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Le serment des hommes rouges: Aventures d'un enfant de Paris

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XIV

LE COUP DU MOUSQUET

Comme les autres officiers des gardes-françaises, Maurevailles et Lacy avaient assisté au service funèbre de M. de Vilers.

Mais, après cette cérémonie, ils s'étaient occupés d'une autre non moins triste. Ils avaient, sans apparat et sans pompe, procédé aux obsèques de leur ami Lavenay.

Au retour ils causaient, et, naturellement, ne parlaient que du baron.

Ce personnage, quasi fantastique, sorti tout à coup de l'ombre, leur semblait le mystérieux vengeur qui, dans les légendes, apparaît tout à coup.

Que devaient-ils faire? Quel parti prendre?

Fallait-il venger la mort de Lavenay? Fallait-il provoquer ce vieillard?

Il y avait vraiment là une question de délicatesse et d'honneur très difficile à résoudre. Certes, le baron, malgré son âge, était encore un rude jouteur; Lavenay en avait fait la dure expérience. Cependant, c'était presque se mettre au ban des honnêtes gens que de tuer cet homme, que sa vieillesse mettait déjà si près de la tombe et dont tout le monde, depuis quarante ans, honorait et respectait les cheveux blancs.

—A mon avis, dit Maurevailles, le meilleur est de l'éviter, de le dérouter, de le fuir. Une fois que nous lui aurons fait perdre nos traces, nous pourrons terminer notre tâche.

—Ton idée alors serait?...

—De voir le maréchal et de lui demander la permission de nous absenter quelques jours pour aller à Paris. Voilà les opérations suspendues. On ne nous refusera pas cette faveur...

—Et après?

—Après, le baron se mettra à notre recherche; mais ce sera bien le diable si nous ne réussissons pas à lui faire perdre notre trace jusqu'au moment où nous n'aurons plus rien à redouter de lui.

—Quel moyen emploieras-tu pour cela?

—Le meilleur, car il faut à la fin que j'arrive à mon but. Décidément je ne dois pas songer à Réjane. Cette enfant a pour moi un caprice de pensionnaire qui passera. Celle que je veux et qui m'est due, c'est Haydée. La nouvelle preuve d'amour qu'elle a donnée à son mari, loin de me rebuter, m'irrite et m'attire.

—Mais, maintenant, elle ne voudra plus jamais t'épouser, objecta Lacy.

—Pourquoi donc?

—Une fois mère, elle se donnera tout entière à son enfant.

—Eh bien, raison de plus!...

—Je ne comprends pas.

—C'est cet amour maternel qui va me fournir mon moyen. Un enfant ne se défend pas. Que nous soyons là au moment opportun; que cet enfant qu'elle va mettre au monde soit à nous et, pour le ravoir, pour lui éviter toute souffrance, la mère fera ce que nous voudrons.

—C'est vrai, dit Marc de Lacy. Tu as raison, nous n'avons pas le choix des moyens. Il faut, comme tu le disais, en finir une bonne fois.

Ils se rendirent chez le maréchal qui leur accorda un congé, se chargeant d'avertir de ce congé leur chef immédiat, le marquis de Langevin.

Les deux officiers pressèrent leurs préparatifs de départ.

Ils les terminaient quand un soldat vint leur annoncer que le baron de Chartille demandait à leur parler.

Ils échangèrent un regard.

—Encore cet homme! s'écria Maurevailles.

—Il apparaît juste au moment où nous espérions l'éviter.

—Nous ne devons pas avoir l'air de trembler devant lui, pourtant!

—Qu'il entre. Autant vaut que nous sachions à quoi nous en tenir.

Le baron entra, droit et grave, et, après avoir salué les deux gentilshommes, jeta un regard rapide autour de lui; les préparatifs de départ ne pouvaient le tromper sur leurs intentions.

—Si je ne m'abuse, messieurs, dit-il avec une nuance d'ironie, vous songez à quitter le camp?

Maurevailles fit un signe affirmatif.

—C'est fâcheux, reprit le baron, car, moi-même m'absentant pour quelques jours, j'aurais été heureux de savoir où vous retrouver. Faudrait-il donc que je vous tuasse tous les deux pour vous empêcher de fuir en mon absence?

A ces paroles provocatrices, Lacy et Maurevailles, oubliant malgré eux leur résolution de ne passe battre, s'élancèrent, l'oeil en feu, vers le baron.

—Là, là, tout beau, messieurs, dit le vieillard, souvenez-vous de votre ami.

—Et c'est précisément parce que je m'en souviens, s'écria Maurevailles, pâle de colère, que je veux le venger ou mourir comme lui!...

—Vous, monsieur de Maurevailles, vous êtes malheureusement le seul homme que je ne puisse pas toucher de mon épée. Je crois même que si je vous voyais en péril, je vous sauverais. Votre vie m'est sacrée... J'en ai besoin.

—Mais moi? demanda Lacy.

—Oh! vous, répondit à Lacy le baron de Chartille, je suis prêt à vous tuer quand cela vous fera plaisir, quoique vraiment j'aie déjà versé assez de sang. En ce moment, je vous le jure, je serais enchanté de rester en paix avec vous, à la condition toutefois que vous me donniez votre parole de ne pas vous éloigner.

—Et cette promesse, à quel titre l'exigez-vous?

—Au seul titre d'un honnête homme qui veut le dénouement d'une intrigue sans nom, d'une infamie où l'honneur véritable, tous les intérêts, tous les sentiments d'une femme sont engagés. Vous ne partirez pas! Je ne sais quelle infamie vous préparez. J'ai besoin de vous savoir toujours au camp. Messieurs, dites-moi que vous ne partez pas!...

—Pierre! appela Maurevailles.

Le soldat qui avait introduit le baron parut.

—Place ces valises derrière nos chevaux. Nous nous mettons en route sur-le-champ.

A cette réponse, le baron, à son tour, était devenu blême:

—Je vous ai dit, messieurs, que vous deviez rester ici, prononça-t-il d'un ton sec.

—Et nous vous répondons, baron, que nous voulons partir.

—Je saurai bien vous en empêcher!...

—Comment?

—Avec ceci, rugit le baron en mettant la main sur la poignée de son épée.

—J'avais cru comprendre, fit observer Maurevailles, qu'un motif inconnu de nous, mais très impérieux, vous défendait de vous battre avec moi.

—Avec vous, oui, monsieur de Maurevailles, mais non avec votre ami Marc de Lacy.

—Eh bien, moi, monsieur le baron, je vous répondrai que, tant que vous n'aurez point croisé le fer avec moi, mon ami M. Marc de Lacy me fera la grâce de ne pas se battre. Le tuerez-vous, s'il ne se défend pas?

—Ah! c'est trop fort! s'écria le baron, en mettant l'épée à la main.

Mais, prompt comme l'éclair, Maurevailles avait saisi un mousquet qui se trouvait accoté dans l'angle de la pièce. D'un coup de crosse, il brisa en deux l'épée du vieillard.

Celui-ci poussa un cri de fureur.

—Lâche! lâche! cria-t-il.

—Viens, Lacy, dit Maurevailles en ouvrant la porte. Monsieur le baron, vous êtes chez vous. Soyez tranquille, nous reviendrons!



XV

SOUS LA TONNELLE

Le baron de Chartille resta tout décontenancé par la fuite de Lacy et de Maurevailles. Certainement il s'attendait à tout autre chose qu'à ce dénouement.

Il se demanda un instant s'il ne devait pas monter à cheval et courir après les fugitifs. Mais le soin de rechercher le marquis de Vilers et Tony le retenait aux Pays-Bas.

Il prit donc le parti de retourner chez lui où le nain l'attendait. Il avait hâte de causer avec cet étrange personnage et de savoir quel parti il en pourrait tirer.

Le trajet suffit à calmer le vieillard qui se creusa la tête pour combiner un plan de campagne. Il tenait plus que jamais à arriver promptement à son but.

On était alors en plein été et le beau soleil, qui faisait reluire au loin les casques et les armes, rendait au centenaire ses forces de vingt ans. Il lui semblait encore être à l'époque où à peine sorti de page, il faisait ses premières armes.

—Qu'ils courent vers Paris, se disait-il, tout gaillard. Vrai Dieu, ils auront affaire à forte partie. La marquise sera bien gardée. Je lui donnerai un défenseur dont il me coûte d'invoquer l'aide, mais je n'ai pas le choix des moyens. Pendant que j'éclaircirai le mystère qui plane sur la mort de Vilers, je leur montrerai que fuir ne sert de rien avec moi!

Et il fouetta son cheval. Il avait hâte de voir le nain, qui, seul, pouvait l'aider dans ses recherches!

De ce beau soleil de juillet, de cet air embaumé qui réjouissaient tant le baron, une autre personne profitait aussi; une personne qui, pour protéger la marquise, lui eût été, si le nain l'avait déjà trouvée, un auxiliaire bien plus utile que celui dont il se proposait de demander le secours, quelque important que fût ce secours.

Nous voulons parler de notre ami Tony.

Grâce à la cure miraculeuse du docteur Van-Hülfen, le jeune officier avait triomphé de la crise qui devait l'emporter ou le sauver. Depuis, il reprenait des forces à vue d'oeil.

Le lendemain du jour où avait eu lieu le service en son honneur, Tony dit à mame Toinon.

—Qu'il fait beau, ce matin!... Il me semble que l'air de la campagne me ferait du bien!...

—Mais es-tu assez fort?... Ne crains-tu pas que la marche te fatigue? répondit l'excellente femme.

—Oh! rien qu'une petite promenade...

—Eh bien, soit! Habille-toi...

Donc le blessé et sa garde-malade sortirent, marchant tout doucement d'abord, Tony s'appuyant sur le bras de sa compagne, qui tressaillait à chaque pression involontaire. Puis, peu à peu, enivré de grand air et de lumière, humant à pleins poumons les senteurs des prés, notre héros se mit à courir, se prétendant plus fort que jamais, défiant mame Toinon de le suivre.

—Tony! Tony! tu vas te fatiguer! criait la jeune femme, moitié riant, moitié fâchée. Je vais te gronder, Tony... Tony, pas si vite!

Et elle courait derrière lui, prenant sa part du jeu, oubliant ses chagrins dans la joie de revoir si agile et si dispos celui qu'elle avait tant craint de perdre.

—Tony, je t'en supplie, repose-toi.

Et elle le prenait par le bras, le retenant, pour le laisser s'échapper de nouveau et courir après lui.

A ce jeu, sans s'en apercevoir, ils s'étaient éloignés de la ville. Le temps passait vite. Il était près de midi.

—Oh! que j'ai faim! dit Tony en s'arrêtant.

A quelques pas d'eux était un cabaret, avec ses tonnelles verdoyantes. Sur la porte, l'hôtesse, une grosse Brabançonne, les regardait en illuminant d'un joyeux sourire sa face large et rubiconde. Imaginez-vous un de ces jolis tableaux que le peintre Charles Jacque vend aujourd'hui huit mille francs pièce et qui vaudront le double dans dix ans.

—Tu as faim? s'écria Toinon. C'est vrai, ta tasse de lait est loin. Je n'y pensais plus. Mais où aller déjeuner?

—Là, parbleu! sous la tonnelle. Nous nous imaginerons que nous sommes aux Porcherons!...

Et il fit signe à l'hôtesse, qui, flairant une bonne aubaine, s'empressa de dresser le couvert.

Avec une joie d'enfant, Tony examinait la nappe éblouissante de blancheur, les assiettes de grosse faïence à dessins naïfs, les brocs d'étain brillants comme de l'argent, qu'on posait devant lui.

—Quel charmant déjeuner nous allons faire ici! s'écria-t-il enchanté.

Et la joie de voir son Tony heureux doublait celle que mame Toinon prenait aussi en cette belle matinée sous cette gaie tonnelle, où tout repas devait sembler si bon!

Rouge de plaisir et d'émotion, elle n'avait plus trente-cinq ans, elle en avait dix-huit.

Le déjeuner commença.

Tony babillait comme une pie, mais cela ne l'empêchait pas de dévorer. Avec l'appétit des convalescents, il lui semblait ne pouvoir jamais se rassasier ni de manger ni de boire.

D'abord mame Toinon s'en épouvanta.

—Ne mange pas trop, Tony, disait-elle. Surtout ne bois pas tant. Tu sais que le docteur t'a dit de te ménager...

Mais bast!... Le jeune homme avait de si belles raisons à donner que la bonne femme se laissait convaincre. Ne fallait-il pas qu'il prît des forces? Et puis, il y avait là un petit vin blanc, pétillant et doux, qui réjouissait le coeur.

—J'ai été si longtemps condamné aux potions et aux tisanes!... disait Tony en tendant son verre.

Vraiment c'était plaisir au contraire que de voir le convalescent si bien en train. Peu à peu, entraînée par l'exemple, mame Toinon se mit aussi à faire fête au rustique festin.

Tout en déjeunant, on formait les projets les plus beaux, les plus fous, les plus irréalisables.

—Je vendrai ma boutique, disait Toinon. Je ne veux plus retourner rue des Jeux-Neufs... Nous irons trouver le marquis de Langevin pour qu'il te fasse connaître ton père; nous chercherons ta nouvelle famille, et, puisque je ne te suffis plus...

—Oh! pouvez-vous dire cela! se récria Tony en lui prenant la main.

—Soit. Mais enfin, il faut que tu retrouves tes parents, ne fût-ce que dans l'intérêt de ton avenir. Une fois tes parents connus...

—J'épouserai Bavette!... s'écria inconsidérément Tony.

Ce mot tomba comme une bombe sur les châteaux en Espagne que bâtissait la pauvre mame Toinon. Le réveil fut terrible. Elle pâlit, chancela et, malgré ses efforts pour rester maîtresse d'elle-même, s'évanouit...

Tony, tout inquiet, se précipita vers elle et la prit dans ses bras. Il lui frappa dans les mains, lui baigna les tempes d'eau fraîche. Les rôles étaient changés; c'était elle maintenant qui était malade et lui qui lui prodiguait des soins.

Enfin, il réussit à lui faire reprendre connaissance, mais pour la voir aussitôt éclater en sanglots.

—Toinon, qu'avez-vous donc, qu'avez-vous? demanda-t-il tout ému et ne comprenant rien à cette douleur inattendue.

Ce que Toinon avait, hélas, elle ne pouvait le dire à Tony. Comment aurait-elle osé avouer les espérances déçues, les désillusions de son coeur brisé? Cependant, notre héros, de plus en plus inquiet, devenait pressant et insistait. A la fin elle n'y tint plus! En versant des flots de larmes, elle lui fit connaître tout ce qui s'était passé en elle depuis le jour où elle avait compris la nature véritable de son affection pour lui. Elle ne lui cacha rien, ni ses luttes, ni ses espoirs...

Elle lui disait cela tout bas, de peur d'être entendue... Son visage frôlait le visage du jeune homme; ses beaux yeux baignés de pleurs brillaient comme des escarboucles... Tony, soudain initié à la passion, Tony, enfiévré, enivré, perdit la tête. Se penchant sur la jeune femme, il l'entoura de ses bras:

—Ah! tiens! s'écria-t-il, la tutoyant pour la première fois de la vie, j'ai été aveugle, ingrat... je ne t'ai pas comprise... je n'ai rien vu... Ta bonté m'a caché ta beauté! Pardonne-moi, pardonne-moi!....

—Quoi! tu pourrais m'aimer?... murmura Toinon palpitante.

—Moi?... Ah, tu verras! mais il ne faut pas m'en vouloir!... Je n'étais qu'un enfant. Tu m'as fait homme! Ta m'as ouvert les yeux et le coeur. Ah! maintenant je puis te le dire, je t'aime!... je t'aime!...

Et, sous le soleil de juillet qui, par les interstices du feuillage, lançait ses flèches d'or dans la tonnelle ombreuse, pendant que Tony se sentait naître, Toinon se sentait mourir. Son sang bouillonnait, son coeur éclatait, ses yeux se voilaient.

—Ah! j'étouffe!... dit-elle.

Elle saisit à poignée un bouquet de cerises et se le mit tout entier entre les lèvres aussi rouges que ce fruit de pourpre...

Mais Tony en mangea la moitié.....

Une heure après, les deux amants reprenaient le chemin d'Anvers, et sans courir cette fois.

Toinon, s'abandonnant à son bonheur, auquel elle n'osait croire, s'appuyait, rêveuse, sur l'épaule de son cavalier. Tony, tout surpris d'être né à des sensations nouvelles, s'arrêtait par instants comme pour signer par un long baiser les mots d'amour venus malgré lui sur ses lèvres.

En cheminant ainsi, on ne s'occupe guère de la route qu'on suit. Dans un bosquet, nos amoureux s'égarèrent, si bien qu'en sortant, comme il commençait à se faire tard, ils durent demander leur chemin à une vieille bûcheronne qui, son fagot sur l'épaule, revenait en chantant de sa chasse au bois mort.

Elle les regarda en clignant de l'oeil.

—Votre chemin? dit-elle. Ah! laissez donc, les tourtereaux. Vous voulez vous gausser de moi. Votre chemin, vous ne demandez qu'à le perdre...

Toinon, qui trouvait peut-être cette réflexion très judicieuse, ne put se défendre de sourire pendant que le naïf Tony baissait honteusement la tête.

Soudain, une voix sortit d'un buisson:

—Voulez-vous que je vous l'indique, moi, votre chemin?

Le jeune homme tressaillit. Il lui semblait reconnaître le grêle organe qui avait proféré ces mots. Il courut au buisson et l'écarta.

Il se trouva en face de la tête crépue de maître Goliath, le nain de Blérancourt.

Arrivé à Anvers depuis quelques jours, le nain avait fouillé la ville dans tous les sens. Par fantaisie et pour varier un peu ses démarches, il avait fait ce jour-là une tournée dans les faubourgs et les villages.

Or, le soleil l'étouffait; il était entré par hasard dans le cabaret où Tony et mame Toinon avaient déjeuné. Naturellement l'hôtesse jasa. En apprenant que les convives qui venaient de partir étaient un garde-française qui semblait sortir de maladie et une femme d'une trentaine d'années, il fit d'abord une cabriole de joie, puis se mit à leur recherche.

Il n'eut pas beaucoup de peine à les rejoindre.

—Eh oui, parbleu! c'est moi, dit-il joyeusement à Tony, qui le considérait d'un air effaré... c'est moi qui vous cherchais et qui vous ai trouvé... je trouve tout, moi!...

—Qu'est-ce que c'est que cet homme? demanda à Tony mame Toinon un peu effrayée.

—Un des gens qui nous servaient au château du magnat.

—Ah! si vous saviez tout! fit le nain. Mais vous me devez la vie! Je vous raconterai cela. Donc, ma jolie dame, il n'y a pas à s'épouvanter; je suis un ami, et si je vous cherchais, c'était pour vous rendre service...

Et le nain sortit tout à fait de son buisson en se dandinant d'un air aimable.

—Mais, au fait, pourquoi nous espionnais-tu ainsi? demanda Tony en fronçant le sourcil.

—Oh! ne vous fâchez pas, mon officier, car je sais que vous êtes officier, maintenant... J'ai appris cela au camp ces jours-ci, en trinquant avec mes camarades La Rose et Normand.

—Au camp? s'écria Tony... Tes camarades!... Est-ce que, par hasard, tu serais soldat, maintenant?

—Hélas! non; quoique, si l'on savait m'apprécier... Mais il ne s'agit pas de cela. Reprenons le chemin de la ville, si ça ne vous contrarie pas trop de m'admettre en tiers dans votre entretien, ajouta le nabot avec une nuance de raillerie.

—Soit, dit Tony, tandis que le visage de Toinon se teintait de pourpre à l'allusion du nain; mais c'est à la condition que tu m'expliqueras...

—Tout ce que vous voudrez. Je ne suis venu que pour cela.

—Marchons, alors.

Ils se dirigèrent vers Anvers. Chemin faisant, ainsi qu'il l'avait promis, le petit homme leur raconta d'abord sa propre odyssée, puis ce qu'il savait de l'intervention du baron de Chartille dans les affaires de la marquise, la mort de Lavenay, le service funèbre, et enfin comment l'absence de mame Toinon à ce service avait fait naître des espérances déjà en partie réalisées.

—Il a eu la main heureuse, le vieux, dit le nain en terminant, il a fait en me rencontrant une bonne affaire. Je suis quatre fois plus petit que lui, mais j'ai de l'imagination à en revendre. Je lui ai dit que je vous trouverais, et ma foi! ça n'a pas été long. Si j'avais autant de veine avec le capitaine...

—Eh! qui sait! s'écria Tony, saisi d'un subit pressentiment. Le baron a raison. Car si, moi, je suis vivant, le marquis de Vilers peut l'être de même... Eh bien, nous voici deux de plus pour le chercher, car maintenant je suis guéri de mes blessures. Mon aide et celle de mame Toinon pourront rendre des services. Petit, conduis-nous auprès du baron de Chartille. J'ai hâte de le voir.



XVI

UN EXPLOIT DE M. LA RIVIÈRE

Laissons à Anvers le baron de Chartille, Tony, mame Toinon et leur excellent limier, le nain, chercher le marquis de Vilers, et suivons, sur la route de Paris, Maurevailles et Lacy.

Les deux Hommes Rouges allaient à franc étrier, ne s'arrêtant que pour donner à leurs montures le repos indispensable et prendre eux-mêmes leur nourriture.

Ils supposaient bien que ce vieillard indomptable qu'ils avaient laissé en arrière, le baron de Chartille, n'accepterait pas ainsi sa défaite.

Aussi ne perdaient-ils pas une seconde.

—En admettant qu'il coure après nous, disait Lacy à Maurevailles en déjeunant à la hâte au premier relai, il a bien dû perdre une demi-heure...

—Et, eût-il un cheval aussi endiablé que lui, je le défie de la regagner.

—Il y a une chose surtout qui va l'arrêter.

—Quoi donc?

—Les vivres. Nous allons passer, tu le sais, dans un pays ruiné, où les fourrageurs n'ont rien laissé, ni une botte de foin, ni une mesure d'avoine.

—C'est juste. A prix d'or, nous aurons peut-être de quoi nourrir nos deux chevaux. Mais le sien, arrivant une heure après, ne trouvera plus rien.

—Ou, du moins, il lui faudra attendre; car le baron a de l'or et ne le ménagera pas, et les paysans arriveront bien à lui donner ce qu'il lui faudra. Mais ils y mettront le temps...

—Et de ce temps nous saurons profiter.

Sur cette espérance Lacy et Maurevailles repartirent.

Leur calcul était aussi mauvais qu'il semblait bon.

Derrière eux, en effet, marchait un homme; non point le baron de Chartille, mais son fidèle Lapierre, son homme de confiance.

Lapierre était de la même trempe que son maître. Si les Hommes Rouges s'arrêtaient peu, lui, ne s'arrêtait pas du tout.

C'était un vieux soldat qui avait fait la guerre avec son maître sous le règne précédent et qui jugeait inutile de descendre de cheval pour manger. Avec sa gourde pleine et un pain de seigle sur son porte-manteau, il aurait galopé douze heures.

Quant à fatiguer le cheval, peu lui importait: il ne manquait pas de bidets à acheter chez les paysans.

Lapierre ne voulait pas rejoindre les deux gentilshommes, mais les dépasser. Aussi, tandis qu'ils suivaient la route ordinaire, prit-il les sentiers à travers champs et bois.

En hiver, homme et cheval fussent restés dans les fondrières. En été, ils gagnèrent de cinq à six lieues.

Donc, pendant que Lacy et Maurevailles se préoccupaient de ne pas être rejoints par le baron, Lapierre les précédait sur la route de Paris.

Le voyage des deux Hommes Rouges s'effectua sans encombre. Ils entrèrent dans la capitale, se croyant certains d'être libres de leurs actions.

A peine descendus de cheval, ils se rendirent à l'hôtel de Vilers.

La porte était fermée. Maurevailles frappa violemment.

—Que désirez-vous? demanda le suisse en se présentant.

—Nous avons une importante communication à faire à la marquise de Vilers, dit Lacy.

—Est-ce une lettre pour lui remettre? Donnez-la-moi.

—Il faut que nous lui parlions.

—Impossible. On n'entre pas, s'écria le suisse.

—Mais c'est de la part du marquis.

—On n'entre pas!

—Drôle, s'écria Maurevailles, sais-tu que, par ton obstination, tu peux causer de grands malheurs?

—Que monsieur me pardonne, balbutia le malheureux portier abasourdi, mais je ne puis enfreindre la consigne formelle qui m'a été donnée, surtout quand...

Il n'eut pas le temps d'achever. Pendant que Maurevailles parlementait, Lacy avait tiré son mouchoir, l'avait roulé et en avait confectionné un solide bâillon. Au moment où le suisse, tout en causant, passait la tête par la porte entre-bâillée, Maurevailles le saisit par le cou et Lacy le bâillonna de façon qu'il ne pût jeter un cri.

Enlevant le pauvre Helvétien ainsi réduit au silence, ils le portèrent dans sa loge et passèrent.

Le péristyle de l'hôtel était ouvert; mais les différentes portes qui donnaient sur l'antichambre étaient toutes fermées à clef.

Ils en enfoncèrent une et entrèrent.

Au bruit de la porte forcée, une chambrière accourut tout effarée, puis, les voyant, prit la fuite en criant. En deux enjambées, Maurevailles la rejoignit.

—Tais-toi, dit-il rapidement en lui saisissant rudement les mains.

—Grâce, murmura la jeune fille.

—Ne craignez rien, mon enfant, dit à son tour Lacy, nous sommes des amis.

—Des amis qui entrent en brisant les portes? fit observer la chambrière.

—Qu'importe la façon dont nous nous présentons, si notre intention est d'être utile à la marquise? Nous n'avions pas le choix des moyens! s'écria Maurevailles. Vite, mon enfant, parlez, où est votre maîtresse?

—Ma maîtresse n'est pas visible...

—Il faut que nous la voyions sur-le-champ. Elle court un grand danger. Où est-elle? reprit avec impatience le chevalier. Voyons, conduisez-nous auprès d'elle...

—Pour que vous la torturiez de nouveau, n'est-ce pas? Eh bien, non, non, mille fois non!... s'écria la courageuse jeune fille.

—Ah! c'est ainsi, dit Lacy, en ouvrant la porte du placard qu'il venait de découvrir dans la boiserie. Veux-tu, oui ou non, nous obéir?

—Non.

—Alors...

Ils la saisirent et la jetèrent au fond du placard qui fut fermé à double tour, puis ils firent irruption dans le couloir.

Au bout était une nouvelle porte. Celle-là n'était fermée qu'au verrou. Ils l'ouvrirent et se trouvèrent dans une vaste pièce pleine de meubles, mais où ils ne virent personne.

—Enfin, nous voilà maîtres de la maison! s'écria Lacy.

Comme si ce mot eût été un signal, tous les meubles remuèrent soudain.

Les armoires, les bahuts s'ouvrirent, les tapis des tables furent violemment arrachés, les tapisseries se soulevèrent....

Et des armoires, des bahuts, de dessous les tables, de derrière les tentures, des hommes sortirent comme autant de fantômes...

Ils étaient quatre, huit, douze, tous armés...

—Trahison! hurla Maurevailles en essayant de tirer son épée.

Mais un des hommes le saisit par les deux coudes, un autre le prit à bras le corps, un troisième lui passa prestement une corde autour des jambes et se mit à le ficeler des pieds à la tête, pendant que l'on traitait de la même façon Lacy.

—Misérables bandits, criait Maurevailles exaspéré, vous paierez cher votre audace!...

—Tout beau, tout beau, monsieur le chevalier, pas tant de tapage, s'il vous plaît, dit l'un des assistants qui s'avança vers les deux gentilshommes, en tenant à la main une tabatière, dans laquelle il puisa une énorme pincée...

—Qui êtes-vous? et de quel droit agissez-vous ainsi? demanda à son tour Marc de Lacy.

—De quel droit? Ordre de M. le lieutenant-général de police. Qui je suis? un pauvre diable que ces messieurs ne se rappellent sans doute pas, mais qui n'oubliera jamais le plaisir et l'honneur qu'il a eus de les rencontrer un soir place des Capucines...

Et il fit une cérémonieuse révérence aux deux prisonniers.

—Ah! s'écria Maurevailles, je vous reconnais, en effet. C'est vous qui êtes...

—La Rivière (Sébastien-Dieudonné), exempt de la police royale, pour vous servir, messieurs, à l'occasion; mais dans l'instant, chargé de vous faire comparaître, par n'importe quel moyen, devant M. Feydeau de Marville... Or, comme vous ne me paraissez pas du tout disposés à y venir de plein gré, vous m'excuserez d'employer des moyens de coercition que je réprouve, mais qui me sont imposés par mon devoir...

Il fit une troisième révérence, puis se tournant vers ses hommes: «Enlevez!» dit-il.

Saisis, chacun, par quatre agents, Maurevailles et Lacy furent emportés de vive force et jetés dans un carrosse qui attendait à l'écart.

Un quart d'heure après, ils étaient chez le lieutenant de police.

Maintenant, si l'on veut savoir comment La Rivière et ses camarades s'étaient trouvés là si à propos, nous rappellerons que le baron de Chartille avait expédié derrière les Hommes Rouges son valet Lapierre.

Lapierre était muni d'un message pour le lieutenant de police le prévenant du danger couru par la marquise et du départ des deux officiers.

Certain que leur première visite serait pour l'hôtel de Vilers, M. de Marville y avait envoyé tout de suite une troupe d'exempts.

On voit qu'il avait eu raison.



XVII

RETOUR AU CAMP

A Anvers, le baron de Chartille se promenait impatiemment, attendant le retour du nain, parti en chasse depuis le matin et qui, de la journée, n'avait donné de ses nouvelles.

—Le maroufle se sera attardé dans quelque cabaret borgne, disait avec colère le baron, il va rentrer encore comme hier, affreusement gris et me raconter quelque bourde. Qu'il prenne garde à ses oreilles...

A ce moment la porte s'ouvrit et le nain entra.

Il avait l'air si joyeux, si satisfait de lui-même, que toute la colère du baron se fondit en un clin d'oeil.

—Eh bien, maître Goliath, s'écria M. de Chartille, quelles nouvelles?

Le petit homme était trop content pour ne pas bavarder un peu.

—Il n'appartient point aux jeunes gens de valeur de se vanter eux-mêmes, commença-t-il emphatiquement; cependant si, pour une fois, j'osais déroger à cet usage, je me permettrais de dire que ce fut pour M. le baron un jour heureux que celui où il m'honora de sa confiance...

—Abrège, abrège, sarpejeu, interrompit le baron qui n'avait que faire d'un discours et qui voulait des faits. As-tu enfin découvert quelque chose?

—Quelque chose, oui, et je m'en vante. Sans exagérer, je pourrais dire beaucoup.

—Tu es sur la trace?

—Sur la trace!... c'est-à-dire que j'ai trouvé l'oiseau...

—Vilers!... s'écria le baron en chancelant d'émotion.

Mais, d'un bond, le nain s'était précipité dehors. Il rentra, tenant d'une main Tony, de l'autre mame Toinon toute honteuse.

—Ah! vous êtes trop gourmand, monsieur le baron, dit le bout d'homme en revenant. Il me semble que c'est déjà beaucoup de vous présenter M. Tony, cornette au régiment de Bourgogne et mame Toinon, costumière à Paris, son amie...

—Certes, dit M. de Chartille, je rends justice à ton habileté, mais un instant j'avais espéré...

—Espérez, monsieur le baron. Eh! eh! j'ai trouvé ces deux-là, le plus fort est fait. Il y a commencement à tout. Maintenant nous n'en avons plus, qu'un à chercher et nous sommes toute une bande!...

—Certes oui, s'écria Tony avec feu, ce que vous dit ce brave garçon est la vérité. Je vous le jure, monsieur, mort ou vivant, mais vivant comme moi, je l'espère, nous retrouverons le marquis!...

Et Tony, sur la demande du baron, se mit à lui raconter la miraculeuse façon dont il avait échappé à la mort. Il lui dit que M. de Vilers pouvait parfaitement avoir été sauvé de même. Son discours plein de feu changea en une véritable confiance l'espérance si douteuse du baron.

—Par ma foi, s'écria celui-ci, après que Tony eut parlé, je vous crois, jeune homme, et je vous crois tellement que je n'hésite pas à vous laisser ici continuer vos recherches avec l'aide intelligent que j'avais amené. Moi, je ne vaux rien pour ces sortes de choses et j'ai hâte de retourner à Paris, où je dois surveiller les deux ennemis de la marquise. Car, malgré mes précautions, je crains pour elle et pour sa soeur. Là-bas je serai plus utile qu'ici. Mais je ne vous abandonne pas pour cela. Cherchez, ne ménagez ni l'argent ni la peine. De loin ou de près, je suis à vous.

Le baron tendit la main à Tony, salua mame Toinon avec autant de politesse que s'il eût eu affaire à une duchesse, et jeta une bourse pleine de louis au nain.

Puis, appelant l'hôte, il lui commanda d'atteler son carrosse.

Insister pour faire changer d'avis un tel homme eût été perdre ses mots. Tony le laissa partir et ne s'occupa plus que de la mission dont il était chargé.

Aidé du nain, il commença les recherches; mais il s'aperçut bientôt qu'elles seraient longues et difficiles et il réfléchit à ce que sa propre situation, à lui Tony, avait d'anormal. Il était officier, il appartenait à l'armée, et il restait là inactif, loin de son régiment.

Tant qu'il avait été malade, mourant, on n'aurait eu rien à lui dire. Mais maintenant il était guéri, fort et bien portant. Il se devait à la France.

Il résolut donc de quitter Anvers et de rejoindre l'armée, laissant au nain tout le travail des recherches. Celui-ci avait juré d'ailleurs de ne pas quitter Anvers avant d'avoir retrouvé soit Vilers, soit sa tombe.

—Écoute, dit Tony, continue à chercher. Fouille toutes les maisons. Explore tous les villages. Mais si, dans quinze jours, tu n'as rien appris, viens quand même me rejoindre au camp. Là nous aviserons. Moi, de mon côté, peut-être saurai-je quelque chose. Il est possible que le marquis, se cachant comme autrefois, ait suivi l'armée. Peut-être à la première bataille, le verrons-nous apparaître et combattre à nos côtés... Peut-être même surveillait-il Maurevailles et Lacy et se montrera-t-il en apprenant leur départ...

—Ce n'est pas impossible, cela, dit le nain

—Enfin, nous verrons. Seulement, je te recommande une chose: ne bois pas trop...

—Oh! par exemple!...

—Tu avais, ce me semble, cette réputation à Blérancourt.

—Eh bien, faut-il être franc? Je ne l'avais pas tout à fait volée. Mais convenez que tout sert en ce monde. Si je n'avais pas eu soif, vous aurais-je retrouvé?

—C'est juste, dit Tony en souriant; mais enfin, le même moyen ne peut pas toujours être bon.

Le lendemain, Tony, suivi de son inséparable mame Toinon, se présentait au camp français, où il se faisait reconnaître par le marquis de Langevin d'abord, puis par le maréchal de Saxe.

Maurice de Saxe félicita vivement le jeune homme:

—Vous avez gagné votre lieutenance, monsieur, lui dit-il. Elle vous sera acquise aussitôt que votre état civil sera régularisé et que Sa Majesté, à qui j'en vais référer sur-le-champ, aura donné son bon plaisir.

Tony s'inclina et sortit, plein de joie.

La nouvelle de la résurrection du jeune et brave cornette s'était promptement répandue dans tout le camp, où elle avait causé une joie universelle.

Quand Tony sortit de chez le maréchal, il fut entouré d'amis qui venaient l'embrasser et lui serrer la main.

En tête étaient Pivoine, La Rose et le Normand.

—Tous les bonheurs viennent à la fois, dit le brave Gascon en montrant les galons de laine tout neufs qui ornaient ses manches. Hier on me nomme caporal, aujourd'hui je vous retrouve. Quoique vous soyez mon supérieur maintenant, monsieur Tony, voulez-vous me serrer la main?

—Comment donc, s'écria le jeune cornette en lui sautant au cou. Dans mes bras, mon vieux camarade, et toi aussi, Normand. N'êtes-vous pas mes deux parrains d'armes?

—Et moi, votre premier adversaire... et votre première victoire, dit Pivoine de sa voix enrouée.

—Ah! mon bon Pivoine, j'espère que tu ne m'en veux pas?

—Vous en vouloir, tonnerre de Dieu! Mais, depuis ce jour-là, je vous adore... quoique, vraiment, là, le coeur sur la main, c'était un coup de hasard...

—Parbleu, dit Tony joyeusement, qui en doute?

—Et, maintenant, si, quoique officier, vous me faisiez l'honneur de croiser le fer avec moi... avec des fleurets boutonnés, s'entend...

—Tu me toucherais à tout coup?... C'est bien possible. Aussi te demanderai-je des leçons...

—Pas avant d'avoir bu un moos de bière, toujours, se récria La Rose. Allons, mon cornette, venez trinquer encore une fois comme à votre entrée au régiment. Nous buvions alors pour fêter votre arrivée; nous boirons, cette fois, à votre heureux retour.

—A votre heureux retour, répéta le Normand.

—Je veux bien, et certes ce sera de bon coeur, dit le jeune officier.

Tony ne connaissait pas le camp; il ne savait pas où La Rose allait le conduire.

Et où l'aurait-il mené, le brave Gascon, sinon au cabaret de maman Nicolo, là où s'était cimentée leur amitié, là où elle devait être renouvelée?

Mais Tony n'y pensait pas. Les événements, l'émotion lui avaient pour un instant fait oublier Bavette et sa mère.

Quand le souvenir lui revint, il était sur le seuil de la cantine.

En l'apercevant, la vivandière, folle de joie, leva les bras au ciel, en faisant une pantomime, désordonnée, tandis que, Bavette rougissante, se jetait au cou du jeune officier....

Et mame Toinon que Pivoine était allé chercher et qui les rejoignait justement à cet instant!...

Pauvre mame Toinon, elle observait Tony; Tony, en qui le souvenir de son premier amour, si frais, si naïf, venait de renaître, et qui, tout honteux maintenant en revoyant Bavette, tremblait et baissait les yeux pour cacher les larmes qui les mouillaient.

Pauvre mame Toinon! Tony n'était plus le convive si gai, si rieur, de la tonnelle près d'Anvers. Tony n'osait point parler; Tony buvait à peine; Tony, le coeur gros, songeait!...

Mame Toinon voyait cela et elle comprenait tout ce qui se passait dans l'esprit et dans le coeur du jeune homme, et la tristesse de Tony la gagnait.

En vain, elle essaya de rire; en vain, par une feinte gaieté, elle tenta une lutte impossible; ses trente-cinq ans ne pouvaient soutenir le parallèle avec les dix-sept ans de la vierge à qui Tony devait le charme du premier battement de son coeur.

Le jeune officier avait hâte de quitter les soldats. Il lui tardait d'être seul pour s'abandonner à ses pensées. Aussi, abrégea-t-il la causerie en se prétendant fatigué.

Il reprit avec Toinon le chemin de l'hôtellerie où ils étaient descendus. Tony marchait en silence. A deux ou trois reprises, sa compagne essaya de nouer l'entretien. Il lui répondit à peine. Et comme, donnant pour prétexte la fatigue qu'il avait objectée à la cantine, elle voulait lui prendre le bras, il refusa d'un geste brusque, en disant:

—Merci. Il faut que je m'habitue à marcher sans aide, si je veux reprendre mon service au régiment.

—Ah! soupira la pauvre femme, en rentrant à l'hôtellerie, j'étais folle de croire à la durée d'un caprice.... Mes beaux jours sont finis... bien finis.... Adieu, mes rêves!...

Elle rentra dans sa chambre d'auberge, séparée seulement de celle de Tony par un couloir sur lequel donnaient les deux portes. Et là jusqu'au matin, elle resta abîmée dans ses réflexions, attendant toujours un mot qui lui rendît l'espoir, regardant à travers sa porte toute grande ouverte la porte de la chambre de celui qu'elle aimait...

Hélas! le mot ne vint pas. La porte resta close....



XVIII

LE POIGNARD

Le baron de Chartille avait eu une heureuse inspiration en envoyant Lapierre prévenir M. de Marville du départ de Maurevailles et de Lacy pour Paris.

Leur tentative à l'hôtel de Vilers eût pu, en effet, être fatale à la marquise dans la position où elle se trouvait.

Aussi M. de Marville, instruit par le baron, jugea-t-il à propos de ne rien dire, ni à madame de Vilers, ni à Réjane.

Il chargea du soin de mener l'expédition son exempt, La Rivière, dont il connaissait le tact et l'habileté. Ce fut au vieux Joseph que La Rivière exposa son plan, et nul autre que lui n'en fut averti dans la maison.

On a vu comment le coup de main avait réussi.

Si cela n'eût dépendu que de Joseph, le secret le plus complet eût été gardé sur cette affaire, et, durant un certain temps du moins la marquise eût été assurée de sa tranquillité.

Malheureusement, l'entrée des Hommes Rouges ne s'était pas effectuée sans quelque bruit. Le suisse avait été bâillonné, la suivante Suzette jetée dans une armoire. Quoi qu'on pût faire, il était impossible de compter qu'ils ne parleraient pas.

Joseph prit donc les devants et alla, lui-même, tout révéler à la marquise.

Au fond, nous devons l'avouer, il n'était pas fâché de se poser un peu et de faire savoir qu'il avait, lui aussi, joué son petit rôle dans la lutte contre les implacables ennemis de la marquise. C'était lui qui avait désigné à La Rivière la chambre où il y avait le plus de meubles!

La marquise le félicita vivement de son intelligence et de sa fidélité. Joseph partit tout triomphant.

Mais il y avait une personne qui avait écouté le récit de Joseph avec un intérêt marqué.

Cette personne, c'était Réjane....

Réjane, malgré ce qui s'était passé, malgré tout ce qu'elle connaissait du caractère de Maurevailles, n'avait pas cessé de l'aimer.

En apprenant qu'il venait d'être arrêté, elle pâlit.

Mais elle maîtrisa son émotion pour ne pas que sa soeur la remarquât. Quant à Joseph, emporté par le feu du récit, il ne voyait rien.

À peine eut-il quitté la salle, que Réjane, le coeur serré, s'excusa auprès de sa soeur pour se retirer à son tour dans sa chambre.

Son plan était fait.

Elle attendit que la nuit fût tout à fait venue. Elle se laissa déshabiller par ses femmes de chambre. Puis, quand elle fut certaine que personne ne pouvait plus la voir, elle se rhabilla à la hâte et descendit sur la pointe du pied.

La grande porte de l'hôtel était fermée, mais Réjane connaissait le secret au moyen duquel la petite porte pratiquée dans le grand portail glissait sur ses gonds.

Elle appuya sur le bouton.... La porte s'ouvrit et se referma.

Réjane était dans la rue.

Toute tremblante, elle hésitait à s'aventurer à travers les quartiers déserts et mal éclairés, redoutant les mauvaises rencontres, craintive, timorée. Mais elle puisa des forces dans son amour. Peu à peu elle s'enhardit. À la fin, elle se dirigea rapidement vers la place Vendôme.

Elle allait à l'hôtel du lieutenant général de police.

Il fallait toute l'inexpérience de la jeune fille pour entreprendre pareille folie. Réjane avait mille chances d'être arrêtée soit par des voleurs, soit par des galants de rencontre, soit par le guet....

Mais il est des grâces d'état. La jeune fille arriva sans encombre jusqu'à la rue des Capucines.

Là encore, il y avait gros à parier qu'elle échouerait. Les gardes de la porte de l'hôtel, les exempts groupés dans l'antichambre pouvaient prendre Réjane pour une coureuse de nuit ou pour une folle, et de leur propre autorité, la conduire au Fort-l'Évêque ou aux Madelonnettes.

Non. Il était écrit qu'elle arriverait jusqu'au lieutenant de police. Elle y arriva.

Par un heureux hasard, le garde de planton à la porte de l'hôtel de Marville était un garçon intelligent qui vit du premier coup d'oeil à qui il avait affaire.

Il comprit que quelque raison de la plus haute gravité pouvait seule amener cette jeune fille à pareille heure auprès du lieutenant de police. Il appela le chef de poste; et, sans être autrement interrogée, Réjane parvint jusqu'à l'antichambre de M. de Marville.

Là elle écrivit son nom, sur un papier qu'elle plia et qu'elle fit passer par un huissier.

En lisant ce nom, le lieutenant de police, stupéfait, donna ordre d'introduire immédiatement celle qui le portait.

Réjane entra.

—Que puis-je pour vous être agréable, mademoiselle? demanda M. de Marville en s'inclinant.

—Monsieur, dit Réjane avec assurance, je viens vous demander une immense faveur.

—Laquelle? Pariez sans crainte.

—M. de Maurevailles a été arrêté tantôt par vos gens à l'hôtel de Vilers.

—En flagrant délit d'effraction, oui, mademoiselle.

—Et bien, je viens vous supplier de le mettre en liberté.

—En liberté!... s'écria le lieutenant de police qui n'en croyait point ses oreilles, y pensez-vous? Mais je le voudrais que cela me serait impossible. Songez donc que le chevalier de Maurevailles, qui m'était signalé comme ayant l'intention de commettre un rapt, a été surpris par une brigade d'exempts, juste au moment où il venait de bâillonner un homme, d'enfermer une jeune fille, de briser une porte, comme eussent pu le faire Dominique Cartouche ou Jacques Poulailler.... En liberté? Non, non. À quelque rang qu'appartiennent les coupables, il faut que la justice ait son cours....

—Ainsi, dit Réjane en joignant les mains avec désespoir, vous allez le faire passer devant des juges?

—C'est lui qui m'y a contraint.

—Mais au moins me permettrez-vous de le voir?

—Pour le faire échapper sans doute? demanda le lieutenant de police eu souriant.

—Oui, monsieur, si je le puis!...

Ceci fut répondu d'un ton ferme et décidé, avec une audacieuse franchise qui conquit tout à fait M. de Marville.

—Écoutez, mon enfant, dit-il paternellement, vous vous méprenez sur la personne à laquelle vous vous intéressez si vivement, laissez-moi vous éclairer....

—C'est inutile, fit froidement Réjane, je vous remercie beaucoup de votre bienveillance. Mais je sais tout ce que vous allez me dire.

—Comment, aimeriez-vous encore M. de Maurevailles si vous saviez tout ce que je pourrais vous dire.

—Oui, répliqua Réjane, le chevalier n'en est pas à sa première tentative contre nous, n'est-ce pas? Il a voulu enlever ma soeur, il a essayé de tuer mon frère, le marquis de Vilers.... Oui, je sais tout cela et bien des choses encore que peut-être vous ignorez. Mais je viens vous dire: Qu'importe! je veux le voir!... Et, ajouta-t-elle en se jetant à ses pieds, je ne m'en irai pas que vous ne m'ayez accordé cette grâce!...

—Le voir?... Oh! mon Dieu! cela, je puis vous le permettre, dit M. de Marville vivement ému, en relevant la jeune fille. Venez, mon enfant. Bien que, si j'eusse rempli mon devoir, ces messieurs devraient être déjà au Châtelet, j'ai pris sur moi de les conserver ici quelques heures. Cela me met à même d'exaucer votre demande et j'en suis très heureux.

Il prit Réjane par la main et la conduisit lui-même auprès du prisonnier.

Maurevailles, assis, réfléchissait, très inquiet sur l'issue de cette affaire. Il se disait que c'était la seconde fois que M. de Marville avait à lui demander compte de ses tentatives contre la marquise de Vilers, et il craignait fort qu'en cette circonstance, la chose ne se passât pas aussi facilement que la première fois.

En voyant entrer M. de Marville et Réjane, il se leva tout étonné.

—Je vous laisse un instant, dit le lieutenant à la jeune fille. M. de Maurevailles, je crois inutile de vous avertir que la surveillance la plus rigoureuse vous entoure, que toute tentative d'évasion échouerait et ne ferait qu'aggraver votre situation.

Et M. de Marville s'inclina et se retira.

Restée seule avec celui qu'elle aimait, Réjane demeura d'abord confuse, puis se rappelant que le temps lui était mesuré elle raconta naïvement à Maurevailles ce qu'elle venait d'accomplir pour arriver jusqu'à lui.

Maurevailles était confondu de tant d'amour. Un moment il fut sur le point de se jeter aux genoux de Réjane et de lui demander pardon en rompant avec tout le passé....

Mais un mauvais sentiment lui vint et effaça cette bonne pensée. Il se dit que, dans l'amour de Réjane, il pouvait trouver le moyen de se venger et d'accomplir l'oeuvre fatale qu'il poursuivait.

En un clin d'oeil son plan infernal fut conçu. Ce plan, nous le verrons se développer plus tard.

Pour achever de le mettre en oeuvre, le chevalier se fit intéressant, parla de son repentir, de son changement d'idées, murmura à l'oreille de la jeune fille de trompeuses paroles d'amour.

—Depuis la mort de Lavenay, affirma-t-il, délié de mon serment, je n'aspire plus qu'à réparer le mal que j'ai pu faire, et c'est même dans le but d'être utile à la marquise que je me rendais hier soir à l'hôtel de Vilers.

Réjane ne demandait qu'à croire à l'innocence de celui qu'elle aimait. Maurevailles vint facilement à bout de la convaincre.

Quand elle se retira, elle croyait tellement à l'injustice de ceux qui avaient arrêté le chevalier que, s'approchant de M. de Marville, elle lui dit:

—Vous savez que j'ai été folle, monsieur.

—On me l'a dit, en effet, répondit le lieutenant de police, se demandant où elle voulait en venir.

—Voulez-vous que je le redevienne?

Et, s'emparant d'un poignard qui se trouvait sur le bureau du lieutenant de police au milieu d'une foule d'autres pièces à conviction, comme on en voit sur les bureaux de tous les magistrats, elle fit un pas en arrière et s'écria:

—Si vous retenez M. de Maurevailles prisonnier, si vous voulez le flétrir par un jugement, je me tue sous vos yeux!...

Le feu qui brillait dans les yeux de Réjane prouvait que ce n'était pas là une vaine menace. Certes, après ce qu'elle avait déjà fait, elle était femme à l'exécuter. M. de Marville se trouva fort embarrassé.

Réjane tenait toujours le poignard levé sur sa poitrine.

Enfin, le lieutenant de police eut une inspiration.

—Écoutez, dit-il en pesant ses paroles, peut-être y a-t-il un moyen terme qui nous satisfera tous deux.

Réjane respira plus librement. Elle avait une lueur d'espoir.

—Je ne puis, je vous l'ai dit, relâcher ainsi mes prisonniers. Mais il m'est possible de trouver un prétexte pour les garder ici jusqu'à nouvel ordre, au lieu de les transférer au Châtelet....

—Eh bien? demanda Réjane.

—C'est le baron de Chartille qui m'a dénoncé le complot; il m'a prié de protéger la marquise votre soeur. Mes exempts sont arrivés à temps. Mais auraient-ils de nouveau cette chance, si MM. de Maurevailles et de Lacy, mis en liberté, recommençaient une nouvelle tentative, surtout ayant dans la place un auxiliaire tel que vous?

—Mais le moyen dont vous parliez? dit Réjane.

—Ce moyen, le voici. Attendons le retour du baron. Il ne peut tarder à arriver. Je causerai avec lui de cette affaire. S'il consent à l'étouffer une fois encore, si MM. de Maurevailles et de Lacy, qui sont officiers, me promettent de rejoindre leur régiment sans plus tarder,—ce à quoi, du reste, je veillerai,—il n'y aura plus aucune difficulté. Voyons, mon enfant, cela vous satisfait-il?

—Soit, dit Réjane. J'essaierai de fléchir le baron. J'y réussirai, j'en suis sûre. Mais vous me promettez qu'avant son retour, M. de Maurevailles n'a rien à redouter de vous?

—Je vous le garantis. Et maintenant, mademoiselle, laissez-moi vous reconduire jusqu'à l'hôtel de Vilers, où je ne voudrais pas, à pareille heure, vous laisser retourner seule.

Et M. de Marville, faisant atteler son carrosse, y monta à côté de Réjane, enchantée de son succès.

Elle ne pouvait prévoir les terribles événements qu'allait engendrer cette combinaison....

Quelques jours après, le baron de Chartille arrivait à Paris.

Au débotté, l'infatigable centenaire courut à l'hôtel de Vilers, afin de s'informer de ce qui s'était passé pendant son absence.

Si la marquise lui apprit la nouvelle tentative de Maurevailles et de Lacy, Réjane, l'attirant à part, ne manqua point de le supplier de leur faire rendre la liberté.

—C'était donc pour cela qu'ils étaient si pressés de partir, ne cessa de répéter à l'une ou à l'autre le baron. Sarpejeu! la belle expédition pour des gentilshommes!... Décidément la noblesse se perd!...

Malgré cela, Réjane triompha, et il se rendit chez le lieutenant de police.

Depuis qu'ils étaient sous les verrous, Maurevailles et Lacy avaient eu le temps de faire de tristes réflexions. Ce fut donc avec une joie immense qu'ils apprirent la fin de leur captivité.

—J'espère, messieurs, leur dit sévèrement le baron, que cette leçon vous servira. Je vous ai montré que, de près ou de loin, je sais protéger mes amis.... Pour le moment, je ne veux pas donner à cette escapade les funestes conséquences qu'elle pourrait avoir. J'arrive de l'armée des Pays-Bas, où les hostilités sont reprises et où la présence de deux braves officiers ne sera pas inutile.... Or, si vous agissez en insensés dans la vie privée, je me plais à reconnaître votre bravoure en face de l'ennemi. Allez donc, mais donnez-moi votre parole que vous vous rendrez immédiatement à votre régiment, où l'on vous attend du reste.... Pour vos entreprises ultérieures, je ne vous demande rien; je serai là et je veillerai.

Humiliés et confus, les deux jeunes gens firent toutes les promesses du monde, et M. de Marville les autorisa à s'en aller.

M. de Chartille resta quelques instants encore avec ce dernier qui lui affirma, d'ailleurs, qu'en aucun cas son concours ne lui ferait défaut.

Mais quand le baron, fier de la façon dont il avait arrangé les choses, rentra à l'hôtel de Vilers, la marquise fut seule à le remercier.

Réjane ne lui répondit que par des larmes.

Celui qu'elle aimait était retourné au combat, et sans lui envoyer un mot d'adieu ou de reconnaissance.

Était-elle donc seule à aimer, et le chevalier reviendrait-il?

À l'hôtel de la police, elle avait voulu se frapper d'un poignard. L'inquiétude et l'amour venaient de lui en enfoncer deux dans le coeur....



XIX

LIEUTENANT!

Revenons à Anvers où le nain s'acharne à la poursuite du marquis de Vilers.

Il y mettait de la conscience, le pauvre petit homme, plus de conscience qu'il n'en avait jamais mis à servir, en qualité de faux muet, le comte de Mingréli.

Levé dès le jour, il courait les rues, allant des quartiers riches aux quartiers pauvres, ne négligeant aucun indice, ne perdant aucun instant.

Malheureusement ses recherches étaient vaines. Lui qui se vantait de tout trouver, cette fois il ne découvrait rien.

Quand venait le soir, après une journée de courses infructueuses, le pauvre nain entrait dans d'épouvantables fureurs.

S'il eût été assez fort, il eût cherché querelle aux passants dans la rue. Ne se sentant pas assez robuste, il s'en vengeait en allant mettre à sec les brocs dans les tavernes.

Chaque soir, Goliath rentrait chez lui absolument gris, se promettant, dans son ivresse, de réussir le lendemain.

Et le lendemain était comme la veille.

Pendant ce temps, Tony, revenu au camp ainsi que nous l'avons raconté, s'informait à tout le monde du marquis de Vilers.

Mais il ne réussissait pas mieux que son auxiliaire le nain. Aussi était-il triste, bien triste.

Il y avait encore une autre cause à son chagrin: sa fausse position d'amoureux entre Bavette et mame Toinon.

Il n'osait supporter les regards de la jolie costumière dont la pensée lui pesait comme un remords. Il se l'avouait bien maintenant, ce n'était que dans l'explosion de ses dix-huit ans, qu'il avait eu pour elle une folie passagère. Tout son amour, son véritable amour était pour Bavette qu'il avait pu oublier, dans la fougue de la passion, mais qu'il n'avait jamais cessé d'aimer.

Il supportait bien moins encore les regards de Bavette dont les grands yeux bleus semblaient lui dire qu'elle avait tout deviné et dont la présence seule lui reprochait sa défaillance.

Une grande joie vint heureusement faire diversion. On annonça à Tony que le maréchal de Saxe le faisait demander.

Il courut au quartier général.

Les Autrichiens, presque bloqués dans Namur, où ils manquaient de vivres, avaient à plusieurs reprises essayé des tentatives de ravitaillement qui avaient échoué, grâce à l'activité de Maurice de Saxe. Les déserteurs, de plus en plus nombreux, que la famine chassait du camp ennemi, tenaient du reste le maréchal au courant de tous les mouvements des alliés.

Namur, abandonné à ses propres forces, avait fini par capituler et il y avait tout lieu de croire qu'on allait prendre là les quartiers d'hiver.

On s'y préparait même lorsque le maréchal de Saxe reçut avis que le camp choisi par les alliés était dans les conditions les plus défavorables, peu profond et coupé par deux ravins, dont l'un allait au Jaar, l'autre à la Meuse, lesquels ravins, ne laissaient pour seule communication, d'une partie de l'armée à l'autre, qu'une trouée très étroite, près de Melmont.

Le maréchal ne put croire à pareille imprudence et résolut de faire vérifier le fait.

Il lui fallait pour cela un homme de confiance, brave et adroit. Il songea à Tony, qui avait fourni ses preuves en deux cas analogues.

Tony trouva Maurice de Saxe, présidant le conseil de guerre.

—Ah! vous voilà, mon jeune ressuscité, dit familièrement le maréchal, j'ai une bonne nouvelle à vous apprendre.... Ne vous réjouissez pas trop tôt, ce n'est pas encore ce que vous désirez. Mais enfin, vous voulez aller vite, en voici le moyen.

Je n'ai pu jusqu'à ce jour obtenir de Sa Majesté l'arrêt qui vous remet au nombre des vivants. Mais nous avons besoin de bras solides et surtout d'âmes fortement trempées. Ma compagnie de Croates a été décimée, le capitaine de l'Estang qui la commandait a été tué. Heureusement les déserteurs que la famine chasse de l'armée alliée nous donnent de quoi la reformer. Ce sont de précieuses recrues, mais qu'il faut roidement tenir et rudement mener... j'ai songé à vous pour une lieutenance. Cela vous va-t-il?

—Ah! monseigneur!... s'écria Tony avec reconnaissance.

Le poste est périlleux, car j'ai l'intention de ne pas ménager vos hommes, et du côté de l'ennemi, on n'a, en cas de défaite, aucun quartier à attendre. Mais, tenez-vous-y bien, c'est un excellent stage pour rentrer aux gardes-françaises, où mon excellent ami, le marquis de Langevin, désire vous avoir. Allez, on va vous faire reconnaître. Vous entrerez en expédition tout de suite.

Tony était au comble de la joie. Lieutenant!... il était lieutenant!... Et le maréchal de Saxe lui-même lui faisait espérer qu'il rentrerait bientôt aux gardes! Et il n'avait qu'à réussir dans la nouvelle entreprise qui lui était confiée, et à se montrer, dans la bataille qui se préparait, digne de lui-même, pour devenir enfin le collègue, l'égal de ses ennemis, les Hommes Rouges!

Les troupes se rangeaient en bataille pour se diriger vers les ponts. Le maréchal sortit, suivi de son état-major:

—Cornette Tony, prononça Maurice de Saxe, je tiens à vous féliciter publiquement de votre rétablissement et de votre retour parmi nous. J'ai aussi et surtout à vous féliciter de la noble conduite que vous avez tenue à Anvers. Une première fois, au burg du margrave, vous avez mérité par votre bravoure hors ligne une faveur exceptionnelle. Aujourd'hui encore vous m'avez forcé de passer par-dessus les considérations d'âge et de naissance.... Lieutenant Tony, venez m'embrasser.

Ému jusqu'aux larmes, Tony s'inclina sans mot dire vers le héros de Fontenoy, qui lui donna l'accolade. Son émotion redoubla encore quand, derrière le maréchal de Saxe, il aperçut le marquis de Langevin qui lui tendait les bras.

—Je vous admire, mon fils, lui dit tout bas à l'oreille le colonel, qui ajouta plus bas encore:

—Tu rentreras demain aux gardes....

Les officiers félicitaient Tony, les soldats l'acclamaient.

—Ah! s'écria-t-il, je n'ai pas assez d'une vie à donner à mon pays en échange d'un tel bonheur.

—Ménage ta bravoure, au contraire, dit le marquis de Langevin. La patrie a besoin qu'ils vivent, les enfants tels que toi!

Le temps pressait. Tony partit avec sa demi-compagnie. Il eut la chance d'accomplir sa mission sans perdre un homme....

Les renseignements qu'il rapportait confirmaient de point en point ceux qu'on avait donnés au maréchal de Saxe. Celui-ci résolut de livrer immédiatement une bataille décisive.

L'armée reçut l'ordre de se porter sur Varoux et Rocoux.



XX

ROCOUX

Il n'entre pas dans notre cadre de raconter cette bataille célèbre dans l'histoire sous le nom de victoire de Rocoux et qui mit fin à la campagne.

Contentons-nous de dire que les alliés y perdirent sept mille hommes et mille prisonniers; dix drapeaux et cinquante pièces de canon, tandis que, du côté des Français, il n'y eut que trois mille hommes hors de combat.

Les épisodes y abondèrent.

Au moment où la brigade de Beauvoisis et la brigade d'Orléans attaquaient le village de Varoux, défendu par une formidable artillerie, un grenadier du régiment d'Orléans vint tomber aux pieds du maréchal de Saxe, la jambe emportée par un boulet de canon.

Le maréchal voulut le faire conduire à l'ambulance.

—Que vous importe ma vie? dit brusquement le grenadier; laissez donc ce soin à ceux qu'il regarde, et occupez-vous de gagner la bataille!

A l'entrée du village était un escarpement très élevé que les soldats de Beauvoisis et les gardes-françaises avaient escaladé sous une grêle de mitraille.

Le jeune marquis de Boufflers, colonel du régiment de Beauvoisis, était trop petit pour franchir l'escarpement. Tony, rentré dans les gardes après le succès de son entreprise, arrivait avec une escouade de sa compagnie.

—Attendez, colonel, dit-il en riant.

Et, grimpant sur le talus, en vrai gamin de Paris, il se mit à plat ventre et tendit les mains au petit marquis, qu'il hissa à côté de lui.

Malgré les balles qui pleuvaient, celui-ci l'embrassa avant de descendre.

—Nous nous reverrons, s'écria-t-il, en sautant à terre, l'épée à la main.

—Oui, dit Tony, si nous ne sommes pas tués.

Ni l'un ni l'autre ne le furent. Mais notre jeune héros n'en devait pas moins être cruellement éprouvé....

Au plus fort de la bataille, le marquis de Langevin, grisé par la poudre, par la fureur des ennemis, par l'ardeur de ses gardes, s'était fait, pour ainsi dire, de colonel-général qu'il était, simple soldat.

Si Tony se battait comme un lion, Langevin ne craignait pas plus que lui de s'avancer au milieu des alliés jusqu'à ce que tous ses gardes l'eussent rejoint, puis de s'avancer encore.

La bravoure coûte cher. L'un des Autrichiens eut honte de fuir, et, se retournant soudain, l'épée haute, s'élança sur le marquis qui, occupé à en tuer un autre, ne voyait point celui-ci.

Mais Tony l'avait vu, lui! Bondissant au-dessus des morts et des blessés, il accourut, trop tard, hélas! Quand il entra son épée dans la poitrine de l'Autrichien, ce dernier s'était vengé d'avance en frappant au défaut de l'épaule le marquis de Langevin...

—Ah, je suis perdu! fit le colonel en tombant dans les bras de Tony.

Si ardent qu'il fût pour la bataille, l'ancien protégé du marquis avait un nouveau devoir à remplir. M. de Langevin était en si grand danger de mort qu'il appartenait à Tony de le faire ramener au camp.

Il le prit d'abord dans ses bras jusqu'à la plus prochaine ambulance où les chirurgiens lui appliquèrent, en hochant la tête, un pansement qu'ils savaient inutile, puis, le plaçant sur une litière qu'il voulut soutenir lui-même du côté de la tête, aida ainsi à le transporter au camp.

Là on coucha le marquis de Langevin sur un lit improvisé avec des planches et des couvertures, les coussins de son carrosse de guerre lui servant de matelas. Mais le marquis, qui se sentait mourir, voulut que l'on mît à côté de lui son épée, ses épaulettes et son grand cordon rouge de Saint-Louis, afin d'avoir sous les yeux, au moment de rendre le dernier soupir, l'instrument et la récompense de sa vie de soldat.

Bien que la bataille continuât, un groupe d'officiers l'entourait, morne, désespéré.

—Je vous en prie, messieurs, fit le colonel en leur serrant les mains, allez à votre devoir.

Et, comme ces valeureux officiers obéissaient au dernier ordre de leur chef:

—Je vais mourir, dit le marquis à Tony d'une voix affaiblie. Reste, toi, mon fils. Moi aussi, j'ai un devoir suprême à remplir.... J'ai ma confession à te faire.

—Mais, mon colonel, mon bon colonel, mon second père, non, non, vous ne mourrez pas! s'écria Tony sanglotant.

—Si tu le crois vraiment, va donc te battre.... Ah! tu vois bien, tu restes. Je vais mourir, te dis-je, je le sais! j'ai à peine une heure à vivre... en admettant que je ne me fatigue pas... que je ne parle pas surtout.... Or, je te répète qu'il faut que je parle....

Tony s'agenouilla auprès du lit.

—Écoute, reprit le marquis à demi-voix, écoute bien ce que je vais te dire.... Jamais on n'a eu confession plus cruelle à faire avant de paraître devant Dieu!

Je ne méritais pas, vois-tu, de mourir ainsi sur le champ de bataille, au milieu du triomphe de la victoire... car un jour, dans ma vie, j'ai été misérable et lâche.

—Oh! c'est impossible! s'écria Tony emporté par son affection pour le vieillard.

—Tais-toi et ne m'interromps plus. J'ai à peine le temps de tout te raconter, et cet aveu doit être complet...

Ah! mon pauvre enfant, rappelle-toi bien ces paroles: L'honneur est une grande et noble chose... C'est la première loi à laquelle l'homme doive obéir... Mais il ne faut pas l'exagérer... Il ne faut pas prendre pour la voix de l'honneur ce qui n'est que le cri de l'orgueil révolté... Je suis tombé dans cette erreur, elle m'a conduit au crime...

Je t'ai dit un jour mon amour pour ma fille... pour ta mère... Eh bien..., sous la fatale pression de l'orgueil... je... je l'ai tuée!... râla le marquis d'une voix étouffée en cachant sa tête dans ses deux mains.

—Vous!... s'écria Tony en bondissant malgré lui.

—Hélas! insulte-moi, tue-moi! Broie sous tes pieds ce coeur qui n'a plus que quelques minutes à battre... Mais auparavant entends-moi jusqu'au bout, il le faut pour que je puisse implorer ton pardon.

J'ai été élevé en soldat, selon les principes du soldat. Je voulais que mon honneur fût sans tache, si petite qu'elle fût...

Je me mariai avec la plus noble des femmes. Elle mourut en donnant le jour à une fille. Sur cette enfant, je reportai tout mon amour... tout mon orgueil.

L'enfant grandit, grandit et devint belle comme sa mère... Je l'admirais et j'en étais fier... Et je la voulais pure... pure comme ma conscience de soldat... Pour arriver jusqu'à ma fille, il eût fallu me tuer, moi!

Hélas! je le croyais... quand un soir... un soir... une conversation de gens de cour, qui ne se savaient pas écoutés, m'apprit un terrible secret... Ma fille en qui j'avais la plus entière confiance... Ma fille que j'aurais rougi de soupçonner... Ma fille... s'était donnée volontairement... Elle allait devenir mère!...

Je tombai comme un fou au milieu des causeurs atterrés par ma présence; je saisis à la gorge celui qui parlait et je l'envoyai se briser le crâne à l'angle d'une muraille... Puis, éperdu, je courus à mon hôtel et je montai à la chambre de ma fille...

Terrible souvenir! s'écria le marquis en se soulevant sur sa couche malgré son atroce blessure. Ah! que de remords cet instant d'aveuglement m'a causés depuis... Ma fille, souffrante, disait-elle, avait fait défendre sa porte...

Inquiet de cette résistance qui confirmait les dires des calomniateurs, je bousculai les chambrières effarées, et, d'un coup d'épaule, j'ouvris cette porte...

Le moribond s'arrêta et prit dans un flacon placé à côté de lui un cordial dont il avala quelques gouttes.

—Elle était pâle, sur son lit, continua-t-il... Çà et là des vêtements épars, des linges, des langes d'enfant... Tout confirmait la fatale nouvelle... Ma fille, ma fille, que je croyais pure... venait de mettre au monde un enfant...

Je cherchai des yeux l'odieuse preuve de notre honte pour l'écraser sous mon talon... Mais par bonheur, mon pauvre Tony, on venait de t'emporter...

—Moi, moi? C'était moi! s'écria le jeune homme haletant.

—C'était toi, cher enfant. Ah! pardon!... Mais laisse-moi achever. Tu n'étais plus là..! Sur qui donc alors me venger? Je saisis ta mère dans un accès de rage, l'insultant, la menaçant, lui reprochant de m'avoir ravi l'honneur... Épuisée par les souffrances, épouvantée de ma colère, elle... oui, hélas! elle expira entre mes mains!...

Le marquis s'affaiblissait de plus en plus. Il dut avoir de nouveau recours à son cordial, afin de pouvoir reprendre son récit.

—Ma fille morte, continua-t-il, je restai un instant anéanti. Puis la voix de l'orgueil reprit le dessus. Elle me cria que mon oeuvre n'était pas achevée, que mon honneur voulait que l'enfant pérît comme celle qui l'avait mis au monde...

Un médecin, chèrement acheté, donna à la mort de ma fille une explication, et tout le monde me plaignit... Mais, moi, je me disais que ma tâche n'était pas accomplie. Il me fallait savoir où l'on avait caché le rejeton du crime...

Je te cherchai longtemps. Sept années se passèrent, pendant lesquelles je n'osai marcher la tête haute, sentant qu'il y avait encore une tache sur mon blason.

Enfin je découvris ta retraite... Tu te souviens des hommes masqués qui te poursuivirent, qui voulurent te tuer... C'était moi qui les commandais...

La voix du marquis était devenue de plus en plus sifflante et entrecoupée. Il se tut tout à coup et murmura:

—Oh! je me meurs... Tony, mon fils, je t'ai avoué mon crime... Je n'ai pu... te dire mes remords... Pardonne-moi...

Tony resta silencieux.

—Ah! s'écria le moribond, rassemblant dans ce cri tout ce qui lui restait de forces, je t'implore, mon fils... Me laisseras-tu mourir sans m'absoudre?

D'un geste saccadé, il arracha de sa poitrine le médaillon qu'une fois, au château de Blérancourt, il avait montré à Tony. Il le posa sur ses lèvres, et, le tendant au jeune homme:

—Tiens, murmura-t-il d'une voix si faible qu'elle était à peine perceptible. Tiens... prends... ce souvenir... Mais... par pitié... en mémoire d'Elle... Ce crime... je l'ai bien expié, va... par dix-huit années de remords et d'insomnie... Tony, pardonne-moi, pour qu'Elle et Dieu me pardonnent...

Tony regardait le portrait. On eût dit qu'il le consultait... Enfin, comme pour obéir à un ordre que semblait lui donner cette précieuse image, il se jeta dans les bras du vieillard, puis, se redressant:

—Au nom de ma mère, dit-il, que Dieu vous tienne compte de vos souffrances et vous pardonne comme moi!

—Oh! merci, dit le marquis, dont une pâle lueur de joie éclaira le visage... maintenant... je puis mourir en paix.

—Ah! par grâce, un effort encore. Ma mère est morte, mais j'ai un père! Mon père, du moins, faites-le-moi connaître!

—Ton père?... Ah! d'autres que moi eussent été heureux et fiers de lui donner leur fille en pâture... Ton père... c'est...

Un râle lui coupa la parole, l'agonie qu'il avait conjurée, à force de volonté, venait de commencer, terrible.

Tony, épouvanté, appela les officiers, les médecins. Mais tout secours était inutile.

Le marquis était mort.



XXI

EN BUVANT...

Le 12 octobre au matin, l'armée française allait reprendre ses tentes au camp d'Houté.

Tony, que son service retenait dans les gardes, avait dû, les larmes aux yeux, laisser partir pour Paris le corps embaumé du marquis de Langevin.

Heureusement un incident allait le distraire de sa douleur. À peine venait-il au camp, maman Nicolo l'avertissait que le nain, arrivé depuis la veille, l'attendait à sa cantine.

Quelque remords que pût lui causer la vue de Bavette, il s'y rendit.

Il n'avait point le droit de laisser le nain travailler tout seul.

Goliath était attablé en face d'une série de bouteilles aux cachets variés. Il paraissait épouvantablement gris.

En voyant Tony, il se leva avec joie, et se mit à battre un entrechat. Le jeune lieutenant eut mille peines à le calmer.

—Peuh! peuh! dit le nain, ne vous fâchez pas, vous vous en repentiriez tout à l'heure...

—Pourquoi cela, s'il vous plaît?

—Parce que j'ai du nouveau... J'ai toujours du nouveau, moi...

—Voyons, reprit Tony impatienté, raconte et raconte vite, surtout.

—Aussi vite que vous voudrez. Dieu en soit loué, si j'ai d'autres défauts, je n'ai pas celui d'être bavard...

—C'est bon; mais au fait, au fait!

—J'y arrive, au fait. Ne vous impatientez pas. C'est par la patience et la ténacité que je parviens, moi qui vous parle, à réussir dans mes entreprises...

Tony, voyant qu'il n'y avait rien à faire contre la loquacité du nain, que le vin rendait plus prolixe encore, se contenta de hausser les épaules et attendit.

—Donc, poursuivit le petit homme, prenons les choses au début. Vous savez que c'est l'envie de boire qui m'a fait vous retrouver... Me basant sur l'expérience, je me suis dit qu'en buvant un petit coup, je découvrirais peut-être M. de Vilers... J'ai donc bu....

—Cela se voit. Mais poursuis.

—Le vin m'a toujours porté bonheur, voyez-vous. Si je n'étais pas sorti du château de Blérancourt pour tutoyer le vin de France, je n'aurais sauvé personne. Mais je reviens à mes moutons, c'est-à-dire au marquis...

—Hâte-toi, je t'en prie; tu dois voir que je ne suis pas d'humeur...

—Tiens, c'est vrai! J'abrégerai donc. D'ailleurs, cela me fatigue de parler et ça me donne une soif! Il y a qu'après avoir fouillé pour rien une fois, deux fois, trois fois, la ville d'Anvers et ses environs, je commençais à désespérer, quand voilà qu'un soir, éreinté d'avoir couru, j'entre me reposer dans une auberge...

—Et c'est là que...

—C'est là qu'il y avait d'excellent faro, auquel je commençais à m'accoutumer, pour varier avec le vin. Or, je venais de vider le premier moos, quand une querelle de tous les diables s'élève...

—Une querelle?

—Oui... je pourrais même dire sans exagération une bataille. Au plus fort, comme j'essayais de comprendre de quoi il s'agissait, les hallebardiers arrivent et nous mènent tous au violon... un instrument que j'aimerai dorénavant, moi qui ne pouvais pas le sentir...

—Mais qu'a de commun cette arrestation avec le marquis? demanda Tony impatienté.

—Vous allez voir... Au violon, on m'interroge... je dis que je ne savais rien.

—Naturellement.

—Oui. Mais les autres, ceux qui se battaient, racontent leur histoire. Il s'agissait d'un cheval que l'un des deux était accusé d'avoir volé... Il s'explique, et savez-vous ce qu'il raconte?

«—Je peux pas le rendre, qu'il dit dans son baragouin. Je l'ai vendu.

»—À qui?

»—Je sais pas!»

On s'étonne, on demande la preuve, et patati et patata... Il désigne celui à qui il a vendu le cheval... Un officier français, avec un habit blanc et un manteau rouge...

—Vilers! s'écria Tony.

—Vilers qui partait.

—Mais pour où?...

—Dame, probablement pour Paris. S'il fût venu par ici, vous auriez entendu parler de lui pendant la bataille... Je suis sûr qu'il est à Paris.

—À Paris? Et justement on disait tout à l'heure que nous allions y rentrer. Dieu soit loué! Goliath, je t'emmène avec moi.

—À Paris, moi?... quelle chance! maman Nicolo, ma digne amie, une autre bouteille pour fêter cette heureuse nouvelle!

—Bois à ton aise, mon pauvre Goliath. Moi, je cours m'informer au quartier général de ce qu'il peut y avoir de vrai dans ces propos de départ.

Et Tony sortit, laissant le nain compléter son ivresse.



XXII

LE BILLET DE L'AMANT

On n'avait point trompé Tony. Rocoux avait été une bataille décisive. Le maréchal de Saxe jugea à propos d'arrêter là momentanément la campagne.

Il fit occuper les villes prises, détacha de son armée treize bataillons et neuf escadrons, qu'il envoya en Bretagne, sous les ordres de MM. de Contades, de Saint-Pern et de Coëtlogon, défendre les côtes attaquées par les Anglais, puis il prépara ses quartiers d'hiver en pays conquis.

La maison du roi, la gendarmerie et la brigade composée de deux régiments de gardes-françaises, partirent le 17 octobre pour Paris. Tous ces mouvements de troupes sont rigoureusement authentiques.

Dans les premiers jours de novembre 1746, semblaient donc s'être donné rendez-vous à Paris tous les survivants de ces tragiques aventures.

Mame Toinon était revenue à sa maison de la rue des Jeux-Neufs, qu'elle avait si bien espéré ne plus revoir.

Elle y avait retrouvé, gardant toujours la boutique, la fidèle Babet dont la figure maussade était devenue presque gracieuse de joie à l'arrivée de sa patronne.

On juge si les voisins étaient accourus, attirés un peu par sympathie et beaucoup par curiosité, s'enquérir des événements curieux qui avaient dû se passer dans le lointain voyage de la costumière.

Mais leur attente avait été déçue.

Toinon, en effet, n'était plus la joyeuse et gaillarde et bavarde personne que nous avons présentée au début de notre récit.

Depuis son départ, un grand changement s'était opéré en elle.

Elle était sérieuse, triste, presque timide...

Toinon, en arrivant à Paris, avait eu tout d'abord un cruel désappointement.

Elle avait espéré que Tony reviendrait comme autrefois loger rue des Jeux-Neufs. Elle s'était empressée de nettoyer, de parer elle-même la meilleure chambre de la maison.

Vaine prévenance. Tony avait refusé.

—Vous comprenez, avait-il dit, que je ne puis aller habiter aussi loin de la caserne où je suis appelé par mon service à chaque instant. J'irai rue des Jeux-Neufs souvent, bien souvent, autant que me le permettront mes heures de liberté, mais je prendrai un logement tout près du quartier.

La pauvre maman Toinon n'avait pas osé répliquer. Tony venait en effet presque tous les jours rue des Jeux-Neufs, où ses bottes, son épée et ses épaulettes d'or mettaient en rumeur tout le quartier, qui n'en pouvait croire ses yeux, mais ses visites étaient de plus en plus froides et courtes.

Quand il partait, les voisins malicieux et envieux remarquaient que mame Toinon avait les yeux gros comme quelqu'un qui a envie de pleurer. Puis, le nuage qui couvrait son front s'éclaircissait et elle semblait joyeuse pour quelques heures. Où eût dit qu'elle avait un secret qui lui causait à la fois plaisir et douleur.

Les habitants de la rue des Jeux-Neufs auraient bien voulu le connaître, ce secret! Mais Toinon, chose incroyable, ne voisinait plus!

Un personnage, qui avait également le don de préoccuper beaucoup les bons bourgeois du quartier Montmartre, c'était maître Goliath, le nain.

Tony l'avait amené avec lui et en avait fait son factotum. Vêtu d'un costume demi-civil, demi-militaire, le bout d'homme venait fièrement, soit de la part de Tony, soit pour l'accompagner. Il vivait en partie à la caserne où il engageait des luttes bachiques avec ses amis La Rose, Pivoine et Normand, à la cantine de maman Nicolo.

Mais cela ne l'empêchait pas de fouiller tous les coins de la capitale pour y trouver le marquis de Vilers...

C'était, hélas, peine perdue!

À l'hôtel de Vilers, la situation était toujours la même.

Le temps s'était écoulé. La marquise était sur le point de mettre au monde l'enfant qu'elle portait dans son sein, et Vilers ne reparaissait pas.

La campagne était finie pourtant. Qu'était-il devenu? Était-il mort? Se cachait-il seulement?

Parfois Haydée, tout entière au bonheur d'être mère oubliait ses épouvantables tourments pour ne plus songer qu'à ce petit être qu'elle chérissait déjà.

La mère absorbait l'épouse.

Puis elle se demandait quel serait le sort de ce pauvre enfant qui viendrait au monde sans connaître son père; qu'il faudrait élever, privé de son protecteur naturel... Et cet enchaînement d'idées la ramenait au souvenir de celui qu'elle n'osait plus espérer revoir...

Alors, la marquise pleurait, les douleurs de l'épouse absorbant à leur tour les joies de la mère.

En vain, Tony, qui de temps à autre était admis auprès de madame de Vilers,—en vain, le baron de Chartille qui, trois fois par semaine, renonçait à la chasse pour venir à Paris, réunissaient-ils tous leurs efforts pour consoler Haydée et lui faire croire que Vilers reviendrait. Tous les raisonnements échouaient devant son absence prolongée et inexplicable.

Voyons maintenant ce que devenaient Maurevailles et Lacy.

Nous avons fait suffisamment connaître le caractère des deux Hommes Rouges, pour qu'on soit certain qu'ils ne se tenaient point pour battus et comptaient toujours sur la revanche.

Ils attendaient seulement une occasion propice et sûre.

Leurs apparitions au quartier étaient rares; ils n'y venaient même que lorsque leurs fonctions l'exigeaient absolument. Le reste du temps, ils complotaient.

Au soir où nous sommes, ils avaient devant eux leur courrier Luc, celui qui leur avait annoncé aux Pays-Bas la grossesse de la marquise.

—Et tu dis alors, demanda Maurevailles à son espion ordinaire, que la marquise sort souvent?

—Monsieur le chevalier le sait comme moi. Il a pu la rencontrer en promenade.

—Parle toujours.

—Eh bien, j'ai repris mes relations à l'hôtel de Vilers, et l'on m'a raconté que les médecins ont ordonné à la marquise, non seulement de l'exercice, mais encore et surtout du grand air. Elle a commencé par des promenades dans les jardins, conduite ou par le vieux Joseph, ou par le baron de Chartille—auquel il ne faut pas se frotter. Maintenant, elle sort deux ou trois fois par semaine pour aller, soit au Cours-la-Reine, soit à la porte Saint-Antoine...

—Et peux-tu savoir de quel côté se dirigera sa promenade aujourd'hui?

—Bien facilement. Je suis intime avec le valet de pied, qui n'a pas de secrets pour moi.

—Eh bien, pars vite et reviens nous informer!

Luc sortit. Les deux Hommes Rouges restèrent seuls.

—Alors, demanda après un silence Lacy à Maurevailles, tu ne renonces pas à la marquise?

—Jamais. J'ai été joué, bafoué, vilipendé, mis en prison... Ce n'est plus par amour maintenant que je la veux, c'est pour me venger d'elle et de son mari.

—Son mari est mort...

—Bah! Qui sait? Et puis qu'importe?

—Tu as raison. Compte sur moi alors. J'ai juré! Mais quel est ton but?

—Je veux l'avoir, elle et son enfant, à ma discrétion et pouvoir ainsi tenir tête à Chartille, au jeune coq de Tony et à toute leur bande.

—Et ton service aux gardes?

—J'enverrai ma démission que j'ai toute prête dans ma poche... D'ailleurs le colonel, duc de Biron, qui succède au marquis de Langevin comme colonel, sera peut-être un peu moins prévenu contre nous.

Maurevailles fut interrompu par l'arrivée de Luc qui accourait.

—Monsieur, Monsieur, dit-il, la marquise vient de sortir en carrosse, avec sa soeur, mademoiselle Réjane.

—De quel côté vont-elles?

—Elles vont sortir par la porte Saint-Antoine et aller jusqu'au donjon de Vincennes. La marquise compte se promener dans les allées du bois.

—Parfaitement, s'écria Maurevailles avec une sinistre joie. Elle ne pouvait choisir un endroit plus propice à mes desseins! Allons, Lacy, en route et bon courage! Nous touchons au but, cette fois!

Les chevaux étaient prêts. Les deux officiers, qui avaient quitté leurs uniformes pour revêtir de riches costumes de ville, sautèrent en selle, non sans s'assurer que les fontes étaient solidement garnies.

—Défiez-vous, monsieur le chevalier, fit observer Luc. Je vous avertis que le carrosse est accompagné et surveillé...

—L'avis est bon, dit Maurevailles, en haussant les épaules, mais, nous aussi, nous avons pris nos précautions.

Ils piquèrent des deux et partirent dans la direction de la Bastille où ils comptaient joindre le carrosse qui allait fort lentement.

La promenade choisie par la marquise était fort belle. Le long de la route, les folies—c'est ainsi qu'on nommait alors les petites maisons où les courtisans allaient loin des regards curieux se livrer à leurs ébats—les folies, disons-nous, étalaient leurs parcs et leurs jardins aux senteurs parfumées.

Les derniers rayons du soleil d'automne illuminaient la route, au bout de laquelle le bois ombreux offrait un refuge tranquille au promeneur ennemi de la foule.

Le comte et le chevalier rejoignirent le carrosse.

En apercevant la marquise, toujours adorablement belle, dans sa pâleur de malade, Maurevailles sentit son coeur bondir. Son amour renaissait plus ardent que jamais.

Quant à Lacy, il avait vu la tête mutine et triste de Réjane qui, par la portière, regardait la route, et il se disait en lui-même:

—Comment Maurevailles ne répond-il pas à l'amour de cette adorable enfant qui, elle, est folle de lui!... Ah! que je serais heureux, si, au lieu de se donner au chevalier, son coeur eût voulu me choisir!

Les deux cavaliers retinrent leurs montures; il s'agissait de ne pas être vu. L'endroit n'était pas propice à un enlèvement. D'abord il y avait trop de monde; ensuite, comme l'avait dit Luc, le carrosse était gardé.

À côté du cocher, sur le siège, le vieux Joseph interrogeait la route. Derrière, deux solides laquais, se pendant aux étrivières, empêchaient toute surprise...

Enfin, à droite et à gauche, cinq ou six promeneurs, ouvriers ou paysans, marchaient en chantant ou en causant de leurs affaires, et pour leur plaisir personnel, sans doute, ne perdaient pas de vue le carrosse et les deux dames qui étaient dedans.

—Attendons d'être dans le bois, dit Lacy à Maurevailles, qui grinçait des dents d'impatience.

—Par les mille diables d'enfer, le carrosse ne marchera donc pas plus vite, afin de laisser ces manants derrière lui?...

—Ils ont l'air de s'y attacher... On dirait qu'ils l'escortent...

—Allons donc!

—Vois plutôt. En voici un qui se rapproche et parle au vieux Joseph. Ah! si je pouvais voir son visage...

Le paysan avait, en effet, échangé quelques paroles avec le fidèle serviteur du marquis de Vilers. Sur un signe de Joseph, il ralentit le pas, ainsi que son compagnon, qui semblait être non moins paysan que lui, et laissa le carrosse poursuivre sa route au milieu des autres promeneurs.

—Que signifie ce manège? demanda Lacy intrigué.

Les capitaines continuèrent d'avancer. Bientôt, ils ne furent plus qu'à quelques pas des deux paysans, qui cheminèrent à côté d'eux, de même que les autres marchaient auprès du carrosse.

—Morbleu! j'y suis maintenant, murmura Lacy en se penchant à l'oreille de Maurevailles. Pendant que leurs amis surveillent la voiture, ces deux-là nous espionnent.

—Que veux-tu dire?

—Ne t'émeus pas et, sans en avoir l'air, examine celui qui est à côté de toi...

—Eh bien!

—Tu ne connais pas cette figure?

—Non.

—Tu as la mémoire courte... Te souviens-tu de notre arrestation à l'hôtel de Vilers?...

—Si je m'en souviens? s'écria Maurevailles avec colère.

—Et tu as oublié l'homme qui t'a passé une corde autour du corps...

—Ah! morbleu! je le reconnais en effet... il faut que je casse la tête à ce drôle?

—Garde-t-en bien!... Du calme au contraire... Je vois de quoi il s'agit... Joseph a fait part au lieutenant de police de la sortie de la marquise... Nous avons devant nous La Rivière et ses estafiers...

—Et tu crois que nous ne ferions pas bien de charger cette canaille?...

—Pas du tout. À la ruse opposons la ruse, et attendons une occasion.

—Soit, dit Maurevailles, en rongeant sa colère; au fait, tu as raison. Ce n'est pas le moment de nous attirer une querelle avec M. de Marville.

—Seulement, le coup est manqué pour aujourd'hui et nous ferons bien de rentrer dans Paris.

—Allons donc! Tu l'as dit toi-même, il faut agir de ruse... j'ai trouvé mon moyen.

—Quel est-il?

—Tu verras. Mais prenons le trot. Nous n'avons plus besoin de suivre le carrosse, et je ne suis pas fâché de faire courir un peu messieurs de la police.

Les deux cavaliers éperonnèrent leurs montures et partirent au grand trot par une route transversale, à la grande stupéfaction des deux exempts qui les surveillaient.

Car c'étaient bien, en effet, des exempts que, sur la demande du baron de Chartille, le lieutenant de police avait mis à la disposition de madame Vilers, pour la suivre et la protéger dans sa promenade à Vincennes.

Les deux pauvres policiers se demandèrent un instant s'ils devaient courir après les cavaliers. Mais, songeant qu'avant tout ils avaient mission de veiller sur la voiture, ils rejoignirent leurs camarades.

Maurevailles et Lacy avaient fait un détour et étaient arrivés les premiers dans le bois.

Ils attachèrent leurs chevaux à un poteau et se cachèrent dans un massif. Là, Maurevailles tira ses tablettes et se mit à écrire.

—Que diable fais-tu? demanda Marc de Lacy intrigué.

—Tu vas voir tout à l'heure.

La voiture arriva à son tour. Haydée et Réjane en descendirent.

Après un rapide coup d'oeil aux environs, Joseph s'écarta pour laisser les deux femmes se promener. Les exempts l'imitèrent.

Quelques instants se passèrent ainsi; Marc et Maurevailles ne bougeaient pas.

Peu à peu Haydée et Réjane, ne voyant rien de suspect, avaient pris confiance. Joseph lui-même, croyant les Hommes Rouges repartis pour Paris, avait cessé d'être sur ses gardes.

C'était là ce que Maurevailles attendait.

Il suivit pas à pas, derrière les buissons, la marquise et sa soeur. Saisissant un moment où celle-ci tournait la tête vers lui, il se montra tout à coup.

Réjane étouffa un cri de surprise.

—Qu'as-tu? demanda Haydée subitement inquiète.

—Rien, je me suis heurté le pied contre une racine.

Le plus difficile était fait. Le chevalier avait la certitude d'avoir été vu. Il était évident que Réjane tournerait à la dérobée les regards de son côté.

Maurevailles déplia le billet qu'il avait écrit et le montra à Réjane.

Elle devint toute rouge. Elle avait donc compris.

Il enroula le billet autour d'un caillou et, jetant le tout aux pieds de la jeune fille, se cacha de nouveau.

—Tiens, s'écria-t-elle, il y a encore des fleurs dans l'herbe.

Et elle se pencha, ramassa vivement le billet et le cacha furtivement dans son sein.

—Non, je me suis trompée, fit-elle froidement.

Pendant ce temps-là, Maurevailles disait à son ami:

—Allons-nous-en. Nous avons maintenant une intelligence dans la place.

Réjane était impatiente de connaître le contenu du billet qui lui brûlait la poitrine. Elle prit un nouveau prétexte pour s'écarter un instant de sa soeur et lut avidement ce qui suit:

«Vous pouvez aider celui qui vous aime à conjurer un grand danger qui menace votre soeur. Je serai ce soir, à dix heures, à la petite porte du jardin. Silence!»



XXIII

LE PREMIER RENDEZ-VOUS DE RÉJANE

Le soir était venu.

Soigneusement enveloppé dans un grand manteau de couleur sombre, Maurevailles s'achemina vers l'hôtel de Vilers.

Il évita de passer par la grande porte, qui devait être surveillée par les hommes de M. de Marville, et alla directement sur le quai de Béthune, à l'endroit où nous avons déjà vu, au commencement de ce récit, Tony escalader le mur des jardins de l'hôtel.

Maurevailles savait qu'il n'aurait pas besoin d'escalade. Il connaissait assez le fol amour de Réjane et sa confiance de jeune fille, ignorante du mal, pour être certain qu'elle viendrait au rendez-vous qu'il lui avait fixé.

Il avait raison.

Le billet de Maurevailles avait, en effet, soulevé une profonde émotion dans l'âme de la jeune fille.

C'était donc vrai!... Son rêve se réalisait!... Elle était aimée de celui à qui s'était adressé le premier battement de son coeur!

Renonçant aux projets infâmes qu'elle lui avait entendu former au château de Blérancourt, Maurevailles se consacrait à elle tout entier et, loin de chercher, comme autrefois, à perdre Haydée, il s'exposait pour la sauver...

Réjane était heureuse et fière d'être la cause de ce retour vers le bien.

Cependant, malgré elle, des doutes venaient l'assaillir. Cette conversion était-elle sincère? N'était-ce pas un piège qu'on lui tendait?

Mais elle repoussait ces doutes indignes... Elle se les reprochait comme autant de blasphèmes.

—Maurevailles est généreux et bon, se disait-elle; il a été abusé dans un moment de folie, il a voulu tenir un serment prononcé à la légère... Ce serment, Vilers ne l'avait-il pas prononcé, lui aussi? Et quel homme est plus noble et loyal que Vilers? Maintenant Maurevailles, noble et loyal aussi, reconnaît ses erreurs et veut les réparer?...

Elle se rappelait les efforts qu'il avait faits pour la sauver, lors de l'horrible scène qui l'avait rendue folle. Elle se souvenait qu'il n'avait pas voulu se sauver sans elle...

—Mon Dieu, disait-elle encore, il ne peut songer à me tromper. Il m'aime bien véritablement; je le sens, j'en suis sûre.

Cependant, elle hésitait à aller à ce rendezvous... le premier. Elle, si résolue le jour où elle était allée réclamer Maurevailles au lieutenant de police, elle avait peur maintenant de se trouver seule avec lui.

À mesure que l'heure approchait, son hésitation redoublait.

Elle regardait avec anxiété la pendule de Boule dont l'aiguille, si lente à son gré tout à l'heure, semblait dévorer l'espace maintenant...

—Non, dit-elle tout à coup, je ne puis aller à ce rendez-vous. Ce serait mal, puisque, pour m'y rendre, je dois me cacher, puisque je n'ose en parler même à ma soeur, puisque je rougis, puisque je tremble qu'on ne me voie!

Elle avait déjà pris une mante pour sortir. Elle la jeta loin d'elle, comme pour chasser au loin la tentation.

Et la pendule marchait toujours, l'aiguille allait atteindre l'heure...

Réjane ouvrit un livre, espérant chasser, grâce à lui, les idées qui l'assaillaient, mais elle ne lut que des yeux, sans comprendre: sa pensée était ailleurs.

Tout à coup le timbre argentin de la pendule retentit.

La pauvre enfant jeta brusquement son livre, ramassa sa mante et posa le doigt sur le bouton de la porte...

Elle s'arrêta.

Mais le plus fort était fait. La porte s'ouvrit et la jeune fille se hasarda, émue, palpitante, rouge à la fois de honte et de plaisir, dans les allées du jardin.

Légère comme un sylphe, retenant son haleine, s'effrayant de tout, du bruit du sable qui craquait sous ses pas, du choc d'une branche morte ou d'une feuille qui tombait, elle arriva à la petite porte, derrière laquelle Maurevailles attendait.

Elle écouta.

Rien d'abord que le silence... puis un pas assourdi...

La peur la prit. Si un voleur, cherchant à s'introduire dans l'hôtel, la surprenait là, seule?

Mais derrière la porte, on toussa légèrement.

C'était Maurevailles.

Ses hésitations la reprirent. Fallait-il répondre ou s'enfuir?

Peut-être malgré elle, peut-être avec intention, Réjane soupira, et ce soupir fut entendu de l'autre côté de la porte.

—Réjane?... est-ce vous? demanda une voix.

La jeune fille demeura muette.

—C'est moi, reprit la voix, moi qui vous ai écrit...

Réjane n'osait ouvrir.

—Je vous l'ai dit, continua la voix que l'amoureuse pourtant reconnaissait bien, votre soeur court le plus grand danger.

Ma foi, la pauvre enfant n'y tint plus... La porte s'ouvrit toute grande.

Maurevailles était sur le seuil.

—Nous ne pouvons rester ici, dit-il en voyant que la jeune fille était là en face de lui, semblant attendre. Nous sommes mal pour causer... Le premier passant nous remarquerait.

Réjane recula d'un pas. Le chevalier entra, referma la porte et, sans ostentation, retira la clef qu'il garda.

Il faisait une belle nuit d'automne, une de ces nuits où l'hiver s'annonce et qui, claires encore comme en été, sont déjà glaciales comme en décembre.

Mais Réjane n'avait pas froid. Son coeur battait à se rompre, et le sang affluait à ses tempes. Son front était brûlant quand Maurevailles, se penchant vers elle, l'effleura de ses lèvres.

Elle frémit sous ce baiser... le premier qu'elle eût jamais reçu d'un homme...

Mais, de même qu'il n'avait pas voulu rester sur la porte, Maurevailles ne voulut pas demeurer dans le jardin.

—Il fait froid, Réjane, dit-il doucement d'une voix qui retentit à l'oreille de la jeune fille comme une musique céleste, il fait froid, vous êtes brûlante, vous ne pouvez rester ici...

Il jeta les yeux autour de lui et aperçut un petit pavillon champêtre tout vermoulu.

—Qu'est-ce que cela? demanda-t-il.

—Le vieux kiosque...

—Il n'y a personne?

—On n'y vient jamais.

—Allons-y, nous y serons à l'abri de la température et surtout des indiscrets... Je ne me pardonnerais pas de vous avoir compromise avant le jour où je pourrai solliciter votre main de Vilers redevenu mon ami...

Ces paroles eurent un effet magique sur la jeune fille, qui d'ailleurs ne demandait pas mieux que de se laisser convaincre.

Maurevailles l'entraîna vers le kiosque.

Réjane était naïve et croyante; Maurevailles avait l'expérience et la langue dorée des roués de cette époque. Il entassa protestations sur protestations et n'eut pas de peine à capter entièrement la confiance de la jeune fille qui écoutait avec ravissement le langage d'amour tout nouveau pour elle.

—Mais, demanda-t-elle, s'arrachant à regret à la fascination qu'exerçait sur elle l'entretien du chevalier, comment ma soeur court-elle un danger?

—Vous connaissez Marc de Lacy. C'est lui, lui et Lavenay, qui m'ont poussé à ce fatal serment que je n'eusse jamais prononcé si je vous avais plus tôt connue... Lacy aime votre soeur, comme je croyais l'aimer autrefois. Il est jaloux d'elle, plus que ne le fut jamais le magnat...

Ne pouvant avoir l'amour de la marquise, Lacy a juré de la perdre. Il comptait sur moi pour cela. Mais, grâce à vous, ma Réjane bien-aimée, j'échappe à sa néfaste influence. Vous êtes le bon ange qui me protège contre ce démon.

N'ayant plus à compter sur moi pour le seconder dans ses ténébreuses menées, Lacy a cherché le moyen d'arriver seul à son but, et ce moyen, il l'a trouvé.

—Quel est-il? Oh! parlez! parlez!... s'écria Réjane frissonnante.

—C'est peut-être déloyal, ce que je fais là! Je trahis mon plus vieil ami, reprit hypocritement Maurevailles, mais je vous aime, Réjane, et pour votre amour, je brise tout. Pourtant, au moment de révéler ce qu'il n'a confié qu'à moi seul, j'hésite...

—Je vous en supplie.

—Eh bien!... mais que ceci ne sorte pas de votre bouche... Lacy veut s'emparer de l'enfant que votre soeur va mettre au monde dans quelques jours...

—Oh! c'est affreux!

—Oui, c'est épouvantable, car la douleur peut tuer madame de Vilers. Mais Lacy ne s'arrête pas à cela, il sait qu'ayant l'enfant en son pouvoir, il aura la mère à sa discrétion. Et le plus terrible, c'est qu'il est certain de réussir. Comment fera-t-il? Je n'en sais rien. Mais il arrivera à son but.

—Que faire?

—Je ne sais pas encore. Avant tout, j'ai voulu vous avertir, afin que nous avisions à l'en empêcher... Mais surtout, chère Réjane, ne dites pas un mot à votre soeur... Dans sa position, le coup pourrait lui être fatal.

—Et vous n'avez aucun projet?

—J'en avais un: mais sa mise en oeuvre ferait du scandale et c'est là surtout ce qu'il faut éviter. Cependant, ne craignez rien; je surveille le traître et je vous avertirai en temps utile... Nous avons, je le pense, quelques jours encore, n'est-ce pas?

—Oui, au moins une semaine, a dit le médecin.

—D'ici là, songez... Je chercherai de mon côté. Demain, à pareille heure, si vous le voulez bien, nous échangerons nos idées... Je me retire, car il est tard, et je ne voudrais pas qu'on pût s'apercevoir de votre absence...

Ils étaient sortis du kiosque et arrivaient à la petite porte. Maurevailles l'ouvrit avec la clef qu'il avait prise.

—Ah! dit-il, il faut que je vous rende cette clef... Mais, non... permettez-moi de la garder un ou deux jours... Je pourrai vous éviter ainsi la peine et le danger de venir m'ouvrir... Vous n'aurez qu'à m'attendre dans le kiosque.

Réjane était trop émue pour réfléchir. Elle ne refusa point.

Maurevailles garda la clef.

Après un nouveau baiser, aussi chaste que le premier, il s'enfuit, refermant sur lui la petite porte.

Si Maurevailles eût été moins certain de son triomphe et s'il eût regardé derrière lui, il eût pu voir deux ombres collées au mur.

Car le chevalier n'était pas venu seul au rendez-vous. Derrière lui deux hommes avaient attendu que la porte s'ouvrît, l'avaient vu entrer et avaient guetté sa sortie.

Au moment où il se retirait, ces deux hommes s'avançaient même pour lui mettre la main au collet, mais une parole qu'il prononça les arrêta.

Cette parole est ce mensonge qu'il osa dire dans le dernier baiser:

—Sois tranquille, chère Réjane, je sauverai ta soeur!...

En entendant ces mots, les deux inconnus, rassurés sur les projets du visiteur nocturne, le laissèrent aller et se remirent à se promener autour de l'hôtel de Vilers.

C'étaient deux des exempts de M. La Rivière.



XXIV

LE PETIT POLICIER

Si les exempts veillaient sur la marquise, il y avait quelqu'un qui veillait sur les exempts.

C'était notre ami Goliath.

Dans ses promenades à travers Paris, Goliath avait longuement réfléchi. Or, de ses réflexions était sorti cet axiome:

—Si le marquis de Vilers est à Paris, il doit s'occuper de ce qui se passe à l'hôtel où est sa femme...

Ceci posé, le nain s'était dit:

—Comme le marquis se cache, c'est la nuit qu'il doit rôder autour de l'hôtel.

D'où cette conclusion logique qu'en surveillant tous les soirs les abords de l'hôtel de Vilers, on ne pouvait manquer, une nuit ou l'autre, de rencontrer le marquis.

Sans en prévenir personne, afin de rendre son triomphe plus certain, Goliath s'était mis en embuscade sur le quai de Béthume.

C'est ainsi que du coin de la porte où il était tapi dans l'obscurité, il avait vu deux hommes passer mystérieusement, comme s'ils craignaient d'être aperçus.

—Hum! cela est louche, avait-il pensé.

Goliath, tout à fait étranger aux choses de Paris, n'avait aucune idée de ce que pouvait être la police. Elle se résumait pour lui en la maréchaussée et les exempts en tenue.

Ces hommes mystérieux l'intriguèrent donc au plus haut point.

—Ce sont évidemment des gens qui en veulent à la marquise, des sbires des Hommes Rouges, se dit-il avec inquiétude.

Et, pendant la première nuit, il suivit avec anxiété leur manège. Ce fut avec un véritable soulagement qu'au petit jour il les vit partir.

—Ils n'ont pas trouvé d'occasion favorable pensa-t-il, c'est heureux, car je n'étais pas de taille à lutter contre eux.

En homme de ressources, Goliath résolut d'avoir du renfort. Dès que le jour fut complètement levé, il alla faire part de ses soupçons à ses amis les gardes-françaises.

—Moi, je suis petit, leur dit-il après avoir raconté les incidents de la nuit, je puis me faufiler partout. Laissez-moi donc flairer le gibier. Vous, qui êtes forts et solides au poste, vous vous tiendrez à ma portée. À la première alerte, pssst!... j'appelle et vous arrivez!...

—Bravo! dit le sergent Pivoine de sa voix enrouée, bravo, petit, voilà qui est crânement combiné! Tu mériterais d'être général!... Seulement où diable nous cacheras-tu? Trois gaillards comme nous, ça tient de la place.

—Moi, je serais d'avis, dit le Gascon, d'aborder carrément les gars et de les enlever...

—Carrément, appuya le Normand.

—Ah! mes enfants! que vous êtes peu malins. Croyez-vous qu'ils se laisseront pincer?

—Que feront-ils?

—Ils se sauveront, donc!... Et puis, quand même, de quel droit les arrêteriez-vous? Tout le monde n'a-t-il pas l'autorisation de se promener la nuit au bord de l'eau?

—Le petit a raison, dit Pivoine. Laissez-le donc causer. Voyons, où nous logeras-tu, mon fils?

—Et où seriez-vous plus commodément que dans un bon cabaret, avec un cruchon de vin pour prendre patience?

—Bravo! de mieux en mieux. Je vous le disais bien. Il parle comme un ange! Goliath, il faut que je t'embrasse! s'écria Pivoine enthousiasmé.

—Laissez-moi donc tranquille, grande bête que vous êtes, dit le nain, en repoussant le sergent qui l'enlevait de force pour l'embrasser réellement... Est-ce que tout le monde ne sait pas que je suis un malin, moi?

—Un vrai malin, dit La Rose.

—Le malin des malins, compléta le Normand.

—Il est bien entendu que c'est moi qui paye... Le baron de Chartille m'a graissé le gousset, il faut que vous en profitiez...

—Ah! Goliath, dit La Rose, tu as beau être petit, tu es un grand homme. Commande, nous t'obéissons aveuglément.

—Aveuglément, répéta le Normand.

Et voilà comment, le soir venu, les trois soldats, munis d'une permission de nuit, étaient installés aux Armes de Bretagne, tandis que le nain veillait dans sa cachette.

L'aubergiste, bien payé, avait congédié ses autres pratiques et, malgré les ordonnances, conservait chez lui ces trois buveurs d'élite.

C'était justement le soir où Maurevailles avait donné rendez-vous à Réjane.

En voyant ce personnage, enveloppé d'un grand manteau, entrer dans l'hôtel, le nain se dit que ce ne pouvait être que le marquis de Vilers. À quel autre eût-on ainsi ouvert la petite porte?

Aussi surveilla-t-il avec soin ceux qu'il ne savait pas être des exempts, persuadé qu'ils attendaient le marquis pour l'attaquer à sa sortie.

Quand il les vit, plaqués contre le mur, il s'éclipsa tout doucement et courut avertir les soldats qui bondirent en écoutant son récit.

—Tonnerre! hurla le Gascon en agrafant précipitamment son épée. Ils vont avoir beau jeu, les brigands!

—J'ai justement une nouvelle botte à essayer, dit Pivoine, je ne l'ai encore expérimentée qu'en salle d'armes.

Mais, pendant ce colloque, l'homme que le nain avait pris pour le marquis était sorti, puis s'était éloigné; les policiers, trompés par sa dernière parole, avaient continué leur promenade autour de l'hôtel.

Les gardes, conduits par Goliath, ne se sentirent pas le courage de pourfendre des gens qui ne semblaient avoir nulle envie de tuer. Ils s'apprêtaient même à retourner à l'auberge quand Goliath les arrêta.

—Attendez donc, dit-il; il y a autre chose à faire. Ces gens-là doivent avoir un but qu'il sera peut-être intéressant de connaître. Attendons qu'ils s'en aillent, et alors filons-les, nous saurons, au moins, qui ils sont.

Se rendant à cette raison, ils observèrent, puis suivirent les exempts.

Ils les virent entrer à l'hôtel de la police.

—Ah! cette fois, mon ami Goliath, dit La Rose désappointé, tu t'es joliment mis dedans. Tes hommes ne sont autre chose que des agents de police.

—Allons donc!

—Parbleu! oui, et nous allions nous attirer avec eux une nouvelle affaire qui nous aurait peut-être menés loin.

—Comment cela?

—Évidemment. Les gens de M. le lieutenant général ont le bras long, fichtre!

Et La Rose expliqua au nain étonné la puissance dont disposaient ces hommes qui avaient toujours, lui dit-il, un ordre du roi en blanc dans la poche pour arrêter un personnage quel qu'il fût et le conduire à la Bastille d'où, innocent ou coupable, on ne sortait plus jamais...

Goliath ouvrait de grands yeux et songeait. Un horizon tout nouveau s'ouvrait devant lui...

—Puisqu'on ne veut pas de moi comme soldat, disait-il, pourquoi ne me ferais-je pas exempt de police? Voilà un métier qui me conviendrait! Moi, si chétif, mais intelligent, que diable! faire plier les autres devant moi...

Les gardes regagnèrent leur caserne. Goliath alla se coucher; il ne dormit pas de la nuit.

L'idée de faire partie de la police lui trottait dans la cervelle.

Le lendemain, de bonne heure, il arrivait rue des Capucines et se présentait à l'hôtel de M. de Marville.

—Que demandez-vous? lui dit un huissier en le regardant d'un air goguenard.

—Je veux parler au chef de la police.

—Avez-vous une lettre d'introduction?

—Non.

—Vous ne pouvez alors être reçu. Monseigneur est occupé pour toute la journée.

Goliath était bien désappointé. Cependant une inspiration lui vint tout à coup.

—Dites à M. le lieutenant de police qu'il s'agit de l'affaire de Vilers, dit-il à l'huissier avec importance.

Celui-ci, surpris du ton sur lequel cet ordre lui était donné, entra dans les bureaux et revint au bout de quelques minutes.

Il avait l'air beaucoup plus poli.

—Monseigneur le lieutenant général ne peut se déranger en ce moment, dit-il, mais si monsieur veut causer avec M. La Rivière?...

—Qu'est-ce que c'est que M. La Rivière?

—L'homme de confiance de monseigneur.

—Soit. Conduisez-moi auprès de lui.

L'huissier s'inclina et mena Goliath au personnage singulier dont nous avons plusieurs fois parlé.

La Rivière connaissait déjà le nain de réputation. Le baron de Chartille en avait parlé au lieutenant général et avait vanté son intelligence.

—Que désirez-vous, mon jeune ami? demanda l'exempt en baissant la tête vers son bureau, mais en ayant soin de bien examiner Goliath par-dessus ses lunettes.

—Je désire que vous m'expliquiez ce qu'il faut faire pour entrer chez vous, dit catégoriquement le nain.

—Ah! ah! vous sentiriez-vous des dispositions pour le métier?

—Vous avez besoin de chercheurs... Moi, je trouve tout.

—À merveille. Mais, puisque vous trouvez tout, dites-moi donc un peu ce que vous avez découvert jusqu'à ce jour?

—C'est facile.

Et Goliath raconta ses prouesses, en ayant soin, naturellement, de changer quelques-unes des circonstances et de se donner le beau rôle, en attribuant à son habileté tout ce que lui avait livré le hasard.

La Rivière l'écoutait en tournant ses pouces.

—Parfait, parfait, murmura-t-il, lorsque le nain eut terminé. Vous êtes habile, mon ami, fort habile; et quelles seraient vos prétentions?

—Mes prétentions?

—Oui, quels appointements demanderiez vous?

—Moi? rien; pour le moment du moins. Le baron de Chartille et le lieutenant Tony ne me laissent manquer de rien. Employez-moi à l'essai. Plus tard, nous verrons.

—Soit, c'est une affaire entendue.

—Vous m'acceptez?

—Comme auxiliaire et pour cette affaire seulement. Si, comme je l'espère, vous vous en tirez bien, nous nous arrangerons pour continuer à titre définitif.

Le nain nageait dans la joie.

—Et me donnera-t-on un papier, quelque chose pour prouver ma qualité? demanda-t-il.

—Je vais vous faire expédier une carte de service.

La Rivière entra dans les bureaux et revint au bout de quelques minutes.

—Votre nom? dit-il.

—Au pays, on m'appelait Johann; à Paris, les gardes-françaises m'ont baptisé Goliath.

—Goliath, soit, dit La Rivière en écrivant. Voici, ajouta-t-il en lui tendant une carte. Avec ça vous avez des pouvoirs suffisants. Vous viendrez au rapport à deux heures.

Une fois en possession de cette carte, le nain sortit plein d'enthousiasme.

Certain, d'après ce qu'on lui avait dit de la police, qu'on l'avait chargé de hautes et magnifiques fonctions, Goliath allait, se gonflant et s'imaginant que tous les passants devaient le considérer avec respect.

—S'ils savaient que j'ai dans ma poche une carte avec laquelle je pourrais les envoyer à la Bastille! se disait-il avec orgueil.

À deux heures, La Rivière, confiant en l'intelligence et le dévouement de Goliath, le chargea de surveiller les jardins de l'hôtel.

Mauvaise et fatale idée.

Le nain, en effet, n'avait pas tout dit à l'employé de M. de Marville. Il lui avait caché sa prétendue découverte de l'identité de Vilers.

De plus, ne voulant pas contrarier le marquis, il ne chercha pas à le regarder de trop près, et naturellement il ne reconnut pas Maurevailles.

Celui-ci eut donc toute liberté de rentrer et de sortir par la petite porte. Le nain, au contraire, le protégea, ne se doutant pas qu'il facilitait dans ses entreprises le plus mortel ennemi de Mme de Vilers.

Cela dura huit jours.

Tous les soirs, Réjane revenait au rendez-vous dans le vieux kiosque.

Le huitième jour, elle dit à Maurevailles:

—Je crois que j'ai trouvé un moyen d'échapper à votre faux ami, M. de Lacy.

—Lequel? demanda curieusement le chevalier.

—Il veut, n'est-ce pas, prendre l'enfant?

—Oui, pour être maître de la mère.

—Eh bien, si je vous le donnais, à vous?

—À moi! s'écria Maurevailles, maîtrisant mal un mouvement de joie.

—À vous, notre meilleur ami, que je chargerai de le porter en lieu de sûreté.

—Mais comment parviendrez-vous à faire consentir à cela votre soeur, dont vous connaissez les préventions contre moi?

—Je ne lui dirai rien. Je prendrai l'enfant et je vous l'apporterai. Voulez-vous?

—J'accepte avec bonheur, pour vous être utile. Maurevailles touchait enfin à son but. L'enfant allait lui être livré.

Il ne s'agissait plus que d'attendre.

Quelques jours s'écoulèrent encore. La délivrance tardait.

Enfin, un soir, Réjane dit à Maurevailles:

—Je n'ai que quelques instants à vous accorder. Ma soeur commence à être fort souffrante.

—Alors, je ferai peut-être bien de rester ici?

—Non, le médecin n'attend pas la naissance avant demain.

—Qu'importe? Pour vous être agréable, chère Réjane, et pour être utile à la marquise, je puis veiller...

—Ce serait peine inutile.

—Comment cela?

—La nourrice n'arrivera que demain soir. Elle sera logée dans une des chambres attenantes à l'appartement de ma soeur, qui tient à ne pas perdre de vue son enfant...

—Parfaitement.

—Joseph, notre vieux et dévoué serviteur, sera chargé tout spécialement de veiller sur lui. Il n'y a donc rien à craindre d'ici demain soir.

—Parfaitement. Mais alors comment ferez-vous pour m'amener le cher petit être?

—Soyez sans inquiétude. J'ai vingt-quatre heures pour choisir un moyen. Revenez demain à pareille heure. Je vous promets que le traître Lacy sera trompé dans son espoir... Mais, vous me répondez au moins de la sûreté de l'enfant? Cher petit trésor!... Ce serait la mort de ma soeur, si elle le perdait.

—Doutez-vous de ma sollicitude, ma bien-aimée? Ah! soyez tranquille; je le jure par tout l'amour que j'ai pour vous! Ce cher mignon sera entouré de tous les soins qu'il aurait eus chez sa mère... O ma Réjane, ayez confiance en celui qui vous aime...

—C'est que c'est peut-être mal, ce que je fais-là?

—Mal!... Ne suis-je pas votre époux devant Dieu? Ne vous ai-je pas juré éternelle fidélité. Ah! Réjane, douteriez-vous de mon amour?...

L'entretien continuait, bien que Réjane eût déclaré qu'elle ne pouvait rester longtemps sans que son absence fût remarquée.

Goliath qui, depuis tantôt deux semaines, veillait à la porte du jardin, commençait à trouver la chose ennuyeuse et, malgré de grands efforts d'imagination, n'arrivait pas à deviner la raison de ces visites quotidiennes et nocturnes.

Il avait résolu d'en avoir le coeur net.

Malin comme un singe, il introduisit au pied de la petite porte, entre celle-ci et son cadre, une cheville de bois qui devait s'abattre quand on ouvrirait.

Le soir où nous sommes, Maurevailles, pressé, ouvrit la porte avec la clef dont il était resté muni, repoussa la porte qui vint buter contre la cheville et tourna la clef dans la serrure.

Le pêne joua, mais, grâce à l'interstice qui existait entre la serrure et la gâche, la porte ne fut pas fermée.

Le nain put donc ainsi entrer dans le jardin.

Il s'orienta, chercha des yeux l'endroit où celui qu'il prenait pour le marquis de Vilers avait pu entrer, et aperçut à dix pas le vieux kiosque.

Il alla coller son oreille à la serrure.

D'abord il n'entendit qu'un bourdonnement confus, puis, peu à peu, les paroles devinrent plus nettes. Il entendit une voix d'homme qui disait:

—Comptez sur mon amour, Réjane. Réjane!... le marquis de Vilers parlait d'amour à Réjane, sa belle-soeur!

—Je me trompe, bien sûr! se dit Goliath.

Non, il ne se trompait pas. La suite de l'entretien ne lui laissa aucun doute. C'était bien Réjane qui était là, causant tendrement avec l'homme qui était entré.

Toutes les idées du nain se brouillaient. Il commençait à douter de son bon sens.

—Que résoudre? se demanda-t-il. Si j'allais faire part de ma découverte à ce bon M. La Rivière? Peut-être trouverait-il la clef de ce mystère?... Mais non. Cela peut devenir très grave... Mon chef avant tout, celui qui me paye, c'est le baron de Chartille... C'est lui que je dois avertir.

Et, malgré la nuit, malgré la peur, la distance et la fatigue, Goliath, emporté par son enthousiasme, partit pour Saint-Germain.

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