← Retour

Le Speronare

16px
100%

MESSINE LA NOBLE

Nous approchions rapidement, dévorant des yeux l'horizon circulaire qui s'ouvrait devant nous comme un vaste amphithéâtre. A midi, nous étions à la hauteur du cap Pelore, ainsi appelé du pilote d'Annibal. Le général africain fuyait en Asie les Romains qui l'avaient poursuivi en Afrique, lorsque arrivé au point où nous étions, et d'où il est impossible de distinguer le détroit, il se crut trahi et acculé dans une anse où les ennemis allaient le bloquer et le prendre. Annibal était l'homme des résolutions rapides et extrêmes; il regarda sa main: l'anneau empoisonné qu'il portait toujours n'avait pas quitté son doigt. Sûr alors d'échapper à la honte de l'esclavage par la rapidité de la mort, il voulut que celui qui l'avait trahi allât annoncer son arrivée à Pluton; et sans lui accorder les deux heures qu'il demandait pour se justifier, il le fit jeter à la mer; deux heures plus tard il s'aperçut de son erreur, et nomma du nom de sa victime le cap qui, en se prolongeant, lui avait dérobé la vue du détroit; tardive expiation qui, consacrée par les historiens, s'est conservée jusqu'à nos jours.

De moment en moment, au reste, tous les accidents de la côte nous apparaissaient plus visibles; les villages se détachaient en blanc sur le fond verdâtre du terrain; nous commencions à apercevoir l'antique Scylla, ce monstre au buste de femme et à la ceinture entourée de chiens dévorants, si redoutée des anciens matelots, et que le divin Hélénus avait tant recommandé à Énée de fuir. Quant à nous, nous fûmes moins prudents que le héros troyen, quoique nous vinssions comme lui d'échapper à une tempête. La mer était redevenue tout à fait calme, les aboiements des chiens avaient cessé pour faire place au bruit de la mer, qui se brisait contre le rivage; la Scylla moderne nous apparaissait dans son pittoresque développement, avec ses roches antiques surmontées d'une forteresse bâtie par Murât, et sa cascade de maisons qui descend du haut de la montagne jusqu'à la mer, comme un troupeau qui court à l'abreuvoir. Je demandai alors au capitaine si l'on ne pourrait pas diminuer la rapidité de notre course pour me laisser le temps de reconnaître, ma carte à la main, toutes ces villes aux noms sonores et poétiques; ma demande cadrait à merveille avec ses intentions. Notre speronare, trop fier et trop coquet pour entrer à Messine tout endolori qu'il était encore par l'orage, avait besoin de s'arrêter lui-même un instant pour qu'on rajustât son antenne brisée et qu'on le couvrît de voiles neuves. On mit en panne pour que les matelots fissent plus tranquillement leur besogne. Je pris mon album et jetai mes notes; Jadin prit son carton et se mit à croquer la côte. Deux ou trois heures se passèrent ainsi, rapides et occupées; puis, chacun ayant fini son affaire, on remit le cap sur Messine, et le petit bâtiment fendit de nouveau la mer avec la rapidité d'un oiseau qui regagne son nid.

La journée s'était écoulée au milieu de tous ces soins, et le soir commençait à descendre. Nous nous approchions de Messine, et je me souvenais de la prophétie du pilote, qui nous avait annoncé que deux heures après l'Ave Maria nous serions arrivés à notre destination. Cela me rappela que depuis notre départ je n'avais vu aucun de nos matelots remplir ostensiblement les devoirs de la religion, que ces enfants de la mer regardent cependant comme sacrés. Il y avait plus: une petite croix de bois d'olivier incrusté de nacre, pareille à celles que fabriquent les moines du Saint-Sépulcre, et que les pèlerins rapportent de Jérusalem, avait disparu de notre cabine, et je l'avais retrouvée à la proue du bâtiment, au-dessous d'une image de la Madone du pied de la grotte, sous l'invocation de laquelle notre petit bâtiment était placé. Après m'être informé s'il y avait eu un motif particulier pour changer cette croix de place, et avoir appris que non, je l'avais reprise où elle était, et l'avait rapportée dans la cabine, où elle était restée depuis lors; on a vu comment la madone, reconnaissante sans doute, nous avait protégés à l'heure du danger.

En ce moment je me retournai, et j'aperçus le capitaine près de nous.

—Capitaine, lui dis-je, il me semble que, sur tous les bâtiments napolitains, génois ou siciliens, lorsque vient l'heure de l'Ave Maria, on fait une prière commune: est-ce que ce n'est pas votre habitude à bord du speronare?

—Si fait, excellence, si fait, reprit vivement le capitaine; et s'il faut vous le dire, cela nous gêne même de ne pas la faire.

—Eh! qui diable vous en empêche?

—Excusez, excellence, reprit le capitaine; mais comme nous conduisons souvent des Anglais qui sont protestants, des Grecs qui sont schismatiques, et des Français qui ne sont rien du tout, nous avons toujours peur de blesser la croyance ou d'exciter l'incrédulité de nos passagers, par la vue de pratiques religieuses qui ne seraient pas les leurs. Mais quand les passagers nous autorisent à agir chrétiennement, nous leur en avons une grande reconnaissance; de sorte que, si vous le permettez…

—Comment donc, capitaine! je vous en prie; et si vous voulez commencer tout de suite, il me semble que, comme il est près de huit heures…

Le capitaine regarda sa montre; puis, voyant qu'il n'y avait effectivement pas de temps à perdre:

—L'Ave Maria, dit-il à haute voix.

A ces mots, chacun sortit des écoutilles, et s'élança sur le pont. Plus d'un sans doute avait déjà commencé mentalement la Salutation angélique, mais chacun s'interrompit aussitôt pour venir prendre sa part de la prière générale.

D'un bout à l'autre de l'Italie, cette prière, qui tombe à une heure solennelle, clôt la journée et ouvre la nuit. Ce moment de crépuscule, plein de poésie partout, s'augmente encore sur la mer d'une sainteté infinie. Cette mystérieuse immensité de l'air et des flots, ce sentiment profond de la faiblesse humaine comparée au pouvoir omnipotent de Dieu, cette obscurité qui s'avance, et pendant laquelle le danger, présent toujours, va grandir encore, tout cela prédispose le coeur à une mélancolie religieuse, à une confiance sainte qui soulève l'âme sur les ailes de la foi. Ce soir-là surtout, le péril auquel nous venions d'échapper, et que nous rappelaient de temps en temps une vague houleuse ou des mugissements lointains; tout inspirait à l'équipage et à nous-mêmes un recueillement profond. Au moment où nous nous rassemblions sur le pont, la nuit commençait à s'épaissir à l'orient; les montagnes de la Calabre et la pointe du cap de Pelore perdaient leur belle couleur bleue pour se confondre dans une teinte grisâtre qui semblait descendre du ciel comme s'il en fût tombé une fine pluie de cendres, tandis qu'à l'occident, un peu à droite de l'archipel de Lipari, dont les îles aux formes bizarres se détachaient avec vigueur sur un horizon de feu, le soleil élargi et barré de longues bandes violettes commençait à tremper le bord de son disque dans la mer Tyrrhénienne, qui, étincelante et mobile, semblait rouler des flots d'or fondu. En ce moment le pilote se leva derrière la cabine, prit dans ses bras le fils du capitaine qu'il posa à genoux sur l'estrade qu'elle formait, et, abandonnant le gouvernail comme si le bâtiment était suffisamment guidé par la prière, il soutint l'enfant afin que le roulis ne lui fît pas perdre l'équilibre. Ce groupe singulier se détacha aussitôt sur un fond doré, pareil à une peinture de Giovanni Fiesole, ou de Benozzo Gozzoli; et d'une voix si faible qu'elle arrivait à peine jusqu'à nous, et qui cependant venait de monter jusqu'à Dieu, commença de réciter la prière virginale que les matelots écoutaient à genoux, et nous inclinés.

Voilà de ces souvenirs pour lesquels le pinceau est inhabile et la plume insuffisante; voilà de ces scènes qu'aucun récit ne peut rendre, qu'aucun tableau ne peut reproduire, parce que leur grandeur est tout entière dans le sentiment intime des acteurs qui l'accomplissent. Pour le lecteur de voyages ou l'amateur de marines, ce ne sera jamais qu'un enfant qui prie, des hommes qui répondent et un navire qui flotte; mais pour quiconque aura assisté à une pareille scène, ce sera un des plus magnifiques spectacles qu'il aura vus, un des plus magnifiques souvenirs qu'il aura gardés; ce sera la faiblesse qui prie, l'immensité qui regarde, et Dieu qui écoute.

La prière finie, chacun s'occupa de la manoeuvre. Nous approchions de l'entrée du détroit; après avoir côtoyé Scylla, nous allions affronter Charybde. Le phare venait de s'allumer au moment même où le soleil s'était éteint. Nous voyions, de minute en minute, éclore comme des étoiles les lumières de Solano, de Scylla et de San-Giovanni; le vent, qui selon la superstition des marins, avait suivi le soleil, nous était aussi favorable que possible, de sorte que, vers les neuf heures, nous doublâmes le phare et entrâmes dans le détroit. Une demi-heure après, comme l'avait prédit notre vieux pilote, nous passions sans accident sur Charybde, et nous jetions l'ancre devant le village Della Pace.

Il était trop tard pour prendre la patente, et nous ne pouvions descendre à terre sans avoir rempli cette formalité. La crainte du choléra avait rendu la surveillance des côtes très active: il ne s'agissait de rien moins que d'être pendu en cas de contravention: de sorte qu'arrivés à peine à cinquante pas de leurs familles, nos matelots ne pouvaient, après deux mois d'absence, embrasser ni leurs femmes ni leurs enfants. Cependant, la vue du pays natal, notre heureuse arrivée malgré la tempête, le plaisir promis pour le lendemain, avaient chassé les souvenirs tristes, et presque aussitôt les coeurs naïfs de ces braves gens s'étaient ouverts à toutes les émotions joyeuses du retour. Aussi, à peine le speronare était-il à l'ancre et les voiles étaient-elles carguées, que le capitaine, qui l'avait fait arrêter juste en face de sa maison, et le plus près possible du rivage, poussa un cri de reconnaissance. Aussitôt, la fenêtre s'ouvrit; une femme parut; deux mots furent échangés seulement à terre et à bord: Giuseppe! Maria!

Au bout de cinq minutes le village était en révolution. Le bruit s'était répandu que le speronare était de retour, et les mères, les filles, les femmes et les fiancées, étaient accourues sur la plage, armées de torches. De son côté, tout l'équipage était sur le pont; chacun s'appelait, se répondait; c'étaient des questions, des demandes, des réponses qui se croisaient avec une telle rapidité et une telle confusion, que je ne comprenais pas comment chacun pouvait distinguer ce qui lui revenait en propre de ce qui était adressé à son voisin. Et cependant tout se démêlait avec une incroyable facilité; chaque parole allait trouver le coeur auquel elle était adressée; et comme aucun accident n'avait attristé l'absence, la joie devint bientôt générale et se résuma dans Pietro, qui commença, accompagné par le sifflement de Filippo, à danser la tarentelle, tandis qu'à terre sa maîtresse, suivant son exemple, se mit à se trémousser de son côté. C'était bien la chose la plus originale que cette danse exécutée, moitié à bord, moitié sur le rivage. Enfin, les gens du village s'en mêlèrent; l'équipage, de son côté, ne voulut pas demeurer en reste, et, à l'exception de Jadin et de moi, le ballet devint général. Il était en pleine activité, lorsque nous vîmes sortir du port de Messine une véritable flotte de barques portant toutes à leurs proues un foyer ardent. Une fois au-delà de la citadelle, elles s'étendirent en ligne sur un espace d'une demi-lieue à peu près, puis, rompant leurs rangs, elles se mirent à sillonner le détroit en tous sens, n'adoptant aucune direction, aucune allure régulière; on eût dit des étoiles qui avaient perdu leur route et qui se croisaient en filant. Comme nous ne comprenions absolument rien à ces évolutions étranges, nous profitâmes d'un moment où Pietro épuisé reprenait des forces, assis les jambes croisées sur le pont, et nous l'appelâmes. Il se leva d'un seul bond et vint à nous.

—Eh bien! Pietro, lui dis-je, nous voilà donc arrivés?

—Comme vous voyez, excellence, à l'heure que le vieux a dite; il ne s'est pas trompé de dix minutes.

—Et nous sommes content?

—Un peu. On va revoir sa petite femme.

—Dites-nous donc, Pietro, repris-je, ce que c'est que toutes ces barques.

—Tiens, dit Pietro, qui ne les avait pas aperçues, tant ses yeux étaient attirés d'un autre côté; tiens, la pêche au feu! Au fait, c'est le bon moment. Voulez-vous la faire?

—Mais certainement, m'écriai-je, me rappelant l'excellente partie de ce genre que nous avions faite sur les côtes de Marseille avec Méry, monsieur Morel et toute sa charmante famille; est-ce qu'il y a moyen?

—Sans doute; il y a tout ce qu'il faut à bord pour cela.

—Eh bien! Deux piastres de bonne main à partager entre le harponneur et les rameurs.

—Giovanni! Filippo! Ohé! les autres, voilà du macaroni qui nous tombe du ciel.

Les deux matelots accoururent. Giovanni, comme on se le rappelle, était le harponneur en titre. Lorsque Pietro leur eut dit ce dont il s'agissait, il cria deux ou trois paroles explicatives à sa maîtresse, et disparut sous le pont.

En effet, à mesure que les barques se rapprochaient de nous, nous commencions à distinguer, tout couvert d'un reflet rougeâtre, et pareil à un forgeron près d'une forge, le harponneur, son arme à la main, et derrière lui, dans l'ombre, les rameurs pressant ou ralentissant le mouvement de leurs avirons, selon le commandement qu'ils recevaient. Presque toutes ces barques étaient montées par des jeunes gens et des jeunes femmes de Messine; et, pendant les mois d'août et de septembre, le détroit illuminé a giorno, comme on dit en Italie, est tous les soirs témoin de ce singulier spectacle. De son côté, Reggio ouvre quotidiennement aussi son port à de pareilles expéditions, de sorte que, des côtes de la Sicile aux côtes de la Calabre, la mer est littéralement couverte de feux follets qui, vus du haut des montagnes bordant chaque rive, doivent former les évolutions les plus bizarres et les dessins les plus fantastiques qu'il soit possible d'imaginer.

Au bout de dix minutes, la chaloupe était prête et portait fièrement à sa proue un grand réchaud de fer dans lequel brûlaient des morceaux de bois résineux. Giovanni nous attendait armé de son harpon, et Pietro et Filippo leurs rames à la main. Nous descendîmes, et nous prîmes place le plus près possible de l'avant. Quant à Milord, comme nous nous rappelions la scène qu'en pareille circonstance il nous avait faite à Marseille, nous le laissâmes à bord.

Il n'y avait au reste aucune variété dans la manière de faire cette pêche. Les poissons, attirés par la lueur de notre feu, comme à la chasse des alouettes par le reflet du miroir, montaient du fond de la mer et venaient à la surface regarder avec une curiosité stupide cette flamme inaccoutumée. C'était ce moment de badauderie que saisissait Giovanni avec une admirable agilité et une adresse parfaite. Nous avions déjà cinq ou six pièces magnifiques, lorsque nous nous joignîmes à la flotte messinoise, et que nous nous perdîmes au milieu d'elle.

La merveilleuse chose que cette mer, qui, la veille, avait voulu nous engloutir dans des gouffres sans fond; qui, à cette heure, nous berçait mollement sur son miroir uni; qui, après un danger, nous offrait un plaisir, et qui feignait elle-même l'oubli, pour nous ôter, à nous, le souvenir! Aussi, comme l'on comprend bien que les marins ne puissent se séparer longtemps de cette capricieuse maîtresse, qui finit presque toujours par les dévorer!

Nous errions depuis une demi-heure à peu près au milieu de ces cris de joie, de ces chants, de ces éclats de rire, de ces démonstrations bruyantes que prodiguent si volontiers les Italiens méridionaux, lorsque d'une barque sans foyer, sans harponneur, et qui venait à nous voilée et mystérieuse, nous entendîmes sortir une harmonie douce et tendre, et qui n'avait rien de commun avec les sons qui nous entouraient. Une voix de femme chantait en s'accompagnant d'une guitare, non plus la mélodieuse chanson sicilienne mais la naïve ballade allemande. Pour la première fois peut-être depuis la chute de la maison de Souabe, le pays habitué aux refrains vifs et gracieux du midi entendait le chant poétique du nord. Je reconnus les stances de Marguerite attendant Faust. D'une main, je fis signe aux rameurs de s'arrêter; de l'autre, à Giovanni de suspendre son exercice, et nous écoutâmes. La barque s'approchait doucement de nous, nous apportant plus distincte, à chaque coup d'aviron, cette ballade allemande si célèbre par sa simplicité:

    Rien ne console
    De son adieu:
    Je deviens folle,
    Mon Dieu! mon Dieu!

    Mon âme est vide,
    Mon coeur est sourd;
    J'ai l'oeil livide
    Et le front lourd.

    Ma pauvre tête
    Est à l'envers:
    Adieu la fête
    De l'Univers!

    En sa présence
    Le monde est beau,
    En son absence
    C'est un tombeau.

    A la fenêtre
    Son oeil distrait
    Me voit paraître
    Dès qu'il paraît.

    Sa voix m'emporte
    Dedans, dehors;
    Qu'il entre ou sorte,
    J'entre ou je sors.

    Joyeuse ou sombre,
    Selon sa loi
    Je suis son ombre
    Et non plus moi.

    Et dans ma fièvre
    Je crois parfois
    Sentir sa lèvre,
    Ouïr sa voix.

    Et murmurante,
    De mots d'amour,
    Pâle et mourante.
    J'attends qu'un jour

    Sa bouche en flamme
    Vienne épuiser
    Toute mon âme
    Dans un baiser!

    Rien ne console
    De son adieu:
    Oh! je suis folle
    Mon Dieu! mon Dieu!

La barque passa près de nous, nous jetant cette suave émanation germanique. Je fermai les yeux, et je crus descendre encore le cours rapide du Rhin; puis la mélodie s'éloigna. On avait fait silence pour la laisser passer; une fois perdue dans le lointain, la bruyante hilarité italienne se ranima. Je rouvris les yeux, et je me retrouvai en Sicile, croyant avoir fait, comme Hoffmann, quelque songe fantastique. Le lendemain, le songe me fut expliqué lorsque je vis sur l'affiche du théâtre de l'Opéra le nom de mademoiselle Schulz.

Cependant la nuit s'avançait, les barques devenaient de plus en plus rares. A chaque instant il en disparaissait quelques-unes derrière l'angle de la citadelle; les lumières éparses sur la rive s'éteignaient elles-mêmes comme s'étaient éteintes les lumières errantes sur la mer. Nous commencions à sentir nous-mêmes toute la fatigue de la nuit et de la journée de la veille: nous reprîmes donc la route de notre bâtiment, et, lorsque nous y arrivâmes, nous pûmes voir, du haut du pont, le détroit entier rentré dans l'obscurité, depuis Reggio jusqu'à Messine, et tout s'éteindre, à l'exception du phare qui, pareil au bon génie de ces parages, veille incessamment jusqu'au jour, une flamme au front.

Le lendemain, nous nous éveillâmes avec le jour: ses premiers rayons nous montrèrent la reine du détroit, la seconde capitale de la Sicile, Messine la Noble, que sa situation merveilleuse, ses sept portes, ses cinq places, ses six fontaines, ses vingt-huit palais, ses quatre bibliothèques, ses deux théâtres, son port et son commerce, qui impriment le mouvement à une population de soixante-dix mille âmes, rendent, malgré la peste de 1742 et le terrible tremblement de terre de 1783, une des plus florissantes et des plus gracieuses cités du monde. Cependant, de l'endroit où nous étions, c'est-à-dire à vingt-cinq ou trente pas du rivage, en face du village Della Pace, nous ne pouvions avoir de cette vue qu'une idée imparfaite; mais, dès que nous eûmes levé l'ancre et gagné le milieu du détroit, Messine nous apparut dans toute sa majesté.

Peu de situations sont pareilles à celle de Messine, porte puissante de deux mers, par laquelle on ne peut passer de l'une à l'autre que sous son bon plaisir royal. Adossée à des coteaux merveilleusement accidentés, couverts de figues d'Inde, de grenadiers et de lauriers rosés, elle a en face d'elle la Calabre. Derrière la ville se levait le soleil qui, à mesure qu'il montait sur l'horizon, colorait le panorama qu'il éclairait des plus capricieuses couleurs. A la droite de Messine, s'étend la mer d'Ionie, à sa gauche la mer Tyrrhénienne.

Nous continuions toujours d'avancer, sans plus de mouvement que si nous voguions sur un large fleuve; et à mesure que nous avancions. Messine s'offrait à nous dans ses moindres détails, développant à nos yeux son quai magnifique, qui se recourbe comme une faux jusqu'au milieu du détroit, et forme un port presque fermé. Cependant, au milieu de cette splendeur, une chose singulière donnait un aspect étrange à la ville: toutes les maisons de la Marine, c'est ainsi que l'on nomme le quai qui sert en même temps de promenade, étaient uniformes de hauteur et, comme les maisons de la rue de Rivoli, bâties sur un même modèle, mais inachevées et élevées de deux étages seulement. Les colonnes, coupées à moitié, sont veuves du troisième, qui semble avoir été d'un bout à l'autre de la ville enlevé par un coup de sabre. J'interrogeai alors Pietro, notre cicerone maritime. Il m'apprit que le tremblement de terre de 1783 ayant abattu toute la ville, les familles ruinées par cet accident ne faisaient rebâtir que ce qui leur était strictement nécessaire, et que peu à peu, d'ici à cinquante autres années, la rue s'achèverait. Je me contentai de cette réponse, qui me parut au reste assez plausible.

Notre bâtiment jeta l'ancre en face d'une fontaine d'un rococo magnifique, et représentant Neptune enchaînant Charybde et Scylla. En Sicile, tout est encore mythologique, et Ovide et Théocrite y sont regardés comme des novateurs.

A peine l'ancre avait-elle mordu, et les voiles étaient-elles abaissées, que nous reçûmes l'invitation de nous rendre à la douane, c'est-à-dire à la police. Je mettais déjà le pied sur l'échelle, afin de nous rendre dans la barque, lorsque je fus retenu par un cri lamentable; c'était mon cuisinier napolitain, que j'avais complètement perdu de vue depuis son apparition pendant la tempête, qui commençait à se dégourdir, comme une marmotte qui se réveille après l'hiver. Il sortait de l'écoutille tout chancelant, soutenu par deux de nos matelots, et regardant tout autour de lui d'un air hébété. Le pauvre garçon, quoique n'ayant ni bu ni mangé depuis notre départ, était parfaitement bouffi, et avait les yeux gonflés comme des oeufs, et les lèvres grosses comme des saucisses. Cependant, malgré l'état déplorable où il était réduit, l'immobilité du bâtiment, qui déjà la veille avait amené un mieux sensible, venait de le rendre peu à peu à lui-même, de sorte qu'il se tenait debout ou à peu près, lorsque le bateau vint nous prendre pour nous conduire à terre. Voyant que j'allais y descendre sans lui, il avait compris alors que je l'oubliais, et avait rassemblé toutes ses forces pour jeter le cri lamentable qui m'avait fait retourner. J'avais trop de pitié dans le coeur pour abandonner le pauvre Cama dans une pareille situation, aussi je fis signe à la barque de l'attendre; on l'y descendit en le soutenant par-dessous les épaules; enfin il y prit pied, mais ne pouvait encore supporter le mouvement de la mer, si calme et si inoffensif qu'il fût, il tomba à l'arrière, affaissé sur lui-même.

Arrivé à la douane, et au moment de paraître devant les autorités messinoises, une autre épreuve attendait le pauvre Cama. Il s'était tant pressé de partir en apprenant qu'il allait avoir pour maître un appréciateur de Roland, qu'il n'avait oublié qu'une chose, c'était de se munir d'un passeport. Je crus d'abord que j'allais sur ce point tout arranger à sa satisfaction. En effet, lorsque Guichard avait été prendre à l'ambassade de France le passeport avec lequel je voyageais, sachant que je comptais emmener un domestique en Sicile, il avait fait mettre sur son passeport: Monsieur Guichard et son domestique; puis il était allé porter le susdit papier au visa napolitain. Là, par mesure de sûreté gouvernementale, on lui avait demandé le nom de ce domestique; il avait dit alors le premier qui lui était venu à l'esprit, de sorte qu'on avait ajouté à ces cinq mots: Monsieur Guichard et son domestique, ces deux autres mots: nommé Bajocco. J'offris donc à Cama de s'appeler momentanément Bajocco, ce qui me paraissait un nom tout aussi respectable que le sien; mais, à mon grand étonnement, il refusa avec indignation, disant qu'il n'avait jamais rougi de s'appeler comme son père, et que pour rien au monde, il ne ferait l'affront à sa famille de voyager sous un nom supposé, et surtout sous un nom aussi hétéroclite que celui de Bajocco. J'insistai, il tint bon; malheureusement, en touchant la terre ferme, ses forces lui étaient revenues comme à Antée, et avec ses forces son entêtement habituel. Nous étions donc au plus fort de la discussion, lorsqu'on vint nous prévenir qu'on nous attendait dans la chambre des visas. Peu sûr moi-même de la validité de mon passeport, je n'avais nullement envie encore de compliquer ma situation de celle de Cama; je l'envoyai donc à tous les diables, et j'entrai.

Contre mon attente, l'examen, pour notre part, se passa sans encombre; on me fit seulement observer que mon passeport ne portait pas de signalement: c'était une précaution qu'avait prise Guichard, son signalement s'accordant médiocrement avec le mien. Je répondis courtoisement à l'employé qu'il était libre de combler cette lacune; ce qu'il fit effectivement. Puis cette formalité, qui mettait mon passeport parfaitement en règle, remplie à notre satisfaction à tous les deux, il nous donna à haute voix, à Jadin et à moi, l'autorisation de passer à terre. J'aurais bien voulu attendre encore un instant Cama, pour savoir comment il s'en tirerait; mais comme, aux yeux de l'aimable gouvernement auquel nous avions affaire, tout est suspect, hâte et retard, je me contentai de le recommander au capitaine, et je sautai avec Jadin dans la barque, qui nous conduisit enfin sur le quai. Nous entrâmes aussitôt dans la ville par une porte percée dans les bâtiments du port.

Ce fut le 5 février 1783, une demi-heure environ après midi, que, par un jour sombre et sous un ciel chargé de nuages épais et de formes bizarres, les premiers signes du désastre dont Messine porte encore les traces se firent sentir. Les animaux, à qui tous les cataclysmes se révèlent par l'instinct avant d'arriver à l'homme, furent les premiers à donner les marques d'une frayeur dont on cherchait encore vainement les causes apparentes. Les oiseaux s'envolèrent des arbres où ils étaient perchés et des toits où ils s'abritaient, et commencèrent à décrire des cercles immenses, sans oser se reposer sur la terre; les chiens furent pris d'un tremblement convulsif et hurlèrent tristement; les boeufs, répandus dans la campagne, mugissants et effrayés, se dispersèrent çà et là et comme poursuivis par un danger invisible. Dans ce moment, on entendit une détonation profonde, pareille à un tonnerre souterrain, et qui dura trois minutes: c'était la grande voix de la nature qui criait à ses enfants de songer à la fuite ou de se préparer à la mort. Au même moment, les maisons commencèrent à trember comme prises de fièvre, quelques-unes s'affaissèrent sur elles-mêmes, et de tous les points de la ville un nuage de poussière et de fumée monta vers le ciel, qu'il rendit plus sombre et plus menaçant encore; puis un frémissement courut par toute la terre, pareil à celui d'une table chargée que l'on secouerait par les pieds, et une partie de la ville s'abîma. Toutes les maisons restées debout vomirent à l'instant même leurs habitants par les portes et les fenêtres, tout ce qui n'avait pas été tué par la première secousse se sauva vers la grande place; mais, avant que cette foule épouvantée y parvînt, un autre tremblement de terre se fit sentir, la poursuivant dans les rues, l'écrasant sous les débris des maisons, qui formèrent à l'instant même d'immenses barricades de décombres et de ruines, au haut desquelles on vit bientôt apparaître comme des spectres ceux qui, pour fuir, foulaient aux pieds ceux qui avaient été ensevelis. Les deux tiers de la ville étaient déjà abattus.

La grande place était couverte d'une foule immense, qui tout éloignée qu'elle était des bâtiments, était loin cependant de se trouver à l'abri de tout danger. De seconde en seconde, des crevasses s'ouvraient, dévorant une maison, un palais, une rue, puis refermaient leurs gueules fumantes, comme des monstres rassasiés. Un de ces abîmes pouvait s'ouvrir sous les pieds des citoyens, et, comme ils engloutissaient les maisons, engloutir leurs habitants. Enfin, la terre parut se calmer, comme fatiguée de son propre effort; une pluie orageuse et pressée tomba de ce ciel épais et lourd; la torpeur de la nature gagna les hommes; tout parut s'engourdir dans l'extrême douleur: la nuit vint, nuit terrible, tempétueuse, obscure, et pendant laquelle nul n'osa rentrer dans le peu de maisons qui restaient debout; ceux qui avaient une voiture s'y couchèrent, les autres attendirent le jour dans les rues ou dans la campagne. A minuit, la terre, qui s'était momentanément calmée, recommença à frémir, puis à trembler, mais cette fois sans direction aucune; si bien qu'il eût été difficile de dire laquelle était la plus agitée, d'elle ou de la mer. En ce moment, on vit un clocher détaché de sa base et emporté dans l'air, tandis que la coupole du dôme s'affaissait, et que le palais royal, les maisons de la Marine, douze couvents et cinq églises, étaient comme sapés à leurs bases et s'abîmaient du faîte aux fondements. La durée des deux premiers tremblements de terre avait été de quatre et de six secondes, la dernière fut de quinze.

Au milieu de cette désolation nocturne et obscure, certaines parties de la ville s'éclairèrent insensiblement, des sifflements se firent entendre. Bientôt, au sommet des débris, on vit briller des flammes pareilles au dard d'un serpent enseveli qui tenterait de se tirer d'un monceau de ruines. Comme le cataclysme avait eu lieu à l'heure du dîner, dans presque toutes les maisons il y avait du feu dans les cheminées ou dans les cuisines; c'était ce feu couvert de débris qui avait mordu aux poutres et aux lambris, avait d'abord couvé comme dans un fourneau souterrain, et qui demandait à sortir, trop comprimé dans sa fournaise. Vers les deux heures du matin, sur presque tous les points, la ville était en flammes. La journée du 6 fut une journée de triste et lugubre repos; au jour, la terre redevint immobile. A peine quelques bâtiments restaient-ils debout de toute cette ville, florissante la veille. Les habitants commençaient à reprendre quelque espérance, non plus pour leurs maisons, mais pour leur vie, car ils avaient passé la nuit éclairés par l'incendie qui courait avec acharnement de ruines en ruines. Cependant chacun avait commencé à s'appeler, à se reconnaître, à faire une part de joie pour les vivants et de larmes pour les morts, lorsque le 7, vers les trois heures de l'après-midi, les secousses diminuèrent insensiblement, et, néanmoins, il leur fallut plus d'un an pour disparaître.

Cependant, depuis trois jours personne n'avait mangé; tous les magasins étaient détruits; quelques bâtiments entrèrent dans le port, qui partagèrent leurs provisions avec les plus affamés. Bientôt les villes voisines vinrent au secours de leur soeur. La Calabre elle-même, malgré sa vieille haine, se montra ennemie généreuse, et envoya du pain, du vin, de l'huile. Le vice-roi expédia un officier de Palerme à Messine avec pleins pouvoirs pour faire le bien; les chevaliers de Malte envoyèrent quatre galères, 60 000 écus, un chargement de lits et de médicaments, quatre chirurgiens pour panser les blessés, et sept cents esclaves d'Afrique pour rebâtir les maisons. Le gouvernement n'accepta de tout cela que quatre cents onces, les lits, les médicaments et les médecins, le tout pour l'hôpital. On construisit des baraques en bois pour les bâtiments d'absolue nécessité, et dont ne peut se passer un peuple, tels que les tribunaux, les collèges et les églises. Tous les droits sur le savon, l'huile et la soie, qui étaient le principal commerce de la ville, furent abolis. On distribua des aumônes aux plus pauvres, des consolations et des promesses soutinrent les autres. Peu à peu, la crainte diminua avec la violence des secousses, quoique de temps en temps encore, la terre continuât de frémir comme un être animé. Au bout de quinze jours on commença de fouiller les ruines, afin d'en tirer tout ce qui pouvait avoir échappé au double désastre; mais le feu avait été si violent que les métaux avaient fondu; l'or et l'argent monnayés furent retrouvés en lingots. Les plus riches étaient pauvres.

Voilà comment rien ou presque rien des anciens monuments qu'y élevèrent successivement les Grecs, les Sarrasins, les Normands et les Espagnols, n'existe à Messine. Les murailles de la cathédrale résistèrent cependant, quoique, comme nous l'avons dit, la coupole fût tombée. Le couvent des Franciscains, bâti en 1435 par Ferdinand le Magnifique, échappa miraculeusement au désastre. Deux fontaines aussi, l'une située sur la place du Dôme, l'autre sur le port, restèrent debout. La première, datant de 1547, avait été élevée en l'honneur de Zancle, le prétendu fondateur de Messine; la deuxième, bâtie en 1558, et représentant, comme nous l'avons dit, Neptune enchaînant Charybde et Scylla. Toutes deux étaient sculptées par frère Giovanni Agnolo. Nous avions vu, en passant sur le port, la fontaine de Neptune; nous nous acheminâmes vers la cathédrale.

La façade de ce monument, telle qu'on la voit aujourd'hui, est un singulier mélange des architectures différentes qui se sont succédé depuis le XIe siècle. La partie de la façade qui s'élève depuis le sol jusqu'à la hauteur des bas-côtés remonte à son fondateur, Roger II; ses assises de marbre rouge, que séparent, ainsi qu'aux mosquées du Caire et d'Alexandrie, des lambeaux enrichis d'inscrustations en marbres de différentes couleurs, portent l'empreinte du goût arabe modifié par le ciseau byzantin. Quant aux trois portes exécutées en marbre blanc, leurs contours se détachent harmonieusement sur les chaudes et riches parois qui leur servent de fond: celle du milieu, beaucoup plus élevée que les autres, porte les armes du roi d'Aragon, qui en fixe l'exécution à l'an 1350 à peu près.

A l'intérieur, comme presque toutes les églises de cette époque, la cathédrale est bâtie sur le plan de la basilique romaine. Les colonnes qui soutiennent la voûte sont de granit, inégales en hauteur, différentes en diamètre, et réunies entre elles par des arcades qui soutiennent des murs percés de croisées, et ensuite des combles dont les charpentes en relief sont encore peintes et dorées en certaines parties; c'étaient les colonnes d'un temple de Neptune, jadis placées au Phare, et transportées à Messine lorsque la Sicile passa de la domination vagabonde des Sarrasins sous celle des pieux aventuriers normands. On les reconnaît au premier coup d'oeil pour antiques, à leurs élégantes proportions, quoiqu'elles soient surmontées de chapiteaux grossiers, d'un dessin moitié mauresque, moitié byzantin. Quelques belles parties de mosaïque brillent encore à la voûte du choeur et dans les chapelles attenantes; le reste fut détruit dans l'incendie de 1232.

En sortant de la cathédrale, nous nous trouvâmes en face de la fontaine du Dôme. Celle-ci, que je préfère infiniment à celle du port, est une de ces charmantes créations du VIe siècle, qui réunissent le sentiment gothique à la suavité grecque; sur sa pointe la plus élevée est Zancle, fondateur de la ville, contemporain d'Orion et de tous les héros des époques fabuleuses. Derrière lui, un chien, symbole de la fidélité, lève la tête et le regarde; cette figure est soutenue par un groupe de trois amours adossés les uns aux autres, dont les pieds trempent dans une barque supportée elle-même par quatre femmes ravissantes de morbidezza, entre lesquelles des têtes de dauphins lancent des jets d'eau qui retombent dans une barque plus grande encore, et de là enfin, dans un bassin gardé par des lions, entouré par des dieux marins, et orné de sculptures représentant les principales scènes de la mythologie.

Les points principaux examinés, nous nous lançâmes au hasard dans la ville: si modernes que soient les constructions et si médiocres architectes que soient les constructeurs, ils n'ont pu ôter à la situation ce qu'elle offrait d'accidenté et de grandiose. Deux choses qui me frappèrent entre toutes furent: la première, un escalier gigantesque qui conduit tout bonnement d'une rue à une autre, et qui semble un fragment de la Babel antique; la seconde, le caractère étrange que donnent à toutes les maisons leurs balcons de fer uniformes, bombés, et chargés de plantes grimpantes qui en dissimulent les barreaux, et retombent le long des murs en longs festons que le vent fait gracieusement flotter. Pardon, j'en oublie une. A la porte d'un corps de garde de gendarmerie, je vis un brigadier qui, en chemise et le bonnet de police sur la tête, confectionnait une robe de tulle rose à volants. Je m'arrêtai un instant devant lui, et émerveillé de la manière dont il jouait de l'aiguille, je pris des informations sur ce brave militaire. J'appris alors qu'à Messine l'état de couturière était en général exercé par des hommes; mon brigadier cumulait: il était en même temps gendarme et tailleur pour femmes.

Il n'y a à Messine ni parc royal ni jardin public; de sorte que chacun, le soir venu, se porte vers le quai de la Palazzata, plus vulgairement appelé la Marine, afin d'y respirer l'air de la mer. Le port est donc le rendez-vous de toute l'aristocratie messinoise, qui se promène à cheval ou en voiture depuis une porte jusqu'à l'autre, c'est-à-dire sur une longueur d'un quart de lieue.

Peut-être, si l'on pouvait franchir d'un seul bond la Méditerranée, et sauter du boulevard des Italiens sur le port de Messine, peut-être, dis-je, trouverait-on quelque différence notable entre les personnages qui peuplent ces deux promenades; mais, en sortant de Naples, la transition est trop douce pour être sensible. La seule chose qui donne à la Marine un air particulier, ce sont ses charmants abbés galants, coquets, pomponnés, portant des chaînes d'or comme des chevaliers, et montés sur de magnifiques ânes venant de Pantellerie, ayant leur généalogie comme des coursiers arabes, et des harnais qui le disputent en élégance à ceux des plus magnifiques chevaux.

En rentrant à l'hôtel, nous trouvâmes notre capitaine qui nous attendait. Nous lui demandâmes des nouvelles de Cama. Le pauvre diable était en prison et se réclamait de nous. Malheureusement il était trop tard pour faire des démarches le soir même, les autorités napolitaines étant de toutes les autorités que je connaisse celles qu'il est le plus imprudent de déranger hors des heures qu'elles daignent employer à la vexation des voyageurs. Force nous fut, en conséquence, de remettre la chose au lendemain. D'ailleurs, j'avais pour le moment une préoccupation bien autrement sérieuse. Jadin, qui s'était trouvé souffrant dans la journée, et qui m'avait quitté au milieu de mes courses à travers la ville pour rentrer à l'hôtel, était réellement indisposé. J'appelai le maître de l'hôtel, je lui demandai l'adresse du meilleur médecin de la ville, et le capitaine courut le chercher.

Un quart d'heure après, le capitaine revint avec le docteur: c'était un de ces bons médecins comme je croyais qu'il n'en existait plus que dans les comédies de Dorat et de Marivaux, avec une perruque toute tirebouchonnée, et un jonc à pomme d'or. Notre Esculape reconnut immédiatement tous les symptômes d'une fièvre cérébrale parfaitement constituée, et ordonna une saignée. Je fis aussitôt apporter linge et cuvette, et voyant qu'il se levait pour se retirer, je lui demandai s'il ne pratiquerait pas l'opération lui-même; mais il me répondit, avec un air plein de majesté, qu'il était médecin et non barbier, et que je n'avais qu'à aller chercher un saigneur pour exécuter son ordonnance. Heureux pays où il y a encore des Figaro autre part qu'au théâtre!

Je ne tardai point à trouver ce que je cherchais. Outre les deux plats à barbe pendus au-dessus de la porte, et le consilio manuque qui devait guider le comte Almaviva, le frater messinois avait une enseigne spéciale représentant un homme saigné aux quatre membres, dont le sang rejaillissait symétriquement dans une énorme cuvette, et qui se renversait sur sa chaise en s'évanouissant. Le prospectus n'était pas attrayant; et si c'eût été Jadin lui-même qui eût été en quête de l'honorable industriel que réclamait sa position, je doute qu'il eût donné la préférence à celui-là; mais comme je comptais bien ne le laisser saigner que d'un membre, je pensai qu'il en serait quitte pour un quart de syncope.

En effet, tout alla à merveille, la saignée fit grand bien à Jadin, qui ne commença pas moins pendant la nuit à battre la campagne, et qui le lendemain matin avait le délire. Le médecin revint à l'heure convenue, trouva le malade à merveille, ordonna une seconde saignée et l'application de linges glacés autour de la tête. La journée se passa sans que je visse clairement, je l'avoue, qui du malade ou de la maladie l'emporterait. J'étais horriblement inquiet. Outre mon amitié bien réelle pour Jadin, j'avais à me reprocher, s'il lui arrivait malheur, de l'avoir entraîné à ce voyage. J'attendis donc le lendemain avec grande impatience.

Le docteur avait ordonné d'exposer le malade à tous les vents, d'ouvrir portes et fenêtres, et de le placer le plus possible entre des courants d'air. Si étrange que me parût l'ordonnance, je l'avais religieusement appliquée le jour et la nuit précédente. Je fis donc tout ouvrir comme d'habitude; mais, à mon grand étonnement, l'obscurité, au lieu d'amener cette douce brise, fraîche haleine de la nuit, plus fraîche encore dans le voisinage de la mer que partout ailleurs, ne nous souffla qu'un vent aride et brûlant qui semblait la vapeur d'une fournaise. Je comptais sur le matin: le matin n'apporta aucun changement dans l'état de l'atmosphère.

La nuit avait beaucoup fatigué mon pauvre malade. Cependant, l'exaltation cérébrale me paraissait avoir tant soit peu disparu pour faire place à une prostration croissante. Je sonnai pour avoir de la limonade, seule boisson que le docteur eût recommandée, mais personne ne répondit. Je sonnai une seconde, une troisième fois; enfin, voyant que la montagne ne voulait pas venir à moi, je me décidai à aller à la montagne. J'errai dans les corridors et les appartements, sans trouver une seule personne à qui parler. Le maître et la maîtresse de maison n'étaient point encore sortis de leur chambre, quoiqu'il fût neuf heures du matin; pas un domestique n'était à son poste. C'était à n'y rien comprendre.

Je descendis chez le concierge, je le trouvai couché sur un vieux divan tout en loques qui faisait le principal ornement de sa loge, et je lui demandai pourquoi la maison était déserte. «Ah! monsieur, me dit-il, ne sentez-vous pas qu'il fait sirocco?»

—Mais quand il ferait sirocco, lui dis-je, ce n'est pas une raison pour qu'on ne vienne pas quand j'appelle.

—Oh! monsieur, quand il fait sirocco, personne ne fait rien.

—Comment! Personne ne fait rien? Et les voyageurs, qui est-ce donc qui les sert?

—Ah! ces jours-là, ils se servent eux-mêmes.

—C'est autre chose. Pardon de vous avoir dérangé, mon brave homme. Le concierge poussa un soupir qui m'indiquait qu'il lui fallait une grande charité chrétienne pour m'accorder le pardon que je lui demandais.

Je me mis aussitôt à la recherche des objets nécessaires à la confection de ma limonade; je trouvai citron, eau et sucre, comme le chien de chasse trouve le gibier au flair. Nul ne me guida ni ne m'inquiéta dans mes recherches. La maison semblait abandonnée, et je songeai, à part moi, qu'une bande de voleurs qui se mettrait au-dessus du sirocco ferait sans aucun doute d'excellentes affaires à Messine.

L'heure de la visite du docteur arriva, et le docteur ne vint point. Je présumai que lui comme les autres avait le sirocco; mais, comme l'état de Jadin était loin d'avoir subi une amélioration bien visiblement rassurante, je résolus d'aller relancer mon Esculape jusque chez lui, et de l'amener de gré ou de force à l'hôtel. Je me rappelai l'adresse donnée au capitaine; je pris donc mon chapeau, et je me lançai bravement à sa recherche. En passant dans le corridor, je jetai les yeux sur un thermomètre: à l'ombre, il marquait trente degrés.

Messine avait l'air d'une ville morte, pas un habitant ne circulait dans ses rues, pas une tête ne paraissait aux fenêtres. Ses mendiants eux-mêmes (et qui n'a pas vu le mendiant sicilien ne se doute pas de ce que c'est que la misère), ses mendiants eux-mêmes étaient étendus au coin des bornes, roulés sur eux-mêmes, haletants, sans force pour étendre la main, sans voix pour demander l'aumône. Pompeï, que je visitai trois mois après, n'était pas plus muette, pas plus solitaire, pas plus inanimée.

J'arrivai chez le docteur. Je sonnai, je frappai, personne ne répondit; j'appuyai ma main contre la porte, elle n'était qu'entr'ouverte; j'entrai, et me mis en quête du docteur.

Je traversai trois ou quatre appartements; il y avait des femmes couchées sur des canapés, il y avait des enfants étendus par terre. Rien de tout cela ne leva même la tête pour me regarder. Enfin, j'avisai une chambre dont la porte était entrebâillée comme celle des autres, je la poussai, et j'aperçus mon homme étendu sur son lit.

J'allai à lui, je lui pris la main, et je lui tâtai le pouls.

—Ah! dit-il mélancoliquement, en tournant avec peine la tête de mon côté, vous voilà, que voulez-vous?

—Pardieu! ce que je veux? Je veux que vous veniez voir mon ami, qui ne va pas mieux à ce qu'il me semble.

—Aller voir votre ami! s'écria le docteur avec un mouvement d'effroi, mais c'est impossible.

—Comment, impossible!

Il fit un mouvement désespéré, prit son jonc de la main gauche, le fit glisser dans sa main droite, depuis la pomme d'or qui ornait une de ses extrémités, jusqu'à la virole de fer qui garnissait l'autre.

—Tenez, me dit-il, ma canne sue.

En effet, il en tomba quelques gouttes d'eau, tant ce vent terrible a d'action, même sur les choses inanimées.

—Eh bien? qu'est-ce que cela prouve? lui demandai-je.

—Cela prouve, monsieur, que par un temps pareil, il n'y a plus de médecin, il n'y a que des malades.

Je vis que je n'obtiendrais jamais du docteur qu'il vînt à l'hôtel, et que, si je demandais trop, je n'aurais rien; je pris donc la résolution de me réduire à l'ordonnance; je lui expliquai les changements arrivés dans la situation du malade, et comment la fièvre avait disparu pour faire place à l'abattement. A mesure que j'exposais les symptômes, le docteur se contentait de me répondre: il va bien, il va bien, il va très bien; de la limonade, beaucoup de limonade, de la limonade tant qu'il en voudra, j'en réponds. Puis, écrasé par cet effort, le docteur me fit signe qu'il était inutile que je le tourmentasse plus longtemps, et se retourna le nez contre le mur.

—Eh bien! me dit Jadin en me revoyant, le docteur ne vient-il pas?

—Ma foi! mon cher, il prétend qu'il est plus malade que vous, et que ce serait à vous de l'aller soigner.

—Qu'est-ce qu'il a donc? la peste?

—Bien pis que cela, il a le sirocco.

Au reste, le docteur avait raison, et je reconnaissais moi-même dans mon malade un mieux sensible. Comme la chose lui était recommandée, il passa sa journée à boire de la limonade, et le soir le mal de tête même avait disparu. Le lendemain, à part la faiblesse, il était à peu près guéri. Je lui laissai régler ses comptes avec le docteur, et je sortis pour faire à pied une petite excursion jusqu'au village Della Pace, patrie de nos mariniers, et qui est situé à trois ou quatre milles au nord de Messine.

LE PESCE SPADO

Je trouvai la route de la Pace charmante; elle côtoie d'un côté la montagne, et de l'autre la mer. C'était jour de fête: on promenait la châsse de saint Nicolas, je ne sais dans quel but, mais tant il y a qu'on la promenait, et que cela causait une grande joie parmi les populations. En passant devant l'église des Jésuites, qui se trouve à un quart de lieue du village Della Pace, j'y entrai. On disait une messe. Je m'approchai de la chapelle, et je retrouvai tous nos matelots à genoux, le capitaine en tête. C'était la messe promise pendant la tempête, et qu'ils acquittaient avec un scrupule et une exactitude bien méritoires pour des gens qui sont à terre. J'attendis dans un coin que l'office divin fût fini; puis, quand le prêtre eut dit l'ite missa est, je sortis de derrière ma colonne et je me présentai à nos gens.

Il n'y avait point à se tromper à la façon dont ils me reçurent: chaque visage passa subitement de l'expression du recueillement à celle de la joie; à l'instant même mes deux mains furent prises, et bon gré mal gré baisées et rebaisées. Puis, je fus présenté à ces dames, et à la femme du capitaine en particulier. Elles étaient plus ou moins jolies, mais presque toutes avaient de beaux yeux, de ces yeux siciliens, noirs et veloutés, comme je n'en ai vu qu'à Arles et en Sicile, et qui, pour Arles comme pour la Sicile, ont, selon toute probabilité, une source commune: l'Arabie.

J'arrivais bien: le capitaine allait partir pour Messine à mon intention. Il voulait me ramener à la Pace pour me faire voir la fête; je lui avais épargné les trois quarts du chemin.

Nous arrivâmes chez lui: il habitait une jolie petite maison, pleine d'aisance et de propreté. En entrant dans un petit salon, la première chose que j'aperçus fut le portrait de monsieur Peppino, qui faisait face à celui du comte de Syracuse, ex-vice roi de Sicile. C'étaient, avec sa femme, les deux personnes que notre capitaine aimait le mieux au monde. Ce grand amour d'un Sicilien pour un vice-roi napolitain m'étonna d'abord, mais plus tard il me fut expliqué, et je le retrouvai chez tous les compatriotes du capitaine.

Je vis le capitaine en grande conférence avec sa femme, et je compris qu'il était question de moi. Il s'agissait de m'offrir à déjeuner, et ni l'un ni l'autre n'osait porter la parole. Je les tirai d'embarras en m'invitant le premier.

Aussitôt, tout fut en révolution: monsieur Peppino fut envoyé pour ramener le pilote, Giovanni et Pietro. Le pilote devait déjeuner avec nous, et c'était moi qui l'avais demandé pour convive; Giovanni devait faire la cuisine, et Pietro nous servir. Maria courut au jardin cueillir des fruits, le capitaine descendit dans le village pour acheter du poisson, et je restai maître et gardien de la maison.

Comme je présumais que les apprêts dureraient une demi-heure ou trois quarts d'heure, et que ma personne ne pouvait que gêner ces braves gens, je résolus de mettre le temps à profit, et de faire une petite excursion au-dessus du village. La maison du capitaine était adossée à la montagne même. Un petit sentier, aboutissant à une porte de derrière, s'y enfonçait presque aussitôt, paraissant et disparaissant à différents intervalles, selon les accidents du terrain. Je m'engageai dans le sentier, et commençai à gravir la montagne au milieu des cactus, des grenadiers et des lauriers roses.

A mesure que je montais, le paysage, borné au sud par Messine, et au nord par la pointe du Phare, s'agrandissait devant moi, tandis qu'à l'est s'étendait, comme un rideau tout bariolé de villages, de plaines, de forêts et de montagnes, cette longue chaîne des Apennins, qui, née derrière Nice, traverse toute l'Italie et s'en va mourir à Reggio. Peu à peu, je commençai à dominer Messine, puis le Phare; au-delà de Messine apparaissait, comme une vaste nappe d'argent étendue au soleil, la mer d'Ionie; au-delà du Phare, se déroulait plus étroite, et comme un immense ruban d'azur moiré, la mer Tyrrhénienne; à mes pieds j'avais le détroit que j'embrassais dans toute sa longueur, dont le courant était sensible comme celui d'un fleuve, et qui m'indiquait, par un bouillonnement parfaitement visible, ces gouffres de Charybde, si redoutés des anciens, et qu'Homère dans l'Odyssée place à un trait d'arc de Scylla, quoiqu'ils en soient effectivement à treize milles.

Je m'assis sous un magnifique châtaignier, avec cette singulière sensation de l'homme qui se trouve dans un pays qu'il a désiré longtemps parcourir, et qui doute qu'il y soit réellement arrivé; qui se demande si les villages, les caps et les montagnes qu'il a sous les yeux, sont réellement ceux dont il a si souvent entendu parler, et si c'est bien à eux surtout que s'appliquent tous ces noms poétiques, sonores, harmonieux, dont l'ont bercé dans sa jeunesse le grec et le latin, ces deux nourrices de l'esprit, sinon de l'âme.

C'était bien moi, et j'étais bien en Sicile. Je revoyais les mêmes lieux qu'avaient vus Ulysse et Énée, qu'avaient chantés Homère et Virgile. Ce village pittoresque, près d'une roche élevée et surmontée d'un château fort, c'était Scylla qui avait tant effrayé Anchise. Cette mer bouillonnant à mes pieds, et qu'il avait fallu tant de siècles pour calmer, c'était le voile qui me couvrait l'implacable Charybde, où Frédéric II jeta cette coupe d'or, que tenta vainement d'aller ressaisir, élancé pour la troisième fois dans le gouffre, Colas il Pesce, poétique héros de la balade du Plongeur de Schiller. Enfin, j'étais adossé à ce fabuleux et gigantesque Etna, tombeau d'Encelade, qui touche le ciel de sa tête, lance des pierres brûlantes jusqu'aux étoiles, et fait trembler la Sicile lorsque le géant, enseveli vivant dans son sein, essaie de changer de côté. Seulement l'Etna, comme Charybde, était fort calme; et de même que le gouffre, au lieu d'engloutir l'eau, de la rejeter au ciel, toute souillée de son sable noir, n'a plus que le léger bouillonnement dont j'ai parlé, l'Etna n'a plus qu'une légère fumée qui annonce que le géant est endormi, qui prévient en même temps qu'il n'est pas mort.

J'en étais là de ma rêverie, lorsque je vis, à la fenêtre de sa maison, le capitaine, qui me fit signe que le couvert était mis, et que l'on n'attendait plus que moi. Je lui répondis de même que je montais jusqu'à une espèce de petit monument que j'apercevais à une cinquantaine de pas au-dessus de ma tête, et que je redescendais aussitôt. Il me répondit par un geste qui signifiait que j'étais le maître de me passer cette fantaisie. Je profitai aussitôt de la permission.

C'était une petite colonne ronde, de huit ou dix pieds de haut et de trois ou quatre pieds de tour; elle était évidée par le milieu, et des tablettes de pierre la partageaient en trois ou quatre niches superposées. Dans ces niches je croyais voir de grosses boules, et je ne comprenais pas le moins du monde ce que cela pouvait être, lorsqu'en m'approchant je m'aperçus peu à peu que sur ces boules étaient dessinés des yeux, un nez, une bouche. Je fis quelques pas encore, et je reconnus que c'étaient tout simplement trois têtes d'hommes proprement détachées de leur tronc, et qui séchaient au soleil. Un instant je voulus douter, mais il n'y avait pas moyen: elles étaient au grand complet, avec cheveux, dents, barbe et sourcils. C'étaient bien trois têtes.

On comprend que ma première parole en descendant fut pour demander au capitaine ce que faisaient là ces trois têtes. L'histoire était on ne peut plus simple. Un équipage calabrais s'était approché des côtes de Sicile pour faire la contrebande, quoiqu'on fût en temps de choléra, et qu'il fût défendu de mettre pied à terre sans patente. Trois de ces malheureux avaient été pris, jugés, condamnés à mort, décapités, et leurs têtes avaient été mises là pour servir d'épouvantail à ceux qui seraient tentés de faire comme eux. Cela me rappela que, moi aussi, j'étais en Sicile en contrebandier, qu'au lieu de dix-huit jours que j'aurais dû passer à Rome pour achever ma quarantaine, j'en étais parti au bout de quatorze, et qu'il restait une quatrième niche vide.

Mon pauvre capitaine s'était mis en frais, et Giovanni avait fait des merveilles. Il y avait surtout un certain plat de poisson qui me parut un chef-d'oeuvre; je demandai le nom de cet honorable cétacé, que je ne connaissais point encore, et qui cependant me paraissait si digne d'être connu: j'appris que j'avais affaire au pesce spado.

Je me rappelais avoir lu dans ma jeunesse de fort belles descriptions de la manière dont le poisson à épée, autrement dit l'espadon, profitant de l'arme effroyable dont la nature avait armé le bout de son nez, attaquait parfois la baleine, lui livrait de rudes combats, puis, bondissant hors de l'eau, et se laissant retomber sur elle la tête la première, la transperçait de son dard, qui ordinairement a quatre ou cinq pieds de long; mais là s'arrêtaient les renseignements du naturaliste. Je m'étais donc contenté jusque-là d'estimer l'espadon sous le rapport de son aptitude à l'escrime, et voilà tout; mais je vis que monsieur de Buffon lui avait fait tort, qu'il possédait, comme poisson, des qualités inconnues non moins estimables que celles dont son historien s'était fait l'apologiste, et qu'il méritait d'avoir dans la Cuisinière bourgeoise un article nécrologique aussi important que l'article biographique qu'il possédait déjà dans l'histoire naturelle.

Le dessert n'était pas moins remarquable que le déjeuner: il se composait de grenades et d'oranges magnifiques, auxquelles était joint un fruit qui ne m'était pas moins inconnu que le poisson sur lequel je venais de recueillir de si précieux renseignements. Ce fruit était la figue d'Inde, cette manne éternelle que la Sicile offre si largement à la sensualité du riche et à la misère du pauvre, En effet, dès qu'on sort des portes d'une ville, on voit surgir de tous côtés d'immenses cactus tout chargés de ces fruits. La figue d'Inde est de la grosseur d'un oeuf de poule, enveloppée d'une pulpe verte, et défendue par de petits bouquets d'épines dont la piqûre amène une longue et douloureuse démangeaison; aussi, il faut une certaine étude pour arriver à éventrer le fruit sans accident. Cette opération faite, il sort de la blessure un globe à la chair jaunâtre, doux, frais et fondant, qu'on commence d'abord par déguster avec une certaine froideur, mais dont, au bout de huit jours, on finit par se faire une nécessité. Les Siciliens adorent ce fruit, qui est pour eux ce que le cocotier est pour les Napolitains, avec cette différence que le cocomero a besoin d'une certaine culture, et qu'on ne peut se le procurer gratuitement, tandis que la figue d'Inde pousse partout, dans le sable, dans les terres grasses, dans les marais, dans les rochers, et jusque dans les fentes des murs, et ne donne que la peine de la cueillir.

Ce déjeuner, l'un des plus instructifs que j'aie certainement fait de ma vie, terminé, le capitaine m'offrit de venir voir la fête de la châsse de saint Nicolas. On comprend que je me gardai bien de refuser une pareille proposition. Nous nous mîmes en route en continuant de remonter le chemin qui conduit au phare. Bientôt, nous nous engageâmes à gauche dans de petits mouvements de terrain qui nous firent perdre de vue la mer; enfin, nous nous trouvâmes au bord d'un petit lac isolé, bleu, clair, brillant comme un miroir, encadré, à gauche, par une rangée de maisons, à droite, par une suite de montagnes qui empêche cette jolie coupe de s'épancher dans le détroit. C'était le lac de Pantana. Ses bords présentaient l'aspect d'une fête de campagne réduite à sa plus naïve simplicité, avec ses jeux où il est impossible de gagner, ses petites boutiques chargées de fruits, et ses tarentelles.

Ce fut là que j'eus pour la première fois l'occasion d'examiner cette danse dans tous ses détails. C'est une merveilleuse danse, et la plus commode que je connaisse, pourvu qu'on ait le musicien, et encore, à la rigueur, on peut chanter ou siffler l'air soi-même. Elle se danse seul, à deux, à quatre, à huit, et indéfiniment, si l'on veut, homme à homme, femme à femme, qu'on se connaisse ou qu'on ne se connaisse pas: la chose n'y fait rien, à ce qu'il paraît, et ce ne semblait nullement inquiéter les danseurs. Quand un des spectateurs a envie de danser à son tour, il sort du cercle des assistants, entre dans l'espace réservé au ballet, saute alternativement sur un pied et sur un autre, jusqu'à ce qu'une autre personne se détache et se mette à sauter vis-à-vis de lui. Si le partenaire tarde et que le monologue ennuie l'acteur, il s'approche en mesure du couple qui danse déjà, donne un coup de coude à l'homme ou à la femme qui danse depuis le plus longtemps, l'envoie se reposer et prend sa place, sans que la galanterie lui fasse faire aucune différence de sexe. Il est vrai de dire aussi que les Siciliens apprécient tous les avantages d'une gigue si indépendante: la tarentelle est une véritable maladie chez eux. J'étais arrivé sur les bords du lac avec le capitaine, sa femme, Nunzio, Giovanni, Pietro et Peppino. Au bout de dix minutes, je me trouvai absolument seul, et libre de me livrer à toutes les réflexions que je jugeais convenable de faire. Chacun sautillait à qui mieux mieux, et il n'y avait pas jusqu'au fils du capitaine qui ne se trémoussât en face d'une espèce de géant, qui n'offrait d'autre différence avec les cyclopes, dont il me paraissait descendre en droite ligne, que l'accident qui lui avait donné deux yeux.

Quant à la musique qui donnait le branle à toute cette population, elle n'était pas, comme chez nous, réunie sur un seul point, mais disséminée au contraire sur les bords du lac; l'orchestre se composait en général de deux musiciens, l'un jouant de la flûte, et l'autre d'une espèce de mandoline. Ces deux instruments réunis formaient une mélodie assez semblable à celle qui chez nous a le privilège de faire exclusivement danser les chiens et les ours. Les musiciens étaient mobiles et cherchaient la pratique, au lieu de l'attendre. Lorsqu'ils avaient épuisé les forces du groupe qui les entourait, et que la recette, abandonnée à la généreuse appréciation du public, était épuisée, ils se mettaient en marche, jouant l'air éternel, et ils n'avaient pas fait vingt pas, que sur leur passage un autre groupe se formait et les forçait de faire une nouvelle halte chorégraphique. Je comptai soixante-dix de ces musiciens, qui tous avaient plus ou moins d'occupation.

Au plus fort de la fête, et vers les trois heures à peu près, la châsse de saint Nicolas sortit de l'église où elle était enfermée; aussitôt les danses cessèrent; chacun accourut, prit sa place dans le cortège, et la procession commença de faire le tour du lac, accompagnée de l'explosion éternelle d'un millier de boîtes.

Ce nouvel exercice dura à peu près une heure et demie, puis la châsse rentra dans l'église avec les prêtres, et la foule s'éparpilla de nouveau autour du lac.

Comme il se faisait tard et que j'avais vu de la fête tout ce que j'en voulais voir, je pris congé du capitaine, qui fit un signe à Pietro et à Giovanni, lesquels aussitôt quittèrent leurs danseuses sans leur dire un seul mot et accoururent: leur intention était de me faire reconduire par mer avec la barque du speronare, afin de m'épargner les deux lieues qui me séparaient de Messine. J'essayai de me défendre, mais il n'y eut pas moyen, et Giovanni fit tant d'instances et Pietro tant de cabrioles, tous deux mirent à un si haut prix l'honneur de reconduire Son Excellence, que Son Excellence, qui, au fond du coeur, n'était aucunement fâchée de s'en aller coucher dans une bonne barque au lieu de piétiner sur des jambes assez fatiguées de l'avoir portée, par une chaleur de 35 degrés, depuis huit heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, finit par accepter, se promettant, il est vrai, de dédommager Pietro et Giovanni du plaisir perdu. Nous nous en allâmes donc tout en bavardant jusqu'au village Della Pace, eux me parlant sans cesse le chapeau à la main, et moi n'ayant d'autre occupation que de leur faire mettre le chapeau sur la tête. Arrivés en face de la porte du capitaine, ils détachèrent une barque, je sautai dedans, et comme le courant était bon, nous commençâmes, sans grande fatigue pour ces braves gens, à descendre le détroit, tout en laissant à notre droite des bâtiments d'une forme si singulière qu'ils finirent par attirer mon attention.

C'étaient des chaloupes à l'ancre, sans cordages et sans vergues, du milieu desquelles s'élevait un seul mât d'une hauteur extrême: au haut de ce mât, qui pouvait avoir vingt-cinq ou trente pieds de long un homme, debout sur une traverse pareille à un bâton de perroquet, et lié par le milieu du corps à l'espèce d'arbre contre lequel il était appuyé, semblait monter la garde, les yeux invariablement fixés sur la mer; puis, à certains moments, il poussait des cris et agitait les bras: à ces clameurs et à ces signes, une autre barque plus petite, et comme la première d'une forme bizarre, ayant un mât plus court à l'extrémité duquel une seconde sentinelle était liée, montée par quatre rameurs qui la faisaient voler sur l'eau, dominée à la proue par un homme debout et tenant un harpon à la main, s'élançait rapide comme une flèche et faisait des évolutions étranges, jusqu'au moment où l'homme au harpon avait lancé son arme. Je demandai alors à Pietro l'explication de cette manoeuvre; Pietro me répondit que nous étions arrivés à Messine juste au moment de la pêche du pesce spado, et que c'était cette pêche à laquelle nous assistions. En même temps, Giovanni me montra un énorme poisson que l'on tirait à bord d'une de ces barques et m'assura que c'était un poisson tout pareil à celui que j'avais mangé à dîner et dont j'avais si bien apprécié la valeur. Restait à savoir comment il se faisait que des hommes si religieux, comme le sont les Siciliens, se livrassent à un travail si fatigant le saint jour du dimanche; mais ce dernier point fut éclairci à l'instant même par Giovanni, qui me dit que le pesce spado étant un poisson de passage, et ce passage n'ayant lieu que deux fois par an et étant très court, les pêcheurs avaient dispense de l'évêque pour pêcher les fêtes et dimanches.

Cette pêche me parut si nouvelle, et par la manière dont elle s'exécutait et par la forme et par la force du poisson auquel on avait affaire, qu'outre mes sympathies naturelles pour tout amusement de ce genre, je fus pris d'un plus grand désir encore que d'ordinaire de me permettre celui-ci. Je demandai donc à Pietro s'il n'y aurait pas moyen de me mettre en relation avec quelques-uns de ces braves gens, afin d'assister à leur exercice. Pietro me répondit que rien n'était plus facile, mais qu'il y avait mieux que cela à faire: c'était d'exécuter cette pêche nous-mêmes, attendu que l'équipage était à notre service dans le port comme en mer, et que tous nos matelots étant nés dans le détroit, étaient familiers avec cet amusement. J'acceptai à l'instant même, et comme je comptais, en supposant que la santé de Jadin nous le permît, quitter Messine le surlendemain, je demandai s'il serait possible d'arranger la partie pour le jour suivant. Mes Siciliens étaient des hommes merveilleux qui ne voyaient jamais impossibilité à rien; aussi, après s'être regardés l'un l'autre et avoir échangé quelques paroles, me répondirent-ils que rien n'était plus facile, et que, si je voulais les autoriser à dépenser deux ou trois piastres pour la location ou l'achat des objets qui leur manquaient, tout serait prêt pour le lendemain à six heures; bien entendu que, moyennant cette avance faite par moi, le poisson pris deviendrait ma propriété. Je leur répondis que nous nous entendrions plus tard sur ce point. Je leur donnai quatre piastres, et leur recommandai la plus scrupuleuse exactitude. Quelques minutes après ce marché conclu, nous abordâmes au pied de la douane.

La vue de ce bâtiment me rappela le pauvre Cama, que j'avais parfaitement oublié. Je demandai à mes deux rameurs s'ils en savaient quelque chose, mais ni l'un ni l'autre n'en avait entendu parler: c'était jour de fête, il était donc inutile de s'en occuper le même jour. Le lendemain matin, nous nous mettions de trop bonne heure en mer pour espérer que les autorités seraient levées. Je dis à Pietro de prévenir le capitaine de m'attendre à l'hôtel vers onze heures du matin, c'est-à-dire au retour de notre pêche, attendu qu'en ce moment nous ferions ensemble les démarches nécessaires à la liberté du prisonnier. Au reste, ayant payé à Cama en partant de Naples son mois d'avance, j'étais moins inquiet sur son compte; avec de l'argent on se tire d'affaire, même en prison.

Je trouvai Jadin aussi bien qu'il était permis de le désirer; il avait renvoyé son médecin, en lui donnant trois piastres et en l'appelant vieil intrigant. Le médecin, qui ne parlait pas français, n'avait compris que la partie de la harangue qui se traduisait par la vue, et avait pris congé de lui en lui baisant les mains.

J'annonçai à Jadin la partie de pêche arrangée pour le lendemain, puis je fis mettre les chevaux à une espèce de voiture que notre hôtelier eut l'audace de nous faire passer pour une calèche, et nous allâmes faire un tour sur la Marine.

Il y a vraiment dans les climats méridionaux un espace de temps délicieux; c'est celui qui est compris entre six heures du soir et deux heures du matin. On ne vit réellement que pendant cette période de la journée; au contraire de ce qui se passe dans nos climats du Nord, c'est le soir que tout s'éveille. Les fenêtres et les portes des maisons s'ouvrent, les rues s'animent, les places se peuplent. Un air frais chasse cette atmosphère de plomb qui a pesé toute la journée sur le corps et sur l'esprit. On relève la tête, les femmes reprennent leur sourire, les fleurs leurs parfums, les montagnes se colorent de teintes violâtres, la mer répand son acre et irritante saveur; enfin, la vie, qui semblait près de s'éteindre, renaît, et coule dans les veines avec un étrange surcroît de sensualité.

Nous restâmes deux heures à faire corso à la Marine; nous passâmes une autre heure au théâtre pour y entendre chanter la Norma. Je me rappelai alors ce bon et cher Bellini, qui, en me remettant au moment de mon départ de France des lettres pour Naples, m'avait fait promettre, si je passais à Catane, sa patrie, d'aller donner de ses nouvelles à son vieux père. J'étais bien décidé à tenir religieusement parole, et fort loin de me douter que celles que je donnerais à son père seraient les dernières qu'il en devait recevoir.

Pendant l'entr'acte, j'allai remercier mademoiselle Schulz du plaisir qu'elle m'avait fait le soir de mon arrivée à Messine, lorsqu'elle était passée près de ma barque, en jetant à la brise sicilienne cette vague mélodie allemande que Bellini a prouvé ne lui être pas si étrangère qu'on le croyait.

Il était temps de rentrer. Pour un convalescent, Jadin avait fait force folies; il voulait absolument repasser par la Marine, mais je tins bon, et nous revînmes droit à l'hôtel. Nous devions nous lever le lendemain à six heures du matin, et il était près de minuit.

Le lendemain, à l'heure dite, nous fûmes réveillés par Pietro, qui avait quitté ses beaux habits de la veille pour reprendre son costume de marin. Tout était prêt pour la pêche, hommes et chaloupes nous attendaient. En un tour de main, nous fûmes habillés à notre tour; notre costume n'était guère plus élégant que celui de nos matelots; c'était, pour moi, un grand chapeau de paille, une veste de marin en toile à voiles, et un pantalon large. Quant à Jadin, il n'avait pas voulu renoncer au costume qu'il avait adopté pour tout le voyage, il avait la casquette de drap, la veste de panne taillée à l'anglaise, le pantalon demi-collant et les guêtres.

Nous trouvâmes dans la chaloupe Vincenzo, Filippo, Antonio, Sieni et Giovanni. A peine y fûmes-nous descendus, que les quatre premiers prirent les rames: Giovanni se mit à l'avant avec son harpon, Pietro monta sur son perchoir, et nous allâmes, après dix minutes de marche, nous ranger au pied d'une de ces barques à l'ancre qui portaient au bout de leurs mâts un homme en guise de girouette. Pendant le trajet, je remarquai qu'au harpon de Giovanni était attachée une corde de la grosseur du pouce, qui venait s'enrouler dans un tonneau scié par le milieu, qu'elle remplissait presque entièrement. Je demandai quelle longueur pouvait avoir cette corde, on me répondit qu'elle avait cent vingt brasses.

Tout autour de nous se passait une scène fort animée: c'étaient des cris et des gestes inintelligibles pour nous, des barques qui volaient sur l'eau comme des hirondelles; puis, de temps en temps, faisaient une halte pendant laquelle on tirait à bord un énorme poisson muni d'une magnifique épée. Nous seuls étions immobiles et silencieux; mais bientôt notre tour arriva.

L'homme qui était au haut du mât de la barque à l'ancre poussa un cri d'appel, et en même temps montra de la main un point dans la mer qui était, à ce qu'il paraît, dans nos parages à nous. Pietro répondit en criant: Partez! Aussitôt nos rameurs se levèrent pour avoir plus de force, et nous bondîmes plutôt que nous ne glissâmes sur la mer, décrivant, avec une vitesse dont on n'a point idée, les courbes, les zigzags et les angles les plus abrupts et les plus fantastiques, tandis que nos matelots, pour s'animer les uns les autres, criaient à tue-tête: Tutti do! tuttido! Pendant ce temps, Pietro et l'homme de la barque à l'ancre se démenaient comme deux possédés, se répondant l'un à l'autre comme des télégraphes, indiquant à Giovanni, qui se tenait raide, immobile, les yeux fixes et son harpon à la main, dans la pose du Romulus des Sabines, l'endroit où était le pesce spado que nous poursuivions. Enfin, les muscles de Giovanni se raidirent, il leva le bras; le harpon, qu'il lança de toutes ses forces, disparut dans la mer; la barque s'arrêta à l'instant même dans une immobilité et un silence complets. Mais bientôt le manche du harpon reparut. Soit que le poisson eût été trop profondément enfoncé dans l'eau, soit que Giovanni se fût trop pressé, il avait manqué son coup. Nous revînmes tout penauds prendre notre place auprès de la grande barque.

Une demi-heure après, les mêmes cris et les mêmes gestes recommencèrent, et nous fûmes emportés de nouveau dans un labyrinthe de tours et de détours; chacun y mettait une ardeur d'autant plus grande, qu'ils avaient tous une revanche à prendre et une réhabilitation à poursuivre. Aussi, cette fois, Giovanni fit-il deux fois le geste de lancer son harpon, et deux fois se retint-il; à la troisième, le harpon s'enfonça en sifflant; la barque s'arrêta, et presqu'aussitôt nous vîmes se dérouler rapidement la corde qui était dans le tonneau; cette fois, l'espadon était frappé, et emportait le harpon du côté du Phare, en s'enfonçant rapidement dans l'eau. Nous nous mîmes sur sa trace, toujours indiquée par la direction de la corde; Pietro et Giovanni avaient sauté dans la barque, et avaient saisi deux autres rames qui avaient été rangées de côté; tous s'animaient les uns les autres avec le fameux tutti do. Et cependant, la corde, en continuant de se dérouler, nous prouvait que l'espadon gagnait sur nous; bientôt, elle arriva à sa fin, mais elle était arrêtée au fond du tonneau; le tonneau fut jeté à la mer, et s'éloigna rapidement, surnageant comme une boule. Nous nous mîmes aussitôt à la poursuite du tonneau, qui bientôt, par ses mouvements bizarres et saccadés, annonça que l'espadon était à l'agonie. Nous profitâmes de ce moment pour le rejoindre. De temps en temps de violentes secousses le faisaient plonger, mais presqu'aussitôt il revenait sur l'eau. Peu à peu, les secousses devinrent plus rares, de simples frémissements leur succédèrent, puis ces frémissements même s'éteignirent. Nous attendîmes encore quelques minutes avant de toucher à la corde. Enfin Giovanni la prit et la tira à lui par petites secousses, comme fait un pêcheur à la ligne qui vient de prendre un poisson trop fort pour son hameçon et pour son crin. L'espadon ne répondit par aucun mouvement, il était mort.

Nous nageâmes jusqu'à ce que nous fussions à pic au-dessus de lui. Il était au fond de la mer, et la mer, nous en pouvions juger par ce qu'il restait de corde en dehors, devait avoir, à l'endroit où nous nous trouvions, cinq cents pieds de profondeur. Trois de nos matelots commencèrent à tirer la corde doucement, sans secousses, tandis qu'un quatrième la roulait au fur et à mesure dans le tonneau pour qu'elle se trouvât toute prête au besoin. Quant à moi et Jadin, nous faisions, avec le reste de l'équipage, contrepoids à la barque, qui eût chaviré si nous étions restés tous du même côté.

L'opération dura une bonne demi-heure; puis Pietro me fit signe d'aller prendre sa place, et vint s'asseoir à la mienne. Je me penchai sur le bord de la barque, et je commençai à voir, à trente ou quarante pieds sous l'eau, des espèces d'éclairs. Cela arrivait toutes les fois que l'espadon, qui remontait à nous, roulait sur lui-même, et nous montrait son ventre argenté. Il fut bientôt assez proche pour que nous pussions distinguer sa forme. Il nous paraissait monstrueux; enfin, il arriva à la surface de l'eau. Deux de nos matelots le saisirent, l'un par le pic, l'autre par la queue, et le déposèrent au fond de la barque. Il avait de longueur, le pic compris, près de dix pieds de France.

Le harpon lui avait traversé tout le corps, de sorte qu'on dénoua la corde, et qu'au lieu de le retirer par le manche, on le retira par le fer, et qu'il passa tout entier au travers de la double blessure. Cette opération terminée, et le harpon lavé, essuyé, hissé, Giovanni prit une petite scie et scia l'épée de l'espadon au ras du nez; puis il scia de nouveau cette épée six pouces plus loin, et me présenta le morceau; il en fit autant pour Jadin; et aussitôt, lui et ses compagnons scièrent le reste en autant de parties qu'ils étaient de rameurs, et se les distribuèrent. J'ignorais encore dans quel but était faite cette distribution, quand je vis chacun porter vivement son morceau à sa bouche, et sucer avec délices l'espèce de moelle qui en formait le centre. J'avoue que ce régal me parut médiocre; en conséquence, j'offris le mien à Giovanni, qui fit beaucoup de façons pour le prendre, et qui enfin le prit et l'avala. Quant à Jadin, en sa qualité d'expérimentateur, il voulut savoir par lui-même ce qu'il en était; il porta donc le morceau à sa bouche, aspira le contenu, roula un instant des yeux, fit une grimace, jeta le morceau à la mer, et se retourna vers moi en me demandant un verre de muscat de Lipari, qu'il vida tout d'un trait.

Je ne pouvais me lasser de regarder notre prise. Nous étions assurément tombés sur un des plus beaux espadons qui se pussent voir. Nous regagnâmes la grande barque avec notre prise, nous la fîmes passer d'un bord à l'autre, puis nous nous apprêtâmes à une nouvelle pêche. Après deux coups de harpon manqués, nous prîmes un second pesce spado, mais plus petit que le premier. Quant aux détails de la capture, ils furent exactement les mêmes que ceux que nous avons donnés, à une seule exception près: c'est que le harpon ayant frappé dans une portion plus vitale et plus rapprochée du coeur, l'agonie de notre seconde victime fut moins longue que celle de la première, et qu'au bout de soixante-dix ou quatre-vingts brasses de corde, le poisson était mort.

Il était onze heures moins un quart, j'avais donné rendez-vous à onze heures au capitaine; il était donc temps de rentrer en ville. Nos matelots me demandèrent ce qu'ils devaient faire des deux poissons. Nous leur répondîmes qu'ils n'avaient qu'à nous en garder un morceau pour notre dîner, que nous reviendrions faire à bord sur les trois heures, après quoi, sauf le bon plaisir du vent, nous remettrions à la voile pour continuer notre voyage. Quant au reste du poisson, ils n'avaient qu'à le vendre, le saler ou en faire cadeau à leurs amis et connaissances. Cet abandon généreux de nos droits nous valut un redoublement d'égards, de joie et de bonne volonté qui, joint au plaisir que nous avions pris, nous dédommagea complètement des quatre piastres de première mise de fonds que nous avions données.

Nous trouvâmes le capitaine, qui nous attendait avec son exactitude ordinaire. Jadin se chargea de régler les comptes avec notre hôte, et de faire approvisionner par Giovanni et Pietro le bâtiment de fruits et de vin. Je m'en allai ensuite avec le capitaine faire ma visite au chef de la police messinoise.

Nous trouvâmes, contre l'habitude, un homme aimable et de bonne compagnie. Il était d'ailleurs lié avec le docteur qui avait traité Jadin, et qui lui avait parlé de nous très favorablement. Nous lui racontâmes l'aventure de Cama, comment il avait oublié son passeport pour me suivre plus vite dès qu'il avait su que j'étais un digne appréciateur de Roland, et comment enfin son refus de changer de nom, qui indiquait au reste la droiture de son âme, avait amené son arrestation. Le chef de la police fit alors donner au capitaine sa parole d'honneur que Cama, pendant tout le voyage, resterait à bord du speronare et ne descendrait point à terre. Je me permis de faire observer à l'autorité que j'avais pris un cuisinier pour me faire la cuisine, et non comme objet de luxe. J'ajoutai que comme du moment où il mettait le pied à bord du bâtiment, il était pris du mal de mer, sa société me devenait parfaitement inutile tout le temps que durait la navigation, et je lui avouai que j'avais compté me rattraper de ce sacrifice pendant notre voyage à terre; mais j'eus beau faire valoir toutes ces raisons, en appeler de Philippe endormi à Philippe éveillé, la sentence était portée, et le juge n'en voulut pas démordre. Il est vrai qu'il m'offrait un autre moyen; c'était de laisser Cama en prison pendant tout le voyage, et de ne le reprendre qu'à mon retour, époque à laquelle il me donnerait un certificat qui, constatant que mon cuisinier était resté à Messine par une cause indépendante de ma volonté, et qui ne pouvait être attribuée qu'à sa propre faute, me dispenserait de le payer. Mais j'eus pitié du pauvre Cama. Le capitaine donna sa parole, et le chef de la police, en échange, me remit l'ordre de mise en liberté du prisonnier. Je laissai au capitaine le soin de faire sortir Cama de prison; je lui recommandai d'être à trois heures juste en face de la Marine, et je rentrai à l'hôtel.

Je trouvai Jadin en grande discussion avec l'aubergiste, qui voulait lui faire payer les déjeuners qu'il n'avait pas pris, sous prétexte que nos chambres étaient de deux piastres chacune, nourriture comprise; en outre, il présentait un compte de dix-huit francs pour limonade, eau de guimauve, etc. Après une menace bien positive d'aller nous plaindre à l'autorité d'un pareil vol, il fut convenu que tout ce qui avait été pris, de quelque façon que l'absorption se fût faite, passerait pour nourriture. Il en résulta que Jadin paya son eau de guimauve et sa limonade comme si c'eût été des côtelettes et des beefsteaks, moyennant quoi notre hôte voulut bien nous tenir quitte, et nous pria de le recommander à nos amis.

A trois heures, nous vîmes arriver Pietro et Giovanni, qui s'étaient constitués nos serviteurs, et qui venaient chercher nos malles. Le vent était bon, et le bâtiment n'attendait plus que nous pour mettre à la voile. La première personne que nous aperçûmes en montant à bord fut Cama. La prison lui avait été à merveille; ses yeux étaient débouffis et ses lèvres désenflées, de sorte qu'il avait retrouvé un visage à peu près humain. L'incarcération, au reste, l'avait rendu on ne peut plus traitable, et il était prêt désormais à prendre tous les noms qu'il me plairait de lui donner. Malheureusement cette abnégation patronymique lui venait un peu tard.

Au reste, avec sa santé, Cama réclamait ses droits; il s'était revêtu de son costume des grands jours pour imposer à quiconque tenterait d'usurper ses fonctions. Il avait la toque de percale blanche, la veste bleue, le pantalon de nankin, le tablier de cuisine coquettement relevé par un coin, et il appuyait fièrement la main gauche sur le manche du couteau passé dans sa ceinture. Giovanni n'avait ni toque de percale, ni veste bleue, ni pantalon de nankin, ni tablier drapé, ni couteau de cuisine coquettement passé au côté, mais il avait des antécédents respectables, et parmi ces antécédents, le déjeuner qu'il nous avait fait faire la veille chez le capitaine. Aussi ne paraissait-il aucunement disposé à faire la moindre concession. Il avait d'ailleurs un auxiliaire puissant: c'était Milord, qui l'avait reconnu jusqu'à présent pour le véritable distributeur d'os et de pâtée, et qui était parfaitement disposé à le soutenir. Je vis que la chose tournait tout doucement à mal; j'appelai le capitaine, et ne voulant mécontenter ni l'un ni l'autre de ces fidèles serviteurs, je lui dis que nous ne dînerions que dans une heure et demie, et que, puisque le vent était bon, je le priais de ne pas perdre de temps pour mettre à la voile. Aussitôt tous les hommes furent appelés à la manoeuvre, Giovanni comme les autres. Nous levâmes l'ancre, nous dépliâmes la voile, et nous commençâmes à marcher. Quant à Cama, il descendit triomphalement sous le pont.

Un quart d'heure après, Giovanni, en descendant à son tour, le trouva étendu de tout son long près de ses fourneaux. Ce que j'avais prévu était arrivé. Le mal de mer avait fait son effet. Cama ne réclamait plus rien qu'un matelas et la permission de se coucher sur le pont.

L'exigence du chef de la police, qui avait fait promettre au capitaine que Cama ne mettrait point pied à terre, lui promettait, comme on le voit, un voyage bien agréable.

Giovanni triompha sans ostentation. A l'heure où nous l'avions demandé, le dîner fut prêt et se trouva excellent. Le capitaine le partagea avec nous, et il fut convenu, une fois pour toutes, qu'il en serait ainsi tous les jours. Au dessert, je m'aperçus que monsieur Peppino n'avait point encore paru, et je m'informai de lui. J'appris que sa mère l'avait gardé près d'elle. En outre, Gaëtano, retenu par une espèce d'ophthalmie, était resté à terre.

Pendant le dîner, le capitaine nous donna des nouvelles de la tempête. Ce n'est pas sans raison qu'elle avait effrayé sa femme: six bâtiments s'étaient perdus pendant les dix-huit heures qu'elle avait duré.

Jusqu'à la nuit, nous suivîmes le milieu du détroit à égale distance à peu près des côtes de Sicile et des côtes de Calabre. Des deux côtés, une végétation luxuriante, qui venait baigner ses racines jusque dans la mer, luttait de force et de richesse. Nous passâmes ainsi devant Contessi, Reggio, Pistorera, Sainte-Agathe; enfin, dans les brumes du soir, nous vîmes apparaître le pittoresque village de la Scaletta, dont le nom indique l'aspect, et où le capitaine avait eu son duel avec Gaëtano Sferra. Puis la nuit vint, une de ces nuits délicieuses, limpides et parfumées, comme on n'a point d'idée qu'il en puisse exister nulle part quand on n'a pas quitté le Nord.

Nous tirâmes nos matelas sur le pont, nous nous jetâmes dessus, et nous endormîmes, bercés à la fois par le mouvement des vagues et par le chant de nos matelots, qui, sur les dix heures, sentant tomber le vent, s'étaient remis bravement à la rame.

Lorsque nous ouvrîmes les yeux, il était quatre heures du matin, et nous étions à l'ancre dans le port de Taormine.

CATANE

L'aspect de Taormine nous plongea en extase. A notre gauche, et ornant l'horizon, s'élevait l'Etna, cette colonne du ciel, comme l'appelle Pindare, découpant sa masse violette dans une atmosphère rougeâtre tout imprégnée des rayons naissants du soleil. Au second plan, en se rapprochant de nous, étaient accroupies aux pieds du géant deux montages fauves, qu'on eût dit recouvertes d'une immense peau de lion, tandis que, devant nous, au fond d'une petite crique, et se dégageant à peine de l'ombre, s'élevaient au bord de la mer, pareilles à un miroir d'acier bruni, quelques chétives maisons dominées à droite par l'ancienne ville naxienne de Tauromenium. La ville est dominée elle-même par une montagne, ou plutôt par un pic au haut duquel se groupe et se dresse le village sarrasin de la Mola, auquel on n'arrive que par une échelle de pierre.

Lorsque nous eûmes bien considéré ce spectacle si grand, si magnifique, si splendide, que Jadin ne pensa pas même à en faire une esquisse, nous nous retournâmes vers l'est. Le soleil se levait lentement et majestueusement derrière la pointe de la Calabre, et enflammait le sommet de ses montagnes, tandis que tout leur versant occidental demeurait dans la demi-teinte, et que, dans cette demi-teinte, on distinguait les crevasses, les vallées et les ravins à leur ombre plus foncée, et les villes et les villages, au contraire, à leur teinte blanche et mate. A mesure qu'il s'élevait dans le ciel, tout changeait de couleur, montagnes et maisons; la mer brune devint éclatante, et lorsque nous nous retournâmes, le premier paysage que nous avions vu avait perdu lui-même sa teinte fantastique pour rentrer dans sa puissante et majestueuse réalité.

Nous mîmes pied à terre, et après une montée d'une demi-heure, assez rapide, et par un chemin étroit et pierreux, nous arrivâmes aux murailles de la ville, composées de laves noires, de pierres jaunâtres et de briques rouges. Quoique au premier aspect la ville semble mauresque, l'ogive de la porte est normande. Nous la franchîmes, et nous nous trouvâmes dans une rue sale et étroite, aboutissant à une place au milieu de laquelle s'élève une fontaine surmontée d'une étrange statue; c'est un buste d'ange du XIVe siècle greffé sur le corps d'un taureau antique. L'ange est de marbre blanc, et le taureau de granit rouge. L'ange tient de la main gauche un globe dans lequel on a planté une croix, et de l'autre un sceptre. Une église placée en face présente deux ornements remarquables; d'abord, les six colonnes en marbre qui la soutiennent, ensuite les deux lions gothiques qui, couchés au pied des fonds baptismaux, supportent les armes de la ville, qui sont une centauresse: cette seconde sculpture donne l'explication de celle de la place.

En sortant de l'église, nous rencontrâmes un malheureux qui, de son état, était tailleur, et que la munificence du roi de Naples avait élevé aux fonctions de cicerone. Aux premiers mots que nous échangeâmes avec lui, nous vîmes à qui nous avions affaire; mais, comme nous avions besoin d'un guide, nous le prîmes à ce titre, afin de ne pas être volés. En effet, il nous conduisit assez directement au théâtre, tout en nous faisant passer devant une maison qu'une ceinture de lettres gothiques faisant corniche désignait comme ayant servi de retraite à Jean d'Aragon après la défaite de son armée par les Français. A quatre-vingts pas de cette maison à peu près, sont les ruines d'un couvent de femmes, dont il ne reste qu'une tour carrée percée de trois fenêtres gothiques et dominée par un mur de rochers, au pied duquel poussent des grenadiers, des orangers et des lauriers roses. Du milieu de ce groupe d'arbres s'élancent deux palmiers qui donnent à toute cette petite fabrique un air africain qui ne manque pas d'une certaine apparence de réalité sous un soleil de trente-cinq degrés.

Nous arrivâmes enfin aux ruines du théâtre; avant qu'on eût découvert ceux de Pompeïa et d'Herculanum, et quand on ne connaisssait pas celui d'Orange, c'était, disait-on, le mieux conservé. Comme à Orange, on a profité de l'accident du terrain en faisant une incision demi-circulaire dans une montagne, pour tailler dans le granit les degrés sur lesquels étaient assis les spectateurs, le théâtre de Tauromenium pouvait en contenir vingt-cinq mille.

Au reste, ce théâtre bâti en briques n'offre que des ruines sans grandeur; le voyageur venu là pour visiter ces ruines, s'assied, et ne voit plus que l'immense horizon qui se déroule devant lui.

En effet, à droite, l'Etna se développe dans toute l'immensité de sa base, qui a soixante-dix lieues de tour, et dans toute la majesté de sa taille, qui a dix mille six cents pieds de hauteur, c'est-à-dire deux mille pieds de moins seulement que le mont Blanc, et six mille deux cents pieds de plus que le Vésuve. A gauche, la chaîne des Apennins va s'abaissant derrière Reggio, et, pareille à un taureau agenouillé, étend sa tête et présente ses cornes à la mer qui se brise au cap dell'Armi. A l'horizon, la mer et le ciel se confondent; puis, en ramenant, par la droite, ses regards de l'horizon le plus éloigné à la base du théâtre, on découvre un rivage échancré de ports, tout parsemé de villes, et de villes qui s'appellent Syracuse, Augusta et Catane.

Quand on a vu ce magnifique spectacle une heure, la curiosité, je l'avoue, manque pour tout le reste; aussi, fut-ce par acquit de conscience que, pendant que Jadin faisait un croquis du théâtre et du paysage, je visitai la naumachie, les piscines, les bains, le temple d'Apollon et le faubourg du Rabato, mot sarrasin qui constate l'occupation arabe en lui survivant.

Après deux heures de course dans les rochers, les vignes et qui pis est dans les rues de Taormine, après avoir compté cinquante-cinq couvents, tant d'hommes que de femmes, ce qui me parut fort raisonnable pour une population de quatre mille cinq cents âmes, je revins à Jadin, tourmenté d'une faim féroce, et le retrouvai dans une disposition qui, malgré sa maladie récente, ne le cédait en rien à la mienne. Comme il ne me restait à visiter, pour compléter mon excursion archéologique, que la voie des tombeaux, et que la voie des tombeaux était juste au-dessous de nous, au lieu de retraverser toute la ville, nous descendîmes moitié glissant, moitié roulant, par une espèce de précipice couvert d'herbes desséchées sur lesquelles il était aussi difficile de se maintenir que sur la glace; contre toute attente, nous arrivâmes au bas sans accident, et nous nous trouvâmes sur la voie sépulcrale.

C'est le même système d'enterrement que dans les catacombes: des sépulcres de six pieds de long et de quatre pieds de profondeur sont creusés horizontalement, et de petits murs en façon de contrefort séparent ces propriétés mortuaires les unes des autres; il y a quatre étages de tombeaux.

On comprend qu'il n'était nullement question de déjeuner dans les infâmes bouges qui s'élèvent, sous le nom de maisons, au bord de la mer. Nous fîmes signe au capitaine, que nous reconnaissions sur le pont, et qui ne nous avait pas perdus de vue, de nous envoyer la chaloupe. Nous soldâmes notre cicerone, et nous retournâmes à bord.

Décidément, Giovanni était un grand homme: il avait deviné qu'après une excursion de cinq heures dans des régions fort apéritives, nous ne pouvions manquer d'avoir faim. En conséquence, il s'était mis à l'oeuvre; et notre déjeuner était prêt.

Voyageurs qui voyagez en Sicile, au nom du ciel prenez un speronare! Avec un speronare, surtout, si cela est possible, celui de mon ami le capitaine Arena, dans lequel on est mieux que dans aucun autre, avec un speronare, vous mangerez toutes les fois que vous n'aurez pas le mal de mer; dans les auberges, vous ne mangerez jamais. Et que l'on prenne ceci à la lettre: en Sicile, on ne mange que ce qu'on y porte; en Sicile, ce ne sont point les aubergistes qui nourrissent les voyageurs, ce sont les voyageurs qui nourrissent les aubergistes.

En attendant, et tandis que le capitaine allait chercher à terre sa patente, nous fîmes un excellent déjeuner. A midi, le capitaine étant de retour, nous levâmes l'ancre. Nous avions un joli vent qui nous permettait de faire deux lieues à l'heure, de sorte qu'au bout de trois heures à peu près, nous nous trouvâmes à la hauteur d'Aci-Reale, où j'avais dit au capitaine que je comptais m'arrêter. En conséquence, il mit le cap sur une espèce de petite crique d'où partait un chemin en zigzag qui conduisait à la ville, laquelle domine la mer d'une hauteur de trois à quatre cents pieds.

Ce fut une nouvelle patente à prendre, et un retard d'une heure à souffrir; après quoi, nous fûmes autorisés à nous rendre à la ville. Jadin me suivit de confiance sans savoir ce que j'allais y faire.

Aci me parut assez belle et assez régulièrement bâtie. Ses murailles lui donnent un petit air formidable dont elle semble toute fière; mais je n'étais pas venu pourvoir des murailles et des maisons, je cherchais quelque chose de mieux, je cherchais le fils de Neptune et de Thoosa. Je pensais bien qu'il ne viendrait pas au-devant de moi, je m'adressai à un monsieur qui suivait la rue dans un sens opposé au mien. J'allai donc à lui: il me reconnut pour étranger, et pensant que j'avais quelques renseignements à lui demander, il s'arrêta.

—Monsieur, lui dis-je, pourrais-je sans indiscrétion vous demander le chemin de la grotte de Polyphème?

—Le chemin de la grotte de Polyphème? Ho, ho! dit le monsieur en me regardant, le chemin de la grotte de Polyphème?

—Oui, monsieur.

—Vous vous êtes trompé, monsieur, de trois quarts de lieue à peu près. C'est au-dessous d'ici en allant à Catane. Vous reconnaîtrez le port aux quatre roches qui s'avancent dans la mer et que Virgile appelle cyclopea saxa et Pline scopuli cydopum. Vous mettrez pied à terre dans le port d'Ulysse, vous marcherez en droite ligne en tournant le dos à la mer, et entre le village d'Aci-San-Filippo et celui de Nizeti, vous trouverez la grotte de Polyphème.

Le monsieur me salua et continua son chemin.

—Eh bien! mais voilà un monsieur qui me semble posséder assez bien son cyclope, me dit Jadin, et ses renseignements me paraissent positifs.

—Aussi, à moins que vous n'ayez quelque chose de particulier à faire ici, nous retournerons à bord, si vous le voulez bien.

—Apprenez, mon cher, me dit Jadin, que je n'ai rien à faire là où il y a quarante degrés de chaleur, que je ne suis venu que pour vous suivre, et que désormais, quand vous ne serez pas plus sûr de vos adresses, vous me rendrez service de nous laisser où nous serons, moi et Milord. N'est-ce pas, Milord?

Milord tira d'un demi-pied une langue rouge comme du feu, ce qui, joint à la manière active dont il se mit à souffler, me prouva qu'il était exactement de l'avis de son maître.

Nous redescendîmes vers la mer, et nous nous rembarquâmes. Au bout d'une demi-heure, je reconnus parfaitement, à ses quatre rochers cyclopéens, le lieu indiqué: d'ailleurs je demandai au capitaine si la rade que je voyais était bien le port d'Ulysse, et il me répondit affirmativement. Nous jetâmes l'ancre au même endroit que l'avait fait Énée.

Telle est la puissance du génie, qu'après trois mille ans ce port a conservé le nom que lui a donné Homère, et que là, pour les paysans, l'histoire d'Ulysse et de ses compagnons, perpétuée comme une tradition, non seulement à travers les siècles, mais encore à travers les dominations successives des Sicaniens d'Espagne, des Carthaginois, des Romains, des empereurs grecs, des Goths, des Sarrasins, des Normands, des Angevins, des Aragonais, des Autrichiens, des Bourbons de France et des ducs de Savoie, semble aussi vivante que le sont pour nous les traditions les plus nationales du moyen âge.

Aussi le premier enfant auquel je demandai la grotte de Polyphème se mit à courir devant moi pour me montrer le chemin. Quant à Jadin, au lieu de me suivre, il se jeta galamment à la mer, sous le prétexte d'y chercher Galathée. Au reste, on retrouve tout, avec des proportions moins gigantesques sans doute que dans les poèmes d'Homère, de Virgile et d'Ovide; mais la grotte de Polyphème et de Galathée est encore là après trente siècles; le rocher qui écrasa Acis est là, couvert et protégé par une forteresse normande qui a pris son nom. Acis, il est vrai, fut changé en un fleuve qu'on appelle aujourd'hui le Aquegrandi, et que je cherchai vainement; mais on me montra son lit, ce qui revenait au même. Je supposai qu'il était allé coucher autre part, voilà tout. Quand il fait 35 à 40 degrés de chaleur, il ne faut pas être trop sévère sur la moralité des fleuves.

Je cherchai aussi la forêt dont Énée vit sortir le malheureux Achéménide, oublié par Ulysse, et qu'il recueillit quoique Grec; mais la forêt a disparu ou à peu près.

La nuit commençait à descendre, et le soleil que j'avais vu lever derrière la Calabre disparaissait peu à peu derrière l'Etna. Un coup de fusil tiré à bord du speronare, et qui me parut s'adresser à moi, me rappela que, passé une certaine heure, on ne pouvait plus s'embarquer. Je me souciais peu de coucher dans une grotte, fût-ce dans celle de Galathée; d'ailleurs, je ressemblais trop peu au portrait du beau berger Acis pour qu'elle s'y trompât. Je repris le chemin du speronare.

Je trouvai Jadin furieux. Le dîner était brûlé; il m'assura que, si je continuais à voir aussi mauvaise compagnie que les cyclopes, les néréides et les bergers, il se séparerait de moi et voyagerait de son côté.

Nous étions écrasés de fatigue; entre Taormine, Aci-Reale et le port d'Ulysse, nous avions fait une rude journée; aussi la veillée ne fut pas longue. Le souper fini, nous nous jetâmes sur nos lits et nous endormîmes.

Notre réveil fut moins pittoresque que la veille: je me crus en face d'une église tendue de noir pour un enterrement. Nous étions dans le port de Catane.

Catane se lève comme une île entre deux rivières de lave. La plus ancienne, et qui enveloppe sa droite, est de 1381; la plus moderne, et qui presse sa gauche, est de 1669. Saisie par l'eau, qu'elle a commencé par refouler à la distance d'un quart de lieue, cette lave a enfin fini par se refroidir comme une immense falaise pleine d'excavations bizarres et sombres, qui semblent autant de porches de l'enfer, et qui, par un contraste bizarre, sont toutes peuplées de colombes et d'hirondelles. Quant au fond du port, il a été comblé, et les petits bâtiments seuls peuvent maintenant y entrer.

Pendant que le capitaine allait prendre patente, nous montâmes dans la barque, et nos fusils à la main, nous allâmes faire une excursion sous ces voûtes. Il en résulta la mort de cinq ou six colombes qui furent destinées à servir de rôti à notre dîner.

Le capitaine revint avec notre permission d'aller à terre; nous en profitâmes aussitôt, car je comptais employer la journée du lendemain et du surlendemain à gravir l'Etna, ce qui, au dire des gens du pays même, n'est point une petite affaire; dix minutes après, nous étions à la Corona d'Oro, chez le seigneur Abbate, que je cite par reconnaissance; contre l'habitude, nous trouvâmes quelque chose à manger chez lui.

Catane fut fondée, suivant Thucydide, par les Chalcidiens, et selon quelques autres auteurs, par les Phéniciens, à une époque où les irruptions de l'Etna étaient non seulement rares, mais encore ignorées, puisque Homère, en parlant de cette montagne, ne dit nulle part que ce soit un volcan. Trois ou quatre cents ans après sa fondation, les fondateurs de la ville en furent chassés par Phalaris, celui, on se le rappelle, qui avait eu l'heureuse imagination de mettre ses sujets dans un taureau d'airain, qu'il faisait ensuite rougir à petit feu, et qui, juste une fois dans sa vie, commença l'expérience par celui qui l'avait inventée. Phalaris mort, Gelon se rendit maître de Catane et, mécontent de son nom, qui en supposant qu'il soit tiré du mot phénicien caton, veut dire petite, il lui substitua celui d'Etna, peut-être pour la recommander par cette flatterie à son terrible parrain, qui à cette époque commençait à se réveiller de son long sommeil; mais bientôt les anciens habitants, chassés par Phalaris, étant revenus dans leur patrie, grâce aux victoires de Ducetius, roi des Siciles, la religion du souvenir l'emporta, et ils lui rendirent son premier nom. Ce fut alors que les Athéniens rêvèrent de conquérir cette Sicile qui devait être leur tombeau. Alcibiade les commandait; sa réputation de beauté, de galanterie et d'éloquence, marchait devant lui. Il arriva devant Catane, et demanda à être introduit seul dans la ville, et à parler aux Catanais: peut-être, s'il n'y eût eu que les Catanais, sa demande lui eût-elle été refusée, mais les Catanaises insistèrent. On conduisit Alcibiade au cirque, et tout le monde s'y rendit. Là l'élève de Socrate commença une de ces harangues ioniennes si douces, si flatteuses, si éloquentes, si terribles, si colorées, si menaçantes. Aussi les gardes des portes eux-mêmes abandonnèrent leur poste pour venir l'écouter. C'est ce qu'avait prévu Alcibiade, qui ne péchait point par excès de modestie, et c'est ce dont profita Nicias, son lieutenant: il entra avec la flotte athénienne dans le port, qui, à cette époque, n'était point comblé par la lave, et s'empara de la ville sans que personne s'y opposât. Cinquante ou soixante ans plus tard, Denis l'Ancien, qui venait de traiter avec Carthage et de soumettre Syracuse, atteignit le même but, non point par l'éloquence, mais par la force. Mamercus, mauvais poète tragique et tyran médiocre, lui succéda, fournissant à la postérité des sujets de drame dont Timoléon devait être le héros. Puis vinrent les Romains, ces grands envahisseurs, qui apparurent à leur tour vers l'an 549 de la fondation, et qui commencèrent par piller; Valérius Messala fut sous ce point de vue le prédécesseur de Verrès. Seulement, du temps de Valérius Messala, on pillait pour la république, tandis que, du temps de Verrès, la chose s'était perfectionnée, on pillait pour soi. Le vainqueur envoya donc les dépouilles à Rome; c'était encore la Rome pauvre, la Rome de terre et de chaume; aussi fut-elle on ne peut plus sensible au présent. Il y avait surtout dans le butin une horloge solaire que l'on plaça près de la colonne Rostrale, et à laquelle, pendant un demi-siècle, le peuple roi vint regarder l'heure avec admiration. Chacune de ces heures était alors comptée par des conquêtes. Ces conquêtes enrichissaient Rome, et Rome commençait à devenir généreuse. Marcellus résolut alors de faire oublier aux Siciliens la façon dont les Romains avaient débuté avec eux; Marcellus avait la rage de bâtir: il bâtissait, partout où il se trouvait, des fontaines, des aqueducs, des théâtres. Catane avait déjà deux théâtres; Marcellus y ajouta un gymnase, et probablement des bains. Aussi, Verrès trouva-t-il la ville dans un état assez florissant pour qu'il daignât jeter les yeux sur elle; il s'informa de ce qu'il y avait de mieux dans ce qu'y avait laissé Messala et dans ce qu'y avait ajouté Marcellus. On lui parla d'un temple de Cérès, bâti en lave et élevé hors de la ville, lequel renfermait une magnifique statue, connue seulement des femmes, car il était défendu aux hommes d'entrer dans ce temple. Verrès, qui de sa nature était peu galant, prétendit que les femmes avaient déjà bien assez de privilèges sans qu'on respectât encore celui-là, puis il entra dans le temple et prit la statue. Quelque temps après, Sextus Pompée pilla Catane à son tour, sous prétexte qu'elle avait été fort tiède pour son père dans ses discussions avec César, de sorte qu'il était grand temps que vînt Auguste, lorsque effectivement Auguste vint.

Celui-là, c'était le réédificateur général et le pacificateur universel. Dans sa jeunesse, emporté par l'exemple, il avait bien proscrit quelque peu, pour faire comme Lépide et Antoine; mais il avait pris de l'âge, s'était fait nommer tribun du peuple et non pas imperator, comme le disaient les républicains du temps. Il aimait les bucoliques, les géorgiques et les idylles, les chants des bergers, les combats de flûte et le murmure des ruisseaux. C'était enfin le dieu qui faisait le repos du monde. Catane ressentit les bienfaits de ce doux règne. Auguste releva ses murs et lui envoya une colonie qui, sous Théodose encore, était restée une des plus florissantes de la Sicile; mais, à partir de la mort de ce dernier, les tribulations de Catane recommencèrent: les Grecs, les Sarrasins et les Normands se succédèrent les uns aux autres, et la traitèrent à peu près comme avait fait Messala, Verres et Sextus Pompée. Enfin, pour couronner toutes ces déprédations successives, un tremblement de terre, arrivé en 1169, la renversa sans lui laisser une seule maison; quinze mille habitants y périrent. Le tremblement de terre calmé, ceux qui s'étaient sauvés revinrent à leurs ruines comme des oiseaux à leurs nids, et, avec l'aide de Guillaume le Bon, reconstruisirent une ville nouvelle. Elle était à peine sur pied, que Henri VI, dans un moment de mauvaise humeur, y mit le feu et passa les habitants au fil de l'épée. Heureusement, il s'en sauva quelques-uns. Ceux qui étaient échappés au père conspirèrent contre le fils. Frédéric Barberousse était dans les principes de son digne père; il rebrûla derechef, et repassa de nouveau au fil de l'épée. Après Henri et Frédéric, il n'y avait de pis que la peste: elle vint en 1348, et dépeupla Catane. Cette ville commençait enfin à se remettre de tous les fléaux successifs qui l'avaient dévastée, lorsque en 1669, un fleuve de lave de dix lieues de longueur et d'une lieue de large sortit du Monte-Rosso, descendit jusqu'à elle, couvrant trois villages dans sa course, et, la sapant dans sa base, la poussa dans son port, qu'il combla avec ses ruines.

Voilà l'histoire de Catane pendant vingt-six siècles, et cependant la ville obstinée a constamment repoussé au même endroit, enfonçant chaque fois davantage dans ce sol mouvant et infidèle ses racines de pierre. Il y a plus: Catane est, avec Messine, la ville la plus riche de la Sicile.

Aussitôt le déjeuner terminé, nous nous mîmes en route à travers la ville. Notre cicerone nous mena tout droit à ses deux places; j'ai remarqué que ce sont les places que les cicerone vous font généralement voir tout d'abord. Je leur en sais gré, en ce qu'une fois qu'on les a vues, on en est débarrassé.

Les places de Catane sont, comme toutes les places, de grands espaces vides entourés de maisons; plus l'espace est grand, plus la place est belle: c'est convenu dans tous les pays du monde. Une de ces places est entourée d'insignifiantes constructions. Je ne sais pas comment s'appellent ces sortes de fabriques: ce ne sont point des maisons, ce ne sont point des monuments; on prétend que ce sont des palais; grand bien leur fasse!

L'autre place est un peu plus pittoresque, en ce qu'elle est un peu plus irrégulière. Au milieu s'élève une fontaine de marbre, surmontée d'un éléphant de lave, qui porte lui-même sur son dos un obélisque de granit. Cet obélisque est-il ou n'est-il pas égyptien? Telle est la grave question qui partage les archéologues de la Sicile. Tel qu'il est, égyptien ou non, un point sur lequel il n'y a pas de conteste, c'est qu'il servait de spina au cirque découvert en 1820.

Ce fut sur cette place que je demandai à mon guide s'il connaissait monsieur Bellini père. A cette demande, il se retourna vivement, et, me montrant un vieillard qui passait dans une petite voiture attelée d'un cheval:

—Tenez, me dit-il, le voilà qui va à la campagne.

Je courus à la voiture, que j'arrêtai, pensant qu'on n'est jamais indiscret quand on parle à un père de son fils, et d'un fils comme celui-là surtout. En effet, au premier mot que je lui en dis, le vieillard me prit les mains en me demandant s'il était bien vrai que je le connusse. Alors je tirai de mon portefeuille une lettre de recommandation qu'au moment de mon départ de Paris Bellini m'avait donnée pour la duchesse de Noja, et je lui demandai s'il connaissait cette écriture. Le pauvre père ne me répondit qu'en me la prenant des mains et en baisant l'adresse; puis, se retournant de mon côté:

—Oh! c'est que vous ne savez pas, dit-il, comme il est bon pour moi! Nous ne sommes pas riches: eh bien! à chaque succès, je vois arriver un souvenir de lui, et chaque souvenir a pour but de donner un peu d'aisance et de bonheur à ma vieillesse. Si vous veniez chez moi, je vous montrerais une foule de choses que je dois à sa piété. Chacun de ses succès traverse les mers et m'apporte un bien-être nouveau. Cette montre, c'est de Norma; cette petite voiture et ce cheval, c'est une partie du produit des Puritains. Dans chaque lettre qu'il m'écrit, il me dit toujours qu'il viendra; mais il y a si loin de Paris à Catane, que je ne crois pas à cette promesse, et que j'ai bien peur de mourir sans le revoir. Vous le reverrez, vous?

—Mais oui, répondis-je, car je croyais le revoir; et si vous avez quelque commission pour lui…

—Non. Que lui enverrais-je, moi? ma bénédiction? Pauvre enfant! je la lui donne le matin et le soir. Vous lui direz que vous m'avez fait passer un jour heureux en me parlant de lui; puis, que je vous ai embrassé comme un vieil ami. Le vieillard m'embrassa. Mais vous ne lui direz pas que j'ai pleuré. D'ailleurs, ajouta-t-il en riant, c'est de joie que je pleure. Et c'est donc vrai qu'il a de la réputation, mon fils?

—Mais une très grande, je vous assure.

—Quelle étrange chose! Et qui m'aurait dit cela quand je le grondais de ce qu'au lieu de travailler, il était là, battant la mesure avec son pied, et faisant chanter à sa soeur tous nos vieux airs siciliens? Enfin, tout cela est écrit là-haut. C'est égal, je voudrais bien le revoir avant de mourir. Est-ce que votre ami le connaît aussi, mon fils?

—Certainement.

—Personnellement?

—Personnellement. Mon ami est lui-même le fils d'un musicien distingué.

—Appelez-le donc alors; je veux lui serrer la main aussi, à lui.

J'appelai Jadin, qui vint. Ce fut son tour alors d'être choyé et caressé par le pauvre vieillard, qui voulait nous ramener chez lui, et voulait passer la journée avec nous. Mais c'était chose impossible: il allait à la campagne, et l'emploi de notre journée était arrêté. Nous lui promîmes d'aller le voir si nous repassions à Catane; puis il nous serra la main, et partit. A peine eut-il fait quelques pas qu'il me rappela. Je courus à lui.

—Votre nom? me dit-il; j'ai oublié de vous demander votre nom.

Je lui dis, mais ce nom n'éveilla en lui aucun souvenir. Ce qu'il connaissait de son enfant même, ce n'était pas l'artiste, c'était le bon fils.

—Alexandre Dumas, Alexandre Dumas, répéta-t-il deux ou trois fois. Bon, je me rappellerai que celui qui portait ce nom-là m'a donné de bonnes nouvelles de mon… Alexandre Dumas, adieu, adieu! Je me rappellerai votre nom; adieu!

Pauvre vieillard! Je suis sûr qu'il ne l'a pas oublié, car les nouvelles que je lui donnais, c'étaient les dernières qu'il devait recevoir!

En le quittant, notre guide nous conduisit au Musée. Ce Musée, tout composé d'antiquités, est de fondation moderne. Il se trouva pour le bonheur de Catane un grand seigneur riche à ne savoir que faire de sa richesse, et de plus artiste. C'était don Ignazio de Patarno, prince de Biscari. Le premier, il se souvint qu'il marchait sur un autre Herculanum, et des fouilles royales commencèrent, faites par un simple particulier. Ce fut lui qui retrouva un temple de Cérès, qui découvrit les thermes, les aqueducs, la basilique, le forum et les sépultures publiques. Enfin, ce fut lui qui fonda le Musée, et qui recueillit et classa les objets qui en font partie; ces objets se divisent en trois classes: les antiquités, les produits d'histoire naturelle et les curiosités.

Parmi les antiquités, on compte des statues, des bas-reliefs, des mosaïques, des colonnes, des idoles, des pénates et des vases siciliens.

Les statues appartiennent presque toutes à une époque de mauvais goût ou de décadence, et n'offrent de réellement remarquable qu'un torse colossal qui vient, dit-on, d'une statue de Jupiter Éleuthère, une Penthésilée mourante, un buste d'Antinoüs, et une centauresse; encore ce dernier morceau est-il plus précieux comme curiosité que comme art, toutes les statues de centaures que l'on ait trouvées étant des statues mâles, et les centauresses n'existant ordinairement que sur les bas-reliefs et les médailles.

Les vases siciliens composent, sans contredit, la collection la plus intéressante du Musée, en ce qu'ils sont de formes variées à l'infini, et presque tous d'une élégance parfaite.

Quant aux idoles, pénates, lampes, etc., c'est ce qu'on voit partout.

Les produits d'histoire naturelle appartiennent aux trois règnes de la Sicile, et demandent des appréciateurs spéciaux. Ce qui me parut curieux et remarquable pour tout le monde, c'est une collection des laves de L'Etna. Ces laves, beaucoup moins belles et beaucoup moins variées que celles du Vésuve, sont presque toutes rousses ou mouchetées de gris; cela tient à ce que l'Etna renferme le fer et le sel ammoniac en quantité beaucoup plus grande que le soufre, les marbres et les matières vitrifiables, tandis que le Vésuve, au contraire, contient ces derniers objets en grande abondance.

Enfin, la collection des curiosités consiste en armures, cuirasses, épées sarrasines, normandes et espagnoles, dont quelques-unes sont fort riches et d'un très beau travail.

On montrait aussi autrefois un médaillier dans lequel était renfermée une collection complète des médailles de la Sicile; mais à force de le montrer, le gardien s'aperçut un beau jour qu'il en manquait cinq des plus précieuses: depuis ce temps, le médaillier est fermé.

Du Musée, nous allâmes à la cathédrale en traversant la rue
Saint-Ferdinand. J'appelai vivement Jadin; il se retourna.

—Retenez Milord, lui dis-je.

—Pourquoi?

—Retenez-le d'abord, je vous dirai pourquoi ensuite. Jadin appela Milord, et lui passa son mouchoir dans son collier.

—Maintenant, lui dis-je, regardez sur la fenêtre de cet opticien.

Sur la fenêtre de l'opticien, il y avait un chat dressé à regarder les passants à travers une paire de lunettes, qu'il portait fort gravement sur son nez.

—Peste! dit Jadin, vous avez eu là une bonne idée; celui-là rentre dans la classe des chats savants, et nous aurait coûté plus de deux pauls.

Milord, en sa qualité de bouledogue, était en effet un si grand étrangleur de chats, que nous avions jugé utile, on se le rappelle, de prendre des mesures à ce sujet. En conséquence, à partir de Gênes, ville dans laquelle Milord avait commencé à exploiter en Italie la race féline, nous avions débattu le prix d'un chat bien conditionné, et il avait été arrêté avec les propriétaires des deux premiers étranglés, qu'un chat de race ordinaire, gris pommelé, gris blanc, ou moucheté de feu, valait deux pauls, au maximum; étaient exceptés de ce tarif, bien entendu, les angoras, les chats savants, enfin les chats à deux têtes ou à six pattes. Nous nous étions fait donner un reçu en règle des deux chats génois; nous avions fait ajouter successivement à ce reçu les reçus subséquents, de manière à nous faire un titre indiscutable. Toutes les fois que Milord commettait un assassinat nouveau, et qu'on nous demandait pour la victime plus de deux pauls, nous tirions notre titre de notre poche, nous prouvions que deux pauls étaient le dédommagement que nous étions habitués à donner en pareil cas, et il était bien rare alors que le propriétaire ne se contentât point de l'indemnité dont s'étaient contentées la plupart des personnes à qui nous avions eu affaire. Mais, comme nous l'avons dit, il y avait des exceptions à notre tarif, et un chat qui portait des lunettes d'une façon si majestueuse devait naturellement rentrer dans les exceptions. Jadin avait donc dit une chose pleine de sens, lorsqu'il avait dit qu'on nous ferait payer le chat de l'opticien plus de deux pauls, et il avait agi avec une louable prudence lorsqu'il avait fait une laisse de son mouchoir.

Grâce à cette précaution, nous traversâmes la rue Saint-Ferdinand sans encombre, et sans que Milord eût paru s'apercevoir autrement que par sa captivité d'un instant de notre inquiétude momentanée. En entrant dans l'église, nous le lâchâmes. Il n'y avait plus rien à craindre.

L'église est sous l'invocation de sainte Agathe, qui y est enterrée, comme on le sait. Son martyre fut d'avoir la gorge coupée et tenaillée; aussi, comme Didon, la sainte a appris à compatir aux maux qu'elle a soufferts, elle est surtout miraculeuse pour les maladies de sein. Une multitude d'exvoto en argent, en marbre et en cire, représentant tous des mamelles, font foi de son pouvoir sanitaire et de la confiance que la population catanaise a dans la belle et chaste vierge qu'elle a choisie pour sa patronne.

Dans le choeur, de beaux bas-reliefs de chêne, qui datent du XVe siècle, représentent toute l'histoire de la sainte depuis le moment où elle refusa d'épouser Quintilien, jusqu'à celui où l'on rapporta son corps de Constantinople. Les plus curieux de ces bas-reliefs sont ceux où la sainte est frappée de barres de fer, où on lui coupe les seins, où on la brûle et où, visitée dans sa prison par saint Pierre, elle est guérie par lui. Puis vient la seconde période de la légende; après la martyre l'élue, après le supplice les miracles. Alors, et en suivant toujours les bas-reliefs, on voit la sainte apparaître à Guibert, et lui ordonner d'aller chercher son corps à Constantinople. Guibert obéit et trouve son tombeau. Embarrassé alors pour emporter cette précieuse relique, il coupe le cadavre par morceaux et en met un morceau dans le carquois de chacun de ses soldats, et le rapporte ainsi jusqu'à Catane sans qu'il s'en égare autre chose qu'un sein, qui heureusement est retrouvé et rapporté par une petite fille, de sorte que la bienheureuse Agathe, à la honte des infidèles, se retrouve au grand complet.

Tous ces bas-reliefs sont charmants de naïveté. Personne n'y fait attention, aucun livre n'en parle, nul cicerone ne pense à les faire voir, et cependant, c'est à coup sûr une des choses les plus curieuses que renferme l'église.

J'oubliais le voile de sainte Agathe que l'on conserve dans la cathédrale. Ce précieux tissu, comme on dit dans les tragédies classiques, a le privilège d'arrêter les laves qui descendent de l'Etna: on n'a qu'à leur présenter le voile, et le torrent s'arrête, se refroidit et se coagule. Malheureusement il faut que cette action soit accompagnée d'une foi tellement forte, que presque jamais le miracle ne réussit complètement; mais alors ce n'est pas la faute du voile, c'est la faute de celui qui le porte.

En sortant de l'église, notre guide nous conduisit à l'amphithéâtre, dont il est presque impossible de mesurer la grandeur, enterré qu'il est presque entièrement dans la lave. C'est de cet amphithéâtre que fut tiré, comme nous l'avons dit, en 1820, l'obélisque qui s'élève sur la place de l'Éléphant; mais les fouilles nécessitaient des dépenses énormes, et l'on fut obligé de les cesser.

Au-dessus de l'amphithéâtre se trouve un bâtiment qu'on nous assura être la prison où mourut la sainte. A la porte de cette prison est une pierre qui conserve l'empreinte de deux pieds de femme. Au moment où sainte Agathe marchait à la mort, Quintilien lui fit offrir une fois encore la vie si elle consentait à abjurer et à devenir sa femme. Ma volonté, répondit la sainte, est plus ferme que cette pierre. Et la pierre s'affaissa sous ses pieds, dont, depuis cette époque, elle a gardé la marque.

De l'amphithéâtre nous allâmes au théâtre. Mais, pour reconnaître l'un et l'autre, il faut encore plus de foi que pour présenter le voile de la sainte à la lave. Nous avons déjà dit que c'était dans ce théâtre qu'Alcibiade haranguait les Catanais lorsque Catane fut prise par Nicias.

Si l'on veut au reste voir de près et dans toute sa terrible variété l'effet des laves, il faut monter sur une des tours du château Orsini, bâti par l'empereur Frédéric II, roi de Sicile. L'irruption de 1669 a enveloppé ce château comme une île, mais l'océan de feu battit vainement le géant de granit; le géant est resté debout au milieu des ruines qui l'entourent.

Nous revenions à l'hôtel, où nous comptions manger un morceau avant de visiter le couvent des Bénédictins, la seule chose qui nous restât à voir, lorsqu'en regardant autour de moi, je m'aperçus que Milord était invisible. Chaque fois que pareille chose nous arrivait, nous connaissions d'avance les suites de cette disparition. Au bout d'un instant nous le voyions ressortir par quelque porte ou quelque fenêtre, se léchant le museau, et suivi d'un indigène mâle ou femelle tenant son chat par la queue, et venant réclamer ses deux pauls. Mon premier regard m'apprit que nous étions dans la rue Saint-Ferdinand, et le second que nous étions en face de la boutique de l'opticien; en même temps, j'entendis un sabbat de possédés, derrière un tonneau qui se trouvait à la porte. Je saisis le bras de Jadin et lui montrai la fenêtre où le chat manquait. Il comprit tout à l'instant même, courut au tonneau, ramassa une paire de lunettes qu'il mit à l'instant sur son nez comme si c'étaient les siennes qu'il eût égarées, et revint suivi de Milord. Quant au malheureux chat, il était trépassé obscurément dans le coin où il était imprudemment descendu, et où Jadin laissa prudemment son cadavre. Or, nous étions à cette heure du jour où, comme le disent dédaigneusement les Italiens, il n'y a dans les rues que les chiens et les Français. Personne ne fut donc témoin de l'assassinat, pas même les grues du poète Ibicus; non seulement l'assassinat resta parfaitement impuni, mais Jadin même hérita des lunettes du défunt.

Ces lunettes sont dans l'atelier de Jadin, où il les montre comme étant celles du fameux abbé Meli, l'Anacréon de la Sicile. Il en a déjà refusé cent écus qu'un Anglais lui a offerts; il ne les donnera, à ce qu'il assure, que pour vingt-cinq louis.

LES BÉNÉDICTINS DE SAINT-NICOLAS-LE-VIEUX

Le couvent de Saint-Nicolas, le plus riche de Catane, et dont la coupole dépasse en hauteur tous les monuments de la ville, a été bâti, vers le milieu du siècle passé, sur les dessins de Contini. On y remarque l'église et le jardin; l'église pour ses colonnes de vert antique et pour un très bel orgue, ouvrage d'un moine calabrais, qui demanda pour tout paiement d'être enterré sous son chef-d'oeuvre; le jardin, pour la difficulté vaincue; effectivement le fond est en lave, et toute la terre qui le couvre a été apportée à main d'homme.

La règle du couvent de Saint-Nicolas était autrefois très sévère; les moines devaient demeurer sur l'Etna, aux limites des terres habitables, et à cet effet, leur premier monastère était bâti à l'entrée de la seconde région, trois quarts de lieue au-dessus de Nicolosi, dernier village que l'on rencontre en montant au cratère. Mais comme tout s'affaiblit à la longue, la règle perdit peu à peu de sa rigueur, et on commença à ne plus réparer le couvent. Bientôt une ou deux salles s'était affaissées sous le poids des neiges, les bons pères firent bâtir la magnifique succursale de Catane, qui prit le nom de Saint-Nicolas-le-Neuf, et ne demeurèrent que pendant l'été à Saint-Nicolas-le-Vieux. Plus tard, Saint-Nicolas-le-Vieux fut abandonné été comme hiver; on parla pendant trois ou quatre ans d'y faire des réparations qui le rendraient de nouveau habitable, mais on s'en garda bien. Enfin, une bande de voleurs, gens beaucoup moins difficiles sur leurs aises que les moines, s'en étant emparés et y ayant élu domicile, il ne fut plus aucunement question de remonter à Saint-Nicolas-le-Vieux, et les bons pères, qui ne se souciaient pas d'avoir des discussions avec de pareils hôtes, leur abandonnèrent la tranquille jouissance du couvent.

Cela donna lieu à une méprise assez curieuse.

En 1806, le comte de Weder, Allemand de vieille roche, comme son nom l'indique, partit de Vienne pour visiter la Sicile; il s'embarqua à Trieste, prit terre à Ancône, visita Rome, s'y arrêta ainsi qu'à Naples, pour y prendre quelques lettres de recommandation, se remit de nouveau en mer, et débarqua à Catane.

Le comte de Weder connaissait de longue date l'existence du couvent de Saint-Nicolas, et la réputation qu'avaient les bons pères de posséder parmi leurs frères servants le meilleur cuisinier de toute la Sicile. Aussi le comte de Weder, qui était un gastronome très distingué, n'avait-il point manqué de se faire donner à Rome, par un cardinal avec lequel il avait dîné chez l'ambassadeur d'Autriche, une lettre de recommandation pour le supérieur du couvent de Saint-Nicolas. La lettre était pressante: on recommandait le comte comme un pieux et fervent pèlerin, et l'on réclamait pour lui l'hospitalité pendant tout le temps qu'il lui plairait de rester au monastère.

Le comte était savant à la manière des Allemands, c'est-à-dire qu'il avait lu une grande quantité de bouquins parfaitement oubliés; de sorte qu'il pouvait, à l'appui de ses assertions, si erronées et si ridicules qu'elles fussent, citer un certain nombre de noms inconnus, qui donnaient une sorte de majesté pédantesque à ses paradoxes. Or, parmi ces bouquins, se trouvait un catalogue des couvents de bénédictins répandus sur la surface du globe, et il avait vu et retenu, avec la ténacité d'un esprit d'outre-Rhin, que la règle des bénédictins de Saint-Nicolas de Catane leur enjoignait, comme je l'ai dit, de demeurer sur la dernière limite de la reggione coltirata, et sur la première de la reggione nemorosa. Aussi, lorsqu'il fit venir un muletier pour qu'il le conduisît à Saint-Nicolas, et que le muletier lui eut demandé si c'était à Saint-Nicolas-le-Neuf ou à Saint-Nicolas-le-Vieux, le comte répondit sans hésiter:

A San-Nicolo sull'Etna.

C'était tout ce que le comte savait d'italien.

Il n'y avait pas à s'y tromper, et l'indication était précise: cependant le muletier hasarda quelques observations; mais, le comte lui ferma la bouche en lui disant: Je bairai pien. On connaît la puissance habituelle d'un pareil argument: le muletier salua le comte, et une demi-heure après revint avec une mule.

—Eh pien? dit le comte.

—Eh bien! Excellence? répondit le muletier qui, en sa qualité de guide comprenait toutes les langues.

—Eh pien! ma pagache?

—Votre Excellence emporte son bagage?

—Partieu!

—Oh! dit le muletier, c'est que Votre Excellence eût pu le laisser à l'auberge; c'eût été plus sûr.

—Che ne guitte chamais ma pagache, entendez-fous, dit l'Allemand.

Le muletier répondit par un signe imperceptible qui voulait dire: Chacun est libre—et s'en alla chercher le second mulet. Cependant, lorsque le mulet fut chargé, l'honnête guide crut devoir à sa conscience de faire une dernière observation.

—Ainsi Votre Excellence est décidée?

—Cerdainement, répondit le comte en fourrant une énorme paire de pistolets dans les fontes de sa monture.

—Elle va à Saint-Nicolas-le-Vieux?

—J'y fais.

—Votre Excellence a donc des amis à Saint-Nicolas-le-Vieux?

—Chai ein lettre pour la cheneral.

—Pour le capitaine? veut dire Votre Excellence.

—Pour la cheneral, que je tis!

—Hum! hum! dit le Sicilien.

—D'ailleurs, je bairai pien, je bairai pien, entends-tu, maraud?

—Pardon, continua le guide; mais, puisque Votre Excellence est dans de si bonnes dispositions, lui serait-il égal de me payer d'avance?

—D'afance! et pourquoi ça?

—Parce qu'il est déjà trois heures, que nous n'arriverons pas avant la nuit, et que je voudrais revenir tout de suite.

—A la nuit? dit le comte. Au moins soupe-t-on au coufent.

—Au couvent?

—Oui, à San-Nicolo.

—Oh! certainement, qu'on y soupe; on est même plus sûr d'y trouver la table mise la nuit que le jour.

—Les farceurs! dit le comte dont un éclair gastronomique illumina le visage. Tiens, foilà bour la ponne noufelle que tu me donnes.

Et il lui remit deux piastres, qu'il tira d'une bourse admirablement garnie.

—Merci, Excellence, répondit le muletier qui, une fois payé, n'avait plus rien à dire.

—Eh pien! bartons-nous maintenant? reprit le comte.

—Quand vous voudrez, Excellence.

Le guide aida le comte à monter sur sa mule, et se mit en route en chantant une espèce de cantique qui ressemblait beaucoup plus à un miserere qu'à une tarentelle; mais le comte était trop préoccupé du dîner qu'il allait faire pour remarquer tout ce que ce prélude avait de mélancolique.

La route se fit assez silencieusement. Le guide avait fini par croire, en voyant la confiance du comte appuyée des deux énormes pistolets qu'il avait logés dans ses fontes, qu'il était au mieux avec les hôtes de Saint-Nicolas-le-Vieux, et que même peut-être il faisait partie de quelque bande de la Bohême qui était en relation d'intérêts avec celles de la Sicile. Quant à lui, il savait que personnellement il n'avait rien à craindre, les muletiers étant généralement sacrés pour les voleurs, et doublement, comme on le comprend bien, lorsqu'ils leur amènent une si bonne pratique que paraissait être le comte.

Cependant, à chaque village qu'il rencontrait sur la route, le muletier s'arrêtait sous un prétexte ou sous un autre. C'était une espèce de transaction qu'il faisait avec sa conscience, pour donner au comte le temps de faire ses réflexions et de retourner en arrière si bon lui semblait. Mais à chaque halte, le comte reprenait d'une voix que la faim rendait de plus en plus pressante:

—En afant; allons, en afant, der teufel! nous n'arriferons chamais.

Et il repartait suivi par les regards ébahis des paysans qui venaient d'apprendre du guide le but de cet étrange pèlerinage, et qui ne comprenaient pas que, sans y être conduit de force, on eût l'idée de faire le voyage de Saint-Nicolas-le-Vieux.

Ils traversèrent ainsi Gravina, Sainta-Lucia-di-Catarica, Mananunziata et
Nicolosi. Arrivés à ce dernier village, le guide fit un dernier effort.

—Excellence, dit-il, à votre place je souperais et je coucherais ici, puis demain, j'irais, en me promenant, comme cela, tout seul, à Saint-Nicolas-le-Vieux.

—Est-ce que tu ne m'as pas dit que che trouferais un pon souper et un pon lit au coufent?

—Pardieu si, répondit le guide, s'ils veulent vous bien recevoir.

—Mais quand che té tis que chai ein lettre pour la cheneral.

—Pour le capitaine?

—Non, pour la cheneral.

—Enfin, dit le guide, puisque vous le voulez absolument.

—Certainement, que je le feux.

—En ce cas, allons.

Et les deux voyageurs se remirent en route.

Comme l'avait dit le muletier, la nuit était venue; il ne faisait pas de lune, on ne voyait pas à quatre pas devant soi. Mais comme le muletier connaissait parfaitement le terrain, il n'y avait pas de risque de se perdre. Il prit un petit sentier à peine tracé, et qui s'écartait à droite dans les terres; puis, commençant à quitter la région cultivée, il entra dans celle des forêts. Au bout d'une heure de marche, on vit se dessiner une masse noire, aux fenêtres de laquelle on n'apercevait aucune lumière.

—Voilà Saint-Nicolas-le-Vieux, dit à voix basse le muletier.

—Oh! oh! dit le comte, foilà un coufent dans ein situation pien mélangolique.

—Si vous voulez, répartit vivement le guide, nous pouvons retourner à Nicolosi, et si vous ne voulez pas coucher à l'auberge, il y a un excellent homme qui ne vous refusera pas un lit, monsieur Gemellaro.

—Che ne le connais bas. Tailleurs, c'est à Saint-Nigolas que je feux aller, et non à Nicolosi.

Zerebello da tedesco, murmura le Sicilien.

Puis, fouettant ses deux mules, il se remit en marche. Cinq minutes après ils étaient à la porte du couvent.

Le couvent n'avait rien de plus rassurant pour être vu de plus près. C'était une vieille fabrique du XIIe siècle, où il était facile de lire les ravages de chaque irruption qui avait eu lieu depuis le temps de sa fondation. La date de tous les incendies et de tous les tremblements de terre était là sculptée sur la pierre. A certaines dentelures qui se détachaient en vigueur sur un ciel bleu foncé, tout brillant d'étoiles, il était facile de reconnaître qu'une partie des bâtiments tombait en ruines. Cependant les murailles qui entouraient l'édifice paraissaient assez bien entretenues, et l'on y avait pratiqué des meurtrières, ce qui donnait à Saint-Nicolas-le-Vieux plutôt l'apparence d'une forteresse que l'aspect d'un monastère.

Le comte regarda tout cela d'un air fort calme, et ordonna au muletier de frapper. Celui-ci, qui en avait pris son parti, souleva un vieux marteau de fer tout rongé par la rouille et le temps, et le laissa retomber de toute sa pesanteur. Le coup retentit dans les profondeurs du couvent, et une cloche au son aigre répondit. Presque en même temps, une petite fenêtre, pratiquée à dix pieds de hauteur, s'ouvrit. Il en sortit un long tube de fer, qui se dirigea vers la poitrine du comte; une tête barbue se montra à l'ouverture, et une voix qui n'avait rien de l'onction monacale demanda:

Qui va là?

—Ami, répondit le comte en écartant de la main le canon du fusil; ami.

En même temps il lui sembla sentir arriver par la fenêtre ouverte une odeur de rôti qui lui réjouit l'âme.

—Ami, hum! ami, dit l'homme de la fenêtre. Et qui nous prouvera que vous êtes un ami?

Et il ramena le canon de fusil dans la direction première.

—Mon très gère frère, répondit le comte en écartant de nouveau et avec le même sang-froid l'arme qui le menaçait, che combrends très pien que fous breniez vos brécauzions afant de recefoir les édranchers, et chand ferais autant à vodre blace, moi; mais chai ein lettre du gardinal Morosini pour le cheneral à fous.

—Pour notre capitaine? reprit l'homme au fusil.

—Eh! non, non, pour la cheneral.

—Enfin, ça ne fait rien. Vous êtes tout seul? continua l'interlocuteur.

—Dout zeul.

—Attendez, on va vous ouvrir.

—Hum! ça sent pon, la rôdi, dit l'Allemand en descendant de sa mule.

—Excellence, demanda le muletier, qui pendant ce temps avait déchargé le bagage du comte, vous n'avez plus besoin de moi?

—Tu ne feux donc pas resder? reprit le comte.

—Non, dit le muletier; avec votre permission, j'aime mieux aller coucher ailleurs.

—Et pien! fas, dit le comte.

—Faudra-t-il vous venir chercher? demanda le Sicilien.

—Non, la cheneral me fera recontuire.

—Très bien. Adieu, Excellence.

—Atieu.

En ce moment la clef commença à grincer dans la serrure, le guide sauta sur une de ses mules, prit la bride de l'autre, et s'éloigna au trot. Il était déjà à une cinquantaine de pas quand la porte s'ouvrit.

—Ça sent pon, dit l'Allemand en humant l'odeur qui venait de la cuisine; ça sent très pon.

—Vous trouvez? demanda l'étrange portier.

—Oui, dit le comte, oui, che troufe.

—C'est le souper du chef, qui est en route et que nous attendons d'un moment à l'autre.

—Alors, j'arrife pien, dit le comte en riant.

—Est-ce qu'il vous connaît, notre chef? demanda le portier.

—Non; mais chai ein lettre pour lui.

—Ah! c'est autre chose. Voyons?

—La foilà.

Le portier prit la lettre et lut:

«Al reverendissimo générale dei Benedettini; al covento di San-Nicolo di Catania

—Ah! je comprends, dit le portier.

—Ah! fous combrenez; c'est pien heureux, dit le comte en lui frappant sur l'épaule. En ce cas, mon ami, si fous combrenez, charchez-fous de ma pagache, et brenez garte surtout au borde-mandeau: c'est là où est mon pourse.

—Ah! c'est là où est votre bourse. C'est bon à savoir, dit le portier en prenant le porte-manteau avec un empressement tout particulier.

Puis, s'étant emparé du reste du bagage:

—Allons, allons, continua-t-il, je vois bien que vous êtes un ami; venez.

Le comte ne se le fit pas dire deux fois, et suivit son guide.

L'aspect intérieur du couvent n'était pas moins étrange que son aspect extérieur. Partout des ruines; beaucoup de futailles défoncées; nulle part de crucifix ni de saintes images. Le comte s'arrêta un instant, car il était de ces causeurs qui ont la mauvaise habitude de s'arrêter quand ils parlent, et il exprima son étonnement à son guide d'une pareille dévastation.

—Que voulez-vous? lui répondit son guide; nous sommes un peu isolés, comme vous avez pu le voir; et comme la montagne est pleine de mauvais sujets qui ne craignent ni Dieu ni diable, nous ne laissons pas traîner le peu que nous possédons. Tout ce que nous avons d'objets précieux est sous clef dans les caves. D'ailleurs, vous savez que nous avons un autre monastère dans la plaine, tout près de Catane?

—Non, che ne le safais bas. Ah! fous afez un audre monazdère! Diens, diens, diens!

—Maintenant, examinez vous-même votre bagage, pour que vous puissiez attester au chef qu'il n'en a rien été détourné.

—Oh! c'être pien fazile; ein malle, ein sag dé nuit et ein borde-mandeau.
Che fous la récommante, la borde-mandeau; c'est là qu'est mon pourse.

—Ainsi, trois objets seulement, n'est-ce pas? Ce n'est guère.

—C'être assez.

—Vous trouvez, vous?

—Oui, je troufe.

—Eh bien! attendez là, dit le portier en faisant entrer le comte dans une espèce de cellule, et je ne doute pas que d'ici à une demi-heure le chef ne soit de retour. Et il fit mine de s'en aller.

—Dides donc, dides donc! Est-ce qu'en l'attendant che ne bourrai bas descentre à la guisine? Je donnerais beut-être de pons conseils au guisinier, moi.

—Ma foi! dit le portier, je n'y vois pas d'inconvénient: attendez ici, je vais mettre votre bagage en sûreté, et je viens vous reprendre. A propos, combien y a-t-il dans votre bourse?

—Trois mille six cent vingt tucats.

—Trois mille six cent vingt ducats, bon, reprit le portier.

—Ça m'a l'air t'un pien honnête homme, murmura le comte en regardant s'éloigner le frère qui emportait toute sa robba; ça m'a l'air t'un pien honnête homme.

Dix minutes après, son guide était de retour.

—Si vous voulez descendre à la cuisine, dit le Sicilien, vous êtes libre.

—Oui, che le feux. Où est-delle la guisine?

—Venez.

Le comte suivit de nouveau son guide, qui le conduisit dans les cuisines du couvent. La broche était garnie, tous les fourneaux étaient allumés, et des casseroles bouillaient partout.

—Pon, dit l'Allemand s'arrêtant sur la dernière marche, et embrassant d'un coup d'oeil ce spectacle succulent; pon, il baraît que che ne suis bas tompé chour de cheûne. Ponchour, guisinier, ponchour.

Le cuisinier était prévenu; il reçut en conséquence le comte avec toute la déférence qu'il devait à un gourmet. Le comte en profita pour aller lever le couvercle de toutes les casseroles et goûter à toutes les sauces. Tout à coup il s'élança sur le cuisinier qui allait verser du sel dans une omelette, et lui arracha des mains le vase où étaient les oeufs.

—Eh pien! eh pien! Qu'est-ce que tu fais donc? s'écria le comte.

—Comment, qu'est-ce que je fais? demanda le cuisinier.

—Foui, qu'est-ce que tu fais? je te le temante.

—Je mets du sel dans l'omelette.

—Mais, malheureux, on ne met bas de sel dans l'omelede. On met du sugre et des confidures, de ponnes confidures de croseilles.

—Allons donc, reprit le cuisinier en essayant de lui arracher le vase des mains.

—Non bas! non bas! dit le comte, c'est moi qui la ferai l'omelede; tonne-moi tes confidures.

—Ah! dit le cuisinier en s'échauffant, nous allons voir un peu qui est-ce qui est le maître ici.

—C'est moi! dit une voix forte; qu'y a-t-il?

Le comte et le cuisinier se retournèrent: un homme de quarante à quarante-cinq ans, vêtu d'une robe de moine, se tenait debout sur l'escalier; il était de haute taille et avait cette physionomie dure et impérieuse de ceux qui sont habitués à commander.

—Le capitaine! s'écria le cuisinier.

—Ah! dit le comte, c'est le cheneral, pon. Cheneral, continua-t-il en s'avançant vers le moine, che vous temante bardon, mais fous avez un guisinier qui ne sait bas faire les omeledes.

—Vous êtes le comte de Weder, monsieur? dit le moine en très bon français.

—Oui, ma cheneral, répondit le comte sans lâcher les oeufs ni la fourchette avec laquelle il s'apprêtait à les battre; che suis le gonde de Weter en bersonne.

—Alors c'est vous qui m'avez apporté la lettre de recommandation que m'a remise le frère portier?

—Moi-même.

—Soyez le bienvenu, monsieur le comte.

Le comte s'inclina.

—Seulement, continua le moine, je regrette que la situation écartée de notre couvent, son éloignement de tout lieu habité, ne nous permettent pas de vous mieux recevoir; mais nous sommes de pauvres solitaires des montagnes, et vous nous pardonnerez, je l'espère, si notre table n'est pas mieux garnie.

—Comment, comment, bas mieux carnie! Mais la souber, elle me semble excellente au gondraire, et quand chaurai fait l'omelede aux confidures…

—Mais, capitaine, dit le cuisinier.

—Donnez des confitures à monsieur, et qu'il fasse son omelette comme il l'entendra, dit le moine.

Le cuisinier obéit sans souffler mot.

—Maintenant, dit le moine, ne vous gênez pas, monsieur le comte, faites comme chez vous, et lorsque votre omelette sera finie, remontez, nous vous attendons.

—C'est l'affaire de zinq minutes, et che remonde; faites douchours serfir.

—Vous entendez, dit le moine au cuisiner, faites servir. Et il remonta l'escalier. Un instant après, deux frères descendirent et se mirent aux ordres du cuisinier. Pendant ce temps, le comte triomphant confectionnait son omelette; lorsqu'elle fut finie, il remonta à son tour.

Le supérieur l'attendait avec toute la communauté, qui se composait d'une vingtaine de frères, dans un réfectoire bien éclairé, et où l'on avait dressé une table parfaitement servie. Le comte fut frappé du luxe d'argenterie que cette table étalait, ainsi que de la finesse des nappes et des serviettes. Le couvent avait tiré de son trésor et de sa lingerie ce qu'il avait de mieux pour faire honneur à son hôte. Quant à l'appartement, il contrastait singulièrement, par son aspect délabré, avec le luxe du couvert qui y était dressé. C'était une grande salle qui avait dû être autrefois une chapelle, et dans l'autel de laquelle on avait pratiqué une cheminée; les parois n'avaient pour tout ornement que les toiles d'araignées qui les couvraient, et quelques chauves-souris attirées par la lumière voletaient au plafond, entrant et sortant, selon leur caprice, par les fenêtres brisées.

En outre, un arsenal de carabines était pittoresquement disposé contre la muraille.

Le comte embrassa cet aspect d'un coup d'oeil, et admira l'abnégation religieuse des bons pères, qui, possédant des trésors tels que ceux qui étaient étalés à ses yeux, vivaient cependant exposés aux intempéries du ciel, comme les anciens solitaires du mont Carmel et de la Thébaïde. Le supérieur remarqua son étonnement.

—Monsieur le comte, dit-il en souriant, je vous demande encore une fois pardon du mauvais dîner et du mauvais gîte que vous trouverez ici. Peut-être vous avait-on peint l'intérieur de notre couvent comme un lieu de délices. Voilà comme la société nous juge, monsieur le comte. Aussi une fois rentré dans le monde, j'espère que vous nous rendrez justice.

—Ma voi! cheneral, répondit le comte, je ne sais bas drop ce qui mangue à la tiner, et j'ai fu en pas une patterie de guisine assez bien orcanisée; et, à moins que ce ne zoit le fin?

—Oh! répondit le supérieur; soyez tranquille sous ce rapport; le vin est bon.

—Eh pien! si le fin est pon, c'est tout ce qu'il faut.

—Seulement, ajouta le supérieur, je crains que nos façons ne vous paraissent peu monacales. Par exemple, nous avons l'habitude de ne jamais souper sans avoir à côté de nous chacun une paire de pistolets; c'est une précaution contre les accidents qui peuvent arriver à chaque minute dans un lieu aussi isolé que celui-ci. Vous voudrez donc bien nous excuser si, malgré votre présence, nous ne nous écartons pas de nos habitudes.

Et à ces mots le supérieur releva sa robe, tira de sa ceinture une paire de superbes pistolets qu'il déposa près de son assiette.

—Faides, faides, cheneral, faides, répondit l'Allemand; les bisdolets, c'est l'ami de l'homme; chen ai aussi, moi, des bisdolets. Oh mais! c'est édonnant comme les vodres leur ressemblent, c'est édonnant.

—Cela se peut, répondit le supérieur en réprimant un sourire; ce sont de très bonnes armes, que j'ai fait venir d'Allemagne, des Kukenreiter.

—Des Kukenreiter? C'est jusdement ça. Faides donc brendre les miens, qui sont avec ma pagache, cheneral, pour les gombarer un beu.

—Après le dîner, comte, après le dîner. Mettez-vous en face de moi, là, très bien. Savez-vous votre Bénédicité?.

—Je l'ai su autrevois; mais che l'ai un beu ouplié.

—Tant pis, tant pis, dit le général, car je comptais sur vous pour le dire; mais si vous l'avez oublié, on s'en passera.

—On zen bassera, répondit le comte, qui était de bonne composition; on zen bassera.

Et le comte, effectivement, avala son potage sans Bénédicité, ce que firent aussi les autres moines. Lorsqu'il eut fini, le capitaine lui passa une bouteille.

—Goûtez-moi ce vin-là, lui dit-il.

Le comte, se doutant qu'il avait affaire à un vin de choix emplit un petit verre qui était devant lui, le prit par le pied, examina un instant, à la lueur de la lampe la plus rapprochée, le liquide jaune comme de l'ambre, puis il le porta à sa bouche, et le dégusta avec la voluptueuse lenteur d'un gourmet.

—C'est édonnant, dit le comte, moi qui groyais gonnaître tous les fins, che ne gonnais pas celui-là; à moins que ce ne soit du matère d'un noufeau gru.

—C'est du marsala, monsieur le comte, un vin qui n'est pas connu et qui mérite cependant de l'être. Oh! notre pauvre Sicile, elle renferme comme cela une foule de trésors oubliés.

—Comment tides-fous qu'il s'abbelle? demanda le comte en se versant un second verre.

—Marsala.

—Marzala…! Eh pien! c'est un pon fin; ch'en achèterai. Se fend-il cher?

—Deux sous la bouteille.

—Fous tides? reprit le comte, qui croyait avoir mal entendu.

—Deux sous la bouteille.

—Teux sous la pouteille! Mais fous habidez le baradis derrestre, cheneral; che ne m'en fas blus d'izi, moi, je me fais pénédictin.

—Merci de la préférence, comte; quand vous voudrez, nous vous recevrons.

—Teux sous la pouteille! reprit le comte en se versant un troisième verre.

—Seulement, je dois vous prévenir qu'il a un défaut, dit le supérieur.

—Il n'a bas de téfauts, répondit le comte.

—Je vous demande pardon; il est très capiteux.

—Gabiteux, gabiteux, dit le comte avec mépris; j'en poirais une binte qu'il n'y baraîtrait bas blus que si j'afais afalé un ferre de zirop de crozeille.

—Alors, ne vous gênez pas, dit le supérieur, faites comme chez vous; seulement, je vous préviens que nous en avons d'autres.

En vertu de la permission qui lui était accordée, le comte se mit à boire et à manger en véritable Allemand. Mais, il faut l'avouer, il soutint admirablement la réputation dont jouissent ses compatriotes. Les moines, excités par leur supérieur, ne voulurent pas, de leur côté, laisser un étranger en arrière, de sorte que bientôt on rompit le silence religieux qui avait régné au commencement du repas, chacun commença à parler à voix basse à son voisin, puis plus haut à tout le monde. Au second service, chacun criait de son côté et commençait à raconter les aventures les plus étranges qu'il fût possible d'entendre. Le comte, si peu qu'il comprît le sicilien, crut s'apercevoir qu'il était question surtout de coups hardis exécutés par des brigands, de couvents pillés, de gendarmes pendus, de religieuses violées. Mais il n'y avait rien là d'étonnant; la situation isolée des dignes bénédictins, leur éloignement de la ville, devaient les avoir rendus plus d'une fois témoins de pareilles scènes. Le marsala allait toujours, sans préjudice du syracuse sec, du muscat de Calabre et du malvoisie de Lipari. Si forte que fût la tête du comte, ses yeux commencèrent à se couvrir d'un brouillard et sa langue à s'épaissir. Alors les monologues succédèrent peu à peu aux conversations, et les chansons aux monologues. Le comte, qui voulait rester à la hauteur de ses hôtes, chercha dans son répertoire anacréontique, et, n'y trouvant rien pour le moment que la chanson des brigands de Schiller, il se mit à entonner à tue-tête le fameux Stehlen, morden, huren, balgen, auquel il lui sembla que les convives répondaient par des applaudissements universels. Bientôt tout parut tourner autour de lui; il lui sembla que les moines jetaient bas leurs habits religieux et se transformaient peu à peu en bandits. Ces figures ascétiques changeaient de caractère et s'illuminaient d'une joie féroce; le dîner dégénérait en orgie. Cependant on buvait toujours, et chaque fois qu'on buvait, c'étaient des vins nouveaux, des vins plus capiteux, des vins pris dans la cave du prince de Paterno, ou dans la cantine des dominicains d'Aci-Reale. On frappait sur la table avec des bouteilles vides pour en demander d'autres, et en frappant on renversait les lampes; le feu alors se communiquait à la nappe, et de la nappe à la table, et au lieu de l'éteindre on y jetait les chaises, les bancs, les stalles. En un instant la table ne fut plus qu'un immense bûcher, autour duquel les moines devenus bandits se mirent à danser comme des démons. Enfin, au milieu de tout ce sabbat infernal, la voix du capitaine retentit, demandant: Le monache! le monache! Un hourra général accueillit cette demande. Un instant après, une porte s'ouvrit, et quatre religieuses parurent, traînées par cinq ou six bandits; des hurlements de joie et de luxure les accueillirent. Le comte voyait tout cela comme dans un rêve, et comme dans un rêve il lui semblait qu'une force supérieure clouait son corps à sa place, tandis que son esprit était emporté ailleurs. En un instant les vêtements des pauvres filles furent en lambeaux; les bandits se ruèrent sur elles; le capitaine voulut faire entendre sa voix, mais sa voix fut couverte par les clameurs générales. Il sembla alors au comte que le capitaine prenait ses fameux Kukenreiter, qui ressemblaient si fort aux siens. Il crut entendre retentir deux coups de feu; il ferma les yeux, tout ébloui de la flamme. En les rouvrant, il vit du sang, deux brigands qui se tordaient en hurlant dans un coin, la plus belle des religieuses dans les bras du capitaine, puis il ne vit plus rien; ses yeux se fermèrent une seconde fois sans qu'il eût la puissance de les rouvrir, ses jambes manquèrent sous lui, enfin il tomba comme une masse; il était ivre-mort.

Lorsque le comte s'éveilla, il était grand jour; il se frotta les yeux, se secoua et regarda autour de lui; il était couché sous un arbre à la lisière du bois, avait à sa droite Nicolosi, à sa gauche Pedara, devant lui Catane, et derrière Catane la mer. Il paraissait avoir passé la nuit à la belle étoile, couché sur un doux lit de sable, la tête appuyée sur son porte-manteau, et sans autre dais de lit que l'immense azur du ciel. D'abord, il ne se rappela rien, et demeura quelque temps comme un homme qui sort de léthargie; enfin sa pensée, par une opération lente et confuse d'abord, se reporta en arrière, et bientôt il se rappela son départ de Catane, les hésitations de son muletier, son arrivée au couvent, son altercation avec le cuisinier, l'accueil que lui avait fait le général, le dîner, le vin de Marsala, les chansons, l'orgie, le feu, les religieuses et les coups de pistolets. Il regarda de nouveau autour de lui, et vit sa malle, son sac de nuit et son portemanteau. Il ouvrit ce dernier, y retrouva son portefeuille, sa pipe d'écume de mer, son sac à tabac et sa bourse, sa bourse qui, à son grand étonnement, lui parut aussi ronde que si rien ne lui était arrivé; il l'ouvrit avec anxiété; elle était toujours pleine d'or, et de plus il y avait un billet; le comte l'ouvrit vivement et lut ce qui suit:

«Monsieur le Comte,

Nous vous faisons mille excuses de nous séparer de vous d'une façon aussi brusque; mais une expédition de la plus haute importance nous attire du côté de Cefalu. J'espère que vous n'oublierez pas l'hospitalité que vous ont donnée les bénédictins de Saint-Nicolas-le-Vieux, et que, si vous retournez à Rome, vous demanderez à monsignor Morosini de ne point oublier de pauvres pécheurs dans ses prières.

Vous retrouverez tout votre bagage, à l'exception des Kukenreiter, que je vous demande la permission de garder comme un souvenir de vous.

DOM GAËTANO, Prieur de Saint-Nicolas-le-Vieux.

16 octobre 1806.»

Le comte de Weder compta son or, il n'y manquait pas une obole.

Lorsqu'il arriva à Nicolosi, il trouva tout le village en révolution: la veille, le couvent de Sainte-Claire avait été forcé, l'argenterie du monastère pillée, et les quatre plus jeunes et plus belles religieuses enlevées, sans qu'on pût savoir ce qu'elles étaient devenues.

Le comte retrouva son muletier, remonta sur sa mule, revint à Catane, et, ayant appris qu'un bâtiment était prêt à mettre à la voile pour Naples, il s'y embarqua et quitta la Sicile la même nuit.

Deux ans après, il lut dans l'Allgemeine Zeitung que le fameux chef de bandits Gaëtano, qui s'était emparé du couvent de Saint-Nicolas-le-Vieux, sur l'Etna, pour en faire un repaire de brigands, après un combat terrible soutenu contre un régiment anglais, avait été pris et pendu à la grande joie des habitants de Catane, qu'il avait fini par venir rançonner jusque dans la ville.

L'ETNA

Le lendemain de notre arrivée à Catane, nous devions, on se le rappelle, tenter une ascension sur l'Etna. Je dis tenter, car c'est surtout à l'occasion des projets que les voyageurs font à l'endroit de cette montagne qu'on peut appliquer le proverbe: l'homme propose et Dieu dispose. Rien de plus commun que les curieux partis de Catane pour gravir le Ghibello, comme on appelle l'Etna en Sicile; rien de plus rare que les privilégiés arrivés jusqu'à son cratère. C'est que, pendant neuf ou dix mois de l'année, la montagne est véritablement inaccessible: jusqu'au 15 juin, il est trop tôt; passé le 1er octobre, il est trop tard.

Nous étions sous ce rapport dans les conditions voulues, car nous étions arrivés à Catane le 4 septembre; de plus, toute la journée avait été magnifique; aucune vapeur, aucun brouillard, ne voilaient l'Etna. De toutes les rues qui y conduisaient, nous l'avions vu, la veille, calme et majestueux. La légère fumée qui s'échappait du cratère suivait la direction du vent, flottant comme une banderole; enfin, le soleil, que nous avions vu se coucher du haut de la coupole des Bénédictins, avait glissé dans un ciel sans nuage et disparu derrière le village d'Aderno, promettant pour le lendemain une journée non moins belle que celle qui venait de s'écouler.

Aussi, à cinq heures du matin, notre guide nous éveilla-t-il en nous annonçant un temps fait exprès pour nous. Nous courûmes aussitôt à nos fenêtres qui donnaient sur l'Etna, et nous vîmes le géant baignant sa tête colossale dans les blondes vapeurs du matin. On distinguait parfaitement les trois régions qu'il faut franchir pour arriver au sommet, la région cultivée, la région des bois, la région déserte. Contre l'ordinaire, son cône était entièrement dépouillé de neige.

Ce n'est que vers les quatre heures ordinairement que l'on part; mais nous voulions nous arrêter quelques heures à Nicolosi, et visiter le Monte-Rosso, un de ces cent volcans secondaires dont se hérisse la croupe de l'Etna. D'ailleurs il y avait, m'avait-on dit, à Nicolosi, un certain monsieur Gemellaro, savant modeste et aimable, qui demeurait là depuis cinquante ans, et qui se ferait un plaisir de répondre à toutes mes questions. J'avais demandé une lettre pour lui; on m'avait répondu que c'était chose inutile, son obligeante hospitalité s'étendant à tout voyageur qui entreprenait l'ascension, toujours pénible et souvent dangereuse, que nous allions tenter.

A cinq heures donc, après nous être munis d'une bouteille du meilleur rhum que nous pûmes trouver, nous enfourchâmes nos mules, et nous partîmes pour Nicolosi, où nous devions compléter nos provisions. Nous étions chacun dans notre costume ordinaire, auquel, malgré les recommandations de notre hôte, nous n'avions rien ajouté, ne pouvant croire qu'après avoir joui dans la plaine d'une température à cuire un oeuf, nous trouverions dix degrés de froid sur la montagne.

Je ne sais rien de plus beau, de plus original, de plus accidenté, de plus fertile et de plus sauvage à la fois que le chemin qui conduit de Catane à Nicolosi, et qui traverse tour à tour des mers de sable, des oasis d'orangers, des fleuves de lave, des tapis de moissons, et des murailles de basalte. Trois ou quatre villages sont sur la route, pauvres, chétifs, souffreteux, peuplés de mendiants, comme tous les villages siciliens; avec tout cela, ils ont des noms sonores et poétiques, qui résonnent comme des noms heureux: ils s'appellent Gravina, Santa-Lucia, Massanunziata; ils sont élevés sur la lave, bâtis avec de la lave recouverte de lave; ils sortent tout entiers des entrailles de la montagne, comme de pauvres fleurs flétries avant de naître, et qu'un vent d'orage doit emporter.

Entre Massanunziata et le mont Miani, à droite de la route, est la fosse de la Colombe. D'où vient ce doux nom à une excavation noire, ténébreuse, profonde de deux cents pieds, large de cent cinquante? Notre guide ne put nous le dire.

Nous arrivâmes à Nicolosi, espèce de petit bourg bâti sur les confins du monde habitable. Deux ou trois milles avant Nicolosi, on commence à entrer dans une région désolée, et cependant un demi-mille au-dessus de Nicolosi, on voit encore de belles plantations et un coteau couvert de vignes. Quelque feu intérieur remplace-t-il partiellement la chaleur du soleil, qui déjà à cette hauteur commence à se tempérer? C'est encore là un de ces mystères dont le guide ignare et le voyageur savant ne peuvent dire le mot.

Nous descendîmes dans un de ces bouges que la Sicile seule a l'audace de baptiser du nom d'auberge, et comme il était encore de bonne heure, nous envoyâmes, pendant qu'on préparait notre déjeuner, nos cartes à monsieur Gemellaro, en lui demandant la permission de lui faire notre visite. Monsieur Gemellaro nous fit répondre qu'il allait se mettre à table, et que, si nous voulions partager sa collation, nous serions les bienvenus. Quel que fût, à l'aspect du déjeuner qui nous attendait, notre désir d'accepter une offre si gracieuse, nous eûmes la discrétion de la refuser, et nous poussâmes la sobriété jusqu'à nous contenter du repas de l'auberge. C'était une action méritoire et digne d'être mise en parallèle avec les jeûnes les plus rudes des pères du désert.

Ce maigre déjeuner terminé, nous ordonnâmes à notre guide de se mettre en quête d'une paire de poulets ou d'une demi-douzaine de pigeons quelconques, de leur tordre le cou, de les plumer et de les rôtir. C'était nos provisions de bouche pour le déjeuner du lendemain; cette précaution prise, nous nous acheminâmes vers la maison de monsieur Gemellaro, la plus imposante de tout le village. Le domestique était prévenu et nous introduisit dans le cabinet de travail, où son maître nous attendait. En apercevant monsieur Gemellaro, je jetai un cri de surprise mêlé de joie: c'était le même qui, à Aci-Reale, m'avait si obligeamment indiqué le chemin de la grotte de Polyphème.

—Ah! c'est vous, nous dit-il en nous apercevant; je me doutais que j'allais revoir d'anciennes connaissances. Tout voyageur qui met le pied en Sicile m'appartient de droit; il faut qu'il passe par ici, et je le happe au passage. Avez-vous trouvé votre grotte?

—Parfaitement, monsieur, grâce à votre obligeance, que nous venons de nouveau mettre à l'épreuve.

—A vos ordres, messieurs, répondit monsieur Gemellaro en nous faisant signe de nous asseoir; et j'oserai dire que, si vous voulez des renseignements sur le pays, vous ne pouvez pas vous adresser mieux qu'à moi.

En effet, monsieur Gemellaro habitait depuis soixante ans le village de Nicolosi, où il était né, et l'occupation de toute sa vie avait été d'observer le volcan qu'il avait sans cesse devant les yeux. Depuis soixante ans, la montagne n'avait pas fait un mouvement que monsieur Gemellaro ne se fût mis aussitôt à l'étudier; le cratère n'avait pas changé pendant vingt-quatre heures de forme, que monsieur Gemellaro ne l'eût dessiné sous son nouvel aspect; enfin, la fumée ne s'était pas épaissie ou volatilisée une seule fois, que monsieur Gemellaro n'eût tiré de son assombrissement ou de sa ténuité des augures que le résultat n'avait jamais manqué de confirmer. Bref, monsieur Gemellaro est l'Empédocle moderne; seulement, plus sage que l'ancien, j'espère qu'on l'enterrera avec ses deux pantoufles. Aussi monsieur Gemellaro connaît-il son Etna sur le bout des doigts. Depuis trois mille ans, la montagne n'a pas jeté une gorgée de lave que monsieur Gemellaro n'en ait un échantillon; il n'est pas jusqu'à l'île Julia dont monsieur Gemellaro ne possède un fragment.

Nos lecteurs ont sans nul doute entendu parler de l'île Julia, île éphémère qui n'eut que trois mois d'existence, il est vrai, mais qui fit autant et plus de bruit pendant son passage en ce monde que certaines îles qui existent depuis le déluge.

Un beau matin du mois de juillet 1831, l'île Julia sortit du fond de la mer et apparut à sa surface. Elle avait deux lieues de tour, des montagnes, des vallées comme une île véritable; elle avait jusqu'à une fontaine; il est vrai que c'était une fontaine d'eau bouillante.

Elle était à peine sortie des flots, qu'un vaisseau anglais passa; en quelque endroit de la mer qu'apparaisse un phénomène quelconque, il passe toujours un vaisseau anglais en ce moment-là. Le capitaine, étonné de voir une île à un endroit où sa carte marine n'indiquait pas même un rocher, mit son vaisseau en panne, descendit dans une chaloupe, et aborda sur l'île. Il reconnut qu'elle était située sous le 38e degré de latitude, qu'elle avait des montagnes, des vallées, et une fontaine d'eau bouillante. Il se fit apporter des oeufs et du thé, et déjeuna près de la fontaine; puis, lorsqu'il eut déjeuné, il saisit un drapeau aux armes d'Angleterre, le planta sur la montagne la plus élevée de l'île, et prononça ces paroles sacramentelles: «Je prends possession de cette terre au nom de Sa Majesté britannique.» Puis il regagna son vaisseau, remit à la voile, et reprit le chemin de l'Angleterre où il arriva heureusement, annonçant qu'il avait découvert dans la Méditerranée une île inconnue, qu'il avait nommée Julia, en honneur du mois de juillet, date de sa découverte, et dont il avait pris possession au nom de l'Angleterre.

Derrière le bâtiment anglais était passé un bâtiment napolitain, lequel n'avait pas été moins étonné que le bâtiment anglais. A la vue de cette île inconnue, le capitaine, qui était un homme prudent, commença par carguer ses voiles, afin de s'en tenir à une distance respectueuse. Puis il prit sa lunette, et à l'aide de sa lunette, il reconnut qu'elle était inhabitée, qu'elle avait des vallées et une montagne, et qu'au sommet de cette montagne flottait le pavillon anglais. Il demanda aussitôt quatre hommes de bonne volonté pour aller à la découverte. Deux Siciliens se présentèrent, descendirent dans la chaloupe et partirent. Un quart d'heure après, ils revinrent, rapportant le drapeau anglais. Le capitaine napolitain déclara alors qu'il en prenait possession au nom du roi des Deux-Siciles, et la nomma île Saint-Ferdinand, en l'honneur de son gracieux souverain. Puis il revint à Naples, demanda une audience au roi, lui annonça qu'il avait découvert une île de dix lieues de tour, toute couverte d'orangers, de citronniers et de grenadiers, et dans laquelle se trouvaient une montagne haute comme le Vésuve, une vallée comme celle de Josaphat, et une source d'eau minérale où l'on pouvait faire un établissement de bains plus considérable que celui d'Ischia. Il ajouta comme en passant, et sans s'appesantir sur les détails, qu'un vaisseau anglais ayant voulu lui disputer la possession de cette île, il avait coulé bas le susdit vaisseau, en preuve de quoi il rapportait son pavillon. Le ministre de la marine, qui était présent à l'audience, trouva le procédé un peu leste; mais le roi de Naples donna raison entière au capitaine, le fit amiral, et le décora du grand cordon de Saint-Janvier.

Le lendemain, on annonçait dans les trois journaux de Naples que l'amiral Bonnacorri, duc de Saint-Ferdinand, venait de découvrir, dans la Méditerranée, une île de quinze lieues de tour, habitée par une peuplade qui ne parlait aucune langue connue, et dont le roi lui avait offert la main de sa fille. Chacun de ces journaux contenait en outre un sonnet à la gloire de l'aventureux navigateur. Le premier le comparait à Vasco de Gama, le second à Christophe Colomb, et le troisième à Améric Vespuce.

Le même jour, le ministre d'Angleterre alla demander des explications au ministre de la marine de Naples touchant les bruits injurieux pour l'honneur de la nation britannique qui commençaient à se répandre au sujet d'un vaisseau anglais que l'amiral Bonnacorri prétendait avoir coulé bas. Le ministre de la marine répondit qu'il avait entendu vaguement parler de quelque chose de pareil, mais qu'il ignorait lequel, du vaisseau napolitain ou du vaisseau anglais, avait été coulé bas. Loin de se contenter de cette explication, le ministre prétendit qu'il y avait insulte pour sa nation dans la seule supposition qu'un vaisseau anglais pût être coulé bas par un autre vaisseau quelconque, et demanda ses passeports. Le ministre de la marine en référa au roi de Naples, qui lui ordonna de signer à l'ambassadeur tous les passeports qu'il lui demanderait, et fit de son côté écrire à son ministre de Londres de quitter à l'instant même la capitale de la Grande-Bretagne.

Cependant le gouvernement britannique poursuivait la prise de possession de l'île Julia avec son activité ordinaire. C'était le relais qu'il cherchait depuis si longtemps sur la route de Gibraltar à Malte. Un vieux lieutenant de frégate, qui avait eu la jambe emportée à Aboukir, et qui depuis ce temps sollicitait une récompense quelconque auprès des lords de l'amirauté, fut nommé gouverneur de l'île Julia, et reçut l'ordre de s'embarquer immédiatement pour se rendre dans son gouvernement. Le digne marin vendit une petite terre qu'il tenait de ses ancêtres, acheta tous les objets de première nécessité pour une colonisation, monta sur la frégate le Dard, avec sa femme et ses deux filles, doubla la pointe de la Bretagne, traversa le golfe de Gascogne, franchit le détroit de Gibraltar, entra dans la Méditerranée, longea les côtes d'Afrique, relâcha à Pantellerie, arriva sous le 38e degré de latitude, regarda autour de lui, et ne vit pas plus d'île Julia que sur sa main. L'île Julia était disparue de la veille, et je n'ai pas entendu dire que jamais, au grand jamais, personne en ait entendu parler depuis.

Les deux puissances belligérantes, qui avaient fait des armements considérables, continuèrent à se montrer les dents pendant dix-huit mois; puis leur grimace dégénéra en un sourire rechigné; enfin, un beau matin, elles s'embrassèrent, et tout fut dit.

Cette querelle d'un instant, qui en définitive raffermit l'amitié de deux nations faites pour s'estimer, n'eut d'autre résultat que la création d'un nouvel impôt dans les royaumes des Deux-Siciles et de la Grande-Bretagne.

Laissons l'île Julia, ou l'île Saint-Ferdinand, comme on voudra l'appeler, et revenons à l'Etna, qu'on pourrait bien supposer l'auteur de cette mauvaise plaisanterie qui faillit troubler la tranquillité européenne.

Le mot Etna est, à ce que prétendent les savants, un mot phénicien qui veut dire mont de la fournaise. Le phénicien était, on le voit, une langue dans le genre de celle que parlait Covielle au bourgeois gentilhomme, et qui exprimait tant de choses en si peu de mots. Plusieurs poètes de l'antiquité prétendent que ce fut le lieu où se réfugièrent Deucalion et Pyrrha pendant le déluge universel. A ce titre, monsieur Gemellaro, qui est né à Nicolosi, peut certes réclamer l'honneur de descendre en droite ligne d'une des premières pierres qu'ils jetèrent derrière eux. Cela laisserait bien loin, comme on voit, les Montmorency, les Rohan et les Noailles.

Homère parle de l'Etna, mais sans le désigner comme un volcan. Pindare l'appelle une des colonnes du ciel. Thucydide mentionne trois grandes explosions, depuis l'époque de l'arrivée des colonies helléniques jusqu'à celle où il vivait. Enfin, il y eut deux éruptions à l'époque des Denis; puis elles se succédèrent si rapidement, qu'on ne compta désormais que les plus violentes.

[Note: Les principales éruptions de l'Etna eurent lieu l'an 662 de Rome, et pendant l'ère chrétienne, dans les années 225, 420, 812, 1169, 1285, 1329, 1333, 1408, 1444, 1446, 1447, 1536, 1603, 1607, 1610, 1614, 1619, 1634, 1669, 1682, 1688, 1689, 1702, 1766 et 1781.]

Depuis l'éruption de 1781, l'Etna a bien eu quelque petite velléité de bouleverser encore la Sicile; mais, comme ces caprices n'ont pas de suites sérieuses, il est permis de penser que ce qu'il en a fait, c'est uniquement par respect pour lui-même, et pour conserver sa position de volcan.

De toute ces éruptions, une des plus terribles fut celle de 1669. Comme l'éruption de 1669 partit du Monte-Rosso, et que le Monte-Rosso n'est qu'à un demi-mille à gauche de Nicolosi, nous nous mîmes en route, Jadin et moi, pour visiter le cratère, après avoir promis à monsieur Gemellaro de venir dîner chez lui.

Il faut avant tout savoir que l'Etna se regarde comme trop au-dessus des volcans ordinaires pour procéder à leur façon; le Vésuve, Stromboli, l'Hécla même, versent la lave du haut de leur cratère, comme le vin déborde d'un verre trop plein; l'Etna ne se donne pas tant de peine. Son cratère n'est qu'une espèce de cratère d'apparat, qui se contente de jouer au bilboquet avec des rocs incandescents gros comme des maisons ordinaires, et qu'on suit dans leur ascension aérienne, comme on pourrait suivre une bombe qui sortirait d'un mortier; mais, pendant ce temps, le fort de l'éruption se passe réellement ailleurs. En effet, quand l'Etna est en travail, il lui pousse alors tout bonnement sur le dos, à un endroit ou à un autre, une espèce de furoncle de la grosseur de Montmartre; puis le furoncle crève, et il en sort un fleuve de lave qui suit sa pente, descend, brûle ou renverse tout ce qui se rencontre devant lui, et finit par aller s'éteindre dans la mer. Cette façon de procéder est cause que l'Etna est couvert d'une quantité de petits cratères qui ont formé d'immenses meules de foin; chacun de ces volcans secondaires a sa date et son nom particulier, et tous ont fait, dans leur temps, plus ou moins de bruit et plus ou moins de ravage.

Le Monte-Rosso est, comme nous l'avons dit, au premier rang de cette aristocratie secondaire; ce serait, dans tout autre voisinage que celui des Andes, des Cordillières ou des Alpes, une fort jolie petite montagne de neuf cents pieds d'élévation, c'est-à-dire trois fois haute comme les tours de Notre-Dame. Le volcan doit son nom à la couleur des scories terreuses dont il est formé; on y monte par une pente assez facile, et, au bout d'une demi-heure d'ascension à peu près, on se trouve au bord de son cratère.

C'est une espèce de puits séparé dans le fond comme une salière, et qui s'offre maintenant aux regards avec un air de bonhomie et de tranquillité parfaite. Quoiqu'il n'y ait pas de chemin pratiqué, on y descendrait, à la rigueur, avec des cordes; sa profondeur peut être de deux cents pieds, et sa circonférence de cinq ou six cents.

C'est de cette bouche, aujourd'hui muette et froide, que sortit, en 1669, une telle pluie de pierres et de cendres, que littéralement, pendant trois mois, le soleil en fut obscurci, et que le vent la porta jusqu'à Malte. La violence de l'éjaculation était telle, qu'un rocher de cinquante pieds de longueur fut lancé à mille pas du cratère d'où il était sorti, et s'enfonça en retombant à vingt-cinq pieds de profondeur. Enfin, la lave parut à son tour, monta en bouillonnant jusqu'à l'orifice, déborda sur la pente méridionale, et, laissant Nicolosi à sa droite et Boriello à sa gauche, commença de s'écouler, non pas comme un torrent, mais comme un fleuve de feu, couvrit de ses vagues ardentes les villages de Campo-Rotondo, de San-Pietro, de Gigganeo, et alla se jeter dans le port de Catane, en y poussant devant elle une partie de la ville. Là commença une lutte horrible entre l'eau et le feu; la mer repoussée d'abord céda la place, et recula d'un quart de lieue, découvrant à l'oeil humain ses profondeurs. Des vaisseaux furent brûlés dans le port, de gros poissons morts vinrent flotter à la surface de l'eau; puis, comme furieuse de sa défaite, la mer à son tour revint attaquer la lave. La lutte dura quinze jours; enfin, la lave vaincue s'arrêta, et de l'état fusible commença de passer à l'état compact. Pendant quinze autres jours, la mer bouillonna encore, occupée à refroidir ce nouveau rivage qu'elle était forcée d'accepter, puis, peu à peu, le bouillonnement s'effaça. Mais la campagne tout entière était dévastée, trois villages étaient anéantis. Catane était aux trois quarts détruite, et le port à moitié comblé.

Du haut du Monte-Rosso ou plutôt des Monte-Rossi (car la montagne se partage en deux sommets comme le Vésuve), on voit cette traînée de lave, longue de cinq lieues, large parfois de trois, et que près de deux siècles n'ont recouverte encore que de deux pouces de terre. Du point où j'étais, à ma droite et à ma gauche, devant et derrière moi, dans l'horizon que mon oeil pouvait embrasser, je comptai en outre vingt-six montagnes, toutes produites par des éruptions volcaniques, et pareilles de forme et de hauteur à celle sur laquelle j'étais monté.

En promenant ainsi mes regards autour de moi, j'avais aperçu, au pied d'un autre volcan éteint, les ruines de ce fameux couvent de Saint-Nicolas-le-Vieux, où le comte de Weder avait été si bien reçu par dom Gaëtano; un lieu qui conservait de pareils souvenirs méritait à tous égards notre visite. Aussi, à peine descendus des Monte-Rossi, nous acheminâmes-nous vers le couvent.

C'est une construction élevée, selon Farello, par le comte Simon, petit-fils du Normand Roger, le conquérant le plus populaire de toute la Sicile, et connu encore aujourd'hui de tout paysan sous le nom del conte Ruggieri. Quelques savants prétendent que ce monastère est situé sur l'emplacement de l'ancienne ville d'Inesse; il est vrai que d'autres savants prétendent que l'ancienne ville d'Inesse s'élevait sur le revers opposé de l'Etna; il s'est échangé là-dessus force volumes entre les érudits de Catane, de Taormino et de Messine, et le fait est resté un peu plus obscur qu'auparavant, tant chacun avait apporté d'excellentes preuves à l'appui de son opinion. A mon retour à Catane, l'un d'eux me demanda ce qu'en pensait l'Académie des Sciences de Paris. Je lui répondis que l'Académie des Sciences, après s'être longtemps occupée de cette grave question, avait reconnu qu'il devait exister deux villes d'Inesse, bâties en rivalité l'une de l'autre, l'une par les Naxiens, et l'autre pas les Sicaniens d'Espagne; l'une sur le revers méridional, l'autre sur le revers septentrional du mont Etna. Le savant se frappa le front, comme s'il se sentait illuminé d'une idée nouvelle, courut à son bureau, prit la plume, et commença un volume qui, à ce que j'ai appris depuis, a jeté un grand jour sur cette importante question.

Ce couvent, où, selon les intentions de leur pieux fondateur, les bénédictins étaient condamnés à vivre exposés les premiers aux ravages du volcan que devaient conjurer leurs prières, n'est plus qu'une ruine. Ce qu'il y a de mieux conservé est la chapelle et la fameuse salle où le comte de Weder, nouveau Faust, assista au sabbat de Gaëtano-Méphistophélès. Un plateau qui domine le monastère n'est autre chose qu'une masse de lave déchirée en gouffres profonds, et du haut de laquelle on domine un amphithéâtre de cratères éteints.

Il était quatre heures du soir; nous devions dîner à quatre heures et demie chez notre excellent hôte, monsieur Gemellaro; nous reprîmes donc le chemin de sa maison avec d'autant plus de hâte, que le déjeuner du matin nous avait admirablement prédisposés à un second repas. Nous trouvâmes la table toute dressée, nous avions admirablement saisi ce moment si rapide et si rare où l'on n'attend pas, et où cependant l'on n'a pas fait attendre.

Monsieur Gemellaro était un de ces savants comme je les aime, savants expérimentateurs, qui détestent toute théorie, et ne parlent que de ce qu'ils ont vu. Pendant tout le dîner, la conversation roula sur la montagne de notre hôte. Je dis la montagne de notre hôte, car monsieur Gemellaro est bien convaincu que l'Etna est à lui, et il serait fort étonné si un jour Sa Majesté le roi des Deux-Siciles lui en réclamait quelque chose.

Après l'Etna, ce que monsieur Gemellaro trouvait de plus grand et de plus beau, c'était Napoléon, cet autre volcan éteint, qui, pendant une irruption de quatorze ans, a causé tant de tremblements de trônes et de chutes d'empires. Son rêve était de posséder une collection complète des gravures qui avaient été faites sur lui; je le désespérai en lui disant qu'il faudrait en charger quatre vaisseaux, et qu'elles ne tiendraient pas dans le cratère des Monte-Rossi.

Après le dîner, monsieur Gemellaro s'informa des précautions que nous avions prises pour monter sur l'Etna: nous lui répondîmes que les précautions se bornaient à l'achat d'une bouteille de rhum, et à la cuisson de deux ou trois poulets. Monsieur Gemellaro jeta alors les yeux sur nos costumes, et, voyant Jadin avec sa veste de panne, et moi avec ma veste de toile, nous demanda en frissonnant si nous n'avions ni redingotes, ni manteaux. Nous lui répondîmes que nous ne possédions absolument pour le moment que ce que nous avions sur le corps. Voilà bien les Français, murmura monsieur Gemellaro en se levant; ce n'est pas un Allemand ou un Anglais qui s'embarquerait ainsi. Attendez, attendez. Et il alla nous chercher deux grosses capotes à capuchons, pareilles à nos capotes militaires, qu'il nous remit en nous assurant que nous n'aurions pas plutôt fait deux lieues au-delà de Nicolosi, que nous rendrions hommage à sa prévoyance.

La causerie se prolongea jusqu'à neuf heures du soir; notre guide vint alors frapper à la porte avec nos mulets. Nous lui demandâmes s'il était parvenu à se procurer quelques comestibles: il nous répondit en nous montrant quatre de ces malheureux poulets comme il n'en existe qu'en Italie, et qui, à eux quatre, ne valaient pas un bon pigeon de pied. En outre, il avait acheté deux bouteilles de vin, du pain, du raisin et des poires; avec cela il y avait de quoi faire le tour du monde.

Nous enfourchâmes nos montures, et nous nous mîmes en route par une nuit qui nous parut, au sortir d'une chambre bien éclairée, d'une effroyable obscurité; mais peu à peu, nous commençâmes à distinguer le paysage, grâce à la lueur des myriades d'étoiles qui parsemaient le ciel. Il nous parut d'abord, à la façon dont nos mulets s'enfonçaient sous nous, que nous traversions des sables. Bientôt nous entrâmes dans la seconde région, ou région des forêts, si toutefois les quelques arbres, éparpillés, malingres et tordus, qui couvrent le sol, méritent le nom de forêt. Nous y marchâmes deux heures à peu près, suivant de confiance le chemin où nous engageait notre guide, ou plutôt nos mulets, chemin qui, au reste, à en juger par les descentes et les montées éternelles, nous paraissait effroyablement accidenté. Déjà, depuis une heure, nous avions reconnu la justesse des prévisions de monsieur Gemellaro, relativement au froid, et nous avions endossé nos houppelandes à capuchons, lorsque nous arrivâmes à une espèce de masure sans toit, où nos mulets s'arrêtèrent d'eux-mêmes. Nous étions à la casa del Bosco ou della Neve, c'est-à-dire du Bois ou de la Neige, noms qu'elle mérite successivement l'été et l'hiver. C'était, nous dit notre guide, notre lieu de halte. Sur son invitation, nous mîmes pied à terre et nous entrâmes. Nous étions à moitié chemin de la casa Inglese; seulement, comme disent nos paysans, nous avions mangé notre pain blanc le premier.

La casa della Neve était comme un prélude à la désolation qui nous attendait plus haut. Sans toit, sans contrevents et sans portes, elle n'offrait d'autre abri que ses quatre murs. Heureusement notre guide s'était muni d'une petite hache: il nous apporta une brassée de bois; nous fîmes jouer immédiatement le briquet phosphorique, et nous allumâmes un grand feu. On comprendra qu'il fut le bienvenu, lorsqu'on saura qu'un petit thermomètre de poche que nous portions avec nous était déjà descendu de 18 degrés depuis Catane.

Une fois notre feu allumé, notre guide nous invita à dormir, et nous abandonna à nous-mêmes pour prendre soin de nos mulets. Nous essayâmes de suivre son conseil, mais nous étions éveillés comme des souris, et il nous fut impossible de fermer l'oeil. Nous suppléâmes au sommeil par quelques verres de rhum, et par force plaisanterie sur ceux de nos amis parisiens qui, à cette heure, prenaient tranquillement leur thé sans se douter le moins du monde que nous étions à courir la prétantaine dans les forêts de l'Etna. Cela dura jusqu'à minuit et demi; à minuit et demi, notre guide nous invita à remonter sur nos mulets.

Pendant notre halte, le ciel s'était enrichi d'un croissant qui, quelle qu'en fût la ténuité, suffisait cependant pour jeter un peu de lumière. Nous continuâmes à marcher un quart d'heure encore à peu près au milieu d'arbres qui devenaient plus rares de vingt pas en vingt pas, et qui finirent enfin par disparaître tout à fait. Nous venions d'entrer dans la troisième région de l'Etna, et nous sentions, au pas de nos mulets, quand ils passaient sur des laves, quand ils traversaient des cendres, ou quand ils foulaient une espèce de mousse, seule végétation qui monte jusque-là. Quant aux yeux, ils nous étaient d'une médiocre utilité, le sol nous apparaissant plus ou moins coloré, voilà tout, mais sans que nous pussions, au milieu de l'obscurité, distinguer aucun détail.

Cependant, à mesure que nous montions, le froid devenait plus intense, et, malgré nos houppelandes, nous étions glacés. Ce changement de température avait suspendu la conversation, et chacun de nous, concentré en lui-même comme pour y conserver sa chaleur, s'avançait silencieusement. Je marchais le premier, et, si je ne pouvais voir le terrain sur lequel nous avancions, je distinguais parfaitement à notre droite des escarpements gigantesques et des pics immenses, qui se dressaient comme des géants, et dont les silhouettes noires se dessinaient sur l'azur foncé du ciel. Plus nous avancions, plus ces apparitions prenaient des aspects étranges et fantastiques; on comprenait bien que la nature n'avait point fait ces montagnes ainsi, et que c'était une longue lutte qui les avait dépouillées. Nous étions sur le champ de bataille des titans; nous gravissions Pélion entassé sur Ossa.

Tout cela était terrible, sombre, majestueux; je voyais et je sentais parfaitement la poésie de ce nocturne voyage, et cependant j'avais si froid que je n'avais pas le courage d'échanger un mot avec Jadin pour lui demander si toutes ces visions n'étaient point le résultat de l'engourdissement que j'éprouvais, et si je ne faisais pas un songe. De temps en temps des bruits étranges, inconnus, qui ne ressemblaient à aucun des bruits que l'on entend habituellement, s'éveillaient dans les entrailles de la terre, qui semblait alors gémir et se plaindre comme un être animé. Ces bruits avaient quelque chose d'inattendu, de lugubre et de solennel, qui faisait frissonner. Souvent, à ces bruits, nos mulets s'arrêtaient tout court, approchaient leurs naseaux ouverts et fumants du sol, puis relevaient la tête en hennissant tristement, comme s'ils voulaient faire entendre qu'ils comprenaient cette grande voix de la solitude, mais que ce n'était point de leur propre mouvement qu'ils venaient troubler ses mystères.

Cependant nous montions toujours, et de minute en minute le froid devenait plus intense; à peine si j'avais la force de porter ma gourde de rhum à ma bouche. D'ailleurs, cette opération était suivie d'une opération plus difficile encore, qui consistait à la reboucher; mes mains étaient tellement glacées, qu'elles n'avaient plus la perception des objets qu'elles touchaient, et mes pieds étaient tellement alourdis qu'il me semblait porter une enclume au bout de chaque jambe. Enfin, sentant que je m'engourdissais de plus en plus, je fis un effort sur moi-même, j'arrêtai mon mulet, et je mis pied à terre. Pendant cette évolution, je vis passer Jadin sur sa monture. Je lui demandai s'il ne voulait pas en faire autant que moi; mais, sans me répondre, il secoua la tête en signe de refus et continua son chemin. D'abord il me fut impossible de marcher; il me semblait que je posais mes pieds nus sur des milliers d'épingles. J'eus alors l'idée de m'aider de mon mulet, et je l'empoignai par la queue; mais il appréciait trop l'avantage qu'il avait d'être débarrassé de son cavalier pour ne pas tenter de conserver son indépendance. A peine eut-il senti le contact de mes mains, qu'il rua des deux jambes de derrière; un de ses pieds m'atteignit à la cuisse et me lança à dix pieds en arrière. Mon guide accourut et me releva.

Je n'avais rien de cassé; de plus la commotion avait quelque peu rétabli la circulation du sang; je n'éprouvais presque pas de douleur, quoique, par ma chute, il me fût clairement prouvé que le coup avait été violent. Je me mis donc à marcher, et me sentis mieux. Au bout de cent pas, je trouvai Jadin arrêté; il m'attendait. Le mulet, qui l'avait rejoint sans moi ni le guide, lui avait indiqué qu'il venait de m'arriver un accident quelconque. Je le rassurai et nous continuâmes notre route; lui et le guide à mulet, moi à pied. Il était deux heures du matin.

Nous marchâmes trois quarts d'heure encore à peu près dans des chemins raides et raboteux, puis nous nous trouvâmes sur une pente doucement inclinée, où nous traversions de temps en temps de grandes flaques de neige dans lesquelles j'enfonçais jusqu'à mi-jambes, et qui finirent par devenir continues. Enfin cette sombre voûte du ciel commença à pâlir, un faible crépuscule éclaira le terrain sur lequel nous marchions, amenant un air plus glacé encore que celui que nous avions respiré jusque-là. A cette lueur terne et douteuse, nous aperçûmes devant nous quelque chose comme une maison; nous nous en approchâmes, Jadin au trot de son mulet, et moi en courant de mon mieux. Le guide poussa une porte, et nous nous trouvâmes dans la casa Inglese, bâtie au pied du cône pour le plus grand soulagement des voyageurs.

Mon premier cri fut pour demander du feu, mais c'était là un de ces souhaits instinctifs qu'il est plus facile de former que de voir s'accomplir; les dernières limites de la forêt sont à deux grandes lieues de la maison, et dans les environs, entièrement envahis par les laves, par les cendres ou par la neige, il ne pousse pas une herbe, pas une plante. Le guide alluma une lampe qu'il trouva dans un coin, ferma la porte aussi hermétiquement que possible, et nous dit de nous réchauffer de notre mieux en nous enveloppant dans nos houppelandes, et en mangeant un morceau, tandis qu'il conduirait ses mulets dans l'écurie.

Comme, à tout prendre, ce qu'il y avait de mieux à faire était de sortir de l'état de torpeur où nous nous trouvions, nous nous mîmes à battre la semelle de notre mieux, Jadin et moi. Enfermé dans la maison, le thermomètre marquait 6 degrés au-dessous de zéro: c'était une différence de 41 degrés avec la température de Catane.

Notre guide rentra, rapportant une poignée de paille et des branches sèches, que nous devions sans doute à la munificence de quelque Anglais, notre prédécesseur. En effet, il est arrivé quelquefois que ces dignes insulaires, toujours parfaitement renseignés à l'égard des précautions qu'ils doivent prendre, louent un mulet de plus, et, en traversant la forêt, le chargent de bois. Si peu anglomane que je sois, c'est un conseil que je donnerai à ceux qui voudraient faire le même voyage. Un mulet coûte une piastre, et je sais que j'aurais donné de grand coeur dix louis pour un fagot.

L'aspect de ce feu, de si courte durée qu'il dût être, nous rendit notre courage. Nous nous en approchâmes comme si nous voulions le dévorer, étendant nos pieds jusqu'au milieu de la flamme; alors, un peu dégourdis, nous procédâmes au déjeuner.

Tout était gelé, pain, poulets, vins et fruits; il n'y avait que notre rhum qui était resté intact. Nous dévorâmes deux de nos poulets comme nous eussions fait de deux alouettes; nous donnâmes le troisième à notre guide, et nous gardâmes le quatrième pour la faim à venir. Quant aux fruits, c'était comme si nous eussions mordu dans de la glace; nous bûmes donc un coup de rhum au lieu de dessert, et nous nous trouvâmes un peu restaurés.

Il était trois heures et demie du matin; notre guide nous rappela que nous avions encore trois quarts d'heure de montée au moins, et que si nous voulions être arrivés au haut du cône pour le lever du soleil, il n'y avait pas de temps à perdre.

Nous sortîmes de la casa Inglese. On commençait à distinguer les objets: tout autour de nous s'étendait une vaste plaine de neige, du milieu de laquelle, figurant un angle de quarante-cinq degrés à peu près, s'élevait le cône de l'Etna. Au-dessous de nous, tout était dans l'obscurité; à l'orient seulement, une légère teinte d'opale colorait le ciel sur lequel se découpaient en vigueur les montagnes de la Calabre.

A cent pas au-delà de la maison anglaise, nous trouvâmes les premières vagues d'un plateau de lave, qui tranchait par sa couleur noire avec la neige, du milieu de laquelle il sortait comme une île sombre. Il nous fallut monter sur ces flots solides, sauter de l'un à l'autre, comme j'avais déjà fait à Chamouny sur la Mer de glace, avec cette différence que des arêtes aiguës coupaient le cuir de nos souliers et nous déchiraient les pieds. Ce trajet, qui dura un quart d'heure, fut un des plus pénibles de toute la route.

Nous arrivâmes enfin au pied du cône, qui, quoique s'élevant de treize cents pieds au-dessus du plateau où nous nous trouvions, était complètement dépouillé de neige, soit que l'inclinaison en soit trop rapide pour que la neige s'y arrête, soit que le feu intérieur qu'il recèle ne laisse pas les flocons séjourner à sa surface. C'est ce cône, éternellement mobile, qui change de forme à chaque irruption nouvelle, s'abîmant dans le vieux cratère, et se reformant avec un cratère nouveau.

Nous commençâmes à gravir cette nouvelle montagne, toute composée d'une terre friable mêlée de pierres qui s'éboulait sous nos pieds et roulait derrière nous. Dans certains endroits, la pente était si rapide, que, du bout des mains et sans nous baisser, nous touchions le talus; de plus, à mesure que nous montions, l'air se raréfiait et devenait de moins en moins respirable. Je me rappelai tout ce que m'avait raconté Balmat lors de sa première ascension au mont Blanc, et je commençais à éprouver juste les mêmes effets. Quoique nous fussions déjà à mille pieds à peu près au-dessus des neiges éternelles, et que nous dussions monter encore à une hauteur de huit cents pieds, la houppelande que j'avais sur les épaules me devenait insupportable, et je sentais l'impossibilité de la porter plus longtemps; elle me pesait comme une de ces chappes de plomb sous lesquelles Dante vit, dans le sixième cercle de l'enfer, les hypocrites écrasés. Je la laissai donc tomber sur la route, n'ayant pas le courage de la traîner plus loin, et laissant à mon guide le soin de la reprendre en passant; bientôt il en fut ainsi pour le bâton que je portais à la main et pour le chapeau que j'avais sur la tête. Ces deux objets, que j'abandonnai successivement, roulèrent jusqu'à la base du cône, et ne s'arrêtèrent qu'à la mer de lave, tant la pente était raide. De son côté, je voyais Jadin qui se débarrassait aussi de tout ce que son costume lui paraissait offrir de superflu, et qui de cent pas en cent pas s'arrêtait pour reprendre haleine.

Nous étions au tiers de la montée à peu près, nous avions mis près d'une demi-heure pour monter quatre cents pieds; l'orient s'éclaircissait de plus en plus; la crainte de ne pas arriver au haut du cône à temps pour voir le lever du soleil nous rendit tout notre courage, et nous repartîmes d'un nouvel élan, sans nous arrêter à regarder l'horizon immense qui, à chaque pas, s'élargissait encore sous nos pieds; mais plus nous avancions, plus les difficultés s'augmentaient; à chaque pas la pente devenait plus rapide, la terre plus friable, et l'air plus rare. Bientôt, à notre droite, nous commençâmes à entendre des mugissements souterrains qui attirèrent notre attention; notre guide marcha devant nous et nous conduisit à une fissure de laquelle sortait un grand bruit, et poussée par un courant d'air intérieur, une fumée épaisse et soufrée. En nous approchant des bords de cette gerçure, nous voyions, à une profondeur que nous ne pouvions mesurer, un fond incandescent rouge et liquide; et, quand nous frappions du pied, la terre résonnait au loin comme un tambour. Heureusement la terre était parfaitement calme car, si le vent eût poussé cette fumée de notre côté, elle nous eût asphyxiés, tant elle portait avec elle une effroyable odeur de soufre.

Après une halte de quelques minutes au bord de cette fournaise, nous nous remîmes en route, montant de biais, pour plus de facilité; je commençais à avoir des tintements dans la tête, comme si le sang allait me sortir par les oreilles, et l'air, qui devenait de moins en moins respirable, me faisait haleter comme si la respiration allait me manquer tout à fait. Je voulus me coucher pour me reposer un peu, mais la terre exhalait une telle odeur de soufre, qu'il fallut y renoncer. J'eus l'idée alors de mettre ma cravate sur ma bouche, et de respirer à travers le tissu: cela me soulagea.

Cependant, petit à petit, nous étions arrivés aux trois quarts de la montée, et nous voyions à quelques centaines de pieds seulement au-dessus de notre tête le sommet de la montagne. Nous fîmes un dernier effort, et moitié debout, moitié à quatre pattes, nous nous remîmes à gravir ce court espace, n'osant pas regarder au-dessous de nous de peur que la tête nous tournât, tant la pente était rapide. Enfin Jadin, qui était de quelques pas plus avancé que moi, jeta un cri de triomphe: il était arrivé et se trouvait en face du cratère; quelques secondes après, j'étais près de lui. Nous nous trouvions littéralement entre deux abîmes.

Une fois arrivés là, et n'ayant plus besoin de faire des mouvements violents, nous commençâmes à respirer avec plus de facilité; d'ailleurs le spectacle que nous avions sous les yeux était tellement saisissant, qu'il dissipa notre malaise, si grand qu'il fût.

Nous nous trouvions en face du cratère, c'est-à-dire d'un immense puits de huit milles de tour et de neuf cents pieds de profondeur; les parois de cette excavation étaient depuis le haut jusqu'en bas recouvertes de matières scarifiées de soufre et d'alun; au fond, autant qu'on pouvait le voir de la distance où nous nous trouvions, il y avait une matière quelconque en ébullition, et de cet abîme montait une fumée ténue et tortueuse, pareille à un serpent gigantesque qui se tiendrait debout sur la queue. Les bords du cratère étaient découpés irrégulièrement et plus ou moins élevés. Nous étions sur un des points les plus hauts.

Notre guide nous laissa un instant tout à ce spectacle, en nous retenant de temps en temps cependant par notre veste quand nous nous approchions trop près du bord, car la pierre est si friable qu'elle pourrait manquer sous les pieds, et qu'on recommencerait la plaisanterie d'Empédocle; puis il nous invita à nous éloigner d'une vingtaine de pieds du cratère, pour éviter tout accident, et à regarder autour de nous.

L'orient, qui de la teinte opale que nous avions remarquée en sortant de la casa Inglese était passé à un rose tendre, était maintenant tout inondé des flammes du soleil, dont on commençait à apercevoir le disque au-dessous des montagnes de la Calabre. Sur les flancs de ces montagnes d'un bleu foncé et uniforme, se détachaient, comme de petits points blancs, les villages et les villes. Le détroit de Messine semblait une simple rivière, tandis qu'à droite et à gauche on voyait la mer comme un miroir immense. A gauche, ce miroir était tacheté de plusieurs points noirs: ces points noirs étaient les îles de l'archipel Lipariote. De temps en temps une de ces îles brillait comme un phare intermittent; c'était Stromboli, qui jetait des flammes. A l'occident, tout était encore dans l'obscurité. L'ombre de l'Etna se projetait sur toute la Sicile.

Pendant trois quarts d'heure, le spectacle ne fît que gagner en magnificence. J'ai vu le soleil se lever sur le Righi et sur le Faulhorn, ces deux titans de la Suisse: rien n'est comparable à ce qu'on voit du haut de l'Etna. La Calabre, depuis le Pizzo jusqu'au cap delle Armi, le détroit depuis Scylla jusqu'à Reggio, la mer de Tyrrhène et la mer d'Ionie; à gauche, les îles Éoliennes qui semblent à portée de la main; à droite, Malte, qui flotte à l'horizon comme un léger brouillard; autour de soi, la Sicile tout entière, vue à vol d'oiseau, avec son rivage dentelé de caps, de promontoires, de ports, de criques et de rades; ses quinze villes, ses trois cents villages; ses montagnes qui semblent des collines; ses vallées, qu'on croirait des sillons de charrues; ses fleuves, qui paraissent des fils d'argent, comme pendant l'automne il en descend du ciel sur l'herbe des prairies; enfin, le cratère immense, mugissant, plein de flammes et de fumée; sur sa tête le ciel, sous ses pieds l'enfer; un tel spectacle nous fit tout oublier, fatigues, danger, souffrance. J'admirais entièrement, sans restriction, de bonne foi, avec les yeux du corps et les yeux de l'âme. Jamais je n'avais vu Dieu de si près, et par conséquent si grand.

Nous restâmes une heure ainsi, dominant tout le vieux monde d'Homère, de Virgile, d'Ovide et de Théocrite, sans qu'il vînt à Jadin ni à moi l'idée de toucher un crayon, tant il nous semblait que ce tableau entrait profondément dans notre coeur et devait y rester gravé sans le secours de l'écriture ou du dessin. Puis nous jetâmes un dernier coup d'oeil sur cet horizon de trois cents lieues qu'on n'embrasse qu'une fois dans sa vie, et nous commençâmes à redescendre.

A part le danger de rouler du haut en bas du cône, la difficulté de la descente ne peut se comparer à celle de la montée. En dix minutes, nous fûmes sur l'île de lave, et, un quart d'heure après à la casa Inglese.

Le froid, toujours piquant, avait cessé d'être pénible; nous entrâmes dans la maison anglaise pour nous rajuster tant soit peu, car, ainsi que nous l'avons dit, notre toilette avait subi pendant l'ascension une foule de modifications.

La maison anglaise, que l'ingratitude des voyageurs finira par réduire à l'état de la casa della Neve, est encore un don précieux, quoique indirect, de la philanthropie scientifique de notre excellent hôte, monsieur Gemellaro. Il avait vingt ans à peine qu'il avait déjà calculé de quel inappréciable avantage serait pour les voyageurs qui montent sur l'Etna afin d'y faire des expériences météorologiques, une maison dans laquelle ils pussent se reposer des fatigues de la montée et se soustraire au froid éternel qui rend cette région inhabitable. En conséquence, il s'était adressé dix fois à ses concitoyens, soit de vive voix, soit par écrit, afin d'obtenir d'eux à cet effet une souscription volontaire; mais toutes ses tentatives avaient été sans succès.

Vers cette époque, monsieur Gemellaro fit un petit héritage; alors il n'eut plus recours à personne, et éleva par ses propres moyens une maison qu'il ouvrit gratis aux voyageurs. Cette maison était située, d'après son propre calcul, confirmé par celui de son frère, à 9 219 pieds au-dessus du niveau de la mer. Un voyageur reconnaissant écrivit au-dessus de la porte ces mots latins:

Casa haec quantula Etnam perlustrantibus gratissima.

Et la maison fut appelée dès lors la Gratissima.

Mais en bâtissant la Gratissima, monsieur Gemellaro n'avait fait que ce que ses moyens individuels lui permettaient de faire, c'est-à-dire qu'il avait offert un abri au savant. Ce n'était point assez pour lui: il voulut donner des moyens d'études à la science en meublant la maison de tous les instruments nécessaires aux observations météorologiques que les voyageurs de toutes les parties du monde venaient journellement y faire. C'était l'époque où les Anglais occupaient la Sicile. Monsieur Gemerallo s'adressa à lord Forbes, général des armées britanniques.

Lord Forbes adopta non seulement le projet de monsieur Gemellaro, mais il résolut même de lui donner un plus grand développement. Il ouvrit une souscription en tête de laquelle il s'inscrivit pour 71 000 francs. La souscription ainsi patronisée atteignit bientôt le chiffre nécessaire, et lord Forbes, près de la petite maison de monsieur Gemellaro, qui depuis sept ans était, comme nous l'avons dit, appelée la Gratissima, fit élever un bâtiment composé de trois chambres, de deux cabinets, et d'une écurie pour seize chevaux. C'est cette maison, qui était un palais en comparaison de sa chétive voisine, qui fut appelée du nom de ses fondateurs:

Casa Inglese, ou Casa degli Inglesi.

Pendant tout le temps qu'on bâtit cette maison nouvelle, monsieur Gemellaro, qui, grâce aux ouvriers, pouvait faire venir tous les jours de Nicolosi les choses qui lui étaient nécessaires, demeura dans l'ancienne, occupé à faire des observations thermométriques trois fois par jour. D'après ces observations, la température moyenne, dans le mois de juillet fut, le matin, de +3,37; à midi, +7; le soir, +3; moyenne, +4,9; et dans le mois d'août, le matin, +2,7; à midi, +8,2; et le soir, +3,1; moyenne: +4,7; la plus grande chaleur monta jusqu'à +12,4; le plus grand froid descendit jusqu'à -0,9. Ces expériences, comme nous l'avons dit, étaient faites à 9219 pieds au-dessus du niveau de la mer.

Aujourd'hui, la Gratissima est en ruines, et la maison anglaise, dégradée chaque jour par les voyageurs qui y passent, menace de ne leur offrir bientôt d'autre abri que ses quatre murs.

Après une nouvelle halte d'un quart d'heure, pendant laquelle nous expédiâmes notre poulet et le reste du pain, nous sortîmes de nouveau de la maison anglaise, et nous nous trouvâmes sur le plateau qu'on appelle, par antiphrase sans doute, la pleine du Froment. Il était entièrement couvert de neige, quoique nous fussions au temps le plus chaud de l'année. Une trace, visiblement battue, indiquait le chemin suivi par les voyageurs. Nous nous écartâmes pour aller visiter à gauche la vallée del Bue. A chaque pas que nous faisions sur cette neige vierge, nous enfoncions de six pouces à peu près.

La vallée del Bue ferait à l'Opéra une magnifique décoration pour l'enfer de la Tentation ou du Diable amoureux. Je n'ai jamais rien vu de plus triste et de plus désolé que ce gigantesque précipice, avec ses cascades de lave noire, figées au milieu de leur cours sur ce sol incandescent. Pas un arbre, pas une herbe, pas une mousse, pas un être animé. Absence totale de bruit, de mouvement et d'existence.

Aux trois régions qui divisent l'Etna, on pourrait certes en ajouter une quatrième plus terrible que toutes les autres, la région du feu.

Au fond de la vallée del Bue, on voit, à trois ou quatre mille pieds au-dessous de soi, deux volcans éteints qui ouvrent leurs gueules jumelles. On dirait deux taupinières. Ce sont deux montagnes de quinze cents pieds chacune.

Il fallut toutes les instances de notre guide pour nous arracher à ce spectacle. Rien ne pouvait nous faire souvenir que nous avions une trentaine de milles à faire pour retourner à Catane. D'ailleurs Catane était là sous nos pieds; nous n'avions qu'à étendre la main, nous y touchions presque. Comment croire à ces dix lieues dont nous parlait notre guide?

Nous remontâmes sur nos mulets, et nous partîmes. Quatre heures après, nous étions de retour chez monsieur Gemellaro. Nous l'avions quitté avec un sentiment d'amitié, nous le retrouvions avec un sentiment de reconnaissance.

Et voilà cependant un de ces hommes que les gouvernements oublient, que pas un souvenir ne va chercher, que pas une faveur ne récompense. Monsieur Gemellaro n'est pas même correspondant de l'Institut. Il est vrai qu'heureusement le bon et cher monsieur Gemellaro ne s'en porte ni mieux ni plus mal.

Nous étions de retour à Catane à onze heures du soir, et le lendemain, à cinq heures du matin, nous remettions à la voile.

Chargement de la publicité...