Le Speronare
—Au plus brave, cria-t-il.
Et il présenta sa tête au bourreau.
Frédéric fut exécuté immédiatement après lui, et ainsi s'accomplit la promesse que les deux jeunes gens s'étaient faite, que la mort même ne pourrait les séparer.
Puis vint le tour de Gualferano et de Bartolomeo Lancia, et des comtes
Gérard et Gavano Donoratico de Pise.
Le gant jeté par Conradin au milieu de la foule fut ramassé par Henri d'Apifero, qui le porta à don Pierre d'Aragon, seul et dernier héritier de la maison de Souabe comme mari de Constance, fille de Manfred.
JEAN DE PROCIDA
Vers la fin de l'année 1268, il y avait à Salerne un noble sicilien qui s'appelait Jean, et qui était seigneur de l'île de Procida; aussi était-il généralement connu sous le nom de Jean de Procida. Jean pouvait alors être âgé de trente-quatre ou trente-cinq ans.
Quoique jeune encore, sa réputation était grande, non seulement dans la noblesse, car, outre sa seigneurie de Procida, il était encore seigneur de Tramonte et du Cajano, de son chef, et du chef de sa femme seigneur de Pistiglioni, mais dans les armes, car il avait combattu avec Frédéric, et dans l'administration, car il avait fait exécuter le port de Palerme. Enfin son nom n'était pas moins illustre dans les sciences: en effet, Jean s'était adonné tout particulièrement à la médecine, et il avait guéri des maladies que les plus grands mires de l'époque regardaient comme incurables.
A la mort de Manfred, dont il était grand-protonotaire, il s'était rallié à Charles d'Anjou, qui l'avait fait membre de son conseil; mais, soit, comme le disent les uns, qu'il se fût aperçu que Charles d'Anjou était l'amant de sa femme Pandolfina, soit que la mort tragique de Conradin l'eût détaché de son nouveau roi, il quitta Salerne et passa en Sicile sans que ce départ fît naître aucun soupçon, car il était déjà absent depuis deux ans lorsque Charles d'Anjou, au moment de partir lui-même pour Tunis avec Louis IX son frère, permit à deux de ses favoris nommés, l'un Gautier Carracciolo, et l'autre Manfredo Commacello, d'aller le consulter sur une maladie dont ils étaient atteints.
On connaît le résultat de la croisade: Louis IX, se fiant au Dieu pour lequel il s'était armé, débarqua sur le rivage d'Afrique au moment des grandes chaleurs, sans attendre, comme le lui avait conseillé son frère, que les pluies les eussent tempérées. La peste se mit dans l'armée, et le héros chrétien mourut martyr le 25 août 1270.
Charles d'Anjou prit le commandement de l'armée, alla assiéger Tunis; mais, au lieu d'y presser le roi maure à la dernière extrémité, comme le demandaient peut-être et la mémoire de son frère et l'intérêt de l'église, il traita avec lui à la condition qu'il se reconnaîtrait tributaire de la Sicile, et, ramenant ses vaisseaux vers son royaume, au lieu de les conduire à Jérusalem, il débarqua à Trapani au milieu d'une effroyable tempête. Déclarant alors que la croisade était finie, il invita chaque prince à rentrer dans ses États, et donna l'exemple lui-même en faisant voile pour Naples, sa capitale.
Cependant Jean de Procida, après avoir parcouru toute la Sicile et s'être assuré que chacun, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, y gardait un coeur sicilien, avait cherché sur tous les trônes d'Europe quel était le prince qui avait à la fois le plus de droits et d'intérêt à renverser Charles d'Anjou du trône de Naples et de Sicile, et il avait reconnu que c'était don Pierre d'Aragon, gendre de Manfred, et cousin du jeune Conradin, qui venait d'être si cruellement mis à mort sur la place du Marché-Neuf, à Naples.
Il s'était donc rendu à Barcelone, où il avait trouvé le roi don Pierre et la reine, sa femme, fort douloureusement attristés de cette destruction qui s'était mise dans leur famille.
Mais don Pierre était un prince sage qui ne faisait rien que gravement et sûrement; il avait reçu, avec de grands honneurs, Henri d'Apifero, qui lui avait apporté le gant de Conradin, et, quoique dès cette époque sa résolution eût sans doute été prise, il s'était contenté de suspendre ce gant au pied de son lit, entre son épée et son poignard, mais sans rien dire ni sans rien promettre. Au reste, il avait offert à Henri d'Apifero de rester à sa cour, lui promettant qu'il y serait traité à l'égal des plus grands seigneurs de Castille, de Valence et d'Aragon. Henri y était resté trois ans, espérant que le roi don Pierre prendrait quelque parti hostile à l'égard de Charles d'Anjou; mais, malgré les pleurs de sa femme Constance, malgré la présence accusatrice de Henri, il ne lui avait plus parlé de la cause de son voyage; et le chevalier, croyant qu'il l'avait oubliée, s'était retiré sans rien dire, et était monté sur un vaisseau qui s'en allait en croisade.
Ce fut quelque temps après son départ que Jean de Procida arriva.
Jean demanda une audience au roi don Pierre, et l'obtint aussitôt, car sa réputation s'était étendue jusqu'en Castille, et l'on savait à la fois que c'était un vaillant homme d'armes, un loyal conseiller et un grand médecin. Il dit à don Pierre tout ce qu'il venait de voir de ses propres yeux, et comment la Sicile était prête à se révolter. Le roi d'Aragon l'écouta d'un bout à l'autre sans rien dire, et, lorsqu'il eut fini, le conduisant dans sa chambre, il lui montra pour toute réponse le gant de Conradin cloué au pied de son lit, entre son poignard et son épée.
C'était une réponse; si claire qu'elle fût cependant, elle n'était point assez précise pour Jean de Procida. Aussi, quelques jours après, sollicita-t-il une nouvelle audience, et, plus hardi cette fois que la première, pressa-t-il don Pierre de s'expliquer. Mais don Pierre, qui, comme le dit son historien Ramon de Muntaneo, était un prince qui songeait toujours au commencement, au milieu et à la fin, se contenta de lui répondre qu'avant de rien entreprendre, un roi devait songer à trois choses:
1° Ce qui pouvait l'aider ou le contrarier dans son entreprise;
2° Où il trouverait l'argent nécessaire à son entreprise;
3° Ne se fier qu'à des gens qui lui garderaient le secret sur cette entreprise.
Procida, qui était un homme sage, répondit qu'il reconnaissait la vérité de cette maxime, et que des trois choses qu'exigeait don Pierre il faisait sa propre affaire.
En conséquence, rien de plus, pour cette fois, ne fut dit ni fait entre don
Pierre d'Aragon et Jean de Procida; et, le lendemain de cette entrevue,
Jean de Procida s'embarqua sur un navire, sans dire où il allait ni quand
il reviendrait.
En effet, la position du roi don Pierre était difficile, et il avait raison d'être inquiet sur les trois points qu'il avait indiqués.
L'Occident ne lui offrait point d'allié contre Charles d'Anjou, ses coffres étaient vides, et s'il transpirait la moindre chose de son projet de détrôner le roi de Sicile, les papes qui le soutenaient ne pouvaient manquer de l'excommunier, comme ils avaient fait de Frédéric, de Manfred et de Conradin. Or, tous trois avaient fini fort piteusement: Frédéric par le poison, Manfred par le fer, et Conradin sur l'échafaud.
De plus, il y avait liaison fort intime entre le roi don Pierre et le roi Philippe le Hardi, son beau-frère. Lorsque le premier n'était encore qu'enfant, il était venu à la cour de France, où il avait été reçu avec grand honneur, et où il était resté deux mois, prenant part à tous les jeux et tournois qui avaient été célébrés à l'occasion de son arrivée. Pendant ces deux mois, une telle intimité s'était formée entre les deux princes, qu'ils s'étaient mutuellement prêté foi et hommage, s'étaient juré qu'ils ne s'armeraient jamais l'un contre l'autre en faveur de qui que ce fût au monde, et, en garantie de ce serment, avaient communié tous deux de la même hostie.
Jusque-là, cette amitié s'était maintenue inaltérable, et souvent, en signe de cette amitié, le roi d'Aragon portait à la selle de son cheval, sur un canton, les armes de France, et sur l'autre les armes d'Aragon; ce que faisait aussi le roi de France.
Or déclarer la guerre à Charles d'Anjou, oncle du roi Philippe le Hardi, n'était-ce pas violer le premier de tous les serments jurés?
Cependant, au moment où, comme on le voit, les choses paraissaient impossibles à mener à bien, Dieu permit qu'elles s'arrangeassent pour le plus grand bonheur de la Sicile.
Michel Paléologue, grand-connétable et grand domestique de l'empereur grec à Nicée, venait de déposer l'empereur Jean IV, lui avait fait crever les yeux comme c'était l'habitude, puis, ayant marché sur Constantinople, il en avait chassé les Francs qui y régnaient depuis l'an 1204, c'est-à-dire depuis cinquante-six ans.
C'était Beaudoin II qui était alors empereur, Beaudoin dont le fils
Philippe était marié à Béatrix d'Anjou, fille du roi de Naples.
Charles d'Anjou, débarrassé de ses deux rivaux, voyant son double royaume à peu près en paix, avait tourné les yeux vers l'Orient, et, rêvant un immense royaume franc qui ceindrait la moitié de la Méditerranée, il avait fait alliance avec les princes de Morée, et avait résolu de renverser Paléologue. En conséquence, il préparait, à la grande terreur de ce dernier, une foule de vaisseaux, de nefs et de galères, qu'il disait tout haut être destinés à une expédition dont le but était de rétablir son gendre Philippe sur le trône de Constantinople.
L'empereur, de son côté, était occupé à se prémunir contre cette entreprise; il avait levé des contributions et des troupes par tout l'empire, il faisait construire des vaisseaux, il faisait réparer ses ports, et cependant toutes ces précautions ne le rassuraient pas, car il savait à quel terrible ennemi il avait affaire, lorsqu'on lui annonça tout à coup qu'un moine franciscain, arrivant de Sicile, demandait à lui parler pour choses de la plus haute importance.
L'empereur ordonna aussitôt qu'il fût introduit, et cet ordre exécuté,
Paléologue et l'inconnu se trouvèrent en face l'un de l'autre.
L'empereur était défiant comme un Grec; aussi, se tenant à distance du moine:
—Mon père, lui demanda-t-il, que me voulez-vous?
—Très noble empereur, répondit le moine, ordonnez; je vous demande au nom du Seigneur Dieu que je puisse vous accompagner en quelque lieu secret où ce que j'ai à vous dire ne soit entendu de personne.
—Que voulez-vous donc me dire de si particulier?
—Je veux vous entretenir de la plus grande affaire que vous ayez au monde.
—D'abord, qui êtes-vous? demanda l'empereur.
—Je suis Jean, seigneur de Procida, répondit le moine.
—Venez donc et suivez-moi, dit l'empereur.
Et ils montèrent aussitôt sur la plus haute tour du palais, et quand ils furent arrivés sur la plate-forme:
—Seigneur Jean de Procida, dit l'empereur en lui montrant le vide qui les environnait de tous côtés, nous n'avons ici que Dieu qui puisse nous entendre; parlez donc en toute sécurité.
—Très noble empereur, lui répondit Jean, ne sais-tu pas que le roi Charles a juré sur le Christ de t'enlever ta couronne, de te tuer toi et les tiens, comme il a tué le noble roi Manfred et le gentil seigneur Conradin, et qu'en conséquence, avant qu'il soit un an, il va se mettre en route pour conquérir ton royaume, avec cent vingt galères armées, trente gros vaisseaux, quarante comtes et dix mille cavaliers, et une foule de croisés chrétiens?
—Hélas! dit l'empereur, messire Jean, que voulez-vous? Oui, je le sais, et j'en vis comme un homme désespéré; j'ai déjà voulu m'arranger plusieurs fois avec le roi Charles, et jamais il n'a voulu entendre à rien. Je me suis mis au pouvoir de la sainte Église de Rome, de nos seigneurs les cardinaux et de notre saint-père le pape; je me suis mis entre les mains du roi de France, du roi d'Angleterre, du roi d'Espagne et du roi d'Aragon, et chacun me répond verbalement aux lettres que je lui envoie qu'il craint de mourir rien que d'en parler, tant est grande la puissance de ce terrible roi Charles. C'est pourquoi je n'attends ni conseils, ni secours des hommes, et je n'espère plus qu'en Dieu, puisque, malgré tout ce que j'ai pu faire, je ne trouve dans les chrétiens ni aide ni conseil.
—Eh bien! dit Jean de Procida, celui qui te délivrerait de cette grande crainte qui te tient, le regarderais-tu comme digne de quelque récompense?
—Il mériterait tout ce que je pourrais faire, s'écria l'empereur. Mais qui serait assez hardi pour penser à moi de sa seule et bonne volonté? qui serait assez puissant pour faire la guerre pour moi à la puissance du roi Charles?
—Ce sera moi, répondit Jean de Procida.
Et l'empereur le regarda avec étonnement et lui demanda:
—Comment ferez-vous pour achever, vous, simple seigneur, ce que n'osent même entreprendre les plus puissants rois de la terre?
—Cela me regarde, répondit Jean; sachez seulement que je tiens la chose pour sûre et certaine.
—Dites-moi donc alors comment vous comptez vous y prendre? demanda l'empereur.
—Sauf votre respect, répondit Jean, je ne vous le dirai point que vous ne m'ayez promis 100 000 onces.
—Et avec les 100 000 onces, que ferez-vous?
—Ce que je ferai? dit Procida: je ferai venir quelqu'un qui prendra la terre de Sicile au roi Charles, et qui lui donnera tant à faire qu'il en aura pour tout le reste de ses jours à se débarrasser de lui.
—Si tu es en état de tenir ce que tu me promets, répondit l'empereur, ce n'est pas 100 000 onces seulement que je te donnerai, mais ce sont tous mes trésors dont tu peux disposer.
Et Jean de Procida dit alors:
—Seigneur empereur, signez-moi donc une lettre par laquelle vous me donnerez créance près de tel souverain qui me conviendra, et dans laquelle vous vous engagerez à me payer 100 000 onces en trois paiements: le premier pour commencer l'entreprise, le second quand elle sera en son milieu, et le troisième quand elle aura eu bonne fin.
—Descendons dans mon cabinet, répondit l'empereur, et à l'instant même je vous ferai écrire et sceller cette lettre.
—Avec votre permission, très noble empereur, reprit Jean, mieux vaut que vous m'écriviez cette lettre de votre main, et que vous la scelliez vous-même, car outre qu'étant toute de votre écriture elle aura un plus grand crédit, nul ne saura que nous deux ce qui se sera passé entre vous et moi.
—Vous avez raison, dît l'empereur, et je vois que ce n'est point à tort que vous vous êtes fait la réputation d'un sage et vaillant homme.
Alors ils descendirent tous deux dans le cabinet particulier de l'empereur, qui écrivit la lettre de sa main, la scella lui-même, et la remit à messire Jean de Procida.
—Et maintenant, pour plus grande sûreté encore, répondit messire Jean, il faut que vous me fassiez chasser de vos États, comme si j'avais commis quelque méchante action, car, de cette façon, personne ne se doutera, même vos plus intimes, qu'il y ait alliance entre vous et moi.
L'empereur approuva ce projet, et le lendemain messire Jean de Procida fut arrêté publiquement et reconduit hors de l'empire. Puis, lorsqu'on demanda ce qu'avait fait ce moine inconnu, on répondit qu'il était venu de la part du roi Charles pour empoisonner l'empereur de Constantinople,
Le vaisseau qui emmenait Jean de Procida le déposa à Malte, d'où il prit une barque et gagna la Sicile.
A peine y eut-il mis le pied, qu'évitant les côtes, qui étaient gardées par les Angevins, il pénétra dans l'intérieur des terres et s'en alla trouver, toujours vêtu en franciscain, messire Palmieri Abbate et plusieurs autres barons de Sicile aussi puissants et aussi patriotes que lui.
Puis, les ayant rassemblés, il leur dit:
—Misérables que vous êtes, vendus comme des chiens et traités comme des chiens, ne vous lasserez-vous donc jamais d'être des esclaves et de vivre comme des animaux, quand vous pouvez être des seigneurs et vivre comme des hommes? Allez, nous n'êtes pas dignes que Dieu vous regarde en pitié, puisque vous n'avez pas pitié de vous-mêmes.
Alors, tous répondirent d'une seule voix:
—Hélas! messire Jean de Procida, comment pouvons-nous faire autrement que nous faisons, nous qui sommes soumis à des maîtres puissants comme jamais il n'y en eut au monde? Tout au contraire, il nous semble que, quelque effort que nous fassions, nous ne sortirons jamais d'esclavage.
—Eh bien donc! dit Procida, puisque vous n'avez pas le courage de vous délivrer vous-mêmes, je vous délivrerai, moi, pourvu que vous vouliez faire ce que je vous dirai.
Et tous tombèrent à genoux devant Jean de Procida, l'appelant leur sauveur et leur second Christ, et lui demandant ce qu'ils avaient à faire pour le seconder.
—Il faut, dit Jean de Procida, retourner dans vos terres, armer vos vassaux, et leur dire de se tenir prêts à un signal. Quand le temps sera venu, je vous donnerai ce signal, et vous, vous le transmettrez à vos vassaux.
—Mais, dirent les seigneurs, comment pouvons-nous entreprendre une pareille chose sans argent et sans appui?
—Quant à l'argent je l'ai déjà, dit Procida; et quant à l'appui, je l'aurai bientôt, si vous voulez écrire la lettre que je vais vous dicter.
Tous répondirent qu'ils étaient prêts, et Jean de Procida dicta la lettre suivante:
«Au magnifique, illustre et puissant seigneur, roi d'Aragon et comte de
Barcelone.
«Nous nous recommandons tous à votre grâce. Et d'abord messire Alaimo, comte de Lentini, puis messire Palmieri Abbate, puis messire Gualtieri de Galata Girone, et tous les autres barons de l'île de Sicile, nous vous saluons avec toute révérence, en vous priant d'avoir pitié de nos personnes, comme vendus et assujettis à l'égal des bêtes.
«Nous nous recommandons à votre seigneurie et à madame votre épouse, qui est notre maîtresse, et à laquelle nous devons porter allégeance.
«Nous vous envoyons prier de daigner nous délivrer, retirer et arracher des mains de nos ennemis, qui sont aussi les vôtres, de même que Moïse délivra le peuple des mains de Pharaon.
«Croyez donc, magnifique, illustre et puissant seigneur roi, à notre dévouement et à notre reconnaissance, et, pour tout ce qui n'est point porté en cette lettre, rapportez-vous-en à ce que vous dira messire Jean de Procida.»
Puis ils signèrent cette lettre, et, l'ayant scellée de leurs sceaux, ils la remirent à messire Jean de Procida, qui la joignit à celle qu'il avait déjà reçue de Michel Paléologue, et qui, se remettant en voyage, partit aussitôt pour Rome.
Nicolas III de la maison des Ursins régnait alors: c'était un homme d'une volonté forte et pervévérante, qui voulait fixer authentiquement le pouvoir temporel de la tiare, et qui, en conséquence, après avoir fait tous ses parents princes, avait cherché pour eux des alliances dans les plus puissantes maisons d'Europe; il avait donc fait demander à Charles d'Anjou la main de sa fille pour un de ses neveux; mais Charles d'Anjou avait dédaigneusement refusé.
De là était née dans le coeur du saint-père une haine secrète, mais profonde, qui lui faisait oublier ce qu'il devait à ses prédécesseurs, Urbain IV et Clément IV.
Jean de Procida connaissait cette haine, et il comptait sur elle pour rallier le pape au parti de la Sicile.
Arrivé à Rome, toujours sous sa robe de franciscain, il fit donc demander au pape une audience; le pape, qui le connaissait de réputation, la lui accorda aussitôt.
A peine Procida se vit-il en présence du saint-père, que, reconnaissant à la manière gracieuse dont il le recevait que ses intentions étaient bonnes à son égard, il lui demanda à lui parler dans un lieu plus secret que celui où ils se trouvaient: le pape y consentit volontiers, et, ouvrant lui-même la porte d'une chambre retirée qui lui servait d'oratoire, il y introduisit Jean de Procida.
Puis, y étant entré à son tour, il ferma la porte derrière lui.
Alors, Jean de Procida regarda autour de lui, et voyant qu'effectivement nul regard ne pouvait pénétrer jusqu'où il était, il tomba aux genoux du pape, qui le voulut relever; mais lui, n'en voulant rien faire:
—O Saint-Père! lui dit-il, toi qui maintiens dans ta droite tout le monde en équilibre, toi qui es le délégué du Seigneur en ce monde, toi qui dois désirer avant toute chose la paix et le bonheur des hommes, intéresse-toi à ces malheureux habitants des royaumes de Fouille et de Sicile, car ils sont chrétiens comme le reste des hommes, et cependant traités par leur maître au-dessous des plus vils animaux.
Mais le pape répondit:
—Que signifie une pareille demande, et comment veux-tu que j'aille contre le roi Charles, mon fils, qui maintient la pompe et l'honneur de l'Église?
—O très saint-père, s'écria Jean de Procida, oui, vous devez parler ainsi, car vous ne savez pas encore à qui vous parlez; mais moi je sais au contraire que le roi Charles n'obéit à aucun de vos commandements.
Alors le pape lui dit:
—Vous savez cela, mon fils! et dans quel cas n'a-t-il pas voulu nous obéir?
—Je n'en citerai qu'un, saint-père, répondit Jean: ne lui avez-vous pas fait demander une de ses filles pour un de vos neveux, et ne vous a-t-il pas refusé?
Le pape devint très pâle et dit:
—Mon fils, comment savez-vous cela?
—Je sais cela, très saint-père, et non seulement je le sais, mais encore beaucoup d'autres seigneurs le savent comme moi, et c'était un bruit généralement répandu dans la terre de la Sicile lorsque je l'ai quittée, que non seulement il avait refusé l'honneur de votre alliance, mais encore que, devant votre ambassadeur, il avait dédaigneusement déchiré les lettres de Votre Sainteté.
—Cela est vrai, cela est vrai, dit le pape, n'essayant plus même de dissimuler la haine qu'il portait au roi Charles; et j'avoue que, si je trouvais l'occasion de l'en faire repentir, je la saisirais bien volontiers.
—Eh bien! cette occasion, très saint-père, je viens vous l'offrir, moi, et plus prompte et plus certaine que vous ne la trouverez jamais.
—Comment cela? demanda le pape.
—Je viens vous offrir de lui faire perdre la Sicile d'abord, puis, après la Sicile, peut-être bien encore tout le reste de son royaume.
—Mon fils, dit le saint-père, songez à ce que vous dites, et vous oubliez, ce me semble, que ces pays sont à l'Église.
—Eh bien! répondit Procida, je les lui ferai enlever par un seigneur plus fidèle que lui à l'Église, qui paiera mieux que lui le cens dû à l'Église, et qui se conformera en tous points comme chrétien et comme vassal à ce que lui ordonnera l'Église.
—Et quel est le seigneur qui aura tant de hardiesse que de marcher contre le roi Charles? demanda le pape.
—Promettez-moi, très saint-père, quelque parti que vous preniez, de tenir son nom secret, et je vous le dirai.
—Sur ma foi! je te le promets, dit le saint-père.
—Eh bien! ce sera don Pierre d'Aragon, reprit Jean de Procida, et il accomplira cette entreprise avec l'argent du Paléologue et l'appui des barons de Sicile, ainsi que ces lettres peuvent en faire foi à Votre Sainteté.
Le pape lut les lettres, et lorsqu'il les eut lues:
—Et quel sera le chef de la révolte? demanda-t-il.
—Ce sera moi, répondit Jean de Procida, à moins que Votre Sainteté n'en connaisse un plus digne que moi.
—Il n'en est pas de plus digne que vous, messire, répondit le pape.
Accomplissez donc votre projet, et nous le seconderons de nos prières.
—C'est beaucoup, dit messire Jean, mais ce n'est point assez: il me faut encore une lettre de Votre Sainteté pour la joindre à celle de Michel Paléologue et à celle des barons de Sicile.
—Je vais donc vous la donner, dit le pape, et telle que vous la désirez.
Et alors il s'assit devant une table et écrivit la lettre suivante:
«Au très chrétien roi notre fils Pierre, roi d'Aragon, le pape Nicolas III.
«Nous te mandons nôtre bénédiction avec cette recommandation sainte que, nos sujets de Sicile étant tyrannisés et non bien gouvernés par le roi Charles, nous te demandons et commandons d'aller dans l'île de Sicile, en te donnant tout le royaume à prendre et à maintenir, comme fils conquérant de la sainte mère Église romaine.
«Donne créance à messire Jean de Procida, notre confident, et à tout ce qu'il te dira de bouche; tiens caché le fait, afin qu'on n'en sache jamais rien, et pour cela je te prie qu'il te plaise de vouloir bien commencer cette entreprise et de ne rien craindre de qui voudrait t'offenser.»
Messire Jean de Procida joignit la lettre du saint-père aux deux lettres qu'il avait déjà, et, pour ne point perdre un temps précieux, il s'embarqua le lendemain au port d'Ostie, afin de toucher en Sicile, et de la Sicile gagner Barcelone.
Messire Jean aborda à Cefalu, et donna ordre à son bâtiment d'aller l'attendre à Girgenti.
Alors il traversa toute la Sicile, pour s'assurer que les sentiments de ses compatriotes étaient toujours les mêmes, et pour annoncer aux seigneurs conjurés qu'ils n'avaient plus qu'à se tenir prêts, et que le signal ne se ferait pas attendre. Puis, messire Jean de Procida ayant doublé leur courage par l'espoir qu'il leur donnait, il gagna Girgenti, monta sur son navire, et s'embarqua pour Barcelone.
Mais le Dieu qui l'avait toujours encouragé et soutenu sembla tout à coup l'abandonner.
Il est vrai que ce que messire Jean de Procida regarda d'abord comme un revers de fortune, n'était rien autre chose qu'une nouvelle faveur de la Providence.
Une tempête terrible s'éleva, qui jeta le navire de messire Jean de Procida sur les côtes d'Afrique, où il fut pris, lui et tout son équipage, et conduit devant le roi de Constantine, qui lui demanda qui il était et où il allait.
Messire Jean, qui était, comme toujours, habillé en franciscain, se garda bien de révéler sa condition, et se contenta de répondre qu'il était un pauvre moine chargé par Sa Sainteté d'une mission secrète pour le roi Pierre d'Aragon.
Alors le roi de Constantine réfléchit un instant, et ayant fait éloigner tout le monde:
—Veux-tu, demanda-t-il, te charger aussi d'une mission de ma part pour le roi don Pierre?
—Oui, répondit Procida, et bien volontiers, si cette mission n'a rien de contraire à la religion catholique et aux intérêts de notre saint-père le pape.
—Bien au contraire, répondit le roi de Constantine, car voici ce qui nous arrive.
Et il raconta à Jean de Procida que son neveu, le roi de Bougie, étant révolté contre lui et voulant le détrôner, il ne voyait d'autre moyen de conserver son trône qu'en se mettant sous la protection du roi d'Aragon; et, pour que cette protection fût encore plus efficace, le roi de Constantine ajouta qu'il était prêt à se faire chrétien, lui et tout son royaume, si le roi don Pierre voulait le recevoir pour son filleul et pour son vassal.
Jean de Procida promit de s'acquitter de la mission qui lui était confiée, et, au lieu de le retenir en prison, le roi de Constantine, au grand étonnement de ses ministres et de son peuple, lui fit rendre la liberté, ainsi qu'à tout son équipage. Puis son navire, toujours par l'ordre du roi, lui ayant été remis avec tout ce qu'il contenait, il s'embarqua aussitôt, et après une heureuse traversée il descendit à Barcelone.
Comme on le pense bien, après ce qui s'était passé au premier voyage de messire Jean de Procida, son retour était un grand événement pour le roi don Pierre; aussi le mena-t-il, comme la première fois, dans la chambre la plus secrète de son palais, et là il lui demanda avec empressement ce qu'il avait fait depuis son départ.
—Très noble seigneur roi, répondit Procida, vous m'avez dit que, pour accomplir la grande entreprise que je vous avais proposée, il fallait trois choses: un appui, de l'argent, et le secret.
—Cela est vrai, répondit don Pierre.
—Le secret a été bien gardé, reprit messire Jean de Procida, puisque vous-même, monseigneur, ignorez d'où je viens. Quant à l'argent, voici la lettre de l'empereur Paléologue, qui s'engage à vous donner 100 000 onces. Enfin, quant à l'appui, voici l'adhésion signée par les principaux seigneurs de la Sicile, qui se révolteront au premier signal que je leur donnerai, et voici le bref de Sa Sainteté qui vous autorise à profiter de cette révolte.
Le roi don Pierre prit les lettres les unes après les autres, et les lut avec attention; puis, se retournant vers messire Jean de Procida:
—Tout cela est bien, lui dit-il; et sans doute mieux que je ne l'espérais; il reste un obstacle que je ne t'ai pas dit: j'ai fait alliance d'amitié avec le roi de France, et j'ai promis de n'armer ni contre lui, ni contre ses parents, ni contre ses amis. Or, il me va falloir armer, et beaucoup, et, quand le roi de France me fera demander contre qui j'arme, il me faudra donc mentir ou m'exposer à une brouille avec lui. Trouve-moi au moins, toi qui m'as déjà trouvé tant de choses, un prétexte que je puisse donner de cet armement.
—Il est trouvé, monseigneur, lui répondit Jean de Procida. Le roi de Constantine, que le roi de Bougie, son neveu, menace de détrôner, vous fait dire, par ma bouche, qu'il est prêt à se faire chrétien, si vous voulez lui servir de parrain et de défenseur. Or, si l'on vous demande pourquoi et contre qui vous armez, vous répondrez que c'est pour soutenir le roi de Constantine contre son neveu le roi de Bougie; et, comme il se fera chrétien indubitablement, il en rejaillira un grand honneur sur votre règne. Armez donc tranquillement, monseigneur, et faites voile pour l'Afrique; je me charge du reste.
—Puisqu'il en est ainsi, dit le roi don Pierre, je vois bien que Dieu veut que la chose s'accomplisse. Va donc, cher ami, fais que ton entreprise vienne à bonne fin, et je t'engage ma parole que, l'occasion échéant, je ne ferai défaut ni à toi, ni aux barons de Sicile, ni à notre saint-père le pape.
Sur cette promesse, Jean de Procida quitta le roi don Pierre et s'en retourna d'abord vers l'empereur Paléologue, qui lui remit avec grande joie les 53 000 onces d'or qu'il avait promises, et que Procida envoya aussitôt au roi don Pierre; puis, de Constantinople, il s'en revint à Rome; mais, en abordant à Ostie, il apprit que le pape Nicoles III était mort, et que le pape Martin IV, qui était une créature du duc d'Anjou, venait d'être élu.
Alors il jugea inutile d'aller plus loin, et, remettant aussitôt à la voile, il se dirigea vers la Sicile, où il trouva tout le monde dans la crainte et dans la douleur de cette élection.
Mais il rassura les conjurés, en disant qu'à défaut du pape il restait aux Siciliens trois des princes les plus puissants de la terre, qui étaient l'empereur Frédéric, l'empereur Michel Paléologue, et le roi don Pierre d'Aragon.
Or, les barons ayant repris courage, demandèrent à Jean de Procida ce qu'ils devaient faire, et Jean de Procida répondit que chaque seigneur devait s'en retourner dans ses domaines et tenir ses vassaux prêts pour le moment convenu, et qu'à ce moment, à un signal donné, on tuerait tous les Français qui se trouvaient dans l'île. Et tous les barons avaient une telle confiance dans messire Jean de Procida, qu'ils s'en retournèrent chez eux, et se tinrent prêts à agir, lui laissant le soin de fixer l'heure de l'exécution.
Comme l'avait prévu don Pierre d'Aragon, le roi de France et le nouveau pape s'étaient inquiétés de ses armements, et lui avaient demandé contre qui il les dirigeait. Le roi avait alors répondu que c'était contre les Sarrasins d'Afrique, comme bientôt on pourrait voir.
En effet, ses armements terminés, ce qui fut promptement fait, grâce à l'or de Michel Paléologue, don Pierre monta sur sa flotte avec mille chevaliers, huit mille arbalétriers, et vingt mille almogavares, et, après avoir relâché à Mahon, il s'achemina vers le port d'Alcoyll, où il aborda après trois jours de traversée.
Mais là il apprit de bien tristes nouvelles: le projet du roi de Constantine avait été su, et lorsque cette nouvelle était arrivée aux cavaliers sarrasins, comme ceux-ci étaient fort attachés à la religion de Mahomet, ils s'étaient soulevés; puis, se rendant au palais en grande rumeur, ils avaient pris le roi et avaient coupé la tête à lui et à douze de ses plus intimes qui lui avaient donné parole de se faire chrétiens avec lui. Ensuite ils s'étaient rendus près du roi de Bougie, et lui avaient offert le royaume de son oncle, dont celui-ci s'était aussitôt emparé.
Ces nouvelles ne découragèrent point don Pierre; et comme son entreprise avait un autre but que celui qu'elle paraissait avoir, il n'en résolut pas moins de prendre terre, et d'attendre, tout en consultant les Sarrasins, des nouvelles de la Sicile.
Il fit donc débarquer toute son armée.
Puis, cette armée étant en pays découvert, et rien ne la protégeant contre les attaques des Sarrasins, il mit à l'oeuvre tous les maçons qu'il avait amenés avec lui, et fit construire un mur qui entourait toute la ville.
Cependant la conjuration marchait en Sicile.
Le moment était on ne peut mieux choisi: les Français s'endormaient dans une sécurité profonde, le roi Charles était à la cour du pape, son fils était en Provence, et Jean de Procida avait fixé le jour de la délivrance de la Sicile au premier avril 1282.
En conséquence tous les seigneurs avaient reçu avis du jour fixé et se tenaient prêts à agir, soit à Palerme, soit dans l'intérieur de la Sicile.
On était arrivé au 30 mars: c'était le lundi de Pâques, et, selon l'habitude, toute la ville de Palerme se rendait à vêpres.
Comme le temps était magnifique, beaucoup de dames et de jeunes seigneurs siciliens avaient choisi, plus encore dans un but de plaisir que dans un but religieux, l'église du Saint-Esprit, qui est située, comme nous l'avons dit, à un quart de lieue de Palerme, pour y entendre l'office.
Presque toutes les dames et seigneurs, comme c'était la coutume, étaient vêtus de longues robes de pèlerins, et portaient à la main un bourdon.
Les soldats angevins étaient sortis comme les autres, et on les rencontrait par groupes armés tout le long du chemin, regardant insolemment les femmes, et de temps en temps les faisant rougir par quelque parole cynique ou par quelque geste grossier; mais, comme les jeunes gens qui les accompagnaient étaient désarmés, une loi de Charles d'Anjou défendant aux Siciliens de porter ni épée ni poignards, ils étaient forcés de supporter tout cela.
Cependant un groupe de Palermitains s'avançait, composé d'une jeune fille, de son fiancé et de ses deux frères: il était suivi depuis les portes de Palerme par un sergent nommé Drouet, et par quatre soldats armés de leurs épées et de leurs poignards, et qui, outre ces armes, portaient en guise de bâtons des nerfs de boeuf à la main. Le groupe venait de franchir le pont de l'Amiral, et allait entrer dans l'église, lorsque Drouet, s'avançant et se plaçant devant la porte de l'église, accusa les jeunes gens de porter des armes sous leurs robes de pèlerins. Ceux-ci, qui voulaient éviter une rixe, ouvrirent à l'instant même leurs manteaux, et montrèrent qu'à l'exception du bourdon qu'ils portaient à la main, ils étaient entièrement désarmés.
—Alors, dit Drouet, c'est que vous avez caché vos armes sous la robe de cette jeune fille.
Et en disant ces mots il étendit la main vers elle et la toucha d'une façon si inconvenante, qu'elle jeta un cri et s'évanouit dans les bras d'un de ses frères.
Le fiancé alors, ne pouvait contenir plus longtemps sa colère, repoussa violemment Drouet, qui, levant le nerf de boeuf qu'il tenait à la main, lui en fouetta la figure. Au même instant un des deux frères, arrachant du fourreau l'épée de Drouet, lui en donna un si violent coup de pointe, qu'il lui traversa le corps d'un flanc à l'autre, et que Drouet tomba mort. En ce moment les vêpres sonnèrent.
Aussitôt le jeune homme, voyant qu'il était trop avancé pour reculer, leva son épée toute sanglante en criant:
—A moi, Palerme! à moi! qu'ils meurent, les Français! qu'ils meurent!
Et il tomba sur le premier soldat, stupéfait de ce qui venait de se passer, et le renversa près de son sergent.
Le fiancé se saisit aussitôt de l'épée de ce soldat et vint prêter main forte à son ami contre les deux qui restaient.
En un même instant le cri: A mort, à mort les Français! courut sur les ailes ardentes de la vengeance jusqu'à Palerme.
Messire Alaimo de Lentini était dans la ville avec deux cents conjurés.
Voyant quelles choses se passaient, il comprit qu'il fallait avancer le signal convenu: le signal fut donné, et le massacre, commencé à la porte de la petite église du Saint-Esprit sur la personne du sergent Drouet, gagna Palerme, puis Montreale, puis Cefalu; des bandes de conjurés s'élancèrent dans l'intérieur de la Sicile en criant vengeance et liberté.
Chaque château devint une tombe pour les Français qu'il renfermait, chaque ville répondait au cri poussé par Palerme, chaque église sonna ses vêpres, et, en moins de huit jours, tous les Français qui se trouvaient en Sicile étaient égorgés, à l'exception de deux qui, contre la règle générale adoptée par leurs compatriotes, s'étaient montrés doux et cléments.
Ces deux hommes étaient le seigneur de Porcelet, gouverneur de Calatafini, et le seigneur Philippe de Scalembre, gouverneur du val di Noto.
Charles d'Anjou apprit à Rome la nouvelle des vêpres siciliennes par l'entremise de l'archevêque de Montreale, qui lui envoya un courrier pour lui annoncer ce qui venait de se passer. Mais Charles d'Anjou reçut le messager comme un grand coeur reçoit une grande infortune, et se contenta de répondre:
—C'est bien, nous allons partir, et nous verrons la chose par nous-même.
Puis, lorsque le messager fut sorti de sa présence, il leva les deux mains au ciel et s'écria:
—Sire Dieu, puisque, après m'avoir comblé de tes dons, il te plaît aujourd'hui de m'envoyer la fortune contraire, fais que je ne redescende du trône que pas à pas, et je jure que je laisserai mille de mes ennemis couchés sur chacun de ses degrés.
PIERRE DARAGON
Le premier soin des seigneurs siciliens fut de faire partir deux ambassades, l'une pour Messine, l'autre pour Alcoyll: la première adressée à leurs compatriotes, et la seconde à Pierre d'Aragon.
Voici la lettre des Parlermitains, conservée encore aujourd'hui dans les archives de Messine [Note: il est inutile de dire que nous n'inventons rien, que les lettres sont copiées sur les originaux ou traduites avec la plus grande exactitude.]:
«De la part de tous les habitants de Palerme et de tous leurs fidèles compagnons en armes pour la liberté de la Sicile, à tous les gentilshommes, barons et habitants de la ville de Messine, salut et éternelle amitié.
«Nous vous faisons savoir que, par la grâce de Dieu, nous avons chassé de notre terre et de nos contrées les serpents qui nous dévoraient nous et nos enfants, et suçaient jusqu'au lait du sein de nos femmes. Or, nous vous prions et supplions, vous que nous tenons pour nos frères et pour nos amis, que vous fassiez ce que nous avons fait, et que vous vous souleviez contre le grand dragon, notre commun ennemi, car le temps est venu où nous devons être délivrés de notre servitude et sortir du joug pesant de Pharaon; car le temps est venu où Moïse doit tirer les fils d'Israël de leur captivité; car le temps est venu enfin où les maux que nous avons soufferts nous ont lavés des péchés que nous avions commis. Donc que Dieu le père, dont la toute-puissance nous a pris en pitié, vous regarde à votre tour, et que sous ce regard, vous vous réveilliez et vous leviez pour la liberté.
«Donné à Palerme, le 14 de mai 1282.»
Pendant ce temps, le roi Pierre d'Aragon était aux mains avec Mira-Bosecri, roi de Bougie, et tous les Sarrasins d'Afrique, car à peine avaient-ils vu l'armée aragonaise prendre pied à Alcoyll et s'y fortifier, qu'ils avaient envoyé des cavaliers par tout le pays pour crier la proclamation de guerre; de sorte que Pierre d'Aragon, adossé à la mer et ayant derrière lui sa flotte, commandée par Roger de Lauria, avait devant lui, enveloppant la muraille qu'il avait fait faire, plus de soixante mille hommes, tant Maures et Arabes que Sarrasins.
Il arriva qu'un jour on lui dit qu'un Sarrasin demandait à lui parler à lui-même, refusant de s'ouvrir à aucun autre de la nouvelle importante qu'il prétendait apporter. Le roi ordonna qu'il fût aussitôt introduit devant lui et devant les seigneurs qui l'entouraient; mais le Sarrasin, voyant ce grand nombre de chevaliers, refusa de s'ouvrir en leur présence, et déclara qu'il ne dirait rien qu'au roi et à son aumônier. Le roi, qui était très brave, et qui d'ailleurs ne quittait jamais ses armes offensives et défensives, avec lesquelles il ne craignait ni Arabes, ni Maures, ni Sarrasins, ni qui que ce fût au monde, ordonna aussitôt à chacun de se retirer, et demeura seul avec l'archevêque de Barcelone et l'étranger.
Le Sarrasin alors se jeta aux genoux du roi et lui dit:
—Mon noble roi et seigneur, j'étais du nombre de ceux qui devaient embrasser la religion chrétienne avec le roi de Constantine, à qui le Seigneur fasse paix! mais, comme heureusement personne ne savait la détermination que j'avais prise, j'échappai au massacre, et, pour qu'on ne se doutât de rien, je ne me réunis à tes ennemis. Maintenant voici que j'ai un grand secret à te dire; mais, si je ne me faisais chrétien d'abord, je trahirais, en le disant, les Sarrasins, car, ayant encore le même dieu qu'eux, je devrais avoir les mêmes intérêts; tandis qu'au contraire, une fois baptisé, les chrétiens deviennent mes frères, et ce seraient eux que je trahirais en ne te disant point ce que j'ai à te dire. Ainsi donc, si tu veux savoir la nouvelle que je t'apporte et qui est, je te le répète, de la plus grande importance pour toi et les tiens, consens à être mon parrain, et fais-moi baptiser par le saint archevêque qui est près de toi.
Alors don Pierre se retourna vers l'archevêque, et lui dit en langue catalane:
—Que pensez-vous de cela, mon père?
—Qu'il ne faut écarter personne de la voie du Seigneur, répondit l'archevêque, et qu'il faut accueillir comme venant de Dieu quiconque veut aller à Dieu.
Alors le roi se retourna vers le Sarrasin et lui demanda:
—D'où es-tu et comment t'appelles-tu?
—Je suis de la ville d'Alfandech, et je m'appelle Yacoub Ben-Assan.
—Es-tu décidé à renoncer à ta ville et à ta croyance, et à échanger ton nom de Yacoub Ben-Assan contre celui de Pierre?
—C'est ce que je désire sincèrement, répondit le Sarrasin.
—Faites donc votre office, mon père, dit le roi à l'archevêque. Et l'archevêque, ayant pris une aiguière d'argent, bénit l'eau qu'elle contenait, et, en ayant versé quelques gouttes sur la tête du Sarrasin, il le baptisa au nom de la Très Sainte Trinité; puis, lorsqu'il eut fini:
—Maintenant, Pierre, lui dit-il, levez-vous, vous voilà espagnol et chrétien. Dites donc à votre roi et à votre parrain ce que vous avez à lui dire.
—Monseigneur, dit le néophyte, sachez que le roi Mira-Bosecri et les Sarrasins ont remarqué que, le dimanche étant pour vous et vos soldats un jour de repos et de fête, les murailles du camp étaient moins bien gardées ce jour-là que les autres jours. En conséquence, ils ont résolu dimanche d'attaquer la bastide du comte de Pallars, qu'ils croient la moins forte, et de l'emporter ou d'y périr tous; car ils pensent que pendant ce temps vous et tous vos soldats serez occupés à entendre la messe, et que par ce moyen ils auront bon marché de vous.
Et le roi, ayant réfléchi de quelle importance était l'avis quil recevait, se retourna vers celui qui venait de le lui donner, et lui dit:
—Je te remercie, gentil filleul, et je reconnais que tu as le coeur vraiment chrétien. Retourne maintenant parmi ces mécréants maudits, afin que tu demeures au courant de tous leurs projets, et, si celui que tu m'as révélé n'est pas abandonné, reviens me voir et m'en avertir dans la nuit de samedi à dimanche.
—Mais comment traverserai-je les avant-postes? demanda le messager.
Le roi appela ses gardes.
—Vous voyez bien cet homme, leur dit-il; toutes les fois qu'il se présentera à une sentinelle et qu'il dira: Alfandech, j'entends qu'on le laisse entrer librement et sortir de même.
Puis il donna vingt doubles d'or au nouveau chrétien, et, celui-ci lui ayant renouvelé sa foi et son hommage, sortit du camp sans être vu et alla rejoindre les Sarrasins.
Aussitôt le roi assembla tous ses chefs, et leur annonça cette bonne nouvelle que l'ennemi devait attaquer le camp le dimanche matin. Or, on avait tout le temps de se préparer à cette attaque, car on n'était encore que dans la nuit du jeudi au vendredi.
Pendant la journée du samedi, et vers tierce, on vint annoncer au roi don Pierre que l'on apercevait deux grandes barques venant de la Sicile et navigant sous pavillon noir. Il ordonna aussitôt à l'amiral Roger de Lauria, qui commandait la flotte, de laisser passer ces barques, car il se doutait bien quelles sortes de nouvelles elles apportaient.
La flotte s'ouvrit, les barques passèrent au milieu des nefs, des galères et des vaisseaux, et elle vinrent aborder au rivage, où les attendait le roi.
A peine ceux qui montaient ces barques eurent-ils mis pied à terre et eurent-ils appris que c'était le roi don Pierre qui était devant eux, qu'ils s'agenouillèrent, baisèrent trois fois le sol, et s'approchant du roi en se traînant sur leurs genoux, ils courbèrent la tête jusqu'à ses pieds, en criant: Merci, seigneur; seigneur, merci. Et comme ils étaient vêtus de noir ainsi que des suppliants, comme leurs larmes coulaient de leurs yeux sur les pieds du roi, comme leurs cris et leurs gémissements n'avaient point de fin, chacun en eut grande pitié, et le roi tout comme les autres; car, se reculant, il leur dit d'une voix toute pleine d'émotion:
—Que voulez-vous? qui êtes-vous? d'où venez-vous?
—Seigneur, dit alors l'un d'eux, tandis que les autres continuaient de crier et de pleurer, seigneur, nous sommes les députés de la terre de Sicile, pauvre terre abandonnée de Dieu, de tout seigneur et de toute bonne aide terrestre; nous sommes de malheureux captifs tout près de périr, hommes, femmes et enfants, si vous ne nous secourez. Nous venons, seigneur, vers votre royale majesté, de la part de ce peuple orphelin, vous crier grâce et merci! Au nom de la Passion, que Notre Seigneur Jésus-Christ a soufferte sur la croix pour le genre humain, ayez pitié de ce malheureux peuple; daignez le secourir, l'encourager, l'arracher à la douleur et à l'esclavage auxquels il est réduit. Et vous devez le faire, seigneur, pour trois raisons: la première, parce que vous êtes le roi le plus saint et le plus juste qu'il y ait au monde; la seconde parce que tout le royaume de Sicile appartient et doit appartenir à la reine votre épouse, et après elle à vos fils les infants, comme étant de la lignée du grand empereur Frédéric et du noble roi Manfred, qui étaient nos légitimes; et la troisième enfin parce que tout chevalier, et vous êtes, sire, le premier chevalier de votre royaume, est tenu de secourir les orphelins et les veuves.
Or, la Sicile est veuve par la perte qu'elle a faite d'un aussi bon seigneur que le roi Manfred; or, les peuples sont orphelins parce qu'ils n'ont ni père ni mère qui les puissent défendre, si Dieu, vous et les vôtres, ne venez à leur aide. Ainsi donc, saint seigneur, ayez pitié de nous, et venez prendre possession d'un royaume qui vous appartient à vous et à vos enfants, et, tout ainsi que Dieu a protégé Israël en lui envoyant Moïse, venez de la part de Dieu tirer ce pauvre peuple des mains du plus cruel Pharaon qui ait jamais existé; car, nous vous le disons, seigneur, il n'est pas de maîtres plus cruels que ces Français pour les pauvres gens qui ont le malheur de tomber en leur pouvoir.
Alors le roi les regarda d'un oeil compatissant, puis, tendant les deux mains à ceux des deux messagers qui étaient le plus près de lui:
—Barons, leur dit-il en les relevant, soyez les bienvenus, car ce que vous avez dit est vrai, et ce royaume de Sicile revient légitimement à la reine notre épouse et à nos enfants. Prenez donc courage, nous allons prier Dieu de nous éclairer sur ce que nous devons faire, puis nous vous ferons part de ce que nous avons résolu.
Et ils répliquèrent:
—Que le Seigneur vous ait en sa garde, et vous inspire cette pensée d'avoir pitié de nous, pauvres misérables que nous sommes! Et, comme preuve que nous venons au nom de vos sujets, voici les lettres de chacune des villes de la Sicile, de chacun des châteaux, de chaque baron, de chaque gentilhomme et de chaque chevalier, par lesquelles chevaliers, gentilshommes, barons, châteaux et villes, s'engagent à vous obéir, comme à leur roi et seigneur, à vous et à vos descendants.
Le roi alors prit ces lettres, qui étaient au nombre de plus de cent, et ordonna de bien loger ces députés et de leur donner, à eux et à leur suite, toutes les choses dont ils auraient besoin.
Pendant ce temps la nuit était venue, et le roi, s'étant retiré dans la maison qu'il habitait, y fut bientôt prévenu que l'homme devant lequel il avait ordonné que toutes les portes s'ouvrissent quand il dirait le mot Alfandech était là, et demandait de nouveau à lui parler. Comme le roi l'attendait avec impatience, il ordonna qu'il fût introduit à l'instant.
—Eh bien! lui dit-il en l'apercevant, nous espérons, cher filleul, que rien n'est changé, et que tu nous apportes une bonne nouvelle?
—Je vous apporte la nouvelle, très puissant seigneur et roi, répondit le nouveau converti, que vous ayez à vous tenir prêts, vous et vos gens, à la pointe du jour, car à la pointe du jour toute l'armée sarrasine sera en campagne.
—J'en suis aise, dit le roi, et je reconnais que tu es un digne messager. Et maintenant, fais comme tu voudras: retourne vers les Sarrasins ou demeure avec nous, à ton choix; et si tu demeures avec nous, en échange des terres et des châteaux que tu pouvais avoir en Afrique, nous te donnerons de telles terres et de tels châteaux en Aragon, qu'en voyant ceux que tu auras acquis, tu ne regretteras en rien ceux que tu auras perdus.
Et le nouveau converti répondit:
—Comme chrétien et comme filleul d'un aussi grand roi que vous, il me semble, sauf votre plaisir, monseigneur, que je dois rester avec mes frères et combattre sous votre étendard. Quant à mes terres et à mes châteaux, je les abandonne bien volontiers, et je ne demande en échange qu'un bon cheval et de bonnes armes.
—C'est bien, dit le roi; retirez-vous dans la maison que vous voudrez, et tenez-vous prêt à marcher sous notre étendard dès demain matin.
A ces mots, le filleul de don Pierre se retira, et, dix minutes après, on lui amena dans la maison où il s'était logé un cheval des écuries du roi, sur le dos duquel résonnait une de ses propres armures.
Puis le roi employa le temps qui lui restait à donner les ordres nécessaires pour la bataille du lendemain, ce qui rendit toute l'armée si joyeuse que sur vingt-cinq mille soldats qui la composaient, il n'y eut certainement pas dix hommes qui fermèrent les yeux un seul instant de toute cette nuit.
Au point du jour, les Sarrasins s'avancèrent silencieusement, croyant surprendre les postes aragonais; et ce ne fut que lorsqu'ils se trouvèrent à deux ou trois cents pas des murailles que, du haut d'une petite colline qui dominait le camp, ils aperçurent toute l'armée, chevaliers, barons, arbalétriers, et jusqu'aux valets de l'armée, rangés derrière les palissades et se tenant prêts à combattre.
Alors ils virent qu'ils avaient été trahis et que leurs ennemis étaient sur leurs gardes.
Aussitôt les chefs délibérèrent sur ce qu'ils devaient faire, et pour savoir s'il leur fallait continuer d'aller en avant ou tourner le dos; mais il était déjà trop tard. Le roi, voyant leur hésitation, ordonna d'ouvrir les barrières.
Aussitôt les trompettes commencèrent de sonner; l'avant-garde, sous la conduite du comte de Pallars et de don Ferdinand d'Ixer, s'élança bannière déployée; toute l'armée la suivit, criant:
—Saint Georges et Aragon!
L'espace qui séparait chrétiens et Sarrasins fut franchi en un instant; les deux armées se heurtèrent fer contre fer, et le combat commença.
Ce fut un combat terrible, sans tactique militaire, sans plan arrêté, où chacun choisit son homme et frappa jusqu'à ce que, cet homme abattu, il s'en présentât un autre.
Dans cette lutte, l'avant-garde sarrasine tout entière disparut écrasée: puis le roi en tête, son étendard à la main, entra dans le plus épais des bataillons ennemis. Ses chevaliers et ses barons le suivirent, ouvrant cette masse comme aurait fait un coin de fer. Enfin toute cette foule s'écarta, montrant sa blessure ouverte et sanglante.
Tout était fini; les Sarrasins, blessés au coeur, voulurent en vain se rallier; les terribles épée des chrétiens abattaient tout ce qu'elles touchaient. Les deux ailes séparées ne purent se rejoindre; l'infanterie arabe, percée par les traits des arbalétriers, commença à fuir; les Almogavares, légers comme les chamois de la Sierra-Morena, se mirent à leur poursuite.
La cavalerie seule tenait encore; mais bientôt, abandonnée à sa propre force, il lui fallut fuir à son tour. Le roi voulait la poursuivre et franchir une montagne qui était devant lui; mais le comte de Pallars et don Ferdinand d'Ixer l'arrêtèrent en criant:
—Au nom de Dieu! sire, pas un pas de plus. Songez à notre camp, où nous n'avons laissé que des malades, des femmes et des enfants; que deviendraient-ils, s'ils étaient séparés de nous, et que deviendrions-nous nous-mêmes? Au camp, sire, au camp!
Et, malgré les efforts du roi, qui ne voulait rien écouter, disant que le jour de l'extermination des Sarrasins était venu, ils le ramenèrent vers les palissades.
Comme le roi était à mi-chemin des barrières, un homme couché parmi les cadavres se souleva sur un genou, et, tandis que de la main gauche il tenait fermée une blessure qu'il avait reçue à la poitrine, de l'autre il lui présenta un étendard sarrasin qu'il venait de conquérir. Cet homme, c'était le Sarrasin Yacoub Ben-Assan. Don Pierre ordonna qu'on lui portât secours à l'instant même; mais le blessé fit signe au roi que tout était inutile. Don Pierre prit alors l'étendard, et, comme s'il n'eût attendu pour mourir que le moment de remettre son trophée aux mains de son royal parrain, le blessé se recoucha sur le champ de bataille, et, levant la main de sa poitrine, laissa son âme fuir par sa blessure.
Les envoyés de Sicile avaient vu tout le combat du haut des maisons d'Alcoyll, et ils avaient été fort émerveillés des magnifiques faits d'armes qu'avaient accomplis le roi don Pierre et ses gens, si bien que, pendant tout le temps de la bataille, ils disaient entre eux:
—Si Dieu permet que le roi vienne en Sicile, les Français seront tous morts ou vaincus, car, depuis le roi jusqu'au dernier soldat, tous marchent au combat comme à une fête.
Le soir, don Pierre donna l'ordre d'enterrer les soldats espagnols et de brûler les corps des Sarrasins, de peur que les cadavres ne corrompissent l'air, et que les maladies ne se missent dans son camp comme elles s'étaient mises dans celui du roi saint Louis à Tunis.
Le lendemain et le surlendemain on attendit vainement l'ennemi; il s'était retiré à plus de trois lieues en arrière, tant sa terreur était grande: et cependant tous les jours il lui arrivait de tous les côtés un tel nombre de gens qu'il eût été impossible de les compter.
Le quatrième jour on signala deux autres barques venant, comme les premières, de Sicile, mais portant des envoyés bien plus pressants et bien plus tristes encore que les premiers.
Dans la première étaient deux chevaliers de Palerme, et dans la seconde deux citoyens de Messine; tous étaient vêtus de noir, leurs barques avaient des voiles noires, et elles naviguaient sous des pavillons noirs. A peine virent-ils le roi que, comme avaient fait les premiers, ils se jetèrent à genoux, mais avec des cris bien plus lamentables et bien plus suppliants que les autres, car ils venaient annoncer que le roi Charles assiégeait Messine, et bien véritablement, en une telle extrémité, ils n'avaient plus de recours qu'en Dieu et dans le roi don Pierre d'Aragon.
Cependant le roi don Pierre d'Aragon paraissait encore hésiter, mais alors le comte de Pallars s'avança vers lui et, parlant en son nom et au nom des barons et chevaliers qui l'entouraient:
—Seigneur, lui dit-il, pourquoi hésitez-vous, et qui vous retient? Prenez en miséricorde un peuple infortuné qui vient vous crier merci; car il n'est coeur si dur au monde, qu'il soit chrétien ou Sarrasin, qui n'en ait pitié. Sire, la voix du peuple est la voix de Dieu, et, quand le peuple prie, Dieu ordonne. N'attentez donc pas davantage, seigneur; n'hésitez donc plus, sire, car je vous affirme, en mon nom et en celui de tous mes compagnons, que, tous tant que nous sommes, nous vous suivrons partout où vous irez, et que nous sommes prêts à périr pour la gloire de Dieu, pour votre honneur et pour la résurrection du peuple de la Sicile.
Aussitôt toute l'armée se mit à crier:
—En Sicile! en Sicile! Au nom de Dieu! sire, ne laissez pas ce pauvre peuple qui vous appartient et qui, après vous, appartiendra à vos enfants. En Sicile, sire! en Sicile!
Et alors le roi, entendant ces choses merveilleuses et voyant la bonne volonté de son armée, leva les mains au ciel et dit:
—Seigneur, c'est en votre nom et pour vous servir que j'entreprends ce voyage: Seigneur, je me recommande à vous, moi et les miens.
Puis, se retournant vers son armée:
—Eh bien! ajouta-t-il, puisque Dieu le veut et que vous le voulez, partons donc sous la garde et avec la grâce de Dieu, de madame sainte Marie et de toute la cour céleste, et allons en Sicile.
Et tous s'écrièrent:
—Noël! Noël! en Sicile! en Sicile!
Et toute l'armée, s'agenouillant d'un seul mouvement, se mit à chanter le Salve Regina en signe d'action de grâces.
La même nuit, on expédia les deux premières barques pour la Sicile, avec cette bonne nouvelle que le roi don Pierre d'Aragon et toute son armée allaient arriver.
Le lendemain, le roi fit tout embarquer, hommes, femmes, enfants, et le dernier qui s'embarqua, ce fut lui; puis, lorsque tout l'embarquement fut terminé, les deux autres barques partirent à leur tour pour annoncer qu'elles avaient vu le roi et toute l'armée mettre à la voile.
Dieu nous donne un contentement pareil à celui qu'on éprouva en Sicile lorsqu'on y apprit cette bonne nouvelle!
La traversée du roi d'Aragon fut heureuse, car la Providence ne l'avait point si miraculeusement conduit jusque-là pour l'abandonner en chemin; de sorte que, sans accident aucun, il débarqua à Trapani, le 3 du mois d'août 1282.
Aussitôt les prud'hommes de Trapani envoyèrent des courriers par toute la Sicile; et, derrière ces courriers qui passaient disant au peuple: «le roi don Pierre d'Aragon est arrivé avec une puissante armée», des cris de joie s'élevaient; villes, villages et châteaux s'illuminaient, si bien qu'on pouvait deviner la route qu'ils avaient suivie à la tramée de bonheur et de lumière qu'ils laissaient après eux.
Quant au roi, chacun venait au-devant de lui avec de la joie plein le coeur, et des fleurs plein les mains, et chacun s'écriait en le voyant:
—Bon et saint seigneur, que Dieu te donne vie et victoire, afin que tu puisses nous délivrer de ces Français maudits!
Et tout le monde allait ainsi chantant, dansant et s'embrassant: et, pendant plus d'un mois, personne ne fit oeuvre de ses mains que pour les joindre en remerciant Dieu.
Le quatrième jour de son arrivée, le roi don Pierre vit venir à lui les principaux de la ville de Palerme, qui lui apportaient, au nom de leurs concitoyens, tout l'argent qu'ils avaient pu réunir; mais le roi don Pierre, après les avoir courtoisement reçus, leur répondit qu'il n'avait pas besoin d'argent, ayant apporté son trésor, et qu'il était venu non pas pour lever sur eux de nouvelles contributions, mais pour les recevoir au nombre de ses vassaux et les défendre contre leur ennemis.
Le surlendemain, le roi don Pierre partit pour Palerme, et vous pensez bien que, si de pareilles fêtes avaient eu lieu à Trapani, qui est une ville secondaire, il y en eut de bien autrement belles à Palerme, qui est la capitale de toute la Sicile.
Là, toutes les cloches sonnèrent, toutes les processions sortirent des églises avec les croix et les bannières, et, chaque jour, tout ce qu'il y avait d'hommes, de femmes et d'enfants dans la ville, se réunissaient sur la place du Palais-Royal, et criaient tant et si fort: Vive le roi notre bon seigneur! que le roi, pour satisfaire tout ce peuple, qui ne pouvait croire à son bonheur, était obligé de se montrer cinq ou six fois le jour au balcon de sa fenêtre.
Pendant ce temps, les prud'hommes de Palerme adressaient des messagers à toutes les autres villes de la Sicile, afin qu'elles envoyassent leurs clefs pour être offertes au roi, et des députés qui lui missent la couronne sur la tête au nom de toute l'île.
De son côté, le roi don Pierre envoya directement quatre barons au roi Charles, qui assiégeait Messine, avec charge de lui dire qu'il lui mandait et ordonnait de sortir de son royaume, attendu qu'il n'ignorait pas que le royaume appartenait à la reine d'Aragon, sa femme, et à ses enfants; qu'en conséquence il l'invitait à vider sa terre, et, s'il refusait à se tenir pour averti, que le roi don Pierre l'en irait chasser en personne.
Mais le roi Charles répondit qu'il n'entendait renoncer à son royaume ni pour le roi don Pierre, ni pour aucun autre que ce fût au monde, et que, ce royaume lui ayant été donné par la grâce de Dieu, il saurait bien le reconquérir à l'aide de son épée.
Le roi don Pierre ne répondit à ce refus qu'en ordonnant à son armée de terre et de mer de marcher sur Messine.
Mais, en lui voyant faire ces grands apprêts, les prud'hommes de Palerme lui demandèrent:
—Sauf votre bon plaisir, monseigneur, voulez-vous bien nous dire où vous allez?
Et le roi don Pierre répondit:
—Ne le voyez-vous point? Je vais combattre le roi Charles et le mettre hors de la terre de Sicile.
Alors les prud'hommes s'écrièrent:
—Au nom de Dieu! monseigneur, n'y allez pas sans nous, car, vous le comprenez bien, ce serait une honte pour nous que de ne pas vous aider de tout notre pouvoir dans une occasion qui nous intéresse si fort.
Le roi don Pierre consentit donc à attendre, et l'on fit publier par toute la Sicile que chaque homme âgé de quinze à soixante ans eût à se rendre à Palerme sous quinze jours, avec ses armes et son pain pour un mois. En attendant, et pour donner bon courage aux Messinois, le roi ordonna à deux mille Almogavares de faire la plus grande diligence possible pour se rendre dans la ville assiégée et y annoncer sa prompte arrivée.
Il avait choisi deux mille Almogavares au lieu de deux mille chevaliers, parce que les montagnards, habitués à la fatigue, armés légèrement, n'ayant pour tout bagage qu'une jaquette de drap ou de cuir sur le corps, une résille sur la tête, des espadrilles aux pieds, et portant sur leur dos, dans une besace, autant de pains qu'il y avait de jours de chevauchée, pouvaient franchir la distance plus rapidement qu'aucune autre troupe.
Aussi, quoiqu'il y ait pour tout le monde six journées de marche de Palerme à Messine, les deux mille Almogavares y arrivèrent vers le soir du troisième jour, et cela si secrètement, qu'ils entrèrent par la porte de la Caperna, depuis le premier jusqu'au dernier, sans qu'aucune sentinelle ni vedette de l'armée française s'aperçût de leur arrivée.
Lorsqu'on apprit, à Messine, le renfort que la garnison venait de recevoir, et surtout les bonnes nouvelles que ce renfort apportait, ce fut comme on le pense bien une grande joie par toute la ville. Mais les pauvres assiégés rabattirent bien de cette joie le lendemain lorsqu'ils virent leurs protecteurs se préparer au combat.
En effet, l'aspect des Almogavares n'était point rassurant, et, pour qui ne les avait point connus à l'oeuvre, ils semblaient bien plutôt un amas de bandits et de bohémiens qu'une troupe de soldats.
Aussi les Messinois s'écrièrent-ils:
—Oh! Seigneur Dieu! de quelle haute joie sommes nous descendus, et quels sont ces hommes qui vont ainsi à moitié nus, sans autre armes qu'une épée et un couteau, sans bouclier et sans écu? Mon Dieu! si toutes les troupes du roi d'Aragon sont pareilles, nous n'avons pas grand compte à faire sur nos défenseurs.
Et les Almogavares, ayant entendu les paroles qui se murmuraient ainsi autour d'eux, répondirent:
—C'est bon, c'est bon, on verra aujourd'hui même qui nous sommes. Montez seulement sur les tours et sur les remparts, et regardez.
Les Messinois montèrent sur les tours et sur les remparts, mais en secouant la tête, car ils n'avaient pas grande espérance que les Almogavares tiendraient les belles promesses qu'ils faisaient.
Ceux-ci cependant, sans avoir pris d'autre repos que trois ou quatre heures de sommeil, sans avoir mangé autre chose qu'un de leurs pains, et sans avoir bu ni vin ni liqueur, mais seulement l'eau qui coulait aux fontaines de la ville, se firent ouvrir une porte, et, au moment où les assiégeants s'y attendaient le moins, fondirent sur eux avec une telle impétuosité, qu'ils pénétrèrent presque jusqu'à la tente du roi. Et comme avant de sortir ils s'étaient donné les uns aux autres parole de ne point rentrer qu'ils n'eussent tué chacun son homme, lorsqu'ils rentrèrent, il y avait deux mille Français de moins dans l'armée du roi Charles, et cela sans compter les prisonniers qu'ils ramenaient.
Quand les gens de Messine, qui, ainsi que nous l'avons dit, étaient montés sur les tours et sur les remparts, virent cette brillante sortie et quel résultat terrible elle avait eu pour les assiégeants, ils revinrent fort de l'opinion désavantageuse qu'ils avaient d'abord conçue sur les Almogavares, et ce fut à qui leur ferait plus de fête et leur rendrait plus d'honneurs: chaque riche bourgeois en voulut avoir deux chez lui, et les y traita comme s'ils eussent été de la famille, rassurés et tranquillisés qu'ils étaient maintenant par la certitude qu'avec de pareils hommes leur ville était devenue imprenable.
Cependant le roi Charles apprit que le roi don Pierre d'Aragon, après s'être fait couronner à Palerme, s'avançait à grandes journées par terre, tandis que sa flotte, conduite par son amiral, Roger de Lauria, faisait le tour de l'île.
Ces deux armées réunies pouvaient former, avec celle des Siciliens, à peu près soixante à soixante-cinq mille hommes, c'est-à-dire plus de trois fois autant qu'en avait le roi Charles.
Or, ce dernier, qui était un prince très entendu dans les choses de guerre, comprit qu'il pouvait être trahi par les Abruzziens et les Apuliens, comme le roi Manfred, et que, comme le roi Manfred, il pourrait bien mourir de male mort.
Il prit donc son parti promptement et comme devait le faire un homme aussi prudent que brave.
Par une nuit bien obscure il monta sur les vaisseaux, traversa le détroit et s'en alla aborder à Reggio de Calabre avec la moitié de son armée, car ses vaisseaux n'étaient ni assez grands ni assez nombreux pour transporter son armée tout entière, il devait reprendre le lendemain matin la moitié qui restait encore sur la terre de Sicile.
Mais, au point du jour, le bruit se répandit que le roi Charles s'était embarqué pendant la nuit avec une partie de son monde, et que ce qui restait encore devant Messine était le tiers à peine de son armée. Aussitôt les Almogavares se firent ouvrir deux portes, et, séparés en deux troupes, ils fondirent sur les huit ou dix mille hommes qui restaient encore, ce que voyant les Messinois, ils s'armèrent de leur côté de tout ce qu'ils purent trouver, et sortirent de la ville au nombre de huit ou dix mille.
Les Français essayèrent d'abord de résister, d'autant plus qu'ils voyaient revenir de Reggio les galères qui les devaient emporter.
Cependant, quel que fût leur courage, ils ne purent soutenir le choc acharné de leurs ennemis, ils se dispersèrent tout le long du rivage, jetant leurs armes pour courir plus vite, tendant les bras vers leurs vaisseaux, et criant:
—A l'aide! à l'aide!
Mais quoique ceux qui montaient les galères fissent force de rames, ils n'arrivèrent que bien tard au gré de ceux qui les appelaient, car il y en avait déjà plus de trois mille de tués.
Enfin ceux qui restaient étaient si pressés de fuir, qu'ils n'attendirent pas que les vaisseaux abordassent, et qu'ils se jetèrent à la mer pour les aller rejoindre, de sorte que beaucoup périrent dans le trajet, et que, de sept ou huit mille hommes que le roi Charles avait laissés après lui, à peine en vit-il revenir cinq cents.
Cette journée fut une riche journée pour les Almogavares; car les Français n'avaient pas même pris le temps de plier leurs tentes et de les emporter; aussi y gagnèrent-ils un si riche butin, que les florins d'or roulaient le lendemain dans Messine comme de menus deniers.
Deux jours après, le roi Pierre d'Aragon fit son entrée à Messine au milieu des cris de joie et des acclamations de tout le peuple, et les fêtes qu'on lui fit durèrent quinze jours et quinze nuits: pendant ces quinze nuits, la ville fut illuminée de façon qu'on y voyait à se promener dans ses rues comme à la lumière du soleil.
Ce fut ainsi que la terre de Sicile fut délivrée du dernier Français, et cela se passa l'an de grâce 1282.
Puisse-t-il arriver une pareille joie à tout noble peuple opprimé par l'étranger!
Voici la véritable chronique des Vêpres siciliennes, telle que je l'ai copiée dans la bibliothèque du Palais-Royal à Palerme.
TABLE
La Santa-Maria di Pie di Grotta Caprée
Gaëtano Sferra
L'anniversaire
Messine la Noble
Le pesce spado
Catane
Les bénédictins de Saint-Nicolas-le-Vieux
L'Etna
Syracuse
La chapelle gothique
Carmela
Le Souterrain
Un Requin
Il signor Anga
Girgenti la Magnifique
Le colonel Santa-Croce
L'intérieur de la Sicile
Palerme l'Heureuse
Gelsomina
Sainte Rosalie
Le Couvent des capucins
Grecs et Normands
Charles d'Anjou
Jean de Procida
Pierre d'Aragon