, l'auberge à maître Gatinais.
Haydée courut à l'auberge indiquée et poussa la porte.
Dans la grande salle, un homme était assis au coin du feu, la tête dans ses mains.
Au bruit de la porte qui s'ouvrait, il regarda.
C'était le marquis de Vilers.
V
AU LIEU DE LA MORT, L'AMOUR
A la vue de celle qu'il avait tant aimée et qu'il adorait encore si ardemment, le marquis se dressa.
Deux cris retentirent: un cri de joie que ne put retenir Vilers, un cri de triomphe poussé par la marquise.
Une seconde après, le mari et l'épouse étaient dans les bras l'un de l'autre, pleurant et riant à la fois.
Il leur semblait qu'ils échangeaient le premier aveu, qu'ils se donnaient le premier baiser, que le passé n'avait jamais existé.
Quant à l'avenir, est-ce qu'ils pouvaient y songer à l'heure où après tant d'événements si terribles, le présent était si doux!
La voix de maître Gatinais, l'aubergiste, les ramena à la réalité.
Où étaient-ils? Dans un vulgaire cabaret de village, à mi-chemin de Paris et des Pays-Bas, de Paris que fuyait Vilers, des Pays-Bas où il s'était engagé à mourir.
—Vite, le dîner du capitaine! criait à sa servante maître Gatinais dont le vaste dos était encadré par la porte.
—Vous le servirez dans ma chambre, dit Vilers.
L'aubergiste se retourna et se confondit en salutations à la vue de la marquise.
—Comme vous voudrez, mon capitaine, fit-il. Et j'espère que madame la capitaine sera contente. La chambre bleue, où je vais vous mettre, est bien ce qu'il y a de mieux dans le pays. Tous les meubles proviennent de la vente de notre défunt bailli. Il n'y a pas plus beau dans la capitale.
—Nous verrons, dit le marquis, interrompant tout ce verbiage. Nous verrons, et merci. Conduisez-nous dans cette fameuse chambre bleue où vous nous servirez quand je sonnerai.
Maître Gatinais s'empressa d'obéir au capitaine et, le couvert mis sur la table, se retira au premier signe.
—Ainsi, dit la marquise, dès qu'elle fut seule auprès de son mari, tu savais que je te croyais mort, et au lieu de me rassurer, tu me fuyais? Oh! c'était mal.
—Haydée, répondit-il, ne me juge pas. Plains-moi.
—Parle au moins, excuse-toi.
Et le capitaine qui, jusqu'à ce jour, nous le savons, avait tu à la marquise, dans l'espoir de ne jamais l'attrister, le secret de Fraülen, lui raconta toute l'histoire du serment des Hommes Rouges, depuis la scène du bal, où quatre hommes étaient tombés épris d'elle jusqu'à la dramatique conférence de Blérancourt, où ce serment implacable avait été solennellement renouvelé.
La marquise pleurait.
Mais ce n'était plus seulement l'effroi qui lui faisait verser des larmes.
—Tu ne m'aimes pas... murmura-t-elle en interrompant ses sanglots. Tu ne m'as jamais aimée... Qu'à Fraülen, tu aies conclu avec tes amis ce pacte infâme, soit encore.
Tu ne me connaissais pas, ou, du moins, tu croyais ne pas me connaître.
Tu te prêtais alors à un jeu méprisable, mais naturel entre vous autres hommes, pour qui l'amour n'est si souvent qu'une partie de plaisir. Ce qu'il me serait impossible de te pardonner, c'est qu'après avoir vécu si longtemps auprès de moi, c'est qu'en sachant à quel point je t'aimais, tu aies trouvé le courage de le renouveler, ce serment honteux, et dans quelles conditions! Non seulement tu m'as mise en loterie, mais encore tu t'es engagé à me faire veuve.
Et veuve de toi?
Eh bien, oui, cependant, malgré cela, je te pardonnerai, mais reste! Mais vis! Mais aime-moi. Ah! je t'aime tant!... Tu ne me quitteras plus, n'est-ce pas?
—Ils ne me pardonneraient point, eux...
—Eux! Que nous importe! Est-ce que j'y songe à eux! Est-ce que tu y songeais toi-même, à Paris, dans ce petit coin de l'île Saint-Louis où nous avons été si heureux?
—Hélas! s'écria le marquis, pourrais-je m'empêcher d'y penser maintenant?... Ils ont réveillé dans mon âme l'honneur engourdi... Le mépris de moi-même me tuerait.
—Te tuerait? Dans mes bras! Allons donc!
—Je t'en supplie, tais-toi. Tes paroles me grisent. Adieu...
—Ainsi, tu ne m'aimes plus?
—Mais je t'adore! Mais, avant Fraülen, je n'avais pas vécu! Mais en me battant, mais en mourant, c'est ton nom, ton seul nom que je répéterai...
—Partons ensemble alors. Le monde est si grand! Nous nous cacherons. Cet horrible passé ne sera plus qu'un rêve...
—L'honneur est-il donc un rêve, lui?
Il y eut un silence, empli par ce seul mot, si retentissant, de l'honneur...
Tout à coup, la marquise se leva, croisa les bras sur sa poitrine, et, s'approchant du capitaine:
—Ah ça, dit-elle, ET MOI? Qu'est-ce que je deviens, moi, dans toute cette histoire? Ah oui! Je sais, vous venez de me le dire, vous me mariez à Maurevailles... Et vous osez parler d'honneur! Parlons-en donc. Employons les grands mots. Vous voulez être fidèle au serment qui vous lie à vos amis. Mais c'est très beau, cette fidélité, et elle me rassure grandement, car, à moi aussi, et non plus dans l'ombre et le mystère, mais au pied des autels, devant Dieu et les hommes, vous avez fait un serment, celui de m'aimer, de me protéger jusqu'à la dernière heure que le ciel vous donnerait, Alors vous ne parliez point de l'avancer, cette heure. Eh bien, serment contre serment. Arrangez-vous avec vos amis comme vous l'entendrez. Moi, j'exige l'accomplissement de la parole que vous m'avez donnée. J'ai un mari à qui je suis tout entière et qui est à moi tout entier. Je veux qu'il reste à moi.
Et, disant cela, la marquise, le sein gonflé, les yeux étincelants, les lèvres purpurines, penchée sur Vilers, ainsi qu'un avare sur son trésor, avança les bras comme pour le saisir, l'étreindre, empêcher qu'on le lui prenne.
Madame de Vilers était vraiment irrésistible...
Au contact de sa main de feu, le marquis, incendié, grisé, affolé, vaincu par cette éloquence conjugale et ce charme féminin, étendit les bras, lui aussi, et, pressant passionnément la marquise contre son coeur:
—Ah! s'écria-t-il, que me font les autres! Que m'importe tout le reste! Tu m'aimes et je t'adore. Je t'ai donné mon nom et tu es à moi. Oui, que peut-il y avoir de plus sacré que le lien qui nous enlace? Ah! tiens, je crois revivre...
Et, dans ces deux corps, il n'y eut qu'un seul et même incendie. Les lèvres se rencontrèrent...
Adieu, tout!
Est-ce que Maurevailles, Lavenay et Lacy existaient seulement?
Est-ce qu'il y avait sur terre une place forte qu'on appelait Fraülen, un château qu'on appelait Blérancourt?
Il n'y avait plus sous le ciel que deux êtres, Adam et Eve, dans le Paradis retrouvé!
Eh bien, nous oublions! A dix mètres de là, maugréait maître Gatinais, le cabaretier du Grand Vainqueur, qui se fatiguait à faire tourner à la broche un poulet archi-doré qu'on ne pensait guère à lui demander...
VI
LA REVANCHE DE L'HONNEUR
La campagne était commencée. Maurice de Saxe, qui, avant de passer par Blérancourt, avait reçu à Versailles l'accueil dû à un triomphateur, allait faire chèrement payer aux Impériaux les demi-représailles que, rendus téméraires, ils avaient essayé de prendre en son absence.
Si le duc Charles de Lorraine, qui commandait l'armée autrichienne, avait reçu des renforts, Maurice de Saxe en amenait aux Français. Sa présence seule, du reste, était un appoint qui avait son importance. Cet homme, terrassé par la fièvre, rendu impotent par l'hydropisie, pouvant à peine se remuer, était, sur le champ de bataille, d'une miraculeuse lucidité. La stratégie lui faisait oublier ses souffrances.
L'armée française était réunie en avant de Bruxelles. Un corps de quatre-vingts escadrons et de vingt bataillons sous les ordres du vicomte du Chayla, campait à Dendermonde. Le prince de Conti commandait l'armée du Rhin, dont Maurice de Saxe détacha vingt-quatre bataillons et trente-sept escadrons pour aller inquiéter Mons, Namur et Charleroi. La cavalerie et les dragons tenaient la droite du camp; les carabiniers la gauche; le parc de l'artillerie et les gardes-françaises le milieu.
La réunion des troupes ne s'était pas accomplie sans que les Impériaux fissent quelques efforts pour l'empêcher. A plusieurs reprises, au contraire, leurs hussards étaient venus jusqu'auprès du camp en formation pour l'inquiéter et essayer de le surprendre.
Ils avaient toujours été repoussés.
Or, à chacune des attaques, au moment où les troupes françaises sortaient pour charger l'ennemi, un homme, surgissant on ne savait d'où, apparaissait au premier rang, combattant avec une véritable furie...
L'ennemi en fuite, cet homme disparaissait comme il était apparu.
Qui était-il? D'où venait-il? On l'ignorait. A plusieurs reprises, les officiers aux côtés desquels il avait combattu, avaient essayé de le trouver pour le féliciter et le remercier de son aide...
—Personne!...
Cela tournait à la légende.
Dans le camp, diverses histoires couraient déjà. Les uns racontaient que ce héros mystérieux était un grand seigneur autrichien, ennemi mortel du duc Charles, qui, sortant avec les troupes impériales, tournait son épée contre elles, une fois la lutte engagée.
D'autres affirmaient que c'était un patriote belge, partisan de la France, qui, n'osant faire connaître tout haut son opinion, la manifestait tout bas, eu se battant comme un enragé.
Certains enfin disaient tout bonnement que c'était le diable.
—Voyez, disaient-ils à l'appui de leur opinion, voyez comme il apparaît et disparaît. Et puis n'est-il pas invulnérable? Les balles des mousquets fuient sa poitrine, les baïonnettes s'écartent de lui!...
N'était-il point extraordinaire, en effet, que cet homme n'eût pas été tué mille fois? Il semblait chercher la mort et ne la rencontrait pas!...
Maurevailles, Lavenay et Lacy avaient, comme tout le camp, entendu parler du combattant mystérieux.
Mais ils ne l'avaient jamais vu.
Par une curieuse particularité, cet homme n'avait pas encore eu l'occasion de combattre dans les rangs des gardes-françaises.
Quand le camp avait été attaqué par les fourrageurs du baron de Trenk, le 3 mai, «l'homme-diable» comme on disait, avait marché avec les régiments de Saintonge et du Nivernois.
Le 6, quand le comte de Lowendal en vint aux mains avec les hussards ennemis, ce fut dans les rangs des volontaires de Saxe qu'il tua de sa propre main le capitaine autrichien.
L'armée impériale, massée devant Louvain, avait passé le Démer, poussée par l'armée française. Lorsque Louvain fut occupé, le premier soldat qui en franchit les portes, mêlé aux hommes de Royal-Pologne, ce fut le héros de la légende, le guerrier inconnu.
La marche des Français en avant continua ainsi plusieurs jours. On passa la Dyle, on occupa Malines, la chaussée et la ville d'Anvers, on mit le siège devant la citadelle, où les alliés en se retirant avaient laissé quinze cents hommes.
Seize escadrons de cavalerie et vingt-neuf bataillons, dont faisaient partie les troupes du marquis de Langevin, furent chargés de former la circonvallation de la citadelle d'Anvers.
La tranchée fut ouverte dans la nuit du 25 au 26 mai, à gauche et en avant du village de Kiel, où Tony avait gagné son écharpe d'officier.
Pendant cinq jours on travailla.
Dans la nuit du 30, comme la tranchée était terminée, le comte de Clermont-Prince, qui dirigeait les opérations du siège, voulut faire une tentative.
Le rempart avait une brèche praticable. Il s'agissait de savoir si les ennemis, retirés à une certaine distance du rempart, pouvaient encore défendre le point vulnérable.
Le comte de Clermont demanda vingt hommes de bonne volonté et un officier pour les mener.
Les vingt hommes arrivèrent, conduits par un cornette.
Le général jeta sur ce cornette un regard de surprise.
—Il y a sans doute erreur, murmura-t-il avec embarras.
Tony souriait et feignait de friser sa moustache absente.
—C'est probablement mon air de demoiselle qui vous épouvante, mon général? demanda-t-il gaillardement.
Le comte se mit à rire.
—Il est certain, dit-il, que je ne m'attendais guère à voir ces vieilles moustaches grises triées sur le volet, conduites par un enfant. Car enfin vous me semblez bien jeune, monsieur l'officier? Quel âge avez-vous?
—J'aurai bientôt dix-huit ans, mon général.
—Dix-huit ans! Vraiment je n'ose vous dire...
—Osez, osez, mon général, fit, avec une fatuité adorable, le jeune homme. J'ai l'air d'un enfant, je le sais, mais si vous vouliez demander au marquis de Langevin, mon ancien colonel, et au maréchal de Saxe, qui m'a lui-même donné mon grade au burg du margrave...
—Quoi, c'est vous?... Ah! corbleu, mon jeune ami, laissez-moi vous féliciter et vous expliquer aussi ce que j'attends de vous et de vos hommes, car l'heure presse...
—Mon général, je suis venu pour cela.
—Il s'agit, reprit le général, d'arriver jusqu'à la brèche sans être vus...
—Nous y arriverons, mon général.
—D'entrer dans la place.
—Nous y entrerons.
—D'explorer les environs aussi loin que possible.
—Nous les explorerons.
—Et de ne pas se faire tuer.
—Ah! par ma foi, mon général, vous en demandez trop, s'écria Tony en riant. Au fait, tenez, eh bien, je vous le promets, on ne nous tuera pas.
Et il sortit, suivi de ses hommes.
La brèche était déserte. Les fascines furent jetées sans encombre dans les fossés. Les échelles s'appliquèrent sur la muraille... Pas un soldat ennemi ne parut.
Les vingt hommes, le mousquet en bandoulière, le sabre entre les dents, montèrent en silence. Tony marchait le premier. Un sergent de Bourgogne fermait la marche, prêt à planter son épée dans le dos de celui qui aurait reculé.
L'ascension se fit sans encombre. On arriva sur le rempart.
Les vingt Français, l'oeil plongeant dans les ténèbres, s'avançaient peu à peu, scrutant l'espace.
Tout à coup, l'échelle frémit sous le poids d'un nouvel arrivant. Un homme haletant se jeta dans la place.
—Fuyez! s'écria-t-il, fuyez!... Le sol sur lequel vous marchez est miné!...
Au son de sa voix, tous les soldats se retournèrent.
—Le combattant mystérieux!... murmura l'un d'eux...
—L'homme-diable! s'écria un autre.
—Le marquis de Vilers! dit Tony stupéfait. Vous! vous!...
C'était le marquis de Vilers, en effet!
S'il eût été un homme ordinaire, il eût, après sa rencontre avec la marquise, laissé s'accomplir les événements...
Il eût vu, dans la série d'aventures qui l'avaient remis en présence de sa femme, un ordre du destin.
Récapitulons ces événements:
Lors du serment fatal de Fraülen, Haydée, dont il était épris, l'avait, elle-même, prié de l'emmener loin du magnat. N'écoutant que son amour, il avait trahi sa parole.
Lavenay l'avait rejoint pour le punir. Frappé d'un coup d'épée que l'on croyait mortel, le marquis était revenu à la vie. La Providence avait conduit près de lui l'excellente femme qui l'avait sauvé.
Les Hommes Rouges, continuant leur oeuvre de vengeance, voulaient s'emparer de la marquise. Un étrange hasard avait donné, le même jour, la même idée au magnat qui leur arracha leur proie.
Malgré le soin qu'on avait pris de cacher sa retraite, Haydée avait été retrouvée. Après que Maurevailles l'eut sauvée des caresses odieuses du magnat, Tony l'enleva à Maurevailles. Une coïncidence nouvelle l'avait amené, lui, Vilers, au saut-de-loup, à l'heure juste où le nain y attendait le chevalier. Grâce à ce nain, il avait pu, tout en jouant le rôle de victime dans la plus sanglante des tragédies, renverser le projet de ses ennemis.
Miraculeusement sauvé d'une mort certaine, voyant le doigt de Dieu dans les événements qui l'avaient séparé de sa femme, il avait fait amende honorable; il s'était enfui pour mourir sous les coups de l'ennemi. Le hasard avait montré à la marquise le chemin qu'il venait de prendre; le hasard les avait fait s'arrêter tous deux dans le même village, où elle l'avait enlacé de ses bras malgré lui...
Vraiment il y avait de quoi se laisser aller au cours des événements. Pendant que Lacy, Maurevailles et Lavenay devaient combattre les Impériaux à la tête de leurs compagnies, il lui était si facile, à lui, de rester avec Haydée dans quelque endroit bien caché, bien ignoré...
La marquise l'en suppliait à deux genoux...
Nous le répétons, un homme ordinaire eût succombé à la tentation; mais Vilers n'était pas un homme ordinaire.
—Faillir de nouveau à ma parole! se dit-il. Ne suis-je donc bon qu'à être un lâche et un traître? J'avais promis de mourir sans revoir Haydée. Il n'a pas tenu à ma volonté qu'il en fût ainsi... Soit!... C'est une consolation et un secret que j'emporterai dans la tombe. Mais quant à ma destinée, elle doit s'accomplir, et elle s'accomplira. Le serment, fait à mes amis à Fraülen, a précédé celui que j'ai fait à Haydée...
Et malgré les supplications de la marquise qui voulait absolument le suivre, il la décida à reprendre la route de Paris, où le bon Joseph serait si content de lui ouvrir l'hôtel de Vilers.
Quant à lui, muni d'un nouveau cheval, il continuerait lentement et tristement sa course vers le champ de bataille, où la mort l'attendait!
Et il s'apprêta à partir...
—Oui, c'est moi, dit-il à Tony qui venait de le reconnaître, mais je vous le répète, sauvez-vous. D'en bas, j'ai aperçu la mine et la mèche qui brûle. Elle va arriver à la poudre d'ici quelques...
Il n'eut pas le temps d'achever. Une explosion formidable retentit.
Tony, ses vingt hommes et le marquis, lancés dans l'espace au milieu des débris de pierres, de terre, de bois et de fascines, tourbillonnèrent dans l'air avant de retomber sous les décombres... horriblement mutilés et mourants ou morts!
Les Impériaux, se voyant sur le point d'être obligés de capituler, avaient voulu finir par un coup d'éclat.
Le rempart démantelé avait été miné par eux.
Ils espéraient qu'un assaut général serait donné et comptaient faire sauter avec leur bastion, une partie de l'armée française et peut-être de l'état-major.
Leur projet avait été déjoué. Quelques hommes seulement avaient été tués.
Mais parmi ces hommes étaient, comme nous l'avons vu, le cornette Tony et le mystérieux combattant qui semblait depuis un mois le protecteur de l'armée...
Ce fut donc avec une véritable tristesse que les Français entrèrent le lendemain matin dans la citadelle d'Anvers.
Comme toute l'armée, Lavenay, Maurevailles et Lacy entendirent parler de l'explosion du bastion et des victimes que cette explosion avait faites.
Ils eurent en même temps la clef du mystère qu'ils n'avaient pu jusqu'alors pénétrer.
Le sergent du régiment de Bourgogne, qui marchait le dernier dans la petite troupe commandée par Tony, n'était pas mort.
Il avait eu la chance de retomber dans les fossés de la citadelle. L'eau avait amorti sa chute.
Interrogé, il raconta l'apparition de l'homme mystérieux et dit le nom dont Tony avait salué cet homme.
Le combattant inconnu était celui que, de nouveau, ils appelaient «le traître».
Ils comprenaient maintenant pourquoi le marquis n'avait été vu par eux, ni au milieu des vivants, ni au milieu des morts.
Ils comprenaient aussi pourquoi il n'avait jamais combattu au milieu des gardes-françaises.
—Il voulait, dit Maurevailles, non pas se suicider, mais mourir glorieusement, et, pour cela, garder toute son initiative. Son but était de vendre chèrement sa vie, et non de l'offrir.
—Et sa dernière action a été un acte de dévouement. Il est mort glorieusement. Honneur à sa mémoire, répondit Lacy.
—Je ne regrette qu'une chose, c'est de n'avoir pu, une dernière fois, lui serrer la main.
—Que veux-tu? Il nous fuyait. Il avait honte de n'être pas mort encore!...
Le marquis avait honte. C'est vrai.
Il rougissait d'avoir une seconde fois failli à son serment.
Ses amis ignoraient ce nouveau crime. Mais lui, il en avait conscience et c'était assez, c'était trop.
En se montrant, il eût fallu leur parler, mettre sa main dans la leur. Et chaque poignée de main eût été pour lui une douleur, un remords...
Il préférait éviter les Hommes Rouges.
Ce n'est qu'en voyant perdus les vingt soldats qui montaient à la brèche et à la tête desquels était Tony, son ami, son frère, qu'il se décida à paraître, cette fois, auprès du campement des gardes-françaises.
La première douleur passée, on s'occupa de rechercher les morts.
Le marquis de Langevin, désolé, voulait faire rendre au cadavre de Tony les honneurs funèbres. Lavenay, Lacy et Maurevailles voulaient faire inhumer Vilers.
Mais, malgré les plus minutieuses recherches, il fut impossible de les reconnaître au milieu de cet amas sanglant de pierres et de chairs.
VII
ANGE ET CORBEAU
Si le marquis de Langevin et les Hommes Rouges ne purent, malgré leurs minutieuses recherches, découvrir les corps du marquis de Vilers et de Tony, c'est qu'ils étaient arrivés trop tard.
Ce n'était que le lendemain matin, en effet, après l'évacuation de la citadelle, qu'ils avaient pu commencer leurs recherches...
Or, la nuit même de l'explosion, une femme, avertie par les rumeurs du camp, était accourue sur le lieu du désastre.
Cette femme, c'était mame Toinon.
Mame Toinon avait appris le départ de Tony avec un peloton de volontaires, pour une de ces aventures desquelles il ne sortait pas depuis deux mois.
Si cela n'eût dépendu que d'elle, la pauvre femme dont le coeur saignait à l'idée du danger qu'allait courir son fils adoptif, eût certainement retenu Tony.
—Fais ton devoir de soldat, lui eût-elle dit. Quand l'occasion s'en présente, ne boude pas devant l'ennemi. Cela suffit. Pourquoi courir au-devant des aventures et du danger?
Mais mame Toinon savait qu'avec Tony toute tentative eût été vaine. N'avait-il pas ses épaulettes de capitaine à gagner avant la fin de la guerre?
Elle s'était contentée de faire des voeux pour lui... et d'attendre, haletante, anxieuse...
Tout à coup une terrible détonation avait fait tressaillir la pauvre femme... Elle s'était précipitée hors de la maison où elle était logée et avait couru au camp.
Au camp, les soldats se disaient:
—La citadelle a sauté; ils sont tous morts!... Morts! Tous! Et c'était Tony qui les commandait..
Tony!... Tony, tué!
—Ah! s'écria-t-elle avec douleur, j'avais le pressentiment que cette entreprise lui serait fatale.
Les soldats se tenaient sur la défensive, se demandant si, après cette explosion, la garnison n'allait pas tenter une sortie désespérée.
Mais que pouvaient faire à mame Toinon la citadelle, les Impériaux, le siège et la bataille?...
C'était Tony, Tony seul qui la préoccupait...
—Il faut que je le revoie! s'était-elle dit.
Et elle était partie, bravant tout.
Elle arriva à la brèche.
Le spectacle était horrible, épouvantable, déchirant. Parmi les pierres énormes lancées au loin par la force de la poudre de mine, étaient des fragments de cadavres, des débris humains palpitant encore d'un reste de la vie qui venait de les abandonner; bras coupés, jambes détachées, poitrines écrasées, têtes noircies par la fumée et grimaçant la mort...
Au milieu de ce fouillis sinistre, mame Toinon errait, cherchant à retrouver Tony parmi ces morts méconnaissables, s'épuisant en efforts pour soulever les pierres, les poutres et les fascines, et, après chaque vaine tentative, s'arrêtant, détrompée, mais non découragée...
Pauvre femme! Quelle force d'âme il lui fallait puiser dans son amour!
Il n'était pourtant pas difficile à distinguer des autres, le pauvre Tony. C'était le plus jeune et c'était le seul officier.
Mais la poudre avait noirci les uniformes. Le sang et la boue les avaient souillés...
Mame Toinon cherchait toujours...
Tout à coup, auprès d'une casemate écroulée, elle crut entendre une faible plainte...
Elle appela:
—Tony, Tony, est-ce toi?
Un nouveau gémissement répondit à cet appel.
Dans la demi-obscurité, mame Toinon aperçut un soldat gisant, la poitrine prise sous un madrier...
Il faisait trop noir pour le reconnaître. Mais, quel qu'il fût, mame Toinon résolut de lui porter secours.
C'était une rude tâche pour une femme que de soulever le lourd morceau de bois qui pesait sur le moribond. Un moment de faiblesse, et elle l'écrasait!
Rassemblant toutes ses forces, Toinon parvint à déplacer la poutre...
—Ah! fit le soldat, avec un soupir de soulagement.
—Qui êtes-vous? où souffrez-vous? demanda la libératrice.
Le blessé ne répondit pas. Il était évanoui.
Mame Toinon n'en avait pas tant fait pour abandonner ainsi le pauvre garçon. Elle le prit dans ses bras pour l'emporter à la lumière.
Tout à coup, elle poussa un grand cri. Ses doigts venaient de rencontrer un cordon passé au cou du soldat, et auquel pendait une médaille.
Ce cordon d'or, cette médaille, elle les reconnaissait. C'était elle qui les avait donnés à Tony le jour où il s'était enrôlé dans les gardes-françaises.
—Tony! Tony! c'est toi!...
Il ne parla point; mais elle sentit les lèvres du jeune homme frôler sa main... Lui aussi l'avait reconnue.
Elle saisit son Tony dans ses bras et l'emporta comme s'il eût été un enfant...
Mais c'était là l'effort du premier instant. Bientôt, malgré elle, ses forces la trahirent; elle dut reposer à terre son fardeau, près duquel elle se laissa elle-même tomber en pleurant. Fallait-il donc perdre son plus précieux, son unique trésor au moment où elle venait de le reconquérir?
Marne Toinon, au désespoir, allait appeler au secours, au risque d'attirer l'attention des Impériaux et de faire prendre Tony comme prisonnier de guerre, quand un bruit léger attira son attention.
A quelques pas d'elle, un homme marchait avec mille précautions, se baissant de temps à autre comme pour examiner les cadavres, puis mettant la main à ses poches.
Mame Toinon vit immédiatement à qui elle avait affaire.
L'homme qui arrivait ainsi était un de ces corbeaux, comme on les appelait, qui suivaient les armées pour dévaliser les morts sur les champs de bataille. On avait beau les arrêter, les fustiger même, rien n'y faisait. L'âpreté du gain en ramenait toujours de véritables essaims.
Dans la situation terrible où elle se trouvait, mame Toinon n'avait rien à craindre. —Hé! l'ami!... cria-t-elle. L'homme eut un soubresaut et s'apprêta à prendre la fuite.
Mais, s'apercevant qu'il n'avait affaire qu'à une femme, il se rassura.
—Mon ami, dit mame Toinon, vous faites un vilain métier qui vous rapporte peu. Voulez-vous faire une bonne action qui vous vaudra trois louis?
—De quoi s'agit-il? demanda l'homme tout à fait remis de son effroi.
—Il n'y a ici, répondit mame Toinon, que des soldats qui n'ont pas de grands trésors dans leurs poches; laissez-les et aidez-moi à porter jusque dans la ville un jeune officier blessé.
—Volontiers!...
Le corbeau d'armée n'était pas un méchant homme au fond. Il s'empressa de ramasser deux mousquets, les lia en forme d'X, étendit dessus un épais manteau, et y déposa Tony avec précaution.
—Pourrez-vous porter un bout? demanda-t-il en se disposant à enlever le jeune homme sur ce brancard improvisé.
—Ah! je crois bien! s'écria la vaillante femme. Marchons, et soyez sûr que vous n'aurez pas perdu votre nuit.
Madame Toinon tint parole. Une demi-heure après, Tony était couché dans un bon lit, et le corbeau se retirait, les poches bien garnies.
Voilà pourquoi, quand le marquis de Langevin était arrivé, il n'avait pas pu retrouver le corps de son petit-fils.
Madame Toinon n'était pas femme à abandonner son oeuvre en si beau chemin. Elle se mit en quête d'un médecin.
Seulement, comme elle ne voulait pas qu'on lui ravît son cher Tony, elle ne s'adressa pas à un chirurgien de l'armée.
Elle en fit mander un dans la ville.
A la première inspection, l'homme de l'art fronça le sourcil.
—Vous êtes la soeur du blessé? demanda-t-il.
—Non.
—Sa femme?
—Il n'a pas dix-huit ans...
—Sa maîtresse alors?
Mame Toinon eut un mouvement d'indignation. Le docteur crut qu'il se trouvait devant une de ces généreuses créatures qui, de tout temps, se sont vouées au salut des blessés.
—On peut donc parler, dit-il. Eh bien, recueillez-un autre soldat à soigner. Celui-là n'a pas deux heures à vivre.
La pauvre femme poussa un cri et tomba évanouie sur le lit du mourant.
Et maintenant qu'était devenu M. de Vilers?
On se rappelle qu'il avait été surpris par l'explosion de la mine, au moment où il s'écriait:
—Fuyez!...
Il avait été lancé du même côté que Tony.
Si mame Toinon eût continué ses recherches, si elle se fût moins exclusivement occupée de son ancien commis, elle eût remarqué que sous la même poutre, un peu plus avant dans les décombres de la casemate, un autre homme était étendu. Cet homme était le marquis.
En soulevant la poutre qui étouffait Tony, elle le dégagea également. Le grand air et la fraîcheur du matin firent le reste.
Le marquis, contusionné, froissé par sa chute, n'avait en réalité aucune blessure sérieuse. Il se traîna péniblement jusqu'aux environs du camp. En y arrivant, il entendit des soldats qui disaient:
—Le combattant mystérieux, tu sais qui c'était?
—Oui, le marquis de Vilers. Le capitaine de Maurevailles en parlait tout à l'heure au capitaine de Lavenay.
—Et il a été tué.
—Il paraît.
—Quel dommage!
—Tu le connaissais?
—J'ai servi sous lui devant Fraülen.
—Et c'était un brave homme?
—Le meilleur des chefs!... Ah! sa mort sera un grand deuil pour ses anciens soldats!...
Les soldats s'éloignèrent. Vilers allait les rappeler; une inspiration subite lui vint.
—Mort! se dit-il... On me croit mort!... Eh bien, soit. Oui, je le suis et le serai longtemps! car, décidément, c'est Dieu lui-même qui veut que je le sois... pour les autres seulement...
VIII
ÉTRANGES NOUVELLES
La mort avait fauché; mais nous étions vainqueurs.
Le roi Louis XV avait fait son entrée triomphale dans Anvers, pris par ses soldats, et s'y était fait complimenter de sa victoire par ceux-là même qui l'avaient remportée. L'armée française poursuivant sa marche, arrêtée seulement par quelques escarmouches, s'était emparée de Mons, dont la garnison n'avait pas tardé à se rendre, et occupé Saint-Guislain, Sombreff, Enheven... Enfin, malgré les secours qui lui avaient été envoyés, la garnison de Charleroi avait été faite prisonnière, le 2 août. Le corps d'armée du prince de Conti avait terminé ses opérations et venait se fondre dans celui du maréchal de Saxe, qui allait bloquer Namur.
Réunis dans Charleroi, où leur régiment prenait quelques jours de repos, Maurevailles, Lavenay et Lacy examinaient la situation.
Elle était singulièrement améliorée.
—D'abord, faisait observer Lavenay, nous n'avons plus continuellement à nos trousses ce petit diable incarné que le marquis de Langevin avait pris sous sa protection, et qui, je ne sais pourquoi, avait la manie de se mettre constamment en travers de nos affaires...
—C'est vrai, dit Maurevailles, Tony s'est fait tuer...
—Pauvre garçon! C'était un brave, après tout, messieurs, s'écria Lacy.
—Je suis loin de le nier, et je ne vous cache pas, que j'aime mieux qu'il ait eu la mort glorieuse du soldat que celle qu'il a risquée tant de fois en face de nos épées...
—Il est mort victime de sa témérité. Nous n'y pouvons rien. Quant à Vilers...
—Vilers a tenu sa parole, il s'est fait tuer...
—La situation de Maurevailles est donc bien nette. Il ne lui reste plus qu'à se faire aimer de la marquise...
—Eh, messieurs, dit Maurevailles, ce ne sera peut-être pas si facile que cela vous semble...
—C'est ton affaire. Aussi, à ta place, j'aurais demandé au prince de Conti, qui nous quitte pour aller passer quelques jours à Paris, l'autorisation de l'accompagner...
—Non pas, dit Maurevailles.
—Pourquoi donc?
—Parce que j'ai envoyé d'Anvers, aussitôt la mort de Vilers, deux hommes à moi, chargés de prendre des renseignements, l'un à Blérancourt, l'autre à Paris...
—Eh bien?
—Celui qui est allé à Blérancourt est de retour. Il ne sait rien, sinon qu'on n'y a pas revu la marquise.
—Et celui de Paris?
—Je l'attends. Il me dira si, comme j'avais lieu de le supposer, madame de Vilers est allée rejoindre sa soeur Réjane.
—Ah! Réjane, dit Lacy, pauvre enfant!... Être frappée d'un si affreux malheur à son âge!...
—Tais-toi! s'écria Maurevailles. Tu éveilles en moi comme un remords. Oui, oui, cette pauvre enfant m'aimait!... Ah! messieurs, je me demande par instants si ce n'est pas une entreprise déloyale et fatale que la nôtre; si ce n'est pas une oeuvre condamnée d'avance que celle qui a désuni quatre amis fidèles, tué deux braves soldats, arraché l'intelligence à une enfant innocente et pure!...
—Il ne tient qu'à toi d'y renoncer.
—Non, j'ai juré!... je tiendrai mon serment.
—Écoute, dit Lacy. Aimes-tu Réjane? Alors, sur mon honneur, pour ma part, Vilers étant mort, je te rends ta parole. Si, au contraire, tu n'as pour cette enfant que la pitié qu'elle mérite si bien, si tu crois pouvoir sans jalousie la voir l'épouse d'un autre, eh bien, moi, Marc de Lacy, je te dis: «Sois en paix, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour la consoler et la rendre heureuse...»
A ce moment, on frappa violemment à la porte de la maison où ils étaient réunis.
Un coursier, couvert de poussière, arrivait de Paris. C'était celui qu'avait envoyé Maurevailles.
Les trois Hommes Rouges l'entourèrent.
—Eh bien, Luc, demanda Maurevailles, quelles nouvelles?
Luc hésita et jeta un regard rapide sur Lavenay et Lacy.
—Tu peux parler devant ces messieurs, dit Maurevailles, ils sont au courant des choses et ont autant d'intérêt que moi à connaître le résultat de ton voyage.
—S'il en est ainsi, commença le courrier, que monsieur le chevalier veuille bien prendre la peine de m'écouter. Selon les ordres qui m'avaient été donnés, je me suis rendu à Paris, où je suis descendu, non pas à l'hôtel de M. le chevalier, mais dans une auberge. Ayant le choix, j'ai jeté mon dévolu sur les Armes de Bretagne, dont l'hôte est mon compatriote.
—Sois plus bref, dit Maurevailles.
—A l'avantage d'avoir d'excellent vin, les Armes de Bretagne ajoutent celui d'être situées sur le quai de Béthune, à deux pas de l'hôtel de Vilers...
—Peut-être était-ce trop près, fit observer Maurevailles. Ta présence aurait pu soulever des soupçons.
Luc se mit à rire.
—J'espérais que monsieur le chevalier me connaissait mieux, fit-il. Avant de me présenter à l'auberge des Armes de Bretagne, j'avais fait peau neuve. Vêtu d'un sarrau de toile, débarrassé de ma perruque et coiffé à la malcontent, j'avais tout l'air d'un provincial fraîchement débarqué à Paris et venant y chercher une place. C'est à ce titre que je me présentai, en priant maître Le Roux, l'aubergiste, de me mettre en rapport avec quelques-uns de messieurs les laquais du voisinage.
—Excellente idée!
—Je m'en vante. Elle réussit d'autant mieux que plusieurs des serviteurs de l'hôtel de Vilers venaient le soir, avant de se coucher, vider un pot de vin chez maître Le Roux, en cancanant sur leurs maîtres avec les autres laquais du voisinage.
—Et tu lias connaissance avec ces laquais? demanda Maurevailles.
—C'est-à-dire, répondit Luc, que je fus bientôt leur compagnon indispensable. C'était moi qui régalais la plupart du temps, sous prétexte de me faire indiquer la place que je désirais.
«—Quel dommage, me dit un soir Comtois, le piqueur de l'hôtel de Vilers, que M. le marquis ne soit plus ici! Bien découplé comme vous êtes, vous lui eussiez certainement convenu...
»—Où donc est-il? demandai-je.
»—Ah! c'est une curieuse histoire. Il a longtemps passé pour mort, et Madame la marquise a disparu. Puis, un beau jour, elle est revenue et le vieux Joseph, le valet de chambre, qui est l'homme de confiance de la maison, nous a dit que son maître n'était pas si mort qu'on le croyait.
»—Alors, il va revenir aussi? demandai-je d'un air naïf.
»—Oh! pas tout de suite. Après la guerre seulement, s'il n'est pas tué. En ce moment il se bat comme un lion à l'armée de Maurice de Saxe...»
—Morbleu! comment savent-ils cela? s'écria Maurevailles stupéfait. Vilers, malgré sa promesse, aurait donc revu la marquise?...
—Attendez pour vous étonner, monsieur le chevalier, dit Luc. Je vous garde le singulier pour la fin.
—Parle vite!...
—La marquise, qui ne semble pas, en effet, croire à la mort de son mari, puisqu'elle ne porte pas le deuil, vit cependant fort retirée dans son hôtel. C'est même pour cela que les domestiques peuvent aller, le soir, boire et bavarder à leur gré. Elle n'admet auprès d'elle que le vieux Joseph, avec qui elle a de longues causeries...
—Et tu n'as pu savoir sur quoi portent ces entretiens?...
—Impossible, monsieur le chevalier. Joseph, vous le savez, est tout dévoué au marquis. Aussi reste-t-il absolument impénétrable. Et puis, je n'ai pas osé me frotter trop à lui...
—Pourquoi donc?
—J'étais déjà auprès de M. le chevalier, il y a quatre ans, et le vieux Joseph aurait pu me reconnaître.
—Alors, c'est tout ce que tu sais?...
—Non pas. J'apporte une nouvelle que je crois intéressante.
—Laquelle?
—Quand elle n'est pas avec Joseph, la marquise réunit ses femmes de chambre dans son boudoir et les fait choisir des étoffes, tailler et coudre...
—Coudre!... s'écria Maurevailles abasourdi. Que nous racontes-tu là?
—L'exacte vérité, monsieur le chevalier. Madame de Vilers prépare une layette.
—Une layette!... Et pour qui?
—Pour l'enfant qu'elle va mettre au monde dans quelques mois...
—Haydée enceinte!... s'écrièrent d'une seule voix les trois officiers. C'est impossible!...
—Cela est pourtant.
—Et elle attend le retour de son mari?... Mais alors Vilers nous a trompés. Avant de partir pour la frontière, il a revu la marquise. Voilà le secret de cette disparition. Le lâche mentait à sa parole!
—Et le prétendu remords qui l'a ramené à nous n'était que le désir de nous jouer. Certain qu'à la fin nous le punirions de sa déloyauté, il a agi de ruse pour endormir notre vengeance, et, tandis que nous nous attristions sur sa résignation au rôle de victime, il était dans les bras de la marquise, se riant avec elle de notre sotte crédulité!
—C'est ignoble, fit Lacy et maintenant, au contraire de ce que je disais pour Tony, j'ai regret qu'une mort de soldat l'ait ravi à mon épée. Je maudis ce traître...
—Que sa mémoire soit à jamais flétrie!
—Quoi qu'il en soit, messieurs, dit Lavenay, il ne nous reste plus qu'à terminer au plus vite la guerre, pour rentrer à Paris et en finir.
IX
LE RÉVEIL
Le courrier avait raconté l'exacte vérité: la marquise de Vilers allait devenir mère.
Ce bonheur qui lui avait été refusé pendant les quatre premières années de son mariage, ces quatre années passées dans l'amour heureux et paisible, elle allait le devoir aux quelques heures d'amour furtif dérobées aux péripéties de la lutte.
Mais de quelles craintes terribles cette joie n'était-elle pas mélangée! Cet enfant qui allait venir au monde connaîtrait-il son père? La fatalité ne l'avait-elle pas déjà fait orphelin?
La marquise ignorait encore les suites de l'explosion d'Anvers. Elle croyait que son mari, suivant l'armée en volontaire, continuait la guerre jusqu'à la fin.
Elle ne s'effrayait pas de ne pas recevoir de ses nouvelles. Elle savait qu'il se cachait des Hommes Rouges et surtout qu'il ne voulait point, par une lettre envoyée à Paris, leur faire savoir qu'il l'avait revue.
—S'il lui arrivait malheur, pensait-elle, le marquis de Langevin m'en avertirait certainement...
Et elle priait Dieu de presser la fin de la campagne et le retour de son époux.
La prière lui donnait du courage et de l'espoir.
La marquise, du reste, avait à s'occuper de sa soeur, la pauvre Réjane, toujours folle.
Réjane s'amusait beaucoup des préparatifs qu'Haydée faisait pour son enfant. Selon elle, ces étoffes blanches qu'on façonnait, ces tulles qu'on plissait, ces dentelles qu'on ajustait, c'était pour son trousseau de noces...
De noces avec Maurevailles qui n'était pas sorti de sa pensée.
Elle restait de longues heures dans le boudoir de la marquise, essayant ces petits vêtements d'enfant, les examinant dans tous les sens, jouant avec eux.
Le temps s'écoulait ainsi.
Un jour que la marquise était sortie, sous l'escorte du vieux Joseph, pour se rendre à l'église de Saint-Louis, une personne, vêtue en femme du peuple, se présenta à l'hôtel de Vilers, demandant à parler à la marquise.
Obéissant à la consigne qu'il avait reçue, le suisse lui barra le passage.
La femme insista. Elle avait, disait-elle, un dépôt à rendre à madame de Vilers.
Mais les événements, qui s'étaient passés lors de l'enlèvement de la marquise par le magnat, avaient rendu le suisse prudent.
—Quelle que soit votre mission, dit-il à la femme, j'ai ordre formel de ne laisser entrer personne sans l'autorisation de M. Joseph.
—Et où est-il, ce M. Joseph? demanda la femme.
—Il est sorti avec madame la marquise. Revenez dans une heure.
—Revenir, revenir! grommela la femme, qui ne paraissait pas d'humeur bien douce. Est-ce que vous croyez que je n'ai que cela à faire, moi?... Si je viens ici, c'est pour rendre service, et voilà comme on me reçoit. Non, je ne reviendrai pas!... Vous direz à votre M. Joseph qu'il prenne la peine de passer d'ici à ce soir rue des Jeux-Neufs, que Babet, la servante de mame Toinon, a quelque chose de sérieux à communiquer à la marquise!...
C'était en effet Babet, la vieille bonne de mame Toinon, celle qui gardait la boutique pendant que sa maîtresse allait avec Tony au bal de l'Opéra.
Lors de son départ pour les Pays-Bas, c'était encore à Babet que mame Toinon, qui avait fermé sa boutique, avait confié la garde de la maison.
Or, si nos lecteurs s'en souviennent, quoique bonne femme au fond, Babet, dans la forme, n'était pas la douceur même. Aussi comme le suisse lui déclara que M. Joseph aurait probablement autre chose à faire que d'aller lui parler rue des Jeux-Neufs, se mit-elle dans une atroce colère.
Ses éclats de voix attirèrent l'attention de Réjane qui, guidée par le bruit, descendit jusqu'au milieu de la grande cour.
Dès qu'elle l'aperçut, Babet, malgré les efforts du suisse, courut à elle.
—N'est-ce pas, s'écria-t-elle, n'est-ce pas, ma jeune demoiselle, que ce gros ventru a tort, et que madame la marquise de Vilers me recevra?
Réjane la regarda avec étonnement, puis, comme frappée d'une idée subite:
—Chut! fit-elle en mettant un doigt sur ses lèvres, venez. C'est lui qui vous envoie?
Et la pauvre enfant, qui ne cessait de penser à Maurevailles, entraîna la vieille Babet ébaubie.
Le suisse, ayant ordre de ne pas contrarier la jeune fille, haussa les épaules et rentra dans sa loge. Babet suivit ainsi Réjane jusque dans le boudoir.
—Ici vous pouvez parler, dit la pauvre enfant. Que me voulez-vous?
—C'est un paquet que j'apporte.
—Un paquet?
—Oui, pour madame de Vilers.
—Ah! fit Réjane désappointée. Et qu'y a-t-il dans ce paquet?
—Un coffret. Voici l'histoire. Je vous ai dit que j'étais la servante de mame Toinon, la costumière, qui est partie en me laissant la garde de la maison. Ce départ a naturellement été connu dans le quartier. Cette nuit, des voleurs sont entrés, ont tout brisé, tout fracturé, tout emporté. Ils n'ont laissé que ce qui leur a paru ne rien valoir pour eux.
—Eh bien, dit Réjane, pour qui tout ce qui ne concernait pas Maurevailles était indifférent, en quoi, ma bonne femme, puis-je vous être utile?
—Oh! en rien, mademoiselle. Dieu merci, les quelques valeurs de ma patronne, que j'ai cachées moi-même en lieu sûr, n'y ont point passé... Mais voici pourquoi je viens:
Parmi les objets laissés par les voleurs, se trouve un coffret dont ils ont brisé la serrure. Ce coffret, que je ne connaissais pas à mame Toinon, ne contient qu'un manuscrit signé: «Marquis de Vilers».
Naturellement je ne me suis pas amusée à le lire... ça ne me regardait pas... mais comme j'ai entendu souvent parler du marquis par mame Toinon, comme je sais que M. Tony était l'ami de M. de Vilers, j'apporte le coffret et les papiers. Si les bandits reviennent, ils ne les voleront pas!...
Et Babet tendit le manuscrit à Réjane, qui l'ouvrit machinalement.
Tout à coup la jeune fille tressaillit.
—Ah! s'écria-t-elle, merci, merci. Tenez, madame, prenez, voici pour votre peine!...
Elle détacha son bracelet et le tendit à Babet étonnée.
—Merci, mademoiselle, dit celle-ci en faisant un geste de refus, ce n'est point pour avoir une récompense que je suis venue. Chez mame Toinon, on n'a besoin de rien...
—Je vous en prie, prenez ce bracelet, gardez-le en souvenir de moi... Je vous en saurai gré.
Cette fois Babet accepta un présent, si gracieusement offert, et s'en alla avec force révérences.
En passant devant la loge du suisse, elle eut une velléité d'y entrer pour humilier un peu de sa victoire le fonctionnaire trop zélé qui avait failli l'empêcher d'accomplir la mission qu'elle s'était tracée. Elle se contenta de lui lancer un regard de triomphant mépris.
Restée seule, Réjane s'était hâtée de parcourir avec avidité le manuscrit.
Ce qui l'avait frappée, lorsqu'elle y avait jeté les yeux, c'était un nom plusieurs fois répété: le nom de Maurevailles.
Ce nom avait, pour elle, prêté immédiatement au manuscrit une valeur inexprimable.
Si elle avait eu de l'argent sur elle, elle eût tout donné à Babet pour avoir ce manuscrit.
Mais, ayant la poche vide, elle avait offert son bracelet.
Maintenant elle lisait, ardemment, fiévreusement, concentrant toute son attention sur ce récit auquel était mêlé celui qu'elle aimait.
D'abord, ce ne fut pour elle qu'un amas de mots confus, desquels sortaient seuls les noms propres.
Puis, peu à peu, le jour commença à se faire dans son esprit. Le manuscrit—que nos lecteurs connaissent—racontait le serment fait devant Fraülen, et expliquait les causes de la froideur de Maurevailles pour toute autre qu'Haydée, qu'il était condamné à aimer de par la parole donnée.
A mesure qu'elle lisait, une réaction se faisait dans son esprit bouleversé. Quand elle eut fini, la raison lui était revenue...
Haydée n'aimait point et ne pouvait aimer Maurevailles.
C'était donc à la jeune fille de se faire aimer de lui...
Elle le comprenait. Donc, elle était sauvée!
Après le manuscrit, Réjane lut la lettre qui était restée au fond du coffret.
Cette lettre, on s'en souvient, n'avait pour adresse qu'une initiale.
La suscription disait:
«Au baron de C.... ou à celui qui trouvera, ce coffret.»
Ce qui avait autorisé Tony à rompre le cachet et l'avait, par la suite, lancé dans toutes les aventures que nous avons racontées.
Mais Réjane paraissait, en cela, mieux renseignée que Tony.
—Le baron de C...? s'écria-t-elle. Mais c'est évidemment ce vieux baron de Chartille, qui, après avoir été l'ami intime du père de M. de Vilers, se fit presque le camarade du marquis. A quel autre mieux qu'à lui, en effet, pouvait-il songer à confier ses secrets intimes? M. de Chartille était à la fois son père et son frère. Oh! oui, c'est bien à lui qu'est adressé ce manuscrit. Il faut donc qu'il l'ait! Lui, si bon, si brave; lui, le modèle de l'honneur... Il nous protégera tous!...
Haydée rentrait à ce moment. Sa surprise fut extrême, quand elle entendit Réjane lui dire avec tranquillité:
—Soeur, ne te déshabille pas; ne fais pas dételer ton carrosse. Conduis-moi, je te prie, chez le baron de Chartille. Lui seul peut nous sauver, toi et moi, et faire cesser nos douleurs.
X
A SAINT-GERMAIN
Le baron de Chartille était un de ces hommes dont notre vie moderne à toute vapeur a rendu les spécimens bien rares.
Haut de six pieds, la poitrine large et développée, bien campé, bien proportionné, le baron figurait à merveille l'Hercule antique dont il avait la stature et la vigueur.
On ne savait pas au juste son âge réel. Lui-même prétendait l'avoir oublié. Mais on s'accordait pour dire qu'il devait être presque centenaire.
Cela ne l'empêchait pas d'être solide, droit et ferme, comme les vieux chênes de la forêt de Saint-Germain, ses contemporains et ses amis.
Nous parlons de la forêt de Saint-Germain, car c'était là que le baron passait la plus grande partie de son existence.
Il habitait près du parc un vieil hôtel aux vastes salles où sa taille colossale était à l'aise. Par une faveur spéciale, due à ses services et à ses relations à la cour, il avait l'autorisation, bien rarement accordée, de chasser dans la forêt royale.
Cette autorisation, il en usait largement. Dès la pointe du jour, on pouvait le voir, le mousquet sur l'épaule, courir les allées, à la recherche des chevreuils et des daims, suivi d'un seul chien, choisi entre mille par le vieux baron qui avait été un des veneurs les plus expérimentés de son temps et qui se faisait fort, avec son unique limier, de faire plus de besogne que tous les gentilshommes de la cour, avec leurs meutes réunies.
Les habitants de Saint-Germain, qui le voyaient rentrer presque chaque jour, portant sur son épaule le gibier qu'il venait d'abattre, ne pouvaient songer à le démentir.
La chasse était le seul passe-temps du vieux baron, qui se retrempait ainsi dans l'exercice violent. Le soir, pourtant, il lisait dans son fauteuil quelques chapitres des Traités militaires de Vauban, ou quelques poésies de Malherbe. Il est vrai qu'après cette lecture, il gagnait vite son lit pour y dormir jusqu'au matin.
Avec une vie ainsi réglée, le baron venait fort rarement à Paris, où aucune affaire ne l'appelait. Il avait coutume de dire qu'il était trop vieux pour se déranger et que ceux qui voulaient le voir savaient le chemin de sa demeure, où un bon accueil les attendait.
Tel était l'homme auquel le marquis de Vilers avait adressé son testament. Supposant que la cassette tomberait entre les mains de quelqu'un de sa famille qui saurait l'amitié toute particulière qui le liait au vieux baron, M. de Vilers n'avait pas pris la précaution de le désigner autrement que par son initiale. On a vu le résultat de cette négligence.
Quant au baron de Chartille, il avait continué à chasser dans sa forêt, sans s'étonner de l'absence de Vilers.
Dans les commencements, il s'était contenté de dire:
—Vilers me néglige. Les plaisirs de la cour lui font oublier son vieil ami. Je lui ferai des reproches.
Puis, apprenant la reprise de la campagne, il avait pensé:
—Vilers est parti. Il a repris du service. J'aurai de bonnes histoires de guerre à son retour. Cela me ragaillardira!...
Quand Réjane, montrant à sa soeur le manuscrit, lui dit qu'il fallait aller voir le baron de Chartille, ce nom fut pour la marquise un trait de lumière.
Elle se demanda comment elle n'y avait pas plus tôt pensé.
Réjane n'était donc plus folle? Bien au contraire, elle causait fort sagement. La foi en le baron de Chartille, l'espérance d'être mariée par lui à Maurevailles, l'avaient comme ressuscitée.
Quelques minutes d'entretien convainquirent la marquise de cette réalité si heureuse!
Elle donna l'ordre de partir immédiatement pour Saint-Germain.
La route parut longue aux deux femmes qui avaient hâte de voir le vieux baron et de savoir ce qu'il déciderait en cette affaire.
Cependant, le postillon, pressant un peu les chevaux, on arriva enfin à l'hôtel de Chartille.
Le baron, selon sa coutume, était dans son grand fauteuil. Il tenait ouvert sur ses genoux le célèbre Traité de Vénerie, de Jacques du Fouilloux, livre spécial, dédié à Charles IX, et qui était alors comme un oracle dans cette science aujourd'hui tombée en désuétude.
En apercevant les deux jeunes femmes, le baron ferma vivement son livre et se leva militairement.
—Bénis soient les dieux! s'écria-t-il avec un fin sourire, puisqu'ils m'amènent en ce jour si charmante compagnie! C'est bien à vous, marquise, de n'avoir pas oublié le vieux solitaire et de venir le voir dans son ermitage...
Mais remarquant tout à coup le voile de tristesse qui s'obstinait à altérer le sourire de la marquise:
—Mon Dieu, fit-il, que se passe-t-il donc? Cette visite m'annoncerait-elle un malheur? Est-ce que Vilers?...
Ce fut Réjane qui lui répondit en lui tendant le manuscrit.
Il le parcourut fiévreusement.
—Oui, je savais déjà une partie de cette histoire, murmura-t-il en lisant l'histoire de Fraülen... Mais j'étais loin de soupçonner toute la vérité...
Il arrivait à la fin.
—Ah! dit-il encore. Pauvre Vilers, toujours le même!... mais il n'y a rien à dire. J'étais ainsi, pis que cela peut-être, à son âge... Corbleu!... j'espère bien que Lavenay ne l'a pas tué?...
La marquise le mit alors rapidement au courant des événements qui s'étaient passés après le duel de Vilers et de Lavenay. Le vieillard, assis dans son fauteuil, la tête appuyée sur la main droite, écoutait ardemment.
Quand elle eut fini, il étendit la main vers le cordon qui pendait près de son fauteuil et sonna.
Un domestique apparut.
—Lapierre, dit M. de Chartille, va dire à mon cocher d'atteler tout de suite ma chaise de poste. Pendant ce temps, tu prépareras ma grande valise de voyage et tu feras tes bagages pour m'accompagner...
Habitué de longue date à l'obéissance passive, le domestique salua et sortit pour exécuter les ordres du baron.
—Où allez-vous donc ainsi? demanda madame de Vilers étonnée.
—Aux Pays-Bas, parbleu!
—Comment, vous voulez?...
—Vous me dites que Vilers a besoin de moi. Je me rends à son appel. Il est là-bas. J'y vais. Et s'il vit encore, je vous garantis qu'il vivra longtemps...
—Mais que comptez-vous donc faire?
—Le débarrasser de ces gens qui le gênent. Quand ils ne seront plus là, il sera dégagé de son serment envers eux...
Le vieux baron disait cela avec une simplicité, une assurance stupéfiantes. C'était à croire qu'il s'agissait de la chose la plus simple du monde.
—Mais vous ne connaissez pas les autres Hommes Rouges? dit madame de Vilers.
—J'en connais un, je les connaîtrai tous. J'avais, du reste, une vieille rancune de famille contre ce jeune Lavenay. J'ai eu, dans le temps, avec son grand père, une affaire dans laquelle celui-ci s'est assez mal conduit... Il a refusé de se battre avec moi, sous prétexte que j'étais trop jeune... Plus tard, j'ai eu aussi une querelle avec le père, Gaëtan de Lavenay, qui était alors lieutenant à Navarre-Infanterie... c'était un duelliste de profession, celui-là. Mais on a arrêté l'affaire, sous le prétexte que j'étais trop vieux... Je serai enchanté de régler une bonne fois mes comptes avec quelqu'un de la famille!...
—On le dit terrible à l'épée, objecta Réjane.
—Oh! de notre temps, cela ne comptait pas... Tenez, il y a de cela une cinquantaine d'années... plus même, soixante ans au moins... nous étions dix gentilshommes qui avions fait un pari contre les meilleurs maîtres d'armes du régiment..... Il y avait là Chaverny, de Pons, Bressac et un Maurevailles qui devait être, à propos, le grand-père ou le grand-oncle de celui d'aujourd'hui. La rencontre eut lieu en plein jour, sur la place Royale... Eh bien, nous blessâmes les dix prévôts. De notre côté, il n'y eut que Bressac qui eut la cuisse traversée par l'épée d'un sergent de Saintonge... Ce fut une belle partie... On en parla pendant un mois à la cour...
Tout en bavardant, le vieux baron avait pris son épée, ses pistolets et son manteau de voyage. La berline était attelée et le postillon faisait claquer son fouet dans la cour. Lapierre plaçait sur le haut de la voiture la valise de son maître et la sacoche qui contenait ses effets personnels.
—Adieu, mesdames, dit le baron en baisant la main de la marquise et celle de Réjane. Retournez à Paris. Dans quelques jours, vous aurez des nouvelles...
Mais comme la marquise s'apprêtait à prendre congé de lui, Réjane, toute confuse, toute rouge, restait immobile et clouée sur son siège.
—Voyons, mon enfant, reprit le baron, on dirait que votre petit coeur n'est pas encore complètement déchargé... Parlez donc!
Elle balbutia quelques mots, inintelligibles pour le baron, puis se tut soudain.
—Ah! je comprends, fit la marquise. C'est que, parmi nos ennemis, il y en a un... qu'elle aime...
—Parbleu! s'écria le baron. Toujours l'histoire de Roméo et Juliette! Et comment s'appelle-t-il, votre Roméo?
—Le chevalier de Maurevailles... murmura Réjane.
—Eh bien, mon enfant, reprit-il en saisissant les mains de la jeune fille et en la conduisant auprès de sa soeur, soyez sans crainte. On le ménagera, votre Roméo. Et, si vous le désirez même, on vous le ramènera.
Réjane ne put se défendre de se jeter dans les bras de l'excellent baron qui n'avait point trompé son attente, puis se retira avec sa soeur...
XI
UN DE MOINS
Tandis que madame de Vilers et Réjane retournaient à Paris, le baron de Chartille brûlait la route.
Avec une vigueur incroyable à son âge et que lui eussent enviée bien des jeunes gens, il ne quitta, ni jour ni nuit, sa chaise de poste, ne s'arrêtant que pour relayer et se faisant apporter ses repas dans la voiture.
Enfin le baron arriva au camp, et après s'être fait reconnaître, demanda une entrevue immédiate à Maurice de Saxe.
Son nom était bien connu. Le maréchal s'empressa de recevoir le brave centenaire en s'enquérant avec déférence du motif évidemment grave qui pouvait l'amener à l'armée.
M. de Chartille le pria de vouloir bien faire mander les trois officiers avec lesquels il désirait avoir en sa présence un entretien sérieux.
Quelques minutes plus tard, Lavenay, Lacy et Maurevailles se présentaient.
Le baron voulut alors expliquer le motif du voyage; mais, dès les premiers mots, Maurevailles l'interrompit par cet aveu terrible:
—Vilers est mort!...
—Vilers est mort!... s'écria le centenaire avec douleur. Mort... Assassiné, sans doute?...
Respectant l'âge et la douleur du baron, Maurevailles ne releva pas cette expression. Mais Maurice de Saxe, intervenant au débat, s'empressa de répondre:
—Le marquis de Vilers a eu la mort d'un brave; celle que nous devons tous désirer: il a été tué à la prise de la citadelle d'Anvers...
—C'est une atténuation, dit le baron de Chartille en passant son gant sur sa paupière humide. On pourra du moins dire à sa veuve: Votre mari était un brave et loyal officier!...
Mais Lavenay, encore sous le coup de la nouvelle que lui avait apportée son courrier, s'écria:
—C'était un traître!
—C'était un traître!... répétèrent comme un double écho Maurevailles et Lacy.
—Que dites-vous, messieurs? s'écria avec indignation le baron. Lui reprocherez-vous jusqu'au delà du tombeau une faute de jeunesse qu'il a expiée d'une si sublime façon?
—C'était un traître!... répéta de nouveau Lavenay.
—Ah! je vous remercie de me donner un démenti, monsieur de Lavenay!... s'écria le vieillard emporté par la colère. Je vais savoir enfin si, dans votre famille, il y a quelqu'un qui veuille croiser son épée contre la mienne. En garde, monsieur, en garde, ou, par Dieu, je vous marque au visage, pour que toute l'armée vous reconnaisse comme un lâche calomniateur!...
Le vieux baron avait redressé sa haute taille. Sa main impatiente faisait tournoyer son épée, qu'il avait tirée du fourreau. Maurice de Saxe crut devoir s'interposer.
—Mon cher baron, dit-il, je vous en prie, calmez-vous. M. de Lavenay regrette sincèrement de vous avoir offensé par des paroles que...
—Non, non, dit l'obstiné vieillard. Maréchal, vous, l'honneur en personne, je vous en supplie, laissez-moi châtier ce tourmenteur de femmes.
—Mais il nous faudrait des témoins, objecta Lavenay.
—En aviez-vous contre Vilers, sur la place Royale? Cependant, prenons des témoins, je ne m'y oppose pas. Chevalier de Maurevailles, j'aurai à vous parler ensuite d'une malheureuse jeune fille, passez de mon côté. Vous, Lacy, secondez votre ami! Mais, pour Dieu! en garde, en garde!
Il n'y avait rien à répliquer. Lavenay tira son épée.
Mais l'assurance semblait l'avoir abandonné. Aux attaques, à la fois furieuses et savantes du baron, il ripostait lourdement, mollement, arrivant à peine à la parade.
Deux fois déjà l'épée du vieillard avait effleuré sa poitrine, enlevant des lambeaux de drap... C'était vraiment un rude adversaire que le baron de Chartille!
Les témoins de cette scène en suivaient anxieusement les péripéties.
Tout à coup, l'épée du baron décrivit un cercle, prit celle de Lavenay en tierce pour l'écarter par un froissement rapide. Le fer suivit le fer, et la lame vint s'enfoncer jusqu'à la garde dans la poitrine du jeune homme qui tomba lourdement.
Il était mort.
—Je vous demande pardon, maréchal, de vous avoir fait assister à cette scène, dit froidement M. de Chartille en remettant son épée au fourreau. Vous, messieurs de Lacy et de Maurevailles, occupez-vous de votre ami. Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir, car je reste ici jusqu'à nouvel ordre. Mon oeuvre n'est pas faite...
XII
MA MÈRE!...
Dans la meilleure chambre de la maisonnette qu'elle avait louée au fond de l'un des faubourgs d'Anvers, mame Toinon veillait au chevet de Tony. Terrifiée par l'arrêt brutal du médecin qui, à première vue, avait déclaré le jeune homme perdu sans ressources, mame Toinon n'avait pas voulu accepter cet arrêt comme définitif.
C'est une particularité, souvent fort heureuse, de la nature humaine, d'accepter sans examen les bonnes nouvelles et de ne croire aux mauvaises qu'après un contrôle indiscutable.. Le second chirurgien que la mercière alla chercher fut beaucoup plus consolant que le premier.
—Votre soldat est fortement avarié, dit-il avec une grimace non équivoque, mais le coffre est solide et à cet âge-là il y a toujours de la ressource...
—Alors, monsieur, vous espérez...? demanda mame Toinon palpitante d'émotion.
—Je n'espère rien, sacrebleu! dit le médecin qui appartenait à la classe des bourrus bienfaisants, je vous dis que nous verrons et rien de plus. Il y a pas mal de déchirures dans la peau de ce garçon. Mais jusqu'à présent rien de cassé. Si l'intérieur n'est pas plus détérioré que l'extérieur... Enfin dans quelques jours je vous rendrai réponse... En attendant, soignons-le...
Ce fut tout ce qu'elle put savoir, mais c'était déjà beaucoup. Elle s'installa près du lit de Tony, se promettant de ne plus le quitter qu'il ne fût hors de danger.
Quelques jours se passèrent. Chaque matin le médecin venait et hochait la tête d'un air satisfait. Se méprenant, comme l'autre, sur la nature de l'affection qui liait mame Toinon à Tony, il murmurait:
—On vous le tirera d'affaire, votre chéri. Allons! du temps et de la patience, voilà les grands remèdes qui valent mieux que tout.
De la patience, elle n'en manquait pas, la bonne et charmante femme. Certes, elle ne s'impatientait pas au chevet de Tony. N'était-ce pas pour lui, pour le revoir, pour être auprès de lui qu'elle avait quitté Paris, ses affaires, son magasin, tout?
Auprès du malade, dans les longues heures, elle songeait; et, malgré elle, les paroles des deux médecins lui revenaient à l'idée.
—Est-ce votre mari, votre amant? avait demandé l'un.
—On vous le sauvera, votre chéri!.. s'était écrié l'autre.
C'était donc possible!... Malgré la différence d'âge qui les séparait, Tony pouvait donc, sans trop étonner le monde, devenir son amant, son mari?...
Malgré elle, elle s'avouait que le sentiment maternel qui l'avait portée à recueillir, à élever Tony, s'était modifié avec le temps, sans qu'elle s'en rendît compte. Elle avait vu l'enfant grandir devenir homme et peu à peu, son affection pour lui avait pris une autre forme... Que de fois elle avait remarqué avec orgueil combien Tony se faisait beau garçon... Que de fois, lorsqu'elle l'avait vu plaisanter avec quelqu'une des fillettes du quartier, elle avait senti en elle un inconscient malaise, une contrariété jalouse!... A cette heure où elle était là, prête à donner sa vie pour le sauver, elle ne pouvait plus se le dissimuler; ce qui dominait en elle, ce n'était pas le dévouement de la mère pour son fils, c'était la passion folle de l'amante pour l'amant.
Mais, lui, lui, Tony... l'aimait-il?
Hélas! il était là, gisant encore sans connaissance, enveloppé de bandelettes, en proie à une horrible fièvre, incapable de parler, de comprendre même... Était-elle sûre seulement de le sauver? Devait-elle demander à Dieu l'amour de Tony, alors qu'elle en était encore à implorer sa vie?
Mais, tout à coup, elle se rappelait l'incident de la citadelle, quand la bouche de Tony à demi évanoui s'était collée sur sa main... O souvenir cruel et doux à la fois! Ce baiser la brûlait... Elle eût voulu l'effacer de sa mémoire, et ses lèvres fiévreuses le cherchaient à tout instant sur sa main.
Ah! ce baiser!... Pour recevoir seulement le pareil, elle donnerait le paradis!
Il était onze heures du soir. Vaincue par la fatigue, la vaillante femme s'était assoupie sur son fauteuil.
Un mouvement du malade la tira de sa torpeur.
Tony s'agitait faiblement. La fièvre avait augmenté, le délire était venu. Le jeune officier murmurait à demi-voix des paroles inintelligibles.
—Qu'as-tu, Tony, mon trésor? Parle, parle, demanda la jeune femme.
—Ma mère!... dit le blessé, dont le visage s'illumina d'une expression de béatitude.
Ainsi, il l'appelait sa mère! Lui-même ne voulait être que l'enfant de mame Toinon...
Et la pauvre exaltée, ramenée par cet unique mot au sentiment réel des choses, eut le courage de refouler dans son coeur toutes ses pensées de femme pour n'être plus que mère.
—Que veux-tu, cher enfant? demanda-t-elle avec empressement en ne pensant déjà plus aux rêves fous qu'elle venait de faire, pour ne plus songer qu'au rôle maternel dont elle s'était chargée.
—Ma mère! répéta Tony.
Mais la fièvre du malade augmentait. Faisant, pour se soulever, des efforts qui lui arrachaient de sourds gémissements, il semblait se débattre contre un ennemi inconnu. Dans son délire, il poussait des cris terribles, appelant ses amis à son aide, repoussant mame Toinon qui s'efforçait en vain de le contenir et de le calmer.
La pauvre femme, effrayée, envoya au plus vite chercher le médecin. En apercevant le malade, celui-ci hocha la tête:
—Voilà la crise que j'appréhendais, dit-il. Elle peut le sauver, elle peut l'emporter.
—Mais ne sauriez-vous calmer cette horrible fièvre?
—Eh! je n'ose l'essayer... Écoutez: vous m'avez dit, je crois, que vous aviez de l'argent?...
—Oui, docteur; et s'il en faut encore, j'enverrai à Paris. Je vendrai tout ce que j'ai... Si cela ne suffisait pas, j'ai des amis, je les verrais... Quelle que soit la somme nécessaire, je l'aurai, Dites, dites vite... Que faut-il?
—Oh! pas autant que vous pourriez le croire... Je veux simplement vous proposer de faire venir mon éminent collègue le docteur Van Hülfen. Il a spécialement étudié ces maladies du cerveau et pourra nous être d'un grand secours. Seulement, comme c'est un vieux savant qui n'aime pas à se déranger, surtout la nuit, sans être grassement payé...
—Ah! qu'importe! courez, courez, docteur; amenez-le. Tout ce qu'il voudra, mais qu'il le sauve!...
Le chirurgien sortit et revint bientôt avec le docteur Van Hülfen.
Le délire de Tony était à son plus haut période.
Le docteur Van Hülfen considéra avec attention le malade, et, non sans quelque difficulté, parvint à lui saisir le poignet.
—Hum! hum! dit-il, en regardant sa grosse montre d'argent historié et découpé, cent vingt-deux pulsations à la minute... C'est beaucoup, beaucoup... Il faut réduire cela...
Puis se tournant vers mame Toinon:
—Donnez-moi un grand drap, dit-il.
—Un drap?
—Oui, un drap de lit.
La mercière s'empressa de le satisfaire.
—Maintenant, de l'eau!...
—De l'eau tiède? dit mame Toinon.
—Non pas. De l'eau froide, glacée même, si c'est possible.
Il y avait dans la maison un puits très profond. On courut y puiser un seau d'eau fraîche.
Le docteur y trempa le drap, et, aidé de son collègue, le glissa sous Tony...
—Mais vous allez le tuer... il est tout en sueur! s'écria mame Toinon stupéfaite.
Sans s'inquiéter des craintes de la mercière, le vieux savant qui, devançant les idées modernes, avait découvert un traitement dont ne se servent pas encore nos docteurs—peut-être parce qu'il abrégerait le nombre des visites,—enveloppa Tony dans le drap mouillé et le maintint, malgré sa résistance, dans cette enveloppe glacée.
—Quatre-vingts!... dit-il en consultant après quatre minutes le pouls du malade. Le délire n'existe plus...
En effet Tony semblait beaucoup plus calme.
—Laissez-le dans ce drap, continua le vieux praticien. Seulement, comme l'eau s'échauffe, vous le rafraîchirez toutes les trois heures. Vous ferez bien d'avoir deux draps pour alterner. Adieu, madame. Mon cher collègue, au revoir, vous n'avez plus besoin de moi!...
Mame Toinon voulut insister pour le payer.
—Allez, dit-il, soignez votre malade, vous me paierez quand il sera debout. Vous avez bien entendu?... De l'eau fraîche... toutes les trois heures... jusqu'à demain. Au revoir!...
Il sortit. Le chirurgien le suivit.
Mame Toinon resta seule pour soigner son Tony.
Vingt-quatre heures se passèrent, au bout desquelles la fièvre disparut complètement.
Mais Tony continuait à répéter:
—Ma mère!...
—Oh! oui, dit mame Toinon, tu as raison, je suis ta vraie mère...
Le malade sourit:
—Vous?... dit-il. Oh! non. Vous m'aimez, je le sais bien et je ne vous le rendrai jamais assez. Mais vous n'êtes pas ma mère... Ma vraie mère, je l'ai vue... ou du moins j'ai vu son portrait, car elle, ma mère, est morte! Ce n'est plus qu'en rêve que je puis la revoir!... Ah! j'étais bien heureux tout à l'heure.
—Mon Dieu! s'écria mame Toinon, voilà le délire qui le reprend...
—Non, dit Tony, je n'ai pas le délire. Je vous dis que j'ai vu le portrait de ma mère...
Et il lui raconta comment avait été découverte sa parenté avec le marquis de Langevin, comment celui-ci lui avait montré le médaillon où se trouvait le portrait de sa mère, mais en lui disant qu'elle n'existait plus...
Mame Toinon était aussi émue que lui.
—Oui, elle est morte, répondit Tony, et je ne tarderai pas à la rejoindre. Je ne donnerais pas mon bonheur pour cent années d'existence!
—Toi, mourir! s'écria la jeune femme; oh! non, tu ne mourras pas. Tu es sauvé, au contraire. Il t'a admirablement soigné, le bon docteur, et je continuerai son oeuvre, je te le jure!
La chère femme était dans l'ivresse.
Non seulement son Tony allait de mieux en mieux, mais encore ce n'était pas elle qu'il appelait sa mère!
Et il l'aimait pourtant!
L'aimerait-il donc comme elle voudrait si ardemment qu'il l'aimât?...
XIII
L'OFFICE FUNÈBRE
En présentant à nos lecteurs le baron de Chartille, nous avons dit que son existence était très méthodiquement réglée.
Or, dans l'emploi de son temps, la religion avait sa part.
De même que, chaque matin, on était sûr de le voir, quelque temps qu'il fît, partir le fusil sur l'épaule, de même, tous les dimanches, on le voyait dans l'église de Saint-Germain, où sa place était réservée, écoutant la grand'messe et dominant de sa haute taille les fidèles qui l'entouraient.
Aussi, après avoir vengé son ami Vilers, son premier soin fut-il de faire dire une messe pour le repos de son âme.
Il s'adressa au maréchal de Saxe et lui demanda la permission de disposer de ses soldats pour rendre la cérémonie plus digne.
Maurice de Saxe la lui accorda avec empressement.
Quant aux soldats, ce fut à qui serait admis à prendre part à ce travail destiné à honorer le souvenir d'un brave.
En quelques jours, un autel colossal fut élevé au milieu du camp, autel fait de bois et de terre, orné de branches de feuillage, décoré de faisceaux d'armes et de trophées de drapeaux. Avec un goût parfait, les soldats disposèrent de chaque côté de l'autel improvisé des pièces de canons détachées de leurs affûts et mises en croix, autour desquelles des lames de sabres formaient une étincelante auréole, tandis qu'une haie de hallebardes et de mousquets, savamment entremêlés, formait comme un berceau au-dessus de l'officiant.
Il fut décidé que chaque régiment enverrait un détachement à la cérémonie, et que les tambours, trompettes et musiques, viendraient en relever l'éclat.
La cérémonie allait commencer, lorsque trois soldats des gardes-françaises vinrent solliciter l'honneur d'être reçus par le baron.
Il les fit entrer.
—Monsieur le baron, dit l'un d'eux avec un fort accent méridional, nous n'avons pas l'honneur d'être connus de vous. Mais nous pensons que vous ne nous en voudrez pas de vous déranger quand vous saurez que nous servions tous trois dans la compagnie du capitaine de Vilers que nous aimions...
—Que nous aimions beaucoup... appuya comme un écho le second garde-française, en lequel on a déjà reconnu le Normand, inséparable compagnon du Gascon.
—Et pour qui nous aurions donné notre vie, murmura d'une voix à peine intelligible le troisième, qui semblait avoir une extrême difficulté à émettre des sons et dont le nez rouge prenait, grâce à l'émotion, des teintes violacées.
Celui-là, c'était Pivoine.
—Vous avez eu raison, mes amis, dit le baron. Parlez. De quoi s'agit-il?
—Eh bien, donc, reprit la Rose, nous avons une prière à vous adresser. Vous avez probablement entendu parler d'un jeune officier qui conduisait les vingt hommes sur la brèche, le jour de l'explosion...
—Le cornette Tony?...
—Oui, monsieur le baron, un brave et digne jeune homme, engagé depuis six mois à peine et qui pouvait aspirer au plus bel avenir...
—Au plus bel avenir..., répéta le Normand.
—Nous l'aimions tous...
—C'est lui qui m'a crevé la gorge, chuchota Pivoine en passant sa grosse main sur ses yeux humides de larmes; mais je ne lui en voulais pas; au contraire, c'est pour cela que je l'aimais... quel joli tireur cela eût fait!... Ah! je voudrais qu'il fût là, quand même ce serait pour me flanquer encore un coup de pointe!...
—Tony a été l'ami du marquis de Vilers, reprit La Rose. Je puis même dire qu'il lui a rendu de grands services. Enfin ils sont morts ensemble.
—Je vous entends, mes enfants, dit le baron d'une voix émue, vous venez me demander de comprendre Tony dans les prières qu'on va dire pour le marquis de Vilers... Non seulement j'y consens de grand coeur, mais encore je vous remercie de m'y avoir fait penser, car c'est justice. Oui, allez dire à vos camarades que les noms du capitaine de Vilers et du cornette Tony seront unis, dans la cérémonie qui se prépare, comme eux-mêmes ont été unis dans la vie et dans la mort. Bien plus, on pensera dans les prières à tous ceux qui ont péri avec eux et qui n'ont ici ni ami, ni frère pour les représenter...
—Ah! merci, merci, monsieur le baron, s'écria La Rose; toute l'armée vous bénira!... Je ne suis qu'un pauvre soldat, mais si vous avez besoin de la vie d'un homme...
—De deux hommes... dit le Normand.
—De trois hommes, sacrebleu! essaya de s'écrier Pivoine; je ne peux plus faire de discours, mais j'ai encore le poignet solide...
—Allons, c'est bien, mes enfants, dit le baron que l'émotion commençait à gagner; le temps se passe. Il faut penser à la cérémonie.
Les trois soldats prirent congé du baron pour avertir leurs camarades du succès de leur démarche.
Une heure après, un coup de canon annonçait le commencement du service funèbre.
Comme nous l'avons dit, de nombreux détachements y assistaient.
En outre, presque toutes nos connaissances s'y revoyaient côte à côte.
Le maréchal de Saxe, toujours traîné dans sa petite carriole d'osier et en grand uniforme, s'était fait placer au milieu du carré des troupes. A sa droite se tenait debout le marquis de Langevin, également en tenue; à sa gauche, le marquis de Chartille.
Derrière eux se trouvait le comte de Clermont-Prince, qui avait dirigé les opérations du siège d'Anvers, et qui avait chargé Tony de la terrible mission où il avait perdu la vie.
Puis, les officiers du régiment de Bourgogne, où Tony était cornette; ceux des gardes-françaises, anciens compagnons du marquis de Vilers.
Enfin, tout honteux de la place d'honneur qu'il occupait, Ladrange, le soldat qui avait eu le poignet cassé à la prise du château du margrave, et qui avait gagné les galons de brigadier en même temps que Tony conquérait l'écharpe; Briançon, le sergent qui, seul, avait survécu à l'explosion d'Anvers; Pivoine, La Rose et le Normand.
Sur le côté, deux femmes pleuraient, inclinées; c'étaient maman Nicolo et Bavette.
Mais (chose étrange!) seule, mame Toinon manquait. Son absence ne tarda pas à être remarquée. Maman Nicolo surtout, malgré sa douleur réelle, ne pouvait s'empêcher de regarder de temps en temps autour d'elle.
Bavette profitait naturellement de l'occasion pour faire de même.
—C'est bien singulier... murmuraient-elles après chaque vaine recherche.
Le baron de Chartille ne tarda pas à remarquer cette attitude, qui finit par l'intriguer au plus haut point. Une idée lui vint.
Il avait fait une enquête auprès du maréchal de Saxe, du marquis de Langevin, des Hommes Rouges. Cette enquête ne lui avait appris que la mort de Vilers, qui restait sans preuve matérielle. Il se dit que, peut-être, en interrogeant les petits, il obtiendrait de meilleurs résultats qu'en continuant à s'adresser aux grands.
—Après la cérémonie, pensa-t-il, je causerai avec ces femmes.
Le prêtre avait dit l'absoute. Les troupes se retiraient. Prenant congé de Maurice de Saxe et du colonel de Langevin, le baron se dirigea vers maman Nicolo.
Mais, en chemin, la conversation de deux hommes l'arrêta.
—Et pourtant, mon vieux, si ça allait être comme la dernière fois!... disait le Gascon La Rose.
—Ma foi, répliqua le Normand, cet homme-là a pour spécialité de ressusciter. Tant qu'on n'aura pas retrouvé son cadavre...
—De qui parlez-vous donc? s'écria M. de Chartille en s'approchant.
—Dame, monsieur le baron, du capitaine de Vilers. C'est une idée qui vient de me surgir, dit La Rose.
—Laquelle?
—Qu'il n'est peut-être pas mort.
Le baron eut un mouvement de joie.
—Et qui vous fait penser cela? demanda-t-il.
—Le passé. Voyons, écoutez. La première fois, M. de Vilers est blessé à mort. On le porte aux caveaux du Châtelet. On le couche sur les dalles. On le met en bière. On fait son enterrement... Crac, il reparaît à Blérancourt juste à temps pour nous donner un rude coup de main, à ce pauvre Tony, au Normand et à moi.
—C'est juste. On m'a parlé de cela. Après?
—Après?... Il trouve un gouffre, une espèce de puits sans fonds, percé dans un labyrinthe; il tombe dedans... On le croit perdu... Ah! bien oui. Il en sort par une écluse dont nous profitons du même coup, Tony et moi.
—C'est prodigieux, en effet. Ensuite?
—Ensuite, il part pour se faire tuer. Tout le monde le dit mort. Ah! ouiche. Tony va sur le rempart de la citadelle d'Anvers... Juste en face de lui se dresse le prétendu mort qui l'avertit de prendre garde...
—Eh bien?
—Eh bien, monsieur le baron, en réfléchissant à tout cela, pendant la messe, je me demandais si vraiment le marquis de Vilers était mort, et si, comme les autres fois, nous n'allions pas, dans un moment critique, le voir tout à coup reparaître plus vigoureux que jamais!...
Ce que disait le brave La Rose était certainement bien invraisemblable; pourtant cela concordait tellement avec les désirs du baron qu'il ne put s'empêcher d'y songer aussi.
Et ce fut dans cette pensée qu'après un adieu amical aux deux soldats, il se dirigea vers la cantine de maman Nicolo, qu'on lui avait précisément fait remarquer la veille.
Là il fut question d'un bien autre sujet.
La petite Bavette, très loquace de sa nature, parla au baron de l'amour que Toinon portait à son fils adoptif, Tony. Bavette, dont le coeur avait, dès le premier jour, battu pour le jeune garde-française; Bavette, qui avait tremblé pour son bonheur en voyant Tony devenir sergent, puis officier, Bavette n'avait pas constaté sans un violent sentiment de jalousie, la façon dont mame Toinon traitait Tony. Son coeur de femme ne s'était pas trompé sur la nature de l'affection de la costumière pour son fils adoptif. Mame Toinon pouvait s'y méprendre. Bavette, non.
Aussi avait-elle été fort étonnée de ne pas voir mame Toinon au service funèbre. Cela l'avait amenée à songer que, depuis le jour fatal, on ne l'avait pas revue. Que lui était-il arrivé? Qu'avait-elle fait? Était-elle repartie pour Paris? Ce n'était pas probable...
—Mais elle n'a pas même paru aux recherches qui ont été faites, fit observer maman Nicolo.
—Une pareille indifférence est inadmissible. Mame Toinon n'est pas femme à agir ainsi... Il y a une raison.
—Oui, il y a un motif; mais lequel?
Lequel? Voilà ou l'on s'arrêtait. Ni maman Nicolo ni Bavette ne pouvaient découvrir la cause de l'inexplicable disparition de la mère adoptive de Tony. Mais toutes ces indécisions étaient de nature à intriguer davantage encore le baron. Les soupçons grandissaient de plus en plus dans son esprit.
—N'y a-t-il point connexité entre ces diverses disparitions? se demandait-il.
Et il se promit de rechercher mame Toinon.
Mais pour cela, comme il ne la connaissait pas, il lui fallait des aides. Il se demanda s'il ne ferait pas bien d'être accompagné par l'un des soldats qui étaient venus chez lui le matin. Il se promit de leur parler et de demander pour eux à Maurice de Saxe les quelques jours de congé nécessaires pour un voyage à Anvers.
Comme il rentrait chez lui dans cette intention, il aperçut justement les trois hommes attablés avec un singulier personnage, dont la stature minuscule faisait un singulier contraste avec la haute taille des soldats.
Ce personnage, ne le devine-t-on point? c'était le nain de Blérancourt, qui, selon l'intention qu'il en avait manifestée, venait de rejoindre ses amis les gardes-françaises.
—Ainsi, disait sérieusement le nain, il n'y a pas moyen de s'engager parmi vous?
—Tu veux rire, mon ami Goliath, répliqua Pivoine en frappant du poing sur la table, si tu m'avais proposé cela quand je faisais les enrôlements à la porte du Sergent recruteur, à Paris, je t'aurais pris par la peau du cou et collé dans une niche... Ici, c'est différent, tu es un ami... trinquons!
Le nain versa à boire et huma une large lampée. Les gardes-françaises le regardèrent avec admiration.
—Pour bien boire, dit La Rose, je dois te rendre cette justice que tu bois royalement... Si tu avais seulement deux pieds de plus...
—C'est ennuyeux, cela! s'écria le nain. J'étais né pour être soldat, moi. La vie de château ne me plaît plus du tout, depuis que je vous ai connus là-bas.
—Ah! ah! voyez-vous le gaillard!
—Et puis, ce n'était plus tenable. Figurez-vous que, depuis que le vieux bonhomme n'est plus là, le traban est devenu insupportable. Il économise sur tout; il surveille tout; il a les clefs de toutes les armoires. Croiriez-vous que cet animal joue au maître et est plus dur que ne le serait n'importe quel seigneur?... Ma foi, je n'ai plus hésité, j'ai pris mes petites économies... et je me suis mis en route... je voulais vous retrouver, ça n'a pas été long...
—C'est vrai. Vous êtes un malin, vous! dit le Normand.
—N'est-ce pas? Ah! si on voulait, je serais joliment utile, moi... Je trouve tout. Et puis, je comptais sur le capitaine de Vilers!... Enfin!... Heureusement j'ai d'autres amis ici!
Et il leur tendit les mains.
—A ta santé, Goliath! fit La Rose.
—A ta santé!..
—A la vôtre, mes braves!...
Mais, à ce moment, le nain se retourna. M. de Chartille venait de lui frapper sur l'épaule.
Le baron s'était dit tout à coup que ce nabot était peut-être l'homme qu'il lui fallait. Le nain avait été à Blérancourt, il paraissait savoir bien des choses. En sa qualité de bossu, il était intelligent et intrigant comme tous les gens marqués au B. Ce pouvait être une acquisition précieuse.
Le baron lui fit signe de venir avec lui. Sur un geste de La Rose, le nain se leva et suivit le dernier protecteur de la marquise:
—Tu parlais du capitaine de Vilers, dit M. de Chartille, tu le connais donc?
—Je crois bien, je lui ai sauvé la vie!... C'est moi qui avais ouvert l'écluse...
—Et le caporal Tony, tu le connaissais aussi?
—Parbleu!... je lui ai sauvé la vie aussi. Ils barbotaient ensemble.
—Eh bien, découvre-les-moi, morts ou vivants, et ta fortune est faite...
—Ma fortune! mais alors c'est une inspiration du ciel qui m'a amené ici. Comptez sur moi, mon gentilhomme, et préparez votre argent. Vous verrez, je trouve tout, moi!... je trouve tout.