Le serment des hommes rouges: Aventures d'un enfant de Paris
On fait l'amour
Tout le jour,
Dans les gardes-françaises.
On fait l'amour, sur ma foi,
Dans les gardes du roi!
Sur l'un des fourgons qui suivaient le régiment il y avait, jurant et pestant, étendu tout de son long, un homme qui, lui aussi, essayait de faire sa partie dans le joyeux choeur des soldats.
Cet homme était l'auteur même de la chanson des gardes-françaises. C'était le sergent Pivoine, qui se portait de mieux en mieux, ainsi que le chirurgien l'avait fait prévoir, mais qui avait perdu sa voix, comme celui-ci l'avait également prédit.
Bien qu'étant assez malade pour garder la caserne, Pivoine avait tenu si ardemment à accompagner ses camarades, il avait tant de fois répété qu'il ne se laisserait plus soigner si le régiment allait au feu sans lui, que le chirurgien était parvenu à le faire placer sur un fourgon.
Et, de temps en temps, le malheureux, guettant la reprise du refrain, lançait dans le choeur qui scandait la marche:
On fait l'a...
Inutile effort! la note s'arrêtait dans son gosier qui n'avait plus que le son d'une clarinette dont on aurait retiré l'anche.
—Maudit moutard! murmura-t-il en pensant à Tony. N'importe! il a du chien, ce petit-là. Il n'a pas eu peur de moi. Il faut qu'il soit joliment brave!
Au fond, le commis à mame Toinon avait gagné un ami de plus. L'épée a du bon.
Et ce fut encore en chantant que le gai régiment fit son entrée à Chantilly.
Dès son arrivée, le marquis de Langevin se félicita d'avoir envoyé en avant Maurevailles.
Aux premiers les bons morceaux, comme dit le proverbe.
Les premiers régiments avaient donc trouvé de tout à profusion. On les avait fêtés, complimentés. Les habitants s'étaient fait un honneur de nourrir, et de désaltérer surtout les héros qui allaient se battre pour la France. Mais les seconds? mais les derniers? Sans Maurevailles, on n'eût pas mangé.
C'est qu'à cette époque les étapes n'étaient pas réglées comme elles le sont aujourd'hui et pour traverser un pays, même français, il fallait prendre ses précautions.
Car peu à peu l'enthousiasme diminuait, ou tout au moins les ressources. Et on finissait par ne plus même trouver les fournitures strictement réglementaires.
Et les régiments qui fermaient la marche de l'armée ne rencontraient plus rien.
Or, de tous les officiers de Louis XV, le marquis de Langevin était précisément celui qui prenait le plus grand soin de ses soldats. Afin d'éviter désormais les inconvénients, les ennuis, les tourments de tout genre qui avaient attendu ses prédécesseurs, il chargea le capitaine Maurevailles d'aller étudier les pays à traverser, se rendre compte des ressources que l'on pouvait espérer et y tout régler pour que ses huit mille hommes pussent y passer sans difficultés et sans trop de souffrances.
Naturellement le caporal-secrétaire Tony fut le premier informé du départ de Maurevailles.
Tout d'abord il n'y prit pas garde. Le capitaine était chargé d'une mission: rien de plus ordinaire.
Mais quelle ne fut pas sa surprise quand il vit, en se mettant à la fenêtre de la maison où s'était établi le marquis de Langevin, Maurevailles appeler les deux autres Hommes Rouges, les entraîner dans un coin de la cour, causer mystérieusement avec eux, et enfin ces derniers lui donner leurs bourses!
—Qu'est-ce que cela veut dire? se demandat-il.
Puis, en réfléchissant, il arriva à cette conclusion:
Maurevailles, rendu à lui-même, avait une chance pour retrouver la marquise de Vilers. Lavenay et Lacy, retenus au régiment, garnissaient sa poche d'argent afin qu'il pût, dans le cas où il parviendrait à s'emparer d'elle, prendre toutes les mesures possibles pour qu'elle ne leur échappât point de nouveau.
—Comment lutter contre des ennemis si prévoyants! se dit-il. Ah bah! S'ils ont pour eux les circonstances et l'argent, moi, c'est Dieu qui m'aidera.
Pendant ce temps-là, grâce à la prudence du colonel-général, le Gascon et le Normand ne manquaient ni de dîner ni de boire. Et, le soir même, à moitié ivres, ils avaient déjà oublié maman Nicolo et lutinaient la cantinière en lui chantant à tue-tête:
On fait l'amour
Tout le jour
Dans les gardes-françaises.
On fait l'amour, sur ma foi,
Dans les gardes du roi!
Hélas! couché à dix pas d'eux, le sergent Pivoine, l'enroué sergent, les entendait en maugréant. Pauvre Pivoine!...
VII
L'AMOUR D'UN VIEILLARD
Il y avait huit jours que le magnat avait amené la veuve du marquis de Vilers au château de Blérancourt, quand un cavalier longea la lisière de la forêt au milieu de laquelle s'élevait ce château.
Ce cavalier avait dû faire une longue route, car son cheval n'avançait qu'avec peine sur le terrain détrempé par la pluie et lui-même paraissait très fatigué.
A l'entrée de la forêt, à un quart de lieue du château, il y avait quatre ou cinq maisonnettes formant un petit village.
Au-dessus de la porte d'une de ces maisons pendait la branche de pin qui a coutume de dire aux voyageurs: Voici une auberge.
Triste auberge que celle-là et qui ne devait pas abriter souvent des voyageurs, car il passait bien peu de monde dans ce pays perdu.
Mais enfin on pouvait y trouver bon feu et passable gîte, et en tout cas de quoi se reposer à l'abri de la pluie.
Ce fut donc là que le cavalier frappa.
Nous ne saurions lui donner tort, car, autour d'un énorme brasier de tourbe et de branches mortes, une dizaine de paysans séchaient, tout en causant et en buvant du cidre, leurs habits mouillés.
A l'aspect du voyageur qui avait la mine d'un gentilhomme, ils s'écartèrent avec empressement pour lui faire place auprès de la cheminée.
—Holà! dit le cavalier, qui est l'hôte ici?
Un grand vieillard à barbe blanche ôta son bonnet de peau de renard et s'avança.
—Je suis officier et je vais me battre pour vous dans les Flandres, reprit le cavalier. Je me suis égaré dans vos satanés chemins, et du diable si je sais où je me trouve... Mais, il ne s'agit pas de cela. Avez-vous un coin pour loger mon cheval, une bête de mille pistoles qui est en train de prendre froid?
—Mon gentilhomme, si vous voulez bien, je mènerai moi-même en personne vot'cheval à l'écurie, s'écria l'hôtelier et je vous assure, foi de Garrigou, qu'il y sera mieux qu'à l'Aigle noir ou aux Armes de Picardie, à Noyon.
—Quant à moi, une place auprès du feu, une moitié de poulet et deux oeufs me suffiront—à la condition toutefois que vous ayez du vin?...
—Je crois bien, et d'excellent, mon officier. Il y a plus de dix ans qu'on n'y a mie seulement touché. Vous ne trouverez pas dans toute la contrée un seul cabaretier qui puisse se targuer d'avoir de meilleur vin que maître Garrigou de Chante-Caille.
—En tout cas, il ne doit pas y en avoir qui sache mieux vanter sa marchandise, dit en souriant le voyageur, qui alla s'asseoir au coin du feu et étendit vers les tisons son feutre et ses grosses bottes.
Il y eut un instant de silence, motivé par la présence de l'étranger.
Puis les paysans s'enhardissant reprirent leur conversation interrompue.
—Et tu dis, Jean, demanda l'un d'eux, que le château est habité?
—Oui, par le vieux seigneur qui est revenu.
—Il y avait longtemps qu'il n'avait pas mis les pieds par ici?
—Plus de vingt ans. C'était maître Jeanson, l'homme de loi, qui s'occupait de tout.
—Et maintenant?
—C'est une espèce de sauvage que le vieux seigneur a amené avec lui et qui a l'air d'un voleur plutôt que d'un intendant...
—C'est-y pas la même chose? interrompit un des paysans.
Tout le monde se mit à rire.
—N'importe, reprit le narrateur, c'est curieux tout de même, allez... Figurez-vous que le château est rempli de sonnettes...
—De sonnettes?
—Oui. A chaque porte, il y a un fil de laiton qui correspond à une sonnette placée dans la chambre du seigneur.
—Et pourquoi tout cela?
—Pour que personne ne puisse entrer dans le château sans qu'il en soit informé, et pour qu'il sache par quelle porte on entre.
—Et comment sais-tu cela, toi, Jean?
C'est Philippe, le forgeron, qui me l'a raconté. Il a aidé les ouvriers que le vieux seigneur avait envoyé chercher à la ville pour poser les fils, et, comme il voulait voir si ça allait, il s'est présenté l'autre jour au château.
—Et il est entré?
—C'est-à-dire qu'il a été reçu par le nouvel intendant, le sauvage... Il y dit: «J'apporte pour votre maître un beau chevreuil que j'ai tué...» Et pendant que l'autre le débarrassait, il a bien remarqué que les portes faisaient tinter des sonnettes.
—Et que lui a dit l'intendant?
—Rien. Il a tiré de sa poche une pièce d'or; il la lui a mise dans la main, et il l'a poussé dehors.
—C'est bien singulier, tout ça. Mais qui sert le seigneur au château?
—Des muets... Oh! ceux-là, je leur ai causé moi-même avant l'arrivée de leur maître...
—Tu leur as causé... à des muets?...
—C'est-à-dire que j'ai essayé; mais ils m'ont fait signe qu'ils avaient la bouche fermée.
—C'est dommage, j'aurais voulu savoir ce que cela veut dire.
—Pardi! il ne tient qu'à toi d'aller au château; tu seras reçu comme Boniface le braconnier.
—Qu'est-ce qui lui est arrivé?
—Il a voulu entrer dans le jardin, la nuit, pour voir. Il a été saisi par les muets qui l'ont roué de coups de gaule...
—Ah ben alors, fit un autre, c'est presque l'aventure de Sébastien, le cordonnier, qui était allé rôder près des fossés un soir... Il a entendu craquer le ressort d'une arquebuse... il s'est sauvé, mais pas assez vite pour ne pas entendre une balle siffler à deux doigts de sa tête.
—Ah ça! que diable racontez-vous-là, mes drôles, s'écria tout à coup le cavalier qui, depuis un instant, avait prêté l'oreille aux propos des paysans, est-ce une histoire ou une légende?
—Ni l'une ni l'autre, mon gentilhomme, c'est ce qui se passe au château de Blérancourt.
—Et où prenez-vous ce château?
—Au bout de l'allée de Saint-Paul... Tenez, vous pouvez l'apercevoir d'ici.
—Et c'est là que se passent toutes ces choses étranges?
—C'est là.
—Ah! palsambleu, il faut que je vois cela par moi-même.
—Vous, mon officier? s'écria l'hôte épouvanté.
—Oui, certes.
—Mais vous n'avez donc pas entendu ce qu'on vient de dire?...
—Peuh! Avez-vous peur que je ne vous paie pas ma nourriture? Mais au surplus vous avez raison. Cela ne me regarde pas. Me voilà sec; maintenant, je mangerais bien le poulet tout entier, arrosé de ce bon vin qui n'a pas son pareil... Et j'irai ensuite dormir, afin de pouvoir demain reprendre ma route.
Maître Garrigou avait dressé la table. Le gentilhomme se mit à manger.
Le temps s'était un peu éclairci, les paysans sortirent l'un après l'autre. Le cavalier, qui depuis un moment semblait préoccupé, put réfléchir tout à son aise.
Au château de Blérancourt, le supplice de madame Vilers continuait.
Le magnat cependant la comblait de prévenances, mais de la part de cet homme les prévenances lui étaient odieuses.
Par un raffinement de délicatesse, il avait évité même de lui parler de son amour, et des conditions imposées par sa passion sans merci.
Il avait accordé à la marquise dix jours de réflexion. Il voulait la laisser en paix pendant ces dix jours.
Il avait fait plus.
Pour qu'Haydée ne s'ennuyât point, il avait envoyé à Paris un exprès, afin de mander auprès d'elle sa soeur Réjane qui lui tiendrait compagnie.
Une heure encore et le délai allait expirer...
Depuis quelques jours, le magnat avait demandé à la marquise la permission de prendre ses repas avec elle. Fatiguée de la solitude, madame de Vilers n'avait pas refusé. Elle ne se défiait plus, du reste, des mets que lui présentait le comte, espérant qu'il n'agirait avec elle que par persuasion et qu'il n'emploierait ni force ni surprise. Le soir où nous sommes, le comte et madame de Vilers dînaient ensemble dans les appartements de celle-ci.
Au dessert, le magnat se leva:
—Le dixième jour est expiré, dit-il d'une voix émue. Haydée, quelle est votre décision? Voulez-vous m'aimer?
—Non!... répondit-elle.
—Réfléchissez encore!...
—Vous me faites horreur!...
—J'ai donc bien fait alors d'agir comme je l'ai fait!...
—Que voulez-vous dire? s'écria la jeune femme au comble de l'effroi.
—Que vous venez de prendre un narcotique qui, dans quelques minutes, vous livrera sans défense à mon amour...
—Oh! c'est épouvantable!
—C'est de bonne guerre. Vous me repoussez lorsque j'implore. Eh bien, malgré votre orgueil et vos répulsions vous serez à moi.
—Oh! infâme! infâme! répéta madame de Vilers en saisissant un couteau sur la table et en essayant de se lever pour s'élancer vers le comte.
Mais ses forces la trahirent. Un engourdissement, invincible s'empara d'elle...
Elle retomba sur son fauteuil.
Le vieillard la regardait avec un sourire ironique.
—Tu vois bien, ma pauvre Haydée, dit-il en la tutoyant pour la première fois, tu vois bien que tu aurais mieux fait de consentir. Ah! tu seras à moi maintenant... bien à moi!...
Il lui prit la main. Vainement elle tenta de le repousser.
—Ah! tu ne te doutes pas, continua-t-il en lui enlaçant la taille de ses bras avides, ah! tu ne peux avoir une idée de ce qu'est l'amour à mon âge... Tu ne sais pas quelle lave, à ta seule vue circule dans mes veines; tu ne sais pas quelle tempête s'agite dans mon coeur... Haydée, personne,—personne, entends-tu,—de tous ces jeunes gens qui se disputaient un regard de toi, ne l'a mérité par un amour semblable, comparable à celui qui me dévore!...
Et, le visage cramoisi, les lèvres humides, les yeux saillants à faire croire qu'ils allaient jaillir de leur orbite, les veines du cou gonflées, le vieillard se penchait de plus en plus sur la jeune femme défaillante, qui n'avait plus la force de se reculer pour éviter la souillure de ce contact.
—Haydée, murmura encore le comte, Haydée, tu vas être enfin à moi! à moi!... personne ne peut t'arracher de mes bras!...
Il se pencha sur elle. Ses lèvres touchaient presque les lèvres de la malheureuse femme...
Une minute encore... et elle allait être à lui quand un coup de sonnette retentit dans la chambre du comte. Le vieillard bondit.
—Qui donc, s'écria-t-il, qui donc ose enfreindre mes ordres et entrer dans le château sans que je sois prévenu?
Il s'élança vers le grand vestibule et se trouva en face d'une jeune fille.
C'était Réjane, la soeur de la marquise, qui arrivait de Paris.
Il s'empressa de la conduire dans les appartements qu'il lui avait fait préparer, puis la laissant à sa toilette et la priant d'attendre la marquise, il revint tout palpitant auprès de celle qui allait être sa proie...
Mais en entrant dans la pièce où il comptait réaliser l'unique espoir de sa vieillesse avilie, il poussa un épouvantable cri de surprise et de rage...
Cette chambre où, peu d'instants auparavant, madame de Vilers inanimée annonçait si bien devoir être en son pouvoir, cette chambre était vide!...
VIII
LE MUET QUI PARLE
Quand la marquise, après sa périlleuse torpeur, recouvra sa raison, un cheval de sang l'emportait au galop à travers une forêt...
Sur ce cheval, elle était soutenue par un homme dont la main qui tenait les rênes s'appuyait tendrement sur son coeur, tandis que, de l'autre main, il lui protégeait le visage contre le fouet des branches.
Les souvenirs de la scène du château lui revinrent en mémoire; elle pensa au magnat, et un frisson lui parcourut tout le corps.
Mais en levant les yeux vers l'homme qui la soutenait, elle reconnut qu'il portait un costume d'officier des gardes-françaises.
Que s'était-il donc passé et comment se trouvait-elle dans les bras de ce gentilhomme?
On sait de quelle mission Maurevailles avait été chargé par le marquis de Langevin.
Nous avons vu comment,—après avoir préparé les étapes du régiment des gardes-françaises, qui tenait à faire joyeusement la route, en régiment d'élite qu'il était,—l'ancien ami du marquis de Vilers était arrivé chez Garrigou et comment la conversation des paysans lui avait appris ce qui se passait au château voisin.
En fallait-il davantage pour qu'un soupçon lui traversât l'esprit?
Maurevailles se promit d'éclaircir ce soupçon.
Le soir, quand le château fut noyé dans une masse d'ombre, il se hâta d'aller examiner les lieux, au risque de recevoir une volée de coups de bâton comme Boniface le braconnier, ou un coup de mousquet comme Sébastien, le cordonnier du village.
Il ne lui arriva aucune mésaventure; mais il se convainquit, à n'en pouvoir douter, qu'il était impossible d'entrer dans le château.
Par la force? On rencontrerait l'année des muets dévoués au magnat.
Par surprise? Les sonnettes avertiraient.
A tout hasard, il descendit dans le saut-de-loup.
Ce qu'il eût fallu trouver, c'eût été un passage secret comme il en existe dans presque tous les vieux châteaux, les architectes d'autrefois prévoyant toujours l'amour et le meurtre, ainsi que le besoin du mystère.
Mais le temps et le moyen de découvrir ce passage?
Comme il se faisait cette réflexion, Maurevailles vit une ombre sortir en quelque sorte du pied de la muraille, à vingt pas de lui, et disparaître rapidement.
Autant que le chevalier avait pu en juger, c'était un enfant, car sa taille atteignait à peine la moitié de la moyenne.
Mais d'où sortait cet enfant? Maurevailles alla examiner l'endroit. Il ne découvrit aucune porte, aucun trou.
—Parbleu, se dit l'officier, j'en aurai le coeur net. Ce promeneur nocturne reviendra probablement au logis. Il ne s'agit que de l'attendre.
M. de Maurevailles avait passé plus d'une nuit en plein air au bivouac; quelques heures de faction sous la pluie ne l'effrayaient donc pas.
Il se blottit le plus commodément qu'il put sous un toit de plantes grimpantes, et attendit le retour de l'ombre.
Il y avait à peu près deux heures qu'il était là et il commençait à maugréer, quand un pas pressé se fit entendre. En même temps l'ombre surgissait sur le bord du talus et se laissait glisser jusqu'au fond du saut-de-loup.
Maurevailles lui mit la main au collet.
—Grâce, Monseigneur, miséricorde, gémit l'ombre en s'affaissant.
Maurevailles examina alors sa capture.
C'était un être bizarre: Pas tout à fait trois pieds de haut, une tête énorme et plantée de cheveux en broussailles, des bras démesurément longs, des jambes fendues jusqu'au milieu du torse: un nain difforme et hideux.
—Qui es-tu et que fais-tu là? demanda l'officier.
—Je suis un des serviteurs du château, répliqua le nain qui se rassura un peu en voyant qu'il avait affaire à un étranger.
—Tiens, tu n'es pas muet, toi?
—Ne dites rien, mon gentilhomme, j'ai feint d'être muet pour être amené en France, parce que chez nous personne ne voulait m'employer. Je suis trop petit. Et puis, j'adore le vin de France... Oh! le vin de France! Comme il donne de beaux rêves! Et c'est pour cela que, la nuit, je m'échappe, afin de boire et de causer un peu avec de bons compagnons...
—Tu aimes le vin de France, dit Maurevailles en souriant. Aimes-tu aussi l'or de France?
La figure du nain s'éclaira.
—Et veux-tu beaucoup de pièces comme celle-ci? continua l'officier en lui mettant un louis dans la main.
—Que faut-il faire, Monseigneur?
—Me montrer le passage par où tu rentres au château.
Un tressaillement d'effroi secoua le corps débile du nain.
—Le magnat me tuerait, s'écria-t-il.
—Allons donc, qui te trahira? répliqua Maurevailles en lui présentant un second louis.
L'effet de l'or fut magique. Les yeux du nain s'éclairèrent. Il se redressa.
—Venez, dit-il.
Il alla jusqu'à la muraille, se baissa, appuya trois fois son pouce sur une tête de clou que, même en plein jour, Maurevailles n'aurait pas remarquée, et une énorme pierre tourna sur elle-même, ouvrant un passage suffisant pour deux hommes.
—Entrez, dit le faux muet. N'ayez pas peur. J'ai coupé le cordon de la sonnette.
—Entre le premier, maître gnôme, répondit l'officier, et souviens-toi qu'à la première trahison, je te passe mon épée à travers le corps.
—Mais en vous trahissant, dit le nain, je me perdrais moi-même; le magnat me ferait pendre. Tandis qu'avec vous, au contraire, j'aurai de quoi boire du bon vin de France jusqu'à la fin de mes jours.
L'ouverture démasquée par la pierre donnait sur un escalier en colimaçon, ménagé dans l'épaisseur de la muraille. A la hauteur d'un second étage, un couloir s'étendait perpendiculairement à la muraille extérieure.
—Comment as-tu découvert ce passage, maître gnôme? demanda Maurevailles.
—Je m'ennuyais, moi qui aime à causer, d'être toujours en tête-à-tête avec toutes ces langues mortes. Je me suis souvenu qu'aux bords du Rhin, chez nous, les vieux burgs ont des escaliers secrets. J'ai cherché et j'ai eu vite trouvé.
—Où conduit ce passage?
—Au-dessous de la chambre où je couche. Mais ce n'est pas le seul. Ce souterrain est comme la toile d'une araignée: quand on est au milieu, on voit des rayons partout.
—Et y a-t-il un couloir qui aille à la chambre de la comtesse Haydée?
—Comment, vous savez?... Au fait, je suis bête, moi... je me demandais pourquoi vous vouliez entrer dans le château!... Certes, oui, mon gentilhomme, il doit y en avoir un, mais où est-il? Je n'ai pas le temps de le chercher maintenant; voilà le jour qui va venir et on s'apercevrait de mon absence. Mais ce soir, si vous voulez...
—Ce soir, soit!...
Maurevailles mit un nouveau louis dans la main du faux muet et redescendit l'escalier. Il n'eut pas de peine à refermer la pierre, qu'il rouvrit ensuite à plusieurs reprises, afin de s'assurer qu'il possédait bien le secret du muet.
—Enfin! se dit-il en remontant sur les glacis du saut-de-loup. La marquise sera à nous!
Et il examina attentivement l'endroit où il était, pour être bien certain de retrouver sa route.
Le soir où nous sommes, il était entré seul dans le couloir secret où le nain l'attendait.
—Venez, dit celui-ci, j'ai trouvé.
Et il le conduisit dans le troisième couloir à droite, à partir de celui par lequel il avait gagné le centre de la toile d'araignée. A certain endroit, un mince filet de lumière, passant comme par le trou d'une épingle, traversait l'obscurité.
—Je trouve tout, je trouve tout, disait le nain en frétillant. Il y a un tableau mobile par lequel on peut entrer chez votre bonne amie. Seulement il faut attendre: le vieux comte y est. J'ai fait un trou. Vous pouvez voir!...
Maurevailles vit, eu effet, le magnat assis à table vis-à-vis de la comtesse Haydée.
Le vieillard était juste en face de lui. Il causait et souriait. Quant à la comtesse, qui lui tournait le dos, Maurevailles avait le droit de supposer qu'elle aussi causait affectueusement avec le magnat.
Il avait donc la rage dans le coeur. Vingt fois, l'envie lui prit de bondir dans la salle et de poignarder le comte de Mingréli et Haydée...
Mais il se contint, voulant attendre...
Quand il vit le comte penché sur la jeune femme inerte, il n'y put tenir et chercha du bout du doigt le bouton qui faisait tourner le tableau.
C'est à ce moment que les sonnettes retentirent et que le magnat sortit.
A l'arrivée de Réjane, le magnat, nous l'avons dit, l'avait à la hâte conduite à son appartement. Lui recommandant expressément de ne pas bouger, il était allé donner quelques ordres, puis était revenu au plus vite vers Haydée.
Mais, quelque diligence qu'il eût faite, Réjane, pressée d'embrasser sa soeur, était venue avant lui.
Et qu'avait-elle vu en écartant la tapisserie?
Elle avait vu l'homme qu'elle aimait, celui dont elle avait fait son rêve, son espoir, Maurevailles enfin, se glisser par l'entrebâillement du tableau, s'approcher de la marquise de Vilers, la regarder avec passion, déposer deux baisers sur ses yeux clos, puis l'emporter, radieux, par le couloir secret!
C'était horrible!
Cet ange venait d'entrevoir l'enfer!
La jeune fille, quoique étant à l'instant même initiée au mal, resta ange.
Maurevailles avait laissé le passage ouvert.
Elle se dit:
—Si le magnat s'en aperçoit, il saura où le poursuivre...
Et elle remit le tableau en place!
Puis elle s'enveloppa dans les plis de l'immense tapisserie qui cachait la porte par laquelle allait entrer le magnat...
IX
LE GAMIN DE PARIS
Et le cheval galopait à travers les halliers, emportant l'officier des gardes-françaises et la marquise de Vilers.
—Qui êtes-vous? s'écria celle-ci en faisant un mouvement pour se dégager.
Mais le cavalier l'enserra plus étroitement encore en répondant:
—Je suis l'un de ceux qui t'aiment et qui donneraient leur sang pour toi. Je suis l'un des Hommes Rouges. Souviens-toi de Fraülen. Je suis le chevalier Albert de Maurevailles.
La marquise, épouvantée, poussa un grand cri.
A ce cri répondit une autre exclamation.
Et des broussailles sortit, à vingt pas en avant du cheval, un jeune homme portant, lui aussi, l'uniforme des gardes-françaises.
Il s'élança pour barrer le passage, mais Maurevailles fit faire à son cheval un bond de côté et lui enfonça ses éperons dans le ventre...
Le cheval était passé... Le soldat, à pied, ne pouvait espérer le rattraper, ni même le suivre.
Mais il eut une inspiration subite.
Il tira son sabre et, avec la rapidité de l'éclair, le lança par la pointe vers les jambes du cheval.
L'arme tournoya en sifflant jusqu'à ce qu'elle eût atteint son but...
L'animal venait de s'abattre...
Il avait un jarret coupé.
Ce jeune homme, arrivé si à propos pour arrêter la fuite de Maurevailles, on l'a deviné, c'était Tony...
Tony qui, voyant Lavenay et Lacy retenus par leur service auprès du marquis de Langevin, s'était dit:
—Le danger n'est plus ici, il est là où va Maurevailles.
Où se rendait Maurevailles,—officiellement du moins,—Tony le savait bien.
En sa qualité de secrétaire du colonel, il avait lui-même rédigé les pleins pouvoirs avec lesquels l'officier était parti.
Mais, dans le temps que lui laisserait l'accomplissement de son devoir, qu'allait faire Maurevailles?
Cela ne laissa point que d'intriguer le jeune homme.
Aussi se promit-il de se servir de la première circonstance qui lui permettrait ou de rappeler Maurevailles ou de le rejoindre. Elle ne se fit pas attendre.
Le lendemain, le maréchal de Saxe, sous qui étaient maintenant les gardes-françaises, ordonnait au marquis de Langevin d'attendre le gros de l'armée à trente-cinq lieues de Paris, sur la route des Flandres. Tony alla trouver le colonel-général et lui demanda d'être le messager qui irait dire au chevalier de Maurevailles de ne pas continuer sa route au delà de trente-cinq lieues et choisir pour l'état-major des logements convenables, appropriés à un séjour plus ou moins long.
Bien qu'il lui en coûtât un peu de se séparer de son secrétaire, qu'il affectionnait de plus en plus, le colonel n'eut pas le courage de lui refuser ce qu'il demandait.
Et Tony, muni de son ordre, partit immédiatement au grand galop, dans la direction qu'avait prise Maurevailles.
On a vu comment il était arrivé à point nommé dans la forêt de Blérancourt.
En s'abattant, le cheval avait entraîné, sur la mousse du hallier, Maurevailles et la marquise.
Rompu aux exercices du corps, toujours prêt à tout accident, le capitaine n'avait eu qu'à ouvrir les jambes pour se trouver debout et sans aucun mal.
Quant à la marquise, qui était en travers du pommeau de la selle, elle avait simplement glissé à terre.
Tony s'élança pour la relever.
Mais déjà Maurevailles avait mis l'épée à la main. D'un bond, il se plaça devant elle.
Et Tony était désarmé!
Le cheval était tombé sur son sabre, sur lequel il se tordait dans les douleurs que lui causait sa blessure.
—Ah! petit misérable, s'écria Maurevailles, tu te trouveras donc toujours sur notre route! Je vais te guérir une bonne fois de ta manie de te mêler de ce qui ne te regarde pas.
Et il fondit sur Tony, l'épée haute. Le jeune soldat n'eut que le temps de bondir en arrière.
—Au secours! cria inconsciemment la marquise.
—Tiens, tiens, dit railleusement Tony, il paraît que nous ne reculons pas au besoin devant l'assassinat, monsieur le capitaine?...
—Défends-toi!... cria le comte en le poursuivant.
—Me défendre? Avec quoi?... Ah! de capitaine aux gardes-françaises, devenir voleur de femmes et spadassin, pour un gentilhomme, la chute est lourde!... disait Tony; en fuyant d'arbre en arbre, avec l'agilité d'un gamin de Paris et en évitant les atteintes de Maurevailles, qui, écumant de colère, le poursuivait toujours.
—Au secours! au secours! continuait de crier la marquise affolée.
—Je te clouerai comme un hibou le long d'un de ces arbres! hurlait le capitaine en courant après Tony.
Mais le gamin, toujours railleur, répliquait:
—Vous ne clouerez rien du, tout! Dites donc, capitaine, et moi qui vous apporte un ordre du colonel...
Un furieux coup d'épée vint déchirer le revers de son habit. Il gagna au large.
—Sapristi, vous avez justement failli le trouer. Si c'est comme ça que vous recevez les messagers...
Il fut de nouveau obligé de s'effacer derrière un arbre.
—Ah! c'est ennuyeux, à la fin, dit-il en se baissant et en ramassant vivement une grosse pierre, il faut que je remplisse ma mission, moi!...
Et la pierre, lancée avec une sûreté de coup d'oeil infaillible, alla frapper l'ennemi en plein front.
Maurevailles poussa un véritable rugissement en portant les deux mains à son visage.
Tony profita de l'instant et bondit sur lui pour le désarmer.
Mais ce mouvement lui fut fatal. Il glissa et tomba à la renverse.
Maurevailles, triomphant de sa douleur, lui mit un pied sur la poitrine et leva son épée...
La marquise eut un cri terrible et ferma les yeux.
X
LA FLÈCHE DU PARTHE
Inévitablement Tony allait mourir, quand un grand bruit de gens et de chevaux se fit entendre.
Maurevailles, surpris et prêtant l'oreille, n'abaissa point son épée...
Qui donc pouvait venir?
C'était le magnat qui, aussitôt après la disparition de la marquise, avait mis sur pied ses muets et les avait lancés dans toutes les directions.
Bien que le nain, complice de Maurevailles, eût fait son possible pour diriger les recherches du côté opposé à celui par où le capitaine avait pu fuir, il n'avait pas été difficile de retrouver les traces du cheval qui, lourdement chargé, enfonçait ses sabots profondément dans le sol, et dont les pas ne pouvaient se confondre avec les autres.
En voyant arriver sur lui les gens du magnat, M. de Maurevailles abandonna tout à fait Tony pour leur tenir tête.
Mais comment lutter, un contre vingt?
Dans l'encoignure d'un mur où l'on a ses ennemis en face, il y a encore moyen de résister.
Dans une forêt où l'on peut être entouré et frappé par derrière, c'eût été folie d'essayer.
Le capitaine ne s'en tira que par un coup d'audace.
N'attendant pas l'attaque, il choisit son adversaire.
Fondant sur l'un de ceux qui se trouvaient le plus éloignés de lui, il le frappa de son épée, le renversa, sauta sur le cheval et par un bond prodigieux s'élança hors du hallier.
Mais, avant de faire ce bond, il eut le temps de crier à la marquise:
—Vous m'échappez cette fois encore, marquise... Mais vous serez aussi malheureuse que moi... Celui que vous aimez, votre mari, est mort!!! Si vous ne me croyez pas, demandez à votre ami, le courtaud de boutique!
Et désignant Tony d'un geste méprisant, il disparut, sans qu'on le poursuivît cette fois, le seul ordre qu'avaient les muets étant de retrouver madame de Vilers.
Tony s'était relevé.
Délivré de Maurevailles, sa situation ne valait guère mieux, car les gens du magnat l'entouraient et menaçaient de lui faire un mauvais parti.
Si le jeune homme eût eu une arme, il eût certes, malgré la difficulté de renouveler pareille surprise, essayé, comme Maurevailles, de démonter un des muets pour fuir sur son cheval, en emmenant la marquise.
Nous savons que Tony ne doutait de rien. Au besoin, il eût tenté de faire une trouée.
Mais Tony n'avait pas d'arme...
Rien, pas même un tronçon de lame.
Faudrait-il donc que Tony se rendît et demandât grâce au vainqueur?
Se rendre!... demander grâce!... A cette pensée, le jeune soldat sentait tout son sang bouillonner. Et cependant, oui, il le fallait. La marquise était là, au pouvoir du magnat, menacée par Maurevailles qui voudrait prendre sa revanche et par les deux autres Hommes Rouges qui allaient bientôt arriver, eux aussi.
Plus que jamais, elle avait besoin d'un défenseur.
Il était donc nécessaire que Tony vécût pour la protéger.
Tony faisait ces réflexions, tandis que le magnat, certain que son prisonnier n'échapperait pas, s'occupait de la marquise qu'il faisait prendre par deux hommes et déposer sur une litière improvisée avec des branches d'arbres et des manteaux.
Tout à coup le jeune secrétaire de M. de Langevin eut une inspiration.
Il s'approcha du magnat et, ôtant son chapeau galonné comme pour témoigner de ses intentions parlementaires:
—Monsieur, dit-il, permettez-moi de m'expliquer.
Le magnat inclina affirmativement la tête.
—Vous me prenez probablement, reprit Tony, pour le complice de l'homme que vous poursuiviez. Ce serait une grave erreur. Je passais, au contraire, me rendant à un château situé non loin d'ici, quand je l'ai rencontré emportant de force cette dame qui se débattait contre son étreinte. J'ai essayé de la lui arracher en frappant son cheval que vous voyez là gisant à terre. Lui, par contre, a voulu me tuer, et sans vous, il y aurait facilement réussi. Enfin il vient de partir en m'insultant. Nous sommes donc loin d'être complices...
Le magnat n'eut pas besoin de réfléchir pour se rendre à l'évidence. La position désespérée dans laquelle il avait, à son arrivée, aperçu le jeune garde-française, aurait même dû suffire à l'éclairer.
—Et, maintenant, reprit Tony, si vous êtes, comme je le suppose, le maître de ce château, j'ai un ordre à vous montrer, un ordre qui m'autorise à le requérir pour le logement des officiers des gardes-françaises... Voici cet ordre.
Tony parlait haut et ferme. Il sortait à demi, des revers de son uniforme, le pli scellé aux armes du marquis de Langevin et dont nous savons le contenu. Le magnat n'osa refuser.
—Soit, dit-il, venez.
Tony alla reprendre, sous le cadavre du cheval, son sabre de garde-française, prit le cheval d'un des muets qui portaient la litière de la marquise, et suivit le cortège jusqu'au château.
Grâce à l'ordre du marquis de Langevin, Tony ne pouvait y être considéré comme un intrus.
Bien au contraire, il était presque un personnage officiel.
Et bien que peu familiarisé avec les usages de la France, qu'il habitait rarement, le magnat se considérait comme tenu de faire les honneurs du château à son hôte.
Puis, le vieux comte n'oubliait pas que c'était grâce à l'intervention du jeune homme que ses gens avaient pu rejoindre le ravisseur, qui avait sur eux une forte avance.
Il se disait que Tony avait failli être tué par ce ravisseur et se rappelait les paroles d'adieu.
Il était donc certain que Tony devait avoir une haine mortelle pour Maurevailles et qu'au cas où celui-ci ferait une nouvelle tentative, son hôte pourrait aider à la déjouer et à la repousser.
Enfin, le magnat fut touché de la délicatesse du jeune homme qui, à son arrivée au château, choisit pour le colonel et ses officiers un pavillon situé à l'opposé de celui dans lequel se trouvaient les appartements de la marquise.
Au bout de deux heures, Tony était donc invité à circuler à sa guise dans le château.
Il en profita pour se rendre auprès de la marquise.
Il la trouva agenouillée au fond d'un petit boudoir.
Elle portait déjà des habits de deuil et pleurait.
A la vue de Tony, elle jeta un cri, et, toute défaillante, vint au-devant de lui.
—Ah! lui dit-elle, vous qui m'avez deux fois sauvée, vous qui avez peut-être vu mon malheureux époux le jour de sa mort, vous qui saviez, sans doute...
—Madame, interrompit Tony, je savais tout!
—Oh! je vous en prie, parlez.
—J'ai recueilli le dernier soupir de votre époux, continua le jeune homme, et, à l'heure suprême, votre nom errait sur ses lèvres. C'est pour obéir à sa dernière volonté que je me suis tu.
La marquise pleurait à chaudes larmes; elle avait pris les mains de Tony dans les siennes et les pressait tendrement...
—Mais, s'écria-t-elle tout à coup avec une explosion de douleur, qui donc l'a tué?
—L'homme avec qui j'ai voulu me battre quelques heures plus tard.
Et alors Tony raconta simplement tous les faits auxquels il s'était trouvé mêlé.
Et haletante, avide, la marquise l'écoutait.
—Mais enfin, Monsieur, dit-elle, lorsqu'il eut terminé son récit, qui donc êtes-vous?
Cette question fit tressaillir le jeune homme.
Un moment il courba le front.
Mais presque aussitôt il le releva.
—Madame, dit-il avec une noble modestie, j'étais, il y a trois semaines, comme le disait M. de Maurevailles, un pauvre commis de boutique, un enfant recueilli par charité.
La marquise eut un geste d'étonnement.
—C'était en cette qualité que je suivais M. le marquis de Vilers, qui sortait de la boutique de friperie où j'étais commis. Je vous apportais des costumes pour le bal de l'Opéra.
Votre époux fut provoqué devant moi.
Quand il tomba, mortellement frappé, son regard ne rencontra que le mien. Le meurtrier avait fui.
Alors une révolution s'opéra en moi. Je compris que la Providence, dans ses vues impénétrables, me confiait une mission,—la mission de venger l'homme que je venais de voir mourir, la mission de protéger la femme qu'il laissait en ce monde.
Et c'est pour cela, madame, acheva Tony avec chaleur, c'est pour cela que vous m'avez rencontré le soir à l'Opéra; pour cela que, le lendemain déjà, je songeais à être soldat, car l'épée est une noblesse!
Peu à peu le jeune homme avait pris une fière attitude, son regard s'était enflammé, son geste était devenu solennel.
La marquise le regardait et, sous ses larmes, elle eut presque un sourire.
—Vous êtes un noble coeur, dit-elle.
—Madame, reprit Tony, je repartirai bientôt avec mon régiment, et avant un an je serai officier... Mais, d'ici là, quoi qu'il arrive, je veillerai sur vous, et ni M. de Maurevailles, ni M. de Lacy, ni M. de Lavenay ne parviendront jusqu'à vous.
La marquise lui tendit sa belle main à baiser, mais hocha la tête.
—Monsieur Tony, dit-elle, s'il est vrai que parfois les pressentiments et les voeux des infortunés portent bonheur, laissez-moi vous dire que vous deviendrez un jour un des plus brillants officiers de l'armée de France!
Tony jeta un cri d'enthousiasme...
—Mais, maintenant, madame, dit-il après un moment de silence, voudriez-vous me permettre de vous demander à mon tour comment je vous ai trouvée dans ce château ou plutôt fuyant de ce château en compagnie d'un homme que vous détestez plus que moi encore?
Et la marquise lui expliqua pourquoi, persuadée qu'elle sauvait ainsi son mari,—qu'elle croyait vivant,—elle avait consenti à suivre le comte de Mingréli.
Avec toute la pudeur qu'elle devait à ses instincts autant qu'à son éducation, elle lui fit part des infâmes propositions du magnat.
Quand elle en arriva à parler du soporifique:
—Oh, le misérable! s'écria Tony. Mais alors qu'allez-vous devenir?
—Tranquillisez-vous, mon parti est pris. Il est bien simple. Je refuserai désormais toute nourriture, toute boisson. Mon mari est mort. Je mourrai.
—Mourir? Vous! Mais vous n'en avez pas le droit. Il faut le venger. Voudriez-vous me laisser poursuivre seul cette tâche?
—Ma douleur m'enlèvera tout courage...
Le jeune homme eut un mouvement sublime.
—Du courage? Mais je vous en donnerai, moi. Moi et une autre...
—Que voulez-vous dire?
—Qu'une grande consolation vous est réservée, car celui que vous pleurez a laissé une enfant...
—Mon mari?
—Oui, une fille qu'il a eue longtemps avant de vous connaître. Elle a aujourd'hui quinze ans. Elle est tout son vivant portrait. Cette fille, c'est lui encore. C'est sa chair, c'est son sang. Vous la verrez, je vous le promets. Vous l'aimerez. N'est-ce pas que maintenant vous vous sentez du courage?
Déjà la marquise était transfigurée. Elle rayonnait. Elle allait voir, embrasser sinon son mari, du moins quelque chose de lui.
Mais soudain son beau front s'obscurcit de nouveau.
—Nous oublions le magnat, dit-elle. Qui sait ce qu'il fera de moi s'il parvient à m'endormir encore?
A ces mots, Tony se redressa:
—Ne craignez rien, Madame, s'écria-t-il. Vous avez quatre ennemis, et je sens en moi la force de huit hommes!
XI
L'INTERROGATOIRE
Quatre jours après, les roulements du tambour et le froissement des armes éveillaient de nouveau les échos de la forêt de Blérancourt, depuis longtemps habitués à un plus long sommeil.
Les gardes-françaises arrivaient.
L'avant-garde, qui les avait précédés d'une heure, avait, à défaut de logements, choisi, d'après les conseils de Tony, les emplacements nécessaires au campement des huit mille hommes.
Aussitôt arrivée, chaque compagnie, chaque escouade était informée du point qu'elle devait occuper et, sous la direction des sous-officiers—des bas-officiers, comme on disait alors, s'empressait de dresser ses tentes ou d'organiser ses bivouacs.
Quelques vieux officiers de fortune, des moustaches grises qui devaient leurs épaulettes à vingt ans de campagnes et à autant de blessures, restèrent pour surveiller le campement. La jeunesse dorée du régiment, les brillants capitaines qui faisaient l'ornement de Versailles, se rendirent directement au château, où l'on sait que Tony avait préparé leurs logements.
Quant au marquis de Langevin, le colonel, il se promena de long en large, regardant ce qui se passait, observant le bivouac, s'inquiétant de savoir si tous les hommes étaient bien, au physique comme au moral.
Au bout d'une heure, toute l'installation était terminée, et devant les feux qui flambaient joyeusement, les cuisiniers d'escouade, les manches retroussées jusqu'au coude, le tricorne remplacé par un bonnet, surveillaient les marmites dans lesquelles cuisait le dîner, tandis que les vivandières mesuraient à l'avance les bouteilles et les chopines afin d'aller plus vite à la besogne quand le grand moment du souper arriverait.
—Allons, tout va bien, dit le colonel.
Et, après un dernier coup d'oeil aux gardes du camp, il alla rejoindre son état-major au château.
En prenant place au rapport, il fit appeler Tony.
Le jeune caporal se rendit immédiatement à l'ordre de son chef, qu'il trouva au milieu de ses officiers.
Le marquis de Langevin le reçut d'un air sévère, auquel il ne l'avait pas accoutumé.
Le jeune homme se douta de ce qui était arrivé.
Après sa lutte dans le bois, Maurevailles, fuyant les gens du magnat, était revenu vers le colonel, auquel il avait raconté à sa façon ce qui venait de se passer.
Naturellement le récit n'avait pas été à l'avantage de Tony, que Maurevailles avait dépeint comme un mutin et un indiscipliné.
Gaston de Lavenay et Marc de Lacy s'étaient joints à Maurevailles pour desservir le jeune garde auprès de son protecteur.
Le colonel connaissait depuis longtemps les trois amis et les estimait fort pour leur bravoure.
Il ignorait quelle haine féroce les poussait à se défaire de Tony.
Aussi était-il résolu à sévir rigoureusement contre le soldat qui abusait de la faveur dont on le comblait pour vouloir marcher de pair avec ses supérieurs, les insulter, tirer l'épée contre eux.
Cela coûtait beaucoup au marquis, car il affectionnait son jeune secrétaire. Mais il était, avant tout, l'homme de la discipline et de la justice.
Il commença donc par demander brusquement au jeune homme l'emploi de son temps, à partir du moment où il avait quitté Paris pour se rendre en mission.
—Mon colonel, répondit Tony, j'ai, ainsi que j'en ai reçu l'ordre, suivi la route parcourue par le capitaine de Maurevailles, choisi ce château pour vous et votre état-major, retenu les provisions nécessaires...
—Vous savez bien que ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Allons, pas de tergiversation. Parlez.
Tony se tut. Le marquis de Langevin reprit:
—Je vous demande de quel droit vous vous mêlez des affaires particulières de votre capitaine.
Le jeune homme pâlit.
—Mon colonel, dit-il, je ne puis répondre à cette question que devant vous et vous seul...
—Il s'agit d'une faute contre la discipline. Ces messieurs doivent être éclairés comme moi.
—Alors, mon colonel, faites-moi fusiller tout de suite... Il est des choses que, même devant un conseil de guerre, je ne déclarerais pas!...
—Une nouvelle mutinerie, petit drôle?... s'écria le colonel furieux.
—Pardon, mon colonel, mais vous m'interrogez sur une affaire d'honneur et de délicatesse, et en ces questions-là vous êtes trop bon juge pour ne pas me dire tout à l'heure que j'ai raison.
Le vieux marquis tortillait furieusement sa moustache grise, ce qui chez lui était le signe de l'indécision. Il réfléchit un moment, puis il dit:
—Je crois que tu espères m'attendrir en me flattant, gamin!... mais cela te coûtera cher si tu me trompes!...
Et, se tournant vers ses officiers qui regardaient curieusement, il reprit:
—Messieurs, soyez assez aimables pour me laisser seul avec ce blanc-bec qui a une confession à me faire. Je vais voir tout à l'heure s'il faut lui donner l'absolution ou lui infliger une dure pénitence. J'ai bien peur que ce ne soit le second cas qui arrive.
Les officiers se retirèrent. Le marquis demeura seul avec Tony.
—Eh bien, qu'as-tu à me dire, voyons, parle!... lui dit-il.
Tony lui raconta brièvement, mais sans omettre aucun détail, l'histoire du serment des Hommes Rouges telle qu'il l'avait lue dans le manuscrit du marquis de Vilers, et les événements qui avaient été la conséquence de ce pacte.
En apprenant comment et par quelle main son ancien compagnon d'armes avait été frappé, M. de Langevin eut un soubresaut de surprise, mais il fit signe à Tony de ne pas s'arrêter.
—Ah ça! morbleu, dit-il, quand celui-ci eut fini de raconter la scène qui s'était passée entre Maurevailles et lui dans le bois; ah ça! je comprends bien l'envie qu'ont eue ces messieurs de tuer ce pauvre Vilers, je comprends bien le désir qu'ils ont de s'emparer de sa veuve... mais toi, toi, mon petit Tony, que diable fais-tu dans cette affaire?
—Dame, mon colonel, puisque j'ai juré au marquis de Vilers mourant de le venger et de protéger sa veuve, il faut bien que j'accomplisse mon serment.
—Tu te feras massacrer, malheureux enfant!...
—Bah! mon colonel, est-ce qu'un garde-française doit craindre la mort?
—La mort en face, devant l'ennemi, pour son drapeau et pour la France, non, celle-là, on ne doit pas la craindre... Mais la mort par la main d'un lâche, d'un assassin, dans l'ombre, il faut la redouter. Et puis, mon ami, songe à ceux que tu aimes et que tu as laissés à Paris, attendant ton retour; car si j'ai bon souvenir, tu es allé embrasser quelqu'un avant ton départ, n'est-ce pas?
—Oui, mon colonel, mame Toinon.
—Et qu'est-ce que mame Toinon? Ta mère?
—Non, mon colonel. Certes, je l'aime autant que si j'étais son fils; car elle a fait autant pour moi que si elle avait été ma mère véritable...
—Et où est-elle, ta mère véritable?...
Tony haussa les épaules et répondit tristement:
—Je n'ai jamais connu mes parents...
—Mais où as-tu été élevé?
—Je crois bien que c'est dans un petit village près de Paris.
—Qui te fait croire cela?
—C'est que je me souviens que mes premières années se sont passées à la campagne, chez des paysans et que la femme qui m'élevait allait à Paris souvent...
—Mais où était-ce? Parle, tu m'intéresses vivement.
—Ah! mon colonel, je n'en sais pas davantage...
Le marquis de Langevin, qui depuis un instant avait regardé attentivement Tony, s'était mis à marcher à grands pas et semblait en proie à une vive émotion.
—Voyons, cherche, tâche de te rappeler!... murmura-t-il sur un ton de prière. Tu as bien quelques souvenirs d'enfance... Dis-moi tout ce que tu sais. D'abord, comment étaient-ils, les gens qui t'ont élevé?
—Ils étaient bien bons, mon colonel, voilà tout ce que je sais, répondit Tony, stupéfait de l'émotion du marquis.
—Mais cherche, cherche donc!... Il faut que tu te souviennes!...
—Mon colonel!...
—Il n'y a pas autre chose, un indice, un mot que tu te rappelles?
Le marquis, en disant cela, avait saisi les mains de Tony.
—Alors ne vous moquez pas de moi, reprit l'enfant. Ne me dites pas que je vous fais un conte, mais il y a une chose qui s'est gravée dans mon esprit. Un soir, c'était encore au village... nous avions pris notre repas et ma mère nourricière me faisait faire ma prière. J'allais donc me coucher... Tout à coup, la porte s'ouvre brusquement, des hommes masqués font irruption dans la pièce où nous nous tenions. «Sauve-toi, ils veulent te tuer!» me crie la brave paysanne, en se mettant entre les hommes masqués et moi. Épouvanté, je m'enfuis par une porte qui donnait sur le verger, mais non sans voir celui qui me servait de père renversé par ses agresseurs, blessé, sanglant... J'avais tout au plus six ans. Mais, s'interrompit Tony, qu'avez-vous, mon colonel?
—Moi, rien... rien... continue! La route m'a fatigué. A mon âge, mon ami, cela n'a rien de surprenant. Mais reprends ton récit. Tu m'intrigues au plus haut point.
—Mon Dieu, mon colonel, il me reste bien peu de choses à dire... Éperdu, j'ai marché au hasard à travers champs, me dirigeant vers les lumières que j'apercevais au loin et qui étaient celles des barrières de Paris... j'arrivai dans la ville...je continuai à aller devant moi, jusqu'à ce que je tombasse de fatigue et de sommeil... C'est alors que cette brave et digne femme, mame Toinon, la fripière de la rue des Jeux-Neufs, prit pitié de moi, me recueillit, m'adopta... Mon colonel, vous chancelez?...
En effet, le marquis de Langevin tremblait épouvantablement; il était d'une pâleur mortelle! Il passa la main sur son front, et murmura avec effort:
—Non, je n'ai rien... rien... tais-toi!...
Le colonel continua à regarder attentivement Tony, en semblant chercher sur ses traits une ressemblance... A la fin, il se remit et dit froidement, presque avec sécheresse:
—C'est bien, Tony. Vous resterez mon secrétaire et je me charge de vous. Je vous défendrai contre toutes les attaques, je confondrai ceux qui voudraient vous nuire...
Tony remarqua que le marquis de Langevin ne le tutoyait plus.
—Enfin, continua le colonel, je me mettrai aussi du côté de votre protégée, c'est mon devoir de gentilhomme et de Français, c'est mon devoir d'homme d'honneur... Si MM. de Lavenay, de Maurevailles et de Lacy trouvent que trop de distance sépare leurs épées de la vôtre, j'abrégerai celle qui est entre mon épée et les leurs...
Maintenant, allez, Tony, vous vous êtes pleinement justifié. Mais, avant de vous retirer, jurez-moi, puisque vous tenez si bien vos serments, que vous ne répéterez jamais à d'autres ce que vous venez de me dire et que vous oublierez que je vous ai interrogé.
Et, comme Tony levait la main, le colonel ajouta avec bonté, en le tutoyant de nouveau:
—Va, mon enfant, va!...
Tony sortit tout ému...
XII
LE PROTECTEUR DE LA MARQUISE
L'arrivée du régiment des gardes-françaises à Blérancourt contrariait singulièrement le comte de Mingréli.
En amenant Haydée au château, il avait espéré l'y soustraire à tous les regards.
Le château de Blérancourt était isolé, depuis longtemps inhahité; il y avait donc peu de chances pour qu'on vînt y chercher la jeune femme, se disait le comte.
L'arrivée de Maurevailles et l'enlèvement de la marquise avaient été la première preuve de son erreur.
L'installation de Tony au château avait été la seconde.
De même que les Hommes Rouges, le magnat, en effet, n'avait point tardé à ressentir les effets du rôle pris par Tony dans ce drame enchevêtré.
Ce maudit gamin voyait tout, se mêlait de tout, était partout.
C'était évidemment d'après ses conseils que la marquise, devenue à bon droit méfiante depuis la terrible scène du soporifique, évitait de se trouver seule avec le misérable qui se faisait passer pour son père.
De plus, la présence de Tony l'avait singulièrement enhardie.
Le comte avait jugé convenable d'inviter le secrétaire du marquis de Langevin à s'asseoir à sa table pour le premier repas pris par lui à Blérancourt.
Mais ne voilà-t-il pas qu'au dessert la marquise dit à Tony:
—Vous nous honorerez, Monsieur, en partageant désormais tous nos repas.
—Mais non, avait bien essayé de dire le magnat, monsieur préférera certainement manger dans sa chambre.
—Du tout, avait répliqué la marquise, il est trop bon gentilhomme pour nous priver du plaisir de sa compagnie...
Et le magnat avait remarqué qu'elle ne mangeait, qu'elle ne buvait que lorsqu'il avait lui-même touché aux plats ou aux boissons. Il n'y avait donc plus de surprise possible.
La marquise, d'ailleurs, toute à sa douleur, n'avait guère la forcé de manger. De même, elle ne parlait que lorsque, par un mot, elle trouvait le moyen de se défendre contre le magnat.
Le pauvre comte allait avoir à lutter contre bien d'autres ennemis.
Maintenant ce n'était plus un seul des Hommes Rouges, c'étaient tous les trois qui connaissaient la retraite de la femme qu'ils aimaient.
Et tous trois venaient d'arriver à Blérancourt, suivis de leurs soldats... Que faire?
Un instant, le comte se demanda s'il ne devait pas donner l'ordre d'atteler une chaise de poste et s'enfuir pendant la nuit avec Haydée pour gagner son château des bords du Danube.
Mais il réfléchit que la guerre était déclarée, et que, en route, il aurait à craindre d'être arrêté, retardé, rejoint par ses ennemis.
En demeurant tranquille, au contraire, il ne risquait rien. Tout ce qu'il avait à faire, c'était de veiller sur son trésor jusqu'au départ du régiment.
Le jour où les trois Hommes Rouges partiraient pour la bataille, il en serait peut-être débarrassé à jamais... Le mieux était encore d'attendre.
Cela admis, fallait-il cacher Haydée?...
—Bah! se dit le magnat, une femme n'est jamais mieux gardée que lorsqu'elle ne semble pas l'être!...
Et loin de dérober la marquise à tous les regards, il résolut de donner le soir même une fête aux officiers français et d'y montrer Haydée éblouissante de toilette et de beauté.
Les gardes-françaises, avec cette insouciance qui caractérise nos troupiers, s'attendaient donc à passer la soirée la plus agréable du monde.
Les uns, étendus sur l'herbe un peu humide, fumaient leurs courtes pipes en causant de leurs campagnes passées et des nouveaux lauriers qu'ils allaient cueillir. D'autres, accroupis en cercle, jouaient sur un tambour leur partie de cartes ou de dés. Quelques joyeux conteurs ou des chanteurs à succès, comme chaque régiment en contient quelques-uns, charmaient un auditoire bénévole. De distance en distance, un vieux grognard nettoyait son mousquet terni par la pluie, astiquait ses buffleteries ou rajustait prudemment les courroies de son sac et les boucles de ses guêtres, petits détails importants quand on part pour une longue campagne.
Mais le plus grand nombre s'étaient rendus aux cantines, vidant gaiement des bouteilles à la santé de la France. La tente de maman Nicolo surtout était assiégée et, malgré l'aide de deux soldats, garçons improvisés, elle et sa fille, la charmante Bavette, ne pouvaient suffire aux pratiques.
Car, aussitôt après avoir promis à la marquise de lui faire embrasser Bavette, la fille naturelle du marquis de Vilers, Tony avait envoyé par un messager une lettre à La Rose.
—Cher camarade, lui disait-il en substance dans cette lettre, rendez-moi le service de demander immédiatement un congé de vingt-quatre heures. Retournez sur l'heure à Paris. Bon gré mal gré, obtenez de maman Nicolo qu'elle reprenne sa cantine. Et surtout amenez-nous Bavette.
La chose était encore bien plus facile que Tony ne pouvait l'imaginer.
Car le soir même du jour où elle avait vu partir les gardes-françaises, maman Nicolo, s'ennuyant déjà d'eux, qui constituaient d'ailleurs sa seule clientèle, avait fermé son cabaret, était partie pour Chantilly en compagnie de Bavette et avait supplié le marquis de Langevin de la laisser suivre le régiment.
Le marquis, si bon pour tous, n'avait point manqué de l'être pour elle; il lui avait répondu:
—Il y a bien de l'occupation pour une cantinière de plus.
Et voilà dans quelles conditions maman Nicolo était rentrée aux gardes-françaises quelques heures après que Tony était parti vers Blérancourt.
Inutile d'ajouter que, le soir où nous sommes, sous la tente de maman Nicolo se trouvaient le gascon La Rose et le Normand, son fidèle ami, qui, assis devant un bloc de chêne, transformé en table, devisaient des choses de l'ancien temps.
Tout à coup un jeune caporal fendit la foule des buveurs, non sans provoquer maintes récriminations, dont, du reste, il parut médiocrement se soucier. Il arriva jusqu'à l'endroit où trônait maman Nicolo et lui dit rapidement:
—Venez, j'ai à vous parler... Il s'agit du marquis de Vilers.
La cantinière devint écarlate. Ce nom avait produit sur elle un effet prodigieux.
—Et qu'as-tu à me dire, petit? demanda-t-elle en se rapprochant de lui.
—Vous étiez son amie, n'est-ce pas?
—Oui, et une amie dévouée, je puis m'en vanter.
—Vous saviez qu'il était marié?
—Il me l'a dit lui-même, le jour où il est venu apporter au colonel sa démission. Le capitaine savait que maman Nicolo était une brave femme... ajouta-t-elle d'une voix sombre.
—Et vous n'avez pas de haine contre sa femme? interrogea Tony, en regardant fixement la cantinière.
Maman Nicolo devint pourpre, mais elle soutint le regard.
—Petit, dit-elle, tu m'as l'air d'en savoir bien long pour ton âge. Si tu veux me faire causer, tu perds ton temps. Il faut avoir plus de barbe au menton que tu n'en possèdes pour me tirer les vers du nez.
—Je ne vous demande pas vos secrets, maman Nicolo, dit Tony en souriant. Mais je voudrais savoir si, au besoin, vous voudriez rendre un service à la marquise?
—Ah! la pauvre chère âme! s'écria la vivandière, si elle a besoin de moi, qu'elle le dise. Vertuchoux, mon petit, il y a quelque chose de bon là, vois-tu!
Et la brave femme tout émue appliqua un vigoureux coup de poing sur son corsage rebondi.
—Eh bien, maman Nicolo, dit Tony, madame de Vilers est ici...
—Ici!!!
—Et elle court un grand danger...
—Ah! vertuchoux! et tu ne disais pas cela tout de suite! Par saint Nicolas, mon patron, maman Nicolo vaut un homme au besoin... les mauvais gars du régiment en savent quelque chose. Parle, mon camarade, parle vite. Que faut-il faire?
Et Tony répondit à la brave cantinière:
—Ce qu'il faut faire? Bien, que venir avec votre fille auprès de la marquise, pour la consoler et la garder, pendant que je n'y serai pas.
—Antoine! Baptiste! cria d'une voix de tonnerre maman Nicolo à ses deux garçons, houp! mes enfants, fermons la cambuse. Et vous, mes agneaux, reprit-elle en s'adressant aux buveurs abasourdis, nous ne sommes pas ici en garnison. Si le colonel savait qu'on s'amuse à boire, il ferait un beau tapage. Allons, au galop, le dernier coup et videz la place! N, I, ni, c'est fini!
Et, disant cela, la vivandière poussa vigoureusement ses pratiques et les éloigna de son comptoir improvisé. En un clin d'oeil, les abords de la tente furent libres.
XIII
MAMAN NICOLO
Seuls, La Rose et le Normand n'avaient pas quitté leur bloc de bois. Les éclats de voix de la vivandière avaient attiré leur attention. Ils s'étaient demandé:
—Qu'a donc maman Nicolo, ce soir?
Puis, remarquant la présence de Tony, La Rose avait dit:
—C'est le petit caporal... Il doit y avoir du nouveau...
—Oui, du nouveau.
C'était le Normand qui continuait son rôle d'écho.
Et quand maman Nicolo, Bavette et Tony passèrent se dirigeant vers le château, La Rose se leva et toucha du doigt l'épaule du caporal.
Tony se retourna.
—Si tu as besoin de quelque chose, camarade, dit La Rose, tu sais qu'il y a ici un homme sur lequel tu peux compter...
—Deux hommes, fit le Normand.
—Et si tu désirais...
—Nous désirons que vous tourniez les talons et que vous ravaliez un peu votre langue! interrompit vivement maman Nicolo avec colère.
—Laissez, dit Tony; à un moment donné, deux braves coeurs et deux bonnes épées ne sont pas de trop. Mais, pour l'heure présente, mes amis, je vous remercie. Quand j'aurai besoin de vous, je saurai où vous trouver.
Il serra la main aux deux gardes-françaises et partit avec maman Nicolo et Bavette.
Haydée était seule, absorbée par sa douleur.
Au dîner, le magnat lui avait annoncé que, à à l'occasion du passage des gardes-françaises, il donnait une grande fête et lui avait intimé l'ordre formel d'y assister avec sa soeur Réjane, qui depuis son arrivée, d'ailleurs, ne la quittait jamais.
Assister à une fête, quelques jours après qu'elle avait appris la mort de son époux, pour lequel elle s'était sacrifiée!
Et s'y retrouver en face de ces Hommes Rouges, de ces officiers dont l'amour lui avait été si fatal, qui n'avaient pas renoncé à l'espoir de s'emparer d'elle, et dont l'un était le meurtrier de son mari!
Être exposée peut-être à tomber entre leurs mains!
Et de nouveau Haydée songea à abandonner une vie dont l'avenir lui apparaissait si sombre et si terrible.
Ce fut à ce moment que Tony entra, suivi des deux femmes qu'il amenait auprès d'elle.
Dès le premier regard, une sympathie profonde s'établit entre Bavette et la marquise de Vilers...
Nous avons dit que Bavette était tout le portrait du marquis.
Sans songer à se contenir, la pauvre veuve attira sur son sein la fille de maman Nicolo et la couvrit de baisers.
—Elle sait tout! pensa la cantinière qui, en sa qualité de femme, ne pouvait s'y tromper et n'en prodigua que davantage à Haydée les témoignages d'amitié et les consolations.
La marquise lui raconta alors le nouveau coup qui la frappait, l'ordre que lui avait donné le magnat d'assister à la fête qui allait avoir lieu dans quelques heures...
Une fête au moment où elle pleurait son mari!...
Mais tout à coup, emportée comme malgré elle, maman Nicolo s'écria:
—Et qui vous dit qu'il soit mort?...
L'effet de ces paroles fut magique.
Un flot de sang monta du coeur aux joues de la marquise qui abandonna Bavette pour saisir les deux mains de la vivandière:
—Que dites-vous? Oh! répétez, répétez ce que vous venez de dire!...
Maman Nicolo se mordait les lèvres.
—Je veux dire, balbutia-t-elle, que tant qu'on n'a pas vu par soi-même, on ne doit pas se désespérer...
—Vous savez quelque chose?..
—Mon Dieu... je ne voudrais pas vous donner un faux espoir pourtant...
—Oh! Madame, je vous en supplie...
—Eh! jour de Dieu, tant pis! s'écria la cantinière, il ne sera pas dit que maman Nicolo sera restée le coeur sec en présence d'une petite femme comme vous! Avez-vous un endroit où on puisse causer sans crainte d'être entendu?
La marquise entraîna les deux femmes dans un petit boudoir capitonné, en ferma soigneusement l'unique porte et dit:
—Maintenant, parlez.
XIV
BAVETTE
Nous avons vu, à Paris, au cabaret de la Citrouille, le Gascon La Rose et le Normand froncer les sourcils quand maman Nicolo et Bavette étaient revenues de leur course mystérieuse.
Si vive que fût l'amitié qui liait le Gascon et la vivandière, celle-ci avait refusé de dire à son vieux camarade où elle s'était rendue.
Or, la confidence que ne put jamais obtenir le parrain de Bavette, la marquise allait l'entendre.
—Je vous en supplie, parlez, fit-elle encore en serrant dans ses mains brûlantes les mains potelées de maman Nicolo.
—Ah! j'en ai gros à dire, soupira la brave femme. Et c'est la première fois que ça va sortir de là, ajouta-t-elle en dégageant une de ses mains pour frapper sur le sein qui avait inspiré au Gascon et au Normand tant de désirs irréalisés.
Donc, il y a que, dans les cabarets on apprend beaucoup de choses. Sans compter que Bavette, tout en jacassant, vous délie toutes les langues. C'est comme ça que j'ai su que votre mari était mort...
A ce mot répondit un sanglot de la marquise.
—Eh! ne pleurez donc pas, reprit la vivandière, puisque je vous dis que ce mort-là est peut-être aussi vivant que vous et moi.
—Oh! par grâce, achevez.
—Je ne suis là que pour ça. Dès que j'ai eu connaissance du fameux duel et de sa terminaison: «Mets ton bonnet, Bavette,» que j'ai vite glissé à l'oreille de cette petite-là. Et nous voilà parties. J'avais mon idée. Nous arrivons à votre hôtel, où que je demande tout doucement M. Joseph, qui me connaissait bien. Plus d'une fois, il m'avait apporté, de la part de son maître, de petits cadeaux pour Bavette, que votre pauvre ami aimait bien. Il paraît même que ça lui faisait de la peine que vous ne lui ayez pas donné une petite Bavette.
M. Joseph vient. Il était tout en larmes.
—Ah! mon Dieu! que je me dis, c'est donc bien vrai pour lors!
Il me raconte tout. Comme quoi, vous aviez été enlevée par le vieux singe qui est le seigneur d'ici; comme quoi, il a enterré tout seul avec Tony son pauvre défunt maître.
Naturellement je pleure avec lui, et puis une idée me vient. Vous allez comprendre ça, ma bonne dame.
Sur mon père et sur ma mère, qui étaient de braves gens, je vous jure que je n'avais jamais révélé à cette petite-là le secret de sa naissance. Non. Son père vivait. On ne compromet pas comme ça les gens qui sont au-dessus de vous.
Mais puisqu'il était mort!!! Je ne vous connaissais pas, moi! Et puis, au fond, ça m'ennuyait de faire croire à cette enfant qu'elle n'avait pas de père. Je dis à M. Joseph:
—Il n'y a plus à faire les mystérieux maintenant. Allons au cimetière.
Il nous y conduit. Il ouvre la porte de la petite chapelle où on vous met, vous autres. Moi, je ferme avec soin la porte. M. Joseph nous fait descendre une dizaine de marches. Il y avait une petite lumière qui brillait dans le caveau. C'était lui-même qui l'allumait, le matin. Cette lumière-là tombait en plein sur une bière toute neuve, devant laquelle le pauvre M. Joseph s'agenouille et pleure...
La marquise, haletante, la bouche ouverte, les yeux hagards, ne pleurant plus maintenant, tant elle était anxieuse, semblait aspirer avec tout son être chacun des mots de la vivandière.
Maman Nicolo continuait:
—A la vue de cette bière-là je me tourne vers la petite et je lui dis:
—Bavette, ton père est là depuis hier. Ah! voilà-t'y pas que, en entendant cela, l'enfant devient folle. Elle se roule sur la bière. Et des cris! Je m'efforce de la calmer. Mais c'était une furie.
—Pauvre ange! fit la marquise en pressant contre son coeur la chère enfant. Tu seras ma fille, va.
—Dans notre métier, reprit maman Nicolo, on a toujours un couteau dans sa poche. Vous imagineriez-vous qu'elle a tiré le sien! Nous nous disions: «Oh! mon Dieu, elle est malade. Elle va se tuer!»
Et puis nous essayons de le lui arracher des mains. Je suis solide, n'est-ce pas? Je suis ce qu'on appelle une forte commère. Je n'aurais peur ni de La Rose, ni du Normand, ni de dix autres avec. Eh bien, à nous deux, M. Joseph et moi, nous n'avons jamais pu venir à bout de cette mâtine-là. Elle était en fer, quoi. Mais ce n'était pas à se tuer qu'elle pensait.
Tout à coup, elle se penche sur la bière. Elle entre son couteau sous le couvercle.
—Je le verrai, dit-elle. J'embrasserai mon père.
—Un sacrilège! s'écrie ce bon Joseph.
—Un sacrilège? qu'elle répond... Vous allez voir qu'elle mérite bien son nom de Bavette. Est-ce que nous venons pour mutiler, pour voler, pour profaner?
Et elle fait une pesée. Elle vous avait la force d'un levier. Le bois crie...
Ce grincement produisait un effet épouvantable sur le pauvre M. Joseph, qui croyait entendre se plaindre le mort lui-même. Il s'écrie:
—Arrêtez, arrêtez donc, malheureuse enfant.
Ah! ouiche!
Aussitôt le couvercle se soulève; il laisse un large jour entre lui et les montants de la bière.
Elle vous empoigne le couvercle à deux mains et l'arrache violemment.
—Terrifiée, continua maman Nicolo, je regardais faire Bavette...
Chose étrange, on avait recouvert le corps de terre...
—Qu'est-ce que cela signifie? s'écrie le pauvre M. Joseph. Cependant, d'après la hauteur du corps et la place qu'il devait tenir dans la bière, la couche de terre ne pouvait être épaisse.
La petite, tout à coup calmée, se met à l'enlever avec précaution.
M. Joseph, qui peu à peu s'était enhardi, en arrive à l'aider.
La couche de terre diminuait et le corps du marquis n'apparaissait pas. Avec une ardeur dont je ne me serais jamais doutée, M. Joseph, qui maintenant n'employait plus les précautions de tout à l'heure, plongea dans la terre sa main.
Elle rencontra le fond du cercueil...
Le cercueil était plein de terre!
—Ah! s'écria M. Joseph, mon maître n'est pas mort!... Il y a là un nouveau mystère!...
Puis il réfléchit et nous dit:
—Silence! S'il y a un mystère, peut-être le marquis y consent-il; peut-être est-ce lui qui l'a voulu! Respectons ce que nous avons le devoir de considérer comme sa volonté. Il faut laisser croire à ses ennemis qu'ils n'ont plus à le redouter. Rentrez à votre cabaret et agissez pour tous comme si vous étiez persuadées de sa mort. Quand le marquis jugera bon de reparaître, je vous promets que vous l'embrasserez.
—Je vous le promets aussi, s'écria la marquise, qui savait bien qu'elle ne pouvait pas être jalouse de maman Nicolo.
Et pressant de nouveau Bavette contre son coeur:
—O ma fille, dit-elle, combien je te remercie et je t'aime!
XV
LE CONCILIABULE
La fête donnée par le comte de Mingréli aux officiers des gardes-françaises était splendide. Le magnat avait voulu montrer que, même en pays perdu et malgré les difficultés de l'improvisation, il lui était possible de lutter avec les splendeurs longuement préparées et chèrement payées des fêtes de Versailles.
Comme pour lui venir en aide, le temps avait changé. Un froid sec avait remplacé la pluie, et du campement les soldats pouvaient à loisir jouir du coup d'oeil féerique que présentaient le parc et les jardins magnifiquement illuminés.
Les officiers étaient réunis autour du colonel de Langevin dans la grande salle de réception dont les boiseries un peu délabrées étaient habilement masquées par de riches tentures. En face d'eux, le comte ayant à ses côtés ses deux filles, Haydée et Réjane, semblait rajeuni de dix ans.
En sa qualité de secrétaire ou plutôt de favori du marquis de Langevin, Tony avait obtenu la faveur marquante d'assister à la réception. Mais sa situation de simple caporal ne lui permettant pas de se mêler au groupe brillant des gentilshommes, il se tenait immobile près de la porte, son tricorne sous le bras droit et la main gauche sur la garde de son épée.
Il était charmant ainsi, plein d'une coquette crânerie, et bien des officiers brodés d'argent eussent envié la galante façon dont il portait son simple uniforme de drap blanc à revers bleus.
Mais tout en se tenant modestement à part, Tony observait ce qui se passait et surveillait surtout Maurevailles, Lacy et Lavenay qui venaient d'aller saluer le magnat et la marquise.
A la vue de Maurevailles, le magnat n'avait pu réprimer un froncement de sourcils involontaire, Haydée avait pâli, Réjane était devenue toute rose.
Tony seul remarqua cela.
—Hé! hé! se dit-il, aurais-je encore de la besogne cette nuit?
Et il se promit de surveiller, plus attentivement que jamais, les faits et gestes des Hommes Rouges.
Cependant, après les présentations d'usage, les officiers s'étaient dispersés à droite et à gauche, et formaient des groupes de causeurs. Il n'y avait pas là, malheureusement, comme à Fraülen, ces essaims de jeunes femmes qui donnaient aux fêtes tant d'attrait, mais le magnat allait de groupe en groupe, suivi de la marquise et de Réjane qui, faisant contre fortune bon coeur, distribuaient aux invités leurs plus gracieux sourires.
Tony remarqua même avec un certain étonnement que les yeux de Haydée brillaient d'une joie trop vive pour être factice. La veuve du marquis de Vilers était-elle déjà consolée?
Et Tony se sentit froid au coeur à cette pensée.
Les serviteurs muets du comte, revêtus de leurs costumes hongrois qui tranchaient nettement sur les uniformes français et donnaient à la fête un caractère particulier, faisaient circuler des rafraîchissements. Le jeune secrétaire du marquis de Langevin profita du moment où personne ne le regardait pour s'esquiver et se diriger du côté de la serre, où il avait vu Maurevailles, Lavenay et Lacy se rendre l'un après l'autre.
Cette serre, où le magnat avait réuni des fleurs d'hiver pour Haydée, était éclairée par une simple guirlande de bougies; mais dans la demi-obscurité qui y régnait, Tony reconnut parfaitement ses trois ennemis. Il observa, en se glissant derrière les bouquets d'arbustes, que, à ce jardin d'hiver, était contiguë une autre serre, qui n'était séparée de la première que par un treillage et qui n'était pas du tout éclairée.
Pénétrant dans ce «retiro» ombreux, il vint s'appuyer contre le treillage, l'oreille tendue.
Les Hommes Rouges étaient à trois pas de lui...
—Maurevailles a raison, il faut en finir, disait Marc de Lacy.
—En finir, je le veux bien, mais comment? Nous ne pouvons pourtant pas l'emmener avec nous d'étape en étape jusqu'en Flandre! répondit une voix que Tony reconnut être celle de Gaston de Lavenay.
—Mon cher, la laisser ici, c'est la perdre!
—Eh! non; c'est la garder. Voyez comme le magnat la suit des yeux. Il veille sur elle pour nous, comme au temps jadis.
—Mais s'il en abuse!... s'écria Lacy. Tu sais bien ce qu'a vu Maurevailles... Qui te dit que demain, cette nuit, peut-être, au sortir de la fête...
—C'est vrai, fit Lavenay en baissant la tête. Cet homme n'est plus le père, le tuteur auquel autrefois nous pouvions laisser sa pupille, en attendant le moment de l'enlever. C'est un rival, un rival dangereux que je redoute et que je hais. Car, vous l'avouerai-je, messieurs, depuis que j'ai revu la comtesse, je l'aime encore mille fois plus.
—Moi aussi, s'écria Lacy.
—Et moi, dit Maurevailles d'une voix sourde, il y a des instants où je serais presque tenté de pardonner à ce pauvre Vilers...
—Vilers était un traître, dit gravement Lavenay. Il a été justement puni. Mais il ne s'agit pas de revenir sur le passé; il faut préparer l'avenir, le temps presse.
—Quel est ton projet? demanda Maurevailles.
—Je ne sais. Toi d'abord, que penses-tu faire?
—Avant tout, nous devons cette fois parvenir à enlever la marquise. Quand nous l'aurons, il sera temps de décider.
—Non pas. Il faut tout régler aujourd'hui, dit Lacy, et si vous voulez m'en croire...
—Que feras-tu?
—Le marquis de Langevin, notre colonel, ne me refusera pas un congé de quelques jours...
—Un congé? Au moment où l'on est en marche pour la guerre! Tu rêves...
—Je ne rêve pas. Ma famille habite à quelques heures de Nancy, sur la route même que nous aurons à suivre. Il faut six à huit jours à nos hommes pour s'y rendre à pied. Mon cheval m'y conduirait en moitié moins de temps. Je puis donc demander de précéder le régiment et d'aller embrasser ma mère en attendant votre arrivée.
—C'est vrai; comme cela, ce serait possible.
—Au lieu d'aller voir ma mère, je conduis la marquise en lieu sûr, et pourvu qu'en arrivant à Nancy le colonel me voie arriver à sa rencontre, ni lui ni d'autres ne se douteront de rien.
—Morbleu! tu as raison, s'écria Lavenay. Mais, au moins, au nom du serment qui nous lie, tu n'abuseras pas de la confiance que nous mettons en toi?
—Tous pour un, un pour tous, dit Lacy. Que j'aie le sort de Vilers si, comme lui, je manque à mon serment.
—Eh! par le diable! dit Lavenay, je consentirais à être tué comme lui, au bout de quatre ans, au prix du bonheur qu'il a goûté pendant ces quatre années. Ta parole de gentilhomme, Lacy?
—Sur mon honneur, je jure de vous la rendre telle que vous me l'aurez confiée. Et maintenant, à tout prix, quoi qu'il en coûte, dussions-nous verser des flots de sang, il faut qu'elle soit à nous cette nuit.
—Nous n'aurons pas besoin de verser le sang, dit Maurevailles, je vous ai dit que j'ai des intelligences dans la place.
Donnez-moi seulement un quart d'heure. Toi, Lavenay, vois si le magnat continue à surveiller la marquise; toi, Lacy, va demander ton congé au colonel de Langevin; moi, je vais décider mon homme, celui qui, dans quelques instants, à la fin de la fête, nous conduira sans difficultés et sans danger, à la chambre de la belle Haydée.
—Mais où nous retrouverons-nous?
—Dans les fossés du château, à l'endroit où le tonnerre a jeté un tronc d'arbre, dans une heure.
—Soit, où tu dis, dans une heure!
Les trois officiers sortirent. Tony resta seul atterré.
—Que faire, se demandait-il, pour sauver la marquise?
Prévenir le magnat? C'était l'inviter à redoubler la surveillance dont Haydée était l'objet; c'était s'enlever à lui-même les moyens de lui venir plus tard en aide.
Aller avertir le marquis de Langevin? N'était-ce pas un peu tôt l'initier à ses affaires intimes et s'exposer à compromettre un appui qui pourrait devenir précieux?
Ah! combien Tony regrettait de ne pas avoir accepté l'offre que le gascon La Rose et le Normand lui avaient faite devenir avec lui...
—Eh! mais, pensa-t-il tout à coup, j'ai devant moi une heure. En une heure on entreprend bien des choses. Que ne vais-je les prévenir?
Et il courut à toutes jambes chercher ses deux amis.
En le voyant arriver tout essoufflé, les braves gens ne demandèrent pas d'explications; ils bouclèrent leur ceinturon et le suivirent.
Tony les conduisit sans mot dire jusque dans la cour du château, où, à la faveur de la fête, ils purent pénétrer sans être remarqués.
—Attendez-moi là un instant, leur dit-il.
Il courut vivement à l'appartement de la marquise où étaient restées Bavette et maman Nicolo.
En quelques mots, il les mit au courant de la situation.
Les deux femmes jurèrent qu'on n'arriverait à la marquise qu'en passant sur leurs cadavres.
—Du reste, ajouta Tony, je connais le lieu de réunion des Hommes Rouges, et j'y serai avant eux. Ils ont un secret que j'ignore pour pénétrer dans les souterrains par où M. de Maurevailles a déjà une première fois enlevé madame de Vilers. Ce secret, grâce à eux, je vais le connaître, et qui sait? peut-être profiterons-nous de la trame qu'ils ont ourdie.
—Prenez garde, monsieur Tony, s'écria Bavette tout émue à l'idée du danger qu'allait courir le jeune caporal. Le vieux seigneur a dû prendre des précautions terribles... Si vous alliez tomber dans un piège...
—Que voulez-vous dire?
—Il doit avoir, comme vous, remarqué que les Hommes Rouges avaient quitté la fête; car tout à l'heure il a fait demander son intendant, et pourtant il lui avait d'abord donné l'ordre de ne pas perdre de vue les appartements où nous sommes. Ma foi, je n'ai pas eu peur de m'attirer une mauvaise aventure; j'ai été sur la pointe du pied jusqu'au bout du couloir...
—Eh bien?...
—Eh bien, J'ai vu un grand nombre de muets se poster, le pistolet au poing, dans le grand corridor qui est au bout, prêts à obéir au premier signal. Tous ceux qui servent dans la salle de réception ont une arme à la ceinture. Il paraît qu'il est très féroce, ce vieux seigneur-là. Si la moindre alerte allait amener un massacre général!...
—Bah! il n'y aura pas d'alerte. Tout, pour le moment, doit se passer entre nous et les Hommes Rouges; ils sont trois, nous serons trois. La Justice est de notre côté. Dans une heure, la comtesse n'aura plus rien à craindre d'eux.
—Et si le cliquetis des armes attire l'attention des serviteurs du comte?...
—Qu'importe? La partie est engagée, il est trop tard pour reculer. Maman Nicolo, Bavette, une dernière poignée de main.
—Ah! jour de Dieu, mieux que cela, mon garçon, s'écria la cantinière. Laisse-moi t'embrasser, c'est de bon coeur, et embrasse aussi Bavette. Moi, sa mère, je t'y autorise...
Bavette tendit la joue, rouge comme une cerise.
En y appuyant ses lèvres, Tony éprouva une sensation étrange, qu'il ne connaissait pas encore. C'était son jeune sang qui affluait à son coeur.
Mais il secoua brusquement la tête, et courant de nouveau, rejoignit ses deux amis, La Rose et le Normand, qui l'attendaient dans la cour.
—Camarades, dit-il, il va falloir en découdre cette nuit. Ceux qui ont tué le capitaine de Vilers s'attaquent à sa veuve. Elle, nous la sauverons. Lui, il faut le venger.
—Il faut le venger! répéta le Normand.
—Et, sacredioux, tu peux compter sur nous pour cela, s'écria le Gascon. Mais où sont-ils, nos adversaires?
—Nous allons les attendre à leur lieu de rendez-vous... Venez.
XVI
DANS LES FOSSÉS DU CHÂTEAU
Dix minutes après, Tony, La Rose et le Normand étaient échelonnés non loin de l'endroit désigné par Maurevailles.
Chacun des humbles défenseurs de la marquise s'était posté de son mieux pour se dissimuler dans l'ombre et voir sans être vu.
Ramassés sur eux-mêmes, prêts à bondir,—l'épée nue cachée le long de la cuisse,—ils guettaient, le cou tendu, les yeux sondant les ténèbres, retenant leur haleine pour mieux entendre.
L'ordre donné était bien simple: surprendre un à un ou ensemble les trois alliés, les terrasser sans leur donner le temps de se reconnaître, bâillonner Lavenay et Lacy avec des mouchoirs préparés dans ce but et obtenir de Maurevailles le secret de l'entrée du souterrain.
Dans le cas où on ne pourrait se rendre maître d'eux sans bruit,—tuer!
Donc, ils étaient là depuis quelques minutes, lorsqu'un pas rapide se fit entendre du côté du Normand.
Un homme s'avançait.
Quand il arriva en face du soldat, celui-ci s'élança sur lui...
L'homme fit un bond en arrière et tira vivement son épée dont la lueur brilla dans les ténèbres.
—Manqué! grommela le Normand avec regret. Ma foi, tant pis pour lui. Il faut le tuer!...
Et, l'épée haute, il attaqua.
L'inconnu para vivement en s'écriant:
—J'en tiens un!...
—Nous allons bien voir, dit le Normand en portant un vigoureux coup de seconde qui, malgré la parade, alla trouer le manteau rouge, que l'homme avait rejeté sur son épaule gauche.
—Oh! cette voix! s'écria l'inconnu. Le Normand, c'est toi?
—Vous savez qui je suis? Tant pis. Raison de de plus pour que je vous tue.
—Mais tu ne me reconnais donc pas, toi?
—Si, parbleu, vous êtes officier. Mais qu'importe? Ici, il n'y a plus ni officiers, ni soldats. Nous sommes deux hommes, dont l'un va tuer l'autre... Et l'autre, ce sera vous, car il faut que je venge la mort de mon brave capitaine.
Le Gascon n'était plus là, le Normand se rattrapait en parlant pour son propre compte.
Mais cela ne semblait point lui réussir, car il se tut brusquement.
Son épée, liée par celle de l'inconnu, venait de voler à dix pas.
Cependant l'homme, au lieu de frapper, le saisit par le bras et murmura un mot à son oreille.
—Vous! vous!! vous!!! s'écria par trois fois le garde-française abasourdi, vous, monsieur le...
—Chut, dit l'inconnu en l'embrassant. Il est des noms qu'il ne faut pas prononcer trop haut. Et, maintenant, mon brave, dis-moi, que faisais-tu-là?
—J'attendais trois hommes qui doivent passer par ici pour enlever de force la marquise de Vilers. En voyant le manteau qui vous enveloppe, je vous avais pris pour l'un d'eux.
—Eux, toujours eux! L'enlever! Je ne m'étais donc pas trompé! fit l'inconnu agité. Mais tu n'es pas seul?
—Non, parbleu? La Rose est là-bas. Vous savez bien, le Gascon, langue bavarde, mais fine lame. Ce n'est pas lui que vous auriez, malgré votre habileté, désarmé par un liement comme vous avez fait pour moi. Là-bas encore, plus loin au coude, il y a le petit Tony... un vrai lapin, celui-là, qui donnerait du fil à retordre à son adversaire. On dirait qu'il est né avec une épée emmanchée au bout du bras...
Cependant La Rose avait vu de sa place le duel. Tant qu'il avait entendu le bruit des lames, il n'avait pas bougé; mais quand le fer du Normand décrivit dans l'ombre un cercle lumineux, il ne put retenir un énergique sacredioux! et fit un pas en dehors de sa retraite.
Que l'on juge de sa stupéfaction, lorsqu'il vit les deux adversaires se jeter dans les bras l'un de l'autre!
—Par tous les diables, dit-il, cet imbécile de Normand est fou. Sa grosse tête a perdu le peu de bon sens qui lui restait.
Et il s'avança vivement vers le groupe.
En le voyant arriver, l'inconnu souleva avec intention le chapeau à larges bords rabattu sur son visage. La demi-clarté de la lune d'hiver l'éclaira...
—Ah! s'écria le Gascon. Vous ici, vous! Et en chair et en os!
—Moi, mon bon La Rose; moi qui viens dans le même but que vos Hommes Rouges, dont j'ai pris le costume. Me combattras-tu comme eux? dit l'inconnu en souriant.
Le Gascon, croyant rêver, se frottait les yeux. L'homme au manteau reprit:
—Assez de temps perdu. Ce secret que vous vouliez arracher à vos ennemis, je le possède...
—Vous connaissez l'entrée des souterrains?...
—Voilà une heure que je tiens ce secret d'une espèce de nain difforme qui, trompé comme vous par mon costume, a cru reconnaître M. de Maurevailles, et m'a, de lui-même, ouvert l'entrée.
—Mais ce nain pourrait vous trahir?
—Il est solidement attaché à l'arbre que tu vois là-bas. Mais agissons vite! Puisqu'ils veulent enlever la marquise, il faut les devancer. La Rose, va chercher ton camarade, et, maintenant, du silence et de l'action. Et l'inconnu se dirigea vers une petite ouverture noire et béante.
—Quoi, c'est là qu'il faut entrer? dit le Normand hésitant.
—C'est là.
—Avez-vous de la lumière, au moins?
—Non.
—Ça ne fait rien. Voilà La Rose.
Le Gascon arrivait, suivi de Tony.
—La Rose, fit le Normand, allume ton rat-de-cave. Le Gascon battit le briquet et obéit à son camarade.
—Maintenant, partageons-nous les rôles, reprit l'inconnu. Toi, Normand, garde cette entrée avec ton jeune ami. Les Hommes Rouges ne vous soupçonnant pas là, il vous sera facile de les repousser dès qu'ils se présenteront. Toi, La Rose, viens avec moi.
—Comment donc! Et devant!
Et, d'un bond, le Gascon s'élança dans le couloir. L'inconnu eut même de la peine à le suivre.
La fête étant terminée, la marquise était rentrée avec Réjane dans la chambre où nous savons que maman Nicolo et Bavette l'attendaient.
Quand elles lui eurent raconté ce que Tony était venu leur annoncer, son effroi fut immense.
Vingt fois, durant cette soirée, Haydée avait été sur le point d'échapper au magnat et d'aller se jeter aux pieds du marquis de Langevin pour le supplier de l'arracher à son tyran.
Mais Bavette avait trouvé le moyen de lui parler des formidables préparatifs de défense du vieux Hongrois, et la peur d'une lutte l'avait arrêtée.
Si, dans cette lutte, un des Hommes Rouges avait profité du tumulte pour l'emporter!...
Elle avait peur d'eux, encore plus que du comte.
Puis, peu à peu, les officiers s'étaient retirés, et le comte l'avait ramenée chez elle.
Et voilà que maintenant Bavette et sa mère lui apprenaient qu'une tentative allait être faite contre elle et qu'une nouvelle bataille allait s'engager entre Tony et ses persécuteurs!
Si cette fois Tony allait succomber!...
Telle était la situation perplexe de la marquise, quand tout à coup des pas précipités retentirent dans le couloir que masquait le tableau.
La marquise frémit.
—Avant de trembler, s'écria courageusement Réjane, sachons ce qu'il en est.
Et la jeune fille, au grand étonnement de la marquise, ouvrit d'elle-même ce tableau que nous lui avons vu refermer derrière Maurevailles.
La marquise aperçut la bonne figure de La Rose, poussa un cri de joie et s'élança vers le brave soldat comme vers un libérateur...
Mais à dix pas derrière le Gascon, dans la nuit du couloir, marchait un second personnage, et l'insuffisante lumière que le soldat tenait à la main ne laissait voir de ce personnage qu'une chose, le manteau rouge qu'il portait sur ses épaules, l'odieux signe de ralliement qu'elle avait appris à tant redouter.
Elle crut comprendre la terrible vérité. Tony et ses amis avaient été tués. Les Hommes Rouges venaient recueillir le prix de leur victoire.
Elle s'élança vers la porte et l'ouvrit violemment.
—Au secours! cria-t-elle, à moi, comte, à moi! Maurevailles veut...
Elle n'acheva pas. Comme un ouragan, les muets, l'arme au poing, avaient déjà fait irruption dans la pièce. Le magnat renversa La Rose qui barrait le passage du couloir et s'élança, suivi de ses sbires, à la poursuite de l'inconnu au manteau rouge, qui ne pouvait lutter seul contre une telle avalanche.
—Ah! s'écria La Rose en se relevant tout meurtri, qu'avez-vous fait, madame?... Vous venez de condamner à mort mon capitaine... votre mari... le marquis de Vilers!...
La marquise poussa un cri déchirant et tomba évanouie.
Dans le passage secret, la poursuite continuait!
XVII
LE MORT VIVANT
C'était bien, en effet, le marquis de Vilers et nos lecteurs l'ont déjà reconnu.
On se rappelle que Tony, en pénétrant dans le caveau des morts au Châtelet, avait dit au gardien que l'homme qui était là, sur la dalle, était un marquis.
Ce mot avait frappé le gardien, et surtout, sa femme.
Un marquis, un homme probablement très riche, sur les dalles de pierre du caveau, cela ne se voyait pas tous les jours.
La pâture habituelle des curieux qui allaient voir les cadavres ne se composait guère que de pauvres diables morts de misère, tués accidentellement dans leur travail ou recueillis dans la Seine...
Le peuple seul allait à la Morgue; c'était une bonne fortune inouïe que d'y loger un marquis.
La gardienne n'y put tenir, elle voulut voir de près son locataire, et, décrochant sa lampe, elle s'approcha de la dalle.
Le marquis était là, inerte, les yeux fermés, semblant dormir.
—Pauvre garçon, dit la gardienne. Il n'avait pas l'air méchant, au contraire. Quel dommage!...
Ce mort ne lui faisait pas l'effet des cadavres ordinaires, affreux, hideux, repoussants. Elle prenait plaisir à le regarder.
—C'est certainement pour quelque affaire de femme qu'il aura été tué, se disait-elle. Ce joli garçon-là devait avoir plus d'une bonne fortune avec les belles dames de la cour... Quel air distingué! Quelles petites mains pour sa taille...
Sans y penser, la gardienne s'était penchée et avait pris dans la sienne la main du marquis.
Chose étrange! cette main n'était pas glaciale comme celle des autres morts; elle conservait encore quelque reste de chaleur.
Tout à coup la gardienne laissa tomber sa lampe et poussa un cri terrible.
—Seigneur Dieu! dit-elle, il a remué!...
A ce cri, son mari accourut effaré, la croyant folle.
Mais elle avait toute sa raison; le marquis avait remué, en effet.
Il était maintenant sur son séant, jetant un regard vague autour de lui, comme un homme qui cherche à deviner un mystère...
Il se demandait où il était. Il allait revivre...
Le coup d'épée de Lavenay avait occasionné une hémorragie très forte, à la suite de laquelle le reste d'émotion profonde causée au marquis par l'apparition de l'Homme Rouge avait produit une syncope.
Inanimé, exsangue, d'une raideur tétanique, M. de Vilers offrait tous les symptômes de la mort. On n'avait donc élevé aucun doute sur son état, et on l'avait fait porter au Châtelet.
L'accès de catalepsie était passé. Vilers revenait à lui...
Le devoir du gardien était tout dicté. Il n'y avait qu'à aller sur-le-champ avertir le greffier du Châtelet. Il allait sortir quand sa femme le retint.
—Tu es fou, lui dit-elle en l'entraînant dans un coin.
—Comment cela?
—Aimes-tu donc tant ton métier que, pour tout au monde, tu ne veuilles pas le quitter?
—Eh! tu sais bien le contraire.
—Ne serais-tu pas heureux d'aller vivre dans quelque coin aux environs de Paris, loin de ces vilains Macchabées qui me donnent le cauchemar?
—Parbleu, oui; mais où la chèvre est attachée...
—Eh! nigaud que tu es, elle se détache! Mais il faut savoir profiter de l'occasion. Voilà un homme, un seigneur, qui a certainement une grande fortune et qui te tombe entre les mains...
—Eh bien?
—Eh bien! on te l'amène mort; il ressuscite... vas-tu le laisser mourir de nouveau?
—Non pas, puisque je vais prévenir le greffier...
—Belle idée!... Mais tu ne comprends donc pas que si le marquis n'a pas été porté chez lui, que si on n'est pas venu le reconnaître, que si ce joli petit jeune homme qui pleurait près de lui hier soir, n'a pas osé le réclamer, c'est qu'il y a dans tout cela un mystère.
—Tiens, c'est vrai, pourtant, dit le bonhomme intrigué et émerveillé de la sagacité de sa femme.
—Eh bien, si tu le laisses entre les mains du greffier, ça fera du bruit, on saura qu'il est vivant, ça ennuiera celui-ci ou celle-là et peut-être bien le marquis lui-même. Et qu'est-ce que nous y gagnerons?
—Mais que faire?
—Ne rien dire, le cacher et le soigner. Ses ennemis le croiront mort, ils ne se méfieront pas de lui et il déjouera leurs canailleries. Naturellement il ne sera pas ingrat... Comprends-tu?
Il n'y avait rien à répondre à une si belle logique. Le gardien se rangea à l'avis de sa femme.
M. de Vilers, sorti du caveau, fut porté dans leur logement.
Grâce à leurs soins, il reprit rapidement des forces, et au bout de quelques heures, il put parler.
Ce qu'il leur dit confirma de point en point les hypothèses de la gardienne. Dans l'état de faiblesse où il était, le marquis avait le plus grand intérêt à ce qu'on ignorât qu'il vivait encore. Un malade ne se défend pas.
Mais, comme il ne voulait point être à charge aux braves gens qui l'avaient sauvé, il se mit en mesure de leur fournir les moyens de quitter le Châtelet.
Il demanda une plume et du papier et écrivit quelques lignes.
—Prenez ceci, dit-il au gardien, et portez-le à l'hôtel de Vilers, rue Saint-Louis-en-l'Isle. Vous demanderez Joseph.
Le gardien envoya un de ses amis, auquel il raconta une histoire de fantaisie.
Une demi-heure après, l'ami revenait avec les dix mille livres que l'on sait.
Le soir même, le gardien remplissait de terre le cercueil destiné au marquis, prétextait une maladie quelconque et donnait immédiatement sa démission.
Dans la nuit il transportait, avec l'aide de sa femme, le blessé à Palaiseau, où le grand air lui rendit promptement assez de forces pour qu'il pût essayer de reparaître.
Pendant ce temps-là, le bon Joseph gardait l'hôtel de Vilers où il continuait, non plus à pleurer, mais à être l'homme le plus stupéfait de France.
On se rappelle qu'il était descendu avec maman Nicolo et Bavette au caveau de la famille de son maître.
Depuis, il avait fait toutes les démarches possibles. Il avait remué ciel et terre et pour découvrir ce qu'était devenu le marquis et pour trouver l'endroit où pouvait être la marquise.
Il n'était parvenu à aucun résultat.
Le sixième jour pourtant, il eut un commencement de joie.
Un homme, vêtu comme un courrier, botté et éperonné, paraissant avoir fait une longue course, se présenta à l'hôtel et le demanda.
Il apportait à Joseph une lettre de la marquise.
Une lettre! Il allait donc revoir son écriture, avoir de ses nouvelles, apprendre où elle était.
Non. La lettre se taisait sur ce dernier point.
Le marquise lui écrivait simplement qu'elle se portait bien, qu'elle n'était point matériellement malheureuse et lui donnait l'ordre de confier Réjane au messager, chargé de la lui amener.
Évidemment cette lettre avait été écrite sous les yeux du magnat.
Où était la marquise? La missive le taisait et le messager refusait de le dire. Mais quoi d'étrange à cela? Le magnat, qui croyait le marquis vivant, ne pouvait logiquement pas lui indiquer le refuge de sa femme.
—Enfin, pensa Joseph, ma pauvre maîtresse aura au moins la consolation d'embrasser sa soeur.
Et il supplia Réjane de ne point dire à la marquise que Vilers était mort. Il avait jugé prudent de ne point révéler, même à la jeune fille, l'histoire du cercueil plein de terre.
—Un dernier mot, dit le messager en mettant Réjane en voiture. J'ai l'ordre de suivre le carrosse à cheval et de ramener mademoiselle à l'hôtel, si je m'aperçois que je suis suivi.
Et la voiture s'éloigna... Dans la solitude, la jeune fille au moins put préparer à l'aise les saints mensonges avec lesquels elle consolerait sa soeur...
A Blérancourt, hélas! le magnat allait avoir sur Réjane le même pouvoir que sur la marquise.
La jeune fille n'aurait le droit d'écrire que devant lui. Elle ne connaîtrait même pas, d'ailleurs, le nom de l'endroit où était situé le château.
Mais le magnat comptait sans Tony, dont le principal soin, après sa première entrevue avec la marquise, avait été d'expédier à Joseph le récit de tout ce qu'il avait vu, en prévision du cas où Vilers reparaîtrait.
Or Joseph venait de recevoir ce volume quand un paysan frappa à la grande porte de l'hôtel.
Ce paysan, dont la figure disparaissait à moitié sous un large bandeau noir, insista tellement qu'on appela Joseph. En le voyant, l'homme écarta son bandeau.
—Miséricorde!... s'écria le vieux serviteur, monsieur le...
—Chut! dit le marquis, car c'était lui, mène-moi dans ta chambre, j'ai à te parler.
—Ah! je le savais bien, que vous n'étiez pas...
—Chut! te dis-je. Je t'expliquerai tout. Mais au nom du ciel, il ne faut pas qu'on me voie tout de suite. Ma femme serait trop bouleversée. Viens dans ta chambre.
Joseph guida son maître dans l'escalier de service. Arrivé chez Joseph, le marquis, le rassurant, lui conta tout ce qui s'était passé et par quelle miraculeuse fortune il était encore de ce monde.
—Mais ma femme, ma femme, demanda-t-il à Joseph. Il faudrait doucement l'avertir.
Le pauvre vieux demeurait muet.
—Eh bien, qu'attends-tu? demanda le marquis étonné.
Joseph se décida alors à lui faire connaître à son tour ce qui s'était passé et termina en lui montrant les deux lettres de la marquise et celle de Tony.
—Blérancourt, s'écria le marquis, dès qu'il eut jeté les yeux sur ces lettres. Elle est à Blérancourt! Vite, mon épée, un cheval! Il faut trois jours pour aller à Blérancourt. J'y serai demain!!!
Et il y fut.
XVIII
SANG ET EAU
Ainsi c'était son mari, son mari sauvé miraculeusement, que la marquise venait de livrer au magnat.
Elle le perdait au moment où il accourait pour la sauver!
Cependant les muets étaient acharnés à la poursuite de Vilers.
Surmontant son émotion, Haydée se jeta aux pieds du magnat pour implorer sa pitié.
Mais il la repoussa avec un ricanement satanique.
—Ah! dit-il, madame, vous m'avez fait la part trop belle pour que j'y renonce!
Alors la marquise, folle de douleur, s'élança à son tour dans les corridors secrets, résolue à mourir avec son mari.
Dans ce couloir, la chasse continuait effrénée, fantastique.
Les serviteurs du comte avaient allumé des torches dont les lueurs rougeâtres flamboyaient, projetant sur les murs couverts de moisissures des ombres gigantesques qui semblaient autant de démons faisant leur partie dans cette poursuite infernale.
Vilers et La Rose fuyaient devant les muets qui les serraient de près.
Le marquis voulait arriver jusqu'à l'issue par laquelle il était entré.
Là, le couloir s'étranglait et devenait un boyau où l'on ne pouvait passer qu'à deux.
Si La Rose et lui parvenaient à gagner ce passage, ils étaient sauvés. Ils y tiendraient tête au magnat et à toute sa bande, si nombreuse qu'elle fût.
Mais, pour y arriver, il ne fallait pas se laisser entourer.
Et les muets gagnaient du terrain.
A un détour du couloir, l'un d'eux faillit saisir le manteau du marquis qui flottait derrière lui, soulevé par la rapidité de la course.
—Nous n'arriverons pas... dit tout bas le marquis à la Rose sans cesser de courir.
—Sacredioux, répondit le Gascon, si nous en décousions un ou deux, cela ralentirait peut-être les autres. Faisons-nous tête?
—Allons!
Les deux hommes se retournèrent brusquement, les épées flamboyèrent à la lueur des torches; deux des muets tombèrent, la poitrine trouée...
Un troisième étendit vers le marquis sa main armée d'un pistolet... Mais La Rose le prévint et d'un coup de revers lui fendit le crâne.
—Merci, dit simplement le comte. Maintenant au galop.
Ils firent volte-face et repartirent.
À ce moment des pas rapides retentirent devant eux. Le Normand, entendant le bruit de la lutte, répercuté par les échos, accourait secourir le marquis ou mourir avec lui.
—Ah! s'écria Vilers, voici de l'aide, à nous encore, mon brave La Rose!
Pour la seconde fois, La Rose et lui se ruèrent sur les muets et tuèrent les deux premiers qui se trouvèrent devant eux. Le Normand étendit également son homme.
Il y avait de nouveau une barrière de trois cadavres entre eux et leurs ennemis.
Ils se postèrent, prêts à se défendre.
Mais tout à coup, derrière le Normand, résonnèrent de nouveaux pas.
—Qui vient là? demanda La Rose inquiet.
—Tony, certainement.
—Il amènerait donc quelqu'un avec lui?... On dirait les pas de plusieurs personnes.
—Tant mieux! Du renfort ne sera pas de trop, pour en finir avec cette canaille... fit le marquis, en plantant son épée dans la gorge d'un des muets qui tomba.
—A nous! à nous! cria La Rose... en se retournant vers ceux qu'il supposait être Tony et ses amis.
Mais il poussa un rugissement de fureur.
Ce n'était pas Tony qui arrivait défendre.
C'étaient les Hommes Rouges qui venaient d'entrer par le passage et qui accouraient attaquer.
Le marquis, la Rose et le Normand se trouvaient pris entre les muets et les Hommes Rouges.
—Il faut, dit Vilers, en prendre son parti. Mourons, mais au moins vendons cher notre vie.
Et le marquis fit face aux Hommes Rouges et les deux gardes-francaises tinrent tête aux muets.
Ces derniers s'élancèrent avec de rauques gloussements de joie.
La Rose enfonça son épée dans le ventre d'un des assaillants, le Normand broya deux têtes avec le pommeau de son sabre, mais il n'y avait pas moyen d'arrêter le flot qui débordait.
Ils furent enveloppés.
Dans la bagarre, les torches s'étaient éteintes.
Malgré l'obscurité, la lutte continua plus acharnée, plus horrible encore.
On ne pouvait plus jouer de l'épée, on se trouvait trop les uns sur les autres.
Mais on se cherchait dans les ténèbres, on s'étreignait, on s'étranglait, on s'étouffait...
Tout à coup, un mouvement se fit parmi les assaillants... On entendit un bruit de chairs trouées, des soupirs et la chute de plusieurs corps...
—En voilà toujours un de moins, deux, trois, quatre... au hasard! dit une voix fraîche que les gardes-françaises reconnurent bien.
—Tony! s'écria La Rose.
C'était en effet l'ancien commis à mame Toinon qui, du poste où on l'avait laissé seul, avait vu entrer les Hommes Rouges.
Étonné que ni le Normand, ni La Rose ne les eussent arrêtés, il s'était précipité dans les couloirs.
Mais connaissant moins bien que Maurevailles les passages secrets, il avait fait un détour et débouchait derrière la bande du magnat.
—Tony! s'écria La Rose, c'est toi?
—Le Gascon! dit joyeusement Tony. Allons, je n'arrive pas trop tard! Mais où donc êtes-vous?
—Ici, au milieu, avec le marquis de Vilers!
—Le marquis de Vilers! s'écria Tony stupéfait comme les autres. Le marquis de Vilers!...
Mais ce n'était pas le moment de s'étonner; il avait bien autre chose à faire!
Surpris d'abord par la brusque attaque de Tony, les muets n'avaient pas eu le temps de se défendre contre cet ennemi inattendu.
Mais ils se ravisaient et se retournaient contre lui.
Et Tony n'osait plus frapper au hasard, dans le tas, comme tout à l'heure. Il craignait de blesser ses amis.
Cependant, cette diversion avait permis à Vilers de reprendre un peu haleine. Repoussant du poing Lavenay qui s'était avancé jusqu'à le toucher, il alla s'adosser à la paroi du couloir...
Cette paroi céda sous la pression...
Vilers la sentit tourner doucement: il y avait là une voie nouvelle, inconnue certainement aux Hommes Rouges.
—La Rose, Normand, dit-il, à demi-voix et en se penchant, venez...
Et il les entraîna dans le passage qu'il venait de découvrir.
Mais à ce moment le magnat arrivait avec de nouveaux hommes portant des torches...
Les torches firent voir le marquis et les deux gardes-françaises qui s'échappaient.
Les Hommes Rouges, les muets, le magnat et Tony lui-même,—mais ce dernier dans un but différent,—s'élancèrent après eux.
Ah! cette fois, les fugitifs avaient de l'avance, et personne ne pouvait leur barrer le chemin...
—Tue! tue! hurlait le vieux comte en donnant l'exemple lui-même et en lâchant deux coups de feu sur ses ennemis.
Mais le couloir faisait de nombreux détours; les balles s'aplatirent sur les parois...
Les fugitifs continuèrent leur route.
Tout à coup Vilers, qui marchait le premier, poussa un grand cri et disparut....
—Qu'avez-vous, capitaine? Où êtes-vous? demanda La Rose en avançant vers l'endroit où il croyait que le marquis se trouvait.
Mais lui-même sentit le sol se dérober sous ses pas.
Il disparut à son tour.
La galerie qu'ils avaient prise s'étendait au-dessus de l'immense réservoir dont l'eau pouvait au besoin combler les fossés du château.
Dans quel but ce réservoir avait-il été creusé? Peut-être pour servir d'oubliettes et permettre aux seigneurs du château de se débarrasser ainsi sans danger d'un hôte incommode ou d'un témoin dangereux.
Certes, les malheureux qu'une justice ou une vengeance confiait à ce gouffre ne devaient jamais revoir la lumière.
Pour les muets eux-mêmes, la disparition du marquis et de La Rose avait eu quelque chose de si inattendu qu'elle interrompit la poursuite.
Tout le monde, Tony comme les autres, se rangea au bord du puits, sondant les profondeurs de ce gouffre.
Mais une femme, fendant la foule, vint se placer au premier rang.
Cette femme, c'était la marquise.
La marquise, qui, au comble de l'anxiété, avait suivi les péripéties de la poursuite et de la lutte et qui, n'entendant plus rien que des exclamations de surprise, avait voulu voir ce qui se passait.
—Mon mari! s'écria-t-elle éperdue. Qu'avez-vous fait de mon mari?
Le magnat ouvrait la bouche pour lui répondre, mais Maurevailles le prévint.
—Votre mari, madame, dit-il avec un affreux sourire, nous a épargné cette fois la peine de le punir. Et désignant du doigt le gouffre, il ajouta:
—Il est là!...
—Ah! s'écria Haydée désespérée, eh bien, je mourrai avec lui! Et elle s'élança.
Maurevailles la saisit par le bras. Mais avec une force que le désespoir décuplait, elle allait l'entraîner avec elle dans l'abîme quand Tony, bondissant à son tour devant eux, s'écria:
—Attendez, je vais le sauver ou mourir!
Et tandis que Lavenay et Lacy aidaient Maurevailles à contenir la marquise, il se précipita dans le gouffre béant.
Instinctivement chacun se tut.
En dépit de toute inimitié, le magnat et les Hommes Rouges sentirent une profonde émotion s'emparer d'eux.
Ils eussent voulu, en ce moment, sauver ceux qu'ils cherchaient à massacrer tout à l'heure!
Se penchant sur le bord du puits, ils essayèrent de projeter jusqu'au fond la lumière des torches...
Au-dessous d'eux, l'eau coulait noire et profonde...
Et au milieu des plissements causés par sa chute, Tony nageait, fort et confiant...