Le serment des hommes rouges: Aventures d'un enfant de Paris
XIX
LES CRIS DU COEUR
Cependant, la fête terminée, le marquis de Langevin avait pris congé du comte de Mingréli et s'était retiré avec tous les officiers.
Les uns, que leur service appelait au camp, avaient quitté le château. Ceux qui étaient libres étaient rentrés dans les appartements que le magnat avait mis à leur disposition.
Le marquis de Langevin venait de regagner sa chambre et commençait déjà à se dévêtir, lorsqu'un bruit sourd et continu attira son attention.
Il prêta l'oreille. Peu à peu, pour lui, vieux soldat, blanchi sous le harnais, ce bruit prit une signification.
C'était celui d'une lutte. Il y avait, à quelques pas de lui, des gens qui se battaient avec acharnement.
Deux ou trois coups de feu qui, bien que fort assourdis, arrivèrent jusqu'à lui, ne lui laissèrent bientôt aucun doute.
—Qu'y a-t-il? demanda avec inquiétude le colonel. Cette fête aurait-elle caché une trahison et massacrerait-on ici mes officiers?
Il se rhabilla à la hâte et appela l'homme qui était de garde dans le corridor.
Celui-ci, comme le colonel, entendait bien le bruit de la bataille et cherchait depuis un instant à deviner d'où venait ce bruit; mais il n'avait pu y parvenir.
Le marquis l'envoya à la découverte. Au bout d'un instant, le soldat rentra tout déconcerté. Il n'avait absolument rien vu.
—Je ne rêve pourtant pas, dit le marquis.
—Mon colonel, je vais vous sembler fou; mais on dirait que c'est dans le mur...
M. de Langevin prêta l'oreille. En effet, le bruit semblait provenir de la muraille...
Le marquis, de plus en plus intrigué, boucla son ceinturon et se rendit chez le magnat pour lui demander l'explication de cet événement étrange.
Le comte hongrois était dans la pièce où nous l'avons vu naguère commencer avec la marquise ce repas qui s'était terminé par l'enlèvement d'Haydée.
Malgré l'opposition des muets qui gardaient la porte, M. de Langevin arriva jusqu'à lui.
Il ne lui fallut qu'un regard pour voir combien son arrivée embarrassait le comte.
C'est qu'en effet la visite du marquis contrariait singulièrement les projets du vieux Hongrois.
Le magnat avait espéré que le bruit de la lutte n'arriverait pas jusqu'au colonel, et son attente avait été trompée.
En reconnaissant la voix du marquis, il avait, à la hâte, refermé le tableau qui masquait l'entrée des couloirs, et il se demandait quelle réponse il allait faire.
Cependant son parti fut vite pris, il se décida à déclarer nettement la situation.
—Colonel, dit-il, il m'est pénible d'avoir à vous le dire; il y a parmi vos officiers des traîtres!...
—Des traîtres, s'écria M. de Langevin stupéfait de ce début.
—Des traîtres, répéta le magnat, qui, abusant de l'hospitalité que je leur ai généreusement donnée, ont voulu en profiter pour me ravir ma fille...
Le colonel tressaillit.
—Ils ont appris, je ne sais comment ni par qui, les secrets de cette demeure. Ils ont su que des couloirs, creusés dans les murs, donnaient accès dans cette pièce, et ils y ont pénétré nuitamment, comme des voleurs, comme des bandits, pour enlever l'aînée de mes filles...
—Ils ont enlevé la marquise! s'écria M. de Langevin, qui, involontairement, songea aux Hommes Rouges et aux craintes de Tony.
—Heureusement je veillais, continua le magnat. Mes gens étaient sur leurs gardes, et c'est dans le chemin même par où ils ont voulu me ravir mon bien le plus précieux que mes serviteurs poursuivent ces félons et leur font expier leur audace. C'est un acte de justice auquel, j'en ai l'espoir, votre loyauté bien connue vous empêchera de vous opposer!...
Le marquis à son tour se trouva plongé dans un grave embarras.
Quel que fût leur motif, ceux qui avaient ainsi profité de l'hospitalité du comte pour mettre leurs projets d'enlèvement à exécution, avaient commis un acte misérable, auquel il lui répugnait de s'associer, même par un simple mot d'excuse.
Mais, d'un autre côté, ces hommes étaient ses officiers, ses meilleurs peut-être: il en devait compte à la France. Et à la veille d'une guerre, il ne pouvait les laisser ainsi massacrer.
Au moins il voulut les connaître.
—Et quels sont, monsieur le comte, ceux qui, selon vous, se sont rendus coupables de cette infamie? demanda-t-il avec une froideur apparente.
—Je ne les connais pas.
—Alors, il faut que je les voie. Je veux moi-même faire justice d'eux.
—Épargnez-vous cette peine, colonel; mes gens s'en chargeront.
—Mais peut-être vous trompez-vous?...
—J'ai vu l'uniforme de votre régiment. Si ceux qui le portent l'ont volé, laissez-moi faire. Ils ne sortiront pas de ces souterrains. Si, comme je le crois, ils sont vraiment vos compagnons d'armes, vous saurez assez tôt les noms de ceux dont les mains ont souillé votre main loyale...
Mais le marquis de Langevin n'était pas homme à se rendre ainsi.
Le bruit redoublait. Les cris des combattants arrivaient maintenant plus distincts jusqu'à lui. La fièvre de l'impatience le saisit.
—Il y a un secret, s'écria-t-il, éclatant soudain. Ce secret, je veux le connaître; entendez-vous, je le veux!
Le magnat ne répondit pas.
Le marquis était devenu blême. L'impassibilité de cet homme à quelques pas d'un massacre l'irritait au plus haut point.
—Pour la seconde fois, monsieur, dit-il en frappant du pied, je vous somme de me livrer le secret de ce passage.
Le magnat haussa les épaules.
—S'il en est ainsi, reprit le colonel, en s'élançant vers le mur, je saurai bien le trouver moi-même.
Il se mit à tâter la tapisserie...
Le magnat le regardait faire avec un sourire ironique.
—Ah! s'écria tout à coup le marquis... ce tableau!
Sous sa main qui tâtait la toile, il avait senti comme des vibrations... Derrière le tableau, le mur manquait...
Le magnat fit un mouvement pour lui barrer le passage. Mais il était trop tard. Le colonel, tirant son épée, avait fendu le tableau, du haut en bas.
Une ouverture béante s'était montrée à ses yeux.
Il s'y engagea sans hésitation et, guidé par le bruit et la réverbération d'une vague lumière, se mit à parcourir à grands pas les couloirs.
Le chemin, du reste, était facile à suivre. Les mares de sang le lui indiquaient assez, et de distance en distance, funèbres jalons, des mourants se tordaient dans les convulsions de l'agonie.
Si vite qu'il allât, le colonel remarqua, non sans un sombre plaisir, qu'aucun des morts ou des mourants ne portait l'uniforme blanc des gardes-françaises.
Il arriva ainsi au bord du gouffre au-dessus duquel était penchée la marquise de Vilers.
—Qù'est-il donc arrivé? demanda-t-il avec angoisse.
Haydée lui montra du doigt le fond de l'abîme où l'eau s'agitait encore...
—Il y a trois hommes là, répondit une voix derrière lui.
Le colonel se retourna. Il reconnut le Normand, dont l'uniforme, tailladé de coups d'épée, disparaissait sous les taches de sang.
—Trois hommes! Qui?
—D'abord, le marquis de Vilers...
—Le marquis, mais il est mort?...
—Peut-être maintenant, mon colonel, mais je vous jure que tout à l'heure...
—Et qui, après?
—La Rose...
—Mon pauvre Gascon, si bon soldat, si brave?... Ah! le magnat aura un terrible compte à me rendre! dit le colonel, qui sentit une larme mouiller sa paupière, mais le troisième?
—Mon colonel...
—Eh bien?...
—C'est le caporal Tony...
—Tony!!!
—Lui-même qui, pour essayer de sauver les deux autres...
Le marquis n'écoutait plus.
Pâle comme un mort, il chancela comme s'il allait perdre connaissance. Mais, par un prodigieux effort, il se maîtrisa.
—Tony!!! répéta-t-il d'une voix déchirante; Tony perdu!... Ah! vite, des cordes, des échelles!... qu'on descende dans ce lac!... qu'on le fouille!... Dix mille louis à qui me ramène Tony...
Dominés par cette voix, les assistants s'agitèrent; en un clin d'oeil, les muets étaient de retour rapportant les échelles, les cordes demandées par le marquis.
Mais, au moment de descendre dans le gouffre, ils hésitèrent.
—Hâtez-vous donc, suppliait le colonel en se tordant les bras de désespoir. Songez que chaque minute perdue ajoute à son danger. Sauvez-le, sauvez-le, vous dis-je, je veux que vous le sauviez!...
Ils se regardaient, étonnés de cette douleur si grande et si inattendue.
—Ah! lâches! râla le marquis, lâches!... Si pas un de vous n'a le coeur d'y descendre, j'irai, moi, dans ce gouffre, moi, vieillard sans forces et paralysé par l'âge... j'irai et je le sauverai.
Joignant l'action à la parole; il saisit une corde et voulut s'élancer. Une main vigoureuse le retint. C'était celle du Normand.
—Laissez, mon colonel, dit le brave garçon... c'est moi qui vais y aller. Aussi bien j'étais avec eux au commencement, je dois les suivre jusqu'au bout. Vous péririez avec eux, vous; moi, je vais tâcher de vous les ramener.
Il se passa la corde autour du corps et descendit.
L'exemple était donné; six muets le suivirent. Les échelles attachées furent jetées dans le puits. Les muets, sans danger, se confièrent à ces échelles et, munis de torches, explorèrent la surface du lac souterrain.
Mais aussi loin que la vue pût s'étendre, on ne vit rien... rien que l'eau qui coulait paisiblement.
Le lac s'était refermé sur ses victimes.
XX
LE NOUVEAU MOÏSE
Les uns après les autres, le Normand et ses compagnons remontèrent, le visage désappointé.
A mesure qu'ils lui rendaient compte du résultat négatif de leurs recherches, le marquis de Langevin devenait de plus en plus pâle.
On eût dit que la vie se retirait du coeur de ce vieillard si ardent quelques heures auparavant.
Quand il vit le dernier chercheur sortir seul de l'orifice du gouffre, il se laissa tomber à genoux avec un sourd gémissement.
On respecta, sans la comprendre, cette immense douleur...
Au bout de plusieurs minutes pourtant, le Normand se permit de faire sortir son colonel de cet état de prostration et l'entraîna hors des souterrains.
Mais, une fois dans les appartements, le brave soldat, qui grelottait de froid et qui avait hâte d'aller prendre des vêtements secs, prit congé du marquis et se mit à courir vers sa tente.
Quant à M. de Langevin, il regagna sa chambre à pas lents.
Malgré les fatigues de la soirée, il n'éprouvait aucun besoin de sommeil, ses émotions avaient été trop vives!
En dépit du froid, il ouvrit la fenêtre et jeta un regard distrait sur la partie du parc qui s'étendait devant ses yeux et où le campement avait été dressé.
Tout à coup, sur le chemin qui contournait le flanc du château, il aperçut, venant vers lui, deux hommes à l'uniforme blanc et bleu des gardes-françaises.
La lune éclairant en plein la route, il sembla au colonel qu'il reconnaissait ces deux hommes.
La Rose et Tony!...
Dans la douleur, on se raccroche au moindre espoir. Le marquis se précipita hors de sa chambre.
La route que suivaient les deux soldats pour arriver au campement faisait autour des fossés de longs détours et passait presque sous les fenêtres du colonel. Il n'eut donc pas de peine à les rejoindre.
C'étaient bien le jeune caporal et son brave ami, le Gascon, tous deux ruisselant d'eau et grelottant. Comme le Normand, ils couraient vers le camp pour se sécher et changer d'habits.
En voyant Tony, le marquis ne put contenir sa joie.
Il s'élança vers lui, le prit dans ses bras et l'entraîna vers sa propre chambre.
—Sauvé, sauvé!... pauvre et cher enfant! murmurait-il.
Tony, qui se serait plutôt attendu à une verte semonce de la part du bon, mais rigide colonel, ne comprenait rien à ces témoignages de tendresse.
—Ah! monsieur le marquis, protestait-il, c'est vraiment trop d'honneur... en vérité...
Le marquis arrachait les vêtements mouillés du jeune homme et l'enveloppait dans ses habits à lui.
—Je vous en prie, mon colonel, disait le pauvre Tony tout confus... comment ai-je mérité tant de bontés?...
—Va, tu le sauras plus tard... Mais, d'abord, raconte-moi comment tu as pu échapper à ce gouffre maudit?
—Quoi, vous savez?...
—Je sais tout, mais parle, parle vite!...
—Eh bien, mon colonel, lorsque j'ai sauté dans le lac, où venait de tomber M. de Vilers, que je croyais mort et qui était si miraculeusement reparu pour disparaître presque aussitôt, lorsque je sautai, dis-je, le premier choc me fit plonger jusqu'au fond. Mais, enfant de Paris, je nage naturellement. Je revins vite à la surface. Des deux hommes que j'avais vus tomber, je n'en aperçus plus qu'un...
—Plus qu'un?
—Cet homme, continua Tony, ne savait presque pas nager; il se débattait dans l'eau glacée et allait peut-être succomber. Je m'approchai de lui: «Mettez vos mains sur mes épaules, lui dis-je, je vous soutiendrai!» Il ne m'entendit pas et instinctivement essaya de se cramponner à mes jambes...
—Ah! s'écria le marquis, frissonnant à l'idée du danger qu'avait couru Tony.
—Ne craignez rien, mon colonel, je m'y attendais. Tous ceux qui se noient font de même... D'un coup de pied, je le forçai de lâcher prise. Il enfonça, mais je le rattrapai par les cheveux, et nageant d'une main, le soutenant de l'autre, j'essayai de gagner une anfractuosité que j'apercevais à quelques pas.
—Et tu y parvins?...
—J'allais y arriver quand, subitement, un courant épouvantable, irrésistible, se fit sentir dans cette eau qui dormait tout à l'heure. Nous étions entraînés avec une vitesse vertigineuse, nous passions à travers des souterrains dont les parois se resserraient de plus en plus... A tout instant, je m'attendais à avoir le crâne brisé contre des pointes de roc...
Le marquis, tombé sur un fauteuil, écoutait haletant, suspendu aux lèvres du jeune homme.
—En plongeant à propos, continua Tony, je réussis à éviter ce danger; mais j'en avais à redouter un autre plus terrible. Les parois du conduit, qui se resserraient toujours, n'allaient-elles pas devenir trop étroites pour livrer passage à nos deux corps? Et l'eau, qui nous emportait avec une force invincible, ne nous étoufferait-elle pas, ne nous broierait-elle pas entre ces parois?...
—Mais comment as-tu pu échapper!...
—L'eau courait de plus en plus vite... Tout à coup un choc violent me fit lâcher mon compagnon, puis tous deux nous passâmes par-dessus le rebord d'un mur... enfin je fis une nouvelle chute, et j'aperçus le ciel au-dessus de ma tête... j'étais dans les fossés du château.
—Dans les fossés?
—Juste du côté opposé au camp... Le mur sur lequel je venais de me heurter n'était autre que le barrage d'une écluse dont la vanne, subitement levée, avait causé ce courant qui nous entraînait.
—Et ton compagnon de danger?
—Après avoir respiré un peu, je songeai à lui. Dans le trajet rapide, il avait perdu connaissance; mais en lui frottant un peu les tempes, je le fis revenir à lui. Nous étions toujours dans l'obscurité produite par l'ombre du bastion, je voyais mal son visage. Je le traînai sur le glacis, et là je le reconnus...
—Vilers? interrompit vivement le marquis.
—Non, La Rose, que tout à l'heure vous avez vu avec moi, se sauvant vers le camp où sans doute l'attendent les arrêts...
Le colonel haussa les épaules comme pour rassurer Tony.
—Et le marquis de Vilers? demanda-t-il.
—Pas de traces... Tenez, mon colonel, je ne suis pas superstitieux, mais positivement, j'ai remarqué une chose tellement étrange...
—Quoi donc?
—Comme je venais de faire revenir La Rose à lui et que je regardais autour de moi pour chercher du secours et voir où pouvait être le marquis de Vilers, un ricanement satanique retentit au-dessus de ma tête. Je levai les yeux; un être fantastique gambadait sur le rempart... C'était exactement un de ces bonshommes de bois que les Allemands font à Nuremberg, tête monstrueuse, jambes immenses se rattachant à un torse exigu, duquel pendaient deux bras démesurés... On eût dit un faucheux gigantesque...
—Et qu'était-ce que cela?
—Le sais-je? En me voyant lever les yeux vers lui, l'être étrange sauta du rempart à terre et disparut... Ma parole, j'ai cru une minute que c'était le diable qui, pour nous entraîner dans le gouffre, avait pris la figure du marquis de Vilers, et qui, voyant que nous étions sauvés, s'enfonçait maintenant dans son royaume infernal.
—C'est étrange en effet, dit le marquis intrigué, car enfin tu es bien certain d'avoir vu Vilers?
—Vu et touché, mon colonel, et il en a touché d'autres; les muets du vieux comte en savent quelque chose...
—Mais comment cette écluse s'est-elle trouvée ouverte si à propos?
—Voilà encore ce que j'ignore... Ce qui est plus clair, malheureusement, c'est que La Rose, le Normand et moi, nous avons tiré l'épée contre nos officiers et qu'ils vont probablement nous en faire supporter les conséquences...
L'oeil du marquis eut un éclair.
—Qu'ils ne s'y hasardent pas! s'écria le brave colonel. J'aurais un compte terrible, moi aussi, à demander à MM. de Lavenay, de Lacy et de Maurevailles!... Et d'abord, il leur faudrait me dire ce qu'ils allaient faire dans ces souterrains où vous les avez rencontrés!... Va, mon enfant; toi et tes amis, vous n'avez rien à craindre...
—Merci, mon colonel, s'écria Tony avec reconnaissance. Mais, puisque votre bonté est si grande, daignerez-vous me dire enfin la cause véritable de l'intérêt que vous me portez.
—Oui, tu as le droit de me la demander... Mais sans cela, va, je ne te la dirais pas... C'est un horrible secret que je vais te révéler, un secret que j'aurais voulu garder jusqu'au tombeau...
—Et ce secret me concerne? demanda Tony tout ému.
—Oui. Écoute.
XXI
L'INSOMNIE DU MARQUIS DE LANGEVIN
—Écoute, fit le marquis, en se rapprochant de Tony et en baissant instinctivement la voix, ce que tu m'as dit de ta naissance était bien vrai, n'est-ce pas?
—Mais certes, oui, mon colonel, balbutia Tony tout stupéfait de ce début.
—Tu m'as bien raconté que, tout enfant, tu étais élevé par des paysans près de Paris?
—Oui...
—Et tu ne te souviens pas du nom de l'endroit?
—L'ai-je jamais connu? Je ne pourrais le dire...
—Mais, la maison, la maison de ton père nourricier, où était-elle située?
—Attendez.. je crois vous l'avoir dit. Devant, il y avait des prés, une clôture verte; derrière, le jardin par lequel j'ai fui...
—Et c'est tout? Il n'y a pas un objet qui reste gravé dans ton esprit?
—Un objet?
—Au carrefour du chemin qui passait devant la maison?
Tony mit sa main devant ses yeux, comme pour revoir en lui-même le tableau des souvenirs lointains qu'évoquait le marquis.
—An! je me souviens, je me souviens! s'écria-t-il tout à coup... oui.. au bout du chemin, une grande croix de pierre, toute moussue, près de laquelle ma bonne nourrice me menait jouer... Est-ce bien cela, mon colonel?
Le marquis ne répondit pas. Deux rides profondes creusaient son front. Lui aussi semblait contempler le tableau sombre du passé.
—Tu m'as bien dit, reprit-il lentement après un instant de silence, que, il y a neuf ans de cela, ceux qui te nourrissaient te crièrent: «Prends garde!» au moment où des gens masqués envahissaient la maison pour te tuer!
—C'est bien cela, mon colonel, mais quel rapport?
—Ah! comment ne t'ai-je pas reconnu le premier jour que tu t'es présenté pour demander à entrer dans mon régiment?... Mais si... je te devinais, car cette sympathie secrète qui m'attirait vers toi, je me l'explique maintenant. Tony, mon pauvre enfant, c'est une lugubre et triste histoire que le mystère de ta naissance, et peut-être serait-ce un bien pour toi de l'ignorer éternellement?
—Mais, mon colonel, un enfant doit connaître...
—C'est vrai; ce secret fatal ne m'appartient pas à moi seul. Mais je ne puis te le révéler qu'à une seule condition...
—Laquelle?
—C'est que tu te contenteras de ce que je puis te dire, et que jamais, tu m'entends, jamais, tu ne chercheras à en connaître plus que je ne t'en aurai dit. Tony, j'ai foi entière en ta loyauté. Tu me donnes ta parole?
Tony étendit la main.
—Sur mon seul bien, prononça-t-il gravement, sur mon honneur de soldat, je m'engage à me conformer toujours à vos seules volontés.
—Écoute, Tony, dit le colonel d'une voix émue, je n'ai pas toujours été le vieux soldat sec et froid qu'on connaît aujourd'hui... Certes, au milieu des camps, dans les hasards des batailles, mon coeur s'est desséché... Mais, autrefois, pour l'amitié comme pour l'amour, il battait chaudement dans ma poitrine...
Il y a dix-huit ans de cela. Dix-huit ans! dix-huit siècles!... j'avais une femme que j'adorais, une fille dont la beauté faisait mon orgueil et ma joie!... O souvenirs terribles!
Le marquis baissa la tête avec accablement. Ému et retenant son souffle: Tony attendait.
—Enfant, continua le colonel, il est, je te l'ai dit, des phases de ton existence sur lesquelles il ne faut pas que je lève le voile... Contente-toi de ce mot: Cette fille que j'aimais tant... tu es son fils!..
—Moi! s'écria Tony en se précipitant dans les bras du marquis; moi!... j'ai donc enfin une famille, j'ai donc quelqu'un à aimer sans arrière-pensée, oh! mon colonel, mon bon père, combien je vous aimerai!... Il couvrait le marquis de baisers. Celui-ci le repoussait faiblement.
—Laisse, enfant, murmura-t-il, laisse. Ne t'ai-je pas dit que mon coeur ne bat plus?... Laisse, ces baisers me font mal...
Le pauvre Tony se rassit, tout interdit.
—Et ma mère... se hasarda-t-il à demander enfin. Verrai-je ma mère? Je l'aimerais tant, mon Dieu!...
—Tu ne la verras pas.
—Mais... elle vit du moins?...
Le colonel était livide. Il hésita. Puis, d'une voix sourde, il prononça lentement ces trois mots:
—Elle est morte!...
—Morte!... répéta Tony avec un sanglot. Morte sans que j'aie pu voir son sourire, morte sans que j'aie pu recevoir son dernier baiser!... Oh! mon colonel, vous qui l'avez connue, vous qu'elle aimait et qui l'aimiez, parlez-moi d'elle, dites-moi combien elle était belle et bonne... Laissez-moi vous dire en retour combien j'aurais été heureux de pouvoir l'adorer à deux genoux... Ma mère! ma mère!.., ce serait si bon, mon Dieu, d'avoir une mère à chérir!...
Agenouillé, Tony levait vers le ciel ses grands yeux mouillés de larmes, comme s'il eut espéré qu'un miracle allait faire apparaître à sa vue cette mère qu'il avait si longtemps rêvé de connaître et dont il ne venait d'entendre parler pour la première fois que pour apprendre en même temps qu'il l'avait perdue à jamais.
—Assez... assez... Tu réveilles, enfant, des souvenirs qui me brisent. J'ai satisfait à mon devoir en te disant quels sentiments m'avaient poussé à m'attacher à toi, quel chagrin m'eût causé ta perte, quelle joie m'a faite ton retour. Mais, je t'en prie, maintenant..., ajouta le colonel avec effort, ne parlons plus du passé... surtout ne me parle plus de ta mère!...
—Si j'avais seulement pu la voir une fois, murmura timidement Tony suppliant. Si je pouvais au moins contempler son image?...
—Regarde!...
Le marquis tira de sa poitrine un médaillon suspendu à une chaîne d'or, et le présenta à Tony. Celui-ci le saisit avidement et l'ouvrit. Il vit une tête de femme d'une ineffable beauté. De longues boucles blondes encadraient un visage sur lequel se reflétait une expression de douceur angélique.
Chose étrange, il sembla à Tony qu'il l'avait déjà vue. Était-ce dans un songe? N'était-ce pas plutôt un souvenir? Quand il était tout enfant, cette tête si belle ne s'était-elle pas penchée sur son berceau pour cueillir son premier sourire?
—Oh! dit-il, qu'elle est belle!... plus belle encore que je n'osais la rêver... Et pourtant plus je la regarde, plus je la reconnais... Je l'ai vue... oh! dites-moi que je l'ai vue?...
Mais, par un revirement subit, le colonel lui arracha brusquement le médaillon des mains et le cacha dans sa poitrine.
—Jamais, s'écria-t-il, jamais tu ne l'as aperçue!... Ne t'ai-je pas dit qu'elle était morte... morte en te donnant le jour... Oh! ma pauvre enfant chérie!... pardonne à ton père son injustice envers toi... envers ton fils... Mais laisse-moi, Tony, laisse-moi... Ces souvenirs, je te l'ai dit, me tuent; ils me déchirent le coeur. Va te reposer. Adieu. Tony porta la main du vieillard à ses lèvres et se retira à pas lents. Tout à coup le marquis courut à lui:
—Ta promesse, dit-il, souviens-toi de ta promesse.
Tony inclina la tête avec un triste sourire:
—Je ne puis plus espérer voir ma mère, dit-il; que puis-je désirer maintenant?...
Il s'éloigna. Le marquis écouta le bruit de ses pas dans le corridor. Quand il eut cessé de l'entendre, il se laissa tomber sur un fauteuil:
—Qu'il se repose et reprenne des forces, murmura-t-il, la jeunesse surmonte tout... Moi, je ne dormirai pas... Dieu juste!... C'est le châtiment!
XXII
LES EXPLOITS DU NAIN
Si le colonel de Langevin ne dormit pas cette nuit-là, le magnat ne sommeilla pas davantage.
Une question le préoccupait avant toute chose: il lui fallait savoir, tout de suite, comment les Hommes Rouges et les gardes-françaises avaient pu pénétrer dans les passages secrets du château.
Il fit immédiatement appeler par le traban, son intendant, tout le personnel du château afin de commencer une enquête.
Les muets défilèrent un à un devant lui, mais tous donnèrent les plus grands signes d'étonnement et, soit par gestes, soit en écrivant, jurèrent qu'ils n'avaient ouvert à personne.
Et vraiment ils avaient suivi à la lettre les ordres du magnat et ignoraient comment les officiers qu'ils avaient vus quitter le château en tenue de gala s'y retrouvaient un quart-d'heure plus tard en manteau rouge.
Un seul homme eût pu donner une explication, c'était le nain. Mais naturellement il s'en garda bien et nia encore plus énergiquement que les autres.
L'enquête semblait donc ne devoir donner aucun résultat, lorsqu'un des muets allégua un détail qui surprit vivement le magnat.
Il avait écrit sur une ardoise:
—Comment aurait-on pu ouvrir, puisque le saut-de-loup était plein d'eau?
Or, l'intendant avait constaté lui-même, dans la journée, que tous les fossés du château étaient presque à sec.
On avait donc déversé dans ces fossés l'eau du lac souterrain.
Mais la question changeait. Il s'agissait maintenant de savoir qui avait inondé les fossés.
Cette fois, le nain donna des explications.
—Moi, écrivit-il, fidèle à son rôle de muet. J'avais vu des hommes rôder dans la journée autour du château. J'ai eu peur pour monseigneur. Et comme monseigneur était auprès de sa fille aînée, je n'ai pas voulu aller le déranger.
Alors je me suis dit: Si j'inondais le saut-de-loup! De cette façon, quand les hommes voudront venir la nuit, ils tomberont dedans et se noieront. Et j'ai été ouvrir l'écluse. C'était bien difficile pour moi qui ne suis pas très fort; mais l'idée d'être utile à mon bon maître m'a donné de la vigueur.
Le magnat, en lisant une à une ces lignes, regardait fixement le nain. Sur le visage de celui-ci, était peinte la joie rayonnante du devoir accompli.
Le magnat n'avait aucune raison de douter de la fidélité de son muet.
Et cependant le drôle mentait effrontément, car c'était dans un but tout différent qu'il avait ouvert l'écluse.
En voyant entrer dans le souterrain l'homme rouge qu'il avait pris pour Maurevailles, et qui l'avait attaché à un arbre, tandis que le vrai Maurevailles lui avait donné de si beaux louis, le nain, plein d'inquiétude, avait prêté l'oreille. L'arrivée des autres Hommes Rouges, des gardes-françaises et de Tony, l'appel du magnat, la poursuite, la bataille, l'avaient rempli de terreur.
Il s'était dit:
—Je suis perdu. On va voir ces gens. On leur demandera comment ils sont entrés. Ils diront que c'est moi qui ai montré à l'un d'eux l'entrée secrète.
Naturellement couard et traître, le nain pensait que l'on n'hésiterait pas du tout à le dénoncer.
Aussi s'était-il immédiatement mis en mesure de parer à cette dénonciation. Vilers, pressé déjà, avait peu serré les liens. Le nain était habile. En se tordant, en s'amincissant comme une couleuvre, il n'avait pas tardé à se rendre à la liberté.
Tandis que les muets se battaient dans le souterrain, il avait couru au saut-de-loup, avait fermé la pierre qui donnait accès dans le passage, et, la terreur doublant sa force, avait ouvert l'écluse.
On sait le reste.
Du haut de la plate-forme, le nain regardait l'eau arriver en tourbillonnant dans le fossé.
Tout à coup il aperçut au milieu du courant un homme qui luttait péniblement pour se soutenir à la surface. Il rayonna de joie.
—Tiens, tiens, se dit-il. Voilà qui vaut mieux que tout. Ils auront voulu ouvrir la pierre pour se sauver, et ils se sont noyés. Allons, tout va bien, ils ne parleront pas!...
Il se pencha pour mieux voir l'agonie du mourant dont le corps venait vers lui. Il avait un sauvage orgueil, lui, l'avorton, dont chacun se moquait, d'avoir donné la mort à un homme.
—Ah! ah! ah! ricanait-il, s'ils allaient tous courir les uns après les autres et arriver dans le fossé. Je les verrais tous se noyer, tous, tous, avec leurs pistolets et leurs épées... Ah! ah! ah! je n'ai pas de pistolet ni d'épée, moi, mais j'ai dans ma cervelle dix fois plus de force qu'eux tous dans leurs grands corps idiots!...
L'homme, qui se noyait, se débattait faiblement, puis cessa de remuer. Le nain le considérait avec une joie farouche.
Tout à coup, une idée lui vint. Il avait cru reconnaître de nouveau Maurevailles.
—Bête que je suis, se dit-il, c'est l'homme qui m'a donné de l'or de France... Et je le laisserais se noyer comme un chien! Pas si sot! Il n'y a peut-être qu'à le sauver pour faire ma fortune!
Il descendit au galop et saisit par son manteau... le marquis de Vilers qui, fatigué par sa blessure récente et par la lutte qu'il venait de soutenir, avait perdu connaissance. Il l'attira au bord.
Avec une force qu'on n'aurait jamais pu soupçonner dans un corps chétif comme le sien, il traîna le marquis jusqu'à un bosquet d'arbres voisin.
Les secousses de la route furent meilleures que toutes les frictions possibles. Vilers ouvrit les yeux.
—Qui êtes-vous? murmura-t-il.
—Chut, dit le nain, en mettant un doigt sur sa bouche. Vous ne voudriez pas me perdre!
—Le nain!... dit Vilers en le reconnaissant, merci. Je ne t'oublierai pas...
—Attendez-moi là... Je me sauve. Si on s'apercevait de mon absence, ma vie ne vaudrait plus une pistole.
Et le nain s'esquiva au galop. Il était temps. Les serviteurs du magnat, lancés de tous les côtés, faisaient irruption de ce côté du bois. Ils avaient l'ordre de fouiller minutieusement jusqu'au moindre bosquet.
Le gnome s'était mêlé à eux, leur avait fait prendre une fausse direction, puis, après une vaine battue, était rentré tranquillement avec eux au château où le traban les attendait, pour les envoyer l'un après l'autre au magnat.
Mais il n'avait plus peur du traban, ni du magnat, ni de personne, la nain chétif et pauvre!
Il se disait:
—Je vais être riche, riche, riche...
XXIII
QUAND ON EST SECRÉTAIRE...
Le magnat, n'ayant pu rien savoir de ses muets, résolut de faire une seconde enquête. Mais, n'osant la solliciter en personne, il écrivit au marquis de Langevin pour le prier de lui envoyer les officiers qui avaient pris part au combat de la nuit, afin qu'il les interrogeât lui-même.
A cette demande, le vieux colonel bondit.
—Cet homme a trop d'audace, s'écria-t-il avec l'accent d'une violente colère. Interroger mes officiers!... Et de quel droit?... Se croit-il donc encore dans ses domaines de Mingréli, où il fait haute et basse justice?
Le marquis se promenait à grands pas avec fureur. Le muet, qui avait apporté la lettre, le regardait d'autant plus étonné qu'il ne comprenait rien à ses paroles.
—Personne, autre que le maréchal de Saxe et moi, n'a de pouvoir sur mes régiments! poursuivit le marquis de Langevin, dont la fureur allait croissante. Je suis colonel-général des gardes-françaises et je ne permettrai à qui que ce soit, fût-ce à un prince du sang, de le prendre ainsi avec moi. Retournez dire à votre maître...
Le muet l'interrompit par une pantomime expressive. Il mit un doigt sur son oreille, un autre sur sa bouche et secoua tristement la tête.
Toute la colère du marquis s'évanouit.
—C'est vrai, dit-il, reprenant la dignité qui convenait à sa situation et à son rang. J'oubliais à qui je faisais part de mes reproches.
Il alla à un bureau, prit une large feuille de papier à ses armes, et écrivit de sa grosse et large écriture:
«Monsieur le comte,
«Leurs supérieurs ont seuls le droit d'interroger un officier et même un simple soldat. Je ne puis donc acquiescer à la demande que vous m'adressez.
«Mais, désireux que justice se fasse, je vais assembler moi-même un conseil d'enquête pour éclaircir cette affaire.
«J'aurai l'honneur de vous communiquer le résultat de l'enquête.
«Veuillez agréer mes salutations.
«Marquis de LANGEVIN,
«Colonel-général des gardes-françaises.»
Deux heures plus tard, dans la salle où avait eu lieu la fête de la veille, le conseil était réuni.
Le marquis de Langevin, en grand uniforme, la croix de Saint-Louis sur la poitrine, présidait. A sa droite et à sa gauche, deux officiers supérieurs, vieux compagnons d'armes, lui tenaient lieu d'assesseurs. Tony, assis à une petite table, à gauche, remplissait les fonctions de secrétaire.
Par ordre du colonel, MM. de Maurevailles, de Lavenay et de Lacy avaient été mandés.
Ils se présentèrent, la tête haute.
—Monsieur de Lavenay, dit le marquis de Langevin qui avait repris tout à fait son sang-froid et parlait avec le calme et la dignité qui conviennent aux fonctions impartiales de président... Monsieur de Lavenay, j'ai à vous interroger sur des faits graves et qui intéressent l'honneur du corps auquel vous appartenez.
—Interrogez, mon colonel, répondit Lavenay en s'inclinant. S'il est en mon pouvoir de répondre, je suis prêt à le faire.
—Un officier des gardes-françaises, devançant le régiment, s'est introduit de nuit dans ce château pour y enlever une femme?...
—Je l'ignore, mon colonel, répondit froidement Lavenay.
—Alors je vous l'apprends. Vous ne soupçonnez personne?
~ Absolument personne.
—Passons. N'avez-vous pas entendu parler de la bataille qui a eu lieu cette nuit dans les couloirs secrets du château?
Lavenay s'inclina.
—Cela, je ne puis le nier... J'étais parmi les gens qui ont pris part à la lutte.
—Je le sais, et c'est pour cela que je vous en demande la raison.
—Elle est facile à donner, dit Lavenay, en mettant le poing sur la garde de son épée qu'on ne lui avait point enlevée, puisque c'était une simple enquête que faisait le marquis de Langevin.
—Parlez alors.
—Si vous ne m'aviez fait mander, Messieurs, commença Gaston de Lavenay avec assurance, j'aurais de moi-même provoqué cette enquête, afin de savoir si la vie de trois officiers du roi est en sûreté dans les régiments où ils sont censés commander et dans les lieux d'étape où on les fait séjourner...
—Que voulez-vous dire?
—Que tandis que nous assistions à une fête où tout était prodigué pour nous inspirer la confiance, un piège nous était tendu; que tandis que nous nous réjouissions, confiants en la loyauté de notre hôte, celui-ci, armant ses spadassins, soudoyant en même temps des soldats de notre régiment, essayait de nous attirer dans un guet-apens, d'où, grâce à Dieu et à notre épée, nous avons pu sortir, non sans peine, il faut le reconnaître.
Tant d'assurance stupéfiait le colonel. Il reprit cependant:
—Expliquez-vous plus clairement, monsieur de Lavenay, et veuillez raconter les faits tels qu'ils se sont passés.
—Nous sortions de la fête, Maurevailles, Lacy et moi, émerveillés de la miraculeuse beauté des deux filles du grand seigneur hongrois qui s'était si amicalement institué notre hôte, quand un muet s'est approché de nous et, nous désignant les deux jeunes femmes, nous a fait signe de vouloir bien le suivre. Vous jugez de notre étonnement, mon colonel? Mais, chez les capitaines aux gardes, l'obéissance aux dames est de tradition. Nous suivîmes l'homme.
—Dans les couloirs secrets?
—Dans les couloirs secrets... Je dois avouer que la réflexion n'avait pas tardé à dissiper notre surprise. Le magnat qui nous loge est un de nos commensaux de Fraülen et, du temps que le marquis de Vilers était encore un des quatre Hommes Rouges, nous avons dansé avec la fille aînée du comte. Vous devez vous en souvenir, mon colonel?
—Vous parlez du marquis de Vilers, capitaine, savez-vous ce qu'il est devenu?
—Il nous avait quittés, vous vous le rappelez, pour un congé qui s'est terminé par une retraite. J'ai été bien douloureusement étonné quand a couru le bruit de sa mort, moi qui...
Un rugissement, de colère coupa la parole au capitaine. C'était Tony qui, poussé à bout par l'effronterie de cet homme, ne pouvait plus se contenir et se levait, l'oeil en feu, pour lui jeter à la face tout ce qu'il savait de lui et de ses complices...
Un regard sévère du marquis le contint.
—Qu'est-ce, caporal? demanda M. de Langevin.
—Pardonnez-moi, mon colonel, un mouvement d'impatience involontaire... Ma plume qui s'est écrasée... balbutia Tony, revenant à son rôle effacé de secrétaire et maîtrisant la fureur qui bouillonnait dans son cerveau.
—Ces jeunes gens ont une fougue! dit en souriant M. de Langevin, ils mettent en toutes choses la furia francese qu'ils devraient réserver pour les ennemis. Mais continuez, capitaine. Ainsi, vous pensiez que ces dames vous demandaient une entrevue?
—Oui, mon colonel. Donc, nous avions suivi le messager qui, par un point que je ne saurais retrouver, nous fit pénétrer dans les couloirs secrets où s'est passée l'affaire. Tout à coup notre guide s'arrête, fait jouer une porte secrète...
—Et alors?
—Alors, comme nous allions pénétrer dans l'appartement qu'il nous désignait, une nuée de muets s'élance sur nous, l'épée à la main. Devant cette avalanche, nous voulons nous replier, mais que voyons-nous? Derrière nous, des uniformes bleus, des soldats aux gardes-françaises qui nous barrent le passage. Ne pouvant croire à tant d'audace, nous fondons sur eux et nous les mettons en fuite... C'est dans la chasse que nous leur donnions que trois d'entre eux, emportés par la frayeur, se sont précipités dans un gouffre où ils ont probablement trouvé la punition de leur lâche trahison...
—Et vous ignorez les noms de ces hommes?
—J'ai cru voir sur la manche de l'un d'eux, dit Lavenay avec aplomb, les galons de sergent. Si je ne me trompe encore, continua-t-il en regardant Tony, un autre était caporal.
—Vous écrivez, secrétaire? demanda le marquis.
—Un—autre—était—caporal... répéta Tony sans broncher.
—L'appel de ce matin les aura fait connaître sans doute, fit observer Lavenay.
—C'est certain, dit le colonel qui mordillait sa moustache grise, et du moment que ces hommes sont gradés, leur faute n'en est que plus grave. Peste!... des bas-officiers aux gardes qui veulent tuer leurs supérieurs, c'est sérieux, cela! Vous n'avez aucun soupçon, capitaine?
Lavenay hésita une minute et lança un coup d'oeil vers Tony qui, la plume en arrêt, attendait tranquillement sa réponse sans avoir le moins du monde l'air de s'y intéresser.
—Il faisait trop noir, prononça-t-il enfin, je n'ai reconnu personne.
—Soit, dit Langevin, je vous remercie de vos explications, capitaine. A vous, monsieur de Lacy.
Marc de Lacy était fort pâle; il confirma d'une voix sourde ce qu'avait raconté Lavenay.
La moustache du colonel disparaissait tout entière dans sa lèvre inférieure. Les rides de son front se creusaient de plus en plus profondes. Il lui fallait tout l'empire qu'il avait sur lui-même pour pouvoir se contenir.
Quand vint le tour de Maurevailles, l'orage éclata.
—Ah! par la sambleu, c'est trop en écouter, s'écria le colonel en arrachant des mains de Tony les dépositions des officiers et en les déchirant avec colère. Vous ne signerez pas cela, Messieurs, car tout cela est faux et mensonger. Non, on ne vous a pas attirés dans un piège; non, vous n'avez pas été attaqués par vos soldats; non, vous n'ignorez pas les noms de vos adversaires. Vous êtes des menteurs et des lâches, vous vous êtes faits, sous prétexte d'un honneur de convention, les bourreaux d'une femme... Si nous n'étions à la veille d'une bataille, j'oublierais mon grade pour vous jeter mes gants à la face!...
—Colonel! s'écrièrent les Hommes Rouges menaçants.
Lavenay surtout ne se contenait plus.
—Colonel, dit-il avec hauteur, vous oubliez que, avant d'être officiers, nous sommes gentilshommes, et que, si les subordonnés doivent écouter vos mercuriales sans murmurer, le chevalier de Maurevailles, les comtes de Lacy et Lavenay ont le droit d'exiger plus d'égards.
—Eh! respectez vous-mêmes votre blason, si vous voulez que les autres le respectent, riposta le marquis. Ayez le droit de vous dire gens d'honneur, avant de faire sonner si haut votre qualité de gentilshommes!... Mais brisons-là, Messieurs, ces douloureux débats qui n'ont déjà que trop duré. De ma propre autorité, j'annule vos dépositions mensongères; ne me contraignez pas à en invoquer de plus véridiques... Encore une fois, restons-en là! Nous sommes en guerre. La France a besoin de vos épées. Je vous ordonne d'être d'autant plus braves que vous venez de l'être moins...
—Colonel, s'écria Maurevailles, nous n'avons pas besoin d'une telle exhortation pour faire notre devoir... Nous n'avions pas besoin surtout qu'elle nous fût faite devant cet enfant dont vous subissez en ce moment l'influence...
Nous serions criminels en vous demandant raison de cette injure. On doit compte à la patrie de la vie d'un homme comme vous... Mais il est au monde des gens dont l'existence est moins précieuse que la vôtre... et c'est votre secrétaire, notre accusateur réel, qui paiera tout ce qui vient d'être dit...
Comme le malheureux Pivoine, son premier adversaire au régiment, j'oublierai mes épaulettes pour croiser le fer avec lui, en bon et loyal combat. Sa bravoure et son premier succès m'autorisent à le faire. Je le tuerai!...
—Vous!... s'écria le colonel en s'élançant vers Maurevailles.
Mais Tony l'avait prévenu. Avec une dignité parfaite, il s'approcha des trois Hommes Rouges et répondit.
—Me battre aujourd'hui? Non, Messieurs. J'ai été fou déjà de risquer pour une futilité ma vie contre Pivoine. Ma vie ne m'appartient pas. En attendant que je l'offre à la France, elle est à la marquise, que j'ai promis de protéger. Comme vous, je vais à la guerre. Si je reviens des Flandres, je me mettrai à votre disposition, mais seulement le jour où la marquise jugera ma tâche terminée. Et j'espère que vous n'aurez pas besoin, ce jour-là, d'oublier la distance qui nous sépare. Cette distance, je l'aurai effacée.
—Bien, Tony! dit le marquis. Et maintenant, allez, Messieurs, j'ai lieu de croire que je puis compter sur votre silence en cette affaire.
Et les trois officiers se retirèrent, la rage dans le coeur...
FIN DU TOME PREMIER
LE SERMENT
DES HOMMES ROUGES
II
LE CHÂTEAU DU MAGNAT
(Suite)
XXIV
L'OUBLIÉ
Dès qu'ils eurent refermé la porte derrière eux, Maurevailles et Lacy donnèrent un libre cours à leur colère.
Lavenay, quoique sombre, semblait plus calme.
—Et maintenant, Messieurs, qu'allez-vous faire? demanda-t-il à ses amis.
—Je retourne au camp, dit Marc de Lacy, je ne veux pas rester une minute de plus dans ce château maudit.
—Moi non plus! s'écria Maurevailles. Lavenay eut un rire amer.
—-Et vous ne voulez pas vous venger? demanda-t-il.
—Nous venger? Comment? De qui? De ce vieux marquis de Langevin qui nous a attirés dans un traquenard pour nous insulter à loisir! Sa mort causerait un scandale énorme dans l'armée. Et puis, comme il a dit, nous nous devons tous en ce moment à la France...
—C'est vrai... On nous a même singulièrement exhortés à faire notre devoir, riposta Lavenay avec amertume.
—Mais que faire? que faire? demanda avec rage Marc de Lacy.
—Venez avec moi, dit Lavenay.
Il les entraîna dans une salle éloignée.
—Nous avons fait trois tentatives, reprit-il, et nous avons subi trois échecs.
La première fois, c'est le vieux magnat qui, pendant que nous nous livrions à une lutte insensée dans l'hôtel de Vilers, est entré paisiblement par la grande porte et a enlevé la marquise dans mon carrosse...
—Il est vrai qu'il te l'a payé... fit observer Lacy avec un sourire sardonique.
—La seconde tentative, reprit Lavenay, est la tienne, Maurevailles. Tu as découvert la retraite de la marquise; tu as réussi à pénétrer dans ce château si bien gardé; tu t'es emparé d'elle, tu l'as emportée... Un grain de sable t'a fait échouer. Ce grain de sable, c'est ce misérable gamin que, par un inexplicable caprice, le marquis, notre cher colonel, a attaché à sa personne...
—Oh! quelle terrible vengeance je tirerai de ce drôle, dit Maurevailles.
—En attendant, il t'a joué; il s'est introduit presque en maître dans le château, et il a capté la confiance de la marquise. La dernière entreprise, nous l'avons faite à nous trois. Elle devait réussir... Elle nous a couverts de honte!...
—C'est à croire que le diable protège cette femme contre nous!... dit Marc de Lacy.
—Que le diable la protège s'il le veut, ce n'est pas cela qui me fera reculer, dussé-je entamer la lutte corps à corps avec lui! s'écria Maurevailles.
—Ne perdons pas un temps précieux à nous lamenter, reprit Lavenay. Il faut absolument en finir. C'est mon avis, et je crois que c'est aussi le vôtre...
—Oui, oui!
—Voici donc le plan que je vous soumets:
Tout le monde nous suppose abattus par notre défaite... le magnat à qui notre bien-aimé colonel, le marquis de Langevin, a su donner une demi-satisfaction par son enquête; la marquise qui se croit protégée par ses nobles amis contre toute nouvelle tentative, et jusqu'à ce Tony qui, triomphant et beau parleur, a paraphrasé le discours patriotique du vieux marquis pour éviter nos épées qui, certes, nous en auraient débarrassés.
Ayons l'air d'accepter la situation. Tenons-nous tranquilles jusqu'au départ des régiments. D'un instant à l'autre peut arriver le maréchal de Saxe qui doit nous emmener. Quand battra le tambour, quand sonneront les fanfares du départ, quand le magnat se croira à tout jamais délivré des gardes-françaises, quand le colonel, faisant piaffer son cheval, se mettra à la tête de ses troupes, arrangeons-nous pour être là, nous, aux aguets, et comme adieux, de gré ou de force, devenons les maîtres de la marquise.
—Bravo, Lavenay! le projet est bon, dit Lacy. Mais les moyens de le mettre à exécution?
—Les moyens? Il y en a mille. Qu'aurons-nous à redouter? Le magnat?... Il sera occupé à enterrer ses muets. Écoutez, nous sommes... trois...
—Vous en oubliez un!!! dit une voix...
La portière se leva et livra passage à un homme enveloppé dans un manteau rouge.
C'était le marquis de Vilers.
Il était pâle encore de sa blessure et de ses fatigues, mais sur son visage était empreinte une mâle énergie.
—Lui! s'écrièrent les trois Hommes Rouges en portant la main à leur épée.
Vilers les arrêta du geste.
—Un instant, Messieurs, dit-il lentement, vous ne savez pas ce qui m'amène ici.
J'aurais pu, si j'avais contre vous des intentions hostiles, faire assister à ce complot le marquis de Langevin... Mais laissons-là les représailles, où l'honneur est toujours le conseiller qu'on écoute le moins.
Je viens au contraire à vous, le coeur franc, les mains ouvertes. J'ai beaucoup réfléchi à ma conduite passée. Il y a dans ma vie une ombre, une tache... J'ai failli à un serment librement prêté, j'ai trahi mes amis. Cette tache empêche mon bonheur. Je veux la faire disparaître.
—Des remords? murmura ironiquement Lavenay.
—Des remords, comme tu dis, chevalier. Si ton épée m'avait ôté la vie, ma punition eût été juste. Mais si Dieu m'a laissé en ce monde, c'est qu'il a voulu me donner le temps de réparer ma félonie.
Nous nous étions confiés au sort... Un des quatre billets avait été tiré. Sur ce billet, il y avait un nom... et, vous vous en doutez, ce nom n'était pas le mien.
—Quel était-il?
—Qu'importe? A quoi bon affliger celui que le sort avait favorisé?... J'ai mal agi, vous dis-je. Ma seule excuse, c'est l'amour... J'aime Haydée de toutes les forces de mon âme... Elle aussi m'aime.
La voix du marquis s'était altérée, mais il fit un effort et poursuivit:
—Écoutez... Ah! c'est horrible, le sacrifice que je fais... Sachez m'en gré... Je vous ai trahis, pardonnez-moi. J'expie en cet instant quatre années de bonheur; mais je reprends mon honneur de gentilhomme.
Voulez-vous, comme moi, rayer de votre mémoire ces quatre années? Nous allons de nouveau refaire les billets. Si le sort me désigne, vous n'aurez plus rien à me reprocher. S'il ne me désigne pas...
Il hésita de nouveau, et reprit d'une voix sourde:
—Si le sort me condamne... j'aurai toujours le droit de réclamer ma place dans l'armée... Je partirai sans revoir Haydée et je vous le jure... à la première bataille... je me ferai tuer...
Est-ce dit, Messieurs? Et écrivons-nous les billets?
XXV
LES NOUVEAUX BILLETS
La surprise des trois Hommes Rouges fut grande, à la singulière proposition de Vilers.
Ils se regardèrent, se demandant si leur ancien ami ne raillait point.
Mais il attendait leur décision, sombre et silencieux.
Le premier, Marc de Lacy s'avança vers lui et rompit le silence.
—Parles-tu sérieusement? fit-il d'une voix émue.
—Je vous l'ai dit, dans l'immense bonheur que me donnait la possession d'une femme ardemment aimée, une ombre faisait tache: la honte de ma déloyauté. J'avais sacrifié l'honneur à l'amour, j'immole l'amour à l'honneur!...
—Et tu veux reprendre nos conditions d'autrefois?
—Je le veux... en vous suppliant pourtant de m'exempter de cette clause qui voudrait que j'apportasse au gagnant aide et protection... Ne le favoriserai-je pas suffisamment en me faisant tuer pour la France à la tête de ma compagnie?...
—Ah! s'écria Marc de Lacy, ce sacrifice est noble et beau, Vilers. Il me réconcilie avec toi pour toujours... Ami, que tout soit oublié! Puisque nous nous retrouvons vraiment, tels que nous étions, embrassons-nous comme autrefois.
L'élan était donné. Maurevailles et Lavenay ouvrirent, eux aussi, leurs bras au revenant.
—J'avais juré ta mort, dit le premier. Ce serment, j'ai bonheur à le rétracter ainsi qu'à presser contre mon coeur l'ami fidèle que je croyais à jamais perdu.
—J'ai croisé mon épée contre la tienne, dit à son tour Lavenay. Pour la première fois de ma vie, je me félicite que le coup n'ait pas été mortel...
Les quatre amis de Fraülen, les quatre inséparables d'autrefois, les quatre Hommes Rouges enfin, étaient de nouveau réunis.
Après la réconciliation, il y eut un long silence. Comprenant quel immense sacrifice Vilers était venu accomplir, les trois autres n'osaient pas aborder le sujet terrible...
Ce fut lui qui y revint le premier.
—Eh bien! dit-il, vous avez entendu ma proposition. Êtes-vous prêts à y satisfaire?
Maurevailles et Lavenay hésitèrent à répondre. Marc de Lacy murmura:
—N'y aurait-il pas moyen d'annuler ce fatal serment?
—Non! s'écria Vilers, c'est une réhabilitation que je suis venu chercher... c'est ma réhabilitation que j'exige... Assez longtemps je vous ai laissé le droit de me donner le nom de traître, assez longtemps j'ai dû courber la tête sous mon parjure... Je veux porter le front haut, Messieurs, dussé-je payer de ma vie ce retour à la loyauté!... Écris les billets, Lavenay!... Je le veux; écris-les tout de suite. Il faut que le hasard, aujourd'hui comme autrefois, décide de mon sort. J'étais venu ici pour revoir Haydée. Si le destin m'est défavorable, je partirai sans l'avoir vue. Pour elle je suis mort... Mort je resterai. Lavenay, écris vite!
Maurevailles déchira quelques pages de ses tablettes, et passa le papier et le crayon à Lavenay.
Celui-ci se mit à faire les quatre billets et les plia minutieusement.
Mais, au moment de les jeter dans le chapeau, qui devait, comme à Fraülen, servir d'urne, Lavenay se ravisa:
—Un instant, dit-il, mes amis. Moi aussi, j'ai des scrupules...
Lorsque nous avons échangé notre fatal serment, nous avons bien légèrement disposé de la femme que tous quatre nous aimions. Il fallait que le bonheur de l'un causât le malheur des trois autres: donc, rien de plus juste que de laisser en cela le choix au hasard... Mais, avions-nous le droit de condamner du même coup celle dont nous avions fait l'enjeu de notre loterie?
—Certes, tu as raison, observa Maurevailles, il eût été plus rationnel de chercher chacun isolément à plaire à la comtesse Haydée, puis de nous unir en bons et loyaux amis pour aider celui qui aurait eu le bonheur d'être aimé d'elle. Malheureusement il n'en a pas été ainsi. A quoi bon revenir sur ce sujet? Ce qui est fait est fait...
—Soit, répliqua Lavenay, mais ce serment prêté par nous quatre, si nous ne le brisons, nous pouvons au moins le modifier. Si Vilers a été coupable, je confesse, moi, pour ma part, que je le suis aussi. J'ai manqué d'indulgence envers l'amour partagé, j'ai mis mon égoïsme à la place du devoir. Quand j'ai tiré l'épée pour tuer Vilers, faut-il le dire? c'était presque plutôt pour mon propre compte que pour celui de tous.
Et ce que j'ai fait, avouez-le, Messieurs, vous l'auriez fait aussi...
—Où veux-tu en venir? interrompit Maurevailles.
—A ceci, que si Vilers renonce à un bonheur que nous seuls avons le droit de ne pas appeler légitime, nous ne devons pas être en reste de sacrifice avec lui, Je voudrais donc qu'avec le bulletin portant son nom, chacun de nous mît un bulletin blanc... Si ce bulletin blanc sort, le statu quo subsiste... Vilers, lavé de sa faute, reprend sa femme. Nous, sans avoir le droit de l'accuser, comme autrefois, nous continuons la lutte, et loyalement, sans fraude ni tromperie, nous essayons de reconquérir la marquise, nous aidant mutuellement et gardant entre nous trois les conditions passées. Que dites-vous de mon compromis?
—C'est peut-être subtil, dit Marc de Lacy en souriant; mais qu'importe! Pour ma part, j'accepte.
—J'accepte aussi, dit Maurevailles.
—Et toi, Vilers?
—Je suis à votre disposition. Ce que vous déciderez sera loi pour moi.
—Va donc pour les huit billets! s'écria Lavenay. Et à la justice de Dieu!
Il arracha de nouvelles pages des tablettes de Maurevailles, les plia méticuleusement et mit quatre bulletins blancs dans le chapeau où se trouvaient déjà les quatre noms.
—Mais qui va tirer, cette fois? demanda Marc de Lacy.
—C'est vrai, nous ne pouvons pas aller demander à la marquise, que le magnat a sans doute placée sous bonne garde...
—Hé! il ne faudrait pas nous en défier. Sa garde et lui ne nous empêcheraient pas, si nous le voulions bien, d'arriver jusqu'à la prisonnière.
—Messieurs, dit le marquis de Vilers, vous avez oublié que je ne dois pas revoir la marquise avant que le sort ait décidé...
—C'est vrai, mais, encore une fois, comment faire?
—Attendez, dit Maurevailles.
Il alla ouvrir la porte et parcourut du regard les couloirs.
Au loin apparaissait un groupe qui semblait se diriger vers la pièce où se trouvaient réunis les quatre Hommes Bouges. Au centre de ce groupe était Réjane...
Réjane qui venait de se lever, ignorante de tous les événements de cette nuit si terrible et si remplie, et qui, à peine levée, se rendait entourée de muets et de muettes dans les appartements de sa soeur. Maurevailles s'avança jusqu'à elle.
En le voyant, elle tressaillit, mais avec une exquise politesse, il la supplia de vouloir bien se déranger un instant de sa route pour leur rendre un service.
—Lequel? demanda la jeune fille en souriant.
—Celui de plonger votre petite main dans le chapeau que tient mon ami M. de Lavenay, et d'en retirer un des billets qui s'y trouvent.
—Une loterie, alors? dit Réjane.
—Justement. C'est bien facile, vous le voyez.
Aux muets qui l'accompagnaient, Réjane fit signe de rester dans le couloir et, par la porte grande ouverte, pénétra dans la pièce.
En la voyant entrer, M. de Vilers s'était voilé le visage d'un pan de son manteau. Elle ne le reconnut pas.
Gaston de Lavenay lui présenta le chapeau qui contenait les billets. Elle en prit un qu'elle allait lui tendre quand, se ravisant:
—Et l'enjeu, quel est l'enjeu? demanda-t-elle.
L'impatience des quatre Hommes Rouges était indescriptible. Quel était ce billet que Réjane tenait entre ses doigts effilés? Portait-il un nom et lequel?
Ils durent se contenir pour ne pas l'arracher des mains de la jeune fille.
Et elle, jouant avec leur impatience, ne se pressait pas, insistant pour savoir ce qu'aurait le gagnant...
—Mademoiselle, dit Lavenay, prenant un parti, de ce billet dépendra peut-être la vie ou la mort de l'un de nous...
—Ah! mon Dieu! s'écria Réjane épouvantée Elle déplia le billet et lut tout haut: MAUREVAILLES!
XXVI
L'AVEU
Maurevailles jeta un cri de joie, auquel Vilers répondit par un gémissement sourd.
—Merci, Mademoiselle, dit Lavenay à Réjane, nous ne voulions vous demander que ce léger service. Nous n'oserions vous retenir plus longtemps.
Réjane comprit et sortit. Lavenay laissa retomber la tenture qui fermait la porte et s'approcha de Vilers qui semblait atterré.
—Du courage, ami! dit-il.
—Du courage, j'en ai. Mais tu admettras bien que mon coeur se brise... répondit le marquis en étouffant un sanglot. Cependant, sois tranquille, je tiendrai mon serment cette fois!...
J'ai promis de ne pas revoir Haydée. Elle me croit mort... Son erreur est devenue une vérité. Dès aujourd'hui, je suis mort pour elle.
Le maréchal de Saxe arrive demain. Le régiment se remettra bientôt en marche. Je partirai avec l'avant-garde... A la première escarmouche, il faudra bien qu'une balle impériale me délivre en même temps de mes tourments et de la vie... Allons, Messieurs, encore une fois, vos mains! La tienne aussi, la tienne surtout, Maurevailles!...
Maurevailles hésitait. Enfin il mit sa main dans celle du marquis.
Lavenay prit alors la parole.
—Moi, qui ai frappé Vilers de mon épée, dit-il, je crois avoir le droit de vous faire, avant qu'il nous quitte, une nouvelle proposition.
—Parle.
—Vilers se sacrifie et part, sans revoir Haydée qui, après tout, est sa femme...
—Eh bien!
—Ne serait-il pas juste que Maurevailles agît de même? Ne serait-il pas odieux à lui d'aller dire à la marquise: «Votre mari vient de mourir, en vous laissant à moi!»
—Partons tous sans la revoir, s'écria Maurevailles. Je m'engage à ne pas lui révéler avant un an la décision du sort?... Dans un an, ajouta-t-il en baissant la voix, pour ne pas attirer l'attention de Vilers qui, malgré lui, s'absorbait dans sa douleur, dans un an, madame de Vilers sera veuve depuis assez de temps pour que l'offre d'un mariage n'ait rien de repoussant ni même d'étrange, tandis que, avant ce délai, il serait indigne d'un gentilhomme de renouveler ses douleurs.
—Bien, Maurevailles, firent Lavenay et Lacy.
—Merci, ami, ajouta Vilers en lui serrant de nouveau la main.
Et les quatre hommes se séparèrent.
Maurevailles sortit le dernier.
Comme il venait de franchir le seuil, une ombre se glissa derrière lui.
Il se retourna. C'était Réjane...
La jeune fille, qui n'avait d'abord vu qu'un jeu dans la demande que lui avaient faite les quatre officiers, de tirer un billet dans un chapeau, avait été intriguée de la façon grave avec laquelle s'accomplissait ce prétendu jeu.
Puis la réponse de Lavenay: «De ce billet dépendra peut-être la vie ou la mort de l'un de nous...» l'avait épouvantée.
—De quoi s'agit-il donc? s'était-elle demandé.
Enfin le hasard avait voulu que le nom qui sortît du chapeau fût justement celui du seul des trois Hommes Rouges auquel elle s'intéressât.—Car nous avons déjà dit qu'elle n'avait pas reconnu son beau-frère, le marquis de Vilers, qui, le visage caché par son manteau, s'était tenu à l'écart, dans l'ombre.
Maurevailles! c'était Maurevailles que le sort désignait.
Maurevailles, celui que son amour naissant avait pris pour objet... A quelle oeuvre était donc réservé Maurevailles?
Quelle était la destinée de celui dont le nom était sorti? Était-ce pour le sauver ou pour le perdre, pour le justifier ou pour le condamner qu'on avait chargé le sort de choisir un des quatre gentilshommes? Palpitante, Réjane voulut savoir. Elle congédia sa suite, revint se blottir derrière la tenture qui fermait la pièce et écouta... Là, elle apprit le mystère. Vilers, le mari d'Haydée, vivait, mais renonçait à elle et parlait de mourir... et c'était Maurevailles qui, les délais accomplis, comptait lui succéder!... Oh! cela était horrible, impossible! cela ne pouvait pas s'accomplir!... Et voilà pourquoi, saisissant la main de Maurevailles, Réjane entraîna dans une autre salle le jeune officier ébahi:
—Vous n'obéirez pas à ce pacte infâme, lui dit-elle d'un ton suppliant.
—Mais, qui vous a dit?...
—Je sais tout. J'ai écouté!
—Vous!!!
—Il ne s'agit pas de moi. Il s'agit d'un gentilhomme, d'un officier, qui veut se faire assassin, car ce serait un assassinat véritable que de forcer le marquis à mourir!
—Mais, si vous avez tout entendu, vous devez savoir qu'un serment implacable nous lie...
—Il faut le rompre...
—Le puis-je? Vous voyez bien que Vilers lui-même, repentant de l'avoir violé, est venu nous demander pardon et nous faire renouveler ce serment.
—Vous ne le tiendrez pas, vous dis-je!...
—Vous espérez que, lorsqu'enfin...
—C'est impossible...
—Il le faut!...
—Voudriez-vous être la cause du malheur éternel de ma soeur?
—Je m'efforcerai au contraire de tout faire pour la rendre heureuse...
—Mais, elle ne vous aime pas!...
—Elle m'aimera.
—Elle vous hait...
Maurevailles s'interrompit en remarquant tout à coup l'effet que ses paroles produisaient sur la jeune fille. Pâle, le sein agité par une respiration précipitée, elle se tordait les bras à chaque mot qu'il disait.
—Mais qu'avez-vous? s'écria-t-il, inquiet.
—Ah! dit avec un cri de l'âme l'infortunée enfant... Vous voulez donc que je meure, moi?
—Vous?...
Les larmes, à grand'peine comprimées, s'échappaient enfin des yeux de la jeune fille, qui s'abaissèrent sous le regard du chevalier. Elle chancela. Maurevailles n'eut que le temps de s'élancer pour la soutenir.
Mais au contact de l'officier, sur l'épaule de qui sa tête était appuyée, Réjane frissonna comme si elle eût touché un fer rouge.
Par un effort nerveux, elle s'échappa de ses bras et vint tomber pantelante sur un fauteuil.
—Qu'avez-vous, Réjane, au nom du ciel, qu'avez-vous?
—Ah! murmura la pauvre enfant, vous n'avez donc pas compris..., vous n'avez donc pas deviné... que c'est moi... qui vous aime!
XXVII
LA CAGE
Toute rougissante de l'aveu qui venait de lui échapper, Réjane se retira à l'autre extrémité de la pièce, n'osant plus regarder Maurevailles dont un mot allait être son arrêt.
Celui-ci, cloué sur place par la stupéfaction, hésitait à répondre.
Il n'avait jamais pensé à aimer cette enfant. La seule raison qu'elle était la soeur d'Haydée eût suffi pour l'en empêcher...
Et maintenant que le sort venait de le désigner pour être l'époux de la marquise, maintenant plus que jamais, il n'était pas libre de disposer de son coeur.
Certes, de nos jours, plus d'un homme eût avec bonheur renoncé aux bénéfices des clauses du serment pour avoir le droit de partager l'amour de cet ange qui s'offrait si ingénument, si loyalement. Mais à cette époque de raffinements d'honneur, le même sentiment exagéré qui avait causé la démarche de Vilers, auprès de ses anciens amis, retenait Maurevailles.
—Je ne puis pas, se disait-il avec regret, me dégager de mon serment... Je dois être l'époux d'Haydée... Vilers meurt pour sa parole... Je ne puis aimer une autre femme sans déloyauté...
Tout à coup un bruit étrange se fit entendre autour d'eux. On eût dit le froissement du fer contre le fer... Réjane tourna la tête et poussa un cri.
Du plafond descendaient, le long des murailles, quatre énormes plaques de fer soudées aux angles...
—Qu'est cela? s'écria Maurevailles en courant à la porte...
Mais elle résista, fermée qu'elle était en dehors.
Les plaques continuaient à descendre lentement avec le même bruit sinistre...
Maurevailles essaya d'enfoncer la porte, mais elle était solide. Il eût fallu plus d'une heure pour en avoir raison.
Et la muraille de fer descendait...
Déjà avec son mouvement lent, mais implacable, elle dépassait le haut de la porte... Dans quelques minutes, celle-ci allait disparaître sous la cuirasse qui enserrait Réjane et son compagnon.
La jeune fille avait suivi Maurevailles dans ses infructueuses tentatives. Haletante, éperdue, elle essaya d'ouvrir la fenêtre... Le mur de fer, appliqué contre le haut des montants, l'en empêcha... Elle brisa un carreau, ensanglantant sa main aux fragments du verre... Il y avait de l'autre côté d'épais barreaux scellés dans le mur.
Ces barreaux, il est vrai, étaient vieux et rouillés; quelques efforts vigoureux eussent suffi pour tes desceller ou les mettre en morceaux.
Mais le temps?...
L'horrible muraille descendait, descendait toujours avec son grincement horrible; elle couvrait maintenant les deux tiers de la fenêtre... Quelques minutes encore et le carreau que Réjane avait cassé aurait disparu!...
Il n'y aurait plus de fenêtre.
Dans ce dernier effort, Maurevailles avait réussi à arracher une planche de la porte... mais l'inexorable mur, continuant son oeuvre, avait presque bouché le vide laissé par cette planche.
Ils étaient perdus, bien perdus!...
—Au moins, s'écria Réjane, nous mourrons ensemble... Ah! si je pouvais mourir en me sachant aimée!... O mon Dieu, faites que je l'entende dire qu'il m'aime!
Un ricanement lui répondit, affreux comme le grognement d'une bête fauve...
Elle leva les yeux vers le plafond, d'où venait ce bruit.
Par une trappe ouverte, elle vit la tête hideuse du magnat, contractée par un rictus satanique.
Épouvantée, la pauvre enfant jeta un dernier cri et s'affaissa sur le parquet.
Les quatre murs de fer touchaient maintenant le sol.
—Ah! ah! ah!... ricanait le vieillard, croyez-vous donc que l'on m'échappe? Croyez-vous donc que toujours l'on me joue? Non, non!... Ici, rien ne se fait, ne se dit, que je ne le sache. A peine étiez-vous entrés dans cette salle, qu'une de mes sonnettes m'en avertissait... Depuis une heure, j'assiste à votre duo d'amour!... Ah! ah! M. de Maurevailles, vous avez gagné à la loterie mon Haydée?... Vous ne profiterez pas de votre bonne fortune... Ah! ah! ah!
—Vous, ma belle tourterelle, reprit le vieillard en s'adressant à Réjane, vous serez heureuse, puisque vous resterez avec celui que vous aimez. Adieu, ma fille. Adieu, Maurevailles. Moi, je retourne auprès d'Haydée. Ce n'est pas vous maintenant qui me gênerez...
Maurevailles se tordait les mains de désespoir. Avec une rage folle, il s'élança contre le mur de fer qu'il essaya d'ébranler.
—Ah! ah! ricana de nouveau le comte, ah! monsieur le chevalier, n'usez donc pas vos forces; vous en aurez besoin pour l'épreuve qui vous reste à subir... Le blindage est solide; ce sont des ouvriers allemands qui l'ont fait, ils ont consciencieusement accompli leur besogne, vous arracheriez tous vos ongles sur ce fer poli. Inutile aussi de crier, je vous en avertis, votre voix ne parviendrait pas jusqu'aux oreilles de vos amis!... Voyons, ma pauvre petite Réjane, toi que j'aurais voulu épargner,—mais comment?—fais donc comprendre à ton amoureux qu'il ne réussira pas...
Réjane était assise à terre, immobile et ne semblant plus avoir conscience de ce qui se passait autour d'elle.
—Oh! le misérable! rugit Maurevailles.
—Ah! vous vous fâchez!... Pourquoi? N'avez-vous pas agi de ruse avec moi quand vous vous êtes introduit dans mon château pour m'enlever celle que j'aime... Vous avez voulu lutter contre moi, croyant que je ne pourrais soutenir la lutte... Le vieillard débile, comme vous disiez—car j'ai tout entendu, tout!—l'emporte sur l'homme fort... Il me reste encore de longs jours à vivre. Quant à vous, vos minutes sont comptées...
—Infâme, infâme! répéta le chevalier.
—Je vous frappe avec votre arme, la ruse, continua le magnat qui savourait sa vengeance, vous avez voulu pénétrer les mystères de ce château; vous les connaîtrez pour votre malheur, mais le secret en mourra avec vous.
—Oh! mes amis tireront de vous une terrible vengeance, fit Maurevailles menaçant.
—Vos amis? ils croiront que, tout entier à l'amour d'Haydée, vous renoncez à eux... à l'armée, à l'honneur... Ils ne penseront à vous que pour vous mépriser, vos amis. D'ailleurs, voilà enfin le moment où ces gardes-françaises maudits vont abandonner le pays. Demain matin, de votre cachot, vous pourrez entendre le tambour battre, les trompettes sonner le départ. Les chants joyeux des soldats en marche arriveront jusqu'à vous... jusqu'à vous, prisonnier, jusqu'à vous qui implorerez en vain et dont, à cette heure même, commencera l'agonie. Chevalier de Maurevailles, dites, n'est-ce pas que je sais me venger?
—Mais, elle, elle!... s'écria Maurevailles en désignant Réjane, qui, toujours assise sur le parquet, semblait assister, indifférente, à cette scène. Elle!... Que vous a-t-elle fait? Faites-moi mourir, mais sauvez-la!...
—Allons donc! tu profiterais de l'occasion pour t'enfuir avec elle!...
—Non, sur mon salut éternel, je vous le jure!...
—Ah! le joli serment! Non, non, je ne te crois pas. Adieu, Maurevailles, je te souhaite une heureuse nuit de noces...
A ce mot, la jeune fille sortit de sa torpeur.
—Une nuit de noces... répéta-t-elle, qui donc parle de noces ici?... Ah! oui... c'est moi qui me marie....Oh, quel bonheur!...
Et elle se leva, l'oeil enflammé.
—Mon Dieu! murmura Maurevailles, que dit-elle?
Réjane tendait les mains vers un objet invisible:
—Oh! la belle chapelle!... dit-elle avec extase, tout est prêt... les cierges brillent, éclairant la nef... Le prêtre est tout habillé... il va monter à l'autel... L'encens fume... la musique se fait entendre... Viens vite, mon bien-aimé, il ne faut pas être en retard... cela porte malheur.
—Ah! s'écria Maurevailles, terrifié, la malheureuse enfant est folle!...
Le Magnat eut un atroce ricanement.
—Eh! eh, dit-il, tu vois, elle ne souffrira pas de sa réclusion, elle... Cela sera un poids de moins sur ma conscience... Mais toi, chevalier, quelle jolie compagne tu vas avoir là?
—Ma soeur, disait encore Réjane, ma bonne soeur, que je te remercie... Malgré tes chagrins, tu es heureuse de mon bonheur...
—Tu vois, chevalier, elle est contente, elle... ricana le hideux vieillard.
—Oh! taisez-vous, misérable, n'insultez pas votre victime!...
—Pourquoi ne chantez-vous pas? demanda douloureusement l'enfant à celui qu'elle aimait. C'est pourtant jour de fête aujourd'hui. Vous voulez que je commence? Ah! bien volontiers!
Et elle fredonna sur un rythme bizarre:
Maman m'avait donné
Un gentil petit coeur,
Mais, moi, je l'ai donné
Vite à mon beau vainqueur!...
—Réjane, chère Réjane!.. s'écria Maurevailles.
—Dansons maintenant, fit la jeune fille en lui prenant la main, j'adore le bal... T'en souvienstu? c'est au bal de l'Opéra que je t'ai vu pour la première fois...
—Oh! cet homme, ce démon, dit Maurevailles en levant le poing vers le magnat. Va-t-en au moins, infâme!
—C'est vrai, on ne regarde pas ainsi les jeunes mariés, fit l'épouvantable vieillard qui ricanait toujours. D'ailleurs, en voilà assez pour aujourd'hui... A demain, chevalier, je viendrai te revoir, sois-en certain, cria-t-il en se redressant.
Mais à ce moment, une ombre se montra derrière lui.
Le magnat poussa un cri terrible et vint s'abattre aux pieds de Maurevailles...
XXVIII
LE VAUTOUR EN CAGE
Le comte, rugissant de rage, essaya vainement de se relever.
Il avait la jambe droite cassée.
Instinctivement, Maurevailles regarda quel pouvait être le vengeur inattendu.
La tête ébouriffée et railleuse du nain ricanait maintenant dans l'embrasement de la trappe.
—Ah! ah! fit le petit homme en s'adressant au magnat, vous ne vous attendiez pas à celle-là, mon doux seigneur? Vous qui aimez tant à faire enfermer les autres, vous voilà pris à votre tour!
—Le nain! s'écria Maurevailles. Ah! nous sommes sauvés! Vite, vite, à nous: une corde!
—Qui est-ce qui est là? dit le nabot en se faisant de la main un abat-jour pour regarder. Ah! diantre! le gentilhomme au manteau rouge qui a de si beaux louis d'or!... Et la jeune demoiselle de Paris!... Tiens, tiens!... C'est donc vous que le vieux voulait garder en cage?
—Une corde, une échelle, un objet quelconque pour sortir d'ici! cria de nouveau Maurevailles, sans écouter le verbiage du petit nain, qui se dédommageait amplement de son mutisme forcé. Vite, et compte sur ma reconnaissance.
—Der Teufel! si j'y compte, je crois bien... Mais laissez-moi arranger l'affaire, vous allez voir... Je suis malin, moi, et si j'ai fait plonger le vieux là-dedans, c'est pour qu'il y soit seul et non pas en compagnie...
Tout en parlant, le nain travaillait en effet; il avait été chercher une corde assez solide pour porter un homme; puis, arrachant une colonne sculptée d'un lit qui s'étendait dans la pièce voisine, il avait placé cette colonne en travers de la trappe.
—C'est ciré, la corde glissera comme sur une poulie, disait-il en plaçant en effet sur le bois poli le milieu de la corde, dont les deux bouts pendaient jusqu'au sol. Allez, mon gentilhomme, vous n'avez qu'à attacher un bout à votre ceinturon, vous vous hisserez aussi facilement que je boirais un verre de vin du Rhin...
Maurevailles avait saisi la corde. Le magnat se souleva de nouveau et s'approcha de lui...
—Prenez garde! cria le nain en voyant le vieux comte se traîner jusqu'au capitaine. Montez, montez vite!
—A Réjane d'abord, dit le chevalier qui, d'un coup de pied, repoussa le magnat.
Réjane, la pauvre enfant!... regardait sans la comprendre toute cette scène... Sa raison égarée lui représentait des tableaux fantastiques. Quand Maurevailles s'approcha d'elle, elle se recula:
—Que fais-tu donc, mon bien-aimé? murmura-t-elle d'un ton de doux reproche. Est-ce ainsi qu'on agit, un jour de mariage?... Nos invités, nos amis nous attendent!...
—Réjane! chère Réjane! il faut fuir d'ici, fuir, entendez-vous?
—Fuir? Pourquoi? Ne sommes-nous pas chez nous, dans notre château?
—Il faut nous sauver, vous dis-je! répéta Maurevailles en essayant d'entourer la taille de la jeune fille avec la corde.
—Je ne veux pas... laissez...
Elle s'enfuit à l'autre extrémité de la pièce; Maurevailles la poursuivit.
—Ah! ah! ah! dit-elle triomphante, vous ne m'attraperez pas!...
Avec la mobilité d'esprit des fous, elle oubliait son idée de l'instant d'avant pour ne plus voir qu'un jeu dans cette poursuite.
—Vous ne m'attraperez pas, répéta-t-elle en échappant avec la légèreté d'un oiseau, chaque fois que Maurevailles croyait l'atteindre, je cours mieux que vous...
Et elle se mit à chanter:
Courez, courez, beau seigneur,
Qui voulez avoir mon coeur!...
Ni par vos richesses,
Ni par vos prouesses,
De moi vous ne serez vainqueur.
Courez, courez, beau seigneur
—Mon Dieu! que faire? s'écria Maurevailles frappé douloureusement au coeur par cette gaieté navrante en un pareil moment.
—Ah! disait le magnat en se roulant sur le sol, tu ne pourras la faire sortir d'ici... elle mourra avec moi... je serai vengé!... vengé!...
—Laissez-la, montez, montez donc!... disait de son côté le nain, voyant que Maurevailles s'épuisait en efforts inutiles pour saisir Réjane.
—Non, ce serait une lâcheté... je la sauverai ou je mourrai avec elle!...
Et la poursuite recommença.
Le chevalier réussit enfin à s'emparer de la jeune fille. Il l'attacha solidement sous les bras et essaya de l'enlever.
Mais, ivre de rage, le magnat, malgré l'atroce douleur que lui causait sa blessure, s'était traîné jusqu'auprès d'eux. Au moment où Réjane allait s'enlever de terre, il saisit les plis flottants de sa robe et s'y cramponna désespérément.
—Faites-le lâcher, faites-le lâcher! cria le nain qui, du haut de sa trappe, assistait à toute cette scène avec un intérêt marqué.
Le magnat crispait ses doigts sur l'étoffe avec une énergie sauvage, contre laquelle Maurevailles essaya en vain de réagir.
—Nous nous sauverons ensemble, et je vous ferai tous pendre! hurlait le vieux comte avec un horrible ricanement. Ou bien vous mourrez ici avec moi.
Il atteignit et saisit violemment le bras de Réjane à qui ce contact odieux arracha un cri de terreur.
—Misérable! rugit l'officier en essayant de lui faire lâcher prise!...
Et Maurevailles broya dans ses mains nerveuses le poignet du magnat.
Ce fut une lutte horrible, mêlée d'exclamations de rage et de douleur, lutte désespérée dans laquelle le capitaine, tout en cherchant à maîtriser son ennemi, était en même temps obligé de veiller sur Réjane, qui, de plus en plus terrifiée, faisait des efforts pour s'enfuir de nouveau.
Enfin, le chevalier réussit à se débarrasser du magnat qu'il rejeta violemment à terre.
Tirant sur la corde, il hissa Réjane jusqu'à l'ouverture de la trappe.
—Reçois-la et aide-la à monter, cria-t-il au nain.
Mais au lieu de répondre, celui-ci poussa un cri de terreur.
—Prenez garde! fit-il.
Le comte était debout!
Désespérant de se sauver, il avait tiré de sa ceinture un long poignard et allait eu frapper Maurevailles.
Celui-ci, les deux mains occupées par la corde qui soutenait Réjane, ne pouvait ni se sauver, ni se défendre.
—Je suis vengé, hurla le vieillard en baissant son arme pour frapper Maurevailles.
Il n'eut pas le temps de tuer le chevalier. Prompt comme l'éclair, le nain s'était emparé d'un lourd tabouret en bois de chêne sculpté et, visant bien, de façon à n'atteindre ni Maurevailles ni la jeune fille, l'avait jeté sur la tête de son ancien maître.
Le magnat s'abattit lourdement.
Sans perdre une seconde, le chevalier fit arriver Réjane jusqu'au plancher supérieur où elle fut reçue par le nain, qui la détacha et rendit la corde à Maurevailles.
Le magnat étourdi poussait des plaintes sourdes. Maurevailles fut pris de pitié.
—Malgré sa perfidie et ses crimes, se dit-il, je n'ai pas le courage de lui faire subir le sort qu'il me destinait!...
—Eh bien, qu'est-ce que vous faites? s'écria le nain stupéfait. Venez, venez donc! Nous ne pouvons rester plus longtemps ici, les autres vont nous surprendre.
—Qu'importe? dit Maurevailles en soulevant le magnat par les épaules pour l'attacher à son tour.
—Ne faites pas cela, dit le nain qui comprit la pensée du chevalier. Ne faites pas cela, pour Dieu, il nous ferait tous massacrer. Je vous le jure, si vous le montez ici, au moment où il arrivera, je coupe la corde.
Il avait tiré de sa poche un couteau et se disposait à exécuter sa menace.
—Allons, murmura Maurevailles, il le faut.
Et il s'enleva seul jusqu'à l'ouverture.
En le voyant partir, le vieillard sortit un instant de sa torpeur. Il fit un effort pour se relever.
Mais ses forces le trahirent.
Il retomba avec un gémissement.
Une fois dehors, Maurevailles prit Réjane dans ses bras et l'emporta vers le logement de la marquise.
Pendant ce temps, le nain regardait avec une sombre joie le magnat étendu au fond de la chambre bardée de fer.
—Il ne bouge plus, se dit-il avec regret, serait il mort?
Un soupir lui prouva que sa crainte était vaine.
—Ah! grommela le petit bonhomme, c'est solide, ces vieux-là. Il peut durer encore longtemps. On s'amusera. Le vautour est en cage, fermons la porte!...
Il fit glisser la trappe dans sa rainure et s'en alla en sifflotant.
XXIX
CHERCHEZ...
Par les ordres du magnat, le traban s'était occupé de la sépulture des muets, tués dans les souterrains.
Naturellement on ne tenait pas à ébruiter l'affaire, mais encore le comte de Mingréli ne pouvait-il refuser aux cadavres de ces malheureux les bénédictions d'un prêtre.
Après avoir fait creuser des fosses dans une partie reculée du parc, l'intendant avait prié le curé du village de venir dire un service.
Il se rendit avec ce prêtre à l'appartement du magnat pour prendre ses nouveaux ordres.
Le magnat n'était pas chez lui.
L'intendant se mit à sa recherche; chez la marquise de Vilers, on n'avait pas vu le comte. Où donc était-il?
Le traban alla ensuite auprès du marquis de Langevin, qui, connaissant les projets des Hommes Rouges et comprenant la fureur dans laquelle devait les plonger l'affront qu'ils avaient subi, fut saisi de la crainte qu'ils ne se fassent vengés sur le magnat.
Il donna ordre de les appeler immédiatement. Mais tandis qu'on les cherchait, Maurevailles lui fit demander un entretien.
Le chevalier était pâle. L'horrible scène, dans laquelle il venait de jouer un des principaux rôles, l'avait profondément ému. Tant qu'il lui avait fallu lutter contre le magnat et songer à sauver Réjane, son énergie ne lui avait pas fait défaut.
Le danger passé, elle l'abandonnait.
Et puis, quoique le magnat eût tout mis en oeuvre pour le faire mourir, il ne pouvait se résoudre à cette idée de laisser un homme enterré vivant. C'eût été le remords de sa vie.
Il venait tout raconter au marquis de Langevin, et le prier de donner des ordres pour aller retirer le comte de Mingréli de sa tombe anticipée.
Le récit de Maurevailles épouvanta le colonel.
Il appela des hommes et dit au chevalier:
—Capitaine, conduisez-moi à la chambre qui est située au-dessus de la cage de fer.
Mais quand on arriva à cette chambre, on chercha vainement la trappe... Le plancher, lisse et uniforme, ne présentait aucune solution de continuité.
—C'est étrange! s'écria Maurevailles. C'est cependant ici...
Il s'interrompit. Bien que, comme aspect et comme ameublement, la pièce fût exactement semblable à celle par laquelle il s'était sauvé, il venait de constater certaines différences fort légères... On sortit pour visiter l'appartement voisin... Il était fait sur le même modèle et meublé pareillement. Trois, quatre, cinq pièces semblables furent en vain examinées et sondées. Impossible de s'y reconnaître.
Malgré toute sa bonne volonté, Maurevailles ne pouvait désigner d'une façon précise le salon dans lequel s'ouvrait la trappe.
Ce château était un véritable dédale dans lequel on finissait par ne plus savoir se diriger.
—Je ne vois qu'une chose à faire, dit le marquis de Langevin, allons consulter mademoiselle Réjane...
Peut-être se souviendra-t-elle mieux que vous...
—La pauvre enfant, hélas! a perdu la raison.
—Que m'apprenez-vous! Mais consultons-la tout de même. Elle retrouvera instinctivement l'endroit où elle a reçu le coup terrible qui a troublé sa raison... Allons la chercher.
On se rendit à l'appartement de la marquise où Maurevailles avait conduit la jeune fille. Il fut impossible de rien lui faire dire. Au seul nom du magnat, elle se tordait dans d'horribles crises, dont elle ne sortait que pour divaguer ou se plonger dans une morne torpeur.
Restait le nain. Lui, qui connaissait tous les mystères du château, qui avait suivi le magnat et l'avait jeté dans la trappe, devait savoir où il l'avait laissé.
Mais l'avorton n'était pas disposé à parler. Comme il l'avait dit maintes fois, le magnat était homme à le faire pendre haut et court, aussitôt qu'il pourrait revenir sur terre. C'était une perspective peu rassurante.
En outre, il s'imaginait servir Maurevailles et Réjane en gardant le plus profond secret.
Aussi, quand on l'interrogea:
—Non, non, murmura-t-il en secouant sa grosse tête crépue, le vilain oiseau est en cage: il faut l'y laisser. Il est très bien!
—Songe qu'il est blessé, mourant peut-être, dit Maurevailles.
—Oh! il a la vie dure!...
—Si tu as peur de lui, ne crains rien, je te protégerai, dit à son tour le marquis de Langevin.
—Je n'ai peur de personne..., monsieur le colonel, mais je ne peux pas vous dire où il est... Je ne m'en souviens plus!...
Il n'y eut pas moyen de le faire sortir de là. Prières, menaces, représentations eurent le même résultat.
—Je ne sais pas, je ne me souviens plus, disait le nain à chaque nouvelle question qui lui était posée.
Et pendant ce temps, le misérable vieillard, privé de lumière et d'air, étendu sur le sol, la jambe cassée, mourait peut-être sans secours!
—Puisqu'il en est ainsi, dit le colonel, il nous reste un devoir à remplir.
—Lequel?
—Je ne puis m'occuper plus longtemps de ces recherches. Il faut que je veille au départ de mon régiment. Mais, en l'absence du magnat, la marquise est maîtresse absolue au château.
—C'est vrai.
—Dès le moment où elle sera informée de la disparition du comte, ce sera à elle de décider de ce qu'il y aura à faire.
—Et peut-être aura-t-elle sur ce nain enragé plus d'influence que nous.
Il ne pouvait plus leur rester, en effet, que cette seule espérance.
Ils allèrent chez la marquise.
S'ils s'étaient rendus une heure plus tôt auprès de madame de Vilers, ils l'auraient trouvée tout entière à sa douleur, d'autant plus vive qu'elle s'accusait d'être la cause de la mort de son mari.
N'avait-elle pas d'abord, se fiant aux paroles du magnat, consenti à le suivre dans ce fatal château où le marquis avait dû venir la chercher?
N'avait-elle pas ensuite, prise d'une folle terreur, lancé elle-même des bourreaux contre son mari qu'elle n'avait pas reconnu, et qui avait fait des prodiges pour arriver jusqu'à elle?
Une seule personne eût pu désabuser la marquise; c'était Réjane, qui venait de voir M. de Vilers. Mais Réjane était folle, et les muettes, attendries pour la première fois de leur vie, n'avaient pas osé la montrer à la marquise.
Madame de Vilers était donc assise auprès de la fenêtre, regardant, sans le voir, le panorama qui se déroulait sous ses yeux.
Maman Nicolo et Bavette respectaient sa douleur.
Tout à coup, Haydée se leva brusquement:
—Madame Nicolo, dit-elle d'une voix entrecoupée, vous êtes une véritable amie. Je puis compter sur vous, n'est-ce pas?
—Comme sur moi-même!... s'écria la brave femme en passant la main sur ses yeux humides.
—Et toi, ma petite Bavette?
Bavette se jeta à son cou en pleurant...
—Eh bien, poursuivit madame de Vilers, je vous en prie, restez ici quelques jours encore; prenez soin de Réjane; protégez-la contre la colère du magnat... je me fie à vous pour cela... considérez-la comme votre fille...
—Mais, vous!
—Moi, je pars... pour quelques jours... j'ai une mission à remplir... je profite de la liberté momentanée que me laissent ces événements...
—Vous partez?... s'écria maman Nicolo; mais où allez-vous?
—Vous le saurez plus tard.
Et après avoir fiévreusement embrassé maman Nicolo et Bavette, la marquise descendit, fit à la hâte seller un cheval dans l'écurie et partit au triple galop.
Le désarroi causé par l'enterrement des muets et par la disparition du magnat l'avait servie en ceci que personne n'avait fait attention à ses actions.
Maman Nicolo et Bavette étaient encore à la fenêtre, cherchant à l'apercevoir dans le lointain, quand le colonel et Maurevailles frappèrent à la porte.
Bavette leur raconta ce qui venait de se passer.
Maurevailles pâlit. Une idée terrible se fit jour dans son esprit:
—Si la marquise savait ce qui avait eu lieu entre Vilers et les Hommes Rouges?... Si elle était partie pour s'ensevelir dans un cloître ou pour aller mourir dans un endroit inconnu, afin qu'on ne pût jamais avoir de ses nouvelles?
Et il était impossible de courir à sa recherche. Le régiment allait se remettre en route pour ne plus s'arrêter cette fois; car la rencontre avec l'ennemi était proche!
Comment et par qui savoir où était allée Haydée?...
XXX
L'OISEAU DU NAIN
La diane sonnait. Un long frémissement parcourait le camp qui s'éveillait. D'un bout à l'autre du parc, les gardes-françaises, habillés à la hâte, empaquetaient au plus vite leurs effets, pliaient leurs tentes, rebouclaient leurs sacs... Il fallait partir...
Dans le château que venaient de quitter M. de Langevin et son état-major, le silence régnait. On se reposait des émotions et des fatigues des jours passés.
Seul, le nain ne dormait pas. Entr'ouvrant avec mille précautions la porte du réduit où il était relégué, il se glissa mystérieusement dans les couloirs. Il allait, assourdissant le bruit de ses pas, s'arrêtant à chaque minute pour écouter; un sourire narquois fendait sa large bouche.
Il marcha ainsi jusqu'à l'office où il s'empara d'un pain et d'une cruche qu'il remplit d'eau.
—Frugal repas, murmura-t-il avec un rire muet.
Il reprit sa route à travers les corridors déserts.
Arrivé à l'aile où la veille Maurevailles avait cherché en vain la salle bardée de fer, il posa son pain et sa cruche et s'orienta. Puis il se mit à examiner, avec un soin scrupuleux, les boiseries des portes.
A la troisième porte, il s'arrêta en ayant l'air satisfait de lui-même.
—Voilà mon affaire, murmura-t-il, je trouve tout, moi, tout. Si l'Homme Rouge avait, comme moi, pris la précaution de faire une entaille à la boiserie en sortant, il ne se serait pas donné tant de mal pour ne rien trouver...
Il ouvrit la porte et alla ensuite chercher le pain et la cruche d'eau.
—Je suis plus malin qu'eux tous, continua-t-il en entrant. C'est comme la trappe; qui est-ce qui trouverait ici une trappe?...
Effectivement, cette trappe, admirablement dissimulée, était impossible à distinguer du reste du parquet.
Il alla à la cheminée, une grande cheminée monumentale en bois aux larges sculptures.
—Si je n'avais pas suivi le magnat, se dit-il, je ne l'aurais pas vu pousser le bouton... Où donc est-il, ce bouton?... Ah! le voilà!... Ouf!... Que c'est dur!...
Il appuya avec effort sur un des ornements de la cheminée. La trappe commença à glisser dans ses rainures.
—C'est qu'ils voulaient le mettre en liberté!... poursuivit le petit homme avec indignation. Ah! non, il est à moi, bien à moi...
La trappe était tout à fait ouverte. Il se pencha sur l'orifice béant:
—Eh! monseigneur! cria-t-il.
Pas de réponse.
—Diable! serait-il mort?... C'est cela qui me chiffonnerait!... Je ne suis pas méchant, moi. Je voudrais lui laisser le temps de s'amuser un brin. Eh! monseigneur, monseigneur, dormez-vous?
La voix rauque du magnat s'éleva, furieuse:
—Qui m'appelle?... Ah! c'est toi, bandit, scélérat, misérable!...
—Bon, dit le nain, je vois que vous avez encore la force de crier. C'est bon signe!...
—Infâme, brigand, lâche, traître!...
—Allez, allez, déchargez votre colère, cela soulage. Tenez, moi, quand j'étais obligé de faire le muet, rien ne me remettait comme d'aller crier dans les coins.
—Je te ferai pendre!...
—Ça, vous l'avez déjà dit, c'est monotone. Il ne faudrait pas vous répéter... Et puis, voyez-vous, monseigneur, vous êtes injuste. Moi qui vous apportais la pâtée! Car enfin, depuis que vous êtes là, vous devez avoir faim?
Un sourd grognement lui répondit.
Quelle que fût la fureur du magnat, pris au piège comme un fauve et obligé de subir les insultes d'un valet, la tentation physique dominait le sentiment moral. La bête maîtrisait l'esprit... La faim domptait l'orgueil.
—Donne! dit-il au nain qui lui offrait de quoi ne pas mourir de faim.
—Un beau petit pain, une jolie cruche pleine d'eau fraîche, dit celui-ci en descendant les provisions à l'aide d'une longue ficelle qu'il avait tirée de sa poche. En voilà assez pour faire un bon repas, frugal et substantiel...
Le magnat ne répondit pas. Il avait sauté sur le pain et mangeait avidement.
—Si vous voulez être bien sage, poursuivit le nain, je vous apporterai de temps en temps de la viande et du vin... quand je pourrai en voler à l'office. Mais, il faudra être bien mignon. Sinon, plus rien, rien que de l'eau... L'eau, ça calme les sens, tandis que le vin, ça excite.
—Écoute, dit le magnat, cherchant à fléchir son geôlier improvisé. Si tu veux me sortir d'ici, je te jure que je ne te ferai aucun mal...
—Tarare!... Votre premier soin serait de me faire brancher. Je suis bien plus sûr de vous comme nous sommes...
—Au contraire, continua le magnat, je te promets de faire ta fortune. Tu aimes l'or, tu en auras; tu seras riche et puissant, tu deviendras un seigneur à ton tour; sauve-moi, et tous mes trésors sont à toi!
—Bien sûr?
—Sur mon âme, je te le jure!...
—Eh! Eh! dites donc, votre âme? Elle ne me paraît pas en sûreté... C'est que ce n'est pas tout que de promettre. Si je vous demandais la lune, bien sûr que vous me la promettriez. Mais après avoir promis, il faut tenir et... je n'ai pas confiance.
Puis prenant un ton confidentiel:
—Et puis, voulez-vous que je vous dise la vérité? Il y a longtemps que j'ai besoin de tourmenter quelqu'un. Les hommes sont comme ça. Depuis que je suis au monde, on m'a traité comme un chien, parce que je suis petit, parce que je suis laid, parce que je suis pauvre. Eh bien, je prends ma revanche... Je n'ai que vous pour cela. Tant pis, je vous garde!...
—Ah! misérable bandit! rugit le comte.
—Encore? Ah! ma foi, allez, ne vous gênez pas. Je n'ai rien à craindre de vous. Comme vous l'avez dit, la cage est solide, on s'userait les doigts avant d'attaquer ses murs de fer poli... Menacez à votre aise, je suis bon prince, je vous donnerai la réplique.
—Ne chante pas tant victoire. On s'apercevra de mon absence à la longue et on viendra me chercher!...
—Soyez tranquille, on s'en est déjà aperçu, et on vous a cherché partout. Mais c'est de bon ouvrage, votre mécanique; on n'a rien découvert. On s'est dit que vous étiez peut-être parti et on ne s'occupe plus de vous!...
—Mais le marquis de Langevin, mon hôte...
—Le marquis, il a cherché aussi, il n'a rien trouvé. Ce n'est pas comme moi, je trouve tout. Car, il faut que je vous raconte cela pour égayer votre captivité, c'est moi qui ai ouvert à M. de Maurevailles le passage secret pour aller enlever la marquise; c'est moi qui l'ai encore ouvert pour la seconde expédition, où vos vrais muets ont été si bien étrillés. C'est moi enfin qui ai levé l'écluse et provoqué le courant qui a sauvé le marquis de Vilers et le caporal Tony... Eh! eh! eh! n'est-ce pas que je travaille bien, quand je m'y mets?...
Le magnat écumait de rage.
—Là, là, ne vous mangez pas le sang comme cela!... conseilla paternellement le nain, vous allez vous faire du mal. J'en ai bien d'autres à vous apprendre. Vous allez voir. Et tenez, d'abord, entendez-vous?
Un bruit sourd et régulier résonnait dans le lointain.
—Ce sont les tambours des gardes-françaises qui partent, reprit le nain. S'ils étaient moins loin, vous entendriez leurs chants joyeux.. comme vous disiez à Maurevailles, vous rappelez-vous?... Ils partent gaiement, avec leurs officiers, avec M. de Maurevailles, M. de Lavenay, M. de Lacy et... M. de Vilers. Ça vous fait enrager, ce nom?... Ah! mon bon seigneur, je vais vous dire quelque chose qui vous fera encore plus bondir. La marquise... vous savez bien? celle que vous appeliez votre fille... Elle a pris la poudre d'escampette!
Ce ne fut pas un cri, ce fut un hurlement de jaguar qui sortit de la poitrine du magnat.
—Pour sur, vous allez vous casser quelque chose dans le gosier, dit le petit homme. Eh bien oui, la marquise s'est enfuie. Ah! c'est que, voyez-vous, depuis que vous vivez ici en reclus, il s'est passé bien des choses. On a signé la paix. Les Hommes Rouges ont arrangé leurs affaires. Le jour où le marquis de Vilers reprendra sa femme, où M. de Maurevailles épousera mademoiselle Réjane avec M. Marc de Lacy et M. de Lavenay pour témoins, je boirai et je mangerai joliment bien. Mais soyez tranquille, je vous apporterai, avant de me mettre à table, deux pains et deux cruches d'eau! Vous aussi, vous ferez bombance!...
Le nain savait bien qu'on était encore loin de la réalisation des beaux rêves qu'il faisait tout haut. Mais il s'amusait tant à torturer son ancien maître!
Malheureusement il dut reconnaître qu'il avait dépassé le but. Le magnat en effet ne l'écoutait plus. En proie à des accès de rage insensée, il se roulait sur le sol en poussant des cris inarticulés.
—Diantre, diantre, se dit le petit drôle, aurais-je été trop vite en besogne? Si le vieux devient fou, il n'y aura plus de plaisir à causer avec lui. Et puis, s'il crie comme cela, il va finir par se faire entendre de toute la maison. Or, si le traban arrivait, c'est moi qui passerais un mauvais quart d'heure!...
Comme il pensait ainsi, des pas précipités retentirent dans le couloir.
Les cris du magnat redoublaient.
—Ouf! dit le nain, fermons vite la trappe.
Il courut à la cheminée pour tirer le bouton, qui faisait jouer le ressort.
Mais il n'en eut pas le temps.
Au moment même où il mettait la main sur ce bouton, la porte s'ouvrit brusquement.
XXXI
LA DERNIÈRE HEURE A BLÉRANCOURT
Dans les explications qu'il donna au magnat, le nain n'avait raison qu'à moitié.
On allait partir, mais on ne partait pas encore.
Les tambours et les trompettes, dont le bruit, perçant les murs de la cage, parvenait jusqu'aux oreilles du comte de Mingréli, n'étaient point le signal du départ, mais annonçaient l'arrivée du maréchal de Saxe et de son escorte.
Car, on s'en souvient, c'était le maréchal de Saxe que les gardes-françaises attendaient à Blérancourt. Il devait prendre, en passant et sans s'arrêter, les deux régiments qu'en sa qualité de colonel-général, le marquis de Langevin avait sous ses ordres.
En arrivant au camp, le maréchal, du premier coup d'oeil, vit qu'on était prêt à partir. Les hommes avaient l'arme au pied; les tentes étaient pliées, les voitures de bagages et de cantine attelées.
Un sourire de satisfaction éclaira le visage du maréchal, qui, apercevant le marquis de Langevin debout sur le front de bandière, se fit traîner jusqu'à lui pour le féliciter.
Maurice de Saxe, celui qu'on appelait, depuis Fontenoy, le glorieux maréchal, souffrait alors cruellement d'une épouvantable hydropisie qui, l'empêchant de monter à cheval et même de marcher, l'avait contraint à se faire fabriquer une petite carriole d'osier, dans laquelle on le roulait à la suite de l'armée.
Le beau tableau d'Henri Motte nous le montre ainsi commandant à Fontenoy. Sait-on que, après cette bataille, Louis XV donna au vainqueur le château de Chambord et quarante mille livres de rente? On va voir si le maréchal était digne de cette récompense.
Quand l'illustre homme de guerre dut aller rejoindre à Blérancourt les régiments du marquis de Langevin, Voltaire, témoignant des inquiétudes sur sa précieuse santé, l'excita à rester à Chambord.
—Aller aux Pays-Bas, ce serait vous tuer, lui disait-il.
—Il ne s'agit pas de vivre, monsieur de Voltaire, lui répondit le maréchal; il s'agit de partir.
Et il se mit en route dans sa petite carriole.
Or, c'est pendant que le maréchal et le colonel-général causaient ensemble, que le nain, prenant plaisir à torturer le magnat, lui avait porté le dernier coup...
Le vieillard se tordait, hurlant, au fond de la cage de fer où il eût laissé mourir Maurevailles et Réjane.
Le nain s'amusait énormément.
Mais qui venait ainsi, tout à coup, l'interrompre et peut-être venger sa victime?
Le nain, voyant la porte s'ouvrir, s'était élancé dans la cheminée. L'imminence du danger lui avait suggéré une idée; celle de grimper dans le tuyau où, petit et malingre, il se fût facilement glissé.
Mais, au milieu du tuyau, deux grosses barres de fer défendaient le passage.
Impossible d'aller plus haut.
Or, le nouvel arrivant n'était autre que Maurevailles.
Le chevalier, nous l'avons déjà dit, n'avait pu, sans répugnance, abandonner le magnat à cette mort affreuse. Il l'eût, sans remords, cloué de son épée contre une porte. L'idée de le voir mourir de faim le faisait frissonner.
Quand il s'était sauvé avec Réjane, il avait tenté vainement d'arracher le vieillard à ce sépulcre anticipé. Nous l'avons vu ensuite chercher, avec le marquis de Langevin, la chambre où était pratiquée la trappe, chambre qu'il n'avait pas trouvée, n'ayant pas eu, comme le nain rusé, l'idée d'en marquer la porte.
Profitant de l'heure de répit laissée au régiment avant le départ, Maurevailles revenait seul, pour porter une troisième fois, secours à son ennemi vaincu.
Comme il cherchait à s'orienter, des cris affreux frappèrent son oreille. C'était la voix du magnat qui, passant par la trappe ouverte, arrivait jusqu'au dehors.
Maurevailles n'hésita pas. Il ouvrit la porte par laquelle lui semblaient venir les cris.
Il aperçut la trappe ouverte. Quant au nain, il était toujours au milieu de la cheminée.
—Monsieur le comte, dit Maurevailles en se penchant sur la trappe, je viens vous sauver!
Il se releva frappé d'horreur. Le magnat, dans d'horribles spasmes, se roulait sur le sol sans paraître tenir compte des souffrances que devait lui causer sa jambe cassée, d'où à chaque mouvement jaillissait un sang noir. Une écume sanguinolente frangeait ses lèvres. Ses yeux fixes sortaient de leurs orbites; sur son crâne dénudé, de rares cheveux blancs se dressaient... Il se traînait convulsivement, par saccades, hurlant plutôt qu'il ne criait, adressant d'une voix devenue inintelligible, à des êtres que lui seul voyait, des supplications, des insultes et des menaces; frappant du poing les murs de fer et retombant découragé, en proférant un blasphème, pour recommencer la minute d'après.
—Oh! c'est horrible! s'écria Maurevailles.
A la voix du chevalier, le nain dégringola de la cheminée et s'élança vers lui, espérant recevoir ses félicitations.
—Une échelle, vite, une échelle! lui commanda Maurevailles.
—Que voulez-vous faire?
—Que t'importe? Allons, vite, le temps presse!...
Dominé par l'accent impérieux de la voix du capitaine, le nain se hâta d'aller chercher une échelle mince et longue, que Maurevailles fit passer par la trappe.
Le nain n'avait pas été long à la trouver, mais les minutes étaient des siècles pour le magnat. En voyant l'extrémité de l'échelle, il poussa un cri de joie. Les bras tendus vers elle, dans l'attitude de l'extase, il la regardait descendre lentement...
Quand le premier échelon arriva à hauteur d'homme, le vieillard galvanisé fit un effort surhumain: il se releva sur sa seule jambe valide et saisit fiévreusement le pied de l'échelle. S'y cramponnant comme un noyé se cramponne à la corde qu'on lui jette, il appliqua inconsciemment un baiser furieux à l'instrument de son salut...
Mais tout à coup les nerfs se détendirent. Un son rauque s'exhala de son gosier. Il lâcha l'échelle, battit l'air de ses deux bras et tomba comme une masse.
Il était mort.
La rage, causée par l'insuccès de ses projets et par les insultes du nain, avait encore aigri son sang... Les efforts qu'il avait faits pour se sauver avaient aggravé sa blessure... Le mal physique et le mal moral ayant réuni leurs atteintes, une attaque de tétanos venait d'emporter le magnat.
—Allons, dit Maurevailles, il n'y a plus rien à faire. Au bout du compte, il vaut peut-être mieux qu'il en soit ainsi. J'ai tenté tout ce que j'ai pu pour lui porter secours. Sa mort ne pèsera pas sur ma conscience...
—Ni sur la mienne non plus, ma foi, dit en ricanant le nain.
—D'ailleurs, pensa le chevalier, il me semble inutile de faire savoir ce qui vient de se passer... L'armée va partir, je ne puis rester plus longtemps. Le magnat est mort et ne mérite guère qu'on se dérange pour lui faire des funérailles. Il est bien ici, ajouta-t-il tout haut, qu'il y reste.
—Amen, dit le nain en repoussant la trappe et en suivant Maurevailles qui avait gagné la porte. Si jamais on le trouve, je veux bien devenir cardinal!... s'écria-t-il, en sortant, avec un éclat de rire.
Le capitaine s'éloigna à grands pas pour rejoindre sa compagnie. Le nain resta seul.
—Voilà le maître enterré, se dit-il. Personne ne sait où il est. C'est le traban qui va s'occuper de diriger le château. Or, comme le traban commence à croire que le vieux est parti avec la marquise, il va bientôt se consoler de l'absence de son maître avec son système habituel, l'eau-de-vie de Dantzig... Chacun son goût; moi je préfère le vin de France... Mais, en attendant, nous allons être, à nous tous, les maîtres, les vrais maîtres du château. Nous allons bien nous amuser!
Les tambours battirent aux champs. Avant le départ, le maréchal et le marquis passaient devant les troupes.
—Ça m'émotionne, murmura le nain, d'entendre ces tambours. Pour un rien, si je n'étais si petit, je m'enrôlerais dans les gardes-françaises, avec les Hommes Rouges... Malheureusement, il faut cinq pieds six pouces et je n'ai guère plus que les deux tiers de la taille... Si cette brave maman Nicolo voulait de moi pour employé?
Il était arrivé aux cuisines et profitant de nouveau du désarroi général, il se versait coup sur coup de grands verres de vin de Bourgogne.
—Vrai Dieu! disait-il tout haut avec un enthousiasme croissant... C'est une belle femme, maman Nicolo, haute en couleur et bien plantée... Elle a des bras solides et ferait joliment respecter l'homme qui saurait lui plaire. Et pourquoi ne lui plairais-je pas? Sarpejeu, pour n'être pas aussi long que tous ces escogriffes, je n'en suis pas plus laid... et puis, je suis un malin, moi!... Eh! eh! j'ai envie d'aller demander maman Nicolo en mariage!
Il avala une nouvelle rasade. Sa figure blême prit des tons violacés.
—Positivement, continua-t-il, on s'ennuie au château. On n'a personne avec qui causer... Je ne suis pas bavard, mais je sais parler quand il le faut. Ici, il n'y a que des infirmes... pouah! vilaine société! A l'armée, au contraire, il y a de bons vivants, buvant sec et souvent... Je ne suis point ivrogne, mais j'aime à boire un verre de vin avec un ami... Quand j'aurai épousé la vivandière, je pourrai trinquer avec mes amis, avec les gardes françaises, tant que cela me fera plaisir!... Hourra! c'est dit, j'épouse maman Nicolo!...
Le bout d'homme, se levant tout titubant, sortit du château afin d'aller exposer sa demande. Sous l'influence du bourgogne, il voyait tout en rose et ne doutait pas un seul instant qu'on put le refuser.
Mais, en bas une singulière surprise l'attendait.
Tandis que d'un côté les gardes-françaises défilaient pour rejoindre la frontière, de l'autre, dans le carrosse du marquis de Langevin, le carrosse qui suivait l'armée et où, en temps ordinaire, selon l'usage de l'époque, le colonel passait la nuit, maman Nicolo, Bavette et Réjane se disposaient à partir du côté de Paris.
Ne sachant ce qu'était devenue madame de Vilers, le colonel n'avait pas voulu laisser la pauvre enfant, toujours folle, aux mains de l'intendant du comte. Ne pouvant pas non plus l'emmener avec lui, il avait offert son carrosse à maman Nicolo pour la reconduire à Paris, à l'hôtel de Vilers, où se trouvait toujours le bon Joseph dont la pauvre enfant parlait souvent. La même voiture, en rejoignant l'armée, y ramènerait la vivandière et sa fille.
Les projets matrimoniaux du nain étaient, sinon brisés, du moins indéfiniment ajournés.
—Peuh! se dit-il avec la philosophie de l'ébriété, je vais rester au château... Si je m'y ennuie, j'irai rejoindre les soldats au pays des têtes carrées!...
Il rentra à Blérancourt et, du haut des remparts, suivit longtemps des yeux le régiment qui s'éloignait.
En route, le marquis de Langevin, voyant marcher près de lui, triste et abattu, le pauvre Tony qui, de Paris, était parti avec tant d'enthousiasme, lui demandait malignement:
—Penserais-tu donc à Bavette, enfant?
Tony rougit. Mais il répondit:
—Non, pas en ce moment. Je cherche à deviner où peut être allée la marquise...
Pendant ce temps, Lavenay disait à Maurevailles:
—Tu es content, toi?...
—Content? Entre la marquise et moi, se place l'image de la pauvre petite Réjane, devenue folle...
Ah! je voudrais que la première balle fût pour moi...
Et Lacy ajouta:
—N'allons-nous pas apprendre, en arrivant dans les Pays-Bas, comment s'est fait tuer pour nous ce pauvre Vilers?
Et, pendant ce temps-là, les hommes chantaient joyeusement, se réjouissant de chaque pas qui les rapprochait de l'ennemi...
DEUXIÈME PARTIE
LE BARON DE C***
I
LES SECONDS GALONS DE TONY
On s'était battu tout le jour, malgré une pluie froide et pénétrante qui n'avait cessé de tomber depuis le matin.
C'était dans les Pays-Bas, et le fort des Cinq-Étoiles avait été emporté par l'armée française après une journée des plus meurtrières.
Le maréchal de Saxe avait fait occuper le fort, comme la nuit tombait, par le marquis de Langevin, en se contentant de lui adresser cette laconique recommandation:
—Il faut vous maintenir, quoi qu'il arrive.
—C'est bien, avait répondu le marquis, nature énergique et vaillante, en dépit de ses fréquents accès de goutte.
Le maréchal, en entrant en campagne, avait médité un plan hardi qu'il nous faut expliquer en quelques mots.
Ce plan consistait à couper en deux l'armée impériale qui occupait dans tous les Pays-Bas des positions formidables.
Le fort de Cinq-Étoiles, qui venait de tomber au pouvoir des Français, était, dans la pensée du maréchal, destiné à opérer une diversion puissante en occupant l'attention des Impériaux, tandis que le maréchal se transporterait à marches forcées vers les places les plus fortes.
Le marquis de Langevin prit donc possession de ce fort avec son régiment, une batterie d'artillerie commandée par M. de Richoufft, capitaine au régiment de La Fère, et le premier escadron du régiment de Bourgogne-cavalerie.
Après quoi il assembla ses officiers et tint conseil.
—Messieurs, dit-il, nous avons vingt-cinq mille hommes autour de nous et nous sommes environ cinq mille.
Si les Impériaux tentent de nous reprendre le fort, nous tiendrons cinq ou six jours au plus, attendu qu'il leur sera facile de couper toutes communications entre nous et la France. Or, au bout de cinq ou six jours, comme une garnison française ne se rend pas, il faudra nous faire sauter.
—Nous sauterons, dit M. de Richoufft.
—Un instant, reprit le marquis. Délibérons, s'il vous plaît.
M. de Langevin avait si souvent montré une habileté merveilleuse et une science stratégique des plus remarquables, qu'il n'était pas, dans l'armée française, un seul officier qui n'eût en lui une confiance sans bornes.
Aussi lui prêta-t-on sur-le-champ une vive attention.
—Messieurs, reprit le marquis, il y a à l'ouest, à une lieue d'ici, un fort autrement redoutable que la bicoque où nous sommes, c'est le burg du Margrave, situé en pleine forêt.
—C'est vrai, dirent plusieurs officiers qui avaient déjà fait la guerre contre les Impériaux et connaissaient les plus petits recoins des Pays-Bas.
—Le burg du Margrave, continua M. de Langevin, est une forteresse bâtie sur un rocher. Une garnison de mille hommes y tiendrait en échec, tant qu'elle aurait des vivres, toutes les armées du monde.
Un officier de l'état-major du marquis secoua la tête.
—Par conséquent, dit-il, on ne saurait songer à s'en emparer.
—Bah! fit le marquis.
Et comme l'officier le regardait avec un air d'étonnement:
—Tenez, dit-il, moi qui vous parle, j'ai mis dans ma tête que le burg du Margrave serait à nous.
—Ah! fit un vieil officier, c'est difficile, général.
—Et pas plus tard que la nuit prochaine...
Les officiers hochèrent la tête.
—Messieurs, dit le marquis, il nous le faut.
—Et vous l'aurez, s'écria un jeune homme.
C'était un cadet, un simple cornette du régiment de Bourgogne, un garçon imberbe et qui n'avait pas vingt ans.
Le marquis le regarda.
—Tiens, dit-il, c'est vous, du Clos.
Le cornette du Clos était un jeune gentilhomme fort riche, fort brave, qui n'avait que dix-huit ans quand il s'était déjà distingué dans trois batailles rangées.
—C'est moi, général, répondit-il avec assurance.
—Vous prendrez le fort du Margrave, mon jeune coq?
—Je le prendrai.
—Hé! hé! fit le marquis, il n'y a rien d'impossible à cela; car, vrai Dieu! la victoire est une catin qui a toujours eu un faible pour la jeunesse.
Les vieux officiers rongeaient leurs moustaches et souriaient d'un air plein d'incrédulité.
—Eh bien, dit le colonel, qui s'y connaissait en hommes et jugeait les braves d'un coup d'oeil, je veux bien compter sur vous, du Clos. Nous allons délibérer sur vos moyens d'action!
Mais le cornette fit la moue:
—Sauf le respect que je dois à mon général, dit-il, je lui ferai observer que je désire agir absolument à ma guise.
—Ah! ah!
—Et si on veut me donner dix hommes.., reprit le jeune du Clos.
—Pour quoi faire? demanda le colonel de Langevin.
—Mais, dit le cornette avec sang-froid, pour prendre le fort.
Cette fois, les vieux officiers qui entouraient le marquis se mirent à rire de tout leur coeur.
—Dix hommes que je choisirai, ajouta le cornette avec calme.
Et comme on riait toujours, il ajouta:
—Commandés par un sergent.
—Quel sergent?
—Ah! mon général, dit le cornette, mon sergent n'est encore que caporal; mais je vous supplie de le faire sergent pour la circonstance.
—Comment le nommez-vous?
—Il s'est battu tout le jour comme un lion et il a tué de sa main un officier impérial qui avait six pieds.
—Mais... son nom?
—Il a dix-sept ans, continua du Clos.
—Ce cornette est fou, murmura un capitaine qui tortillait sa moustache blanche.
—Et, poursuivit le cornette, je vais le présenter à Votre Seigneurie. Sur ce, le cornette souleva la portière de la tente et dit au soldat de planton:
—Allez me quérir le caporal Tony.
—Tony? fit M. de Langevin étonné.
—Oui, mon général.
—Vous voulez le faire sergent?
—S'il plaît à votre Seigneurie.
—Mais c'est un enfant...
Et, tout en faisant cette réflexion, le marquis de Langevin laissait percer sous sa moustache un sourire de satisfaction. Il était fier de son Tony.
—Bah! dit le cornette, je l'ai vu à l'oeuvre et je réponds, mon général, qu'il est dans le chemin par où passent les maréchaux de France!...
—Décidément, murmura le capitaine à la barbiche blanche, c'est le monde renversé! On fait des sergents de dix-sept ans et on charge les cornettes de prendre des forts!...
Tandis que le vieil officier maugréait, le caporal Tony entra.
—Tony, lui dit froidement le colonel-général, le cornette du Clos vous a vu au feu et me demande pour vous les galons de sergent. Je vous les donne.
—Mon colonel! s'écria le jeune homme avec effusion.
—Vous me remercierez en vous battant mieux encore.
Et se tournant vers le cornette du Clos, le marquis ajouta:
—Eh bien, soit, du Clos, prenez avec vous Tony, je veux vous laisser tout l'honneur et tout le soin de votre entreprise.
Du Clos s'inclina en signe de reconnaissance et se retira pour réunir les dix hommes qu'il avait demandés.