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Le Speronare

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PALERME L'HEUREUSE

Plus favorisée du ciel que Girgenti, Palerme mérite encore aujourd'hui le nom qu'on lui donna il y a vingt siècles: aujourd'hui, comme il y a vingt siècles, elle est toujours Palerme l'heureuse.

En effet, s'il est une ville au monde qui réunisse toutes les conditions du bonheur, c'est cette insoucieuse fille des Phéniciens qu'on appelle Palermo Felice, et que les anciens représentaient assise comme Vénus dans une conque d'or. Bâtie entre le monte Pellegrino qui l'abrite de la tramontana, et la chaîne de la Bagherie, qui la protège contre le sirocco; couchée au bord d'un golfe qui n'a que celui de Naples pour rival; entourée d'une verdoyante ceinture d'orangers, de grenadiers, de cédrats, de myrthes, d'aloès et de lauriers roses, qui la couvrent de leurs ombres, qui l'embaument de leurs parfums; héritière des Sarasins, qui lui ont laissé leurs palais; des Normands, qui lui ont laissé leurs églises; des Espagnols, qui lui ont laissé leurs sérénades, elle est à la fois poétique comme une Sultane, gracieuse comme une Française, amoureuse comme une Andalouse. Aussi son bonheur à elle est-il un de ces bonheurs qui viennent de Dieu, et que les hommes ne peuvent détruire. Les Romains l'ont occupée, les Sarrasins l'ont conquise, les Normands l'ont possédée, les Espagnols la quittent à peine, et à tous ces différents maîtres, dont elle a fini par faire ses amants, elle a souri du même sourire: molle courtisane, qui n'a jamais eu de force que pour une éternelle volupté.

L'amour est la principale affaire de Parlerme; partout ailleurs on vit, on travaille, on pense, on spécule, on discute, on combat: à Palerme, on aime. La ville avait besoin d'un protecteur céleste; on ne pense pas toujours à Dieu, il faut bien un fondé de pouvoir qui y pense pour nous. Ne croyez pas qu'elle ait été choisir quelque saint morose, grondeur, exigeant, sévère, ridé, désagréable. Non pas; elle a pris une belle vierge, jeune, indulgente, fleur sur la terre, étoile au ciel; elle en a fait sa patronne. Et pourquoi cela? Parce qu'une femme, si chaste, si sainte qu'elle soit, a toujours un peu de la Madeleine; parce qu'une femme, fût-elle morte vierge, a compris l'amour; parce que enfin c'est d'une femme que Dieu à dit: «Il lui sera beaucoup remis parce qu'elle a beaucoup aimé.»

Aussi, lorsque après une route rude, fatigante, éternelle, au milieu des solitudes brûlées par le soleil, dévastées par les torrents, bouleversées par les tremblements de terre, sans arbres pour se reposer le jour, sans gîte pour dormir la nuit, nous aperçûmes, en arrivant au haut d'une montagne, Palerme, assise au bord de son golfe, se mirant dans cette mer azurée comme Cléopâtre aux flots du Cyrénaïque, on comprend que nous jetâmes un cri de joie: c'est qu'à la simple vue de Palerme, on oublie tout. Palerme est un but; c'est le printemps après l'hiver, c'est le repos après la fatigue; c'est le jour après la nuit, l'ombre après le soleil, l'oasis après le désert.

A la vue de Palerme toute notre fatigue s'en alla; nous oubliâmes les mules au trot dur, les fleuves aux mille détours; nous oubliâmes ces auberges dont la faim et la soif sont les moindres inconvénients, ces routes dont chaque angle, chaque rocher, chaque carrière, recèlent un bandit qui vous guette; nous oubliâmes tout pour regarder Palerme, et pour respirer cette brise de la mer qui semblait monter jusqu'à nous.

Nous descendîmes par un chemin bordé d'une côte d'immenses roseaux, et baigné de l'autre par la mer; le port était plein de bâtiments à l'ancre, le golfe plein de petites barques à la voile; une lieue avant Palerme, les villas couvertes de vignes se montrèrent, les palais ombragés de palmiers vinrent au devant de nous: tout cela avait un air de joie admirable à voir. En effet, nous tombions au milieu des fêtes de sainte Rosalie.

A mesure que nous approchions de la ville, nous marchions plus vite; Palerme nous attirait comme cette montagne d'aimant des Mille et une Nuits, que ne pouvaient fuir les vaisseaux. Après nous avoir montré de loin ses dômes, ses tours, ses coupoles, qui disparaissaient peu à peu, elle nous ouvrait ses faubourgs. Nous traversâmes une espèce de promenade située sur le bord de la mer, puis nous arrivâmes à une porte de construction normande; la sentinelle, au lieu de nous arrêter, nous salua, comme pour nous dire que nous étions les bienvenus.

Au milieu de la place de la Marine, un homme vint à nous:

—Ces messieurs sont Français? nous demanda-t-il.

—Nés en pleine France, répondit Jadin.

—C'est moi qui ai l'honneur de servir particulièrement les jeunes seigneurs de votre nation qui viennent à Palerme.

—Et en quoi les servez-vous? lui demandai-je.

—En toutes choses, Excellence.

—Peste! vous êtes un homme précieux. Comment vous appelez-vous?

—J'ai bien des noms, Excellence; mais le plus communément on m'appelle il signor Mercurio.

—Ah! très bien, je comprends. Merci.

—Voilà les certificats des derniers Français qui m'ont employé: vous pouvez voir qu'ils ont été parfaitement satisfaits de mes services.

Et en effet il signor Mercurio nous présenta trois ou quatre certificats fort circonstanciés et fort indiscrets qu'il tenait de la reconnaissance de nos compatriotes. Je les parcourus des yeux et les passais à Jadin, qui les lut à son tour.

—Ces messieurs voient que je suis parfaitement en règle?

—Oui, mon cher ami, mais malheureusement nous n'avons pas besoin de vous.

—Si fait, Excellence, on a toujours besoin de moi; quand ce n'est pas pour une chose, c'est pour une autre: êtes-vous riches, je vous ferai dépenser votre argent; êtes-vous pauvres, je vous ferai faire des économies; êtes-vous artistes, je vous montrerai des tableaux; êtes-vous hommes du monde, je vous mettrai au courant de tous les arrangements de la société. Je suis tout, Excellence: cicerone, valet de chambre, antiquaire, marchand, acheteur, historien,—et surtout…

Ruffiano, dit Jadin.

Si signore, répondit notre étrange interlocuteur avec une expression d'orgueilleuse confiance dont on ne peut se faire aucune idée.

—Et vous êtes satisfait de votre métier?

—Si je suis satisfait, Excellence! C'est-à-dire que je suis l'homme le plus heureux de la terre.

—Peste! dit Jadin, comme c'est agréable pour les honnêtes gens!

—Que dit votre ami, Excellence?

—Il dit que la vertu porte toujours sa récompense. Mais pardon, mon cher ami: vous comprenez; il fait un peu chaud pour causer d'affaires en plein soleil; d'ailleurs nous arrivons, comme vous voyez, et nous sommes fatigués.

—Ces messieurs logent sans doute à l'hôtel des Quatre-Cantons?

—Je crois qu'oui.

—J'irai présenter mes hommages à ces messieurs.

—Merci, c'est inutile.

—Comment donc, ce serait manquer à mes devoirs; d'ailleurs j'aime les
Français, Excellence.

—Peste! C'est bien flatteur pour notre nation.

—J'irai donc à l'hôtel.

—Faites comme vous voudrez, seigneur Mercurio; mais vous perdrez probablement votre temps; je vous en préviens.

—C'est mon affaire.

—Adieu, seigneur Mercurio.

—Au revoir, Excellence.

—Quelle canaille! dit Jadin.

Et nous continuâmes notre route vers l'hôtel des Quatre-Cantons. Comme je l'ai dit, Palerme avait un air de fête qui faisait plaisir à voir. Des drapeaux flottaient à toutes les fenêtres, de grandes bandes d'étoffes pendaient à tous les balcons; des portiques et des pyramides de bois recouvertes de guirlandes de fleurs se prolongeaient d'un bout à l'autre de chaque rue. Salvadore nous fit faire un détour, et nous passâmes devant le palais épiscopal. Là était une énorme machine à quatre ou cinq étages, haute de quarante-cinq à cinquante pieds, de la forme de ces pyramides de porcelaine sur lesquelles on sert les bonbons au dessert; toute drapée de taffetas bleu avec des franges d'argent, surmontée d'une figure de femme tenant une croix et entourée d'anges. C'était le char de sainte Rosalie.

Nous arrivâmes à l'hôtel; il était encombré d'étrangers. Par le crédit de Salvadore, nous obtînmes deux petites chambres que l'hôte réservait, disait-il, pour des Anglais qui devaient arriver de Messine dans la journée, et qui d'avance les avaient fait retenir. Peut-être n'était-ce qu'un moyen de nous les faire payer le triple de ce qu'elles valaient; mais, telles qu'elles étaient, et au prix qu'elles coûtaient, nous étions encore trop heureux de les avoir.

Nous réglâmes nos comptes avec Salvadore, qui nous demanda un certificat que nous lui donnâmes de grand coeur. Puis j'ajoutai deux piastres de bonne main aux cinq que je lui avais déjà données en sortant du défilé de Mezzojuso, et nous nous quittâmes enchantés l'un de l'autre.

Nous interrogeâmes notre hôte sur l'emploi de la journée; il n'y avait rien à faire jusqu'à cinq heures du soir, qu'à nous baigner et à dormir; à cinq heures, il y avait promenade sur la Marine; à huit heures, feu d'artifice au bord de la mer; toute la soirée, illumination et danses à la Flora; à minuit corso.

Nous demandâmes deux bains, nous fîmes préparer nos lits, et nous arrêtâmes une voiture.

A quatre heures, on nous prévint que la table d'hôte était servie; nous descendîmes, et nous trouvâmes une table autour de laquelle étaient réunis des échantillons de tous les peuples de la terre. Il y avait des Français, des Espagnols, des Anglais, des Allemands, des Polonais, des Russes, des Valaques, des Turcs, des Grecs et des Tunisiens. Nous nous approchâmes de deux compatriotes, qui, de leur côté, nous ayant reconnus, s'avançaient vers nous; c'étaient des Parisiens, gens du monde, et surtout gens d'esprit, le baron de S… et le vicomte de R…

Comme il y avait déjà plus de huit jours qu'ils étaient à Palerme, et qu'une de nos prétentions, à nous autres Français, c'est de connaître au bout de huit jours une ville, comme si nous l'avions habitée toute notre vie, leur rencontre, en pareille circonstance, était une véritable trouvaille. Ils nous promirent, dès le soir même, de nous mettre au courant de toutes les habitudes palermitaines. Nous leur demandâmes s'ils connaissaient il signor Mercurio: c'était leur meilleur ami. Nous leurs racontâmes comment il était venu au-devant de nous et comment nous l'avions reçu; ils nous blâmèrent fort et nous assurèrent que c'était un homme précieux à connaître, ne fût-ce que pour l'étudier. Nous avouâmes alors que nous avions commis une faute, et nous promîmes de la réparer.

Après le dîner, que nous trouvâmes remarquablement bon, on nous annonça que nos voitures nous attendaient; comme ces messieurs avaient la leur, et que nous ne voulions pas cependant nous séparer tout à fait, nous nous dédoublâmes. Jadin monta avec le vicomte de R…, et le baron de S… monta avec moi.

Il était arrivé à ce dernier, la veille même, une aventure trop caractéristique pour que, malgré cette grande difficulté que l'on éprouve dans notre langue à dire certaines choses, je n'essaie pas de la raconter. Qu'on se figure d'ailleurs qu'on lit une historiette de Tallemant des Réaux, ou un épisode des Dames galantes de Brantôme.

Le baron de S… était à la fois un philosophe et un observateur; il voyageait tout particulièrement pour étudier les moeurs des peuples qu'il visitait; il en résultait que dans toutes les villes d'Italie, il s'était livré aux recherches les plus minutieuses sur ce sujet.

Comme on le pense bien, le baron de S… n'avait pas fait la traversée de Naples à Palerme pour renoncer, une fois arrivé en Sicile, à ses investigations habituelles. Au contraire, cette terre, nouvelle pour le baron de S…, lui ayant paru présenter sous ce rapport de curieuses nouveautés, il n'en était devenu que plus ardent à faire des découvertes.

Il signor Mercurio qui, ainsi qu'il nous l'avait dit, était versé dans toutes les parties de la science philosophique que pratiquait le baron de S… s'était trouvé sur son chemin comme il s'était trouvé sur le nôtre; mais, mieux avisé que nous, le baron de S… avait tout de suite compris de quelle utilité un pareil cicérone pouvait être pour un homme qui, comme lui voulait connaître les effets et les causes. Il l'avait dès le jour même attaché à son service.

Le baron de S… avait commencé ses études dans les hautes sphères de la société; de là, pour ne point perdre le piquant de l'opposition, il avait passé au peuple. Dans l'une et l'autre classe, il avait recueilli des documents si curieux que, ne voulant pas laisser ses notes incomplètes, il avait demandé l'avant-veille à il signor Mercurio s'il ne pourrait lui ouvrir quelque porte de cette classe moyenne qu'on appelle en Italie le mezzo ceto. Il signor Mercurio lui avait répondu que rien n'était plus facile, et que dès le lendemain il pourrait le mettre en relations avec une petite bourgeoise fort bavarde, et dont la conversation était des plus instructives. Comme on le pense bien, le baron de S… avait accepté.

La veille au soir, en conséquence, il signor Mercurio était venu le chercher à l'heure convenue, et l'avait conduit dans une rue assez étroite, en face d'une maison de modeste apparence; le baron avait, à l'instant même et du premier coup d'oeil, rendu justice à l'intelligence de son guide, qui avait ainsi trouvé tout d'abord ce qu'il lui avait dit de chercher. Il allait tirer le cordon de la sonnette, pressé qu'il était de voir si l'intérieur de la maison correspondait à l'extérieur, lorsqu'il signor Mercurio lui avait arrêté le bras et, lui montrant une petite clef, lui avait fait comprendre qu'il était inutile d'immiscer un concierge ou un domestique aux secrets de la science. Le baron avait reconnu la vérité de la maxime, et avait suivi son guide, qui, marchant devant lui, le conduisit, par un escalier étroit mais propre, à une porte qu'il ouvrit comme il avait fait de celle de la rue. Cette porte ouverte, il traversa une antichambre et, ouvrant une troisième porte, qui était celle d'une salle à manger, il y introduisit le baron en lui disant qu'il allait prévenir la dame à laquelle il avait désiré être présenté.

Le baron, qui s'était plus d'une fois trouvé dans des circonstances pareilles, s'assit sans demander d'explications. La pièce dans laquelle il était répondait à ce qu'il avait déjà vu de la maison: c'était une chambre modeste avec une petite table au milieu, et des gravures enfermées dans des cadres noirs pendus aux murs; ces gravures représentaient La Cène de Léonard de Vinci, l'Aurore du Guide, l'Endymion du Guerchin, et la Bachante de Carrache.

Il y avait en outre, dans cette salle à manger, deux portes en face l'une de l'autre.

Au bout de dix minutes qu'il était assis, le baron, commençant de s'ennuyer, se leva et se mit à examiner les gravures; au bout de dix autres minutes, s'impatientant un peu plus encore, il regarda alternativement l'une et l'autre des deux portes, espérant à chaque instant que l'une ou l'autre s'ouvrirait. Enfin, comme dix nouvelles minutes s'étaient écoulées encore sans qu'aucune des deux s'ouvrit, il résolut, toujours plus impatient, de se présenter lui-même, puisque il signor Mercurio tenait tant à faire sa présentation. Au moment où il venait de prendre cette décision, et comme il hésitait entre les deux portes, il crut entendre quelque bruit derrière celle de droite. Il s'en approcha aussitôt et prêta l'oreille; sûr qu'il ne s'était pas trompé, il frappa doucement.

—Entrez, dit une voix.

Il sembla bien au baron que la voix venait de lui répondre avec un timbre tant soit peu masculin, mais il avait remarqué qu'en Italie les voix de soprano étaient assez communes chez les hommes; il ne s'arrêta point à cette idée, et, tournant la clef, il ouvrit la porte.

Le baron se trouva en face d'un homme de trente à trente-deux ans, vêtu d'une robe de chambre de bazin, assis devant un bureau et prenant des notes dans de gros livres. L'homme à la robe de chambre tourna la tête de son côté, releva ses lunettes, et le regarda.

—Pardon, monsieur, dit le baron tout étonné de rencontrer un homme là où il s'attendait à trouver une femme, mais je crois que je me suis trompé.

—Je le crois aussi, répondit tranquillement l'homme à la robe de chambre.

—En ce cas, mille pardons de vous avoir dérangé, reprit le baron.

—Il n'y a pas de quoi, monsieur, répondit l'homme à la robe de chambre.

Alors ils se saluèrent réciproquement, et le baron referma la porte, puis il se remit à regarder les gravures.

Au bout de cinq minutes, la seconde porte s'ouvrit, et une jeune femme de vingt à vingt-deux ans fit signe au baron d'entrer.

—Pardon, madame, dit le baron à voix basse, mais peut-être ignorez-vous qu'il y a quelqu'un là, dans la chambre en face de celle-ci.

—Si fait, monsieur, répondit la jeune femme sans se donner la peine de changer le diapason de sa voix.

—Et sans indiscrétion, madame, demanda le baron, peut-on vous demander quel est ce quelqu'un?

—C'est mon mari, monsieur.

—Votre mari?

—Oui.

—Diable!

—Cela vous contrarie-t-il?

—C'est selon.

—Si vous l'exigez, je le prierai d'aller faire un tour par la ville; mais il travaille, et cela le dérangera.

—Au fait, dit le baron en riant, si vous croyez qu'il reste où il est, je ne vois pas trop…

—Oh! monsieur, il ne bougera pas.

—En ce cas, dit le baron, c'est autre chose, vous avez raison, il ne faut pas le déranger.

Et le baron entra chez la jeune femme qui referma la porte derrière lui. Au bout de deux heures, le baron sortit après avoir fait sur les moeurs de la bourgeoisie sicilienne les observations les plus intéressantes, et sans que personne, comme la promesse lui en avait été faite, vînt le troubler dans ses observations. Aussi se promettait-il de les reprendre au premier jour.

Comme le baron achevait de me raconter cette histoire, nous arrivions à la
Marine.

C'est la promenade des voitures et des cavaliers, comme la Flora est celle des piétons. Là comme à Florence, comme à Messine, tout ce qui a équipage est forcé de venir faire son giro entre six et sept heures du soir; au reste, c'est une fort douce obligation: rien n'est ravissant comme cette promenade de la Marine adossée à une file de palais, avec son golfe communiquant à la haute mer, qui s'étend en face d'elle, et sa ceinture de montagnes qui l'enveloppe et la protège. Alors, c'est-à-dire depuis six heures du soir jusqu'à deux heures du matin, souffle le greco, fraîche brise du nord-est qui remplace le vent de terre, et vient rendre la force à toute cette population qui semble destinée à dormir le jour et à vivre la nuit; c'est l'heure où Palerme s'éveille, respire et sourit. Réunie presque entière sur ce beau quai, sans autre lumière que celle des étoiles, elle croise ses voitures, ses cavaliers et ses piétons; et tout cela parle, babille, chante comme une volée d'oiseaux joyeux, échange des fleurs, des rendez-vous, des baisers; tout cela se hâte d'arriver, les uns à l'amour, les autres au plaisir: tout cela boit la vie à plein bord, s'inquiétant peu de cette moitié de l'Europe qui l'envie, et de cette autre moitié de l'Europe qui la plaint.

Naples la tyrannise, c'est vrai; peut-être parce que Naples en est jalouse. Mais qu'importe à Palerme la tyrannie de Naples? Naples peut lui prendre son argent, Naples peut stériliser ses terres, Naples peut lui démolir ses murailles, mais Naples ne lui prendra pas sa Marine baignée par la mer, son vent de greco qui la rafraîchit le soir, ses palmiers qui l'ombragent le matin, ses orangers qui la parfument toujours, et ses amours éternelles qui la bercent de leurs songes quand ils ne l'éveillent pas dans leur réalité.

On dit: «Voir Naples et mourir.» Il faut dire: «Voir Palerme et vivre.»

A neuf heures, une fusée s'élança dans l'air, et la fête s'arrêta. C'était le signal du feu d'artifice, qui se tire devant le palais Butera.

Le prince de Butera est un des grands seigneurs du dernier siècle qui ont laissé le plus de souvenirs populaires en Sicile, où, comme partout, les grands seigneurs commencent à s'en aller.

Le feu d'artifice tiré, il y eut scission entre les promeneurs; les uns restèrent sur la Marine, les autres tirèrent vers la Flora. Nous fûmes de ces derniers, et au bout de cinq minutes nous étions à la porte de cette promenade, qui passe pour un des plus beaux jardins botaniques du monde.

Elle était magnifiquement illuminée, des lanternes de mille couleurs pendaient aux branches des arbres, et dans les carrefours étaient des orchestres publics, où dansaient la bourgeoisie et le peuple. Au détour d'une allée, le baron me serra le bras; une jeune femme et un homme encore jeune passaient près de nous. La femme était la petite bourgeoise avec laquelle il avait philosophé la veille; son cavalier était l'homme à la robe de chambre qu'il avait vu dans le cabinet. Ni l'un ni l'autre ne firent mine de le reconnaître, ils avaient l'air de s'adorer.

Nous restâmes à la Flora jusqu'à dix heures; à dix heures les portes de la cathédrale s'ouvrent pour laisser sortir des confréries, des corporations, des châsses de saints, des reliques de saintes, qui se font des visites les uns aux autres. Nous n'avions garde de manquer ce spectacle: nous nous acheminâmes donc vers la cathédrale, où nous arrivâmes à grand-peine à cause de la foule.

C'est un magnifique édifice du XIIe siècle, d'architecture moitié normande, moitié sarrasine, plein de ravissants détails d'un fini miraculeux, et tout découpé, tout dentelé, tout festonné comme une broderie de marbre; les portes en étaient ouvertes à tout le monde, et le choeur, illuminé du haut en bas par des lustres pendus au plafond et superposés les uns aux autres, jetait une lumière à éblouir: je n'ai nulle part rien vu de pareil. Nous en fîmes trois ou quatre fois le tour, nous arrêtant de temps en temps pour compter les quatre-vingts colonnes de granit oriental qui soutiennent la voûte, et les tombeaux de marbre et de porphyre où dorment quelques-uns des anciens souverains de la Sicile [Note: Ces tombeaux sont ceux du roi Roger et de Constance, impératrice et reine; de Frédéric II et de la reine Constance, sa femme; de Pierre II d'Aragon et de l'empereur Henri VI. En 1784, on ouvrit ces divers monuments pour y constater la présence des ossements royaux qu'ils devaient renfermer. Le corps de Henri, revêtu de ses ornements impériaux et d'un costume brodé d'or était parfaitement intact et à peine défiguré.]. Une heure et demie s'écoula dans cette investigation; puis, comme minuit allait sonner, nous remontâmes dans notre voiture, et nous nous fîmes conduire au Corso, qui commence à minuit, et qui se tient dans la rue del Cassaro.

C'est la plus belle rue de Palerme, qu'elle traverse dans toute sa longueur, ce qui fait qu'elle peut bien avoir une demi-lieue d'une extrémité à l'autre. Lorsque les émirs se fixèrent à Palerme, ils choisirent pour leur résidence un vieux château situé à l'extrémité orientale, qu'ils fortifièrent, et auquel ils donnèrent le nom de el Cassaer; de là, la dénomination moderne de Cassaro. Elle s'appelle aussi, à l'instar de la rue fashionable de Naples, la rue de Tolède.

Cette rue est coupée en croix par une autre rue, ouvrage du vice-roi Macheda, qui lui a donné son nom, qu'elle a perdu depuis pour prendre celui de Strada-Nova. Au point où les deux rues se croisent, elles forment une place dont les quatre faces sont occupées par quatre palais pareils, ornés des statues des vice-rois.

Qu'on se figure cette immense rue del Cassaro, illuminée d'un bout à l'autre, non pas aux fenêtres, mais sur ces portiques et ces pyramides de bois que j'avais déjà remarqués dans la journée; peuplée d'un bout à l'autre des carrosses de tous les princes, ducs, marquis, comtes et barons dont la ville abonde: dans ces carrosses, les plus belles femmes de Palerme sous leurs habits de grand gala; de chaque côté de la rue, deux épaisses haies de peuple, cachant sous la toilette des dimanches les haillons quotidiens; du monde à tous les balcons, des drapeaux à toutes les fenêtres, une musique invisible partout, et on aura une idée de ce que c'est que le Corso nocturne de sainte Rosalie.

Ce fut pendant de pareilles fêtes qu'éclata la révolution de 1820. Le prince de la Cattolica voulut la réprimer, et fit marcher contre le peuple quelques régiments napolitains qui formaient la garnison de Palerme. Mais le peuple se rua sur eux et, avant qu'ils eussent eu le temps de faire une seconde décharge, ils les avait culbutés, désarmés, dispersés, anéantis. Alors les insurgés se répandirent dans la ville en criant: Mort au prince de la Cattolica! A ces cris, le prince se réfugia à trois lieues de Palerme, chez un de ses amis qui avait une villa à la Bagherie; mais le peuple l'y poursuivit. Le prince, traqué de chambre en chambre, se glissa entre deux matelas. Le peuple entra dans la chambre où il était, le chercha de tous côtés, et sortit sans l'avoir vu. Alors, le prince de la Cattolica, n'entendant plus aucun bruit, et croyant être seul, se hasarda à sortir de sa retraite, mais un enfant, qui était caché derrière une porte, le vit, rappela les assassins, et le prince fut massacré.

C'était, comme le prince de Butera, un des grands seigneurs de Palerme, mais il était loin d'être populaire et aimé comme celui-ci: tous deux étaient ruinés par les prodigalités sans nom que tous deux avaient faites; mais le prince de Butera ne s'en aperçut jamais, et très probablement mourut sans s'en douter, car ses fermiers, d'un accord unanime, continuèrent de lui payer une énorme redevance et quand, malgré cette énorme redevance, l'intendant du prince leur écrivait ces seules paroles: «Le prince manque d'argent», les caisses se remplissaient comme par miracle, ces braves gens vendant dans cette circonstance jusqu'à leurs joyaux de mariage. Le prince de la Cattolica, tout au contraire, était toujours aux prises avec ses créanciers: de sorte qu'à la suite d'une fête magnifique qu'il venait de donner à la cour, le roi Ferdinand, voyant qu'il ne savait où donner de la tête, lui accorda, par ordonnance royale, quatre-vingts années pour payer ses dettes. Muni de cette ordonnance, le prince de la Cattolica envoya promener ses créanciers.

Comme le prince de Butera était mort depuis quelques années, il ne fallut rien moins que le vieux prince de Paterno, l'homme le plus populaire de la Sicile après lui, pour apaiser les esprits et arrêter les massacres. Bien plus, comme le général Pepe et ses troupes s'étaient présentés, au nom du gouvernement provisoire, pour entrer à Palerme, le prince fit tant que, de part et d'autre, il obtint qu'un traité serait signé. Les Palermitains, pour conserver à cet acte la forme d'un traité, et afin qu'il ne pût jamais passer pour une capitulation, exigèrent que le traité fût rédigé et signé hors de l'île. En effet, les conditions furent discutées, arrêtées et signées sur un vaisseau américain à l'ancre dans le port. Un des articles portait que les Napolitains entreraient sans battre le tambour. A la porte de la ville, le tambour-major, comme par habitude, fit le signe ordinaire, et aussitôt la marche commença; en même temps, un homme du peuple qui se trouvait là, se jeta sur le tambour le plus proche de lui et creva sa caisse d'un coup de couteau. On voulut arrêter cet homme, mais en un instant la ville entière fut prête à se soulever de nouveau. Le général Pepe ordonna aussitôt de remettre les baguettes au ceinturon, et l'article composé par les Palermitains eut, moins cette infraction de quelques secondes, son entière exécution.

Mais le traité ne tarda pas à être violé, non seulement dans un de ses articles, mais dans toutes ses parties; d'abord le parlement napolitain refusa de le ratifier, puis bientôt, les Autrichiens étant rentrés à Naples, le cardinal Gravina fut nommé lieutenant général du roi en Sicile, et, le 5 avril 1821, publia un décret qui annulait tout ce qui s'était passé depuis que le prince héréditaire avait quitté l'île; alors les extorsions commencèrent pour ne plus s'arrêter, et l'on vit des choses étranges. Nous citerons deux ou trois exemples qui donneront une idée de la façon dont les impôts sont établis et perçus en Sicile.

La ville de Messine avait un droit sur les contributions communales, et sur ce revenu elle payait un excédent de contributions foncières; le roi s'empara de ce droit, et exigea que la ville continuât de payer l'excédent, quoiqu'elle n'eût plus la propriété.

Le prince de Villa-Franca avait une terre qu'il avait mise en rizière, et qui, rapportant 6 000 onces (72 000 francs à peu près), avait été taxée sur ce revenu: le gouvernement s'aperçut que les irrigations que l'on faisait pour cette culture étaient nuisibles à la santé des habitants; il fit défense au prince de Villa-Franca de continuer cette exploitation; le prince obéit, mit sa terre en froment et en coton mais, comme cette exploitation est moins lucrative que l'autre, le revenu de la terre tomba de 72 000 francs à 6 000. Le prince de Villa-Franca continue de payer le même impôt, 900 onces, c'est-à-dire 3 000 francs de plus que ne lui rapporte la terre.

En 1851, des nuées de sauterelles s'abattirent sur la Sicile, les propriétaires voulurent se réunir pour les détruire; mais les réunions d'individus au-dessus d'un certain nombre étant défendues, le roi fit savoir qu'il se chargeait, moyennant un impôt qu'il établissait, de la destruction des sauterelles. Malgré les réclamations, l'impôt fut établi. Le roi ne détruisit pas les sauterelles, qui disparurent toutes seules après avoir dévoré les récoltes, et l'impôt resta.

Ce sont ces exactions dont nous venons de raconter les moindres qui ont produit cette haine profonde qui existe entre les Siciliens et les Napolitains, haine qui surpasse celle de l'Irlande et de l'Angleterre, celle de la Belgique et de la Hollande, celle du Portugal et de l'Espagne.

Cette haine avait, quelque temps avant notre arrivée à Palerme, amené un fait singulier.

Un soldat napolitain avait, je ne sais pour quel crime, été condamné à être fusillé.

Comme les soldats napolitains, près des Siciliens surtout, ne jouissent pas d'une grande réputation de courage, les Siciliens attendaient avec une vive impatience le jour de l'exécution pour savoir comment le Napolitain mourrait.

Les Napolitains, de leur côté, n'étaient pas sans inquiétude: braves autant que peuple qui soit au monde lorsque la passion les exalte, les Napolitains ne savent pas attendre la mort de sang-froid; si leur compatriote mourait lâchement, les Siciliens triomphaient, et ils étaient tous humiliés dans sa personne. La situation était grave, comme on le voit, si grave, que les chefs écrivirent au roi de Naples pour obtenir une commutation de peine. Mais il s'agissait d'une grave faute de discipline, d'insulte à un supérieur, je crois, et le roi de Naples, bon d'ailleurs, est sévère justicier de ces sortes de délits: il répondit donc qu'il fallait que la justice eût son cours.

On se réunit en conseil pour savoir ce qu'il y avait à faire en pareille circonstance. On proposa bien de fusiller l'homme dans l'intérieur de la citadelle, mais c'était tourner la difficulté et non la vaincre, et cette mort cachée et solitaire, loin de faire taire les accusations que l'on craignait, ne manquerait pas au contraire de les motiver. Dix autres propositions du même genre furent faites, débattues et rejetées; c'était une impasse dont il n'y avait pas moyen de sortir.

Il est vrai de dire que le malheureux se conduisait, de son côté, non seulement de manière à augmenter cette appréhension, mais encore de façon à la changer en certitude. Depuis que son jugement avait été lu, il ne faisait que pleurer, que demander grâce, et que se recommander à saint Janvier. Il était évident qu'il faudrait le traîner au lieu du supplice, et qu'il mourrait comme un capucin.

Sous différents prétextes, on avait reculé le jour de l'exécution; mais enfin, tout sursis nouveau était devenu impossible. Le conseil était réuni pour la troisième fois, cherchant toujours un moyen et ne le trouvant pas. Enfin on allait se séparer, en remettant tout à la Providence, lorsque l'aumônier du régiment, se frappant le front tout à coup, déclara que ce moyen si longtemps et si vainement cherché par les autres, il venait de le trouver, lui.

On voulut savoir quel était ce moyen; mais l'aumônier déclara qu'il n'en dirait pas le premier mot à personne, la réussite dépendant du secret. On lui demanda alors si le moyen était sûr; l'aumônier dit qu'il en répondait sur sa tête.

L'exécution fut fixée au lendemain, dix heures du matin. Elle devait avoir lieu entre monte Pellegrino et Castellamare, c'est-à-dire dans une plaine qui pouvait contenir tout Palerme.

Le soir, l'aumônier se présenta à la prison. En l'apercevant, le condamné jeta les hauts cris, car il comprit que le moment de faire ses adieux au monde était venu. Mais, au lieu de le préparer à la mort, l'aumônier lui annonça que le roi lui avait accordé sa grâce.

—Ma grâce! s'écria le prisonnier, ma grâce! en saisissant les mains du prêtre.

—Votre grâce.

—Comment! Je ne serai pas fusillé? Comment! Je ne mourrai pas, j'aurai la vie sauve? demanda le prisonnier ne pouvant croire à une pareille nouvelle.

—Votre grâce pleine et entière, reprit le prêtre; seulement Sa Majesté y a mis une condition, pour l'exemple.

—Laquelle? demanda le soldat en pâlissant.

—C'est que tous les apprêts du supplice devront être faits comme si le supplice avait lieu. Vous vous confesserez ce soir comme si vous deviez mourir demain, on viendra vous chercher comme si vous n'aviez pas votre grâce, on vous conduira au lieu de l'exécution comme si on allait vous fusilier; enfin, pour conduire la chose jusqu'au bout et que l'exemple soit complet, on fera feu sur vous, mais les fusils ne seront chargés qu'à poudre.

—Est-ce bien sûr, ce que vous me dites là? demanda le condamné, à qui cette représentation semblait au moins inutile.

—Quel motif aurais-je de vous tromper? répondit le prêtre.

—C'est vrai, murmura le soldat. Ainsi, mon père, reprit-il, vous me dites que j'ai ma grâce, vous m'assurez que je ne mourrai pas?

—Je vous l'affirme.

—Alors, vive le roi! Vive saint Janvier! Vive tout le monde! cria le condamné en dansant tout autour de sa prison.

—Que faites-vous, mon fils? Que faites-vous? s'écria le moine; oubliez-vous que ce que je viens de vous découvrir était un secret qu'on m'avait défendu de vous dire, et qu'il est important que tout le monde ignore que je vous l'ai révélé, le geôlier surtout? A genoux donc, comme si vous deviez toujours mourir, et commencez votre confession.

Le condamné reconnut la vérité de ce que lui disait le prêtre, se mit à genoux et se confessa.

L'aumônier lui donna l'absolution.

Avant que le prêtre ne le quittât, le prisonnier lui demanda encore de nouveau l'assurance que tout ce qu'il lui avait dit était vrai.

Le prêtre le lui affirma une seconde fois; puis il sortit.

Derrière le prêtre le geôlier entra, et trouva le prisonnier sifflotant un petit air.

—Tiens, tiens, dit-il, est-ce que vous ne savez pas qu'on vous fusille demain, vous?

—Si fait, répondit le soldat; mais Dieu m'a accordé la grâce de faire une bonne confession, et maintenant je suis sûr d'être sauvé.

—Oh! alors, c'est différent, dit le geôlier. Avez-vous besoin de quelque chose?

—Je mangerais bien, dit le soldat.

Il y avait deux jours qu'il n'avait rien pris.

On lui apporta à souper; il mangea comme un loup, but deux bouteilles de vin de Syracuse, se jeta sur son grabat, et s'endormit.

Le lendemain, il fallut le tirer par les bras pour le réveiller. Depuis qu'il était en prison, le pauvre diable ne dormait plus.

Jamais le geôlier n'avait vu un homme si déterminé.

Le bruit se répandit par la ville que le condamné marcherait au supplice comme à une fête. Les Siciliens doutaient fort de la chose, et avec ce geste négatif qui n'appartient qu'à eux, ils disaient: Nous verrons bien.

A sept heures, on vint chercher le prisonnier. Il était en train de faire sa toilette. Il avait fait blanchir son linge, il avait brossé à fond ses habits: il était aussi beau qu'un soldat napolitain peut l'être.

Il demanda à marcher jusqu'au lieu de l'exécution, et à garder ses mains libres. Les deux choses lui furent accordées.

La place de la Marine, sur laquelle est située la prison, était encombrée de monde. En arrivant sur le haut des degrés, il salua fort gracieusement le peuple. Il n'y avait point sur son visage la moindre marque d'altération. Les Siciliens n'en revenaient pas.

Le condamné descendit les escaliers d'un pas ferme, et commença de s'acheminer par les rues, gardé par le caporal et les neuf hommes chargés de l'exécution. De temps en temps, sur sa route, il rencontrait des camarades, et, avec la permission de son escorte, leur tendait la main; et quand ceux-ci le plaignaient, il répondait par quelque maxime consolante comme: la vie est un voyage; ou bien par quelque vers équivalent à ces beaux vers du Déserteur:

    Chaque minute, chaque pas
    Ne mène-t-il pas au trépas?

puis il reprenait sa route.

Les Napolitains triomphaient.

A la porte d'un marchand de vin, il aperçut deux de ses camarades montés sur une borne pour le regarder passer; il alla à eux. Ils lui offrirent de boire un dernier verre de vin ensemble. Le condamné accepta, tendit son verre et le laissa remplir jusqu'au bord; puis, le levant sans que sa main tremblât, sans qu'il ne répandît une seule goutte de la précieuse liqueur qu'il contenait:

—A la longue et heureuse vie de Sa Majesté le roi Ferdinand! dit-il d'une voix ferme et dans laquelle il n'y avait pas le plus léger tremblement.

Et il vida le verre.

Cette fois Siciliens et Napolitains applaudirent, tant le courage est chose puissante, même sur un ennemi.

On arriva au lieu de l'exécution.

Là, pensaient les Siciliens, ce courage factice, résultat d'une exaltation quelconque, s'évanouirait sans doute. Tout au contraire: en voyant le lieu marqué, le condamné parut redoubler de courage. Il s'arrêta de lui-même au point désigné; seulement il demanda à n'avoir pas les yeux bandés et à commander le feu lui-même.

Ces deux dernières faveurs se refusent rarement, comme on le sait; aussi lui furent-elles accordées.

Alors son confesseur s'approcha de lui, l'embrassa, lui fit baiser le crucifix, lui offrit quelques paroles de consolation qu'il parut recevoir fort légèrement; puis il lui donna l'absolution et s'écarta pour laisser achever l'oeuvre mortelle.

Le condamné se posa debout, le visage regardant Palerme, et: le dos tourné au monte Pellegrino. Le caporal et les neuf hommes reculèrent jusqu'à ce qu'ils fussent à dix pas de lui; alors le mot halte se fit entendre, et ils s'arrêtèrent.

Aussitôt le condamné, au milieu de ce silence profond, religieux, solennel, qui plane toujours au-dessus des choses suprêmes, commanda la charge, et cela d'une voix calme, ferme, parfaitement divisée dans ses commandements.

Au mot Feu! il tomba percé de sept balles sans dire un mot, sans pousser un soupir; il avait été tué raide.

Les Napolitains jetèrent un grand cri de triomphe: l'honneur national était sauvé.

Les Siciliens se retirèrent la tête basse, et profondément humiliés qu'un
Napolitain pût mourir ainsi.

Quant au prêtre, son parjure resta une affaire à régler entre lui et Dieu.

Cependant, cette grande haine entre les deux peuples s'était un peu calmée dans les derniers temps. Je parle des années 1833, 1834 et 1835. Le roi de Naples, lors de son avènement au trône, était venu en Sicile et avait fait précéder son arrivée à Messine de la grâce de vingt condamnés politiques; aussi, lorsqu'il mit le pied sur le port, les vingt graciés l'attendaient vêtus de longues robes blanches, et tenant chacun une palme à la main. La voiture qui devait conduire le roi au palais fut alors dételée, et le roi traîné en triomphe au milieu d'un enthousiasme général.

Quelque temps après, il acheva d'accomplir les espérances des Siciliens, en envoyant son frère à Palerme avec le rang de vice-roi.

Le comte de Syracuse était non seulement un jeune homme, mais même presque un enfant; il avait, à ce que je crois, dix-huit ans à peine. D'abord, cette extrême jeunesse effraya ses sujets; quelques espiègleries augmentèrent les inquiétudes; mais bientôt, au frottement des affaires, l'enfant se fit homme, comprit quelle haute mission il avait à remplir en réconciliant Naples et Palerme; il rêva pour cette pauvre Sicile ruinée, abattue, esclave, une renaissance sociale et artistique. Deux ans après son arrivée, l'île respirait comme si elle sortait d'un sommeil de fer. Le jeune prince était devenu l'idole des Siciliens.

Mais il arriva ce qui arrive toujours en pareille circonstance: les hommes qui vivaient du désordre, de la ruine et de l'abaissement de la Sicile, virent que leur règne était fini si celui du prince continuait. La bonté naturelle du vice-roi devint dans leur bouche un calcul d'ambition, la reconnaissance du peuple une tendance à la révolte. Le roi, entouré, circonvenu, tiraillé, conçut des soupçons sur la fidélité politique de son frère.

Sur ces entrefaites, le carnaval arriva. Le comte de Syracuse, jeune, beau garçon, aimant le plaisir, était de toutes les fêtes, et saisit avec empressement l'occasion de profiter de celles qui se présentaient. Napolitain, et par conséquent habitué à un carnaval bruyant et animé, il organisa une magnifique cavalcade dans laquelle il prit le costume de Richard-Coeur-de-Lion, et invita tous les seigneurs siciliens qui voudraient lui être agréables à se distribuer les autres personnages du roman d'Ivanhoë. Le comte de Syracuse n'était point encore en disgrâce, par conséquent chacun se hâta de se rendre à son invitation. La cavalcade fut si magnifique, que le bruit en arriva jusqu'à Naples.

—Et comment était déguisé mon frère? demanda le roi.

—Sire, répondit le porteur de la nouvelle. Son Altesse Royale le comte de
Syracuse représentait le personnage de Richard-Coeur-de-Lion.

—Ah! oui, oui, murmura le roi, lui Richard-Coeur-de-Lion, et moi
Jean-Sans-Terre! Je comprends.

Huit jours après, le comte de Syracuse était rappelé.

Cette disgrâce lui avait donné une popularité nouvelle en Sicile, où chacun, l'ayant vu de près, rendait justice à ses intentions, et où personne ne le soupçonnait du crime dont on l'avait accusé près de son frère.

De son côté le roi Ferdinand, sachant qu'il avait perdu par cet acte une partie de sa popularité en Sicile, boudait ses sujets insulaires. Pour la première fois depuis son avènement au trône, il laissait passer la fête de sainte Rosalie sans venir assister dans la cathédrale à la messe solennelle qu'on célèbre à cette époque.

Voilà au milieu de quels sentiments je trouvais la Sicile, sans que ces préoccupations politiques nuisissent cependant d'une manière ostensible à sa propension vers le plaisir.

Le Corso dura jusqu'à deux heures. A deux heures du matin, nous rentrâmes au milieu des illuminations à moitié éteintes, et des sérénades à moitié étouffées.

Le lendemain, à neuf heures du matin, on frappa à ma porte. Je sonnai le garçon de l'hôtel qui entra par un escalier particulier.

—Ouvrez mes volets, et voyez qui frappe, lui dis-je. Il obéit, et entr'ouvrant la porte:

—C'est il signor Mercurio, me dit-il après avoir regardé, et en se retournant de mon côté.

—Dites-lui que je suis au lit, répondis-je un peu impatienté de cette insistance.

—Il dit qu'il veut attendre que vous soyez levé, répondit le domestique.

—Alors dites-lui que je suis fort malade.

—Il dit qu'il veut savoir de quelle maladie.

—Dites-lui que c'est de la migraine.

—Il dit qu'il veut vous proposer un remède infaillible.

—Dites-lui que je suis à l'extrémité.

—Il dit qu'il veut vous dire adieu.

—Dites-lui que je suis mort.

—Il dit qu'il veut vous jeter de l'eau bénite.

—Alors, faites-le entrer.

Il signor Mercurio entra avec un assortiment de pipes de Tunis, une collection de produits sulfureux des îles Éoliennes, une foule d'ouvrages en lave de Sicile, et enfin, une partie, comme on dit en termes de commerce, d'écharpes de Messine, le tout posé en équilibre sur sa tête, appendu à ses mains, ou roulé autour de son cou. Je ne pus m'empêcher de rire.

—Ah ça! lui dis-je, savez-vous, seigneur Mercurio, que vous avez un grand talent pour forcer les portes?

—C'est mon état, Excellence.

—Et cela vous réussit-il souvent?

—Toujours.

—Mais enfin, chez les gens qui tiennent bon?

—J'entre par la fenêtre, par la cheminée, par le trou de la serrure.

—Et une fois entré?

—Oh! une fois entré, je vois à qui j'ai affaire, et j'agis en conséquence.

—Mais à ceux qui, comme moi, ne veulent rien acheter?

—Je leurs vends toujours quelque chose, quoique avec Votre Excellence, je ne veuille pas avoir de secrets. Ces pipes, ces échantillons, ces écharpes, toute cette roba enfin n'est qu'un prétexte; ma vraie profession, Excellence…

—Oui, oui, je la connais; mais je vous ai dit que je n'en ai que faire.

—Alors, Excellence, voyez ces pipes.

—Je ne fume pas.

—Voyez ces écharpes.

—J'en ai six.

—Voyez ces échantillons de soufre.

—Je ne suis pas marchand d'allumettes.

—Voyez ces petits ouvrages en lave.

—Je n'aime que les chinoiseries.

—Je vous vendrai pourtant quelque chose?

—Oui, si tu veux.

—Je veux toujours, Excellence.

—Vends-moi une histoire: tu dois en avoir de bonnes, au métier que tu fais.

—Allez demander cela aux confesseurs des couvents.

—Pourquoi me renvoies-tu à eux?

—Parce que la discrétion fait mon crédit, et que je ne veux pas le perdre.

—Donc tu n'as pas d'histoire à me raconter?

—Si fait, j'en ai une.

—Laquelle?

—J'ai la mienne; comme elle est à moi, j'en peux disposer. En voulez-vous?

—Tiens, au fait, elle doit être assez curieuse; je te donne deux piastres de ton histoire.

—Je dois prévenir Votre Excellence qu'il n'est pas le premier auquel je la raconte.

—Et combien de fois l'as-tu déjà racontée?

—Une fois à un Anglais, une fois à un Allemand, et deux fois à des
Français.

—Mets-tu la même conscience dans toutes tes fournitures, signor Mercurio?

—La même, Excellence.

—Alors, comme tu es un homme précieux, je ne rabattrai rien de ce que j'ai dit; voilà tes deux piastres.

—Avant d'avoir l'histoire?

—Je m'en rapporte à toi.

—Oh! Si Votre Excellence voulait m'honorer d'une confiance pareille à l'endroit de…

—L'histoire, signor Mercurio, l'histoire!

—La voilà, Excellence.

Je sautai en bas de mon lit, je passai un pantalon à pieds, je chaussai mes pantouffles, je m'assis à une table où l'on venait de me servir des oeufs frais et du thé, et je fis signe au signor Mercurio que j'étais tout oreilles.

GELSOMINA

Il signor Mercurio était né au village de Carini, et il espérait bien qu'en commémoration de l'honneur qui revenait à ce village d'avoir donné naissance à un homme tel que lui, il lui sérail; érigé après sa mort, sur la montagne qui domine Carini, une statue de la taille de celle de saint Charles Borromée à Arona.

C'était un homme de trente-cinq à quarante ans, quoique à ses cheveux grisonnants et à sa barbe parsemée de poils argentés, on pût lui en donner hardiment quarante-cinq à cinquante; mais, comme il disait lui-même, ces marques de vieillesse prématurée tenaient beaucoup moins à l'âge qu'à la fatigue de l'esprit et au travail de l'imagination. C'était, en effet, un rude métier, et demandant une éternelle tension de la pensée que celui qu'il faisait depuis sa jeunesse; nous disons depuis sa jeunesse, car l'état qu'il avait embrassé était le résultat, non pas d'une suggestion étrangère, mais d'une vocation personnelle.

A vingt-cinq ans, il signor Mercurio était un beau garçon, jouissait déjà d'une réputation méritée par toute la Sicile, quoiqu'il se nommât encore tout simplement Gabriello, du nom de l'ange Gabriel, auquel sa mère avait eu une dévotion toute particulière pendant sa grossesse; aussi prétendait-il que plus d'une grande dame avait regretté parfois qu'il ne lui présentât point pour son compte les déclarations qu'il faisait pour le compte d'autrui.

Un jour, c'était le lendemain des fêtes de sainte Rosalie, le prince de G… le fit demander. Comme le prince de G… était une des meilleures pratiques de Gabriello, celui-ci se hâta de se rendre au palais; à peine arrivé, il fut introduit.

—Gabriello, dit le prince mettant de côté toute circonlocution inutile et entrant de plein saut en matière, il y avait hier sur le char de sainte Rosalie, une jeune fille de seize ans à peu près, belle comme un ange, avec des yeux superbes et des cheveux magnifiques. Ne pourrais-tu pas lui dire deux mots de ma part?

—Quatre, Excellence, répondit Gabriello; mais dépeignez moi un peu la personne à laquelle il faut que je m'adresse. Où était-elle placée? Était-ce parmi les anges qui portent des guirlandes au premier étage, ou parmi ceux qui jouent de la trompette au second?

—Mon cher, il n'y a pas à s'y tromper: c'était celle qui représentait la Sagesse, qui tenait une lance à la main droite, un bouclier à la main gauche, et qui était debout derrière le cardinal.

—Diamine! Excellence, vous n'avez pas mauvais goût.

—Tu la connais?

—Est-ce que je ne connais pas toutes les femmes de Palerme?

—Qui est-elle?

—C'est la fille unique du vieux Mario Capelli.

—Et comment l'appelle-t-on?

—On l'appelle Gelsomina.

—Eh bien! Gabriello, je veux Gelsomina.

—Ce sera long. Excellence! Ce sera cher!

—Combien de jours?

—Huit jours.

—Combien d'onces?

—Cinquante onces.

—Va pour huit jours et pour cinquante onces. Nous sommes aujourd'hui le 19 juillet, je t'attends le 27.

Et le prince, qui savait qu'on pouvait se reposer sur l'exactitude de
Gabriello, attendit tranquillement le moment fixé.

Le même jour, Gabriello se mit à l'oeuvre: sa première visite fut pour le capucin qui confessait Gelsomina, et qui se nommait Fra Leonardo.

C'était un vieillard de soixante-quinze ans, à la barbe blanche et au visage sévère; aussi Gabriello vit-il, avant d'ouvrir la bouche, que la négociation entreprise serait plus difficile à mener à fin qu'il n'avait cru. Il lui dit qu'il venait au nom d'un oncle de la jeune fille, qui, ayant du bien, voulait l'avantager, si ce que l'on disait de sa sagesse était la vérité. Le résultat des renseignements donnés par le capucin fut que Gelsomina était un ange.

Au reste, comme c'est toujours par là que débutent les confesseurs, Gabriello ne s'inquiéta pas trop des mauvais renseignements que celui de Gelsomina venait de lui donner. Il se déguisa en juif, prit les plus beaux bijoux qu'il put se procurer, s'en forma une espèce d'écrin, et, au moment où le vieux Mario était dehors, il entra chez la jeune fille pour lui offrir sa marchandise. Quand Gelsomina sut que c'étaient des pierreries qu'on allait lui montrer, elle refusa même de les voir, en disant qu'elle n'était pas assez riche pour désirer de pareilles choses. Gabriello lui dit alors que, quand on avait seize ans et qu'on était belle comme elle l'était, on pouvait tout désirer et tout avoir; à ces mots, il ouvrit l'écrin et lui mit sous les yeux assez de diamants pour tourner la tête à une sainte; mais Gelsomina jeta à peine un coup d'oeil sur l'écrin et, comme Gabriello insistait, elle entra dans la chambre voisine, en sortit un instant après avec une couronne de jasmin et de daphnés, et se mirant avec coquetterie dans une glace: «Tenez, lui dit-elle, voilà mes diamants, à moi; Gaëtano dit que je suis belle comme cela, et, tant qu'il me trouvera belle ainsi, je ne désirerai pas autre chose. Maintenant, mon père va rentrer, il trouverait peut-être mauvais que je vous eusse reçu en son absence; ainsi, croyez-moi, retirez-vous.»

Gabriello n'insista pas; pour la première visite, il ne voulait pas l'effaroucher. D'ailleurs il savait ce qu'il voulait savoir: Gelsomina n'était pas coquette, et elle aimait un jeune homme nommé Gaëtano.

Il retourna chez le prince de G…

—Excellence, lui dit-il, je viens de voir Gelsomina; c'est plus difficile et plus cher que je ne croyais; il me faut quinze jours et cent onces.

—Prends le temps et l'argent que tu voudras, mais réussis, voilà tout ce que je te demande.

—Je réussirai, Excellence.

—Je puis donc y compter?

—C'est comme si vous rayiez, monseigneur.

Gabriello connaissait assez son monde pour comprendre qu'il n'y avait rien à faire du côté de la jeune fille. Il se retourna donc de l'autre côté.

Il s'agissait de découvrir monsieur Gaëtano. La chose n'était pas difficile: Gabriello loua une petite chambre au premier, dans la maison située en face de celle qu'habitait Gelsomina, et le soir même il se mit en sentinelle derrière la jalousie.

A mesure que l'heure s'avançait, là rue devint de plus en plus déserte. A minuit, elle était complètement solitaire; à minuit et demi, un grand garçon passa et repassa plusieurs fois; enfin, voyant que tout était tranquille, il s'arrêta, tira une petite mandoline de dessous son manteau, et se mit à chanter la chanson de Méli:

Occhiuzzi neri,

A la fin du couplet, la jalousie du premier se souleva doucement, et Gabriello en vit sortir la jolie tête de Gelsomina avec sa couronne de jasmins et de daphnés. Le jeune homme monta aussitôt sur une borne, et lui prit la main qu'il baisa; mais tout se borna là. Après deux heures des protestations de l'amour le plus chaste et le plus pur, la jalousie retomba. Le jeune homme resta encore un instant à prier; mais la petite main repassa seule à travers les planchettes, puis, après avoir été baisée et rebaisée vingt fois, elle se retira à son tour. Ce fut vainement alors que Gaëtano pria et implora; Gabriello entendit le bruit de la fenêtre qui se refermait. Le jeune homme, au lieu d'être reconnaissant de ce qu'on avait fait pour lui, sauta à terre avec un mouvement de dépit. Gabriello pensa qu'il allait se retirer; il descendit vivement. En effet, au moment où il ouvrait la porte, le jeune homme tournait le coin de la rue. Gabriello marcha derrière lui.

Il prit la rue de Tolède, qu'il suivit jusqu'à la place de la Marine, puis il longea le quai et entra dans une petite maison située au bord de la mer. Gabriello fit, pour la reconnaître, une croix sur la maison avec de la craie rouge, et il rentra tranquillement chez lui.

Le lendemain, il connaissait Gaëtano comme il connaissait Gelsomina. C'était un beau garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, pêcheur de son état, d'un caractère froid et retiré en lui-même, et si préoccupé d'assortir sa toilette à sa figure, que ses camarades ne l'appelaient que le glorieux.

De ce moment, le plan de Gabriello fut arrêté.

Il alla trouver la plus adroite et la plus jolie fille qu'il put rencontrer à Palerme: c'était une Catanaise qu'un marquis syracusain avait séduite, puis abandonnée après avoir vécu près d'un an avec elle. Pendant cette année elle avait pris certaines façons de grande dame; c'était tout ce qu'il fallait à Gabriello.

Il prit un appartement petit, mais élégant, dans un des plus beaux quartiers de la ville. Il loua pour un mois les plus jolis meubles qu'il put trouver; il alla chercher sa Catanaise, la conduisit dans l'appartement, lui donna pour femme de chambre une fille qui était sa maîtresse; puis, une fois installée, il lui fit sa leçon. Tout cela lui prit huit jours.

Le neuvième était un dimanche; ce dimanche amenait la fête d'un village voisin de Palerme nommé Belmonte; Gelsomina vint à cette fête avec trois ou quatre de ses jeunes amies. Gaëtano n'était point encore arrivé, mais, en cherchant de tous côtés celui pour qui elle était venue, les yeux de Gelsomina s'arrêtèrent sur une petite barque tout enrubannée et à la poupe de laquelle flottait un pavillon de soie; c'était la barque de Gaëtano qui traversait le golfe et qui venait de Castellamare à la Bagherie. Arrivé à la côte, Gaëtano amarra sa barque et sauta sur le rivage: il avait un simple habit de pêcheur, mais son bonnet phrygien était du pourpre le plus vif; sa veste de velours était brodée comme un cafetan arabe; sa ceinture aux mille couleurs était de la plus belle soie de Tunis; enfin, son pantalon plissé était de la plus fine toile de Catane. Toutes les jeunes filles, en apercevant le beau pêcheur, poussèrent un cri d'admiration; Gelsomina seule resta muette, mais elle rougit d'orgueil et de plaisir.

Gaëtano fut tout à Gelsomina; et cependant, quoiqu'il parût fier d'elle comme elle était fière de lui, les regards du beau jeune homme ne laissaient pas de s'égarer de la modeste jeune fille aux nobles dames qui étaient venues, des villas voisines, voir cette fête populaire à laquelle elles dédaignaient de prendre part. Plusieurs d'entre elles remarquèrent même Gaëtano, et se le montrèrent du doigt avec cette naïveté des femmes italiennes, qui s'arrêtent devant un beau garçon, et qu'elles regardent comme elles regarderaient un beau chien ou un beau cheval. Gaëtano répondit à leurs regards par un regard de dédain; mais, dans ce regard de Gaëtano, il y avait pour le moins autant d'envie que d'orgueil, et l'on comprenait facilement qu'il donnerait bien des choses pour être l'amant d'une de ces fières beautés qu'en apparence il semblait haïr.

Gelsomina ne voyait qu'une chose: c'est que son Gaëtano était le roi de la fête, c'est qu'on l'enviait d'être aimée par le beau pêcheur; et, jugeant le coeur de son amant par le sien, elle était heureuse.

Gaëtano proposa à Gelsomina et à ses amies de les ramener dans sa barque. Les jeunes filles acceptèrent, et tandis qu'un jeune frère de Gaëtano, enfant de douze ans, tenait le gouvernail, le beau pêcheur s'assit à la proue, prit sa mandoline et, au milieu de cette belle nuit, sous ce ciel magnifique, sur cette mer d'azur, il se mit à chanter les plus douces chansons de Méli, l'Anacréon sicilien.

On aborda ainsi près de la cabane de Gaëtano; puis il amarra sa barque. Les jeunes filles descendirent. Le beau pêcheur conduisit Gelsomina et deux de ses compagnes qui demeuraient dans le même quartier qu'elle jusqu'au coin de la rue qu'elle habitait; puis, arrivé là, il les quitta, et Gelsomina rentra avec une de ses amies qui, un instant après, sortit, accompagnée à son tour de la vieille Assunta, la nourrice de Gelsomina.

Gabriello s'était remis a son poste à la même heure que la veille; il vit Gaëtano passer, repasser, s'arrêter et faire le signal. Comme la veille, les deux amants causèrent jusqu'à deux heures du matin; mais, comme la veille encore, leur entretien demeura chaste et pur, et leurs caresses se bornèrent à quelques baisers déposés sur la main de Gelsomina.

Gaëtano ne douta plus qu'ils ne se vissent ainsi chaque nuit; mais il ne douta pas non plus que, malgré ces entretiens, Gelsomina ne fût digne en tout point de représenter la déesse de la Sagesse sur le char de sainte Rosalie.

Le lendemain, comme Gaëtano venait à son rendez-vous habituel, une femme, couverte d'un long voile noir, l'accosta et lui glissa un petit billet dans la main. Gaëtano voulut l'interroger, mais la femme voilée appuya par-dessus son voile son doigt sur sa bouche en signe de silence, et Gaëtano étonné la laissa se retirer sans faire un seul mouvement pour la retenir.

Gaëtano resta un instant immobile à la place où il était, reportant ses yeux du billet à la femme voilée et de la femme voilée au billet; puis, s'approchant vivement d'une madone devant laquelle brûlait une lampe, il lut ou plutôt il dévora les quelques lignes que le papier contenait. C'était une déclaration d'amour, qui n'avait pour signature que ces mots, dont l'effet, au reste, fut magique sur Gaëtano: Une des plus grandes dames de la Sicile.

On lui disait en outre que, s'il était disposé à répondre à cet amour, il retrouverait le lendemain, à la même heure et à la même place, la même femme voilée, qui le conduirait près de l'inconnue que la violence de sa passion forçait à faire près de lui cette étrange démarche.

A cette lecture, le visage de Gaëtano s'éclaira d'une orgueilleuse joie. Il releva le front, secoua la tête, et respira comme un homme qui arrive tout à coup, et au moment où il s'en doutait le moins, à un but longtemps poursuivi; puis, quoiqu'il fût minuit passé, il resta encore un instant pensif, debout et les bras croisés, devant la madone, relut une seconde fois le billet, le glissa dans la poche de côté de sa veste, et prit la rue qui conduisait à la maison de Gelsomina.

Quoique aucun signal n'eût été fait, la pauvre enfant était à sa fenêtre; c'était la première fois, depuis que Gaëtano lui avait dit qu'il l'aimait, que Gaëtano se faisait attendre.

Enfin il parut, non point tendre et empressé comme d'habitude, mais contraint, gêné, inquiet. Dix fois Gelsomina, s'apercevant de sa préoccupation, lui demanda quelle pensée le tourmentait. Gaëtano dit qu'il était indisposé, souffrant, et que, si le lendemain il ne se sentait pas mieux, il était possible qu'il ne vînt même pas.

En face de cette crainte, Gelsomina oublia toute autre chose; il fallait en effet que Gaëtano fût bien malade pour n'avoir point la force de venir voir sa Gelsomina, que depuis un an il venait voir, en lui disant lui-même que peut-être l'habitude qu'il avait d'une inaltérable santé faisait qu'il exagérait les douleurs qu'il éprouvait, et qu'en tout cas il ferait tout au monde pour venir à l'heure ordinaire.

Les jeunes gens se séparèrent; pour la première fois, Gelsomina referma sa fenêtre avec un serrement de coeur inconnu pour elle jusque-là. Gaëtano, au contraire, à mesure qu'il s'éloignait de Gelsomina, se sentait soulagé et respirait plus librement. Mal accoutumé encore à feindre, sa dissimulation l'étouffait.

Le lendemain, à la même heure et à la même place, Gaëtano rencontra la jeune femme; en l'apercevant, tout son sang reflua vers son coeur, et il crut qu'il allait étouffer. La femme s'approcha de lui.

—Eh bien! lui dit-elle, es-tu décidé?

—Ta maîtresse est-elle jeune? demanda Gaetano.

—Vingt-deux ans.

—Ta maîtresse est-elle belle?

—Comme un ange.

Il y eut un moment de silence pendant lequel le bon et le mauvais génie de Gaetano se livrèrent en lui un combat terrible; enfin, le mauvais génie remporta.

—Je te suis, dit Gaetano.

Aussitôt, la femme voilée marcha la première, et Gaetano la suivit.

Le guide de Gaetano prit la rue Magueda, qu'il parcourut aux trois quarts de sa longueur; puis il s'arrêta devant un délicieux palazzino, tira une clef de sa poche, ouvrit une porte donnant sur un escalier, dont on avait éteint avec soin toutes les lumières, dit à Gaetano de le suivre en tenant le bout de son voile, monta avec lui une vingtaine de marches, l'introduisit dans une antichambre; faiblement éclairée, traversa un riche salon; puis, ouvrant une porte qui laissa arriver jusqu'au beau pêcheur cet air tiède et parfumé qui s'échappe du boudoir d'une jolie femme:

—Madame, dit-elle, c'est lui.

—O mon Dieu! Teresita, répondit une douce voix avec un accent plein de crainte, je n'oserai jamais le voir.

—Et pourquoi cela, madame? dit Teresita entrant et laissant la porte ouverte pour que Gaetano pût voir sa maîtresse à demi couchée sur une chaise longue, et dans le plus délicieux déshabillé qui se pût voir; pourquoi cela?

—Il n'aurait qu'à ne pas m'aimer!

—Ne pas vous aimer, madame! s'écria Gaetano en se précipitant dans la chambre; ne pas vous aimer! Le croyez-vous vous même, et n'est-ce pas impossible quand on vous a vue? Oh! ne craignez rien, ne craignez rien, madame! Je suis tout a vous.

Et Gaetano tomba aux pieds de la jeune femme, qui cacha sa tête dans ses mains comme par un dernier mouvement de pudeur.

Teresita sortit et les laissa ensemble.

Gelsomina attendit jusqu'à quatre heures du matin, mais inutilement,
Gaetano ne vint pas.

La journée du lendemain fut une triste journée pour la pauvre enfant; c'était sa première douleur d'amour. Il lui sembla que le soleil ne se coucherait jamais; enfin, le soir arriva, la nuit vint, les heures passèrent, lourdes et éternelles, mais elles passèrent. Minuit sonna.

La pauvre enfant n'osait ouvrir sa fenêtre; enfin, le signal se fit entendre, elle s'élança contre sa jalousie, et y passa à la fois les deux mains pour chercher celles de Gaëtano. Gaëtano était à son poste, mais froid et contraint. Il sentit lui-même qu'il se trahissait, il voulut lui reparler ce même langage d'amour auquel il l'avait habituée, mais il manquait à sa voix cet accent de conviction qui subjugue, il manquait à ses paroles cette chaleur de l'âme qui entraîne; Gelsomina sentit instinctivement que quelque grand malheur la menaçait, et ne répondit qu'en pleurant. A la vue de ces larmes qui roulaient du visage de Gelsomina sur le sien, Gaëtano retrouva un instant son ancien amour. Gelsomina trompée s'y laissa reprendre. Ce fut elle alors qui demanda pardon à Gaëtano, qui s'accusa d'être inquiète, exigeante, jalouse. Gaëtano tressaillit à ce dernier mot prononcé pour la première fois entre eux; car il sentait qu'il ne pourrait longtemps tromper Gelsomina, habituée qu'elle était à le voir chaque nuit.

Alors il lui chercha une querelle.

—Vous vous plaignez de moi, lui dit-il, Gelsomina, quand ce serait à moi à me plaindre de vous.

—A vous… à vous plaindre de moi! s'écria la jeune fille; mais que vous ai-je donc fait?

—Vous ne m'aimez pas.

—Je ne vous aime pas! Vous dites que je ne vous aime pas, moi! Il dit que je ne l'aime pas, mon Dieu!

Et la jeune fille leva ses yeux tout humides de pleurs vers le ciel, comme pour le prendre à témoin que, si jamais accusation avait été injuste, c'était celle-là.

—Du moins, reprit Gaëtano, embarrassé de soutenir lui-même une assertion dont, au fond de son coeur, il reconnaissait la fausseté; du moins, vous ne m'aimez pas comme je voudrais que vous m'aimassiez.

—Et comment pourrais-je vous aimer plus que je ne le fais? demanda la jeune fille.

—Est-ce aimer véritablement, dit Gaëtano, que de refuser quelque chose à l'homme qu'on aime?

—Que vous ai-je jamais refusé? demanda naïvement Gelsomina.

—Tout, dit Gaëtano; c'est tout refuser que de n'accorder qu'à demi.

Gelsomina rougit, car elle comprit ce que lui demandait son amant.

Puis, après un moment de silence réfléchi de la part de la jeune fille, impatient de la part du jeune homme:

—Écoutez, Gaëtano, lui dit-elle. Vous savez ce qui a été convenu entre mon père et vous. Il me donne mille ducats en mariage, et il a exigé de vous que vous apportassiez une pareille somme; vous lui avez dit que deux ans vous suffiraient pour l'amasser, et vous avez accepté la condition qu'il vous a faite d'attendre deux ans. Moi, de mon côté, vous le voyez, Gaëtano, j'ai fait ce que j'ai pu pour vous rendre l'attente moins longue. Voilà un an que nous nous aimons, et, pour moi du moins, cette année a passé comme un jour. Eh bien! si vous craignez la lenteur de l'année qui nous reste à attendre, si, comme vous le dites, vous croyez, lorsqu'une jeune fille a donné son coeur, qu'il lui reste encore quelque chose à accorder, eh bien! prévenez le prêtre de Sainte-Rosalie, venez me prendre demain à dix heures du soir, au lieu de minuit; munissez-vous d'une échelle pour que je puisse descendre de cette fenêtre, et alors je me rends à l'église de la sainte, le prêtre nous unit secrètement [Note: En Sicile, et même dans tout le reste de l'Italie, où il n'y a pas d'actes de l'état civil, les mariages faits ainsi, même sans le consentement des parents, sont parfaitement valides.], et alors… la femme n'aura plus rien à refuser à son mari.

Gaëtano avait écouté cette proposition en silence et en pâlissant; enfin, voyant que Gelsomina attendait avec anxiété sa réponse:

—Demain! dit-il, demain! Je ne puis pas demain, c'est impossible.

—Impossible! Et pourquoi?

—J'ai fait marché avec deux Anglais pour les conduire aux Iles: c'est cela qui me rendait triste. Je suis forcé de te quitter pour sept ou huit jours, Gelsomina.

—Toi, me quitter pour sept ou huit jours! s'écria Gelsomina en lui saisissant la main comme pour le retenir.

—Ils m'ont offert quarante ducats pour cette course, et j'avais une telle hâte de compléter la somme qu'exigé ton père, que j'ai accepté.

—Ce que tu me dis là est-il bien vrai? demanda la jeune fille, doutant pour la première fois des paroles de son amant,

—Je te le jure, Gelsomina; et, à mon retour, eh bien! nous verrons à faire ce que tu me demandes.

—Ce que je te demande! s'écria la jeune fille étonnée; grand Dieu! Mais est-ce moi qui te prie? Est-ce moi qui te presse? Tu dis que je demande, quand je croyais accorder… Mais nous ne nous comprenons plus, Gaëtano?

—Si fait, Gelsomina; seulement tu te défies de ma parole, et tu ne veux rien accorder qu'à ton mari. Eh bien! soit, à mon retour, je ferai ce que tu exiges.

—Ce que j'exige! Oh, mon Dieu, mon Dieu! s'écria Gelsomina; que s'est-il donc passé entre nos deux coeurs?

Puis, comme deux heures sonnaient, elle tendit sa main à Gaëtano, espérant qu'il la retiendrait encore. Mais Gaëtano, coupable envers Gelsomina, se trouvait mal à l'aise en face d'elle; et, baisant la main de la jeune fille, il sauta à terre en lui disant:

—A huit jours, Gelsomina.

—A huit jours, murmura la jeune fille en laissant retomber la jalousie avec un profond soupir, et en regardant Gaëtano s'éloigner.

Deux fois Gaëtano, sans doute repentant au fond du coeur, s'arrêta pour revenir dire un adieu plus tendre à Gelsomina; deux fois la jeune fille, dans cette espérance, porta vivement la main à la jalousie, toute prête qu'elle était pour le pardon. Mais, cette fois comme la première, le mauvais génie de Gaëtano l'emporta et, continuant de s'éloigner de Gelsomina, il disparut enfin à l'angle de la rue.

La jeune fille resta debout derrière la jalousie, jusqu'à ce qu'elle vit paraître le jour; alors seulement elle se jeta tout habillée sur son lit.

Vers les trois heures de l'après-midi, au moment où le vieux Mario venait de sortir, le juif qui était déjà venu offrir des diamants à Gelsomina entra avec un autre écrin. La jeune fille était assise, les mains sur ses genoux, la tête inclinée sur la poitrine, en proie à une si profonde rêverie, qu'elle ne le vit point entrer, et qu'elle ne s'aperçut de sa présence que lorsqu'il fut tout près d'elle. Elle le regarda, le reconnut, et tressaillit comme si elle eût touché un serpent.

—Que demandez-vous? s'écria-t-elle.

—Je demande, dit le juif, si votre couronne de jasmins et de daphnés suffit toujours à Gaëtano?

—Que voulez-vous dire? s'écria la jeune fille.

—Je dis que c'est un garçon plein d'ambition et d'orgueil; il se pourrait qu'il se lassât de cette simple parure, et qu'il se mît un beau matin en quête d'une couronne plus précieuse.

—Gaëtano m'aime, dit la jeune fille en pâlissant, et je suis sûre de lui comme il est sûr de moi. D'ailleurs, il ne voudrait pas me tromper, il a le coeur trop grand pour cela.

—Si grand, dit le juif en riant, qu'il y a dans ce coeur de la place pour deux amours.

—Vous mentez, dit la jeune fille en essayant de donner à sa voix une assurance qu'elle n'avait pas; vous mentez, laissez-moi.

—Je mens! dit le juif, et si au contraire je te donnais la preuve que je dis la vérité?

Gelsomina le regarda avec des yeux où se peignaient toutes les angoisses de la jalousie; puis, secouant la tête comme pouf donner un démenti à la voix de son propre coeur:

—Impossible, dit-elle, impossible.

—Et cependant, dit le juif, il ne vient pas ce soir; il ne viendra pas demain, il ne viendra pas après-demain.

—Il part aujourd'hui pour les Iles.

—Il te l'a dit?

—N'était-ce point la vérité, mon Dieu! s'écria la jeune fille avec l'expression de la plus, profonde douleur.

—Gaëtano n'a point quitté Palerme, dit le Juif,

—Mais il part ce soir? demanda avec anxiété Gelsomina.

—Il ne part ni ce soir, ni demain, ni après-demain: il reste.

—Il reste! Et pourquoi faire reste-t-il?

—Pourquoi faire? Je vais vous le dire. Pour faire l'amour avec une belle marquise.

—Quelle est celle femme? Où est cette femme? Je veux la voir! Je veux lui parler!

—Qu'as-tu à faire à cette femme? C'est Gaëtano qui te trahit, c'est de
Gaëtano qu'il faut te venger.

—Me venger! Et comment?

—En lui rendant infidélité pour infidélité, trahison pour trahison.

—Sortez! s'écria Gelsomina, vous êtes un infâme!

—Vous me chassez? dit le juif. Je m'en vais, mais vous me rappellerez.

—Jamais!

—Je me nomme Isaac; je demeure Salita Sant'Antonio, n° 27. J'attendrai vos ordres pour revenir.

Et il sortit, laissant Gelsomina écrasée sous la nouvelle qu'elle venait d'apprendre.

Toute la journée, toute la nuit se passèrent dans une lutte incessante. Ce que Gelsomina souffrit pendant cette nuit et pendant cette journée ne peut se décrire. Vingt fois elle prit la plume, vingt fois elle la rejeta; Enfin, le lendemain à trois heures, on frappa à la porte du juif; il alla ouvrir. Une femme couverte d'un voile noir entra; puis, aussitôt que la porte se fut refermée derrière elle, cette femme leva son voile. C'était Gelsomina.

—Me voilà, dit-elle.

—Vous avez fait plus que je n'espérais, dit le juif. Je comptais que c'était moi que vous feriez venir, et c'est vous qui êtes venue.

—Il était inutile de mettre quelqu'un dans la confidence, dit Gelsomina.

—En effet, c'est plus prudent, répondit le juif. Que voulez vous de moi?

—Savoir la vérité.

—Je vous l'ai dite.

—La preuve?

—Vous pourrez l'avoir quand vous voudrez.

—Comment?

—En vous cachant rue Magueda, en face du n° 140. Il y a là un palais avec des colonnes, qui semble fait exprès pour cela.

—Eh bien! après?

—Après? A minuit, vous verrez Gaëtano entrer; à deux heures, vous le verrez sortir.

—A minuit, rue Magueda, en face du n° 140?

—Parfaitement.

—Et la nuit prochaine ira-t-il?

—Il y va toutes les nuits.

—Tout service mérite récompense, reprit en souriant avec amertume
Gelsomina. Vous venez de me rendre un service, à combien l'estimez-vous?

Le juif ouvrit son écrin, et le présenta à Gelsomina.

—Choisissez celui de tous ces diamants qui vous conviendra le mieux, dit-il, et je serai payé.

—Taisez-vous, dit la jeune fille.

Et, jetant sur une chaise une bourse dans laquelle il avait cinq ou six onces et autant de piastres:

—Tenez, lui dit-elle, voilà tout ce que j'ai; prenez-le. Je vous remercie.

Et elle sortit sans vouloir rien écouter de ce que lui disait le juif.

Le soir, à dix heures, elle alla embrasser comme d'habitude le vieux Mario dans son lit, rentra chez elle, s'enveloppa d'un grand voile noir; puis, à onze heures, elle se glissa doucement dans le corridor, regarda à travers le trou de la serrure de la chambre de son père, et s'assura que la lampe était éteinte. Pensant que cette obscurité était une preuve que le vieillard était endormi, elle ouvrit alors doucement la porte de la rue, prit la clef pour pouvoir rentrer quand elle voudrait, et sortit.

Dix minutes après, elle était dans la rue Magueda, cachée derrière une colone du palais Giardinelli, en face du n° 140.

A minuit moins quelques minutes, elle vit s'avancer un homme enveloppé d'un manteau. Au premier coup d'oeil elle le reconnut: c'était Gaëtano. Elle s'appuya contre la colonne pour ne pas tomber.

Gaëtano passa et repassa, comme il avait habitude de le faire pour elle. Bientôt, à ce même signal qui avait tant de fois fait battre son propre coeur, Gelsomina vît la porte s'ouvrir, et Gaëtano disparut.

Gelsomina crut qu'elle allait mourir; mais la jalousie lui rendit les forces que la jalousie lui avait ôtées. Elle s'assit sur les marches du palais, et, cachée dans l'ombre projetée par les colonnes, elle attendit.

Les heures passèrent; elle les compta les unes après les autres. Comme trois heures venaient de sonner, la porte se rouvrit; Gaëtano reparut, une femme vêtue d'un peignoir dé mousseline blanche l'accompagnait. Il n'y avait plus de doute: Gelsomina était trahie.

D'ailleurs, comme si Dieu eût voulu d'un seul coup lui ôter toute espérance, les deux amants lui donnèrent le temps de s'assurer de son malheur. Ni l'un ni l'autre ne pouvaient se quitter. Leur adieu dura près d'une demi-heure.

Enfin Gaëtano s'éloigna; la porte se referma derrière lui. Gelsomina, debout sur les degrés du palais, semblait une statue de marbre. Enfin, comme si elle s'arrachait de sa base, elle fit quelques pas en avant, mais ses genoux se dérobèrent sous elle; elle voulut crier, mais la voix lui manqua, et, jetant un cri étouffé, qui ne parvint pas même jusqu'à Gaëtano, elle tomba de toute sa hauteur sur le pavé.

Quand elle revint à elle, elle se retrouva assise sur les marches du palais Giardinelli. Un homme lui faisait respirer des sels: cet homme, c'était le juif.

Gelsomina regarda cet homme avec terreur: il semblait un démon acharné à sa perte. Elle fouilla dans ses poches pour voir si elle avait quelque argent pour lui payer ses soins; puis, sa recherche ayant été inutile:

—Je n'ai rien sur moi, lui dit-elle. Je vous ferai récompenser.

—J'irai demain chercher ma récompense moi-même, dit le juif.

—Ne venez pas! s'écria Gelsomina en se reculant de lui, vous me faites horreur!

Le juif, jugeant que le moment serait mal choisi pour renouveler ses propositions, se mit à rire, et laissa Gelsomina maîtresse de se retirer.

Gelsomina profita de la liberté que lui donnait le juif, et s'éloigna d'un pas rapide. Bientôt elle se retrouva à la porte de sa maison. Elle était arrivée là sans retourner la tête en arrière, sans regarder ni à droite ni à gauche. Toutes les hallucinations de la fièvre passaient devant ses yeux, toutes les rumeurs du délire bruissaient à ses oreilles.

Elle voulut ouvrir la porte, mais elle ne put jamais retrouver la serrure; elle crut qu'elle allait devenir folle, et se coucha, en criant miséricorde à Dieu, sur le banc de pierre qui était sous sa fenêtre.

A cinq heures du matin, en sortant pour ouvrir les volets, son père la retrouva là.

Elle n'était pas évanouie; mais elle avait les yeux fixes, les mains crispées, et ses dents claquaient l'une contre l'autre comme si elle sortait de l'eau glacée.

Son père voulut l'interroger, mais elle ne répondit point. Comme il faisait jour à peine, personne encore ne l'avait vue. Il la prit dans ses bras, l'emporta comme un enfant, et la remit à la vieille Assunta, qui lui ôta ses habits et la coucha sans qu'elle fît la moindre résistance, sans qu'elle prononçât un seul mot.

A peine couchée, la fièvre la prit; Mario voulait envoyer chercher un médecin, mais Gelsomina dit qu'elle ne voulait voir que son confesseur Fra Leonardo.

Fra Leonardo vint, et s'entretint plus d'une heure avec la jeune fille. Lorsqu'il sortit de la chambre de Gelsomina, son vieux père l'attendait pour l'interroger; mais le confesseur ne pouvait rien dire; il secoua la tête tristement, et, à toutes les questions que lui fit le vieillard, il se contenta de répondre que Gelsomina était une sainte.

Derrière le confesseur arriva le juif; il dit à Mario qu'il avait appris que sa fille était malade, et que, comme il avait une foule de secrets pharmaceutiques, il se faisait fort de la guérir si on voulait l'introduire auprès d'elle.

Le vieillard fit demander à Gelsomina si elle voulait recevoir un juif qui se disait médecin; Gelsomina se fit faire son portrait par la vieille Assunta, et, ayant reconnu son persécuteur: «Nourrice, répondit-elle, va dire à cet homme qu'il repasse demain à la même heure.»

Le lendemain, le juif n'eut garde de manquer au rendez-vous; mais, lorsqu'il demanda au vieux Mario où était sa fille, celui-ci lui répondit en pleurant que, le matin même, Gelsomina était entrée comme novice au couvent de Notre-Dame-du-Calvaire.

Gabriello avait compté sur le désespoir pour perdre Gelsomina; mais, en cette occasion, prières, menaces, argent, tout fut inutile; il avait affaire à une tourière incorruptible.

Cinq jours s'écoulèrent sans rien amener de nouveau. Le terme demandé par
Gabriello au prince de G… arriva; il se présenta chez lui tout confus.
C'était la première fois qu'il échouait aussi complètement.

—Eh bien, dit le prince de G…, où est cette jeune fille?

—Ma foi! monseigneur, dit Gabriello, voici douze jours que Dieu et le diable la jouent aux dés; mais cette fois Dieu a été le plus fin, et il a gagné.

—Ainsi, tu y renonces?

—Elle s'est réfugiée dans le couvent de Notre-Dame-du-Calvaire, et, à moins que nous ne l'en enlevions de force, je ne vois pas trop moyen de l'en faire sortir.

—Merci du conseil, mais je ne veux pas me brouiller avec l'archevêque; d'ailleurs c'était ton affaire et non la mienne. Tu t'étais chargé de m'amener cette jeune fille ici; tu as échoué, c'est sur toi que la honte en retombera.

—J'espère que monseigneur me gardera le secret, dit Gabriello profondément humilié.

—Le secret! s'écria le prince; ah bien oui; le secret! Je dirai partout au contraire que je voulais une fille de rien, une grisette, une petite ouvrière, que je t'ai laissé carte blanche pour l'argent, et que, malgré tout cela, tu as échoué.

—Mais monseigneur veut donc me perdre! s'écria Gabriello désespéré.

—Non, mais je veux qu'on sache le fonds qu'on peut faire sur ta parole; c'est un petit dédommagement que je me réserve.

—Votre Excellence est décidée à me faire cet affront?

—Parfaitement décidée.

—Mais si je n'avais pas perdu tout espoir?

—Alors, c'est autre chose.

—Si je demandais trois mois à Votre Excellence pour tenter un nouveau moyen?

—Je t'en donne six.

—Et pendant ces six mois, Votre Excellence gardera le secret sur ce premier échec?

—Je serai muet; tu vois que je te fais beau jeu.

—Oui, Excellence; aussi, maintenant, ce n'est plus une affaire d'argent, c'est une question d'honneur; j'y réussirai ou j'y perdrai mon nom.

—Ainsi donc, dans six mois?

—Peut-être avant, mais pas plus tard.

—Adieu, seigneur Gabriello.

—Au revoir. Excellence.

Gabriello rentra chez lui; il lui était venu, tout en causant avec le prince de G…, une idée lumineuse qu'il avait besoin de mûrir. Toute la journée et toute la nuit, il la retourna dans sa tête; le lendemain il commença de la mettre à exécution.

Dès le matin, il alla trouver Fra Leonardo dans sa cellule, se jeta à ses pieds en lui disant qu'il était un grand pécheur, mais que la grâce de Dieu l'avait touché, et qu'il s'adressait à lui pour qu'il le soutînt dans la bonne voie, hors de laquelle il avait si longtemps marché.

Il lui confessa ensuite l'infâme métier qu'il exerçait, se frappant la poitrine avec tant de componction et de remords, à chaque nouvel aveu qui sortait de sa bouche, que Fra Leonardo, voyant dans cet homme un miracle de conversion, ne put s'empêcher de lui demander comment le repentir lui était venu.

Alors Gabriello lui raconta qu'il avait été chargé par un grand seigneur de perdre Gelsomina, mais qu'à peine l'avait-il vue qu'il était devenu amoureux d'elle, et n'avait pas même osé lui parler. Longtemps il avait combattu cet amour, sachant bien qu'il était indigne d'une si chaste jeune fille; mais enfin il avait pensé qu'il n'y a pas de crime si grand que le repentir n'efface, pas de conduite si souillée que l'absolution ne lave. Il avait donc pris la résolution d'aller se jeter aux genoux du père de Gelsomina, et de lui tout dire, lorsqu'il avait appris que celle qu'il aimait venait d'entrer dans un couvent. Alors, dans son désespoir, il était venu à Fra Leonardo pour lui dire que son parti était pris, et que, si Gelsomina se faisait religieuse, lui, de son côté, était décidé à entrer en religion, en abandonnant la moitié de ce bien si mal acquis aux pauvres, et en faisant de l'autre moitié un fonds pour marier quelque fille pauvre et sage qui aurait refusé de s'enrichir aux dépens de son honneur.

Une pareille détermination toucha le bon capucin jusqu'aux larmes; il dit à son pénitent que tout n'était pas encore perdu, et que Gelsomina ne persisterait peut-être point dans une résolution prise en un moment d'exaltation, et qui mettait son vieux père au désespoir. En outre il promit d'user de toute son influence sur elle pour la déterminer à ne point prendre pour une vocation sérieuse ce vertige religieux qui l'avait saisie lorsqu'elle avait regardé le monde du haut de sa douleur. Gabriello se jeta aux pieds du moine, et lui baisa les genoux en lui demandant la permission de revenir tous les jours.

Fra Leonardo raconta tout au père de Gelsomina; le pauvre vieillard, compatissant à une douleur qu'il partageait, demanda à voir ce pauvre jeune homme afin de pleurer avec lui. Le moine promit de le lui amener le lendemain.

Le lendemain, à l'heure convenue, le père de Gelsomina vit arriver Fra Leonardo et son pénitent. Les deux affligés se jetèrent dans les bras l'un de l'autre; Gelsomina était le lien qui les unissait: aussi, ne parlèrent-ils que d'elle; c'étaient les premiers moments de consolation que le vieux Mario eût goûtés depuis que sa fille était au couvent. Aussi, lorsque Gabriello le quitta, fit-il promettre au jeune homme qu'il reviendrait le voir le lendemain.

Non seulement Gabriello n'avait garde de manquer à un pareil rendez-vous, mais encore il y vint longtemps avant l'heure indiquée. Le vieillard lui sut gré d'être plus qu'exact, et ils passèrent une partie de la journée ensemble.

Quant à Gaëtano, on n'en entendait pas même parler; il avait la tête plus que jamais affolée de sa prétendue marquise.

Fra Leonardo voyait Gelsomina tous les jours. Il lui raconta d'abord, sans qu'elle y fît grande attention, la conversion miraculeuse qu'elle avait faite; puis il lui peignit le désespoir de Gabriello en la perdant. Gelsomina savait ce que c'était que les douleurs de l'amour, elle plaignait au fond du coeur le jeune homme qui les éprouvait.

Quelques jours après, Gelsomina consentit à voir son père, mais à condition qu'il n'essaierait pas de la dissuader de sa résolution de se faire religieuse; le vieux Mario promit tout ce que l'on voulut, et ne lui parla tout le temps que de Gabriello, qui avait pour lui tous les soins qu'un fils aurait pour son père. Gelsomina remercia Dieu de ce qu'il rendait au vieillard l'enfant qu'il avait perdu.

Quelque temps après, comme Fra Leonardo vit Gelsomina plus tranquille, il commença à l'entretenir des véritables devoirs d'une chrétienne. Le premier de ces devoirs, selon lui, était d'honorer ses parents et de leur obéir en tous points, un père et une mère étant en ce monde la divinité visible pour leurs enfants.

Vers la même époque, le vieux Mario se hasarda à reparler à sa fille de ses anciens rêves paternels, comment il avait songé parfois au bonheur qu'il éprouverait à mourir entre les bras de ses petits-fils; puis il demanda à Gelsomina, les larmes aux yeux, s'il lui fallait renoncer pour toujours à cet espoir. Gelsomina pleura, mais ne répondit rien.

Une fois, Gelsomina hasarda de demander à Fra Leonardo ce qu'était devenu Gaëtano. Fra Leonardo répondit qu'il était toujours le même, mais qu'il devenait de plus en plus orgueilleux, et qu'on le voyait à toutes les fêtes avec des rubans à son chapeau, des bagues à ses doigts, et des ceintures magnifiques autour du corps. Gelsomina soupira du plus profond de son coeur; il était évident qu'elle était complètement oubliée.

Comme Fra Leonardo sortait de la cellule de la novice, le vieux Mario y entrait. Chaque jour il était plus reconnaissant à Gabriello de ses soins pour lui, soins d'autant plus désintéressés qu'une seule récompense était digne d'eux, et que cette récompense, la résolution de Gelsomina la rendait impossible.

Quatre mois s'écoulèrent; ces quatre mois avaient amené une grande amélioration dans l'état des choses. Gelsomina sentait qu'elle ne serait jamais heureuse elle-même, mais elle comprenait qu'elle pouvait beaucoup pour le bonheur des autres: or, pour un coeur comme celui de Gelsomina, c'était presque être heureuse elle-même que de rendre les autres heureux.

Aussi, la première fois qu'elle vit son père pleurer en songeant que l'époque où elle devait prendre le voile arrivait, ce fut elle qui le consola en lui disant de prendre courage, qu'elle commençait à sentir que Dieu lui donnerait la force de surmonter son amour, et que, comme la seule crainte de revoir Gaëtano l'avait déterminée à fuir le monde, peut-être rentrerait-elle dans le monde du moment où elle pourrait le revoir sans crainte. A cette seule espérance, le vieillard éprouva une si grande joie, que Gelsomina eut presque des remords d'avoir causé à son père une si grande douleur.

Quelques jours après, Fra Leonardo se hasarda à parler à la novice de Gabriello et de l'amour profond qu'il conservait pour elle. Gelsomina ne put s'empêcher de comparer cet amour sans espérance à celui de Gaëtano, qui pouvait tout espérer, et elle plaignit le pauvre garçon plus tendrement qu'elle ne l'avait encore fait.

Cela rendit quelque courage au pauvre père: à la première entrevue qu'il eut avec sa fille, il lui ouvrit son coeur tout entier, il ne manquait à Gabriello que d'être l'époux de Gelsomina pour que Mario vît en lui un véritable enfant; le lien social seul manquait, car Gabriello avait depuis cinq mois, pour le vieillard, les soins, l'amour et le respect que le fils le plus tendre pourrait avoir pour son père.

Gelsomina tendit la main au vieillard, et lui demanda huit jours pour interroger son coeur.

Ces huit jours, Gelsomina les passa dans la prière et dans la solitude; elle aimait toujours Gaëtano, mais d'un amour qui n'avait plus rien de terrestre, et à la manière dont les enfants du ciel aimaient les fils de la terre. Elle sentait en elle, sinon le désir, du moins la force d'appartenir à un autre, et d'être une digne femme et une digne mère, comme elle avait été une sainte jeune fille.

Lorsque son père revint au jour indiqué, elle lui dit donc que, si son bonheur dépendait de son consentement, elle donnait ce consentement, sinon avec joie, du moins avec résignation. Le vieux Mario tomba presque aux genoux de sa fille, mais elle le prit dans ses bras et sourit à le voir si heureux.

Alors il lui demanda la permission de lui amener Gabriello le lendemain, mais elle lui répondit qu'elle n'avait pas besoin de le voir, qu'elle recevrait un mari des mains de son père, et que ce mari, quel qu'il fût, avait droit à son estime et à son dévouement; que ces deux sentiments étaient les seuls que l'on pouvait exiger d'elle, et que ce serait au temps d'en faire naître un autre.

Le mariage fut fixé à quinze jours; ces quinze jours, Gelsomina les passa en prières et en exercices religieux; puis, le matin du quinzième, elle quitta le couvent pour aller à l'église, où l'attendait son fiancé. Ce fut au pied de l'autel seulement qu'elle rencontra Gabriello, et comme elle ne l'avait vu que déguisé en juif, avec une barbe et une perruque, elle ne le reconnut pas.

Au retour, chacun félicita Gabriello sur son bonheur, chacun lui dit qu'il avait épousé une véritable sainte.

Mais lui se déroba à toutes ces félicitations; il avait une visite à faire.

On annonça au prince de G… que Gabriello l'attendait dans son antichambre.

—Faites entrer, dit le prince.

Gabriello entra.

—Eh bien! demanda le prince, où en sommes-nous? C'est demain que le terme expire.

—Et c'est ce soir que je vous livre Gelsomina, dit Gabriello.

—Et comment as-tu fait cela, démon? s'écria le prince.

—Monseigneur, c'est tout simple; voyant qu'elle était incorruptible, je l'ai épousée.

—Et?

—Et ce soir vous prendrez ma place, voilà tout. Un honnête homme n'a que sa parole; j'avais engagé la mienne à Votre Excellence, et je la tiens.

Le soir il fut fait ainsi qu'il avait été dit

Gelsomina ignora toujours cet infâme traité; ce qui ne l'empêcha pas de mourir au bout de trois ans de mariage, en laissant à Gabriello une fille qui a maintenant douze ans, et qu'il est prêt à vendre comme il a vendu sa mère.

On voit que l'honnête homme n'a pas volé son surnom d'il Signor Mercurio, dont il est si fier qu'il a complètement abandonné son nom de baptême et son nom de famille.

Quant à Gaëtano, lorsqu'il sut qu'il avait été trompé, et qu'en prenant une courtisane pour une marquise, il avait perdu ce trésor d'amour qu'on appelait Gelsomina, il entra dans une telle colère, qu'il donna à la Catanaise un coup de couteau dont elle faillit mourir.

Il en résulta pour lui une condamnation de vingt ans aux galères.

Nous le retrouvâmes un mois après à Vulcano, où, comme on dit en style de bagne, il faisait son temps.

SAINTE ROSALIE

Comme il signor Mercurio achevait son récit, Jadin, le baron S… et le vicomte de R… entrèrent; le garçon de l'hôtel leur avait procuré une fenêtre dans la rue del Cassero, et ils venaient me chercher pour l'occuper avec eux.

Ils sourirent en me voyant en tête-à-tête avec le signor Mercurio, qui, de son côté, à leur aspect, se retira le plus discrètement du monde, emportant les deux piastres dont j'avais payé son abominable histoire.

De mon côté, comme j'avais le sourire de ces messieurs sur le coeur, et que j'éprouvais pour cet homme un dégoût qu'ils ne pouvaient comprendre, puisqu'ils n'en connaissaient pas la cause, j'appelai le garçon, je lui déclarai que, si le signor Mercurio rentrait dans ma chambre, je quitterais à l'instant l'hôtel.

Cet ordre a porté ses fruits, et je suis certain qu'encore aujourd'hui je passe à Palerme pour un puritain de première classe.

Je ne demandai à ces messieurs que le temps de m'habiller. Comme la maison dans laquelle nous avions loué une fenêtre était à cinq cents pas à peine, nous ne jugeâmes pas à propos de faire atteler pour cela, et nous nous y rendîmes à pied.

La ville avait le même air de fête; les rues étaient encombrées de monde, il nous fallut près d'une heure pour faire ces cinq cents pas.

Enfin, nous atteignîmes la maison, nous montâmes au second étage, nous entrâmes en possession de notre fenêtre. Il y en avait deux dans la chambre mais l'autre était occupée par une famille anglaise; le locataire, auquel nous avions sous-loué, se tenait debout et prêt à en faire les honneurs.

La première chose qui me frappa en jetant les yeux sur la rue fut, au troisième étage de la maison en face de nous un énorme balcon, en manière de cage, tenant toute la largeur de la maison; sa forme était bombée comme celle d'un vieux secrétaire, et les grilles qui le composaient étaient assez serrées pour qu'on ne put voir que fort confusément au travers.

Je demandai au maître de la maison l'explication de cette singulière machine que j'avais déjà au reste remarquée à plusieurs autres maisons: c'était un balcon de religieuses.

Il y a aux environs de Palerme et à Palerme même, une vingtaine de couvents de filles nobles: en Sicile, comme partout ailleurs, les religieuses sont censées n'avoir plus aucun commerce avec le monde; mais en Sicile, pays indulgent par excellence, on leur permet de regarder le fruit défendu auquel elles ne doivent pas toucher. Elles peuvent donc, les jours de fête, venir prendre place, je ne dirai pas à ces balcons, mais dans ces balcons, ou elles se rendent de leur couvent, si éloigné qu'il soit, par des passages souterrains et par des escaliers dérobés. On m'a assuré que, lors de la révolution de 1820, quelques religieuses, plus patriotes que les autres, avaient, emportées par leur enthousiasme national, versé du haut de ce fort imprenable de l'eau bouillante sur les soldats napolitains.

A peine cette explication nous était-elle donnée, que la volière se remplit de ses oiseaux invisibles, qui se mirent aussitôt à caqueter à qui mieux mieux. Autant que j'en pus juger par le bruit et par le mouvement, le balcon devait bien contenir une cinquantaine de religieuses.

L'aspect qu'offrait Palerme était si vivant et si varié, que, quoique nous fussions venus au moins deux heures trop tôt, ces deux heures s'écoulèrent sans un seul moment d'ennui; enfin, au bruit d'une salve d'artillerie qui se fit entendre, à la rumeur qui courut par la ville, au mouvement qui se fit parmi les assistants, nous jugeâmes que le char se mettait en route.

Effectivement, nous commençâmes bientôt à l'apercevoir à l'extrémité de la rue del Cassero, au tiers de laquelle à peu près nous nous trouvions; il s'avançait lentement et majestueusement, traîné par cinquante boeufs blancs aux cornes dorées; sa hauteur atteignait celle des maisons les plus élevées, et outre les figures peintes ou modelées en carton et en cire dont il était couvert, il pouvait contenir sur ces deux différents étages, et sur une espèce de proue qui s'élançait en avant, pareille à celle d'un vaisseau, de cent quarante à cent cinquante personnes, les unes jouant de toutes sortes d'instruments, les autres chantant, les autres enfin jetant des fleurs.

Quoique cette énorme masse ne fût composée en grande partie que d'oripeaux et de clinquant, elle ne laissait point que d'être imposante. Notre hôte s'aperçut de l'effet favorable produit sur nous par la gigantesque machine; mais, secouant la tête avec douleur, au lieu de nous maintenir dans notre admiration, il se plaignit amèrement de la foi décroissante et de la lésinerie croissante de ses compatriotes. En effet, le char, qui aujourd'hui égale à peine en hauteur les toits des palais, dépassait autrefois les clochers des églises; il était si lourd, qu'il fallait cent boeufs au lieu de cinquante pour le traîner; il était si large et si chargé d'ornements, qu'il défonçait toujours une vingtaine de fenêtres. Enfin, il s'avançait au milieu d'une telle foule, qu'il était bien rare qu'en arrivant à la place de la Marine il n'y eût pas un certain nombre de personnes écrasées. Tout cela, on le comprend, donnait aux fêtes de sainte Rosalie une réputation bien supérieure à celle dont elles jouissent aujourd'hui, et flattait fort l'amour-propre des anciens Palermitains.

En effet, le char passa devant nous, nous nous aperçûmes que les autorités municipales ou ecclésiastiques de Palerme, je ne saurais trop dire lesquelles, avaient fort tiré à l'économie: ce que nous avions pris de loin pour de la soie était du simple calicot, les gazes des draperies étaient singulièrement fanées, et les ailes des anges avaient grand besoin d'être remplumées, vers leurs extrémités surtout, qui avaient fort souffert des ravages du temps et du frottement de la machine.

Immédiatement après le char, venaient les reliques de sainte Rosalie, enfermées dans une châsse d'argent et posées sur une espèce de catafalque porté par une douzaine de personnes qui se relayent et affectent de marcher cahin caha, à la manière des oies. Je demandai la cause de cette singulière façon de procéder, et l'on me répondit que cela tenait à ce que sainte Rosalie avait un léger défaut dans la tournure.

Derrière cette châsse, un spectacle bien plus étrange et bien plus inexplicable encore nous attendait: c'étaient les reliques de saint Jacques et de saint Philippe, je crois, portées par une quarantaine d'hommes, qui vont sans cesse courant à perdre haleine et s'arrêtant court. Ce temps d'arrêt leur sert à laisser former un intervalle d'une centaine de pas entre eux et les reliques de sainte Rosalie; aussitôt cet intervalle formé ils se remettent à courir de nouveau, et ne s'arrêtent que lorsqu'ils ne peuvent aller plus loin; alors ils s'arrêtent encore pour repartir un instant après, et ce transport des reliques des deux saints s'exécute ainsi, par courses et par haltes, depuis le moment du départ jusqu'au moment de l'arrivée. Cette espèce de mythe gymnastique fait allusion à un fait tout en l'honneur des deux élus: un jour qu'on transportait leur châsse, je ne sais pour quelle cause, d'un lieu à un autre, elle passa par hasard dans une rue que dévorait un incendie; les porteurs s'aperçurent qu'à mesure qu'ils s'avançaient, le feu s'éteignait; afin que le feu fît le moins de dégât possible, ils se mirent à courir; cette ingénieuse idée fut couronnée du plus entier succès. Partout où ce n'était qu'un incendie ordinaire, la flamme disparut aussitôt; seulement, là où l'incendie était le plus acharné, il fallut s'arrêter une ou deux minutes. De là les courses, de là les haltes. Comme on le comprend bien, cette aptitude des deux saints à combattre les incendies rend inutile à Palerme le corps royal des sapeurs-pompiers.

Après les reliques de saint Jacques et de saint Philippe venaient celles de saint Nicolas, portées par une dizaine d'hommes dansant et valsant. Cette façon de rendre hommage à la mémoire d'un saint nous ayant aussi paru assez étrange, nous en demandâmes l'explication: ce à quoi on nous répondit que, saint Nicolas étant de son vivant d'un naturel fort jovial, on n'avait rien trouvé de mieux que cette marche chorégraphique, qui rappelait parfaitement la gaieté de son caractère.

Derrière saint Nicolas ne venait rien autre chose que le peuple, lequel marchait comme il l'entendait.

Cette marche triomphale, qui avait commencé vers midi, ne fut guère achevée que sur les cinq heures. Alors les voitures circulèrent de nouveau dans les rues; la promenade de la Marine commençait.

La soirée offrit les mêmes délices que la veille. En général, les plaisirs italiens ne sont point variés: on fait aujourd'hui ce qu'on a fait hier, et l'on fera demain ce qu'on a fait aujourd'hui. Nous eûmes donc feu d'artifice, danses à la Flora, corso à minuit, et illuminations jusqu'à deux heures.

Tout en assistant aux honneurs rendus à sainte Rosalie à Palerme, nous avions lié, pour le lendemain, la partie d'aller faire un pèlerinage à sa chapelle, située au sommet du mont Pellegrino. En conséquence, nous avions commandé à la fois une voiture et des ânes; une voiture, pour aller tant que la route serait carrossable, et les ânes pour faire le reste du chemin.

Le mont Pellegrino n'est, à vrai dire, qu'un squelette de montagne; toute la terre végétale qui le couvrait autrefois a été successivement emportée dans la plaine par le vent ou par la pluie. Une route magnifique, posée sur des arcades et digne des anciens Romains, conduit à la moitié de sa hauteur, à peu près. Là, nous trouvâmes, comme nous l'avions ordonné d'avance, un relais de ces magnifiques ânes de Sicile qui, s'ils étaient transportés chez nous, feraient honte, non seulement à leurs confrères, mais encore à beaucoup de chevaux: c'est cette supériorité dans l'espèce qui leur vaut sans doute l'honneur de servir de montures aux dandys et aux gens de Palerme, quand ils vont faire leurs visites du matin.

Après une heure de montée, nous arrivâmes à la chapelle de Sainte-Rosalie, qui n'est rien autre chose que la grotte dans laquelle la sainte retirée du monde a vécu loin de ses séductions. Au-dessus de l'entrée de la grotte est son arbre généalogique parfaitement en règle, depuis Charlemagne jusqu'à Sinibaldo, père de la sainte.

Sainte Rosalie était fiancée au roi Roger, lorsqu'au lieu d'attendre tranquillement, dans la maison paternelle, son royal époux, elle s'enfuit un matin, et disparut pour ne plus revenir. Elle avait alors quatorze ans.

Sainte Rosalie se réfugia dans la caverne du mont Pellegrino, où elle vécut solitaire et mourut ignorée, se livrant à la méditation et conversant avec les anges. Au mois de juillet 1624, au milieu d'une peste terrible qui dévastait la ville de Palerme, un homme du peuple eut une vision. Il lui sembla qu'il se promenait hors des portes de Palerme, lorsqu'une colombe, descendant du ciel, se posa à quelques pas de lui: il alla à la colombe, mais la colombe reprit son vol et alla se poser à quelques pas plus loin; il la suivit de nouveau, et de vols en vols la colombe finit par entrer sous la grotte de sainte Rosalie, où elle disparut: alors le songeur se réveilla. Comme on le pense bien, il comprit qu'un pareil rêve n'était autre chose qu'une révélation. A peine fit-il jour, qu'il se leva, sortit de Palerme, et aperçut la colombe conductrice. Alors se renouvela en réalité la vision de la nuit. Le brave homme suivit la colombe sans la perdre de vue, et entra un instant après elle dans la grotte. La colombe avait disparu, mais il y trouva le corps de la sainte.

Ce corps était parfaitement conservé, et il semblait, quoique cinq siècles se fussent écoulés depuis le moment de sa mort, que l'élue du Seigneur vînt d'expirer à l'instant même; elle avait dû mourir à l'âge de vingt-huit ou trente ans.

L'homme à la colombe accourut en grande hâte à Palerme, et fit part à l'archevêque du songe qu'il avait fait, et de la précieuse trouvaille qui en avait été la suite. L'archevêque assembla aussitôt tout le clergé; puis, croix et bannières en tête, on alla chercher le corps de sainte Rosalie à la caverne qui lui avait servi de tombeau; et, après l'avoir posée sur un catafalque, on ramena à Palerme, où on le fit promener par les rues, porté sur les épaules de douze jeunes filles, vêtues de blanc, couronnées de fleurs, et tenant des palmes à la main. Le même jour la peste cessa: c'était le 15 juillet 1624.

Dès lors il devint impossible de douter que la fille de Sinibaldo ne fût une sainte, et, comme cette sainte avait sauvé la ville, on mit la ville sous sa protection. Depuis ce temps, son culte s'est maintenu avec une fleur de jeunesse et de poésie qui est le partage de bien peu d'élues.

L'entrée de la grotte est demeurée dans sa simplicité primitive; c'est une espèce de vestibule, taillé en plein roc et décoré de médaillons de Charles III, de Ferdinand 1er et de Marie-Caroline. Ce vestibule est séparé du sanctuaire par une ouverture qui va de la voûte au sommet de la montagne, et par laquelle pénètre le jour; des plantes et des fleurs grimpantes ont poussé dans cette gerçure, et retombent en guirlande dans l'intérieur de la caverne; à un certain moment de la journée, les rayons du soleil pénètrent par cette ouverture, et séparent le vestibule de la chapelle par un ardent rayon de lumière.

Le sanctuaire renferme deux autels.

Le premier à gauche est dédié à sainte Rosalie. Il s'élève à l'endroit même où fut retrouvé le corps de la sainte. Une statue en marbre, ouvrage de Caggini, a remplacé les reliques qu'on a enfermées dans une châsse. Cette statue représente une belle vierge couchée dans l'attitude d'une jeune fille qui dort; elle a la tête appuyée sur une de ses mains, et de l'autre tient un crucifix. La robe dont elle est enveloppée, et qui est un don du roi Charles III, a coûté 5 000 piastres; elle porte, de plus, un collier de diamants au cou, des bagues à tous les doigts, et sur la poitrine, pendues à un ruban noir et à un ruban bleu, les croix de Malte et de Marie-Thérèse. Près de la sainte sont une tête de mort, une écuelle, un bourdon, un livre et une discipline d'or massif; comme la robe, ces différents objets sont un don du roi Charles III.

Le second autel, situé au fond de la grotte, et en face de son ouverture, est placé sous l'invocation de la Vierge; mais, il faut le dire à la gloire de sainte Rosalie, tout dédié qu'il est à la mère du Christ, il est infiniment moins riche, infiniment moins beau, surtout infiniment moins fréquenté que le premier. Derrière cet autel se trouve la source où buvait la sainte.

La chapelle de Sainte-Rosalie est, comme nous l'avons dit, le refuge des amours persécutés. Si les amants qu'on veut séparer parviennent un beau matin à se réunir, et qu'on ne les rattrape pas dans le trajet qui sépare Palerme de la montagne, ils sont sauvés: une fois entrés dans la caverne, les droits des parents cessent, et ceux de la sainte commencent. Le prêtre leur demande s'ils veulent être unis, et sur leur réponse affirmative leur dit une messe: la messe finie, ils sont mariés; ils peuvent revenir au grand jour, et bras dessus, bras dessous, à Palerme. Les parents n'ont plus rien à dire.

Au moment où nous arrivions dans la chapelle, le prêtre accomplissait, selon toute probabilité, une union de ce genre: un jeune homme et une jeune fille étaient agenouillés devant l'autel, sans autre témoin de leur union que le sacristain qui servait la messe. Notre arrivée parut d'abord leur causer quelque inquiétude, mais, nous ayant reconnus pour étrangers, ils ne firent plus attention à nous. Nous nous agenouillâmes à quelques pas d'eux, en attendant que la messe fût dite.

La messe achevée, ils se levèrent, remercièrent le prêtre, sortirent de la grotte, montèrent sur leurs ânes et disparurent. Ils étaient mariés.

Nous interrogeâmes le prêtre, qui nous dit qu'il ne se passait guère de semaines sans qu'une cérémonie pareille s'accomplît.

En rentrant chez nous, nous trouvâmes pour le lendemain une invitation à dîner de la part du vice-roi, le prince de Campo-Franco; nous lui avions fait remettre la veille nos lettres de recommandation, et, avec cette politesse parfaite qu'on ne rencontre guère que chez les grands seigneurs italiens, il leur faisait honneur à l'instant même.

Le prince de Campo-Franco a quatre fils; c'est le second de ses fils, le comte de Lucchesi Palli, qui a épousé madame la duchesse de Berry: il était momentanément en Sicile pour y amener dans le caveau de sa famille le corps de la petite fille née pendant la captivité de Blaye, et qui venait de mourir.

Comme cette invitation à dîner était pour la maison de campagne du prince, située, comme presque toutes les villas des riches Palermitains, à la Bagherie, nous partîmes deux ou trois heures plus tôt qu'il n'était nécessaire, afin d'avoir le temps de visiter le fameux palais du prince de Palagonia, modèle du grotesque et miracle de folie.

La route que l'on prend pour se rendre à la Bagherie est la même que nous avions déjà suivie pour venir à Palerme. A un quart de lieue de la ville, on passe l'Orèthe, l'ancien Eleuthère de Ptolémée, et aujourd'hui le fiume del Amiraglio. Ce filet d'eau, majestueusement décoré du nom de fleuve, traversait autrefois la ville et se jetait dans le port; mais il a été détourné de son ancien lit, sur l'emplacement duquel on a bâti la rue de Tolède.

C'est aux environs de la Bagherie que Roger, comte de Sicile et de Calabre, remporta sur les Sarrasins, vers 1072, la grande bataille qui lui livra Palerme.

Notre voiture s'arrêta en face du palais du prince de Palagonia, que nous reconnûmes aussitôt aux monstres sans nombre qui garnissent les murailles, qui surmontent les portes, qui rampent dans le jardin; ce sont des bergers avec des têtes d'âne, des jeunes filles avec des têtes de cheval, des chats avec des figures de capucin, des enfants bicéphales, des hommes à quatre jambes, des solipèdes à quatre bras, une ménagerie d'êtres impossibles, auxquels le prince, à chaque grossesse de sa femme, priait Dieu de donner une réalité, en permettant que la princesse accouchât de quelque animal pareil à ceux qu'il avait soin de lui mettre sous les yeux pour amener cet heureux événement. Malheureusement pour le prince, Dieu eut le bon esprit de ne pas écouter sa prière, et la princesse accoucha tout bonnement d'enfants pareils à tous les autres enfants, si ce n'est qu'ils se trouvèrent ruinés un beau jour par la singulière folie de leur père.

Un autre caprice du prince était de se procurer toutes les cornes qu'il pouvait trouver: bois de cerf, bois de daim, cornes de boeufs, cornes de chèvre, défenses d'éléphant même, tout ce qui avait forme recourbée et pointue était bienvenu au château, et acheté par le prince presque sans marchander. Aussi, depuis l'antichambre jusqu'au boudoir, depuis la cave jusqu'au grenier, le palais était hérissé de cornes: les cornes avaient remplacé les patères, les portemanteaux, les pitons; les lustres pendaient à des cornes, les rideaux s'accrochaient à des cornes; les buffets, les ciels de lits, les bibliothèques, étaient surmontés de cornes. On aurait donné vingt-cinq louis d'une corne, que dans tout Palerme on ne l'aurait pas trouvée.

L'art n'a rien à faire dans une pareille débauche d'imagination: palais, cours, jardin, tout cela est d'un goût détestable, et ressemble à une maison bâtie par une colonie de fous. Jadin ne voulut pas même compromettre son crayon jusqu'à en faire un croquis.

Pendant que nous visitions le palais Palagonia, nous fûmes joints par le comte Alexandre, troisième fils du prince de Campo-Franco; il avait appris notre arrivée, et venait au-devant de nous, afin que nous eussions quelqu'un pour nous présenter à son père et à ses frères aînés que nous n'avions point encore vus.

La ville du prince de Campo-Franco est sans contredit, pour la situation surtout, une des plus délicieuses qui se puissent voir: les quatre fenêtres de la salle à manger s'ouvrent sur quatre points de vue différents, un de mer, un de montagne, un de plaine et un de forêt.

Le dîner fut magnifique, mais tout sicilien, c'est-à-dire qu'il y eut force glaces et quantité de fruits, mais fort peu de poisson et de viande. Nous dûmes paraître des ichtyophages et des carnivores de première force, car nous fûmes, Jadin et moi, à peu près les seuls qui mangèrent sérieusement.

Après le dîner on nous servit le café sur une terrasse couverte de fleurs; de cette terrasse on apercevait tout le golfe, une partie de Palerme, le mont Pellegrino, et enfin au milieu de la mer, au large, comme un brouillard flottant à l'horizon, l'île d'Alciuri. L'heure que nous passâmes sur cette terrasse, et pendant laquelle nous vîmes le soleil se coucher et le paysage traverser toutes les dégradations de lumière, depuis l'or vif jusqu'au bleu sombre, est une de ces heures indescriptibles qu'on retrouve dans sa mémoire en fermant les yeux, mais qu'on ne peut ni faire comprendre avec la plume, ni peindre avec le crayon.

A neuf heures du soir, par une nuit délicieuse, nous quittâmes la Bagherie, et nous revînmes à Palerme.

LE COUVENT DES CAPUCINS

La journée du lendemain était consacrée à des courses par la ville: un jeune homme, Arami, camarade de collège du marquis de Gargallo, et pour lequel ce dernier m'avait remis une lettre, devait nous accompagner, dîner avec nous, et de là nous conduire au théâtre, où il y avait opéra.

Nous commençâmes par les églises, le Dôme avait droit à notre première visite; nous l'avions déjà parcouru le jour de notre arrivée; mais, préoccupés de la scène qui s'y passait, nous n'avions pu en examiner les détails. Ces détails sont, au reste, peu importants et peu curieux, l'intérieur de la cathédrale ayant été remis à neuf: nous en revînmes donc bientôt aux sépulcres royaux qu'elle renferme.

Le premier est celui de Roger II, fils du grand comte Roger, et qui fut lui-même comte de Sicile et de Calabre en 1101, duc de Pouille et prince de Salerne en 1127, roi de Sicile en 1150; qui mourut enfin en 1154, après avoir conquis Corinthe et Athènes.

Le second est celui de Constance à la fois impératrice et reine: reine de Sicile par son père Roger; impératrice d'Allemagne par son mari, Henri VI, roi de Sicile lui-même en 1194, et mort en 1197.

Le troisième est celui de Frédéric II, père de Manfred, et grand-père de
Conradin, qui succéda à Henri VI et mourut en 1250.

Enfin, les quatrième et cinquième sont ceux de Constance, fille de Manfred, et de Pierre, roi d'Aragon.

En sortant du Dôme, nous traversâmes la place, et nous nous trouvâmes en face du Palais-Royal.

Le Palais-Royal est bâti sur les fondements de l'ancien Al Cassar sarrasin. Robert Guiscard et le grand comte Roger entourèrent de murailles la forteresse arabe, et s'en contentèrent momentanément; Roger, son fils, deuxième du nom, y éleva une église à saint Pierre et fit construire deux tours, nommées, l'une, la Pisana et l'autre la Greca. La première de ces deux tours renfermait les diamants et le trésor de la couronne; la seconde servait de prison d'État. Guillaume 1er trouva la demeure incommode et commença le Palazzo-Nuovo, qui fut achevé par son fils vers l'an 1170.

Nous venions voir principalement deux choses à Palazzo-Nuovo: les fameux béliers syracusains, qui y ont été transportés, et la chapelle de Saint-Pierre, qui, malgré ses sept cents ans d'existence, semble sortir de la main des mosaïstes grecs.

Nous cherchions de tous côtés les béliers, lorsqu'on nous les montra coquettement badigeonnés en bleu de ciel: nous demandâmes quel était l'ingénieux artiste qui avait eu l'idée de les peindre de cette agréable couleur; on nous répondit que c'était le marquis de Forcella. Nous demandâmes où il demeurait, pour lui envoyer nos cartes.

Il n'en est point ainsi de l'église de Saint-Pierre; elle est restée à la fois un miracle d'architecture et d'ornementation. Sans doute, le respect qu'on a eu pour elle tient à la tradition, tradition respectée et transmise par les Sarrasins eux-mêmes, et qui veut que saint Pierre, en se rendant de Jérusalem à Rome, ait consacré lui-même une petite chapelle souterraine, qui sert aujourd'hui de caveau mortuaire à l'église.

C'est dans cette chapelle que Marie-Amélie de Sicile épousa Louis-Philippe d'Orléans. C'est encore dans cette chapelle que fut baptisé le premier-né de leur fils, le duc d'Orléans actuel. En versant l'eau sainte sur le front de l'enfant, l'archevêque dit tout haut:

—Peut-être qu'en ce moment je baptise un futur roi de France.

—Ainsi soit-il! répondit le marquis de Gargallo, qui tenait, au nom de la ville de Palerme, l'enfant royal sur les fonts baptismaux.

Le roi Louis-Philippe n'a point oublié, sur le trône de France, la petite chapelle de Saint-Pierre, et, lors de son voyage en Sicile, le prince de Joinville lui fit don, au nom de son père, d'un magnifique ostensoir de vermeil, incrusté de topazes.

De cette chapelle presque souterraine on nous fit monter sur l'Observatoire; c'est du haut de cette terrasse que, grâce à l'instrument de Ramsden, Piazzi découvrit pour la première fois, le 1er janvier 1801, la planète de Cérès. Comme nous y allions dans un dessein beaucoup moins ambitieux, nous nous contentâmes, à l'orient, de voir les îles Lipari, pareilles à des taches noires et vaporeuses flottant à la surface de la mer, et, à l'occident, le village de Montreale, surmonté de son gigantesque monastère que nous devions visiter le lendemain.

Près du palais est la Porte Neuve, arc de triomphe élevé à Charles V, à l'occasion de ses victoires en Afrique.

Pour en finir avec les monuments, nous ordonnâmes à notre cocher de nous conduire aux deux châteaux sarrasins de Ziza et de Cuba: ces deux noms, à ce que nous assura notre cocher, habitué à conduire les voyageurs aux différentes curiosités de la ville, et par conséquent tout disposé à trancher du cicerone, étaient ceux des fils du dernier émir; mais Arami, auquel nous avions une confiance infiniment plus grande, nous dit qu'aucune tradition importante ne se rapportait à ces deux monuments.

Le palais Ziza est le mieux conservé des deux; on y voit encore une grande salle mauresque à plafond en ogive, décorée d'arabesques et de mosaïques. Une fontaine qui jaillit dans deux bassins octogones continue de rafraîchir cette salle, aujourd'hui solitaire et abandonnée. Dans les autres pièces, l'ornementation arabe a disparu sous de mauvaises fresques. Quant au château de Cuba, c'est aujourd'hui la caserne de Borgognoni.

Près des deux châteaux mauresques s'est élevé un monastère chrétien en grande réputation, non seulement à Palerme, mais par toute la Sicile; c'est le couvent des capucins. Ce qui lui a valu cette renommée, c'est surtout la singulière propriété qu'ont ses caveaux de momifier les cadavres, et de les conserver ainsi exempts de corruption jusqu'à ce qu'ils tombent en poussière.

Aussi, dès que nous arrivâmes au couvent, le père gardien, habitué aux visites quotidiennes qu'il reçoit des étrangers, nous conduisit-il à ses catacombes; nous descendîmes trente marches, et nous nous trouvâmes dans un immense caveau souterrain, taillé en croix, éclairé par des ouvertues pratiquées dans la voûte, et où nous attendait un spectacle dont rien ne peut donner une idée.

Qu'on se figure douze ou quinze cents cadavres réduits à l'état de momies, grimaçant à qui mieux mieux, les uns semblant rire, les autres paraissant pleurer, ceux-ci ouvrant la bouche démesurément, pour tirer une langue noire entre deux mâchoires édentées, ceux-là serrant les lèvres convulsivement, allongés, rabougris, tordus, luxés, caricatures humaines, cauchemars palpables, spectres mille fois plus hideux que les squelettes pendus dans un cabinet d'anatomie, tous revêtus de robe de capucins, que trouent leurs membres disloqués, et portant aux mains une étiquette sur laquelle on lit leur nom, la date de leur naissance et celle de leur mort. Parmi tous ces cadavres est celui d'un Français nommé Jean d'Esachard, mort le 4 novembre 1831, âgé de cent deux ans.

Le cadavre le plus rapproché de la porte, et qui, de son vivant, s'appelait Francesco Tollari, porte à la main un bâton. Nous demandâmes au gardien de nous expliquer ce symbole; il nous répondit que, comme le susdit Francesco Tollari était le plus près de la porte, on l'avait élevé à la dignité de concierge, et qu'on lui avait mis un bâton à la main pour qu'il empêchât les autres de sortir.

Cette explication nous mit fort à notre aise; elle nous indiquait le degré de respect que les bons moines portaient eux-mêmes à leurs pensionnaires; dans les autres pays, on rit de la mort; eux riaient des morts: c'était un progrès.

En effet, il faut avouer que, dans cette collection de momies, celles qui ne sont pas hideuses sont risibles. Il est difficile à nous autres gens du nord, avec notre culte sombre et poétique pour les trépassés, de comprendre qu'on se fasse un jeu de ces pauvres corps dont l'âme est partie, qu'on les habille, qu'on les coiffe, qu'on les farde comme des mannequins; que, lorsque quelque membre se déjette par trop, on casse ce membre, et on le raccommode avec du fil de fer, sans craindre, avec ce sentiment éternel qui réagit en nous contre le néant, que le cadavre n'éprouve une souffrance physique, ou que l'âme qui plane au-dessus de lui ne s'indigne aux transformations qu'on lui fait subir. J'essayai de faire part de toutes ces sensations à notre compagnon; mais Arami était sicilien, habitué dès l'enfance à regarder comme un honneur rendu à la mémoire ce que nous regardons comme une profanation du tombeau.

Il ne comprit pas plus notre susceptibilité, que nous son insouciance. Alors nous en prîmes notre parti; et comme la chose était curieuse au fond, convaincus que ce qui ne blessait pas les vivants ne devait pas blesser les morts, nous continuâmes notre visite.

Les momies sont disposées, tantôt sur deux et tantôt sur trois rangs de hauteur, alignées côte à côte, sur des planches en saillie, de manière à ce que celles du premier rang servent de cariatides à celles du second, et celles du second au troisième. Sous les pieds des momies du premier rang sont trois étages de coffres en bois, plus ou moins précieux, décorés plus ou moins richement d'armoiries, de chiffres, de couronnes. Ils renferment les morts pour lesquels les parents ont consenti à faire la dépense d'une bière; ces bières ne se clouent pas comme les nôtres, pour l'éternité, mais elles ont une porte, et cette porte a une serrure dont les parents possèdent la clef. De temps en temps les héritiers viennent voir si ceux dont ils mangent la fortune sont toujours là: ils voient leur oncle, leur grand-père ou leur femme, qui leur fait la grimace, et cela les rassure.

Aussi feriez-vous le tour de la Sicile sans entendre raconter une seule de ces poétiques histoires de fantômes qui font la terreur des longues veillées septentrionales. Pour l'habitant du midi, l'homme mort est bien mort; pas d'heure de minuit à laquelle il se lève, pas de chant du coq auquel il se recouche: le moyen de croire aux revenants, quand on tient les revenants sous clef, et qu'on a cette clef dans sa poche!

Parmi ces morts, il y a des comtes, des marquis, des princes, des maréchaux de camp dans leurs cuirasses: le plus curieux de tous ceux qui composent cette société aristocratique est sans contredit un roi de Tunis qui, poussé à Palerme par un coup de vent, tomba malade au couvent des capucins et y mourut; mais avant de mourir, touché par la grâce, il se convertit et reçut le baptême. Cette conversion, comme on le pense bien, fit grand bruit, l'empereur d'Autriche lui-même ayant consenti à être son parrain. Aussi les capucins, afin de perpétuer l'honneur qui en rejaillissait sur leur couvent, se sont-ils mis en frais pour le royal néophyte. Sa tête et ses mains sont posées sur une espèce de tablette surmontée d'un dais en calicot; la tête porte une couronne de papier, et la main gauche tient en guise de sceptre un bâton de chaise doré; au-dessous de cette singulière châsse on lit cette inscription, qui renferme toute l'histoire du roi de Tunis:

     Naccui in Tunisi re, venuto a sorte in Palermo,
                 Abbraciai la santa fede
          La fede e il viver bene salva mi in morte.
             Don Filippo d'Austria, re di Tunizzi,
            Mori a Palermo.—20 settembre 1622
.

[Note: «Je naquis roi à Tunis. Poussé par le sort à Palerme, j'embrassai la sainte foi. La sainte foi et la bonne vie me sauvèrent à l'heure de la mort.

«Don Philippe d'Autriche, roi de Tunis, mourut à Palerme le 20 septembre 1622.

Il y a peut-être bien une petite faute de langue à la troisième ligne; mais, en sa qualité de roi de Tunis, don Philippe d'Autriche est excusable de ne point parler le pur italien.]

Outre ces niches destinées au commun des martyrs, outre les caisses réservées à l'aristocratie, il y a encore un des bras de cette immense croix funéraire qui forme une espèce de caveau particulier: c'est celui des dames de la haute aristocratie palermitaine.

C'est là peut-être que la mort est la plus hideuse: car c'est là qu'elle est la plus parée; les cadavres, couchés sous des cloches de verre, y sont habillés de leurs plus riches habits: les femmes, en parures de bal ou de cour; les jeunes filles, avec leurs robes blanches et avec leurs couronnes de vierges. On peut à peine supporter la vue de ces visages coiffés de bonnets enrubannés, de ces bras desséchés sortant d'une manche de satin bleu ou rose, pour allonger leurs doigts osseux dans des gants quatre fois trop larges, de ces pieds chaussés de souliers de taffetas et dont on aperçoit les nerfs et les os à travers des bas de soie à jour. L'un de ces cadavres, horrible à voir, tenait à la main une palme, et avait cette épitaphe écrite sur la plinthe de son lit mortuaire:

       Saper vuoi dichi ciacce, il senso vero: Antonia
                        Pedoche fior
             Passaggiero visse anni XX e mon a XXV
                       Settembre 1834
.

Un autre cadavre non moins affreux à voir, enseveli avec une robe de crêpe, une couronne de roses et un oreiller de dentelles, est celui de la signora D. Maria Amaldi e Ventimiglia, marchesina di Spataro, morte le 7 août 1834, à l'âge de vingt-neuf ans. Ce cadavre était tout jonché de fleurs fraîches; le gardien des capucins, que nous interrogeâmes, nous dit que ces fleurs étaient renouvelées tous les jours, par le baron P… qui l'avait aimée. C'était un terrible amour que celui qui résistait depuis deux ans à une pareille vue.

Nous étions dans ces catacombes depuis deux heures à peu près, et nous pensions avoir tout vu, lorsque le gardien nous dit qu'il nous avait gardé pour la fin quelque chose de plus curieux encore. Nous lui demandâmes avec inquiétude ce que ce pouvait être, car nous croyions avoir atteint les bornes du hideux, et nous apprîmes qu'après avoir vu les cadavres arrivés à un état complet de dessiccation, il nous restait à voir ceux qui étaient en train de sécher. Nous étions allés trop loin déjà pour reculer en si beau chemin; nous lui dîmes de marcher devant nous, et que nous étions prêts à le suivre.

Il alluma donc une torche; et, après avoir fait une douzaine de pas dans un des corridors, il ouvrit un petit caveau entièrement privé de jour, et y entra le premier son flambeau à la main. Alors, à la lueur rougeâtre de ce flambeau, nous aperçûmes un des plus horribles spectacles qui se puissent voir; c'était un cadavre entièrement nu, attaché sur une espèce de grille de fer, ayant les pieds nus, les mains et les mâchoires liés, afin d'empêcher autant que possible les nerfs de ces différentes parties de se contracter; un ruisseau d'eau vive coulait au-dessous de lui, et opérait cette dessiccation, dont le terme est ordinairement de six mois: ces six mois écoulés, le défunt passe à l'état de momie, est rhabillé et remis à sa place, où il restera jusqu'au jour du jugement dernier. Il y a quatre de ces caveaux qui peuvent contenir chacun trois ou quatre cadavres; on les appelle les pourrissoirs

Les hôtes de cet ossuaire ont, comme les autres morts, leur jour de fête; alors on les habille avec leurs habits du dimanche, du linge blanc, des bouquets au côté, et l'on ouvre les portes des catacombes à leurs parents et à leurs amis. Quelques-uns cependant conservent leur robe de bure et leur air morne. Les parents, qui se doutent de ce qui les attriste, se hâtent de leur demander s'ils ont besoin de quelque chose, et si une messe ou deux peut leur être agréable. Les morts répondent par un signe de tête, ou par un signe de main, que c'est cela qu'ils désirent. Les parents paient un certain nombre de messes au couvent, et si ce nombre est suffisant, ils ont la satisfaction, l'année suivante, de voir les pauvres patients fleuris et endimanchés, en signe qu'ils sont sortis du purgatoire et jouissent de la béatitude éternelle.

Tout cela n'est-il pas une bien étrange profanation des choses les plus saintes? Et notre tombe, à nous, ne rend-elle pas bien plus religieusement à la poussière ce corps fait de poussière, et qui doit redevenir poussière?

J'avoue que je revis avec plaisir le jour, l'air, la lumière et les fleurs; il me semblait que je m'éveillais après un effroyable cauchemar, et, quoique je n'eusse touché à aucun des habitants de cette triste demeure, j'étais comme poursuivi par une odeur cadavéreuse dont je ne pouvais me débarrasser. En arrivant à la porte de la ville, notre cocher s'arrêta pour laisser passer une litière, précédée d'un homme tenant une sonnette et suivie de deux autres litières: c'était un homme qu'on portait aux Capucins. Cette manière de transporter les trépassés, assis, habillés et fardés, dans une chaise à porteurs, me parut digne du reste. Les deux litières qui suivaient la première étaient occupées, l'une par le curé, l'autre par son sacristain.

Je fis un des plus mauvais dîners de ma vie, non pas que celui de l'hôtel fût mauvais, mais j'étais poursuivi par l'image du mort que je venais de voir sécher sur le gril. Quant à Arami, il mangea comme si de rien n'était.

Après le dîner nous allâmes au théâtre; deux des principaux seigneurs de Sicile s'étaient faits entrepreneurs, et étaient parvenus à réunir une assez bonne troupe: on jouait Norma, ce chef-d'oeuvre de Bellini.

J'avais déjà beaucoup entendu parler de l'habitude qu'ont les Siciliens de dialoguer par gestes, d'un bout à l'autre d'une place, ou du haut en bas d'une salle; cette science, dont la langue des sourds-muets n'est que l'a, b, c, remonte, s'il faut en croire les traditions, à Denys le Tyran: il avait prohibé sous des peines sévères les réunions et les conversations, il en résulta que ses sujets cherchèrent un moyen de communication qui remplaçât la parole. Dans les entr'actes, je voyais des conversations très animées s'établir entre l'orchestre et les loges; Arami surtout avait reconnu dans une avant-scène un de ses amis, qu'il n'avait pas vu depuis trois ans, et il lui faisait avec les yeux, et quelquefois avec les mains, des récits qui, à en juger par les gestes pressés de notre compagnon, devaient être du plus haut intérêt. Cette conversation terminée, je lui demandai si sans indiscrétion je pouvais connaître les événements qui avaient paru si fort l'émouvoir. «Oh! mon Dieu! oui, me répondit-il; celui avec qui je causais est de mes bons amis, absent de Palerme depuis trois ans, et il m'a raconté qu'il s'était marié à Naples; puis qu'il avait voyagé avec sa femme en Autriche et en France. Là, sa femme est accouchée d'une fille, que malheureusement il a perdue. Il est arrivé par le bateau à vapeur d'hier; mais, comme sa femme a beaucoup souffert du mal de mer, elle est restée au lit, et lui seul est venu au spectacle.

—Mon cher, dis-je à Arami, si vous voulez bien que je vous croie, il faudra que vous me fassiez un plaisir.

—Lequel?

—C'est d'abord de ne pas me quitter de la soirée, pour que je sois sûr que vous n'irez pas faire la leçon à votre ami, et, quand nous le joindrons au foyer, de le prier de nous répéter tout haut ce qu'il vous a dit tout bas.

—Volontiers, dit Arami.

La toile se releva; on joua le second acte de Norma, puis, la toile baissée, les acteurs redemandés selon l'usage, nous allâmes au foyer, où nous rencontrâmes le voyageur.

—Mon cher, lui dit Arami, je n'ai pas parfaitement compris ce que tu voulais me dire, fais-moi le plaisir de me le répéter.

Le voyageur répéta son histoire mot pour mot, et sans changer une syllabe à la traduction qu'Arami m'avait faite de ses signes. C'était véritablement miraculeux.

Je vis six semaines après un second exemple de cette faculté de muette communication; c'était à Naples. Je me promenais avec un jeune homme de Syracuse, nous passâmes devant une sentinelle; ce soldat et mon compagnon échangèrent deux ou trois grimaces, que dans tout autre temps je n'eusse pas même remarquées, mais auxquelles les exemples que j'avais vus me firent donner quelque attention.

—Pauvre diable! murmura mon compagnon.

—Que vous a-t-il donc dit? lui demandai-je.

—Eh bien! j'ai cru le reconnaître pour Sicilien, et je me suis informé en passant de quelle ville il était; il m'a dit qu'il était de Syracuse et qu'il me connaissait parfaitement. Alors je lui ai demandé comment il se trouvait du service napolitain, et il m'a dit qu'il s'en trouvait si mal que, si ses chefs continuaient de le traiter comme ils le faisaient, il finirait certainement par déserter. Je lui ai fait signe alors que, si jamais il en était réduit à cette extrémité, il pouvait compter sur moi, et que je l'aiderais autant qu'il serait en mon pouvoir. Le pauvre diable m'a remercié de tout son coeur, je ne doute pas qu'un jour ou l'autre je ne le voie arriver.

Trois jours après, j'étais chez mon Syracusain, lorsqu'on vint le prévenir qu'un homme qui n'avait pas voulu dire son nom le demandait; il sortit, et me laissa seul dix minutes à peu près.—Eh bien! fit-il en rentrant, quand je l'avais dit!

—Quoi?

—Que le pauvre diable déserterait.

—Ah! ah! c'est votre soldat qui vient de vous faire demander?

—Lui-même; il y a une heure, son sergent à levé la main sur lui, et le soldat a passé son sabre au travers du corps de son sergent. Or, comme il ne se soucie pas d'être fusillé, il est venu me demander deux ou trois ducats: après-demain il sera dans les montagnes de la Calabre, et dans quinze jours en Sicile.

—Eh bien! mais une fois en Sicile que fera-t-il? demandai-je.

—Heu! dit le Syracusain avec un geste impossible à rendre; il se fera bandit.

J'espère que le compatriote de mon ami n'a pas fait mentir la prédiction susdite, et qu'il exerce à cette heure honorablement son état entre Girgenti et Palerme.

GRECS ET NORMANDS

Le lendemain, nous partîmes pour Ségeste, avec l'intention de nous arrêter au retour à Montreale.

Il y a huit lieues, à peu près, de Palerme au tombeau de Cérès, et cependant on nous prévint de prendre pour faire cette petite course les précautions que nous avions déjà prises pour venir de Girgenti, les voleurs affectionnant singulièrement cette route, déserte pour la plupart du temps il est vrai, mais immanquablement parcourue par tous les étrangers qui arrivent à Palerme. Les voleurs sont donc sûrs, quand il leur tombe un voyageur sous la main, qu'il en vaut la peine, et, au défaut de la quantité, ils se retirent sur la qualité.

Nous étions cinq hommes bien armés, et Milord, qui en valait bien un sixième; nous n'avions donc pas grand-chose à craindre. Nous prîmes place dans la calèche découverte, nos fusils à deux coups entre les jambes, à l'exception d'un seul, qui s'assit près du cocher, sa carabine en bandoulière. Milord suivit la voiture, montrant les dents, et, moyennent ces précautions, nous arrivâmes au lieu de notre destination sans accident.

Jusqu'à Montreale la route est délicieuse; c'est ce que les anciens appelaient la conque d'or, c'est-à-dire un vaste bassin d'émeraude tout bariolé de lauriers roses, de myrtes et d'orangers, au-dessus desquels s'élève de place en place quelque beau palmier balançant son panache africain. Au-delà de Montreale, sur le versant de la colline qui regarde Aliamo, tout change d'aspect, la végétation tarit, la verdure s'efface, l'herbe parasite reprend ses droits, et l'on se trouve dans le désert.

Au détour du chemin, dans une des positions les plus pittoresques du monde, seul resté debout entre tous les monuments de l'ancienne ville, on aperçoit le temple de Cérès, situé sur une espèce de plate-forme d'où il domine le désert, triste et mélancolique vestige d'une civilisation disparue.

Un prince troyen, nommé Hippotès, avait une fille fort belle, nommée Égeste, qu'il exposa dans une barque sur la mer, de peur que le sort ne la désignât pour être dévorée par le monstre marin que Neptune avait suscité contre Laomédon, lequel avait oublié de payer au susdit dieu la somme convenue pour l'érection des murailles de Troie. Or, la première victime offerte au monstre avait été Hésione, fille du débiteur oublieux; mais Hercule, qui l'avait rencontrée sur sa route, l'avait délivrée en passant, et le monstre, resté à jeun, avait fait aux Troyens cette dure condition: qu'on lui donnerait à dévorer une jeune fille tous les ans. Les pères et mères avaient fort crié, mais ventre affamé n'a point d'oreilles; le monstre avait tenu bon, et il avait fallu passer par où il avait voulu.

Hippotès, dans la crainte que le sort ne tombât sur sa fille, et qu'un autre Hercule ne se trouvât pas sur les lieux pour la délivrer, avait donc préféré la mettre dans une barque pleine de provisions, et pousser la barque à la mer. A peine y était-elle, qu'une jolie brise des Dardanelles s'était élevée, et avait poussé le bateau tant et si bien, qu'il avait fini par aborder près de Drépanum, à l'embouchure du fleuve Crynise. Le Crynise était un des fleuves les plus galants de l'époque; c'était le cousin du Scamandre et le beau-frère de l'Alphée. Il n'eut pas plutôt vu la belle Égeste, qu'il se déguisa en chien noir et vint lui faire sa cour. Égeste aimait beaucoup les chiens, elle caressa fort celui qui venait au-devant d'elle; puis, s'étant assise au pied d'un arbre, elle mangea quelques grenades qu'elle avait cueillies sur le rivage, et s'endormit, le chien à ses genoux.

Pendant son sommeil, elle fit un de ces rêves comme en avaient fait Léda et Europe, et, neuf mois après, elle accoucha de deux fils qu'elle nomma, l'un Éole, qu'il ne faut pas confondre avec le dieu des vents, et l'autre Aceste. L'histoire ne dit pas ce que devint Éole; quant à Aceste, il bâtit une ville sur le rivage de son père, et, comme c'était un fils pieux, il l'appela Égeste du nom de sa mère.

La ville était déjà presque entièrement construite, lorsqu'Énée, chassé de Troie, aborda à son tour à Drépanum. Il envoya quelques-uns de ses lieutenants pour explorer le pays, et ceux-ci lui rapportèrent qu'ils venaient de rencontrer un peuple de la même origine qu'eux, et parlant leur idiome. Énée descendit à terre aussitôt, s'avança vers la ville, et trouva Aceste au milieu de ses ouvriers; les deux princes se saluèrent, se nommèrent, et reconnurent qu'ils étaient cousins issus de germain.

Tous ceux qui ont expliqué le cinquième livre de l'Énéide, savent comment le héros troyen, ayant eu le malheur de perdre son père, célébra des jeux en son honneur, sur le mont Erix, et comment le bon roi Aceste fut choisi par lui pour être le juge de ces jeux. C'est à peu près la dernière mention qu'on trouve de lui dans l'histoire.

Ce sage roi mort, ses sujets n'eurent rien de plus pressé que de se disputer avec les Sélinuntins, à propos de quelques arpents de terre qui se trouvaient entre les deux villes. Une guerre acharnée éclata entre les deux peuples. Il est fort difficile de préciser le temps que dura cette guerre. Enfin, Sélinunte s'étant alliée avec Syracuse, Égeste s'allia avec Leontium. Cette alliance ne rassura pas, à ce qu'il paraît, le pauvre petit peuple, car il envoya demander des secours aux Athéniens.

Les Athéniens étaient fort obligeants quand on les payait bien; ils résolurent de s'assurer d'abord des moyens pécuniaires des Égestains, puis de les secourir après, s'il y avait lieu. Ils envoyèrent des députés, à qui on fit voir une certaine quantité de vases d'or et d'argent renfermés dans le temple de Vénus Érycine; les députés reconnurent qu'Athènes pouvait faire ses frais, et Athènes envoya Nicias, qui commença par demander une avance de trente talents: c'était une vingtaine de mille francs de notre monnaie. Les Égestains trouvèrent la chose raisonnable et payèrent. Nicias joignit alors sa cavalerie à la leur, et s'empara de la ville d'Hycare, dont il fit vendre les habitants: cette vente produisit cent vingt talents, quatre-vingt mille francs à peu près, dont il oublia de donner la moitié aux Égestains. Au nombre des femmes vendues, il y avait une jeune fille de douze ans déjà célèbre pour sa beauté. Cette jeune fille, transportée à Corinthe, fut depuis la célèbre Laïs, dont la beauté obtint bientôt une telle réputation, que les peintres, dit Athénée, venaient la trouver en foule pour s'inspirer de cet illustre modèle. Mais tous n'étaient point admis en sa présence, et sa vue coûtait quelquefois si cher, que du prix qu'elle y mettait est venu le proverbe: il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Corinthe.

Mais le triomphe d'Égeste ne fut pas long; Nicias fut battu, pris par les Syracusains, et condamné à mort. Égeste retomba sous la domination de Sélinunte, et demeura dans cet état d'asservissement jusqu'à ce que Annibal l'Ancien petit-fils d'Amilcar, eût détruit Sélinunte après huit jours d'assaut. Égeste fit alors naturellement partie du bagage du vainqueur. Lors de la première guerre punique, elle se souvint qu'elle était du même sang que les Romains et se révolta; les Carthaginois n'étaient pas pour les demi-mesures: ils rasèrent la ville, et transportèrent à Carthage tout ce qu'ils y trouvèrent de précieux.

Les Romains triomphèrent; la malheureuse ville agonisante se reprit alors à la vie. Soutenue par le sénat, qui lui donna avec la liberté un riche et vaste territoire, et qui ajouta un S à son nom, pour éloigner de ce nom l'idée du mot egestas, qui veut dire pauvreté, elle releva ses maisons, ses temples et ses murailles. Mais ses murailles étaient à peine relevées, qu'elle eut l'imprudent courage de refuser à Agathocle le tribut qu'il demandait. Ce fut la fin de Ségeste; le tyran la condamna à mort à l'exécuta comme un seul homme: un jour suffit à sa destruction, et, pour en perpétuer le souvenir, il défendit aux peuples environnants d'appeler la place où avait été Ségeste autrement que Dicépolis, c'est-à-dire la ville du châtiment.

Un seul temple survécut à l'anéantissement général: c'est celui qui est encore debout, et que l'on croît consacré à Cérès. C'est dans ce temple qu'était la fameuse statue en bronze de Cérès, qui, prise par les Carthaginois lorsqu'ils rasèrent la ville, fut rendue aux Ségestains par Scipion l'Africain, et plus tard enlevée définitivement par Verrès pendant sa préture.

Deux petits ruisseaux, que nous traversâmes à sec et qui prennent un filet d'eau l'hiver, avaient été appelés le Scamandre et le Simoïs, en souvenir des deux fleuves troyens. Le Simoïs est aujourd'hui il fiume San-Bartolo; l'autre n'a plus même de nom.

Jadin prit une vue du temple; nous laissâmes auprès de lui, pour le garder, un des hommes de notre escorte, armé d'un fusil qui ne le quittait jamais le jour, et près duquel il couchait la nuit; nous nous mîmes ensuite à chasser au milieu d'immenses plaines couvertes de chardons et de fenouil. Malgré l'admirable disposition du terrain pour la chasse, je ne rencontrai que deux couleuvres, que je tuai, l'une d'un coup de talon de botte, et l'autre d'un coup de fusil.

Tout en chassant, nous arrivâmes aux ruines d'un théâtre, mais c'était si peu de chose auprès de ceux d'Orange, de Taormine et de Syracuse, que nous ne nous occupâmes que de la vue qu'on découvre du haut de ses marches. On domine la baie de Castellamare, l'ancien port de Ségeste.

Il était trop tard pour que notre cocher voulût revenir le même soir à Palerme: tout ce qu'il consentit à faire pour nous fut de nous donner le choix, d'aller coucher à Calatani, ou à Aliamo. Sur l'assurance que nous donnèrent les gardiens du temple, que le curé d'Aliamo tenait auberge, et que cette auberge était habitable, nous nous décidâmes pour cette dernière ville. Je porte trop de respect à l'Église pour rien dire de l'auberge du curé d'Aliamo. Nous en partîmes le lendemain matin à six heures; à neuf heures nous étions à Montreale. Nous nous y arrêtâmes pour déjeuner, puis nous allâmes visiter le Dôme.

Le Dôme de Montreale est peut-être le monument qui offre l'alliance la plus précieuse des architectures grecque, normande et sarrasine. Guillaume le Bon le fonda vers l'an 1180, à la suite d'une vision: fatigué de la chasse, il s'était endormi sous un arbre; la Vierge lui apparut et lui révéla qu'au pied de cet arbre il y avait un trésor; Guillaume fouilla la terre; il trouva le trésor, et bâtit le Dôme. Les portes furent faites sur le modèle de celles de Saint-Jean, à Florence, en 1186; cette inscription, gravée sur l'une d'elles, ne laisse pas de doute sur leur auteur: Bonanus, civis Pisanus, me fecit. «Bonano, citoyen de Pisé, me fit.»

Guillaume ordonna que son tombeau serait élevé dans le temple qu'il avait fait bâtir, et y fit transporter ceux de Marguerite sa mère, de Guillaume le Mauvais, son père, et de Roger et Henri ses frères, morts, l'un à l'âge de huit ans, l'autre à l'âge de treize ans. Son voeu fut d'abord accompli, mais d'une étrange sorte, car, étant mort tout à coup d'une fièvre qui le prit à son retour de Syrie, âgé de trente-six ans, et après vingt-quatre ans de règne, il fut couché par son successeur, Tancrède le Bâtard, dans une simple fosse creusée au pied du tombeau de son père Guillaume le Mauvais. Ce ne fut qu'en 1575 que ses ossements furent exhumés par l'archevêque don Luis de Torre, et déposés dans une tombe de marbre blanc, élevée sur une estrade de même matière. Une pyramide s'élevait sur ce tombeau, et sur une des faces de la pyramide était gravé ce passage du psaume cent dix-septième, que les rois normands avaient adopté pour leur devise: Dextera Domini fecit virtutem.

En 1811, le feu prit au Dôme: une partie de la voûte s'écroula et endommagea plus ou moins les tombeaux; ceux de Marguerite, de Roger et d'Henri furent entièrement brisés: leurs ossements, recueillis immédiatement, n'offrirent rien de particulier; le tombeau de Guillaume II ne contenait qu'un crâne, auquel pendait une longue mèche de cheveux roux. Ce signe indélébile de la race normande et quelques autres débris étaient couverts d'un drap de soie couleur d'or. Ces ossements se trouvaient enfermés dans une caisse en bois peinte en bleu, toute parsemée d'étoiles et marquée d'une croix rouge. Le corps ne paraissait pas même avoir été embaumé, car une relation de sa première exhumation, en 1575, atteste qu'à cette époque il n'était guère en meilleur état que lorsqu'il fut retrouvé en 1811. Mais le tombeau qui attira plus spécialement l'attention des antiquaires, fut celui de Guillaume le Mauvais. A l'ouverture du sarcophage, on trouva d'abord une caisse de cyprès enveloppée d'une espèce de drap de satin de couleur feuille morte, et, cette caisse ouverte, on découvrit le cadavre du roi parfaitement conservé, quoique six siècles et demi se fussent écoulés depuis son inhumation. Conforme à la description donnée par l'histoire, il avait près de six pieds de long. Le visage et tous les membres étaient intacts, moins la main droite qui manquait; une barbe rousse, à laquelle se réunissaient des moustaches pendantes, descendait jusque sur sa poitrine; les cheveux étaient de la même couleur, et quelques mèches, arrachées du crâne, étaient éparpillées dans le côté gauche de la bière. Le cadavre était couvert de trois tuniques superposées: la première était une espèce de longue veste avec des manches de drap de satin de couleur d'or, qui conservait encore un beau lustre; elle partait du cou et descendait jusqu'aux mollets en bouffant sur les hanches. Sous cette veste était un autre vêtement de lin qui, partant du cou comme le premier, descendait jusqu'à mi-jambe; il était en tout semblable à une aube de prêtre; cette espèce d'aube était serrée autour de la taille par une ceinture de soie couleur d'or dont les deux bouts se réunissaient sur le nombril au moyen d'une boucle. Enfin, sous ce vêtement était une chemise qui partait également du cou, mais qui couvrait tout le corps. Les jambes étaient chaussées de longues bottes de drap qui montaient presque jusqu'au haut des cuisses, et qui, à leur partie supérieure, étaient rabattues sur une largeur de trois pouces. La couleur de ce drap était feuille morte, et il paraissait avoir fait partie du même morceau qui recouvrait la bière. La main gauche, la seule qui restât, était nue, et tout auprès on voyait le gant de la main droite; ce gant était en soie tricotée de couleur d'or, et sans aucune couture.

Vers une des extrémités de la caisse, on retrouva une petite monnaie de cuivre; au centre était une aigle couronnée, et au-dessus de cette aigle, une croix et quelques lettres dont on ne put retrouver la signification.

Il y avait peu de différence entre le costume de Guillaume et ceux qui revêtaient les cadavres de Henri et de Frédéric II, retrouvés à Palerme, en 1784, ce qui prouve que ce costume était l'habit royal des souverains normands.

Près du Dôme est l'abbaye, et attenant à l'abbaye est le cloître, merveilleuse construction de style arabe, soutenue par deux cent seize colonnes, dont pas une ne présente la même ornementation. Sur l'un des chapiteaux on voit représenté Guillaume II à genoux, offrant son église à la Vierge. C'est ce cloître qui a servi de modèle pour la décoration du troisième acte de Robert-le-Diable.

C'étaient de vaillants hommes, il faut l'avouer, que ces Normands. Au VIIe siècle, ils quittent la Norvège, et apparaissent dans les Gaules. Charlemagne passe sa vie à les repousser, et lorsqu'il croit être débarrassé d'eux à tout jamais, il voit reparaître à l'horizon leurs vaisseaux si nombreux, que découragé, non pas pour lui, mais pour ses descendants, le vieil empereur croise les bras et pleure silencieusement sur l'avenir. En effet, un siècle ne s'est pas écoulé, qu'ils remontent la Seine et viennent assiéger Paris. Repoussés en Neustrie par Eudes, fils de Robert le Fort, ils s'y cramponnent au sol, il est impossible dé les en arracher, et Charles le Simple traite avec Rollon, leur chef. A peine le traité est-il fait qu'ils bâtissent les cathédrales de Bayeux, de Caen et d'Avranches. Le reste de la Gaule n'a point une langue encore, et se débat entre le latin, le teuton et le roman, qu'ils ont déjà des trouvères. Les romans de Rou et de Benoît de Saint-Maur précèdent de cent vingt ans les premières poésies provençales, Guillaume le Bâtard, en 1066, a son poète Taillefer, qui l'accompagne, et auquel il donne l'homérique mission de chanter une conquête qui n'est pas encore entreprise. Puis, à peine l'Angleterre conquise (et il ne leur faut qu'une bataille pour cela), les vainqueurs se substituent aux vaincus, brisent l'ancien moule saxon, changent la langue, les moeurs, les arts; de sorte qu'on ne voit plus qu'eux à la surface du sol, et que la population première disparaît comme anéantie.

Pendant que ces faits s'accomplissent vers l'occident, il s'opère à l'orient quelque chose de plus incroyable encore; une quarantaine de Normands, égarés à leur retour de Jérusalem, où ils ont été faire une croisade pour leur compte, débarquent à Salerne et aident les Lombards à battre les Sarrasins. Serguis, duc de Naples, pour les récompenser de ce service, leur accorde quelques lieues de terrain entre Naples et Capoue; ils y fondent aussitôt Averse, que Ranulphe gouverne avec le titre de comte. Ils ont un pied en Italie, c'est tout ce qu'il leur faut. Attendez, voici venir Tancrède de Hauteville et ses fils. En 1035, ils abordent sur les côtes de Naples. Deux ans après, ils aident l'empereur d'Orient à reconquérir la Sicile sur les Sarrasins, s'emparent de la Pouille pour leur propre compte, se font nommer ducs de Calabre, flottent un instant indécis entre les deux grands partis qui divisent l'Italie, se font guelfes; et, investis d'hier par les papes, ils les récompensent à leur tour en les soutenant contre les empereurs d'Occident. Et combien de temps leur a-t-il fallu pour tout cela? De 1035 à 1060, vingt-cinq ans.

Place à Roger, le grand comte. Ce n'est plus assez pour lui d'être comte de Pouille et duc de Calabre; il enjambe le détroit, prend Messine en 1061, et Palerme en 1072. Dans l'espace de onze ans, il a anéanti la puissance sarrazine. Mais ce n'est pas tout pour lui que d'être conquérant comme Alexandre, et législateur comme Justinien; il lui faut encore réunir en lui le pouvoir sacerdotal au pouvoir militaire, la mitre à l'épée: il se fait nommer légat du pape en 1098, et meurt en 1101, léguant à ses descendants ce titre, aujourd'hui encore un des plus précieux du roi de Naples actuel.

Son fils Roger lui succède, mais ce n'est plus assez pour celui-ci d'être comte de Sicile et de Calabre, duc de Pouille et prince de Salerne. En 1130, il se fait nommer roi de Sicile, et en 1146 il s'empare d'Athènes et de Corinthe, d'où il rapporte les mûriers et les vers à soie. En 1154, il meurt, laissant la Sicile à son fils, Guillaume le Mauvais: c'est celui que nous avons trouvé revêtu de ses habits royaux, dans le tombeau brisé de Montreale, et qui, couché dans sa bière, a six pieds de long. Guillaume II, son fils, lui succède, et bâtit le Dôme de Montreale, la cathédrale de Palerme et le palais Royal. Celui-là, c'est Guillaume le Pacifique, Guillaume le poète, Guillaume l'artiste. Il profite à la fois de la civilisation grecque, arabe et occidentale; il prend aux Occidentaux la pensée mystique, aux Arabes la forme, aux Grecs l'ornementation; trouve le temps de faire une croisade, et revient mourir, à trente-six ans, près de ce Dôme de Montreale qu'il a bâti.

En lui s'éteint la descendance légitime du grand comte. Il a pour successeur un bâtard de Roger, duc de Pouille, nommé Tancrède. Celui-là règne cinq ans sans que l'histoire s'en occupe. Avec lui meurt le dernier des rois normands. Henri VI, qui a épousé Constance, fille de Roger, lui succède. La famille de Souabe est sur le trône de Sicile.

Il nous restait quelques heures pour visiter La Favorite, château royal auquel la prédilection que lui portaient Caroline et Ferdinand a fait donner son nom. Pendant leur long séjour en Sicile, La Favorite était la résidence d'été des deux exilés. C'est de La Favorite que partit lady Hamilton, pour aller obtenir de Nelson la rupture de la capitulation de Naples. Nelson, pour une nuit de plaisir, manqua à la parole donnée, et vingt mille patriotes payèrent de leur tête la défaite d'Emma Lyonna, l'ancienne courtisane de Londres.

La Favorite est un nouveau caprice dans le genre de la folie palagonienne; seulement, à La Favorite, tout est chinois: intérieur et extérieur, ameublement et jardin. On ne sort pas des kiosques, des pagodes, des ponts, des sonnettes et des grelots. Il est inutile de dire que tout cela est d'un goût détestable et dans le genre du plus mauvais Louis XV.

En rentrant à Palerme, nous trouvâmes tout notre équipage qui nous attendait à la porte de l'hôtel. Le speronare était entré dans le port le matin même, après un excellent voyage. Il apportait avec lui une provision de vin de marsala achetée sur les lieux. Il fallut nous laisser baiser les mains par tous ces braves gens, auxquels nous donnâmes rendez-vous à bord pour le lundi suivant.

CHARLES D'ANJOU

Il y a, à un mille à peu près de Palerme, sur les bords de l'Orèthe, et près du Campo-Santo actuel, une petite église qu'on appelle l'église du Saint-Esprit. Elle n'a rien de remarquable sous le rapport de l'art, mais elle garde pour les Palermitains un grand souvenir. C'est à la porte de cette église que commença le massacre des Vêpres siciliennes. Aussi n'avions-nous garde de manquer à lui faire notre visite.

Que ceux qui m'ont suivi dans mes excursions pittoresques veuillent bien m'accompagner un instant dans cette excursion historique, la chose en vaut la peine.

Le pape Alexandre IV venait de mourir. La bataille de Monte-Aperto, au succès de laquelle Manfred avait concouru en envoyant mille de ses cavaliers en aide aux Gibelins, avait consolidé la puissance impériale en Italie, et avait placé Manfred à la tête du parti aristocratique. Urbain IV, en montant sur le trône pontifical, vit que, s'il voulait rendre à Rome son ancienne suprématie, c'était Manfred qu'il fallait frapper.

La chose était d'autant plus facile que Manfred donnait par sa conduite grande prise à la censure ecclésiastique. On le soupçonnait d'avoir accéléré la mort de son père Frédéric II [1], et de son frère Conrad. En outre, au lieu de combattre les Sarrasins partout où il les rencontrait, comme l'avaient fait ses prédécesseurs normands, il s'était allié avec eux, et il avait un corps d'infanterie et de cavalerie arabe dans son armée.

Note:

[1] L'excommunication contre la maison de Souabe remontait à Frédéric H. Ce fut à propos de cette excommunication qu'un curé de Paris, chargé de proclamer l'interdit, et rie voulant pas se prononcer entre deux antagonistes aussi puissants, s'acquitta de cette difficile mission en laissant tomber du haut de la chaire ces paroles pleines de sens: «J'ai ordre de dénoncer l'empereur comme excommunié. J'ignore pourquoi. J'ai appris seulement qu'il y avait un grand différend entre lui et le pape. Je ne sais de quel côté est le bon droit. En conséquence, autant que je le puis, je donne ma bénédiction à celui des deux qui a raison, et j'excommunie celui qui a tort.»]

Urbain IV, de son côté, devait être plus qu'aucun autre de ses prédécesseurs porté à soutenir le parti guelfe de tout son pouvoir. Né à Troyes en Champagne, dans les derniers rangs du peuple, il avait grandi soutenu par son seul génie. Évêque de Verdun d'abord, puis patriarche de Jérusalem, il était revenu en 1261 de la Terre-Sainte, et avait trouvé le Saint-Siège vacant. Huit cardinaux, dernier reste du sacré collège, étaient réunis en conclave pour élire un successeur à Alexandre IV, et venaient de passer trois mois à essayer inutilement de réunir la majorité sur l'un d'entre eux. Lassé de ces tentatives infructueuses, un des votants mit sur son billet le nom du patriarche de Jérusalem. Au scrutin suivant, ce nom réunit la majorité, et l'élu du sort devint le vicaire de Dieu sous le nom d'Urbain IV.

Il était temps que l'interrègne cessât; des fenêtres du Vatican le nouveau pape pouvait voir les Sarrasins errants dans la campagne de Rome. Urbain IV non seulement leur ordonna d'en sortir, mais encore, les traitant comme leurs frères d'Afrique et de Syrie, il publia une croisade contre eux. Quelques-uns disent même que, couvert d'une cuirasse et le visage voilé par un casque, il prit rang parmi les chevaliers, et, joignant le tranchant du glaive à la force de la parole il les repoussa de sa main au-delà des frontières du Saint-Siège.

Mais Urbain n'était pas homme à s'arrêter là. Manfred apprit en même temps que ses soldats avaient été repoussés et qu'il était cité à comparaître devant le pape, pour rendre compte de ses liaisons avec les Sarrasins, de son obstination à faire exécuter les saints mystères dans les lieux interdits, et des exécutions de deux ou trois de ses sujets, exécutions que la bulle pontificale qualifiait de meurtres. Manfred, comme on le pense bien, se rit de cet ordre et refusa d'obéir.

Alors Urbain IV se tourna vers la France, son pays natal. Le saint roi Louis régnait. Le pape lui offrit le royaume de Sicile pour lui ou pour un de ses fils. Mais Louis avait un coeur d'or; c'était la loyauté, la noblesse et la justice faites homme. Tout en révérant les décisions du Saint-Père, il lui sembla instinctivement qu'il n'avait pas le droit de prendre une couronne posée légitimement sur la tête d'un autre, et dont à défaut de cet autre son neveu était héritier. Il exprima des scrupules qu'une longue lettre d'Urbain IV ne put vaincre. Le pape alors se tourna vers Charles d'Anjou, frère du roi, et lui envoya le bref d'investiture.

Charles d'Anjou était une des puissantes organisations du XIIIe siècle, qui a vu naître tant d'hommes de fer. Il pouvait avoir à cette époque quarante-huit ans environ; c'était le frère puîné de saint Louis, avec lequel il avait fait la croisade d'Égypte, et dont il avait partagé la captivité à Mansourah. Il avait épousé Béatrix, la quatrième fille de Raimond Béranger, qui avait marié les trois autres: l'aînée, Marguerite, à Louis IX, roi de France; la seconde, Léonor, à Henri III, roi d'angleterre; et la troisième, à Richard, duc de Cornouailles et roi des Romains. Charles d'Anjou était donc, après les rois régnants, un des plus puissants princes du monde, car, comme fils de France, il possédait le duché d'Anjou, et, comme mari de Béatrix, il avait hérité du comté de Provence.

En outre, dit Jean Villani, son historien, c'était un homme sage et prudent au conseil, preux et fort dans les armes, sévère et redouté des rois eux-mêmes, car il avait de hautes pensées qui l'élevaient aux plus hautes entreprises; car il était persévérant dans le bonheur et inébranlable dans l'adversité; car il était ferme et fidèle dans ses promesses, parlant peu, agissant beaucoup, ne riant presque jamais, ne prenant plaisir ni aux mimes, ni aux troubadours, ni aux courtisans; décent et grave comme un religieux, zélé catholique, et apte à rendre justice. Sa taille était haute et nerveuse, son teint olivâtre, son regard terrible. Il paraissait fait plus qu'aucun autre seigneur pour la majesté royale, demeurait douze ou quinze heures à cheval, couvert de son harnais de guerre sans paraître fatigué, ne dormait presque point, et s'éveillait toujours prêt au conseil ou au combat.

Voilà l'homme sur lequel Urbain IV, dans son instinct de haine contre les Gibelins, avait jeté les yeux. Simon, cardinal de Sainte-Cécile, partit pour la France, et, au nom du pape, lui remit le bref d'investiture.

Charles d'Anjou tenait ce bref à la main, lorsqu'en rentrant chez lui, il trouva sa femme en pleurs; cette douleur l'étonna d'autant plus que Béatrix avait près d'elle, à cette époque, les deux soeurs qu'elle aimait le plus, Marguerite et Léonor. En apercevant son mari, qu'elle n'attendait point, elle essaya de cacher ses larmes; mais ce fut inutilement. Charles lui demanda ce qu'elle avait; au lieu de lui répondre, Béatrix éclata en sanglots. Charles insista plus fortement encore, et alors Béatrix lui raconta que quelques minutes auparavant elle avait été faire une visite à ses deux soeurs, et qu'après les avoir embrassées, elle avait voulu s'asseoir auprès d'elles sur un fauteuil pareil au leur, mais qu'alors la reine d'Angleterre lui avait tiré ce fauteuil des mains et lui avait dit:—Vous ne pouvez vous asseoir sur un siège pareil au nôtre; prenez donc un tabouret ou tout au plus une chaise, car ma soeur est reine de France, et moi je suis reine d'Angleterre; tandis que vous n'êtes, vous, que duchesse d'Anjou et comtesse de Provence.

Charles d'Anjou laissa errer sur ses lèvres un de ces sourires rares et amers qui assombrissaient son visage au lieu de l'éclairer; et, ayant embrassé Béatrix, il lui dit:

—Allez retrouver vos soeurs, asseyez-vous sur un siège pareil à leurs sièges; car, si elles sont reines de France et d'Angleterre, vous êtes, vous, reine de Naples et de Sicile.

Mais ce n'était pas le tout que de prendre un vain titre; il fallait en réalité conquérir le trône auquel ce titre était attaché. Charles leva un impôt sur ses vassaux d'Anjou et de Provence, Béatrix vendit tous ses bijoux, à l'exception de son anneau de mariage. Saint Louis lui-même, désireux de voir son frère occuper ailleurs qu'en France son esprit actif et entreprenant, vint à son aide; et Charles, grâce à tous ces moyens réunis, aux promesses qu'il fit, et dont son honneur et son courage étaient les garants, parvint à réunir une armée de cinq mille chevaux, quinze mille fantassins et dix mille arbalétriers. Mais, dans la hâte qu'il avait d'arriver à Rome et de remplir dans la ville pontificale l'office de sénateur, qui lui avait été déféré, il prit avec lui mille chevaliers seulement, s'embarqua sur une petite flotte de vingt galères qu'il tenait prête et fit voile pour Ostie, laissant la conduite de son armée à Robert de Béthune, son gendre.

Manfred plaça à l'embouchure du Tibre le comte Guido Novello, qui commandait pour lui en Toscane. Le comte Guido Novello qui gouvernait les galères réunies de Pise et de Sicile, avait une flotte triple de celle de Charles d'Anjou; mais Dieu avait décidé que Charles d'Anjou serait roi. Il ouvrit la main et en laissa tomber la tempête; la tempête faillit jeter la flotte de Charles d'Anjou sur les côtes de Toscane, mais elle éloigna celle de Guido Novello des côtes romaines. Charles d'Anjou poussa en avant avec son vaisseau, aborda seul à Ostie; puis, se jetant sur une barque avec cinq ou six chevaliers seulement, il remonta le Tibre et vint loger au couvent de Saint-Paul-hors-les-murs, bien plus comme un fugitif que comme un conquérant.

Pendant ce temps, Urbain IV était mort; mais, poursuivant son projet au-delà de sa vie, il avait, avant de mourir, créé une vingtaine de cardinaux auxquels il avait fait jurer de lui donner pour successeur le cardinal de Narbonne, français comme lui, et de plus sujet immédiat de Charles d'Anjou. Les cardinaux avaient tenu parole, et Guido Fulco, élu presque à l'unanimité pendant le temps même qu'il était en mission près de Charles, était monté sur le trône pontifical en prenant le nom de Clément IV.

Charles avait donc la certitude d'être bien reçu à Rome; seulement, il n'y voulait faire son entrée qu'avec une suite digne d'un prince tel que lui. Il resta donc au couvent de Saint-Paul-hors-les-murs, au risque d'être enlevé par quelque parti de Gibelins, jusqu'au moment où les galères qu'il avait perdues dans la mer de Toscane arrivèrent à leur tour à Ostie. Charles assembla aussitôt ses chevaliers, et le 24 mai 1265, il fit son entrée dans la capitale du monde chrétien avec le titre solennel de défenseur de l'Église.

Pendant ce temps, le reste de l'armée passait les Alpes, descendait dans le Piémont, traversait le Milanais, évitait Florence la gibeline, gagnait Ferrare, et, se recrutant partout des Guelfes qu'elle rencontrait sur son chemin, arrivait devant Rome dans les derniers jours de l'année 1265.

Il était temps. Tous les sacrifices avaient été faits pour l'amener là: Charles d'Anjou et le pape y avaient épuisé leurs trésors; tous deux manquaient d'argent: il n'y avait donc pas une minute à perdre, il fallait marcher à l'ennemi, et payer les soldats par une victoire.

Charles d'Anjou ne voulut pas même attendre le retour du printemps: il se mit à la tête de son armée, et, dans les premiers jours de février, il s'avança vers Naples par la route de Ferentino.

En arrivant à Ceperano, les Français aperçurent les avant-postes ennemis, commandés par le comte de Caserte, beau-frère de Manfred: il défendait un passage du Garigliano, admirablement fortifié par la nature. Les Français examinèrent la position et reconnurent sa supériorité; décidés toutefois à traverser le fleuve, ils n'en marchèrent pas moins à l'ennemi; mais l'ennemi ne les attendit pas, et à leur grand étonnement leur livra le passage. Alors Charles d'Anjou reconnut qu'il y avait folie ou trahison parmi les lieutenants de Manfred, et en remercia Dieu tout haut.

Le fleuve fut donc franchi sans que l'on frappât un coup de lance, et l'on s'avança vers les deux forteresses de Rocca et de San-Germano; celles-ci n'étaient point défendues par des Napolitains, mais par des Arabes; aussi la lutte fut-elle longue et sanglante. Enfin toutes deux furent escaladées, et, comme les Sarrasins qui les défendaient ne purent pas fuir, et dédaignèrent de se rendre, ils furent massacrés jusqu'au dernier.

A la nouvelle de ces deux succès si inattendus, le découragement se mit parmi les Apuliens. Aquino ouvrit ses portes, les gorges d'Alifes furent livrées, et Charles et ses soldats débouchèrent dans les plaines de Bénévent, où les attendaient Manfred et son armée.

On peut dire, sans exagération aucune, que l'Europe tout entière avait les yeux fixés sur ce petit coin de terre, où allait se décider la grande question guelfe et gibeline, qui séparait l'Italie et l'Allemagne depuis un siècle et demi; c'étaient le pape et l'empereur aux mains dans la personne de leurs lieutenants, et ces lieutenants étaient, non seulement deux des plus grands princes, mais encore deux des plus braves capitaines qui fussent au monde.

Aussi ni l'un ni l'autre ne faillirent à leur renommée ni à leur destin. Charles d'Anjou, en apercevant les soldats de Manfred, se retourna vers ses chevaliers, et dit: «Comtes, barons, chevaliers et hommes d'armes, voici le jour que nous avons tant désiré: donc, au nom de Dieu et de Notre Saint-Père le pape, en avant!»

Et alors il fit quatre brigades de sa cavalerie; la première, qui était de mille chevaliers français commandés par Guy de Montfort et le maréchal de Mirepoix; la seconde, qui était de neuf cents chevaliers provençaux et des auxiliaires romains, qu'il se réserva de mener lui-même; la troisième, qui était de sept cents chevaliers flamands, brabançons et picards, et qui fut mise sous les ordres de Robert de Flandres et de Gilles Lebrun, connétable de France; enfin la quatrième, qui se composait de quatre cents émigrés florentins, vieux débris de Monte-Aperto, et que conduisait Guido Guerra, cet éternel ennemi des Gibelins.

Lorsque Manfred aperçut de son côté les troupes françaises, il s'arma, à l'exception de son casque, dont il attacha lui-même le cimier, qui était un aigle d'argent, afin de n'avoir plus qu'à le mettre sur sa tête; puis, montant à cheval, il s'avança au milieu de ses capitaines en disant:—Comtes et barons, c'est ici qu'il me faut vaincre en roi ou mourir en chevalier, quoique ce ne soit pas l'avis de quelques-uns de vous, je le sais; je ne ferai donc pas un pas pour éviter la bataille. Appareillez-vous sans plus tarder, car voici les Français qui viennent à nous!

Et au même instant il disposa son armée en trois brigades: la première de douze cents chevaux allemands commandés par le comte Giordano Lancia, et la troisième de quatorze cents chevaux apuliens et sarrasins, dont il se réserva le commandement pour lui-même.—On voit que, pour l'un et l'autre parti, les historiens ne font aucun compte de l'infanterie.—Le fleuve Calore, qui coule devant Bénévent, séparait les deux armées.

Au moment où Manfred prit ses dispositions pour soutenir la bataille et où il devint évident pour les Français qu'ils allaient en venir aux mains avec leurs ennemis, le légat du pape monta sur un bouclier que quatre hommes élevèrent sur leurs épaules; puis il bénit Charles d'Anjou et ses chevaliers, donnant à chacun l'absolution de ses péchés; et tous la reçurent à genoux comme devaient le faire des soldats du Christ et des défenseurs de l'Église.

Les Français s'avancèrent vers la rivière avec lenteur et précaution, car ils ignoraient par quel moyen ils pourraient la franchir, lorsqu'ils virent les archers sarrasins qui leur en épargnaient la peine en la traversant eux-mêmes et en venant au-devant d'eux. Ces archers sarrasins passaient, avec les anglais, pour les plus adroits tireurs de la terre, et ils étaient bien autrement légers et rapides que ceux-ci. Aussi l'infanterie française, mal armée, sans cuirasses, et ayant à peine quelques jaques rembourrées ou quelques casques en cuir, ne put-elle tenir contre la nuée de flèches que les voltigeurs arabes firent pleuvoir sur elle, et se retira-t-elle en désordre. Alors Guy de Montfort et le maréchal de Mirepoix, craignant que cet échec n'ébranlât la confiance du reste de l'armée, fondirent sur les archers avec la première brigade, en criant; Montjoie, chevaliers! Les archers n'essayèrent pas même de résister à cette avalanche de fer qui roulait sur eux; ils se dispersèrent dans la plaine, fuyant mais tirant toujours. Les chevaliers français, ardents à leur poursuite, commencèrent à se débander; alors le comte Galvano, qui commandait la première brigade, pensant que le moment était venu de charger cette troupe en désordre, leva sa lance en criant: Souabe, Souabe, chevaliers! et, descendant à son tour dans la plaine, vint donner dans le flanc de la brigade française, qu'il coupa presque en deux. Mais aussitôt le comte de Galvano se vit chargé lui-même par Guido Guerra et ses Guelfes; en même temps le cri: Aux chevaux, aux chevaux! circula dans les brigades française et florentine. Les chevaliers de Charles d'Anjou commencèrent à frapper les animaux au lieu de frapper les hommes: les chevaux, moins bien armés que les cavaliers, se renversèrent les uns sur les autres; le trouble commença de se mettre parmi les cavaliers allemands. La seconde brigade de Manfred, commandée par le comte Giordano Lancia, et composée de Toscans et de Lombards, vint à leur secours, mais leur charge, mal dirigée, rencontra les Allemands qui commençaient à fuir, et, au lieu de rétablir le combat, ne fit qu'augmenter le désordre. En ce moment, Charles d'Anjou fit passer l'ordre à sa troisième bataille de donner. Les Allemands, les Lombards et les Toscans de Manfred se trouvèrent presque enveloppés: au milieu de tout cela, on reconnaissait les Guelfes, qui, ayant à venger la défaite de Monte-Aperto, faisaient merveille et frappaient les plus rudes coups. Les archers sarrasins étaient devenus inutiles, car la mêlée était telle que leurs flèches tombaient également sur les Allemands et sur les Français. Manfred pensa qu'il ne fallait rien moins que sa présence et celle des douze cents hommes de troupes fraîches qu'il s'était réservés pour rétablir la bataille, et ordonna à ses capitaines de se préparer à le suivre. Mais, au lieu de le seconder, les barons de la Pouille, le grand-trésorier comte de la Cerra et le comte de Caserte tournèrent bride et s'enfuirent, entraînant avec eux neuf cents hommes à peu près. C'est alors que Manfred vit que l'heure était venue, non plus de vaincre en roi, mais de mourir en chevalier: ayant regardé autour de lui, et voyant qu'il lui restait encore environ trois cents lances, il prit son casque des mains de son écuyer; mais, au moment où il le posait sur sa tête, l'aigle d'argent qui en formait le cimier tomba sur l'arçon de sa selle.—C'est un signe de Dieu, murmura Manfred; j'avais attaché ce cimier de mes propres mains, et ce n'est point le hasard qui le détache. N'importe! en avant, Souabe, chevaliers!—Et, abaissant sa visière et mettant sa lance en arrêt, il alla donner dans le plus épais de l'armée française, où il disparut, n'ayant plus rien qui le distinguât des autres hommes d'armes. Bientôt la lutte s'affaiblit de la part des Allemands. Les Toscans et les Lombards lâchèrent pied; Charles d'Anjou, avec ses neuf cents chevaliers provençaux, se rua sur ceux qui tenaient encore; les Gibelins, sans chef, sans ordres, appelant Manfred qui ne répondait pas, prirent la fuite; les vainqueurs les poursuivirent pêle-mêle et traversèrent Bénévent avec eux. Nul n'essaya de rallier les vaincus, et en un seul jour, en une seule bataille, en cinq heures à peine, la couronne de Naples et de Sicile échappa aux mains de la maison de Souabe et roula aux pieds de Charles d'Anjou.

Les Français ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils furent las de tuer. Leur perte avait été grande, mais celle des Gibelins fut terrible. Pierre des Uberti et Giordano Lancia furent pris vivants; la soeur de Manfred, sa femme Sibylle et ses enfants, furent livrés et s'en allèrent mourir dans les cachots de la Provence; enfin cette belle armée, si pleine de courage et d'espoir le matin, semblait s'être évanouie comme une vapeur, et il n'en restait que les cadavres couchés sur le champ de bataille.

Pendant trois jours on chercha Manfred, car la victoire de Charles d'Anjou était incomplète si l'on ne retrouvait Manfred mort ou vif. Pendant trois jours on examina un à un les chevaliers qui avaient été tués; enfin un valet allemand le reconnut, mit son cadavre en travers sur un âne, et l'amena à Bénévent, dans la maison qu'habitait Charles; mais, comme Charles ne connaissait pas Manfred, et craignait qu'on ne le trompât, il ordonna de coucher ce cadavre tout nu au milieu d'une grande salle, puis il appela près de lui Giordano Lancia. Pendant qu'on obéissait à son ordre, Charles tira une chaise près du cadavre et s'assit pour le regarder; il avait deux larges et profondes blessures, l'une à la gorge et l'autre au côté droit de la poitrine, et des meurtrissures par tout le corps, ce qui indiquait qu'il avait reçu un grand nombre de coups avant de tomber.

Pendant l'examen que faisait Charles de ce corps tout mutilé, la porte s'ouvrit, et Giordano Lancia apparut. A peine eut-il jeté un coup d'oeil sur le cadavre, quoiqu'il eût le visage couvert de sang, qu'il s'écria en se frappant le front: «O mon maître! mon maître! que sommes-nous devenus!» Charles d'Anjou n'en demanda point davantage, il savait tout ce qu'il désirait savoir: ce cadavre était bien celui de Manfred.

Alors les chevaliers français qui avaient été quérir Giordano Lancia, et qui étaient entrés derrière lui, demandèrent à Charles d'Anjou de faire au moins enterrer en terre sainte celui qui trois jours auparavant était encore roi de deux royaumes. Mais Charles répondit: «Ainsi ferais-je volontiers; mais, comme il est excommunié, je ne le puis.» Les chevaliers courbèrent la tête, car ce que disait Charles était vrai, et la malédiction pontificale poursuivait l'excommunié jusqu'au-delà de la mort. On se contenta donc de lui creuser une fosse au pied du pont de Bénévent, et de rejeter la terre sur lui, sans mettre sur cette tombe isolée aucune marque de ce qu'avait été celui qu'elle renfermait. Cependant, les vainqueurs ne pouvant souffrir que le lieu où reposait un si grand capitaine restât ignoré, chaque soldat prit une pierre, et alla la déposer sur sa fosse; mais le légat ne voulut pas même permettre que les restes de Manfred reposassent sous ce monument élevé par la pitié de ses ennemis; il fit exhumer le cadavre, et, ayant ordonné qu'on le portât hors des Etats romains, le fit jeter sur les bords de la rivière Verte, où il fut dévoré par les corbeaux et par les animaux de proie.

Avec Charles d'Anjou, le pape, et par conséquent les Guelfes, triomphaient par toute l'Italie; c'était à Florence qu'était pour le moment la puissance gibeline. Une révolte qui s'éleva le jour même où l'on apprit la bataille de Bénévent la renversa; puis, pour ne lui laisser ni le temps, ni les moyens de se reconnaître, Charles d'Anjou envoya un de ses lieutenants en Sicile et marcha sur Florence.

Florence lui ouvrit ses portes comme elle devait le faire deux cents ans plus tard à Charles VIII; Florence lui donna des fêtes; Florence le conduisit voir, en grande pompe, son tableau de la Madone, que venait d'achever Cimabue.

Pendant ce temps les capitaines français se partageaient le royaume, et les soldats pillaient les villes; cette conduite, qui devait dépopulariser promptement le nouveau roi, rendit quelque espoir aux Gibelins: ils tournèrent les yeux vers l'Allemagne; là était la seule étoile qui brillât dans leur ciel. Conradin, fils de Conrad, petit-fils de Frédéric, neveu de Manfred, élevé à la cour de son aïeul le duc de Bavière, venait d'atteindre sa seizième année. C'était un jeune homme plein d'âme et de coeur, qui n'attendait que le moment de régner ou de mourir: il bondit de joie et d'espérance lorsque les messages des Gibelins lui annoncèrent que ce moment était venu.

Sa mère, Elisabeth, l'avait élevé pour le trône; c'était une femme au noble coeur et à la puissante pensée: elle vit avec douleur arriver ces messagers; mais, loin de mettre son amour maternel entre eux et son fils, elle laissa les hommes décider de ces choses souveraines dont les hommes seuls doivent être les arbitres.

Il fut décidé que Conradin marcherait à la tête des Gibelins, et, soutenu par l'empereur, tenterait de reconquérir le royaume de ses pères.

Toute la noblesse d'Allemagne accourut autour de Conradin. Frédéric, duc d'Autriche, orphelin comme lui, dépouillé de ses États comme lui, jeune et courageux comme lui, s'offrit pour être son second dans ce terrible duel. Conradin accepta. Les deux jeunes gens jurèrent que rien ne les pourrait séparer, pas même la mort, se mirent à la tête de dix mille hommes de cavalerie, rassemblés par les soins de l'empereur, du duc de Bavière et du comte de Tyrol, et arrivèrent à Vérone vers la fin de l'année 1267.

Charles d'Anjou avait d'abord l'intention de fermer le passage de Rome à son jeune rival, et de l'attendre entre Lucques et Pise, appuyé de toute la puissance des Guelfes de Florence. Mais les exactions de ses ministres, les violences de ses capitaines, et le pillage de ses soldats, avaient excité une révolte dans ses nouveaux États. Il avait bien écrit à Clément IV de l'aider de sa parole et de son trésor; mais Clément, indigné lui-même de ce qui se passait presque sous ses yeux, lui avait répondu:

«Si ton royaume est cruellement spolié par tes ministres, c'est à toi seul qu'on doit s'en prendre, puisque tu as conféré tous les emplois à des brigands et à des assassins, qui commettent dans tes États des actions dont Dieu ne peut supporter la vue. Ces hommes infâmes ne craignent pas de se souiller par des viols, des adultères, d'injustes exactions, et toutes sortes de brigandages. Tu cherches à m'attendrir sur ta pauvreté; mais comment puis-je y croire? Eh quoi! tu peux ou tu ne sais pas vivre avec les revenus d'un royaume dont l'abondance fournissait à un souverain tel que Frédéric, déjà empereur des Romains, de quoi satisfaire à des dépenses plus grandes que les tiennes, de quoi rassasier l'avidité de la Lombardie, de la Toscane, des deux Marches et de l'Allemagne entière, et qui lui donnait en outre les moyens d'accumuler d'immenses richesses!»

Force avait donc été à Charles d'Anjou de revenir à Naples et d'abandonner le pape, qui l'abandonnait. Quant à la révolte, à peine de retour dans sa capitale, il l'avait prise corps à corps, et l'avait vite étouffée entre ses bras de fer.

Clément IV, qui ne pouvait pas compter sur Rome, mal fortifiée et incapable de soutenir un siège, se retira à Viterbe. De là il envoya trois fois à Conradin l'ordre de licencier son armée et de venir pieds nus recevoir, aux genoux du prince des apôtres, la sentence qu'il lui plairait de porter contre lui. Mais le fier jeune homme, tout enivré des acclamations qui l'avaient accueilli à Pise, et qui de Pise le suivaient jusqu'à Sienne, n'avait pas même daigné répondre aux lettres du Saint-Père, et Clément, le jour de Pâques, avait prononcé la sentence d'excommunication contre lui et ses partisans, qui le déclarait déchu du titre de roi de Jérusalem, le seul que lui eût laissé son oncle Manfred en le dépouillant de ses États, et qui déliait ses vassaux de leur serment de fidélité.

Quelques jours après, on vint annoncer à Clément IV que Conradin venait de battre à Pontavalle Guillaume de Béselve, maréchal de Charles. Clément était en prière; il releva la tête, et se contenta de prononcer ces mots:

—Les efforts de l'impie se dissiperont en fumée.

Le surlendemain, on vint dire au pape que l'armée gibeline était en vue de la ville. Le pape monta sur les remparts, et de là il vit Conradin et Frédéric qui, n'osant pas l'attaquer, faisaient du moins passer orgueilleusement leurs dix mille hommes sous ses yeux. Un des cardinaux, effrayé de voir tant de braves hommes d'armes de fière mine, s'écria alors:

—O mon Dieu! quelle puissante armée!

—Ce n'est point une armée, répondit Clément IV; c'est un troupeau que l'on mène au sacrifice.

Clément parlait au nom du Seigneur, et le Seigneur devait ratifier ce qu'il avait dit.

Comme l'avait prévu Clément, Rome ne fit aucune résistance; le sénateur Henri de Castille vint ouvrir la porte de ses propres mains. Conradin s'arrêta huit jours dans la capitale du monde chrétien pour y faire reposer son armée et retrouver les trésors que son approche avait fait enfouir dans les églises: puis, à la tête de cinq mille gens d'armes, il passa sous Tivoli, traversa le val de Celle et entra dans la plaine de Tagliacozzo. C'était là que l'attendait Charles d'Anjou.

Malgré le besoin que le prince français aurait eu en pareille occasion de toutes ses bonnes lances, il n'avait pu les réunir autour de lui, forcé qu'il avait été de mettre des garnisons dans toutes les villes de Calabre et de Sicile; mais il avait tourné les yeux vers un allié tout naturel: c'était Guillaume de Villehardoin, prince de Morée; il lui avait donc écrit pour lui demander du secours, et Villehardoin, traversant l'Adriatique, était accouru avec trois cents hommes.

Villehardoin était près de Charles d'Anjou, avec son grand-connétable Jadie, et messire Jean de Tournay, seigneur de Calavrita, lorsqu'on commença d'apercevoir l'armée de Conradin. Vêtu d'un costume léger, moitié grec moitié français, montant un de ces rapides coursiers d'Elide dont Homère vante la vélocité, il demanda à Charles d'Anjou la permission de partir en éclaireur, pour reconnaître l'armée allemande; cette permission accordée, Guillaume de Villehardoin lâcha la bride à son cheval, et, suivi de deux des siens, il alla se mettre en observation sur un monticule d'où il dominait toute la plaine.

L'armée de Conradin était d'un tiers plus forte à peu près que celle du duc d'Anjou, et toute composée des meilleurs chevaliers d'Allemagne. Guillaume revint donc trouver Charles avec un visage sérieux, car, si brave prince qu'il fût, il ne se dissimulait pas toute la gravité de la position.

Le roi causait avec un vieux chevalier français, plein de sens et de courage, bon au conseil, bon au combat; c'était le sire de Saint-Valéry: le sire de Saint-Valéry, tout éloigné qu'il était resté des Allemands, n'avait pas moins remarqué la supériorité de leur nombre, et il essayait de calmer l'ardeur du roi, qui, sans rien calculer, voulait s'en remettre à Dieu et marcher droit à l'ennemi, lorsque, comme nous l'avons dit, Guillaume de Villehardoin arriva.

Aux premiers mots que prononça le prince, Saint-Valéry vit que c'était un renfort qui lui arrivait, et insista davantage encore pour que Charles d'Anjou se laissât guider par leurs deux avis. Charles d'Anjou alors s'en remit à eux, et Guillaume de Villehardoin et Allard de Saint-Valéry arrêtèrent le plan de bataille, qui fut communiqué au roi, et adopté par lui à l'instant même.

On forma trois corps de cavalerie légère, composés de Provençaux, de Toscans, de Lombards et de Campaniens; on donna à chaque corps un chef parlant sa langue et connu de lui, puis on mit ces trois chefs sous le commandement de Henri de Cosenze, qui était de la taille du roi, et qui lui ressemblait de visage; en outre, Henri revêtit la cuirasse de Charles d'Anjou et ses ornements royaux, afin d'attirer sur lui tout l'effort des Allemands.

Ces trois corps devaient engager la bataille, puis, la bataille engagée, paraître plier d'abord et fuir ensuite à travers les tentes que l'on laisserait tendues et ouvertes, afin que les Allemands ne perdissent rien des richesses qu'elles contenaient. Selon toute probabilité, à la vue de ces richesses, les vainqueurs cesseraient de poursuivre les ennemis et se mettraient à piller. En ce moment, les trois brigades devaient se rallier, sonner de la trompette, et à ce signal Charles d'Anjou, avec six cents hommes, et Guillaume de Villehardoin avec trois cents, devaient prendre en flanc leurs ennemis et décider de la journée.

De son côté, Conradin divisa son armée en trois corps, afin que le mélange des races n'amenât point de ces querelles si fatales un jour de combat; il donna les Italiens à Galvano de Lancia, frère de cet autre Lancia qui avait été fait prisonnier à la bataille de Bénévent; les Espagnols à Henri de Castille, le même qui avait ouvert les portes de Rome; enfin, il prit pour lui et Frédéric les Allemands, qui l'avaient suivi du fond de l'empire.

Ces dispositions prises de chaque côté, Charles jugea que le moment était venu de les mettre à exécution; il renouvela à Henri de Cosenze et à ses trois lieutenants les instructions qu'il leur avait déjà données, et cette poignée d'hommes, qui pouvait monter à deux mille cinq cents cavaliers, s'avança au devant de Conradin.

Les chefs de l'armée impériale, voyant au premier rang l'étendard de Charles d'Anjou et croyant le reconnaître lui-même à ses ornements royaux et à son armure dorée, ne doutèrent point qu'ils n'eussent en face d'eux toute l'armée guelfe. Or, comme il était facile de voir qu'elle était de moitié moins nombreuse que l'armée gibeline, leur courage s'en augmenta; et Conradin ayant fait entendre le cri de Souabe, chevaliers! mit sa lance en arrêt, et chargea le premier sur les Provençaux, les Lombards et les Toscans.

Le choc fut rude; on avait dit aux chefs de ne tenir que le temps suffisant pour faire croire aux impériaux à une victoire sérieuse; mais, quand tant de braves chevaliers se virent aux mains, ils eurent honte de lâcher pied, même pour faire tomber leurs ennemis dans une embuscade; ils se défendirent donc avec tant d'acharnement, que Charles d'Anjou, ne comprenant rien à la non exécution de ses ordres, quitta la petit vallon où il était caché avec ses six cents hommes, et monta sur une colline pour voir ce qui se passait.

La lutte était terrible; tous les efforts des impériaux s'étaient concentrés sur le point où ils avaient cru reconnaître le roi; Henri de Cosenze avait été entouré, et craignant, s'il se rendait, qu'on ne reconnût qu'il n'était pas le vrai roi, il voulait se faire tuer. De leur côté, ses lieutenants et ses soldats ne voulaient point l'abandonner, et au lieu de fuir tenaient ferme. En les voyant entourés ainsi et lutter si courageusement contre des forces doubles des leurs, Charles d'Anjou voulait abandonner le plan de bataille et courir à leur secours; mais Allard de Saint Valéry le retint. En ce moment Henri de Cosenze tomba percé de coups, et les autres lieutenants, perdant l'espoir de le sauver, donnèrent l'ordre de retraite, qui bientôt se changea en déroute.

Alors ce qui avait été prévu arriva, les soldats de Charles d'Anjou et ceux de Conradin se jetèrent pêle-mêle à travers le camp, les uns fuyant, les autres poursuivant; mais à peine les impériaux eurent-ils vu les tentes ouvertes, qu'attirés par les étoffes précieuses, par les vases d'argent, par les armures splendides qu'elles renfermaient, croyant d'ailleurs Charles d'Anjou tué et son armée dispersée, ils rompirent leurs rangs et se mirent à piller. Vainement les deux jeunes gens firent-ils tous leurs efforts pour les maintenir; leur voix ne fut point entendue, ou ceux qui l'entendirent ne l'écoutèrent point, et à peine si de leurs cinq mille hommes d'armes, il en resta autour d'eux cinq cents avec lesquels ils continuèrent de poursuivre les fugitifs; tous les autres s'arrêtèrent, et, rompant l'ordonnance, s'éparpillèrent par la plaine.

C'était le moment si impatiemment attendu par Charles d'Anjou. Avant même que les fuyards donnassent, en sonnant de la trompette, le signal convenu, il se dressa sur ses arçons, et, criant: Montjoie! Montjoie, chevaliers! il vint donner avec ses six cents hommes de troupes fraîches au milieu des pillards, qui étaient si loin de s'attendre à cette surprise, que, le prenant pour un détachement des leurs qui rejoignait le corps d'armée, ils ne se mirent pas même en défense. De son côté Villehardoin arrivait comme la foudre; en même temps on entendit la trompette des troupes légères: l'armée de Conradin était prise entre trois murailles de fer.

Avant que les Allemands eussent reconnu le piège dans lequel ils venaient de tomber, ils étaient perdus; aussi n'essayèrent-ils pas même de résister, et commencèrent-ils à fuir par toutes les ouvertures que leur présentaient entre elles les trois batailles de leurs ennemis. Conradin voulait se faire tuer sur la place; mais Frédéric et Galvano Lancia prirent chacun son cheval par la bride et l'emmenèrent au galop, malgré ses efforts pour se débarrasser d'eux.

Ils firent quarante-cinq milles ainsi, ne s'arrêtant qu'une seule fois pour faire manger leurs chevaux; enfin ils arrivèrent à Astur, villa située à un mille de la mer. Là, ils furent reconnus pour des Allemands par des gens du seigneur de Frangipani, à qui appartenait cette villa, et qui allèrent prévenir leur maître que cinq ou six hommes, couverts de sang et de poussière, avaient mis pied à terre et venaient de faire prix avec un pêcheur pour les conduire en Sicile: le départ était fixé à la nuit suivante.

Le seigneur de Frangipani, après quelques questions sur la manière dont les Allemands étaient vêtus, ayant appris qu'ils étaient couverts de cuirasses dorées et portaient des couronnes sur leurs casques, ne douta plus que ce ne fussent d'illustres fugitifs; il fut encore confirmé dans cette idée lorsqu'il apprit dans la journée que Conradin avait été battu par Charles d'Anjou. Alors, l'idée lui vint que l'un de ces fugitifs était peut-être le prétendant lui-même, et il comprit que, si cela était ainsi, et s'il pouvait le livrer à Charles d'Anjou, celui-ci lui paierait son ennemi mortel au poids de l'or.

En conséquence, s'étant informé à quelle heure les fugitifs devaient s'embarquer, il fit préparer une barque du double plus grande que celle qui leur était destinée, y fit coucher une vingtaine d'hommes d'armes, s'y rendit lui-même lorsque la nuit commença de tomber, et, caché dans une petite crique, il attendit que le pêcheur mît à la voile: à peine y fut-il, qu'il appareilla à son tour, et, comme sa barque était de moitié plus grande que celle qu'il poursuivait, il l'eut bientôt rejointe et même dépassée. Alors il se mit en travers, et, coupant le chemin aux fugitifs, il leur ordonna de se rendre. Conradin essaya de se mettre en défense, mais il n'avait que quatre hommes avec lui, et le seigneur de Frangipani en avait vingt; il fallut donc céder au nombre, et les deux jeunes gens furent ramenés prisonniers, avec leur suite, à la tour d'Astur.

Le seigneur de Frangipani ne s'était pas trompé: il reçut de Charles d'Anjou la seigneurie de Pilosa, située entre Naples et Bénévent, et livra, en échange, ses prisonniers au roi de Sicile.

Une fois maître du dernier rival qu'il crût devoir craindre, Charles d'Anjou hésita entre la mort et une prison éternelle: la mort était plus sûre, mais aussi c'était un exemple bien terrible à donner au monde, que de faire tomber la tête d'un jeune roi de dix-sept ans sous la hache du bourreau. Il crut alors devoir en référer au pape, et lui fit demander conseil.

L'inflexible Clément IV se contenta de répondre cette seule ligne, terrible par son laconisme même.

Vita Corradini, mors Caroli.—Mors Corradini, vita Caroli.

Dès lors Charles n'hésita plus; un crime autorisé par le pape cessait d'être un crime et devenait un acte de justice. Il convoqua donc un tribunal: ce tribunal se composait de deux députés de chacune des deux villes de la Terre de Labour et de la Principauté. Conradin fut amené devant ce tribunal, sous l'accusation de s'être révolté contre son souverain légitime, d'avoir méprisé l'excommunication de l'Église, de s'être allié avec les Sarrasins, d'avoir pillé les couvents et les églises de Rome.

Une seule voix osa s'élever en faveur de Conradin: celui qui donna cette preuve de courage s'appelait Guido de Lucaria; un seul homme se présenta pour lire la sentence: l'histoire n'a pas conservé le nom de celui qui donna cette preuve de lâcheté. Seulement, Villani raconte que ce juge avait à peine fini la lecture régicide, que Robert, comte de Flandre, propre gendre de Charles d'Anjou, se leva, et, tirant son estoc, lui en donna un coup à travers la poitrine en s'écriant:

—Tiens, voici pour t'apprendre à oser condamner à mort un aussi noble et si gentil seigneur.

Le juge tomba en jetant un cri, et expira presque au même instant. Et il n'en fut pas autre chose de ce meurtre, ajoute Villani, le roi et toute sa cour ayant reconnu que Robert de Flandre venait de se conduire en vaillant seigneur.

Conradin n'était pas présent lorsque l'arrêt fut prononcé; on descendit alors dans sa prison, et on le trouva jouant aux échecs avec Frédéric.

Les deux jeunes gens, sans se lever, écoutèrent la sentence que leur lut le greffier; puis, la lecture achevée, ils se remirent à leur partie.

Le supplice était fixé pour le lendemain huit heures du matin: Conradin y fut conduit accompagné de Frédéric, duc d'Autriche, des comtes Gualferano et Bartolomeo Lancia, Gérard et Gavano Donoratico de Pise. La seule grâce que Charles d'Anjou lui eût accordée était d'être exécuté le premier.

Arrivé au pied de l'échafaud, Conradin repoussa les deux bourreaux qui voulaient l'aider à monter l'échelle, et monta seul d'un pas ferme.

Arrivé sur la plate-forme, il détacha son manteau, puis, s'agenouillant, il pria un instant.

Pendant qu'il priait, ayant entendu le bourreau qui s'approchait de lui, il fit signe qu'il avait fini, et, se relevant en effet:

—O ma mère! ma mère! dit-il à haute voix, quelle profonde douleur te causera la nouvelle qu'on va te porter de moi!

A ces mots, qui furent entendus de la foule, quelques sanglots éclatèrent; Conradin vit que parmi ce peuple il lui restait encore des amis, et peut-être des vengeurs.

Alors il tira son gant de sa main, et le jetant au milieu de la place:

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