Le Speronare
SYRACUSE
Notre retour fut une joie pour tout l'équipage. A part le coup de pied que j'avais reçu de ma mule, et dont j'éprouvais, il est vrai, une douleur assez vive, le voyage s'était terminé sans accident. Chaque matelot nous baisa les mains, comme si, pareils à Énée, nous revenions des enfers. Quant à Milord qui, depuis l'aventure du chat de l'opticien, était, autant que possible, consigné à bord sous la garde de ses deux amis Giovanni et Pietro, il était au comble du bonheur.
Le temps était magnifique. Depuis notre tempête, nous n'avions pas vu un nuage au ciel; le vent venait de la Calabre, et nous poussait comme avec la main. La côte que nous longions était peuplée de souvenirs. A une lieue de Catane, quelques pierres éparses indiquent l'emplacement de l'ancienne Hybla; après Hybla, vient le Symèthe, qui a changé son vieux nom classique en celui de Giaretta. Autrefois, et au dire des anciens, le Symèthe était navigable, aujourd'hui il ne porte pas la plus petite barque. En échange, ses eaux, qui reçoivent les huiles sulfureuses, les jets de naphte et de pétrole de l'Etna, ont la faculté de condenser ce bitume liquide, et enrichissent ainsi son embouchure d'un bel ambre jaune, que les paysans recueillent et qui se travaille à Catane.
On rencontre ensuite le lac de Pergus, sur lequel, au dire d'Ovide, on ne voyait pas moins glisser de cygnes que sur celui de Caystre; lac tranquille, transparent et recueilli, qui est voilé par un rideau de forêts, et qui réfléchit dans ses ondes les fleurs de son printemps éternel. C'était sur ses bords que courait Proserpine avec ses compagnes, remplissant son sein et sa corbeille d'iris, d'oeillets et de violettes, lorsqu'elle fut aperçue, aimée et enlevée par Pluton, et que, chaste et innocente jeune fille, elle versa, en déchirant sa robe dans l'excès de sa douleur, autant de pleurs pour ses fleurs perdues que pour sa virginité menacée.
Après le lac viennent les champs des Lestrigons; Lentini, qui a succédé à l'ancienne Léontine, dont les habitants conservaient la peau du lion de Némée, qu'Hercule leur avait donnée pour armes lorsqu'il fonda leur ville; Augusta, bâti sur l'emplacement de l'ancienne Mégare, Augusta de sanglante et infâme mémoire, qui a égorgé dans son port trois cents soldats aveugles qui revenaient d'Egypte en 1799. Puis enfin, après Mégare, on trouve Thapse, qui est couchée au bords des flots.
Pantagioe Megarosque sinus, Thapsumque jacentem.
Tout en poursuivant notre voyage, nous remarquions le changement d'aspect de la côte. Au lieu de ces champs fertiles et mollement inclinés, qui, en s'approchant de la mer, se couvraient des roseaux qui fournissaient sa flûte à Polyphème, et abritaient les amours d'Acis et de Galathée, se dressaient de grandes falaises de rochers, d'où s'envolaient des milliers de colombes. Vers les quatre heures du soir, un écueil surmonté d'une croix nous a rappelé le naufrage de quelques navires. Enfin nous vîmes pointer un pan des murailles de Syracuse, et nous entrâmes dans son port au bruit que fait en s'exerçant une école de tambours. C'était le premier désenchantement que nous gardait la fille d'Archias le Corinthien.
Sortie de l'île d'Ortygie pour bâtir sur le continent Acradine, Tychè, Neapolis et Olympicum, Syracuse, après avoir vu tomber en ruines l'une après l'autre ses quatre filles, est rentrée dans son berceau primitif. C'est aujourd'hui tout bonnement une ville d'une demi-lieue de tour, qui compte cent seize mille âmes, et qui est entourée de murailles, de bastions et de courtines bâtis par Charles V.
Du temps de Strabon, elle avait cent vingt mille habitants, autant qu'en renferme la ville moderne, et cent quatre-vingts stades de tour. Puis, comme sa population s'augmentait de jour en jour, et que ses murailles et ses cinq villes ne pouvaient plus la contenir, elle fondait Acre, Casmène, Camérine et Enna.
Du temps de Cicéron, et toute déchue qu'il la trouva de son ancienne prospérité, voilà ce qu'était encore Syracuse:
«Syracuse, dit Cicéron, est bâtie dans une situation à la fois forte et agréable. On y aborde facilement de tous côtés, soit par terre, soit par mer; ses ports, renfermés pour ainsi dire dans l'enceinte de ses murs, ont plusieurs entrées, mais ils sont joints les uns aux autres. La partie séparée par cette jonction forme une île; cette île est enfermée dans cette ville, si vaste qu'on peut réellement dire qu'elle renferme un tout composé de quatre grandes villes. Dans l'île est le palais d'Acron, dont les prêteurs se servent; là aussi s'élèvent, parmi d'autres temples, ceux de Diane et de Minerve: ce sont les plus remarquables. A l'extrémité de cette île est une fontaine d'eau douce nommée Aréthuse, d'une grandeur surprenante, riche en poissons, et qui serait envahie par les eaux de la mer, sans une digue qui l'en garantit. La deuxième ville est Acradine, où l'on trouve une grande place publique, de beaux portiques, un prytanée très riche d'ornements, un très grand édifice qui sert de lieu de réunion pour traiter les affaires publiques, et un magnifique temple consacré à Jupiter Olympien. La troisième est Tychè. Elle a reçu ce nom d'un temple de la Fortune qui y existait autrefois; elle renferme un lieu très vaste pour les exercices du corps, et plusieurs temples. Ce quartier de Syracuse est très peuplé. Enfin la quatrième ville est nommée Neapolis. Au haut de cette ville est un très grand théâtre; en outre, elle possède deux beaux temples, le temple de Cérès et le temple de Proserpine; on y remarque de plus une statue d'Apollon qui est fort grande et fort belle.»
Voilà la Syracuse de Cicéron telle que l'avaient faite les guerres d'Athènes, de Carthage et de Rome, telle que l'avaient laissée les déprédations de Verrès. Mais la vieille Syracuse, la Syracuse d'Hyéron et de Denys, la véritable Pentapolis enfin, était bien autrement belle, bien autrement riche, bien autrement splendide. Elle avait huit lieues de tour; elle avait un million deux cent mille habitants dont la richesse excessive était devenue proverbiale, au point qu'on disait à tout homme qui se vantait de sa fortune: Tout cela ne vaut pas la dixième partie de ce que possède un Syracusain. Elle avait une armée de cent mille hommes et de dix mille chevaux répartie derrière ses murailles; elle avait cinq cents vaisseaux qui sillonnaient la Méditerranée, du détroit de Gadès à Tyr, et de Carthage à Marseille. Elle avait enfin trois ports ouverts à tous les navires du monde: Trogyle, que dominaient les murailles d'Acradine, et que longeait la voie antique qui conduisait d'Ortygie à Catane; le grand port, le Sicanum sinus de Virgile, qui contenait cent vingt vaisseaux; le petit port, portus marmoreus, qu'Hiéron avait fait entourer de palais et Denys paver de marbre; et puis, pour que Syracuse n'eût rien à envier aux autres villes, elle eut Athènes pour rivale, Carthage pour alliée, Rome pour ennemie, Archimède pour défenseur, Denys pour tyran, et Timoléon pour libérateur.
A six heures nous mîmes pied à terre à Ortygie. On nous fit subir force formalités à la porte, ce qui nous fit perdre une demi-heure encore, de sorte qu'une fois entrés à Syracuse, nous n'eûmes que le temps de chercher un hôtel, de dîner et de nous coucher, remettant nos visites au lendemain matin.
J'avais une lettre pour un jeune homme, dont un ami commun, qui me recommandait à lui, m'avait promis merveille. C'était le comte de Gargallo, fils du marquis de Gargallo, auquel Naples doit la meilleure traduction d'Horace qui existe en Italie. Le comte était, m'avait-on dit, spirituel comme un Français moderne, et hospitalier comme un vieux Syracusain. L'éloge m'avait paru exagéré tant que je ne vis pas le comte; il me parut faible quand je l'eus connu.
A huit heures du matin, je me présentai chez le comte de Gargallo. Il était encore couché. On lui porta ma lettre et ma carte. Il sauta à bas du lit, accourut, et nous tendit la main avec une telle cordialité, qu'à partir de ce moment je sentis que nous étions amis à toujours.
Le comte de Gargallo n'était, à cette époque, jamais venu à Paris, et cependant il parlait français comme s'il eût été élevé en Touraine, et connaissait notre littérature en homme qui en fait une étude particulière. Aux premiers mots qu'il prononça, au premier geste qu'il fit, il me rappela beaucoup, pour l'accent, l'esprit et les façons, mon bon et cher Méry, qu'il n'avait jamais vu et qu'il ne connaissait que de nom; il pouvait, comme on le voit, choisir plus mal.
Le comte mit à notre disposition sa maison, sa voiture et sa personne; nous le remerciâmes pour la première offre, et nous acceptâmes les deux autres. Il fut convenu que, pour mettre de l'ordre dans nos investigations, nous commencerions par Ortygie, qui, ainsi que nous l'avons dit, est maintenant Syracuse, puis, que nous visiterions successivement Neapolis, Acradine, Tyehè et Olympicum.
Pendant que nous établissions notre plan de campagne, on dressait la table, et, pendant que nous déjeunions, on mettait les chevaux à la voiture. C'était, comme on le voit, de l'hospitalité intelligente au premier degré; au reste, le comte aurait pu, à la rigueur, offrir aux étrangers les soixante lits d'Agathocle, car il avait cinq maisons à Syracuse.
Notre première visite fut pour le musée; il est de création moderne et date de vingt-cinq à vingt-six ans; d'ailleurs, Naples a l'habitude d'enlever à la Sicile ce qu'on y trouve de mieux. Il n'en reste pas moins au musée de Syracuse une belle statue d'Esculape, et cette fameuse Vénus Callipyge dont parle Athénée. La statue de la déesse me parut digne de la réputation européenne dont elle jouit.
Du musée nous allâmes à l'emplacement de l'ancien temple de Diane: c'est le plus ancien monument grec de Syracuse. Cette ville devait un temple à Diane, car Ortygie appartenait à cette déesse. Elle l'avait obtenue de Jupiter, dans le partage qu'il avait fait de la Sicile entre elle, Minerve et Proserpine, et lui avait donné ce nom en souvenir du bois d'Ortygie à Délos, où elle était née; aussi célébrait-on à Syracuse une fête de trois jours en son honneur. Ce fut pendant une de ces fêtes que les Romains, arrêtés depuis trois ans par le génie d'Archimède, s'emparèrent de la ville. Deux colonnes d'ordre dorique, enchâssées dans un mur mitoyen de la rue Trabochetto, sont tout ce qui reste de ce temple.
Le temple de Minerve, converti en cathédrale au XIIe siècle, est mieux conservé que celui de sa soeur consanguine, et doit sans doute cette conservation à la transformation qu'il a subie; les colonnes qui en sont demeurées debout, sont d'ordre dorique, cannelées et saillantes à l'extérieur de la muraille qui les réunit, et fort inclinées d'un côté depuis le tremblement de terre de 1542.
J'avais réservé ma visite à la fontaine Aréthuse pour la dernière. La fontaine Aréthuse est, pour tout poète, une vieille amie de collège: Virgile l'invoque dans sa dixième et dernière églogue, adressée à son ami Gallus, et Ovide raconte d'elle des choses qui font le plus grand honneur à la moralité de cette nymphe. Il est vrai qu'il met le récit dans la bouche de la nymphe elle-même, qui, comme toutes les faiseuses de mémoire, aurait bien pu ne se peindre qu'en buste. Quoi qu'il en soit, voici ce que le bruit public disait d'elle:
Aréthuse était une des plus belles et des plus sauvages nymphes de la suite de Diane. Chasseresse comme la fille de Latone, elle passait sa journée dans les bois, poursuivant les chevreuils et les daims, et ayant presque honte de cette beauté qui faisait la gloire des autres femmes. Un jour qu'elle venait de poursuivre un cerf, et qu'elle sortait tout échevelée et haletante de la forêt de Stymphale, elle rencontra devant elle une eau si pure, si calme et si doucement fugitive, que, quoique le fleuve eût plusieurs pieds de profondeur, on en voyait le gravier comme s'il eût été à découvert. La nymphe avait chaud, elle commença par tremper ses beaux pieds nus dans le fleuve, puis elle y entra jusqu'aux genoux; puis enfin, invitée par la solitude, elle détacha l'agrafe de sa tunique, déposa le chaste vêtement sur un saule, et se plongea tout entière dans l'eau. Mais à peine y fut-elle, qu'il lui sembla que cette eau frémissait d'amour, et la caressait comme si elle eût eu une âme. D'abord Aréthuse, certaine d'être seule, y fit peu d'attention; bientôt cependant il lui sembla entendre quelque bruit: elle courut au bord; malheureusement elle était si troublée, qu'au lieu de gagner la rive où était sa tunique, la pauvre nymphe se trompa et gagna la rive opposée. Elle y était à peine, qu'un beau jeune homme éleva la tête du milieu du courant, secoua ses cheveux humides, et, la regardant avec amour, lui dit: «Où vas-tu, Aréthuse? Belle Aréthuse, où vas-tu?»
Peut-être une autre se fût-elle arrêtée à ce doux regard et à cette douce voix; mais, nous l'avons dit, Aréthuse était une vierge sauvage qui, n'accompagnant Diane que le jour, n'avait jamais vu la prude meurtrière d'Actéon s'humaniser de nuit pour le beau berger de la Carie. Aussi, au lieu de s'arrêter, elle se prit à fuir nue et toute ruisselante comme elle était. De son côté, Alphée ne fît qu'un bond du milieu de son cours sur sa rive, et se mit à sa poursuite nu et ruisselant comme elle; ils traversèrent ainsi, et sans qu'il la pût atteindre, Orchomène, Psophis, le mont Cyllène, le Ménale, l'Erymanthe et les campagnes voisines d'Elis, franchissant les terres labourées, les bois, les rochers, les montagnes, sans que le dieu pût gagner un pas sur la nymphe. Mais enfin, quand vint le soir, la belle fugitive sentit qu'elle commençait à s'affaiblir; bientôt elle entendit les pas du dieu qui pressaient ses pas; puis, aux derniers rayons du soleil, elle vit son ombre qui touchait la sienne, elle sentit une haleine ardente brûler ses épaules. Alors elle comprit qu'elle allait être prise, et que, brisée de cette longue course, elle n'aurait plus de force pour se défendre: «A moi! cria-t-elle, ô divine chasseresse! Souviens-toi que souvent tu m'as jugée digne de porter ton arc et tes flèches! Diane, déesse de la chasteté, prends pitié de moi!»
Et, à ces mots, la nymphe se vit enveloppée d'un nuage; Alphée, quoique près de l'atteindre, la perdit à l'instant de vue. Au lieu de s'éloigner découragé, il resta obstinément à la même place. Mais, quand le nuage disparut, où était la nymphe, il n'y avait plus qu'un ruisseau; Aréthuse était métamorphosée en fontaine.
Alors Alphée redevint fleuve, et changea le cours de ses eaux pour les mêler à celles de la belle Aréthuse; mais Diane, la protégeant jusqu'au bout, lui ouvrit une voie souterraine. Aréthuse prit aussitôt son cours au-dessous de la Méditerranée, et ressortit à Ortygie. Alphée, de son côté, s'engouffra près d'Olympie, et, toujours acharné à la poursuite de sa maîtresse, reparut à deux cents pas d'elle dans le grand port de Syracuse.
Aréthuse soutint toujours qu'elle n'avait pas rencontré Alphée dans son voyage sous-marin, mais, quelque serment que fît la pauvre nymphe, un pareil voisinage ne laissait pas d'être tant soit peu compromettant. Depuis cette époque, toutes les fois qu'on parlait de la chasteté d'Aréthuse devant Neptune et Amphitrite, les deux augustes époux souriaient de façon à faire croire qu'ils en savaient plus qu'ils ne voulaient en dire sur le passage du fleuve et de la fontaine à travers leur liquide royaume.
Cependant, si problématique que fût la virginité de la nymphe, nous n'en réclamâmes pas moins l'honneur de lui être présentés. On nous conduisit devant un lavoir immonde, où une trentaine de blanchisseuses, les manches retroussées jusqu'aux aisselles, et les robes relevées jusqu'aux genoux, tordaient les chemises des Syracusains. On nous dit: Saluez, voici la fontaine demandée. Nous étions en face de la belle Aréthuse. Ce n'était pas la peine de faire tant la prude pour en arriver là.
Nous fûmes curieux néanmoins de goûter cette eau miraculeuse; nous prîmes un verre, et nous le plongeâmes à l'endroit même où elle sort du rocher; elle est, à l'oeil, d'une limpidité parfaite, mais un peu saumâtre au goût. C'est une preuve de plus contre la pauvre nymphe, et qui porterait à penser qu'elle ne s'en est pas même tenue, comme le dit Ausone, aux purs baisers de son amant; incorruptarum miscentes oscula aquarum.
Voyez où conduit l'incrédulité: si l'on en croit les apparences, non seulement Aréthuse ne serait plus vierge, mais encore elle serait adultère.
A quelques pas de la fontaine et sur la pointe méridionale de l'île, s'élevait le palais de Verres: ses ruines ont servi à bâtir un fort normand au XIe siècle: ce fort occupe la place où était la roche de Denys, rasée par Timoléon.
En face, et de l'autre côté de l'ouverture du grand port, surgissait le Plemmyrium, dont les derniers vestiges ont disparu; c'était une forteresse bâtie par Archimède: quatre animaux en bronze, un taureau, un lion, une chèvre et un aigle, ornaient ses quatre angles tournés chacun vers un des quatre points cardinaux. Lorsqu'il faisait du vent, le vent s'engouffrait dans la gueule ou dans le bec de l'animal qui était tourné de son côté, et lui faisait pousser le cri qui lui était propre. C'était surtout, à ce qu'on assure, ce chef-d'oeuvre éolique qui rendait Rome si fort jalouse de Syracuse.
Nous traversâmes toute la ville pour visiter Neapolis; mais, à la porte, il nous fallut quitter notre voiture, la voie antique, qui conserve la trace des chars anciens, étant on ne peut plus incommode pour les calèches modernes.
Nous côtoyâmes le port de marbre, ayant à notre droite la mer, à notre gauche quelques masures. C'est dans ce port, le plus précieux joyau de Syracuse, que stationnait la flotte de la république. Xénagore y construisit la première galère à six rangs de rames, et Archimède y fit confectionner le merveilleux vaisseau qu'Hiéron II envoya à Ptolémée, roi d'Egypte, et qui, s'il faut en croire Athénée, avait vingt rangs de rameurs, et renfermait des bains, une bibliothèque, un temple, des jardins, une piscine et une salle de festins.
La route que nous suivions conduit droit au couvent des capucins. Après une demi-heure de marche, nous arrivâmes chez les bons pères, introduits par deux moines de la communauté que nous avions rejoints à mi-chemin, et avec lesquels nous avions fait route tout en causant. Le couvent était tenu avec une propreté admirable et qui contrastait avec l'effroyable saleté dont le spectacle nous poursuivait depuis notre entrée en Sicile. Cela affermit Jadin dans un dessein qu'il avait depuis longtemps: c'était de se mettre en pension dans un couvent pendant une huitaine de jours, pour y travailler à son aise, tout en examinant de près la vie du cloître. Il fit alors demander par monsieur de Gargallo aux bons pères s'ils ne voudraient point le recevoir pour hôte pendant une semaine. Les capucins répondirent que ce serait avec grand plaisir, et fixèrent le prix de la pension à quarante sous par jour, logement et nourriture. Jadin était dans l'extase de pareilles conditions, et allait arrêter le marché avec le frère trésorier, lorsque monsieur de Gargallo lui dit tout bas d'attendre, avant de rien conclure, l'heure du dîner. Jadin demanda alors si ce dîner n'était point suffisamment copieux pour soutenir un estomac mondain. Monsieur de Gargallo lui répondit qu'au contraire, les capucins passaient pour avoir des repas splendides et surtout très variés, mais que c'était dans la préparation de ces repas qu'existerait peut-être l'obstacle. Jadin pensa en frissonnant que, pour maintenir plus facilement son voeu de chasteté, la communauté mêlait peut-être au jus des viandes le suc du nymphea, ou de quelque autre plante réfrigérante. Il remercia monsieur de Gargallo, et quitta le trésorier sans rien conclure, et après ne s'être avancé que tout juste assez pour faire une honorable retraite.
Au moment où nous nous présentâmes à la porte, elle était encombrée de mendiants. C'était l'heure à laquelle les capucins font chaque jour une distribution de soupe, et une centaine d'hommes, de femmes et d'enfants, attendaient ce moment, la bouche béate et l'oeil ardent, comme une meute attendant la curée.
Je n'ai point encore parlé du mendiant sicilien, l'occasion ne s'étant pas présentée; et cependant, on ne peut pas passer sous silence une classe qui forme en Sicile le dixième à peu près de la population. Qui n'a pas vu le mendiant sicilien ne connaît pas la misère. Le mendiant français est un prince, le mendiant romain un grand seigneur, et le mendiant napolitain un bon bourgeois, en comparaison du mendiant sicilien. Le pauvre de Callot avec ses mille haillons, le fellah égyptien avec sa simple chemise, paraîtraient des rentiers à Palerme ou à Syracuse. A Syracuse et à Palerme, c'est la misère dans toute sa laideur, avec ses membres décharnés et débiles, ses yeux caves et fiévreux. C'est la faim avec ses véritables cris de douleur, avec son râle d'éternelle agonie; la faim, qui triple les années sur la tête des jeunes filles; la faim, qui fait qu'à l'âge où dans tous les pays toute femme est belle, de jeunesse au moins, la jeune fille sicilienne semble tomber de décrépitude; la faim, qui, plus cruelle, plus implacable, plus mortelle que la débauche, flétrit aussi bien qu'elle, sans offrir même la grossière compensation sensuelle de sa rivale en destruction.
Tous ces gens qui étaient là n'avaient point mangé depuis la veille. La veille, ils étaient venus recevoir leur écuelle de soupe, comme ils venaient aujourd'hui, comme ils viendraient demain. Cette écuelle de soupe, c'était toute leur nourriture pour vingt-quatre heures, à moins que quelques-uns d'entre eux n'eussent obtenu quelques grani de la compassion de leurs compatriotes ou de la pitié des étrangers. Mais le cas est presque inouï: les Syracusains sont familiarisés avec la misère, et les étrangers sont rares à Syracuse.
Quand parut le distributeur de la bienheureuse soupe, ce furent des hurlements inouïs, et chacun se précipita vers lui, sa sébile à la main. Il y en avait qui étaient trop faibles pour hurler et pour courir, et qui se traînaient en gémissant sur leurs genoux et sur leurs mains.
Avec le potage était restée la viande qui avait servi à la faire, et que le cuisinier avait taillée en petits morceaux, afin que le plus grand nombre en pût avoir. Celui à qui ce bonheur venait à échoir rugissait de joie, et se retirait dans un coin, prêt à défendre sa proie si quelqu'autre, moins bien traité du hasard, voulait la lui enlever.
Il y avait, au milieu de tout cela, un enfant vêtu, non pas d'une chemise, mais d'une espèce de toile d'araignée à mille trous, qui n'avait pas d'écuelle et qui pleurait de faim. Il tendit ses deux pauvres petites mains amaigries et jointes pour remplacer autant qu'il était en lui par le récipient naturel le vase absent. Le cuisinier y versa une cuillerée de potage. Le potage était bouillant et brûla les mains de l'enfant; il jeta un cri de douleur et ouvrit malgré lui les doigts, le pain et le bouillon tombèrent par terre sur une dalle. L'enfant se jeta à quatre pattes et se mit à manger à la manière des chiens.
—Et si ces bons pères interrompaient cette distribution, demandai-je à monsieur de Gargallo, que deviendraient tous ces malheureux?
—Ils mourraient, me répondit-il.
Nous laissâmes à un des frères deux piastres pour qu'il les convertit en grani et les distribuât à ces misérables, puis nous nous sauvâmes.
Le jardin des capucins s'étend sur l'emplacement des anciennes latomies ou carrières. C'est de ces carrières et de celles qui sont près de l'amphithéâtre, que sortit toute la Syracuse antique avec ses murailles, ses temples, ses palais.
Nous descendîmes par une espèce de rampe jusqu'à une profondeur de cinquante pieds à peu près, nous passâmes sous un vaste pont, puis nous nous trouvâmes en face d'un tombeau moderne; c'est celui d'un jeune Américain nommé Nicholson, âgé de dix-huit ans, et tué en duel à Syracuse; comme hérétique et à cause aussi du genre de sa mort, les portes de toutes les églises se fermèrent pour lui. Non moins hospitaliers pour les morts que pour les vivants, les bons capucins prirent le cadavre, l'emportèrent, et lui donnèrent la sépulture dans leurs jardins.
Ces jardins, comme ceux des bénédictins de Catane, sont un miracle d'art et de patience. A Catane, il fallait recouvrir la lave, ici le roc. La tâche était la même, elle fut remplie avec un tel courage, qu'on appelle aujourd'hui il paradiso ce labyrinthe de pierres où autrefois, il ne poussait pas un brin d'herbe, et qui aujourd'hui est tapissé d'orangers, de citronniers, de nopals. Ces murailles gigantesques sont devenues des espaliers, et dans les moindres interstices les aloès épanouissent leurs puissantes feuilles, du milieu desquelles s'élancent leurs fleurs séculaires.
C'est dans ces latomies que furent enfermés les Athéniens prisonniers après la défaite de Nicias, Les onze latomies à Syracuse étaient tellement encombrées, qu'une maladie épidémique se mit parmi ces malheureux, et que les Syracusains, craignant qu'elle ne s'étendît jusqu'à eux, renvoyèrent à Athènes tous ceux qui purent citer de mémoire douze vers d'Euripide. C'est encore dans une de ces latomies que fut renvoyé le fameux philosophe qui, pour toute louange aux vers que lui lisait Denys, fît cette réponse devenue proverbiale: Qu'on me ramène aux carrières. Dans ce pays où aucune tradition ne se perd, eût-elle trois mille ans, on appelle cette latomie la latomie de Philoxène.
Au milieu de ces carrières dont le ciel forme la seule voûte, s'élèvent des espèces de colonnes isolées, frustes, abruptes, capricieusement tordues, sur lesquelles s'appuient des ruines. C'était, dit-on, au haut de ces colonnes, dont le sommet arrive au niveau de la plaine, qu'on plaçait, prisonnières elles-mêmes, des sentinelles chargées de veiller sur les prisonniers, et auxquelles on faisait passer leur nourriture à l'aide d'un panier attaché au bout d'une corde.
Nous parcourûmes dans tous les sens cet étrange labyrinthe, avec ses aqueducs antiques, qui lui portent encore de l'eau comme au temps des Hiéron et des Denys, avec ses cascades de verdure qui ont l'air de se précipiter du haut des murailles, et dont le moindre vent fait onduler les riches festons, avec ses vieilles inscriptions illisibles, dans lesquelles les voyageurs cherchent à reconnaître un hommage à Euripide-Sauveur; puis nous entrâmes dans la petite église de Saint-Jean par un portique couvert, formé de trois arceaux gothiques. Une inscription gravée dans une chapelle souterraine réclame pour ce petit temple l'honneur d'être la plus ancienne église catholique de la Sicile. La voici:
Crux superior recens,
Caeterae vero antiquiores sunt,
Et antiquissima consecrationis
Signa referunt templi hujus,
Quo non habet tota Sicilia aliud
Antiquiùs.
Près de cette église sont les catacombes, catacombes bien autrement conservées que celles de Paris, de Rome et de Naples. Leur fondation est attribuée au tyran Hiéron II, mais aucune preuve n'appuie cette assertion. Selon toute probabilité, elles datent de différentes époques, et furent creusées au fur et à mesure qu'un plus grand nombre de morts réclamèrent un plus grand nombre de couches sépulcrales. Quelques tombeaux contiennent encore des ossements; dans aucun, à ce qu'on assure, on n'a trouvé d'urnes, ni de vases, mais seulement quelquefois des lampes.
Là aussi il y avait distinction entre les riches et les pauvres: les riches avaient de magnifiques colombaires à la manière des Romains; les pauvres avaient, non pas une fosse commune, mais un roc commun: leurs sépultures, simplement creusées dans le rocher, sont superposées les unes aux autres, et indiquent par leurs dimensions si elles renfermaient des hommes, des femmes ou des enfants.
Cette ville souterraine était bâtie, au reste, à l'instar des villes vivantes, et éclairée par le soleil: elle avait ses rues et ses carrefours; le jour y pénètre par des ouvertures rondes comme celles du Panthéon, et au moyen desquelles on aperçoit le ciel à travers un réseau de lierre et de broussailles. C'est près de ces catacombes et dans un bain antique que furent découvertes, il y a quelque vingt ans, les statues d'Esculape et de la Vénus Callipyge, qui font le principal ornement du musée de Syracuse.
En rentrant au couvent, nous nous croisâmes avec le frère quêteur; il revenait porteur d'une besace rondement garnie. Monsieur de Gargallo nous fit signe de le suivre jusqu'à la cuisine; nous demandâmes alors négligemment la permission de voir cette importante partie de l'établissement, elle nous fut immédiatement accordée.
Le cuisinier attendait le pourvoyeur, ayant en face de lui sur une grande table une demi-douzaine de casseroles de toute dimension qu'attendaient autant de réchauds allumés. Aux quelques mots qu'il échangea avec le frère quêteur, je crus comprendre qu'il lui reprochait de venir un peu tard; le frère quêteur s'excusa comme il put et ouvrit sa besace, doublée d'un côté d'une espèce de grand bidon en ferblanc. Le bidon fut tiré de son enveloppe, ouvert immédiatement, et présenta à la vue son gros ventre tout farci d'ailes de poulets, de cuisses de canards, de moitiés de pigeons, de tranches de gigots, de côtelettes de mouton, et de râbles de lapins. Le cuisinier jeta un oeil satisfait sur la récolte du jour, puis, avec une agilité admirable, il distribua, à l'aide de ses doigts, les différents échantillons dans les casseroles, à la manière dont un prote décompose une forme, mettant les cuisses avec les cuisses, les ailes avec les ailes, assortissant les espèces entre elles, et formant un tout complet des différentes parties qui avaient appartenu à des individus du même genre; puis, ayant fait à chaque espèce une sauce assortie au sujet, il servit à la sainte communauté un dîner qui ne laissait pas d'offrir un fumet fort tentateur et une mine des plus succulentes, et que le prieur nous invita fort gracieusement à partager. Malheureusement, c'était à nous surtout qu'était applicable le proverbe gastronomique, que, pour trouver la cuisine bonne il ne faut pas la voir faire. Nous remerciâmes donc, avec une reconnaissance non moins sentie que si nous n'avions pas assisté à l'étrange préparation qui nous avait pour le moment ôté l'appétit; quant à Jadin il était à tout jamais guéri de l'idée de se mettre en pension chez aucun des quatre ordres mendiants.
Comme il se faisait tard et que nous étions en course depuis le matin, nous revînmes chez le comte de Gargallo, où nous trouvâmes un dîner qui nous fit glorifier le Seigneur, qui nous avait envoyé l'idée de refuser celui des capucins.
Le soir, nous courûmes tous les cabarets de la ville, afin de déguster les meilleurs vins, et d'en faire une provision, que nous envoyâmes à bord du speronare. Lucrèce Borgia venait de mettre à la mode le vin de Syracuse, et je ne voulais pas perdre une si belle occasion d'en meubler ma cave: le plus cher nous coûta 17 sous le fiasco; c'était du vin qui, rendu à Paris, valait 20 francs la bouteille.
Le lendemain, nous reprîmes notre excursion interrompue la veille, mais cette fois avec un simple cicerone de place: le comte restait en ville pour organiser une promenade en bateau sur l'Anapus. J'avais d'abord offert, avec tout le faste et l'orgueil d'un propriétaire, la chaloupe du speronare et deux de nos matelots; mais, comme les guides suisses, les mariniers de Syracuse ont des privilèges que tout voyageur doit respecter.
Nous reprîmes la même route que la veille; mais, à moitié chemin du couvent des capucins, nous reprîmes le bord de la mer, et nous coupâmes à travers Neapolis. Notre guide, prévenu que nous avions vu les latomies ainsi que les catacombes de Saint-Jean, et que nous désirions ne pas faire de double emploi, nous conduisit droit aux ruines du palais d'Agathocle, appelées encore aujourd'hui la maison des soixante lits. De ce palais, il reste trois grandes chambres; si, comme me l'assura mon guide, c'était dans ces trois chambres qu'étaient les soixante lits, l'hospitalité du magnifique Syracusain devait fort ressembler à celle de l'Hôtel-Dieu.
L'amphithéâtre est à quelques pas seulement de la maison d'Agathocle, c'est une construction romaine; les Grecs, comme on sait, n'ayant jamais apprécié autant que le peuple-roi les combats de gladiateurs, il est petit et d'un médiocre intérêt pour quiconque a vu les arènes d'Arles et de Nîmes, et le Colisée à Rome.
Entre l'amphithéâtre et le théâtre sont les latomies des Cordiers, ainsi appelées parce qu'aujourd'hui, on y file le chanvre; c'est dans ces latomies que se trouve la fameuse carrière intitulée l'Oreille de Denys. Je ne sais quel degré de parenté existait entre le roi Denys et le roi Midas; mais, j'en suis fâché pour le tyran de Syracuse, la carrière qui porte le nom de son appareil auditif a fort exactement la forme que l'on attribue généralement aux oreilles que le roi de Phrygie avait reçues de la munificence d'Apollon.
Ce qui a fait donner à cette carrière dont on ignore au reste l'origine (car elle est polie et taillée avec trop de soin et dans une forme trop étrange pour que l'existence en soit due à une simple extraction de la pierre), ce qui, dis-je, à fait donner à cette carrière le nom qu'elle porte, c'est la faculté de transmettre le moindre bruit qui se fait dans son intérieur, à un petit réduit pratiqué à l'extrémité supérieure de son ouverture. Ce réduit passe généralement pour le cabinet de Denys. Le tyran, qui se livrait à une étude toute particulière de l'acoustique, venait, dit-on, écouter là les plaintes, les menaces et les projets de vengeance de ses prisonniers. A moins de se faire mépriser souverainement par son cicerone, je ne conseille à aucun voyageur de révoquer en doute ce point historique.
L'Oreille de Denys est creusée dans un bloc de rocher taillé à pic, d'une hauteur de cent vingt pieds environ; l'extrémité supérieure de l'ouverture se trouve à soixante-dix pieds d'élévation à peu près, ce qui rendait, à mon avis, une conspiration on ne peut plus facile à Syracuse; on n'avait qu'à attendre le moment où le tyran était dans son cabinet, et retirer l'échelle. J'ai pris, je l'avoue, une fort médiocre idée des anciens habitants de Syracuse, depuis qu'après avoir lu tous les auteurs qui ont parlé de cette ville, je me suis assuré que jamais cette idée ne leur était venue.
Notre guide nous offrit de vérifier par nous-mêmes la vérité de ce qu'il avait dit sur la transmission des sons. Aux premiers mots qu'il en dit, et avant que nous eussions encore répondu oui ou non, nous vîmes trois ou quatre gaillards, dont l'industrie consiste à guetter les étrangers qui s'aventurent sur leurs domaines, se mettre en mouvement pour préparer les moyens d'ascension; au bout de dix minutes, deux d'entre eux descendaient une corde du haut des rochers. Presque immédiatement, la corde fut assujettie à une poulie, un siège fixé à la corde, et l'un d'eux commença à s'élever, tiré par les trois autres, pour nous familiariser par son exemple, avec cet étrange mode de locomotion.
Comme l'exemple, si attrayant qu'il fût, n'avait pas sur nous une grande puissance d'attraction, et que cependant nous désirions que l'expérience fût faite par l'un de nous, nous tirâmes à la courte-paille à qui aurait l'honneur de monter dans la cellule aérienne du tyran. Le sort favorisa Jadin, il fit une grimace qui prouvait qu'il n'appréciait pas tout son bonheur, mais il ne s'en assit pas moins bravement sur son siège. A peine assis, et comme si nos guides avaient peur qu'il ne revînt sur sa décision, il s'éleva majestueusement dans les airs, où il commença à tourner comme un peloton de fil qu'on dévide. Milord poussa de grands cris en voyant son maître prendre cette route inusitée, et moi, je l'avoue, je le suivis des yeux avec une certaine inquiétude jusqu'à ce que je le visse logé solidement et confortablement dans son pigeonnier. Cependant, rassuré par Jadin lui-même sur la façon dont il se trouvait casé, j'entrai dans la carrière pour me livrer aux différentes expériences d'usage en pareil cas.
La carrière s'enfonce en tournant, mais en conservant toujours la même forme, à trois cent quarante pieds à peu près de profondeur. Des anneaux de fer, attachés de distance en distance, furent longtemps considérés comme ayant servi à enchaîner les prisonniers; mais l'abbé Capodicci démontra que ces anneaux étaient modernes et avaient servi, selon toute probabilité, à attacher des chevaux. Cela n'empêcha point notre guide, qui n'était nullement de l'avis de l'illustre abbé, de nous les donner pour des instruments de torture. Nous ne voulûmes pas le contrarier pour si peu de chose, et nous nous apitoyâmes avec lui sur le sort des malheureux qui étaient si incommodément rivés à la muraille.
Arrivé au fond de la carrière, notre guide, après s'être assuré que Jadin avait l'oreille appliquée au petit trou si précieux pour le tyran, m'invita à dire aussi bas que je le voudrais, mais d'une manière intelligible cependant, une phrase quelconque, me promettant que mes paroles seraient immédiatement transmises à mon camarade. J'invitai alors Jadin à battre le briquet et d'allumer son cigare.
Après lui avoir donné le temps de se conformer à l'invitation que je venais de lui faire, et dont l'exécution devait me prouver qu'il m'avait entendu, nous déchirâmes une feuille de papier; puis notre guide, qui avait gardé cette expérience pour la dernière, tira un coup de pistolet, dont le bruit, par le même effet d'acoustique, sembla celui d'un coup de canon. Nous courûmes aussitôt à l'extrémité extérieure de la carrière pour nous rendre compte des effets produits. Je trouvai Jadin qui fumait à pleine bouche, et qui sautait sur un pied en se frottant l'oreille. Il avait parfaitement entendu le son de ma voix et le bruit du papier. Quant au coup de pistolet, qui était une surprise inattendue, il l'avait rendu parfaitement sourd de l'oreille droite. Notre guide triomphait.
Jadin descendit par le même procédé qu'il avait employé pour monter, et toucha la terre sans autre accident que la permanence de sa demi-surdité, qui dura tout le reste de la journée.
Nous reprîmes la voie antique toute garnie de tombeaux, et après une visite au prétendu sépulcre d'Archimède, du haut duquel, à ce que nous assura notre guide, l'illustre savant s'amusait, par la combinaison de ses miroirs, à brûler les vaisseaux romains avec autant de facilité que les enfants en ont à allumer de l'amadou avec un verre de lunette, nous traversâmes un carrefour sur le pavé duquel on voit parfaitement la trace des chars. Nous nous acheminâmes ainsi vers le théâtre, chassant devant nous des myriades de lézards de toutes couleurs, seuls habitants modernes de la vieille Neapolis.
Le théâtre est avec les latomies le monument le plus curieux de Syracuse. Il fut bâti par les Grecs, mais l'on ignore entièrement l'époque de sa construction. Cette inscription, que l'on retrouva sur une pierre: BASILISSDE PHILISTIDOS avait mis tout d'abord les savants sur la voie, et leur avait fait décider, avec leur certitude ordinaire, qu'il remontait au règne de la reine Philistis. Mais, arrivés à cette découverte, les savants se trouvèrent dans une impasse, l'histoire ne faisant aucune mention de la susdite reine, et la chronologie, depuis Archias jusqu'à Hiéron II, ne leur offrant pas la plus petite lacune où on pût encadrer un règne féminin. Aussi ces deux mots grecs font-ils le désespoir de tous les savants siciliens; lorsqu'ils élèvent la voix sur une question quelconque, on n'a qu'à prononcer clairement ces deux mots magiques, ils baissent l'oreille, soupirent profondément, prennent leur chapeau et s'en vont.
Quoi qu'il en soit, le théâtre est là, il existe, on ne peut le nier; c'est bien le même où Gélon réunit le peuple en armes et vint, seul et désarmé, lui rendre compte de son administration. Agathocle y assembla les Syracusains après le meurtre des premiers de la ville, et Timoléon, vieux et aveugle, y vint souvent, à ce qu'assuré Plutarque, pour soutenir, par les conseils de son génie, ceux qu'il avait délivrés par la force de son bras.
Rien de plus pittoresque d'ailleurs que cette admirable ruine, dont un meunier s'est emparé, et que personne ne lui conteste. Là il fait tranquillement son ménage, sans songer le moins du monde aux respectables souvenirs qu'il foule aux pieds. Les eaux de l'ancien aqueduc de Neapolis, détournées de leur cours, sortent avec fracas de trois arceaux, et viennent, après s'être brisées en cascatelles sur les deux premiers étages du théâtre, faire tourner prosaïquement la roue de son moulin; cette opération accomplie, le trop plein se répand à travers l'édifice, ruisselle en se brisant contre les pierres, et s'échappe par mille petits canaux argentés qu'on voit reluire au milieu des caroubiers, des aolès et des opiuntas. Au fond, et au-delà d'une plaine où moutonnent des olivers, on aperçoit Syracuse; au-delà de Syracuse la mer.
La vue est magnifique. Jadin s'y arrêta pour en faire un croquis. Je l'aidai à faire son établissement, puis je le quittai pour continuer mes courses, et en promettant de le venir reprendre à l'endroit où je le laissais.
Je suivis le chemin de Syracuse à Catane, qui sépare Acradine de Tychè, sans trouver trace d'autres ruines que de celles adhérentes à la roche elle-même. Les maisons étaient bâties sans fondations, la pierre adhérant à la pierre, voilà tout; on suit les lignes qu'elles décrivaient, avec une certaine peine cependant. Les rues sont beaucoup plus faciles à reconnaître, les ornières creusées par les roues servent de ligne conductrice et dirigent l'oeil avec certitude. Outre les débris des maisons, outré les ornières des chars, le sol est encore criblé de trous irréguliers, qui devaient être des puits, des citernes, des piscines, des bains et des aqueducs.
Arrivés à la scala Pupagglio, au lieu de descendre au port Trogyle, aujourd'hui le Stentino, qui n'offre rien de curieux, nous remontâmes vers l'Épipoli, en suivant les débris de cette ancienne muraille, que Denys, à ce qu'on assure, fit bâtir en vingt jours par soixante mille hommes.
L'Épipoli, comme l'indique son nom, était une forteresse élevée sur une colline, et qui dominait les quatre autres quartiers de Syracuse. L'époque de sa fondation est ignorée; tout ce qu'on sait, c'est qu'elle existait du temps des guerres du Péloponèse. Les Athéniens, conduits par Nicias, s'en étaient emparés, et y avaient établi leurs magasins; mais ils en furent chassés presque aussitôt par leurs vieux ennemis les Spartiates, qui de leur côté avaient traversé la mer pour venir au secours des Syracusains. Lors de l'expulsion des tyrans, Dion s'en empara, et ajouta de nouvelles fortifications aux anciennes. Au pied de l'Épipoli sont les latomies de Denys le Jeune.
Nous montâmes au sommet de l'Épipoli, aujourd'hui enrichi d'un télégraphe qui, pour le moment, se reposait avec un air de paresse qui faisait plaisir à voir, malgré les gestes multipliés du télégraphe correspondant. Nous poussâmes doucement la porte, et nous trouvâmes les employés qui faisaient tranquillement un somme. Cela nous expliqua l'immobilité de leur instrument. Nous nous gardâmes bien de les réveiller.
Du haut de l'Épipoli, et en tournant le dos à la mer, on domine, à droite, la plaine où campa Marcellus, et, à gauche, tout le cours de l'Anapus. Au fond du tableau s'élève en amphithéâtre le Belvédère, joli petit village qui nous parut dormir à l'ombre de ses oliviers avec autant de volupté que les employés à l'ombre de leur télégraphe.
A cinq cents pas du village, et près du fleuve Anapus, mon guide me fit remarquer une petite chapelle gothique qu'il me proposa de visiter, attendu qu'il s'y était passé, il y avait quelque cinquante ans, une histoire terrible. Je lui répondis que je voyais parfaitement la chapelle, et que je me contenterais de l'histoire terrible, s'il me la voulait bien raconter. Mon guide me fit remarquer que l'histoire étant longue et éminemment intéressante, ne devait pas en conscience être comprise dans le tarif de la journée, qui était d'une demi-piastre. Je le tranquillisai en lui assurant qu'il aurait une demi-piastre pour sa journée et une demi-piastre pour l'histoire. Dès lors, il ne fit plus aucune difficulté, et commença un récit auquel nous reviendrons dans un autre chapitre.
L'heure était plus qu'écoulée. Nous approchions de midi; le soleil était à son zénith et m'inondait libéralement d'une chaleur de quarante degrés, réfléchie par les dalles de Tychè. Je pensai qu'il était temps de revenir à Jadin, et de reprendre avec lui le chemin de Syracuse. Je m'acheminai donc vers le théâtre, où, à mon grand étonnement, je ne trouvai plus que son siège sans carton et sans parasol. Je commençais à craindre que Jadin n'eût été victime de quelque histoire terrible dans le genre de celle que venait de me raconter mon guide, lorsque je l'aperçus à cheval sur la branche majeure d'un superbe figuier qui lui donnait à la fois de l'ombre et de la nourriture. Je m'approchai de lui, et lui fis observer que le meunier auquel appartenait l'arbre pourrait trouver fort étrange la liberté qu'il prenait; mais Jadin me répondit fièrement qu'il était chez lui, et que, moyennant dix grains, il avait acheté le droit de manger des figues à discrétion, et même d'en remplir ses poches. Le marché me parut médiocre pour le meunier, la veste de panne de Jadin contenant onze poches de différentes grandeurs.
Nous revînmes vers la ville au pas de course, et trempés comme si l'on nous eût plongés dans l'un des trois ports de Syracuse. Cela m'expliqua la métamorphose en fontaine d'Aréthuse et de Cyané; une heure de plus à ce délicieux soleil, et nous passions évidemment à l'état de fleuves.
Monsieur de Gargallo avait prévu que, par cette grande chaleur, nous serions peu disposés à nous remettre immédiatement en route. Il avait en conséquence retenu la barque pour trois heures seulement, ce qui nous laissait une demi-heure de bain et une heure et demie de sieste. Aussi, lorsque les mariniers vinrent nous dire que tout était prêt, étions-nous frais et dispos comme si nous n'avions pas quitté nos lits depuis la veille.
Nous nous embarquâmes cette fois dans le grand port. C'est là qu'eut lieu la fameuse bataille navale entre les Athéniens et les Syracusains, dans laquelle les Athéniens eurent vingt vaisseaux brûlés et soixante coulés à fond. Dix ou douze barques dans le genre de celle sur laquelle nous étions montés composent aujourd'hui toute la marine des Syracusains.
Notre première visite fut pour le fleuve Alphée. A tout seigneur tout honneur. Ce fleuve Alphée, comme nous l'avons dit, après avoir disparu à Olympie, reparaît dans le grand port à deux cents pas de la fontaine Aréthuse; le bouillonnement de ses flots est visible à la surface de la mer, et on prétend qu'en plongeant une bouteille à une certaine profondeur, on la retire pleine d'eau douce et parfaitement bonne à boire. Malheureusement, nous ne pûmes vérifier le fait, les objets d'expérimentation nous manquant.
Nous nous dirigeâmes alors, en traversant le port en droite ligne, vers l'embouchure de l'Anapus, autre fleuve qui ne manque pas non plus d'une certaine distinction mythologique, quoiqu'il soit plus connu par la rivière Cyané qu'il épousa que par lui-même. En effet, la rivière Cyané, qui se joint à lui à un quart de lieue à peu près de son embouchure, était ce qu'il y avait de mieux dans l'aristocratie des nymphes, des nayades et des hamadryades. On ne connaît précisément ni son père ni sa mère, mais on sait de source certaine qu'elle était cousine de cette autre Cyané, fille du fleuve Méandre, changée en rocher pour n'avoir pas voulu écouter un beau jeune homme qui l'aimait passionnément, et qui se tua en sa présence sans que sa mort lui causât la moindre émotion. Hâtons-nous de dire que sa cousine n'était point de si dure trempe; aussi fut-elle changée en fontaine, ce qui autrefois était la métamorphose usitée pour les âmes sensibles. Voici à quelle occasion cet accident mémorable arriva. Nous le laisserons raconter à monsieur Renouard, traducteur des Métamorphoses d'Ovide. Ce morceau, qui date de 1628, donnera une idée de la manière dont on comprenait l'antiquité vers le milieu du règne de Louis XIII, dit le Juste, non pas, comme on pourrait le croire, pour avoir fait exécuter messieurs de Marsillac, de Boutteville, de Cinq-Mars, de Thou et de Montmorency, mais parce qu'il était né sous le signe de la balance.
Pluton vient d'enlever Proserpine, et l'emporte sur son char sans trop savoir lui-même où il la conduit; enfin, il arrive dans les environs d'Ortygie. Voici le texte du traducteur:
«C'est là qu'était Cyané, la nymphe la plus renommée qui fût lors en Sicile, et qui a laissé dans ce pays-là son nom aux eaux qui le portent encore. Elle parut hors de l'eau environ jusqu'au ventre, et, reconnaissant Proserpine, se présenta pour la secourir: «Vous ne passerez pas plus avant, dit-elle à Pluton. Comment voulez-vous être par force le gendre de Cérès? La fille méritait bien d'être gagnée par de douces paroles, non pas d'être enlevée. Pour l'avoir vous la deviez prier et non pas la forcer. Quant à moi, je vous dirai bien, s'il m'est permis de mettre en comparaison ma bassesse avec sa grandeur, que j'ai été autrefois aimée du fleuve Anape, mais il ne m'eut pas de la façon en mariage. Il rechercha longtemps mon amitié, et il ne jouit point de mon corps qu'il n'eût premièrement acquis mes volontés.» En faisant de telles remontrances, elle étendait les bras d'un côté et d'autre tant qu'elle pouvait, pour empêcher le chariot de passer outre; dont Pluton irrité donna de son trident, sceptre de son empire, un si grand coup contre terre, qu'elle se fendit, et fit une ouverture à ses effroyables chevaux, par laquelle ils se rendirent incontinent dans le sombre palais des ombres avec la proie qu'ils traînaient. Cyané en eut tel crève-coeur, tant d'avoir vu enlever ainsi Prosperpine que d'avoir été méprisée, qu'elle en conçut un deuil en son âme dont elle ne put jamais être consolée. Nourrissant de larmes ses peines secrètes, elle se consuma si bien qu'elle fondit en pleurs, et se convertit en ces ondes desquelles elle avait été déesse tutélaire. On vit peu à peu ses membres s'amollir; ses os perdirent leur dureté et se rendirent ployables, comme firent aussi ses ongles. Tous les membres les plus faibles, ainsi que les cheveux, les doigts, les pieds et les cuisses, devinrent premièrement liquides, car un corps, moins il est épais, plus tôt il est changé en eau. Puis après les épaules, les reins, les côtes et l'estomac s'écoulèrent en ruisseaux. Enfin ses veines corrompues, au lieu de sang, ne furent pleines que d'eau, et de tout son corps rien ne lui resta qu'on pût arrêter avec la main.»
Cette traduction eut le plus grand succès à l'hôtel de Rambouillet. Mademoiselle de Scudéry tenait ce que nous avons cité pour un morceau capital; Chapelain en faisait ses délices, et mademoiselle Paulet tournait elle-même en fontaine toutes les fois qu'on lisait ce passage devant elle.
Le mariage de l'Anapus et de Cyané fut heureux, s'il faut en croire les apparences, car les bords du lit où ils coulent ensemble sont ravissants. Ce sont de véritables murailles de verdure, qui se recourbent en berceaux pour former une voûte fraîche et sombre. De temps en temps, des échappées de vue, que l'on croirait ménagées par l'art, et qui cependant ne sont rien autre chose que des accidents de la nature, permettent de découvrir sur la rive gauche les ruines de l'Épipoli, et sur la rive droite celles du temple de Jupiter Urius, construit par Gélon, et dont il ne reste que deux colonnes. C'était dans ce temple qu'était la fameuse statue couverte d'un manteau d'or que Denys s'appropria, sous l'ingénieux prétexte qu'il était trop lourd en été et trop froid en hiver. Verrès, qui était amateur, n'en apprécia que mieux la statue pour la voir sans manteau, et l'envoya à Rome. C'était une des trois plus belles de l'antiquité: les deux autres étaient, comme on sait, la Vénus Callipyge et l'Apollon.
Du temps de Mirabella, auteur sicilien qui écrivait vers le commencement du XVIIe siècle, il restait encore debout sept colonnes de ce temple; elles étaient d'une seule pièce et avaient vingt-cinq palmes de hauteur.
En face de ces colonnes à peu près, on passe sous un pont d'une seule arche, jeté sur l'Apanus, et, cent pas après, on se trouve à la jonction du fleuve et de la rivière. Par galanterie, nous laissâmes le fleuve à notre droite, et nous continuâmes notre route sur la rivière Cyané.
Rien de plus charmant, au reste, que les mille tours et détours de cette gracieuse rivière, entre ses deux bords tout chargés de papyrus, ce roi des roseaux. Ce sont tantôt de délicieux petits lacs dont on voit le fond, tantôt un courant resserré et rapide, qui se plaint comme si la voix de la nymphe elle-même racontait encore à Ovide sa triste métamorphose; tantôt de petites îles habitées par des milliers d'oiseaux aquatiques, qui s'envolaient à notre approche ou bien plongeaient dans les roseaux, où nous pouvions suivre leur fuite par le mouvement qu'ils imprimaient à cette forêt de joncs flexibles et mouvants. Nous remontâmes ainsi pendant une heure à peu près, puis nous arrivâmes à la source de la fontaine, grand bassin d'une centaine de pieds de tour. C'est là que Pluton frappa la terre de son trident et disparut dans l'enfer. Aussi prétend-on que cette source est un abîme dont on n'a jamais pu trouver le fond. Les gens du pays l'appellent Lapisma. C'est autour de cette source que les Carthaginois avaient établi leur camp.
En revenant, le comte de Gargallo ordonna à nos mariniers de s'arrêter un instant dans un délicieux réduit ombragé de tous côtés par d'énormes touffes de papyrus, qui, au moindre vent, balancent avec grâce leurs têtes chevelues. C'est là que la tradition veut que se soit passée la scène des soeurs Callipyges.
Les soeurs Callipyges étaient, comme on sait, Syracusaines. C'étaient non seulement les deux plus riches héritières de la ville, mais encore les deux plus belles personnes qui se pussent voir de Mégare au cap Pachinum. Parmi les dons que la nature libérale s'était plu à leur prodiguer, était cette richesse de formes dont elles tiraient leur nom. Or, un jour que les deux soeurs se baignaient ensemble, à l'endroit même où nous étions, elles se prirent de dispute, chacune d'elles prétendant l'emporter en beauté sur l'autre. Le procès était difficile à juger par les intéressées elles-mêmes, aussi appelèrent-elles un berger qui faisait paître ses troupeaux dans les environs. Le berger ne se fit pas faire signe deux fois; il accourut, et les deux soeurs, sortant de l'eau et se montrant à lui dans toute leur éblouissante nudité, le firent juge de la question. Le nouveau Paris regarda longtemps indécis, portant ses yeux ardents de l'une à l'autre; enfin, il se prononça pour l'aînée. Enchantée du jugement, celle-ci lui offrit sa main et son coeur, que le berger, comme on le comprend bien, accepta avec reconnaissance. Quant à la plus jeune, elle fit la même offre au frère cadet du juge, qui, arrivé au moment où il venait de prononcer son jugement, avait déclaré s'inscrire en faux contre lui. Les quatre jeunes gens élevèrent alors un temple à la Beauté; et comme chacun d'eux continuait de soutenir son opinion, les deux rivales se décidèrent à en appeler à la postérité: elles firent faire par les deux meilleurs statuaires de l'époque les deux Vénus qui portent encore leur nom, et dont l'une est à Naples et l'autre à Syracuse. Deux mille trois cents ans sont écoulés depuis cette époque, et la postérité indécise n'a point encore porté son jugement: Adhuc sub judice lis est, comme dit Horace.
Heureux temps, où les bergers épousaient des princesses! Et quelles princesses, encore!
LA CHAPELLE GOTHIQUE
On se rappelle cette petite chapelle gothique que me montra mon guide du haut de l'Épipoli, et que je ne voulus pas aller voir, retenu par la chaleur sénégalienne qu'il faisait en ce moment. Cette chapelle appartenait à la famille San-Floridio. Bâtie par un ancêtre du marquis actuel, elle servait surtout de lieu de sépulture à la famille. Il y avait une vieille tradition sur cette chapelle, qui ne contenait pas seulement, disait-on, des caveaux mortuaires: on parlait de souterrains inconnus, dans lesquels un comte de San-Floridio se serait réfugié à l'époque des guerres avec les Aragonais d'Espagne, guerres pendant lesquelles son patriotisme l'aurait fait condamner à mort. La tradition ajoutait qu'il était resté dans cette retraite pendant dix ans, et y avait été régulièrement nourri par de vieux serviteurs, qui, au risque de leur propre vie, lui portaient toutes les deux nuits, dans ce souterrain, de quoi boire et de quoi manger. Vingt fois le comte de San-Floridio aurait pu se sauver et gagner Malte ou la France; mais il ne voulut jamais consentir à quitter la Sicile, espérant toujours que l'heure de la liberté sonnerait pour elle, et pensant qu'il devait être là au premier signal.
En 1783, il y avait encore deux rejetons mâles de cette famille, le marquis et le comte de San-Floridio. Le marquis habitait Messine, et le comte Syracuse. Le marquis était veuf et sans enfants, et n'avait près de lui que deux serviteurs: une jeune fille de Catane, nommée Teresina, qui avait appartenu à sa femme, et pouvait avoir dix-huit ou vingt ans à peu près; puis un homme de trente ans au plus, qu'on appelait Gaëtano Cantarello, le dernier descendant de cette race de serviteurs fidèles qui avaient donné à l'ancien marquis une si grande preuve de dévouement, et qui, de père en fils, étaient demeurés dans la maison de l'aîné de la famille. Cet aîné connaissait seul le secret du souterrain, secret qu'il transmettait à son fils, et qui était d'autant mieux gardé, que d'an jour à l'autre les marquis de San-Floridio, qui étaient restés constamment dans le parti patriote, pouvaient avoir besoin de recourir de nouveau à cet introuvable asile.
Nous avons raconté, à propos de Messine, le tremblement de terre de 1793 et ses déplorables suites. Le marquis de San-Floridio fut une des victimes de ce triste événement. La toiture de son palais s'enfonça, et il fut tué par la chute d'une poutre; ses deux serviteurs, Teresina et Gaëtano, échappèrent sans blessures au désastre, quoique Gaëtano, pour essayer de sauver son maître, disait-on, fût resté plus d'une heure sous les décombres de la maison. Le comte de San-Floridio, qui représentait la branche cadette, se trouva ainsi le chef de la famille, et hérita du titre et de la fortune de son aîné. Le marquis étant mort au moment où il s'y attendait le moins, avait emporté avec lui le secret de la chapelle; mais, il faut le dire, ce ne fut pas ce secret que le comte de San-Floridio regretta le plus; ce fut une somme de 50 ou 60 000 ducats d'argent comptant que l'on savait exister dans les coffres du défunt, et que, malgré des fouilles multipliées, on ne parvint pas à retrouver. Le pauvre Cantarello était au désespoir de cette disparition, qu'on pouvait, disait-il en s'arrachant les cheveux, lui imputer, à lui. Le comte le consola de son mieux, en lui disant que la fidélité des serviteurs de la famille était trop connue pour qu'un pareil soupçon le pût atteindre; et, comme preuve de ce qu'il avançait, il lui offrit près de lui la place qu'il occupait près de son frère; mais Cantarello répondit qu'après avoir perdu un si bon maître, il ne voulait plus appartenir à personne. Le comte lui demanda alors s'il connaissait le secret de la chapelle; Cantarello assura que non. Une somme assez ronde, offerte à la suite de cette conversation par le comte, fut refusée par ce digne serviteur, qui se retira dans les environs de Catane, et dont on n'entendit plus parler. Le comte de San-Floridio se mit en possession de la fortune de son frère, qui était immense, et prit le titre de marquis.
Dix ans s'étaient écoulés depuis cet événement, et le marquis de San-Floridio, qui avait fait rebâtir le palais de son frère, habitait l'été Messine et l'hiver Syracuse; mais qu'il fût à Syracuse ou à Messine, il ne manquait jamais de faire dire, à la chapelle de la famille, une messe pour le repos de l'âme du défunt. Cette messe était célébrée à l'heure même où l'événement avait eu lieu, c'est-à-dire à neuf heures du soir.
On en était arrivé au dixième anniversaire, qui devait se célébrer avec la pompe habituelle, mais auquel devait assister un nouveau personnage, qui joue le principal rôle dans cette histoire. C'était le jeune comte don Ferdinand de San-Floridio, qui, ayant atteint sa dix-huitième année, venait de finir ses classes, et arrivait du collège de Palerme depuis quelques jours seulement.
Don Ferdinand savait parfaitement qu'il portait un des plus beaux noms, et qu'il devait hériter d'une des plus grandes fortunes de la Sicile. Aussi avait-il tourné au vrai gentilhomme. C'était un beau garçon aux cheveux d'un noir d'ébène, qui disparaissait malheureusement sous la poudre qu'on portait à cette époque, aux yeux noirs, au nez grec et aux dents d'émail, portant le poing sur la hanche, le chapeau un peu de côté, et plaisantant fort, comme c'était la mode à cette époque, aux dépens des choses saintes; au reste, excellent cavalier, fort sur l'escrime, et nageant comme un poisson; toutes choses qui s'apprenaient au collège des nobles. Seulement, on disait qu'à ces leçons classiques les belles dames de Palerme en avaient ajouté d'autres, auxquelles le comte Ferdinand n'avait pas pris moins de goût qu'à celles dont il avait si bien profité, quoique ces leçons féminines ne fussent pas portées sur le programme universitaire. Tant il y a enfin que le comte revenait à Syracuse, jeune, beau, brave, et dans cet âge aventureux où chaque homme se croit destiné à devenir le héros de quelque roman.
Ce fut sur ces entrefaites qu'arriva le jour anniversaire de la mort du marquis. Le père et la mère du comte prévinrent trois jours d'avance leur fils de se tenir prêt pour cette funèbre cérémonie. Don Ferdinand, qui hantait peu les églises, et qui, ainsi que nous l'avons dit, était on ne peut plus voltairien, aurait fort désiré pouvoir se dispenser de cette corvée; mais il comprit qu'il n'y avait pas moyen de se soustraire à ce devoir de famille, et que toute escapade de ce genre, à l'endroit d'un oncle dont on avait hérité cent mille livres de rentes, serait on ne peut plus inconvenante. D'ailleurs, il espérait que la cérémonie attirerait à la petite chapelle, si isolée qu'elle fût, quelque belle dame de Syracuse ou quelque jolie paysanne de Belvédère, et qu'ainsi la toilette qu'il était obligé de faire, à cette triste occasion, ne serait pas tout à fait perdue. Don Ferdinand se prêta donc d'assez bonne grâce à la circonstance, et, après avoir mis son père et sa mère dans leur litière, sauta aussi résolument dans la sienne que s'il se fût agi pour lui d'aller figurer dans un quadrille.
Disons un mot en passant de cette charmante manière de voyager. Il n'y a en
Sicile que trois modes de locomotion: la voiture, le mulet ou la litière.
La voiture est dans la vieille Trinacrie ce qu'elle est partout, si ce n'est qu'elle a conservé une forme de carrosse qui réjouirait on ne peut plus les yeux de ce bon duc de Saint-Simon, si, pour punir les péchés de notre époque, Dieu permettait qu'il revînt en ce monde. Les carrosses sont faits pour les rues où l'on peut passer en carrosses, et pour les routes où l'on peut voyager en voiture; il y a plus ou moins de rues praticables dans chaque ville, et je n'en pourrais dire le nombre. Quant aux routes, elles sont plus faciles à compter: il y en a une qui se rend de Messine à Palerme, et vice versa. Il en résulte que, quand on voyage partout ailleurs que sur cette ligne, il faut aller à mulet ou en litière.
Tout le monde sait ce que c'est que d'aller à mulet, je n'ai donc pas besoin de m'étendre sur ce mode de voyage, mais on ignore assez généralement ce que c'est que d'aller en litière, du moins comme on l'entend en Sicile.
La litière est une grande chaise à porteurs, construite généralement pour deux personnes, qui, au lieu d'être assises côte à côte, comme dans nos coupés modernes, sont placées face à face, comme dans nos anciens vis-à-vis. Cette litière est posée sur un double brancard, qui s'adapte au dos de deux mulets: un serviteur conduit le premier, et le second n'a qu'à suivre. Il en résulte que le mouvement de la litière, surtout dans un pays aussi accidenté que l'est la Sicile, correspond assez exactement au mouvement de tangage d'un vaisseau, et donne de même le mal de mer. Aussi prend-on généralement en exécration les personnes avec lesquelles on voyage de cette manière. Au bout d'une heure de cette locomotion, on se dispute avec son meilleur ami, et, à la fin de la première journée, on est brouillé à mort. Damon et Pythias, ces antiques modèles d'amitié, partis de Catane en litière, se seraient battus en duel en arrivant à Syracuse, et se seraient égorgés fraternellement, ni plus ni moins qu'Étéocle et Polynice.
Le marquis et la marquise descendirent de leur litière en se disputant, et sans que l'un songeât à offrir la main à l'autre, de sorte que la marquise fut obligée d'appeler ses domestiques pour qu'ils l'aidassent à descendre. Quant au jeune comte, il sauta lestement de la sienne, tira un beau miroir de sa poche pour s'assurer que sa coiffure n'était pas dérangée, rajusta son jabot, jeta aristocratiquement son chapeau sous son bras gauche, et entra dans la petite église à la suite de ses nobles parents.
Contre l'attente du jeune comte, il n'y avait, à l'exception du prêtre, du sacristain et des enfants de choeur, absolument personne dans la chapelle. Il jeta donc un regard assez maussade de tous côtés, fit mondainement trois ou quatre tours dans l'église, et finit, se trouvant fort durement à genoux, par s'asseoir dans le confessionnal, où, préparé comme il l'était au sommeil par le mouvement de la litière, il ne tarda point à s'endormir.
Le comte dormait comme on dort à dix-huit ans. Aussi l'office des morts s'écoula-t-il sans que serpent, orgue, ni De Profundis le réveillassent. L'office terminé, la marquise le chercha de tous côtés et l'appela même à voix basse; mais le marquis, aigri encore par son voyage, se retourna vers sa femme, et lui dit que son fils n'était qu'un libertin qu'elle gâtait par son excessive faiblesse maternelle, et qu'il voyait bien que, quand il était perdu, ce n'était pas à l'église qu'il fallait le chercher. La pauvre mère n'avait rien à répondre à cela: l'absence du jeune homme, dans une circonstance aussi solennelle, déposait contre lui; elle baissa la tête et sortit de la chapelle. Derrière elle, le marquis en ferma la porte à clef, et tous deux remontèrent dans leur litière pour revenir à Syracuse. La marquise avait jeté un instant les yeux dans la litière de son fils, espérant l'y trouver; elle se trompait, la litière était parfaitement vide. Elle ordonna alors aux porteurs d'attendre jusqu'à ce que son fils revînt; mais le marquis passa la tête par la portière disant que, puisque son fils avait trouvé bon de s'éloigner sans dire où il allait, il reviendrait à pied, ce qui au reste n'était pas une grande punition, la chapelle étant éloignée d'une lieue à peine de Syracuse. La marquise, qui était habituée à obéir, monta passivement dans la litière conjugale, qui se mit aussitôt en route, suivie par la litière vide.
En rentrant au palais, elle s'informa tout bas du comte, et apprit avec une certaine inquiétude qu'il n'avait pas reparu. Cependant, cette inquiétude se calma bientôt lorsqu'elle songea que le marquis avait une maison de campagne à Belvédère, et que, selon toute probabilité, son fils, réfléchissant que, passé onze heures, Syracuse fermait ses portes sous prétexte qu'elle est ville de guerre, irait coucher à cette maison de campagne.
Mais, comme le lecteur le sait, il n'était rien arrivé de tout cela. Le comte de San-Floridio ne battait pas la campagne comme l'en accusait le marquis, et n'était point allé coucher à Belvédère comme l'espérait la marquise. Il dormait bel et bien dans son confessionnal, rêvant que la princesse de M…, la plus jolie femme de Palerme, lui donnait, tête à tête, une leçon de natation dans les bassins de la Favorite, et ronflant joyeusement à ce doux rêve.
A deux heures du matin il s'éveilla, étendit les bras, bâilla, se frotta les yeux, et, se croyant dans son lit, voulut changer de côté; mais il se cogna rudement la tête à l'angle du confessionnal. Le choc avait été si rude que le jeune comte en ouvrit les yeux tout grands et se trouva réveillé du coup. Au premier abord, il regarda avec étonnement autour de lui, n'ayant aucune idée du lieu où il se trouvait; peu à peu, le souvenir lui revint; il se rappela le voyage de la veille, son désappointement en rentrant dans la chapelle, et enfin le moment de lassitude et d'ennui qui l'avait conduit dans le confessionnal, où il s'était endormi et où il se réveillait. Dès lors, il devina le reste; il comprit que son père et sa mère, ne le voyant plus auprès d'eux, étaient retournés à Syracuse, et l'avaient laissé, sans s'en douter, derrière eux dans la chapelle. Il alla à la porte, la trouva hermétiquement fermée, ce qui le confirma dans cette supposition; alors, il tira de son gousset une montre à répétition, la fit sonner, s'assura qu'il était deux heures et demie du matin, jugea fort judicieusement que les portes de Syracuse étaient fermées, et que tout le monde était couché au château de Belvédère, ce qui ne lui laissait d'autre chance que de passer la nuit à la belle étoile. Trouvant qu'à tout prendre, si on était moins bien dans un confessionnal que dans son lit, on y était toujours mieux que dans un fossé, il se réintégra donc dans son alcôve improvisée, s'y accouda du mieux qu'il put, et referma les yeux afin d'y reprendre au plus tôt ce bon sommeil dont le fil avait été momentanément interrompu.
Le comte était peu à peu retombé dans cette sorte de crépuscule intérieur qui n'est déjà plus le jour, et qui n'est pas encore la nuit de la pensée, lorsque l'ouïe, ce dernier sens qui s'endort en nous, lui transmit vaguement le bruit d'une porte que l'on ouvrait, et qui, en s'ouvrant, criait sur ses gonds. Le comte se redressa aussitôt, plongea ses regards dans l'église, et aperçut, à la lueur de la lanterne qu'il portait à la main, un homme incliné devant l'autel latéral le plus rapproché du confessionnal où il se trouvait. Presque aussitôt cet homme se releva, approcha la lanterne de sa bouche et la souffla; puis, s'enveloppant de ce manteau moitié italien, moitié espagnol, que les Siciliens appellent un ferrajiolo, il traversa l'église dans toute sa longueur, assourdissant autant que possible le bruit de sa marche, passa si près du comte que don Ferdinand eût pu le toucher en étendant la main, s'avança vers la porte de sortie, l'ouvrit, et disparut en la refermant à clef derrière lui.
Don Ferdinand était resté muet et immobile à sa place, moitié de crainte, moitié de surprise. Notre jeune comte n'était pas une de ces âmes de fer comme on en rencontre dans les romans, un de ces héros qui, comme Nelson, demandent à quinze ans ce que c'est que la peur. Non, c'était tout bonnement un jeune homme brave et aventureux, mais superstitieux comme on l'est en Sicile, ou comme on le devient partout ailleurs, quand on se trouve de nuit seul dans une chapelle isolée, avec des tombes sous ses pieds, un autel devant soi, Dieu au-dessus de sa tête, et le silence partout. Aussi, quoique don Ferdinand eût porté la main tout d'abord à son épée, afin de se défendre contre cette apparition quelle qu'elle fût, il vit sans déplaisir, pris comme il l'était, à l'improviste, au beau milieu de son demi-sommeil, cette apparition passer près de lui sans faire mine de le remarquer. Au premier aspect, il avait cru avoir affaire à quelque être fantastique, à quelqu'un de ses aïeux qui, mécontent de la partialité avec laquelle on accordait une messe annuelle au feu marquis, sortait tout doucement de sa tombe pour venir réclamer la même faveur. Mais quand l'être mystérieux avait approché, pour la souffler, la lanterne de sa bouche, la lueur qu'elle projetait avait éclairé son visage, et le comte avait parfaitement reconnu dans le personnage au manteau un homme de haute taille, âgé de quarante à quarante-cinq ans, auquel sa barbe et ses moustaches noires donnaient, ainsi que la préoccupation intérieure qui l'agitait sans doute, une physionomie sombre et sévère. Il savait donc à quoi s'en tenir sur ce point, et était convenu qu'il venait de se trouver en face d'un être de la même espèce, sinon du même rang, que lui. Cette conviction était bien déjà quelque chose, mais ce n'était point assez pour tranquilliser tout à fait le comte: un homme inconnu ne pénétrait pas ainsi dans une chapelle, où il n'avait évidemment que faire, sans quelque mauvaise intention. Nous devons donc avouer que le coeur du jeune comte battit fortement lorsqu'il vit passer cet homme à deux pas de lui; et ces battements, qui prouvaient, quelle qu'en fût la cause, une surexcitation violente, ne cessèrent que dix minutes après que la porte se fut refermée, et que don Ferdinand se fut assuré qu'il était bien seul dans la chapelle.
On comprend qu'il ne fut plus question pour le jeune homme de se rendormir; perdu dans un monde de conjectures, il passa le reste de la nuit l'oeil et l'oreille au guet, cherchant à donner une base quelque peu solide aux édifices successifs que bâtissait son imagination. Ce fut alors qu'il se rappela cette tradition de famille où il était question d'un souterrain dans lequel un marquis de San-Floridio, proscrit et condamné à mort, était resté caché près de dix ans; mais il savait aussi que son oncle était mort sans avoir le temps de léguer le secret du souterrain à personne. Néanmoins, ce souvenir, tout incomplet et incohérent qu'il fût, jeta comme un rayon de lumière dans la nuit qui enveloppait le jeune comte: il pensa que ce secret, qu'il croyait scellé dans une tombe, avait bien pu être découvert par le hasard. La première conséquence de cette nouvelle idée fut que le souterrain était devenu le repaire d'une bande de brigands, et qu'il avait eu l'honneur de se trouver en face de leur capitaine; mais bientôt, don Ferdinand réfléchit que, depuis assez longtemps, on n'avait entendu parler dans les environs d'aucun vol considérable ou d'aucun meurtre important. Il y avait bien, comme toujours, quelques petites filouteries de bourses et de tabatières, quelques coups de couteau échangés par-ci par-là, et qui tiraient une ou deux fois la semaine le capitaine de nuit de son sommeil; mais rien de tout cela n'indiquait une bande organisée, permanente, et commandée par un chef aussi résolu que paraissait l'être l'homme au manteau: il fallait donc abandonner cette hypothèse.
Cependant, tandis que le jeune comte faisait et défaisait mille conjectures, le temps s'était écoulé, et les premiers rayons du jour commençaient à paraître; il pensa que, s'il voulait approfondir plus tard cette étrange aventure, il ne fallait pas qu'il se laissât voir aux environs de la chapelle. En conséquence, profitant du demi-crépuscule qui régnait encore, il monta, à l'aide de plusieurs chaises, sur une fenêtre, l'ouvrit, se laissa glisser en dehors, tomba sans accident d'une hauteur de huit ou dix pieds, rentra à Syracuse au moment de l'ouverture des portes, et, moyennant deux onces, le concierge lui promit de dire au marquis et à la marquise qu'il était rentré la veille une demi-heure après eux.
Grâce à cette précaution, les choses se passèrent comme le jeune comte l'avait désiré; et lorsqu'il descendit pour le déjeuner, le marquis se contenta si facilement de l'excuse que son fils lui donna pour sa disparition de la veille, que celui-ci vit bien que son père, trompé par le concierge sur le temps qu'elle avait duré, n'y attachait qu'une médiocre importance.
Il n'en fut pas ainsi de la marquise: elle avait veillé jusqu'au jour et avait entendu rentrer son fils, mais elle se garda bien de souffler le mot sur cette escapade, de peur que son bien-aimé don Ferdinand ne fût grondé. D'ailleurs il y a toujours dans les premières absences noctures de son fils quelque chose qui fait sourire l'amour-propre d'une mère.
En se retrouvant dans sa chambre et bientôt dans son lit, don Ferdinand avait d'abord espéré se dédommager de l'interruption causée dans son sommeil par l'apparition de l'homme mystérieux; mais à peine avait-il eu les yeux fermés, que cette apparition s'était reproduite dans son souvenir, et, malgré la fatigue dont ce jeune homme était accablé, avait constamment chassé loin de lui le sommeil. Don Ferdinand n'avait donc fait que penser à son aventure nocturne lorsque l'heure du déjeuner arriva, et qu'il fut forcé de descendre.
Nous avons dit que le déjeuner se passa pour don Ferdinand aussi bien qu'il avait pu espérer; aussi, enhardi par l'indulgence de son père, le comte parla-t-il avec une apparente indifférence d'aller chasser dans les Pantanelli. Le marquis ne mit aucun empêchement à ce projet, et, après le déjeuner, le comte, armé de son fusil, suivi de son chien et muni de la clef de la chapelle, partit, promettant à sa mère de lui rapporter un plat de bécassines pour son dîner.
Le comte traversa les Pantanelli pour l'acquit de sa conscience, et afin de crotter ses guêtres et son chien, tira deux ou trois bécassines qu'il manqua; arrivé à la hauteur de la chapelle, il piqua droit à la porte, l'ouvrit et la referma derrière lui sans avoir été vu. La chose n'était point étonnante: il était une heure de l'après-midi, et à une heure de l'après-midi, à moins d'avoir été changé en lézard comme Stellio par Cérès, il n'est point d'usage, en Sicile, de courir les champs.
Malgré l'exiguïté des fenêtres et l'assombrissement du jour extérieur, qui ne pénétrait qu'à travers des vitraux coloriés, l'intérieur de la chapelle était suffisamment éclairé pour que don Ferdinand pût se livrer à ses recherches. Il commenta par marcher droit au confessionnal où il s'était endormi; de là, il reporta les yeux vers l'autel devant lequel il avait vu s'incliner l'homme au manteau. Alors, il alla à l'autel, et chercha des deux côtés s'il ne trouverait pas une issue quelconque, mais sans rien voir. Cependant, à la droite du tabernacle, son chien flairait obstinément la muraille, comme s'il eût reconnu une piste, et il regardait son maître en poussant des gémissements sourds et prolongés. Don Ferdinand, qui connaissait l'instinct de ce fidèle animal, ne douta plus dès lors que l'inconnu ne fût sorti de cette partie de la muraille; mais il eut beau regarder, il ne vit aucune trace d'une issue quelconque, de sorte qu'après une heure de recherches inutiles, don Ferdinand sortit de la chapelle, désespérant de découvrir par les moyens ordinaires le mystère qu'elle renfermait.
En sortant de la chapelle, le jeune comte s'était déjà arrêté au seul parti qui lui restât à prendre: c'était de s'enfermer de nouveau nuitamment dans la chapelle, d'y guetter l'homme au manteau, et, à l'aide de l'obscurité, de surprendre son secret. Ce projet nécessitait certains arrangements préparatoires et une somme d'indépendance et de liberté que don Ferdinand ne pouvait espérer à Syracuse, placé comme il l'était sous la double surveillance du marquis et de la marquise; aussi, son plan fut-il promptement arrêté.
En revenant, il passa de nouveau par les marais, qui fourmillaient de gibier, et comme le jeune homme était bon tireur quand il n'était surpris par aucune distraction au moment de mettre en joue, il eut bientôt fait une collection honorable de bécassines, de sarcelles et de râles. En rentrant, il déposa le produit de sa chasse aux pieds de sa mère, et déclara qu'il s'était si fort amusé dans l'excursion qu'il venait de faire, qu'avec la permission du marquis et de la marquise, il comptait aller passer quelques jours à Belvédère afin d'être plus à même de se livrer tout à son aise au plaisir de la chasse. Le marquis, qui était fort accommodant toutes les fois qu'il ne devait pas aller, qu'il n'allait pas ou qu'il n'avait pas été en litière, répondit qu'il n'y voyait pas d'inconvénient; la marquise essaya de faire quelques observations sur cet amusement; mais le marquis répondit qu'au contraire la chasse était un plaisir tout aristocratique, et qui lui paraissait merveilleusement convenir à un gentilhomme. Lui-même, ajouta-t-il, s'y était fort livré dans son temps, et ses ancêtres en avaient fait leur exercice favori. D'ailleurs, dans l'antiquité même, la chasse était spécialement réservée aux gentilshommes des meilleures maisons, témoin Méléagre, qui était fils d'Oenée et roi de Calydon; Hercule, qui était fils de Jupiter et de Sémélé, et enfin Apollon, qui, fils de Jupiter et de Latone, c'est-à-dire de dieu et de déesse, n'avait aucune tache dans ses quartiers paternels et maternels, de telle sorte qu'il eût pu, comme lui, marquis de San-Floridio, être chevalier de Malte de justice. Le marquis savait bien qu'il y avait loin du serpent Python, du lion de Némée et du sanglier de Calydon, à des bécassines, à des râles et à des sarcelles; mais, à tout prendre, son fils, si brave qu'il fût, ne pouvait tuer que ce qu'il rencontrait, et, si par hasard son chien faisait lever un monstre quelconque, il était bien certain que don Ferdinand le mettrait à mort.
La pauvre mère n'avait rien à répondre à une harangue si savante; aussi, se contenta-t-elle de soupirer, d'embrasser son fils, et de lui recommander d'être prudent.
Le même soir, don Ferdinand était installé dans la maison de campagne du marquis de San-Floridio, laquelle était située à cinq cents pas à peine de la chapelle gothique, qui en était une dépendance.
Quelque envie qu'eut le jeune homme de renouveler incontinent son expérience nocturne, force lui fut d'attendre au lendemain. Il lui fallait faire connaissance avec les localités, se procurer la clef de la porte du parc, et prendre quelques informations dans le voisinage.
Les informations furent sans résultat. On se rappelait bien avoir vu venir de temps en temps à Belvédère un homme dont le signalement répondait à celui que donnait le comte, mais on ne connaissait pas cet homme. Cependant le jardinier promit de prendre des renseignements plus positifs sur cet étranger.
La nuit venue, don Ferdinand sortit par la porte du jardin, armé de son épée et d'une paire de pistolets, s'achemina seul vers la chapelle, s'y enferma, gagna le confessionnal, s'y installa comme une sentinelle dans sa guérite, et veilla jusqu'au jour sans voir se renouveler l'apparition ni aucun autre événement qui y eût trait.
Le lendemain, le surlendemain et la troisième nuit, le comte renouvela la même expérience, sans en obtenir aucun résultat. Don Ferdinand commença à croire qu'il avait fait un rêve, et que son chien avait flairé la piste de quelques rats.
Don Ferdinand ne se tenait cependant point pour battu, et comptait passer encore la nuit suivante à son poste ordinaire, lorsque sa mère lui fit dire qu'ayant appris que sa soeur, abbesse du couvent des Ursulines à Catane, était fort malade, elle désirait lui faire une visite, et le priait de lui servir de chevalier. Don Ferdinand, tout absolu dans ses volontés qu'il était, avait été élevé dans des traditions de respect aristocratique pour ses parents. Il recommanda au jardinier de bien remarquer, en son absence, si l'homme à la barbe noire ne revenait pas à Belvédère, et partit aussitôt pour aller se mettre à la disposition de la marquise.
La marquise partait le lendemain matin; elle comptait que son fils et elle feraient route en litière; mais don Ferdinand, qui exécrait ce mode de locomotion, demanda la permission d'accompagner sa mère à cheval. La permission lui fut accordée, l'équitation, au dire du marquis, n'étant point un exercice moins aristocratique que la chasse, et faisant partie de ceux qui conviennent essentiellement à l'éducation d'un gentilhomme.
La marquise et le comte partirent à l'heure fixée, accompagnés de leurs campieri. Comme ils approchaient de Millili, le comte en vit sortir un homme à cheval, qui, par le chemin qu'il suivait, devait nécessairement le croiser. A mesure que cet homme approchait, don Ferdinand le regardait avec une attention plus grande: il lui semblait reconnaître l'homme au manteau; lorsqu'il fut à vingt pas de lui, il n'eut plus de doute.
Vingt projets plus insensés les uns que les autres passèrent à l'instant dans l'esprit du jeune homme: il voulait marcher droit à l'inconnu, lui mettre pistolet sur la gorge, et lui faire avouer ce qu'il était venu faire dans la chapelle de sa famille; il voulait le suivre de loin, et, en arrivant à Belvédère, le faire arrêter; il voulait attendre le soir, revenir de nuit à franc étrier, et se cacher de nouveau dans le confessionnal, espérant le surprendre; puis, il examinait l'une après l'autre les difficultés ou plutôt les impossibilités de ces divers plans, et reconnaissait que non seulement ils étaient impraticables, mais encore qu'ils lui enlevaient toute chance d'arriver à son but. Pendant ce temps, l'homme au manteau était passé.
Don Ferdinand, qui était resté en arrière, immobile sur la grande route, comme si lui et son cheval étaient pétrifiés, fut tiré de ses réflexions par un des campieri de sa mère qui venait lui demander, de la part de la marquise, la cause de cette étrange station sous un soleil de trente-cinq degrés. Don Ferdinand répondit qu'il examinait le paysage, qui, du point où il était parvenu, lui paraissait on ne peut plus pittoresque; et, donnant un coup d'éperon à son cheval, il rejoignit la litière de la marquise.
Cependant une chose tranquillisait don Ferdinand: c'est que les visites de l'inconnu à la chapelle de sa famille étaient sans doute périodiques, et que, six jours s'étant écoulés depuis la dernière qu'il avait faite jusqu'à celle qu'il comptait y faire sans doute le soir même, il n'avait qu'à attendre six autres jours encore pour le voir reparaître. Il continua donc sa route, un peu tranquillisé par cette probabilité, que la confiante imagination de la jeunesse ne tarda point à changer chez lui en certitude.
En arrivant à Catane, la marquise trouva sa soeur infiniment mieux. La vénérable abbesse, ayant reçu l'archevêque de Palerme à son passage à Catane, lui avait offert un dîner splendide, et s'était donné, pour lui faire honneur, une indigestion de meringues aux confitures. L'intensité du mal avait été si grande, qu'on avait cru d'abord les jours de l'abbesse en danger, et qu'on s'était empressé d'écrire à la marquise; mais la maladie avait bientôt cédé aux attaques réitérées que la science avait dirigées contre elle, et la digne abbesse était à cette heure tout à fait hors de danger.
En sa qualité de neveu de la supérieure, don Ferdinand avait été reçu dans l'enceinte interdite aux profanes, et réservée aux seules brebis du Seigneur. Jamais le jeune comte n'avait vu pareille réunion d'yeux noirs et de blanches mains; il en fut d'abord ébloui au point de ne savoir auxquels entendre; de leur côté, jamais les nonnes n'avaient vu, même à travers la grille du parloir, un si élégant cavalier, et les saintes filles étaient tout en émoi. Enfin, au bout de deux ou trois jours, il y avait déjà force oeillades échangées avec les plus jolies, et force billets glissés dans les mains des moins sévères, lorsque la marquise annonça à son fils qu'il eût à se tenir prêt à repartir le lendemain avec elle pour Syracuse. La nouvelle de ce départ vint arracher le comte à ses rêves d'or, et fit verser force larmes dans le couvent. Mais don Ferdinand promit bien à sa tante, qu'il voyait pour la première fois, et qu'il avait prise en affection dès la première vue, de venir lui rendre visite aussitôt que la chose lui serait possible. Cette promesse se répandit à l'instant dans la sainte communauté, et changea les désespoirs du départ en une douce mélancolie.
A Catane, dans le couvent dirigé par sa vénérable tante, au milieu de tous ces yeux siciliens, les plus beaux yeux du monde, don Ferdinand aurait peut-être oublié le mystère de la chapelle, mais une fois de retour à Syracuse, il ne pensa plus à autre chose; prétexta une recrudescence de passion pour la chasse, et courut de nouveau s'installer au château de Belvédère.
L'homme au manteau y avait reparu, et le jardinier, sur ses gardes cette fois, s'était mis à sa piste et avait pris des informations nouvelles; ces informations, au reste, se réduisaient à de bien vagues éclaircissements. Du nom de l'homme au manteau on ne savait absolument rien; seulement, on le connaissait pour un personnage fort charitable, qui, chaque fois qu'il passait à Belvédère, y répandait de nombreuses aumônes. Il s'arrêtait d'ordinaire chez un paysan nommé Rizzo. Le jardinier s'était rendu chez ce paysan, et avait interrogé toute la famille, mais il n'en avait rien appris, sinon que l'homme au manteau leur avait, à différentes reprises, rendu quelques visites sous prétexte de s'informer de la demeure des plus pauvres habitants de Belvédère. Bien souvent il les avait chargés aussi d'acheter des aliments de toute sorte, comme du pain, du jambon, des fruits, qu'il distribuait lui-même aux nécessiteux. Deux ou trois fois seulement, il était venu accompagné d'un jeune garçon enveloppe d'un long manteau, et qui, à chaque fois, était fort triste. Malgré le soin qu'il prenait de le cacher, les paysans avaient cru, dans ce jeune garçon, reconnaître une femme, et avaient plaisanté l'homme au manteau sur sa bonne fortune; mais l'inconnu avait pris la plaisanterie du mauvais côté, et avait répondu, d'un ton qui n'admettait point de réplique, que celui qui l'accompagnait, et qu'on prenait pour une femme, était un jeune prêtre de ses parents qui ne pouvait s'habituer au séjour du séminaire, et qu'il faisait sortir de temps en temps pour le distraire un peu.
Il y avait quinze jours à peu près que l'inconnu avait amené chez les Rizzo ce jeune garçon, ou cette jeune femme; car, malgré l'explication donnée par l'homme au manteau, ils continuaient à conserver des doutes sur le sexe de ce personnage.
Tout cela, comme on le comprend bien, loin d'éteindre la curiosité du jeune comte, ne fit que l'exciter de plus en plus; aussi, dès la nuit suivante, était-il à son poste; mais ni cette nuit, ni le lendemain, il ne vit paraître celui qu'il attendait. Enfin, pendant la troisième nuit, la septième qui se fût écoulée depuis sa rencontre sur la grande route, il entendit la porte d'entrée rouler sur ses gonds, puis se refermer; un instant après, une lanterne brilla tout à coup, comme si on l'eût allumée dans l'église même; cette lanterne, comme la première fois, s'approcha du confessionnal, et à sa lueur don Ferdinand reconnut l'homme au manteau. Cet homme marchait droit à l'autel, souleva le degré qui formait la dernière de ses trois marches, y prit un objet que don Ferdinand ne put distinguer, s'approcha de la muraille, parut introduire une clef dans une serrure, entr'ouvrit une porte secrète qui, pratiquée entre deux pilastres, faisait mouvoir un pan de pierres, referma cette porte derrière lui et disparut.
Cette fois, don Ferdinand était bien éveillé; il n'y avait pas de doute, ce n'était pas une vision.
Don Ferdinand réfléchît alors sur la conduite qu'il allait tenir. S'il eût fait grand jour, s'il eût eu des témoins pour applaudir à son courage, s'il eût été excité par un mouvement d'orgueil quelconque, il eût attendu cet homme à sa sortie, aurait marché droit à lui, et, l'épée à la main, lui aurait demandé l'explication du mystère. Mais il était seul, il faisait nuit, personne n'était là pour applaudir à la façon cavalière dont il se mettait en garde: don Ferdinand écouta la voix de la prudence. Or, voici ce que la prudence lui conseilla.
L'inconnu s'était agenouillé devant l'autel, avait soulevé une pierre; sous cette pierre, il avait pris un objet, qui devait être une clef, puisqu'avec cet objet il avait ouvert une porte. Sans doute, en sortant, il déposerait la clef à l'endroit où il l'avait prise, et s'éloignerait de nouveau pour sept ou huit jours. Ce qu'à y avait de mieux à faire pour le jeune comte était donc d'attendre qu'il fût éloigné, de prendre la clef, d'ouvrir la porte à son tour, et de pénétrer dans le souterrain.
Ce plan était si simple, qu'on ne doit point s'étonner qu'il se soit présenté à l'esprit de don Ferdinand, et que son esprit s'y soit arrêté. Cela n'empêchait pas, comme pourraient le présumer quelques imaginations aventureuses, que don Ferdinand ne fût un très brave et très chevaleresque jeune homme; mais, comme nous l'avons dit, personne ne le regardait, et la prudence l'emporta sur l'orgueil.
Il attendit près de deux heures ainsi, sans voir paraître personne. Quatre heures du matin venaient de sonner lorsqu'enfin la porte se rouvrit: l'homme au manteau sortit sa lanterne à la main, s'approcha de nouveau de l'autel, leva la pierre, cacha la clef, rajusta le degré de façon à ce qu'il fût impossible de voir qu'il se levait ou s'abaissait à volonté, passa de nouveau à deux pas de don Ferdinand, souffla sa lanterne comme il avait fait la première fois, et sortit, refermant la grande porte d'entrée et laissant don Ferdinand seul dans l'église et à peu près maître de son secret.
Quelque impatience qu'éprouvât le jeune comte de donner suite à cette étrange aventure, comme il n'avait pas eu la précaution de se munir d'une lanterne, force lui fut d'attendre le jour. D'ailleurs, chaque minute de retard donnait à l'homme au manteau le temps de s'éloigner, et apportait à don Ferdinand une chance de plus de ne pas être surpris.
Les premiers rayons du jour glissèrent enfin à travers les vitraux coloriés de la chapelle; don Ferdinand sortit de son confessionnal, s'approcha de l'autel, souleva la marche, qui céda pour lui comme elle avait cédé pour l'inconnu; mais d'abord, il ne vit rien qui ressemblât à ce qu'il cherchait. Enfin dans un enfoncement, il aperçut une cheville de bois qu'il tira à lui et qui laissa tomber dans sa main une petite clef ronde, pareille à une clef de piano: il la prit, l'examina avec soin, replaça le degré à sa place, s'approcha à son tour du mur, et guidé cette fois par une certitude, finit par découvrir dans l'angle du pilastre un petit trou rond, presque invisible à cause de l'ombre que projetait la colonne. Il y introduisit aussitôt la clef, et la porte tourna sur ses gonds avec une facilité que sa lourdeur rendait surprenante; il aperçut alors un corridor sombre, dont l'humidité vint au-devant de lui et le glaça. Au reste, pas un rayon de lumière, pas un bruit.
Don Ferdinand s'arrêta. Il était par trop imprudent de s'aventurer ainsi sous cette voûte; quelque trappe ouverte sur le chemin pouvait punir cruellement de sa curiosité l'indiscret visiteur. Ayant refermé la porte, et satisfait de ce commencement de découverte, il rentra au château, décidé à se munir d'une lanterne pour la nuit suivante; et à pousser son investigation jusqu'au bout.
Don Ferdinand passa toute la journée dans une agitation facile à comprendre; vingt fois, il fît venir le jardinier et l'interrogea; chaque fois, comme s'il eût eu quelque chose à lui apprendre qu'il ne sût point déjà, le brave homme lui répéta ce qu'il lui avait déjà dit, en ajoutant cependant que l'homme au manteau avait été vu la veille dans le village. Cela s'accordait à merveille avec l'apparition de la nuit, et affermit don Ferdinand dans l'opinion qu'il avait déjà, que c'était le même homme qu'il avait vu dans la chapelle.
A dix heures, don Ferdinand sortit du château avec une lanterne sourde; il était armé d'une paire de pistolets et d'une épée. Il entra dans la chapelle sans avoir rencontré personne sur sa route, leva de nouveau la marche, retrouva la clef à sa place, ouvrit la porte, et vit le corridor sombre. Cette fois, armé de sa lanterne, il s'y aventura bravement. Mais à peine eut-il fait vingt pas qu'il trouva un escalier, et au bas de cet escalier une porte fermée, dont il n'avait pas la clef. Don Ferdinand, irrité de cet obstacle inattendu, secoua la porte pour voir si elle ne s'ouvrirait point. La porte demeura inébranlable, et le jeune comte comprit que, sans une lime et une tenaille, il n'y avait pas moyen de faire sauter la serrure. Un instant il eut l'idée d'appeler; mais, en historien véridique que nous sommes, nous devons avouer qu'au moment de crier, il s'arrêta avec un frémissement involontaire: tant, dans une pareille situation, tout lui paraissait mystérieux et terrible, même le bruit de sa propre voix!
Il sortit donc lentement du corridor, referma la porte derrière lui, remit la clef à sa place accoutumée, et reprit le chemin du château pour s'y procurer une lime et une tenaille.
Sur la route, il rencontra un homme, qu'il ne put reconnaître dans l'obscurité; d'ailleurs, en l'apercevant, cet homme avait pris l'autre côté du chemin, et lorsque don Ferdinand s'avança vers lui, au lieu de l'attendre, le passant se jeta à droite, et disparut comme une ombre dans les papyrus et les joncs qui bordaient la route.
Don Ferdinand continua son chemin sans trop réfléchir à cette rencontre, tort naturelle d'ailleurs: il y a par toutes les routes, en Sicile, une foule de gens qui, la nuit, quand ils n'abordent pas, n'aiment point être abordés. Cependant, autant qu'avait pu le voir le jeune comte, cet homme qu'il venait de rencontrer était enveloppé d'un grand manteau pareil à celui que portait l'homme de la chapelle. Mais ce doute, en s'offrant à l'esprit de don Ferdinand, ne fut qu'un aiguillon de plus pour le pousser à mener la même nuit cette affaire à bout. Don Ferdinand s'était fait depuis quelques jours à lui-même une foule de petites concessions que de temps en temps, il regardait comme par trop prudentes; il résolut donc d'en finir cette fois et de ne reculer devant rien.
Don Ferdinand ne trouva ni lime ni tenaille, mais il mit la main sur une pince, ce qui revenait à peu près au même, si ce n'est qu'au lieu d'ouvrir la seconde porte, il lui faudrait tout simplement l'enfoncer. Au point où il en était arrivé, peu lui importait, on le comprend bien, de quelle manière céderait cette porte, pourvu qu'elle cédât. Armé de ce nouvel instrument, et après avoir renouvelé la bougie de sa lanterne, don Ferdinand reprit le chemin de la chapelle.
Tout paraissait dans le même état où il l'avait laissé. La porte d'entrée était fermée à clef à double tour comme il l'avait fermée. Le comte entra dans l'église, s'approcha de l'autel, leva la marche, tira la cheville, la secoua, mais inutilement; il n'y avait plus de clef: sans doute, l'inconnu était revenu en son absence et était à cette heure dans le souterrain.
Cette fois, nous l'avons dit, don Ferdinand était décidé à ne plus reculer devant rien: il se releva, pâle, mais calme; il examina les amorces de ses pistolets, s'assura que son épée sortait librement du fourreau, et s'avança vers la muraille pour écouter s'il n'entendrait pas quelque bruit; mais, au moment où il approchait son oreille du trou, la porte s'ouvrit, et don Ferdinand se trouva face à face avec l'homme au manteau.
Tous deux firent d'instinct un pas en arrière, en s'éclairant mutuellement avec la lanterne que chacun d'eux tenait à la main. L'homme au manteau vit alors que celui à qui il avait affaire était presque un enfant, et un sourire dédaigneux passa sur ses lèvres. Don Ferdinand vit ce sourire, en comprit la cause, et résolut de prouver à l'inconnu qu'il se trompait à son égard, et qu'il était bien un homme.
Il y eut un moment de silence pendant lequel tous deux tirèrent leurs épées, car l'inconnu avait une épée sous son manteau; seulement il n'avait pas de pistolets.
—Qui êtes-vous, monsieur? demanda impérieusement don Ferdinand, rompant le premier le silence; et que venez-vous faire à cette heure dans cette chapelle?
—Mais qu'y venez-vous faire vous-même, mon petit monsieur? répondit en ricanant l'inconnu; et qui êtes-vous, s'il vous plaît, pour me parler de ce ton?
—Je suis don Ferdinand, fils du marquis de San-Floridio, et cette chapelle est celle de ma famille.
—Don Ferdinand, fils du marquis de San-Floridio! répéta l'inconnu avec étonnement. Et comment êtes-vous ici à cette heure?
—Vous oubliez que c'est à moi d'interroger. Comment y êtes-vous vous-même?
—Ceci, mon jeune seigneur, reprit l'inconnu en sortant du corridor, en fermant la porte et en mettant la clef dans sa poche, c'est un secret qu'avec votre permission je conserverai pour moi seul, car il ne regarde que moi.
—Tout ce qui se passe chez moi me regarde, monsieur, répondit don
Ferdinand; votre secret ou votre vie!
Et à ces mots il porta la pointe de son épée au visage de l'inconnu, qui voyant briller le fer du jeune homme, l'écarta vivement avec le sien.
—Oh! oh! reprit le jeune comte, qui, si rapide qu'eut été ce mouvement, avait reconnu à la manière insolite dont la parade avait été faite que son adversaire était parfaitement ignorant dans l'art de l'escrime. Vous n'êtes point gentilhomme, mon cher ami, puisque vous ne savez pas manier une épée; vous êtes tout simplement un manant, c'est autre chose. Votre secret, ou je vous fais pendre.
L'homme au manteau poussa un rugissement de colère; cependant, après avoir fait un pas en avant comme pour se jeter sur le jeune comte, il s'arrêta et se contint.
—Tenez, dit-il alors avec assez de sang-froid, tenez, monsieur le comte, j'ai bonne envie de vous épargner à cause du nom que vous portez, mais cela me sera impossible si vous insistez encore pour savoir ce que je suis venu faire ici. Retirez-vous à l'instant même, oubliez ce que vous avez vu, cessez vos visites dans cette chapelle, jurez-moi sur cet autel que personne ne saura jamais que vous m'y avez rencontré. Les San-Floridio, je le sais, sont gens d'honneur, et vous tiendrez votre serment. A cette condition, je vous laisse vivre.
Ce fut au tour de don Ferdinand de rugir.
—Misérable! s'écria-t-il, tu menaces quand tu devrais trembler! Tu interroges quand tu devrais répondre! Qui es-tu? Que viens-tu faire ici? Où conduit cette porte? Réponds, ou tu es mort.
Et le comte porta une seconde fois son épée sur la poitrine de l'inconnu.
Cette fois l'homme au manteau ne se contenta point de parer, mais il riposta, jetant loin de lui sa lanterne pour se dérober autant que possible aux coups de son adversaire; mais don Ferdinand, le bras gauche tendu vers lui, l'éclairait avec la sienne, et une lutte terrible s'engagea entre la force d'un côté et l'adresse de l'autre. En face du danger, don Ferdinand avait retrouvé tout son courage: pendant quelques secondes, il se contenta de parer avec autant d'adresse que de sang-froid les coups inexpérimentés que lui portait son ennemi; puis, l'attaquant à son tour avec la supériorité qu'il avait dans les armes, il le força de reculer, l'accula à une colonne, et, le voyant enfin dans l'impossibilité de rompre davantage, il lui porta au travers de la poitrine un si rude coup d'épée, que la pointe de son fer non seulement traversa le corps de l'inconnu, mais alla s'émousser contre la colonne. Il fit aussitôt un pas de retraite en retirant son épée à lui et en se remettant en garde.
Il y eut de nouveau un moment de silence mortel, pendant lequel don Ferdinand, éclairant l'inconnu de sa lanterne, le vit porter sa main gauche à sa poitrine, tandis que sa main droite, qui n'avait plus la force de soutenir son épée, s'abaissait lentement et laissait échapper son arme; enfin, le blessé s'affaissa lentement sur lui-même, et tomba sur ses genoux, en disant:
—Je suis mort!
—Si vous êtes frappé aussi grièvement que vous le dites, reprit don Ferdinand sans bouger, de crainte de surprise, je crois que vous ne ferez pas mal de vous occuper de votre âme, qui ne me paraît pas dans un état de grâce parfaite. Je vous conseille donc, si vous avez quelque secret à révéler, de ne pas perdre de temps; si c'est un secret que je puisse entendre, me voilà; si c'est un secret qui ne puisse être confié qu'à un prêtre, dites un mot et j'irai vous en chercher un.
—Oui, dit le mourant, j'ai un secret, et un secret qui vous regarde même, en supposant que, comme vous l'avez dit, vous soyez le fils du marquis de San-Floridio.
—Je vous le dis et je vous le répète, je suis don Ferdinand, comte de
San-Floridio, le seul héritier de la famille.
—Approchez-vous de l'autel et faites-m'en le serment sur le crucifix.
Le comte se révolta d'abord à l'idée qu'un manant refusât de le croire sur sa parole; mais, songeant qu'il devait avoir quelque indulgence pour un homme qui allait mourir de son fait, il s'approcha de l'autel, monta sur les marches, et prêta le serment demandé.
—C'est bien, dit le blessé; maintenant, approchez-vous de moi, monsieur le comte, et prenez cette clef.
Le jeune homme s'avança vivement, tendit la main, et le mourant y déposa une clef. Le comte, sentit au toucher que ce n'était pas la clef de la porte secrète.
—Qu'est-ce que cette clef? demanda-t-il.
—Vous vous en irez à Carlentini, reprit le mourant, évitant de répondre à la question; vous demanderez la maison de Gaëtano Cantarello: vous entrerez seul dans cette maison, seul, entendez-vous? Dans la chambre à coucher, vous trouverez au pied du lit un carreau sur lequel est gravée une croix; sous ce carreau est une cassette, dans cette cassette sont soixante mille ducats; vous les prendrez, ils sont à vous.
—Qu'est-ce que toute cette histoire? demanda le comte; est-ce que je vous connais? Est-ce que je veux hériter de vous?
—Ces soixante mille ducats vous appartiennent, monsieur le comte; car ils ont été volés à votre oncle, le marquis San-Floridio de Messine. Ils ont été volés par moi, Gaëtano Cantarello, son domestique; et ce n'est point un héritage, c'est une restitution.
—Héritage ou restitution, peu m'importe, s'écria le jeune homme, ce ne sont point ces soixante mille ducats que je cherche ici, et ce n'est pas là le secret que je veux savoir. Tenez, ajouta le comte en rejetant la clef à Cantarello, voici la clef de votre maison, donnez-moi en échange celle de cette porte.
Et il montra du bout du doigt la porte du corridor.
—Venez donc la prendre, dit Gaëtano d'une voix mourante, car je n'ai plus la force de vous la donner; là, là, dans cette poche.
Don Ferdinand s'avança sans défiance, et se pencha sur le moribond; mais celui-ci le saisit tout à coup de la main gauche avec la force désespérée de l'agonie et, reprenant son épée de la main droite, il lui en porta un coup qui, heureusement, glissa sur une côte et ne fit qu'une légère blessure.
—Ah! misérable traître! s'écria le comte en saisissant un pistolet à sa ceinture et en le déchargeant à bout portant sur Cantarello, meurs donc comme un réprouvé et comme un chien, puisque tu ne veux pas te repentir comme un chrétien et comme un homme.
Cantarello tomba à la renverse. Cette fois, il était bien mort.
Don Ferdinand s'approcha de lui, son second pistolet à la main, de peur d'une nouvelle surprise; puis, bien certain qu'il n'avait plus rien à craindre, il le fouilla de tous côtés; mais dans aucune poche il ne retrouva la clef de la porte secrète. Sans doute, dans la lutte, Cantarello l'avait jetée derrière lui, espérant de cette façon la dérober à son adversaire.
Alors don Ferdinand ramassa sa lanterne qu'il avait laissé tomber, et se mit à chercher cette clef qui lui échappait toujours d'une façon si étrange. Au bout de quelques instants, affaibli par le sang qu'il perdait, il sentit sa tête bourdonner comme si toutes les cloches de la chapelle sonnnaient à la fois; les piliers qui soutenaient la voûte lui parurent se détacher de la terre et tourner autour de lui; il lui sembla que les murs se rapprochaient de lui et l'étouffaient comme ceux d'une tombe. Il s'élança vers la porte de la chapelle pour respirer l'air pur et frais du matin; mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction, qu'il tomba lui-même évanoui.
CARMELA
Lorsque don Ferdinand revint à lui, il était couché dans sa chambre au château de Belvédère, sa mère pleurait à côté de lui, le marquis se promenait à grands pas dans la chambre, et le médecin s'apprêtait à le saigner pour la cinquième fois. Le jardinier auquel le jeune comte avait demandé de si fréquents renseignements sur l'homme au manteau, s'était inquiété en voyant sortir son maître si tard; il l'avait suivi de loin, avait entendu le coup de pistolet, était entré dans l'église, et avait trouvé don Ferdinand évanoui et Cantarello mort.
Le premier mot de don Ferdinand fut pour demander si l'on avait retrouvé la clef. Le marquis et la marquise échangèrent un regard d'inquiétude.
—Rassurez-vous, dit le médecin; après une blessure aussi grave, il n'y a rien d'étonnant à ce que le malade ait un peu de délire.
—Je suis parfaitement calme, et je sais à merveille ce que je dis, reprit don Ferdinand; je demande si l'on a retrouvé la clef de la porte secrète, une petite clef faite comme une clef de piano.
—Oh! mon pauvre enfant! s'écria la marquise en joignant les mains et en levant les yeux au ciel.
—Tranquillisez-vous, madame, répondit le docteur, c'est un délire passager, et avec une cinquième saignée…
—Allez-vous-en au diable avec votre saignée, docteur! Vous m'avez tiré plus de sang avec votre mauvaise lancette, que le misérable Cantarello avec son épée.
—Mais il est fou! il est fou! s'écria la marquise.
—Dans tous les cas, reprit le jeune comte, dans tous les cas, mon très cher père, ma folie n'aura pas été perdue pour vos intérêts, car je vous ai retrouvé soixante mille ducats que vous croyiez perdus, et qui sont à Carlentini, au pied du lit de Cantarello, sous un carreau marqué d'une croix; vous pouvez les envoyer prendre, et vous verrez si je suis un fou. Eh! laissez-moi donc tranquille, docteur, j'ai besoin d'un bon poulet rôti et d'une bouteille de vin de Bordeaux, et non pas de vos maudites saignées.
Ce fut à son tour le médecin qui leva les yeux au ciel.
—Mon enfant, mon cher enfant! s'écria la marquise, tu veux donc me faire mourir de chagrin?
—Une saignée est-elle absolument indispensable? demanda le marquis.
—Absolument.
—Eh bien! Il n'y a qu'à faire entrer quatre domestiques, qui le maintiendront de force dans son lit pendant que vous opérerez.
—Oh! mon Dieu, dit le comte, il n'y a pas besoin de tout cela. Cela vous fera-t-il grand plaisir, madame la marquise, que je me laisse saigner?
—Sans doute, puisqu'ils disent que cela te fera du bien.
—Alors, tenez, docteur, voilà mon bras; mais c'est la dernière, n'est-ce pas?
—Oui, dit le docteur; oui, si elle dégage la tête et fait disparaître le délire.
—En ce cas, soyez tranquille, reprit le comte, la tête sera dégagée, et le délire ne reparaîtra plus; allez, docteur, allez.
Le docteur fit son opération; mais, comme le blessé était déjà horriblement affaibli, il ne put supporter cette nouvelle perte de sang, et s'évanouit une seconde fois; seulement, ce nouvel évanouissement ne dura que quelques minutes.
Pendant qu'on le saignait si fort contre son gré, don Ferdinand avait fait ses réflexions: il comprenait que, s'il parlait de nouveau de la clef du piano, d'argent enterré et de porte secrète, on le croirait encore dans le délire, et qu'on le saignerait et resaignerait jusqu'à extinction de chaleur naturelle. En conséquence, il résolut de ne parler de rien de tout cela, et de se réserver à lui-même de mettre seul à fin une entreprise qu'il avait commencée seul.
Le jeune comte revint donc de son évanouissement dans les dispositions les plus pacifiques du monde; il embrassa sa mère, salua respectueusement le marquis, et tendit la main au docteur, en disant qu'il sentait bien que c'était à son grand art qu'il devait la vie. A ces mots le docteur déclara que le délire avait complètement disparu, et répondit du malade.
Alors don Ferdinand se hasarda à demander des détails sur la façon dont on l'avait retrouvé; il apprit que c'était le jardinier qui l'avait suivi, et qui, étant entré dans l'église, l'avait découvert à dix pas de son adversaire, dans un état qui ne valait guère mieux que celui de Cantarello. Ces questions de la part du blessé en amenèrent d'autres, comme on le pense bien, de la part du marquis et de la marquise; mais don Ferdinand se contenta de répondre qu'étant entré dans l'église par pure curiosité, et parce qu'en passant devant la porte il avait cru y entendre quelque bruit, il avait été attaqué par un homme de haute taille qu'il croyait avoir tué. Il ajouta qu'il serait bien désireux de remercier le bon jardinier de son zèle, et qu'il priait que l'on permît à Peppino de le venir voir. On lui promit que, si le lendemain il continuait d'aller mieux, on lui donnerait cette distraction.
Le soir même, comme le marquis et la marquise, profitant d'un instant de sommeil de leur fils, étaient allés souper, et que don Ferdinand, en se réveillant, venait de se trouver seul, il entendit à la porte de sa chambre la voix de Peppino, qui venait s'informer de la santé de son jeune maître. Aussitôt, don Ferdinand appela et ordonna de faire entrer le jardinier. Le laquais qui était de service hésitait, car la marquise avait défendu de laisser entrer personne; mais don Ferdinand réitéra son ordre d'une voix tellement impérative, que, sur la promesse que lui fit le comte qu'il ne le garderait qu'un instant près de lui, le laquais fit entrer le jardinier.
—Peppino, lui dit don Ferdinand aussitôt que la porte fut refermée, tu es un brave garçon, et je regrette de n'avoir pas eu plus de confiance en toi. Il y a cent onces à gagner si tu veux m'obéir, et n'obéir qu'à moi.
—Parlez, notre jeune seigneur, répondit le jardinier.
—Qu'a-t-on fait de l'homme que j'ai tué?
—On l'a transporté dans l'église du village, où il est exposé, pour qu'on le reconnaisse.
—Et on l'a reconnu?
—Oui.
—Pour qui?
—Pour l'homme au manteau qui venait de temps en temps chez les Rizzo.
—Mais son nom?
—On ne le sait pas.
—Bien. L'a-t-on fouillé?
—Oui; mais on n'a trouvé sur lui que de l'argent, de l'amadou, une pierre à feu et un briquet. Tous ces objets sont exposés chez le juge.
—Et parmi ces objets il n'y a pas de clef?
—Je ne crois pas.
—Va chez le juge, examine ces objets dans le plus grand détail, et, s'il y a une clef, reviens me dire comment cette clef est faite. S'il n'y en a pas, va-t'en dans la chapelle, et, tout autour de la colonne près de laquelle on a retrouvé le mort, cherche avec le plus grand soin: tu retrouveras deux clefs.
—Deux?
—Oui; l'une, pareille à peu près à la clef de ce secrétaire; l'autre… lève le dessus de ce clavecin; bon, et donne-moi un instrument de fer qui doit se trouver dans un des compartiments; bien, c'est cela; l'autre pareille à peu près à celle-ci. Tu comprends?
—Parfaitement.
—Que tu en trouves un ou que tu en trouves deux, tu m'apporteras ce que tu auras trouvé, mais à moi, rien qu'à moi, entends-tu?
—Rien qu'à vous; c'est dit.
—A demain, Peppino.
—A demain, Votre Excellence.
—A propos! Viens au moment où mon père et ma mère seront à déjeuner, afin que nous puissions causer tranquillement.
—C'est bon; je guetterai l'heure.
—Et tes cinquantes onces t'attendront.
—Eh bien! Votre Excellence, elles seront les bienvenues, vu que je vais me marier avec la fille aux Rizzo, un joli brin de fille.
—Chut! Voilà ma mère qui revient. Passe par ce cabinet, descends par le petit escalier, et qu'elle ne te voie pas.
Peppino obéit. Quand la marquise entra, elle trouva son fils seul et parfaitement tranquille.
Le lendemain, à l'heure convenue, Peppino revint. Il avait exécuté sa commission avec une intelligence parfaite. Parmi les objets déposés chez le juge était une clef ordinaire, et pareille à celle du sanctuaire. On l'avait trouvée près du mort. Après s'être assuré de ce fait, Peppino s'était rendu à la chapelle et avait si bien cherché que, de l'autre côté de la chapelle, il avait trouvé la seconde clef, qui était faite comme celle du piano. Sans doute Cantarello l'avait jetée loin de lui. Le jeune comte s'en empara avec empressement, la reconnut pour être bien la même qu'il avait trouvée sous la première marche de l'autel, et qui ouvrait la porte du corridor noir, et la cacha sous le chevet de son lit. Puis, se retournant vers Peppino:
—Écoute, lui dit-il, je ne sais encore quand je pourrai me lever; mais, à tout hasard, tiens prêtes chez toi, pour le moment où nous en aurons besoin, deux torches, des tenailles, une lime et une pince, et tâche de ne pas découcher d'ici à quinze jours.
Peppino promit au comte de se procurer tous les objets désignés et se retira.
Resté seul, don Ferdinand voulut voir jusqu'où allaient ses forces, et essaya de se lever. A peine fut-il sur son séant, qu'il sentit que tout tournait autour de lui. Sa blessure était peu grave, mais les saignées du docteur l'avaient fort affaibli, de sorte que, voyant qu'il allait s'évanouir de nouveau, il se recoucha promptement, comprenant qu'avant de rien tenter, il devait attendre que les forces lui fussent revenues.
Aussi resta-t-il toute cette journée et celle du lendemain fort tranquille, et ne donnant plus d'autre signe de délire que de demander de temps en temps du poulet et du vin de Bordeaux, en place des déplorables tisanes qu'on lui présentait. Mais, comme on le pense bien, ces demandes parurent au docteur exorbitantes et insensées; selon lui, elles dénotaient un reste de fièvre qu'il fallait combattre. Il ordonna donc de continuer avec acharnement le bouillon aux herbes, et parla d'une sixième saignée si les symptômes de cet appétit désordonné, qui indiquait la faiblesse de l'estomac du malade, se représentaient encore. Don Ferdinand se le tint pour dit, et, voyant qu'il était sous la puissance du docteur, il se résigna au bouillon aux herbes.
Le soir, comme le malade venait de s'endormir, la marquise entra dans sa chambre avec quatre laquais, qui, sur un signe qu'elle leur fit, restèrent auprès de la porte. Don Ferdinand, qui crut qu'on venait pour le saigner, demanda à sa mère, avec une crainte qu'il ne chercha pas même à cacher, ce que signifiait cet appareil de force que l'on déployait devant lui. La marquise alors lui annonça, avec tous les ménagements possibles que, la justice ayant fait une enquête, et l'aventure de la chapelle étant restée jusqu'alors fort obscure, elle venait d'être prévenue à l'instant même que don Ferdinand devait être arrêté le lendemain; qu'en conséquence elle venait de faire préparer une litière pour emporter son fils à Catane, où il resterait tranquillement chez sa tante, la vénérable abbesse des Ursulines, jusqu'au moment où le marquis serait parvenu à assoupir cette malheureuse affaire. Contre l'attente de la marquise, don Ferdinand ne fit aucune difficulté. Il avait jugé du premier coup que le docteur ne le poursuivrait pas jusque dans le saint asile qui lui était ouvert; il espérait que, vu la distance, ses ordonnances perdraient un peu de leur férocité, et il apercevait dans l'éloignement, à travers un nuage couleur de rosé, ce bienheureux poulet et cette bouteille de Bordeaux tant désirés, qui, depuis trois jours, étaient l'objet de sa plus ardente préoccupation. D'ailleurs, il espérait que la surveillance qui l'entourait serait moins grande à Catane qu'à Syracuse, et qu'une fois sur ses pieds, il s'échapperait plus facilement du couvent de sa tante que du château maternel. Ajoutons qu'au milieu de tout cela, il se rappelait ces jolis yeux noirs qui avaient tant pleuré à son départ, et ces petites mains qui lui promettaient de si adroites gardes-malades. Un instant l'idée était bien venue au comte, lorsque sa mère lui avait parlé d'arrestation, d'aller au-devant de la justice, en racontant aux juges tout ce qui s'était passé; mais il connaissait les juges et la justice siciliennes, et il jugea avec une grande sagacité que les moyens dont comptait se servir le marquis pour étouffer cette affaire valaient mieux que toutes les raisons qu'il pourrait donner pour l'éclaircir. En conséquence, au lieu de s'opposer le moins du monde à ce voyage, comme l'avait d'abord craint la marquise, il s'y prêta de son mieux; et, après avoir pris sous son oreiller la clef mystérieuse, il se laissa emporter par les quatre laquais, qui le déposèrent mollement dans la litière qui l'attendait à la porte. La seule chose que demanda don Ferdinand fut que sa mère lui donnât le plus tôt possible de ses nouvelles par l'entremise de Peppino. La marquise, qui ne vit là qu'un souhait fort naturel, et surtout très filial, le lui promit sans aucune difficulté.
Un courrier avait été envoyé par avance à la digne abbesse, de sorte qu'en arrivant au couvent le blessé trouva toutes choses préparées pour le recevoir. Le courrier, on le comprend bien, avait été interrogé avec toute la curiosité claustrale; mais il n'avait pu dire que ce qu'il savait lui-même, de sorte que l'accident qui amenait don Ferdinand à Catane, n'étant connu de fait que par son terrible résultat, était loin d'avoir rien perdu de son mystérieux intérêt. Aussi le jeune comte apparut-il aux jeunes religieuses comme un des plus aimables héros de roman qu'elles eussent jamais rêvé.
De son côté, don Ferdinand ne s'était pas tout à fait trompé sur l'amélioration hygiénique que le changement de localité devait amener, selon lui, dans sa situation. Dès le premier jour, le bouillon aux herbes fut changé en bouillon de grenouilles, et il lui fut permis de manger une cuillerée de confitures de groseilles. Ce ne fut pas tout. Après l'office du soir, une des plus jolies religieuses fut introduite dans sa chambre pour être sa garde de nuit. Peut-être une pareille tolérance était-elle un peu bien contre les règles de la sévérité monastique, mais le pauvre malade était vraiment si faible, qu'à la première vue, elle ne paraissait, en conscience, présenter aucun inconvénient.
L'événement justifia la supérieure. Si jolie que fût sa garde-malade, le blessé n'en dormit pas moins profondément toute la nuit. Aussi le lendemain, grâce à ce bon sommeil, avait-il le visage meilleur; c'était un avertissement à la bonne abbesse de lui continuer le même régime, auquel on se contenta, dans la journée, d'ajouter comme une noix de conserve aux violettes.
Le soir, don Ferdinand vit entrer dans sa chambre une figure nouvelle. La surveillante désignée pour cette nuit n'était pas moins jolie que celle à laquelle elle succédait. Le malade causa un instant avec elle, et lui fit quelques compliments sur son gracieux visage; mais bientôt la fatigue l'emporta sur la galanterie, il tourna le nez contre le mur, et ferma les yeux pour ne les rouvrir qu'au matin.
Comme le blessé allait de mieux en mieux, il obtint, le troisième jour, outre les bouillons aux grenouilles, les confitures et la conserve, un peu de gelée de viande, qu'il avala avec une reconnaissance extrême pour les belles mains qui la lui servaient. Il en résulta qu'il leva les yeux des mains au visage, et se trouva en face de la plus délicieuse figure qu'il eût encore vue. Le comte demanda alors à cette belle personne si son tour ne viendrait pas bientôt d'être sa garde-malade: elle lui répondit qu'elle était désignée pour la nuit prochaine. Le comte s'informa alors comment elle s'appelait, ne doutant pas, disait-il, qu'un doux nom n'appartînt à une si belle personne. La religieuse répondit qu'elle s'appelait Carmela. Don Ferdinand trouva que c'était le nom le plus délicieux qu'il eût jamais entendu, aussi le prononça-t-il tout bas plus de vingt fois, pendant l'intervalle qui s'écoula entre le léger dîner qu'il venait de faire et l'heure à laquelle la religieuse qui était de garde près de son lit venait lui apporter sa potion du soir.
Carmela arriva à l'heure fixe, et même un peu avant l'heure. Don Ferdinand la remercia de son exactitude. La pauvre jeune fille jeta les yeux sur la pendule et, voyant qu'elle était en avance de plus de vingt minutes, elle rougit le plus gracieusement du monde.
La potion avalée, Carmela alla s'assoir dans un grand fauteuil qui était à l'autre bout de la chambre. Le malade lui demanda alors, avec la voix la plus caressante qu'il put prendre, pourquoi elle s'éloignait ainsi de lui. Carmela répondit que c'était pour ne point troubler son sommeil. Don Ferdinand s'écria qu'il ne se sentait aucunement envie de dormir, et supplia Carmela de lui faire la grâce de venir causer avec lui. La jeune fille approcha son fauteuil en rougissant.
Les deux jeunes gens demeurèrent un instant muets, Carmela les yeux baissés et don Ferdinand les yeux fixés, au contraire, sur Carmela. Alors, il put la voir tout à son aise. C'était dans son ensemble une des plus délicieuses créatures que l'on pût imaginer, avec des cheveux noirs qui montraient l'extrémité de leurs bandeaux sous sa coiffe blanche, des yeux bleus assez grands pour s'y mirer à deux à la fois, un nez droit et fin comme celui des statues grecques ses aïeules, une bouche rosé comme le corail que l'on pêche près du cap Passaro, une taille de nymphe antique et un pied d'enfant. Le seul reproche que l'on pouvait faire à cette beauté si parfaite, était la pâleur un peu trop mate de son teint, qui faisait ressortir d'autant plus le cercle bleuâtre qui entourait ses yeux comme un signe d'insomnie et de douleur.
Au bout d'un quart d'heure de contemplation, don Ferdinand rompit tout à coup le silence.
—Comment se fait-il qu'une aussi belle personne que vous ne soit pas heureuse? demanda-t-il à Carmela. Et comment se peut-il qu'il y ait sous le ciel un être assez barbare pour faire couler des larmes de ces beaux yeux, pour un regard desquels on serait trop heureux de donner sa vie?
La jeune fille tressaillit comme si cette demande eût répondu à ses propres pensées, et don Ferdinand vit deux perles liquides et brillantes se balancer au bout de longs cils, et tomber l'une après l'autre sur les genoux de Carmela.
—Dieu l'a voulu ainsi, répondit la jeune fille, en me donnant un frère et une soeur aînés, auxquels mon père réserve toute notre fortune. Alors, comme il ne restait pas de dot pour moi, on m'a fiancée à Dieu qui semblait m'avoir réservée ainsi pour lui.
—Et c'est votre père qui a exigé de vous un pareil sacrifice? demanda don
Ferdinand.
—C'est mon père, répondit Carmela en levant ses beaux yeux au ciel.
—Et comment appelle-t-on ce barbare?
—Le comte don Francesco de Terra-Nova.
—Le comte de Terra-Nova! s'écria don Ferdinand; mais c'est l'ami de mon père.
—Oh! mon Dieu, oui; et tout ce que j'ai pu obtenir de lui, à ce titre, c'est que j'entrerais au couvent de votre tante.
—Et c'est sans regret que vous avez renoncé au monde? demanda don
Ferdinand.
—Je n'avais encore vu du monde que ce qu'on peut en apercevoir à travers les grilles d'une jalousie, lorsque je suis entrée dans ce couvent, répondit Carmela; aussi je n'avais aucun motif de le regretter, et j'espérais que la solitude serait pour moi le bonheur ou du moins la tranquillité. Quelque temps je demeurai dans cette croyance, mais hélas! J'ai reconnu mon erreur, et c'est avec une crainte mortelle, je l'avoue, que je vois arriver le moment où je prononcerai mes voeux.
—Oh! oui, dit don Ferdinand, cela se voit facilement; vous n'étiez pas née pour vivre dans un cloître. Il faut pour cela un coeur inflexible, et vous, vous avez le coeur humain et pitoyable, n'est-ce pas?
—Hélas! murmura la jeune fille.
—Vous ne pourriez pas voir souffrir, vous, sans vous laisser émouvoir par celui qui souffre; aussi, dès que je vous ai vue, j'ai senti mon coeur plein d'espérance.
—Mon Dieu! demanda la jeune fille, que puis-je donc faire pour vous?
—Vous pouvez me rendre la vie, dit don Ferdinand avec une expression qui pénétra jusqu'au fond de l'âme de la jeune fille.
—Que faut-il faire pour cela?… Parlez.
—Oh! vous ne voudrez pas, continua don Ferdinand, vous avez reçu des recommandations trop sévères, et vous me laisserez mourir pour ne pas manquer à vos devoirs.
—Mourir! s'écria Carmela.
—Oui, mourir, reprit le comte d'un ton languissant et en se laissant aller sur son oreiller, car je sens que je m'en vais mourant.
—Oh! parlez, et si je puis quelque chose pour vous…
—Certes, vous pouvez tout ce que vous voulez, car nous sommes seuls, n'est-ce pas? Et, excepté nous, personne ne veille dans le couvent?
—Mais c'est donc bien difficile, ce que vous désirez? demanda en rougissant la belle garde-malade.
—Vous n'avez qu'à vouloir, répondit don Ferdinand.
—Alors dites, balbutia Carmela.
La prière de don Ferdinand était loin de répondre à celle qu'attendait la belle religieuse.
—Procurez-moi un poulet rôti et une bouteille de vin de Bordeaux, dit don
Ferdinand.
Carmela ne put s'empêcher de sourire.
—Mais, dit-elle, cela vous fera mal.
—Me faire mal! s'écria don Ferdinand, figurez-vous bien que je n'attends que cela pour être guéri. Mais il y a pour me faire mourir une conspiration à la tête de laquelle est cet infâme docteur, et vous êtes de cette conspiration aussi, vous, je le vois bien; vous si bonne, si jolie: vous pour laquelle je me sens, en vérité, si bonne envie de vivre.
—Mais vous n'en mangerez que bien peu?
—Une aile.
—Mais vous ne boirez qu'une goutte de vin?
—Une larme.
—Eh bien! Je vais aller chercher ce que vous désirez.
—Ah! Vous êtes une sainte! s'écria don Ferdinand en saisissant les mains de la novice et en les lui baisant avec un transport moins éthéré que ne le permettait la dénomination qu'il venait de lui donner. Aussi Carmela retira-t-elle sa main comme si, au lieu des lèvres de Ferdinand, c'était un fer rouge qui l'eût touchée.
Quant au comte, il regarda s'éloigner la belle religieuse avec un sentiment de reconnaissance qui touchait à l'admiration, et pendant sa courte absence, il fut obligé de s'avouer que, même à Palerme, il n'avait vu aucune femme qui, pour la beauté, la grâce et la candeur, pût soutenir la comparaison avec Carmela.
Ce fut bien autre chose lorsqu'il la vit apparaître portant d'une main, sur une assiette, cette aile de volaille si désirée, et de l'autre un verre de cristal à moitié rempli de vin de Bordeaux. Ce ne fut plus pour lui une simple mortelle, ce fut une déesse; ce fut Hébé servant l'ambroisie et versant le nectar.
—Je n'ai pu tout apporter du même voyage, dit la belle pourvoyeuse en déposant l'assiette et le verre sur une table qu'elle approcha du lit du malade; mais je vais vous aller chercher du pain pour manger avec votre poulet, et des confitures pour votre dessert. Attendez-moi.
—Allez, dit don Ferdinand, et surtout revenez bien vite; tout cela me semblera bien meilleur encore quand vous serez là.
Mais, quelque diligence que fit Carmela, la faim du pauvre Ferdinand était si dévorante, qu'il ne put attendre son retour, et que, lorqu'elle rentra, elle trouva l'aile du poulet dévorée et le verre de vin de Bordeaux entièrement vide. Ce fut alors le tour du pain et des confitures: tout y passa.
Le souper fini, il fallut en faire disparaître les traces, et Carmela reporta à l'office tout ce qu'elle venait d'en tirer, se réservant de dire, si l'on s'apercevait de la soustraction, que c'était elle qui avait eu faim. Ainsi la pauvre enfant était déjà prête à commettre pour le beau malade un des plus gros péchés que défende l'Église.
Comme on le pense bien, l'excellent repas que venait de faire don Ferdinand n'avait servi qu'à accroître les sentiments, encore vagues et flottants, qu'il avait, à la première vue, senti naître dans son coeur pour la belle novice. Aussi, pendant qu'elle était descendue à l'office, songeait-il en lui-même que c'était une loi bien cruelle que celle qui condamnait à un éternel célibat une aussi belle enfant, et cela parce qu'elle avait le malheur d'avoir un frère qui, pour soutenir l'honneur de son rang, avait besoin dé toute la fortune paternelle. C'était une réflexion, au reste, toute nouvelle pour lui, car il avait vingt fois entendu parler de sacrifices pareils, et n'y avait jamais fait attention. D'où venait donc que cette fois le comte de Terra-Nova lui semblait un tyran près duquel Denys l'Ancien était, à ses yeux, un personnage débonnaire et plein d'humanité?
Lorsque Carmela rentra dans la chambre du malade, la première chose qu'elle remarqua, ce fut l'expression à la fois attendrie et passionnée de son regard. Aussi s'arrêta-t-elle après avoir fait trois ou quatre pas, comme si elle hésitait à venir reprendre la place qu'elle occupait près de son lit; mais le comte l'y invita avec un geste si suppliant, qu'elle n'eut pas la force de lui résister.
Si haut que l'homme soit emporté par son imagination, il y a toujours en lui un côté matériel que ne peuvent soulever pour longtemps les ailes de l'amour, de la poésie ou de l'ambition. Le côté matériel tend à la terre, comme l'autre tend au ciel; mais, plus lourd que l'autre, il ramène sans cesse l'homme dans la sphère des besoins physiques. C'est ainsi que, près d'une femme charmante, le pauvre don Ferdinand avait d'abord pensé à sa faim, et que, ce besoin de sa faiblesse éteint, il se retrouva incontinent attaqué par le sommeil. Cependant, il faut le dire à sa gloire, au lieu de céder à ce second adversaire comme au premier, il essaya de lutter contre lui. Mais la lutte fut courte et malheureuse, force lui fut de se rendre; il rassembla les deux petites mains de Carmela dans les siennes, et s'endormit les lèvres dessus.
Il fit un long, doux et bon sommeil, plein de rêves charmants, et se réveilla le sourire sur les lèvres et l'amour dans les yeux. La pauvre enfant l'avait regardé longtemps dormir, puis le sommeil était venu à son tour. Elle avait alors voulu retirer ses mains pour s'accommoder de son mieux dans son fauteuil, mais sans se réveiller, le blessé les avait retenues, et s'était plaint doucement, tout en les retenant. Alors Carmela ne s'était pas senti le courage de le contrarier, elle s'était tout doucement appuyée au traversin, et ces deux charmantes têtes avaient dormi sur le même oreiller.
Don Ferdinand se réveilla d'abord; la première chose qu'il vit, en ouvrant les yeux, fut cette belle jeune fille endormie, et faisant sans doute aussi de son côté quelque rêve, mais probablement moins doux et moins riant que les siens, car des larmes filtraient à travers ses paupières fermées; un frisson contractait ses joues pâles, et un léger tremblement agitait ses lèvres. Bientôt ses traits prirent une expression d'effroi indicible, tout son corps sembla se raidir pour une lutte désespérée, quelques mots sans suite s'échappèrent de sa bouche. Enfin, avec un grand cri, elle porta si violemment les mains à sa tête, qu'elle en abattit sa coiffe de novice, et que ses longs cheveux tombèrent sur ses épaules; en même temps ce paroxysme de douleur la réveilla, elle ouvrit les yeux et se trouva dans les bras de don Ferdinand. Alors elle jeta un second cri, mais de joie, et parut si heureuse, que, lorsque le convalescent appuya ses lèvres sur ses beaux yeux encore humides, elle n'eut point la force de se défendre et lui laissa prendre un double baiser.
La pauvre enfant rêvait que son père la forçait de prononcer ses voeux, et elle ne s'était réveillée que lorsqu'elle avait vu les ciseaux s'approcher de sa belle chevelure. Elle raconta, toute haletante de douleur encore, ce triste rêve à don Ferdinand, qui, pendant ce temps, baisait ces longs cheveux qu'elle avait eu si grand peur de perdre, en jurant tout bas que, tant qu'il serait vivant, il n'en laisserait pas tomber un seul de sa tête.
L'heure était venue où Carmela devait quitter le malade. Comme, selon toute probabilité, le blessé devait être guéri avant que son tour de garde ne revînt, elle le quittait pour ne plus le revoir; ce fut une douleur réelle à ajouter à la douleur imaginaire qu'elle venait d'éprouver. Don Ferdinand aurait pu la rassurer, mais avec sa santé revenait son égoïsme, il ne voulut rien perdre du bénéfice de cette séparation que la jeune fille croyait éternelle: elle avait déjà laissé les lèvres de Ferdinand toucher ses mains et ses yeux, elle ne chercha pas même à défendre ses joues pâles et brûlantes: d'ailleurs, jusque-là, qu'étaient-ce que tous ces baisers, sinon des baisers d'ami, des baisers de frère?
La jeune fille venait de sortir quand parut la digne abbesse; mais, au lieu d'avouer ce retour de bien-être, ce sentiment de puissance qu'il éprouvait, don Ferdinand se plaignit d'une faiblesse plus grande que la veille. Sa tante effrayée lui demanda s'il n'avait point encore été bien soigné par sa garde de nuit, don Ferdinand répondit qu'au contraire, depuis qu'il était au couvent, il n'avait point été l'objet de soins aussi intelligents et aussi assidus, et que même il priait sa tante de lui laisser la même jeune fille pour garde-malade les nuits suivantes. Don Ferdinand prononça cette prière d'une voix si suppliante et si langoureuse, que la bonne abbesse, craignant de contrarier un malade dans un pareil état de faiblesse, s'empressa de le rassurer en lui disant que, puisque cette garde lui convenait, elle entendait qu'il n'en eût point d'autre; elle ajouta que, si ces veilles continues fatiguaient trop la jeune fille, on la dispenserait des matines et même des offices du jour.
Rassuré sur ce point, don Ferdinand en attaqua un autre; il dit à sa tante que cette grande faiblesse qu'il éprouvait venait sans doute du manque absolu de nourriture. La bonne abbesse reconnut qu'effectivement un jeune homme de vingt ans ne pouvait pas vivre avec du bouillon de grenouilles, des confitures et des conserves; elle promit d'envoyer, outre cela, dans la journée, un consommé et un filet de poisson. Puis, comme ses devoirs l'appelaient à l'église, elle quitta le malade, le laissant un peu réconforté par cette double promesse.
A peine eut-elle laissé don Ferdinand seul, que le malade voulut faire l'essai de ses forces. Six jours auparavant la même tentative lui avait mal réussi, mais cette fois il s'en tira fièrement et à son honneur. Après avoir fermé la porte avec soin pour ne pas être surpris dans une occupation qui eût prouvé qu'il n'était point si malade qu'il voulait le faire croire, il fit plusieurs fois le tour de sa chambre sans éblouissement aucun, et avec un reste de langueur seulement, qui devait sans nul doute disparaître, grâce au traitement fortifiant qu'il avait adopté. Quant à sa blessure, elle était complètement refermée, et pour ses saignées il n'y paraissait plus. Cette investigation achevée, don Ferdinand se mit à sa toilette avec un soin qui prouvait qu'il se reprenait à d'autres idées qu'à celles qui l'avaient exclusivement préoccupé jusqu'à ce jour, peigna et parfuma ses beaux cheveux noirs que son valet de chambre n'avait ni coiffés ni poudrés depuis la nuit où il avait reçu sa blessure, et qui n'allaient pas moins bien à son visage pour être rendus à leur couleur naturelle; puis il rouvrit la porte, se remit au lit, et attendit les événements.
La supérieure tint avec une fidélité scrupuleuse la promesse qu'elle avait faite, et don Ferdinand vit arriver, à l'heure convenue, le consommé, le filet de poisson, et même un petit verre de muscat de Lipari, dont il n'avait pas été question dans le traité. Tout cela, il est vrai, était distribué avec la parcimonie de la crainte; mais le peu qu'il y en avait était d'une succulence parfaite. Cette ombre de repas était loin cependant d'être suffisante pour apaiser la faim de don Ferdinand, mais c'était assez pour le soutenir jusqu'à la nuit, et à la nuit n'avait-il pas sa bonne Carmela pour mettre tout l'office à sa disposition?
Carmela entra cette fois encore d'un peu meilleure heure que la veille. La pauvre enfant ne cachait point la joie qu'elle avait eue lorsqu'elle avait appris que l'abbesse, sur la demande de don Ferdinand, la désignait à l'avenir pour la seule garde du malade. Dans sa reconnaissance, elle courut droit au lit du jeune homme, et cette fois, d'elle-même, et comme si c'était une chose qui lui fût due, elle lui présenta ses deux joues. Ferdinand y appuya ses lèvres, prit les deux mains de Carmela, et la regarda avec un si doux et si tendre sourire, que la pauvre enfant, sans savoir ce qu'elle disait, murmura: Oh! je suis bien heureuse! et tomba assise, près du lit, la tête renversée sur le dossier du fauteuil qui l'attendait.
Et Ferdinand aussi était bien heureux, car c'était la première fois qu'il aimait véritablement. Toutes ses amours de Palerme ne lui paraissaient plus maintenant que de fausse amours; il n'y avait qu'une femme au monde, c'était Carmela. Nous devons avouer toutefois que, pour être tout entier à ce sentiment délicieux dont il commençait seulement à apprécier la douceur, il comprit qu'il lui fallait se débarrasser d'abord de ce reste de faim qui le tourmentait. Regardant donc Carmela le plus tendrement qu'il put, il lui renouvela sa prière de la veille, en la conjurant seulement cette fois d'apporter le poulet intact et la bouteille pleine.
Carmela était dans cette disposition d'esprit où les femmes ne discutent plus, mais obéissent aveuglément. Elle demanda seulement un délai, afin d'être certaine de ne rencontrer personne sur les escaliers ou dans les corridors. L'attente était facile. Les jeunes gens parlèrent de mille choses qui voulaient dire clair comme le jour qu'ils s'aimaient; puis, lorsque Carmela crut l'heure venue, elle sortit sur la pointe du pied, une bougie à la main, et légère comme une ombre.
Un instant après elle rentra, portant un plateau complet; mais cette fois, il faut le dire en l'honneur de don Ferdinand, ses premiers regards se portèrent sur la belle pourvoyeuse et non sur le souper qu'elle apportait. Ce souper en valait cependant bien la peine: c'était une excellente poularde, une bouteille à la forme élancée et au long goulot, et une pyramide de ces fruits que Narsès envoya comme échantillon aux Barbares qu'il voulait attirer en Italie.
—Tenez, dit Carmela en posant le plateau sur la table, je vous ai obéi parce que, je ne sais pourquoi, je ne trouve point de paroles pour vous refuser; mais maintenant, au nom du ciel! soyez sage, et songez comme je serais malheureuse si ma complaisance pour vous allait tourner à mal.
—Écoutez, dit Ferdinand, il y a un moyen de vous assurer que je ne ferai pas d'excès.
—Lequel? demanda la jeune fille.
—C'est de partager la collation. Ce sera une oeuvre charitable, puisque vous empêcherez un pauvre malade de tomber dans le péché de la gourmandise; et, si j'en crois les apparences, ajouta-t-il en jetant un coup d'oeil sur la poularde, eh bien! ce ne sera pas une pénitence trop rude pour les autres péchés que vous aurez commis.
—Mais je n'ai pas faim, moi, dit Carmela.
—Alors l'action n'en sera que plus méritoire, reprit Ferdinand, vous vous sacrifierez pour moi, voilà tout.
—Mais, reprit encore la religieuse un peu plus disposée à donner au malade cette nouvelle preuve de dévouement, c'est aujourd'hui mercredi, jour maigre, et il ne nous est pas permis de faire gras sans dispense.
—Tenez, répondit don Ferdinand en étendant le doigt vers la pendule qui marquait justement minuit, et en donnant, par une pause d'un moment, le temps aux douze coups de tinter; tenez, nous sommes à jeudi, jour gras; vous n'avez donc plus besoin de dispense, et vous aurez la conscience riche d'un péché de moins et d'une bonne action de plus.
Carmela ne répondit rien, car, nous l'avons dit, elle n'avait déjà plus d'autre volonté que celle de Ferdinand; elle prit donc une chaise et s'assit de l'autre côté de la table en face de lui.
—Oh! que faites-vous là? demanda le jeune homme. Ne voyez-vous pas que vous êtes trop éloignée de moi, et que je ne pourrai atteindre à rien sans risquer de faire un effort qui peut faire rouvrir ma blessure?
—Vraiment! s'écria Carmela avec effroi; mais dites-moi alors où il faut que je me mette, et je m'y mettrai.
—Là, dit Ferdinand en lui indiquant le bord de son lit, là, près de moi; de cette manière je n'aurai aucune fatigue, et vous n'aurez rien à craindre.
Carmela obéit en rougissant, et vint s'asseoir sur le bord du lit du jeune homme, sentant qu'elle faisait mal, peut-être; mais cédant à ce principe de la charité chrétienne qui veut que l'on ait pitié des malades et des affligés. L'intention était bonne, mais, comme le dit un vieux proverbe, l'enfer est pavé de bonnes intentions!
Et cependant c'était un tableau digne du paradis, que ces deux beaux jeunes gens rapprochés l'un de l'autre comme deux oiseaux au bord d'un même nid, se regardant avec amour et souriant de bonheur. Jamais ni l'un ni l'autre n'avait fait un souper si charmant, ni compris même qu'il y eût tant de mystérieuses délices cachées dans un acte aussi simple que celui auquel ils se livraient. Don Ferdinand lui-même, quelque plaisir qu'il eût eu la veille à apaiser cette faim effroyable qui le tourmentait depuis si longtemps, n'avait senti que la jouissance matérielle du besoin satisfait; mais cette fois c'était tout autre chose, il se mêlait à cette jouissance matérielle une volupté inconnue et presque céleste. Tous deux étaient oppressés comme s'ils souffraient, tous deux étaient heureux comme s'ils étaient au ciel. Carmela sentit le danger de cette position; un dernier instinct de pudeur, un dernier cri de vertu lui donna la force de se lever pour s'éloigner de don Ferdinand, mais don Ferdinand la retint, et elle retomba sans force et sans résistance. Il sembla alors à Carmela qu'elle entendait un faible cri, et que le frôlement de deux ailes effleurait son front. C'était l'ange gardien de la chasteté claustrale qui remontait tout éploré vers le ciel.
Le lendemain, la supérieure, en entrant dans la chambre de son neveu, lui annonça un message de sa mère, et derrière elle don Ferdinand vit apparaître Peppino.
Don Ferdinand avait tout oublié depuis la veille pour se replier sur lui-même et pour vivre dans son bonheur: cette vue lui rappelait tout ce qui s'était passé, et il y eut un instant où tout cela ne lui sembla plus qu'un rêve; sa vie réelle n'avait commencé que du jour où il avait vu Carmela, où il avait aimé et été aimé. Mais Peppino, apparaissant tout à coup comme un fantôme, était cependant une sérieuse et terrible réalité; sa présence rappelait à don Ferdinand qu'il lui restait à approfondir le mystère de la chapelle. Aussi, en présence de sa tante, jeta-t-il les yeux sur la lettre maternelle qu'il lui apportait. Cette lettre annonçait que tout allait au mieux à l'endroit de la justice; avant un mois, la marquise espérait que son fils pourrait revenir librement à Syracuse. Dès que don Ferdinand fut seul avec Peppino, il s'informa s'il ne s'était rien passé de nouveau à Belvédère depuis la nuit où il avait été blessé.
Tout était resté dans le même état; on ignorait toujours le nom du mort que l'on avait enterré après procès-verbal constatant ses blessures; personne n'était entré depuis cette époque dans la chapelle, et des paysans qui étaient passés près de ce lieu la nuit, disaient avoir entendu des gémissements et des bruits de chaînes qui semblaient sortir de terre, preuve bien évidente que le trépassé était mort en état de péché mortel, et que son âme revenait pour demander des prières à celui qui l'avait ainsi violemment et inopinément fait sortir de son corps.
Toutes ces données rendirent à Ferdinand son premier désir de mener à bout cette étrange aventure. Blessé et retenu dans son lit, il n'avait pas volontairement du moins perdu un temps qui pouvait être précieux; mais, maintenant qu'il se sentait à peu près guéri, maintenant que ses forces étaient revenues, maintenant qu'il n'y avait plus d'autre cause de retard que sa volonté, il résolut de tenter l'entreprise aussitôt que cela lui serait possible. En conséquence, il ordonna à Peppino de garder le secret, et de revenir, dans la nuit du surlendemain, avec deux chevaux et une échelle de corde. Don Ferdinand, comme on le comprend, voulait éviter toute contestation avec la tourière du couvent, qui sans doute avait l'ordre formel de ne pas le laisser sortir; il avait donc résolu de passer par-dessus les murs du jardin, à l'aide de l'échelle que lui jetterait Peppino.
Peppino promit tout ce que le jeune comte voulut. Selon les ordres qui lui avaient déjà été donnés, il tenait toutes prêtes, dans le pavillon qu'il habitait, torches, tenailles, limes et pinces. Tout fut donc convenu pour la nuit du surlendemain: les chevaux attendraient près du mur extérieur, Peppino frapperait trois fois dans ses mains, et, au même signal répété par don Ferdinand, il jetterait l'échelle par-dessus le mur.
Malgré ce projet et même à cause de ce projet, don Ferdinand ne feignit pas moins d'être toujours accablé par une grande faiblesse; d'ailleurs il gagnait deux choses à cette feinte: la première de prolonger près de lui les veilles de Carmela, et la seconde d'ôter à sa tante tout soupçon qu'il eût l'idée de fuir. La ruse réussit complètement: la pauvre femme l'avait trouvé si languissant le matin, qu'elle revint vers le soir pour savoir de lui comment il se trouvait; don Ferdinand lui dit qu'il avait essayé de se lever, mais que, ne pouvant se tenir debout, il avait été forcé de se recoucher aussitôt. La bonne abbesse gronda fort son neveu de cette imprudence, et lui demanda s'il était toujours satisfait de sa garde-malade; le comte répondit qu'il avait dormi toute la nuit et ne pouvait par conséquent lui rien dire à ce sujet; que, cependant, s'étant réveillé une fois, il se rappelait l'avoir vue éveillée elle-même et faisant sa prière; l'abbesse leva les yeux au ciel, et se retira tout édifiée. Il résulta de cette information, que Carmela reçut la permission de venir près du malade une heure plus tôt que d'habitude.
Ce fut une grande joie pour les jeunes gens que de se revoir, et cependant Carmela avait pleuré toute la journée. Quant à don Ferdinand, il n'avait éprouvé ni chagrin ni remords; et Carmela lui trouva le visage si joyeux, qu'elle n'eut point la force de l'attrister de sa propre tristesse. D'ailleurs, à peine la main du jeune homme eut-elle touché sa main, à peine leurs yeux eurent-ils échangé un regard, à peine les lèvres de Ferdinand se fussent-elles posées sur ses lèvres pâles et cependant brûlantes, que tout fut oublié.
La journée qui suivit cette nuit se passa comme les autres journées; seulement jamais Ferdinand ne s'était senti l'âme si pleine de bonheur: il aimait autant qu'il était aimé. Puis la nuit revint, puis le jour succéda encore à la nuit; c'était le dernier que don Ferdinand devait passer dans le couvent. La nuit suivante Peppino devait venir le chercher avec les chevaux.
Don Ferdinand n'avait eu le courage de rien dire à Carmela: d'ailleurs il craignait que, par douleur ou par faiblesse, elle ne le trahît. Lorsqu'il vit s'avancer l'heure où il crut que Peppino devait s'approcher de Catane, il alla vers la fenêtre, l'ouvrit et, montrant à Carmela ce beau ciel étoile, il lui demanda si elle n'aurait point du bonheur à descendre avec lui au jardin et à respirer ensemble cet air pur tout imprégné de saveur marine. Carmela voulait tout ce que voulait Ferdinand. Son bonheur à elle était non point d'être à tel endroit, ou de respirer tel ou tel air; son bonheur était d'être près de lui et de respirer le même air que lui. Elle se contenta donc de sourire et de répondre: Allons.
Don Ferdinand s'habilla, mit dans sa poche la clef du corridor sombre, et descendit dans le jardin, appuyé sur le bras de Carmela. Ils allèrent s'asseoir sous un berceau de lauriers rosés. Alors don Ferdinand demanda à Carmela si elle connaissait les détails de l'événement auquel il devait le bonheur de la voir. Carmela n'en savait que ce qu'en savait tout le monde, mais elle lui dit qu'elle aurait bien du bonheur à les lui entendre raconter à lui-même. Puis elle lui passa un bras autour du cou, et, appuyant sa tête sur son épaule, comme ces pauvres fleurs qui se penchent après une trop chaude journée, elle attendit ses paroles comme la douce brise, comme la fraîche rosée, qui devaient lui faire relever la tête.
Don Ferdinand lui raconta tout, depuis sa première rencontre avec Cantarello jusqu'au duel. Pendant ce récit, la pauvre Carmela passa par toutes les angoisses de l'amour et de la terreur. Don Ferdinand la sentit se rapprocher de lui, frissonner, trembler, frémir. Au moment où le jeune homme parla de coup d'épée reçu, elle jeta un cri et faillit perdre connaissance. Enfin, au moment où il venait de terminer son récit, et où il la tenait tout éplorée dans ses bras, trois battements de main retentirent de l'autre côté du mur. Carmela tressaillit.
—Qu'est-ce que cela? s'écria-t-elle.
—M'aimes-tu, Carmela? demanda don Ferdinand.
—Qu'est-ce que ce signal? répéta de nouveau la jeune fille. Ne me trompe pas, Ferdinand, je suis plus forte que tu ne le crois. Seulement dis-moi toute la vérité; que je sache ce que j'ai à espérer ou à craindre.
—Eh bien! dit Ferdinand, c'est Peppino qui vient me chercher.
—Et tu pars? demanda Carmela. Et elle devint si pâle, que don Ferdinand crut qu'elle allait mourir.
—Écoute, lui dit-il en se penchant à son oreille, veux-tu partir avec moi?
Carmela tressaillit et se leva vivement; mais elle retomba aussitôt.
—Écoute, Ferdinand, dit-elle, tu m'aimes ou tu ne m'aimes pas: si tu ne m'aimes pas, que je reste ici ou que je te suive, tu ne m'en abandonneras pas moins, et je serai perdue à la fois aux yeux du monde et aux yeux de Dieu; si tu m'aimes, tu sauras bien venir me rechercher avec la permission et l'aveu de mon père, n'est-ce pas? Et, le jour où je te reverrai, Ferdinand, où je te reverrai pour t'appeler mon mari, je tomberai à genoux devant toi, car tu m'auras rendu l'honneur et sauvé la vie. Si je ne te revois pas, je mourrai, voilà tout.
Ferdinand la prit dans ses bras.
—Oh! oui! oui! s'écria-t-il en la couvrant de baisers, oui, sois tranquille, je reviendrai.
Le signal se renouvela.
—Entends-tu? dit Carmela, on t'attend.
Ferdinand répondit en frappant à son tour trois coups dans ses mains, et un rouleau de cordes, lancé par-dessus le mur, tomba à ses pieds.
Carmela poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement, et sa douleur s'échappa de sa poitrine en sanglots si profonds et si sourds, que Ferdinand, qui avait déjà fait un pas vers l'échelle de corde, revint à elle, et, lui passant le bras autour du corps, puis la rapprochant de lui:
—Écoute, Carmela, lui dit-il, dis un mot, et je ne te quitte pas.
—Ferdinand, répondit la jeune fille en rappelant tout son courage, tu l'as dit, il y a quelque mystère étrange caché dans ce souterrain, peut-être quelque créature vivante y est-elle ensevelie; songes-y, Ferdinand, songes-y, il y a quatorze jours que Cantarello est mort et que tu es blessé, et depuis quatorze jours, O mon Dieu! c'est effroyable à penser. Pars, pars, Ferdinand; car, si je retardais ton départ d'une seconde, peut-être te verrais-je reparaître avec un visage sévère et accusateur, peut-être pour la première fois me dirais-tu: Carmela! c'est ta faute. Pars, pars!
Et la jeune fille s'était élancée sur le paquet de cordes, et déroulait l'échelle qui devait lui enlever tout ce qu'elle aimait au monde. Cette double vue, qui n'appartient qu'au coeur de la femme, lui avait fait deviner qu'il se passait dans la chapelle quelque douloureuse catastrophe. Don Ferdinand, qui d'abord ne s'était arrêté qu'à l'idée que le souterrain renfermait quelque trésor soustrait, quelque amas d'objets volés, commençait à entrevoir une autre probabilité. Ces cris de douleur, ces bruits de chaînes que les paysans avaient pris pour les plaintes de Cantarello, lui revenaient à l'esprit, et à son tour il se reprochait d'avoir tant tardé, comprenant tout ce qu'il y avait d'admirable force et de sublime charité de la part de Carmela dans cette abnégation d'elle-même qui faisait qu'au lieu de le retenir, elle pressait son départ. Il sentit qu'il l'en aimait davantage, et, la pressant dans ses bras:
—Carmela, lui dit-il, je te jure en face de Dieu qui nous entend…
—Pas de serment! pas de serment! dit la jeune fille en lui fermant la bouche avec sa main; que ce soit ton amour qui te ramène, Ferdinand, et non la promesse que tu m'auras faite. Dis-moi: sois tranquille, Carmela, je reviendrai. Voilà tout, et je croirai en toi comme je crois en Dieu.
—Sois tranquille, je reviendrai, murmura le jeune homme en appuyant ses lèvres sur celles de sa maîtresse, oh! oui, je reviendrai; et si je ne reviens pas, c'est que je serai mort.
—Alors, dit en souriant la jeune fille, sois tranquille, nous ne serons pas séparés longtemps.
Peppino répéta une seconde fois le signal.
—Oui, oui, me voilà! s'écria Ferdinand en s'élançant sur l'échelle de corde et en montant rapidement sur le couronnement du mur.
Arrivé là, il se retourna et vit la jeune fille à genoux, et les bras tendus vers lui.
—Adieu, Carmela! lui cria-t-il, adieu, ma femme devant Dieu et bientôt devant les hommes!
Et il sauta de l'autre côté de la muraille.
—Au revoir, murmura une voix faible; au revoir, je t'attends.
—Oui, oui, répondit Ferdinand. Il sauta sur le cheval que lui avait amené Peppino, lui enfonça ses éperons dans le ventre, et s'élança, suivi du jardinier, sur la route de Syracuse, craignant, s'il restait plus longtemps, de n'avoir plus la force de partir.
LE SOUTERRAIN
Dieu garda don Ferdinand et Peppino de toute mauvaise rencontre, et au point du jour ils arrivèrent à Belvédère.
Sans entrer au village, ils se dirigèrent à l'instant vers la petite porte du jardin, enfermèrent les chevaux dans l'écurie, prirent les torches, la pince, les tenailles et la lime, et s'avancèrent vers la chapelle. Comme des craintes superstitieuses continuaient d'en écarter les visiteurs, ils ne rencontrèrent personne sur la route et y entrèrent sans être vus.
L'impression fut profonde pour don Ferdinand quand il se retrouva là où il avait éprouvé de si violentes émotions et couru un si terrible danger; il ne s'en avança pas moins d'un pas ferme vers la porte secrète, mais sur sa route, il reconnut les traces du sang desséché de Cantarello, qui rougissait encore les dalles de marbre dans toute la partie du pavé voisine de la colonne au pied de laquelle il était tombé. Don Ferdinand se détourna avec un frémissement involontaire, décrivit un cercle en regardant de côté et en silence cette trace que la mort avait laissée en passant, puis il alla droit à la porte secrète, qui s'ouvrit sans difficulté. Arrivés là, les deux jeunes gens allumèrent chacun une torche, continuèrent leur chemin, descendirent l'escalier, et trouvèrent la seconde porte; en un instant elle fut enfoncée; mais, en s'ouvrant, elle livra passage à une odeur tellement méphitique, que tous deux furent obligés de faire quelques pas en arrière pour respirer. Don Ferdinand ordonna alors au jardinier de remonter et de maintenir la première porte ouverte, afin que l'air extérieur pût pénétrer sous ces voûtes souterraines. Peppino remonta, fixa la porte et redescendit. Déjà don Ferdinand, impatient, avait continué son chemin, et de loin Peppino voyait briller la lumière de sa torche; tout à coup le jardinier entendit un cri, et s'élança vers son maître. Don Ferdinand se tenait appuyé contre une troisième porte qu'il venait d'ouvrir; un spectacle si effroyable s'était offert à ses regards, qu'il n'avait pu retenir le cri qui lui était échappé et auquel était accouru Peppino.
Cette troisième porte ouvrait un caveau à voûte basse qui renfermait trois cadavres: celui d'un homme scellé au mur par une chaîne qui lui ceignait le corps, celui d'une femme étendue sur un matelas, et celui d'un enfant de quinze ou dix-huit mois, couché sur sa mère.
Tout à coup les deux jeunes gens tressaillirent; il leur semblait qu'ils avaient entendu une plainte.
Tous deux s'élancèrent aussitôt dans le caveau: l'homme et la femme étaient morts, mais l'enfant respirait encore; il avait la bouche collée à la veine du bras de sa mère et paraissait devoir cette prolongation d'existence au sang qu'il avait bu. Cependant il était d'une faiblesse telle, qu'il était évident que, si de prompts secours ne lui étaient prodigués, il n'y avait rien à faire; la femme paraissait morte depuis plusieurs heures, et l'homme depuis deux ou trois jours.
La décision de don Ferdinand fut rapide et telle que le commandait la gravité de la circonstance; il ordonna à Peppino de prendre l'enfant; puis, s'étant assuré qu'il ne restait dans ce fatal caveau aucune autre créature ni morte, ni vivante, à l'exception de l'homme et de la femme, qui leur étaient inconnus à tous deux, il repoussa la porte, sortit vivement du souterrain, referma l'issue secrète, et, suivi de Peppino, s'achemina vers le village de Belvédère. Le long du chemin, Peppino cueillit une orange, et en exprima le jus sur les lèvres de l'enfant, qui ouvrit les yeux et les referma aussitôt en y portant les mains et en poussant un gémissement, comme si le jour l'eût douloureusement ébloui; mais, comme en même temps il ouvrait sa bouche haletante, Peppino renouvela l'expérience, et l'enfant, quoique gardant toujours les yeux fermés, sembla revenir un peu à lui.
Don Ferdinand se rendit droit chez le juge, et lui raconta mot pour mot ce qui venait d'arriver, en lui montrant l'enfant près d'expirer comme preuve de ce qu'il avançait, et en le sommant de le suivre à la chapelle pour dresser procès-verbal et reconnaître les morts; puis, accompagné du juge, il se rendit chez le médecin, laissa l'enfant à la garde de sa femme, et tous quatre retournèrent à la chapelle.
Tout était resté dans le même état depuis le départ de Ferdinand et de
Peppino. On commença le procès-verbal.
Le cadavre enchaîné au mur était celui d'un homme de trente-cinq à trente-six ans, qui paraissait avoir effroyablement lutté pour briser sa chaîne, car ses bras crispés étaient encore étendus dans la direction de la bouche de sa femme: ses bras étaient couverts de ses propres morsures, mais ces morsures étaient des marques de désespoir plus encore que de faim. Le médecin reconnut qu'il devait être mort depuis deux jours à peu près. Cet homme lui était totalement inconnu ainsi qu'au juge.
La femme pouvait avoir vingt-six à vingt-huit ans. Sa mort à elle paraissait avoir été assez douce; elle s'était ouvert la veine avec une aiguille à tricoter, sans doute pour prolonger l'existence de son enfant, et était morte d'affaiblissement, comme nous l'avons déjà dit. Le médecin jugea qu'elle était expirée depuis quelques heures seulement. Ainsi que l'homme, elle paraissait étrangère au village, et ni le médecin ni le juge ne se rappelèrent avoir jamais vu sa figure.
Auprès de la tête de la femme, et contre la muraille, était une chaise brisée et recouverte d'un jupon. Le juge leva cette chaise, et l'on s'aperçut alors qu'elle avait été mise là pour cacher un trou pratiqué au bas de la muraille. Ce trou était assez large pour qu'une personne y pût passer, mais il s'arrêtait à quatre ou cinq pieds de profondeur. Examen fait de ce trou, il fut reconnu qu'il avait dû être creusé à l'aide d'un instrument de bois que les femmes siciliennes appellent mazzarello; c'est le même que nos paysannes placent dans leur ceinture et qui leur sert à soutenir leur aiguille à tricoter. Au reste, telle est la puissance de la volonté, telle est la force du désespoir, que l'on retrouva sous le matelas plusieurs pierres énormes arrachées des fondations du mur, et qui en avaient été extraites par cette femme sans autre aide que celle de ses mains et de cet outil. La terre était, ainsi que les pierres, recouverte par le matelas, afin sans doute de les cacher aux yeux de ceux qui gardaient les prisonniers.
La visite continua. On trouva dans un enfoncement de la muraille une bouteille où il y avait eu de l'huile, une jarre où il y avait eu de l'eau, une lampe éteinte et un gobelet de fer-blanc. Un autre enfoncement du mur était noirci par la calcination, et annonçait que plusieurs fois on avait dû allumer du feu en cet endroit, quoiqu'il n'y eût aucun conduit par lequel pût s'échapper la fumée.
Une table était dressée au milieu de ce caveau. En s'asseyant devant cette table pour écrire, le juge vit un second gobelet d'étain dans lequel était une liqueur noire; près du gobelet était une plume, et par terre trois ou quatre feuillets de papier. On s'aperçut alors que ces feuillets étaient écrits d'une écriture fine et menue, sans orthographe, et cependant assez lisible. Aussitôt on se mit à la recherche des autres morceaux de papier que l'on pourrait trouver encore, et l'on en découvrit deux nouveaux dans la paille qui était sous le cadavre de l'homme. Ces feuillets de papier ne paraissaient point avoir été cachés là avec intention; mais bien plutôt être tombés par accident de la table, et avoir été éparpillés avec les pieds. Comme les feuillets étaient paginés, on les réunit, on les classa, et voici ce qu'on lut:
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.
J'ai écrit ces lignes dans l'espérance qu'elles tomberont entre les mains de quelque personne charitable. Quelle que soit cette personne, nous la supplions, au nom de ce qu'elle a de plus cher en ce monde et dans l'autre, de nous tirer du tombeau où nous sommes enfermés depuis plusieurs années, mon mari, mon enfant et moi, sans avoir mérité aucunement cet effroyable supplice.
Je me nomme Teresa Lentini, je suis née à Taormine, je dois avoir maintenant vingt-huit ou vingt-neuf ans. Depuis le moment où nous sommes enfermés dans le caveau où j'écris, je n'ai pu compter les heures, je n'ai pu séparer les jours des nuits, je n'ai pu mesurer le temps. Il y a bien longtemps que nous y sommes; voilà tout ce que je sais.
J'étais à Catane, chez le marquis de San-Floridio, où j'avais été placée comme soeur de lait de la jeune comtesse Lucia. La jeune comtesse mourut en 1798, je crois; mais la marquise, à qui je rappelais sa fille bien-aimée, voulut me garder auprès d'elle. Elle mourut à son tour, cette bonne et digne marquise; Dieu veuille avoir son âme, car elle était aimée de tout le monde.
Je voulus alors me retirer chez ma mère, mais le marquis de San-Floridio ne le permit pas. Il avait près de lui, à titre d'intendant, un homme dont les ancêtres, depuis quatre ou cinq générations, avaient été au service de ses aïeux, qui connaissait toute sa fortune, qui savait tous ses secrets; un homme dans lequel il avait la plus grande confiance enfin. Cet homme se nommait Gaëtano Cantarello. Il avait résolu de me marier à cet homme, afin, disait-il, que nous puissions tous deux demeurer près de lui jusqu'à sa mort.
Cantarello était un homme de vingt-huit à trente ans, beau, mais d'une figure un peu dure. Il n'y avait rien à dire contre lui; il paraissait honnête homme; il n'était ni joueur ni débauché. Il avait hérité de son père, et reçu des bontés du marquis une somme considérable pour un homme de sa condition; c'était donc un parti avantageux, eu égard à ma pauvreté. Cependant, lorsque le marquis de San-Floridio me parla de ce projet, je me mis malgré moi à frémir et à pleurer; il y avait dans le froncement des sourcils de cet homme, dans l'expression sauvage de ses yeux, dans le son âpre de sa voix, quelque chose qui m'effrayait instinctivement. J'entendais dire, il est vrai, à toutes mes compagnes que j'étais bien heureuse d'être aimée de Cantarello, et que Cantarello était le plus bel homme de Messine. Je me demandais donc intérieurement si je n'étais pas une folle de juger seule ainsi mon fiancé, tandis que tout le monde le voyait autrement. Je me reprochais donc d'être injuste pour le pauvre Cantarello. Et, à mes yeux, le reproche que je me faisais était d'autant plus fondé, que, si j'avais un sentiment de répulsion instinctive pour Cantarello, je ne pouvais me dissimuler que j'éprouvais un sentiment tout contraire pour un jeune vigneron des environs de Paterno, nommé Luigi Pollino, lequel était mon cousin. Nous nous aimions d'amitié depuis notre enfance, et nous n'aurions pas su dire nous-mêmes depuis quelle époque cette amitié s'était changée en amour.
Notre désespoir à tous deux fut grand, lorsque le marquis m'eut fait part de ses projets sur moi et Cantarello; d'autant plus que ma mère, qui voyait là un mariage comme je ne pouvais jamais espérer d'en faire un, disait-elle, abandonna entièrement les intérêts du pauvre Luigi pour prendre ceux du riche intendant, et me signifia de renoncer à mon cousin pour ne plus penser qu'à son rival.
Nous étions arrivés au commencement de l'année 1783, et le jour de notre mariage était fixé pour le 15 mars, lorsque le 5 février, de terrible mémoire, arriva. Toute la journée du 4, le sirocco avait soufflé, de sorte que chacun était endormi dans la torpeur que ce vent amène avec lui. Le marquis de San-Floridio était retenu par la goutte dans son appartement, où il était couché sur une chaise longue. Je me tenais dans la chambre voisine, afin d'accourir à sa première demande, si par hasard il avait besoin de quelque chose, lorsque tout à coup un bruit étrange passa dans l'air, et le palais commença de vaciller comme un vaisseau sur la mer. Bientôt le mur qui séparait ma chambre de celle du marquis se fendit à y passer la main, tandis que le mur parallèle s'écroulait et que le plafond, cessant d'être soutenu de ce côté, s'abaissait jusqu'à terre. Je me jetai du côté opposé pour éviter le coup, et je me trouvai prise comme sous un toit; en même temps, j'entendis un grand cri dans la chambre du marquis. J'étais près de cette gerçure qui s'était faite dans la muraille; j'y appliquai mon oeil. Une poutre en tombant avait frappé le marquis à la tête, et il avait roulé de sa chaise longue à terre, tout étourdi. J'allais essayer de courir à son aide lorsque, par la porte de la chambre opposée à celle où je me trouvais, je vis entrer Cantarello dans l'appartement du marquis. A la vue de son maître évanoui, sa figure prit une expression si étrange, que j'en frémis de terreur. Il regarda autour de lui s'il était bien seul; puis, assuré que personne n'était là, il s'élança sur son maître; je crus d'abord que c'était pour le secourir, mais je fus détrompée, il détacha la cordelière qui nouait la robe de chambre du marquis, la roula autour de son cou; puis, lui appuyant le genou sur la poitrine, il l'étrangla. Dans son agonie, le marquis rouvrit les yeux, et sans doute il reconnut son assassin, car il étendit vers lui les deux mains jointes. Je poussai un cri involontaire. Cantarello leva la tête.—Y a-t-il quelqu'un ici? dit-il d'une voix terrible. C'est alors que je vis dans toute leur expression de férocité ce froncement de sourcil, ce regard, qui m'avaient, même sur son visage calme, toujours effrayée. Tremblante et presque morte de peur, je me tus et m'affaissai sur moi-même. Au bout d'un instant, ne voyant paraître personne, je me relevai, je rapprochai de nouveau mon oeil de l'ouverture, car j'avais oublié le danger que je courais moi-même en restant dans un palais qui pouvait achever de s'écrouler d'un moment à l'autre, tant j'étais retenue et fascinée en quelque sorte par la scène terrible qui venait de se passer devant moi. Le marquis était étendu par terre sans mouvement et paraissait mort. Cantarello était debout devant un secrétaire que chacun de nous savait être plein d'or et de billets, car jamais on n'y laissait la clef, et nous n'ignorions pas que cette clef ne quittait pas le marquis. L'intendant prenait l'or et les billets à pleines mains, et les entassait confusément dans les poches de son habit; puis, lorsqu'il eut tout pris, il arracha du lit du marquis le matelas en paille de maïs, renversa le secrétaire sur le matelas, entassa les chaises sur le secrétaire, et, tirant un tison du poêle, il mit le feu à ce bûcher. Bientôt, voyant la flamme grandir, il s'élança par la porte par laquelle il était entré.
Comme ceci est une accusation mortelle que je porte contre une créature humaine, je jure devant Dieu et devant les hommes que mon récit est exact, et que je ne retranche ni n'ajoute rien aux faits qui se sont passés devant moi.
Le marquis était mort; la flamme faisait des progrès effrayants; les secousses ébranlaient le palais à faire croire à chaque instant qu'il allait s'écrouler. L'instinct de la conservation se réveilla en moi; je me traînai hors des décombres qui m'environnaient de tous côtés, je gagnai un escalier que je descendis, comme en un rêve, sans en toucher les marches en quelque sorte. Derrière moi l'escalier s'abîma. Sous le vestibule, je me trouvai face à face avec Cantarello; je jetai un cri; il voulut me prendre par-dessous le bras pour m'entraîner, je m'élançai dans la rue en criant au secours. Les rues étaient pleines de fuyards; je me mêlai à la foule, je me perdis dans ses flots, et je fus poussée par elle et avec elle sur la grande place. J'avais perdu Cantarello de vue, c'était la seule chose que je voulais pour le moment.
Le jour s'écoula au milieu de transes effroyables, puis la nuit vint. La plupart des maisons de Messine étaient en flammes, et l'incendie éclairait les rues et les places d'un jour sombre et effrayant. Cependant, comme avec la nuit un peu de tranquillité était revenue, on comptait les morts par leur absence; on cherchait les vivants; quiconque avait un père, une mère, un frère ou un ami, l'appelait par son nom. Moi, je n'avais personne; ma mère était à Taormine. J'étais assise en silence, ma tête sur mes deux genoux, et revoyant sans cesse l'effroyable scène à laquelle j'avais assisté dans la journée, quand tout à coup j'entendis mon nom prononcé avec un accent de crainte indicible. Je levai la tête, je vis un homme qui courait de groupe en groupe comme un insensé: c'était Luigi. Je me levai, je prononçai son nom; il me reconnut, poussa un cri de joie, bondit jusqu'à moi, me prit dans ses bras et m'emporta comme un enfant. Je me laissai faire; je jetai mes bras autour de son cou, et je fermai les yeux. Tout autour de nous j'entendis des cris de terreur; à travers mes paupières je voyais des lueurs rougeâtres, parfois je sentais la chaleur des flammes; enfin, après une demi-heure environ, le mouvement qui m'emportait se ralentit, puis s'arrêta tout à fait. Je rouvris les yeux; nous étions hors de la ville; Luigi, écrasé de fatigue, était tombé sur un genou et me soutenait sur l'autre. A l'horizon, Messine brûlait et s'écroulait avec d'immenses gémissements. J'étais donc sauvée, j'étais dans les bras de Luigi, j'étais hors de la puissance de cet infâme Cantarello, je le croyais du moins!
Je me relevai vivement:—Je puis marcher, dis-je à Luigi; fuyons, fuyons!
Luigi avait repris haleine; il était aussi ardent à m'emmener que moi à fuir: il me passa son bras autour du corps pour me soutenir, et nous reprîmes notre course. En arrivant à Contessi, nous vîmes un homme qui chassait hors du village à demi écroulé cinq ou six mulets. Luigi s'approcha de lui, lui proposa de lui en acheter un qui était tout sellé; le prix fut arrêté à l'instant. Le mulet payé, Luigi monta dessus; je m'élançai en croupe. Au point du jour, nous arrivâmes à Taormine.
Je courus chez ma mère; elle me croyait perdue, pauvre femme! Je lui dis que le marquis était tué, le palais consumé; je lui dis que je serais morte vingt fois sans Luigi; je me jetai à ses pieds, et lui jurai que je mourrais plutôt que d'appartenir à Cantarello.
Elle m'aimait: elle céda. Luigi entra, elle l'appela son fils, et il fut convenu que le lendemain je deviendrais sa femme.
Ce qui avait surtout rendu ma mère plus facile, c'est que j'avais tout perdu par l'événement qui avait causé la mort du marquis. La position que j'occupais chez lui était au-dessus de celle des serviteurs ordinaires; aussi n'avais-je pas d'appointements fixes. De temps en temps seulement le marquis me faisait quelque cadeau d'argent, que j'envoyais aussitôt à ma mère; puis, outre cela, comme je l'ai dit, il s'était réservé de me doter. Cette dot, je le savais, devait être de 10 000 ducats, mais rien ne constatait cette intention; le marquis n'avait point fait de testament. Cette somme, toute promise qu'elle fût, n'était point une dette. La famille ignorait cette promesse, et pour rien au monde je n'aurais voulu la faire valoir auprès d'elle comme un droit. J'avais donc réellement tout perdu à la mort du marquis, et ma mère, qui avait refusé si opiniâtrement de m'unir à Luigi, était à cette heure, au fond de l'âme, je crois, fort contente qu'il n'eût point changé de sentiments à mon égard, ce qui pouvait fort bien arriver de la part de Cantarello. D'ailleurs elle m'aimait réellement, et elle avait vu mon éloignement pour lui se changer en une insurmontable aversion, elle m'avait entendue lui jurer avec un profond accent de vérité que je mourrais plutôt que d'appartenir à cet homme. Cantarello eût donc été là pour me réclamer, qu'elle m'aurait, je crois, laissée à cette heure libre de choisir entre lui et son rival.
La journée se passa à accomplir, chacun de notre côté, nos devoirs de religion. Le prêtre fut invité à se tenir prêt pour le lendemain, dix heures du matin; nos parents et nos amis furent prévenus que nous devions recevoir la bénédiction nuptiale à cette heure. Quant à Luigi, il n'avait plus depuis longtemps ni père ni mère, et il ne lui restait après eux aucun parent assez proche pour qu'il eût cru devoir le faire prévenir.
C'étaient de tristes auspices pour un mariage. Quoique le tremblement de terre se fît sentir moins vivement à Taormine, assise comme elle est sur un roc, qu'à Messine et à Catane, la ville cependant n'était point exempte de secousses, qui de moment en moment pouvaient devenir plus violentes. Cependant Dieu nous garda pour cette fois, et le jour parut sans qu'il fût survenu un accident sérieux.
Dix heures sonnèrent; nous nous rendîmes à l'église, accompagnés de presque tout le village. En entrant, il me sembla voir un homme caché derrière un pilier, dans la partie la plus sombre et la plus reculée de la chapelle. Si simple et si naturelle que fût la présence d'un curieux de plus, soit instinct, soit pressentiment, à partir de ce moment mes yeux ne se détachèrent plus de cet homme.
La messe commença; mais, à l'instant où nous nous agenouillâmes devant l'autel, l'homme se détacha du pilier, s'avança vers nous, et, se plaçant entre le prêtre et moi:
—Ce mariage ne peut pas s'achever, dit-il.
—Cantarello! s'écria Luigi en portant la main à sa poche pour y chercher son couteau. Je lui saisis le bras avec force, quoique je me sentisse pâlir moi-même.
—Ne troublez pas la cérémonie divine, dit le prêtre, et, qui que vous soyez, retirez-vous.
—Ce mariage ne peut s'achever! répéta, d'une voix plus haute et plus impérieuse encore, Cantarello.
—Et pourquoi? demanda le prêtre.
—Parce que cette femme est la mienne, reprit Cantarello en me désignant du doigt.
—Moi! la femme de cet homme! m'écriai-je; il est fou!
—C'est vous, Teresa, qui êtes folle, reprit froidement Cantarello, ou plutôt qui avez volontairement perdu la mémoire. Ne vous souvenez-vous plus que le marquis de San-Floridio nous avait, depuis longtemps, fiancés l'un à l'autre, et que, la veille même du tremblement de terre, c'est-à-dire le 4 à minuit, nous avons été mariés dans sa chapelle, où il a voulu nous servir de témoin lui-même; mariés par son propre chapelain?
Je jetai un cri de terreur, car je savais que le marquis et le chapelain étaient morts tous deux, et que ni l'un ni l'autre par conséquent ne pouvait porter témoignage en ma faveur.
—Avez-vous commis ce sacrilège, ma fille? demanda avec un dernier air de doute le prêtre en s'avançant vers moi.
—Mon père, m'écriai-je, par tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, je vous affirme…
—Et moi, dit Cantarello en étendant la main vers l'autel, je vous affirme…
—Pas de parjure, m'écriai-je, pas de parjure! N'avez-vous point déjà assez de crimes dont il vous faut répondre devant Dieu?
Cantarello tressaillit et me regarda fixement, comme s'il eût voulu lire jusqu'au fond de mon âme; mais cette fois, au lieu de me troubler, son regard me donna une force nouvelle, car dans son regard je voyais apparaître un sentiment de terreur. Je profitai de ce moment d'hésitation.
—Mon père, dis-je au prêtre, cet homme est un pauvre fou qui m'a aimée, et je ne puis attribuer le crime dont il a voulu se rendre coupable aujourd'hui qu'à l'excès de son amour. Laissez-moi lui parler, je vous prie, tout bas, près de l'autel, mais en face de vous tous, et j'espère qu'il se repentira et qu'il avouera la vérité.
Cantarello éclata de rire.
—La vérité, s'écria-t-il, je l'ai dite, et il n'y a pas de puissance au monde qui puisse me faire dire autre chose.
—Silence, répondis-je, et suivez-moi.
Dieu me donnait une force inouïe, inconnue, et dont je ne me serais jamais crue capable. Le prêtre était descendu de l'autel; je fis signe à Cantarello de me suivre: il me suivit. Tous les assistants formaient autour de nous un large cercle; Luigi seul se tenait en avant, la main sur son couteau, et ne nous perdant pas des yeux.
—Teresa, me dit Cantarello à voix basse et m'adressant la parole le premier, comme s'il eût craint ce que j'allais dire, pourquoi avez-vous manqué à la parole que vous avez donnée au marquis de San-Floridio? Pourquoi m'avez-vous forcé de recourir à ce moyen?
—Parce que, lui répondis-je en le regardant fixement à mon tour, parce que je ne voulais pas être la femme d'un voleur ni d'un assassin.
Cantarello devint pâle comme la mort; mais cependant, à l'exception de cette pâleur, rien n'indiqua que le coup dont je venais de le frapper eût porté si avant.
—D'un voleur et d'un assassin! répéta-t-il en riant; vous m'expliquerez ces paroles, je l'espère?
—Je n'ai qu'une seule explication à vous donner, répondis-je; j'étais dans la chambre voisine, et à travers une fente de la muraille j'ai tout vu.
—Et qu'avez-vous vu? me demanda Cantarello.
—Je vous ai vu entrer dans la chambre du marquis au moment où il venait d'être blessé par la chute d'une poutre; je vous ai vu vous précipiter sur lui, je vous ai vu l'étrangler avec la cordelière de sa robe de chambre; je vous ai vu forcer le secrétaire et tout prendre, or et billets; puis tirer la paillasse du lit, renverser secrétaire, chaises et canapé, et y mettre le feu avec un tison du poêle. C'est moi qui ai jeté le cri qui vous a fait lever la tête; et quand vous m'avez rencontrée en bas, sous le vestibule, et que je vous ai fui, vous avez cru que j'étais pâle d'effroi, n'est-ce pas? C'était d'horreur.
—Le conte n'est point mal imaginé, reprit Cantarello. Et sans doute vous espérez qu'on le croira?
—Oui; car ce n'est point un conte, mais une terrible réalité.
—Mais la preuve?
—Comment! la preuve?
—Oui, il faudra donner la preuve. Le palais est en feu, le cadavre est consumé, le secrétaire qui contenait cet or prétendu et ces billets supposés est réduit en cendres. Oui, la preuve! la preuve!
Sans doute ce fut Dieu qui m'inspira.
—Vous ignorez donc ce qui s'est passé? lui demandai-je.
—Que s'est-il passé?
—Après votre départ, après que vous eûtes quitté la ville pour aller cacher votre vol dans quelque retraite sûre, les domestiques du marquis se sont réunis, et, dans un moment de tranquillité, sont montés à sa chambre. Le cadavre a été retrouvé intact, déposé dans la chapelle, et la trace de la strangulation peut sans doute encore se voir autour de son cou. Le secrétaire est en cendres, oui; les billets sont brûlés, oui; mais l'or se fond et ne se consume pas. Les domestiques savaient que ce secrétaire était plein d'or; on cherchera les lingots, et les lingots seront absents. Alors, moi, je dirai où ils doivent se trouver, et peut-être, en cherchant bien dans les caves ou dans les jardins de votre maison de Catane, on les trouvera.
Cantarello poussa une espèce de rugissement sourd que moi seule je pus entendre, et je vis qu'il hésitait s'il ne me poignarderait pas tout de suite, au risque de ce qui pourrait en résulter.
—Si vous faites un mouvement, lui dis-en en reculant d'un pas, j'appelle au secours, et vous êtes perdu. Voyez plutôt.
En effet, Luigi et trois autres jeunes gens de nos parents et de nos amis se tenaient tout prêts à s'élancer sur Cantarello au premier signe que je ferais. Cantarello jeta sur eux un regard de côté, vit ces dispositions hostiles, et parut réfléchir un instant.
—Et si je me retire, si je quitte la Sicile, si je vous laisse être heureuse avec votre Luigi?
—Alors je me tairai.
—Qui m'en répondra?
—Mon serment.
—Et votre mari lui-même ignorera ce qui s'est passé?
—Tant que vous nous laisserez tranquilles et que vous ne tenterez pas de troubler notre bonheur.
—Jurez, alors.
J'étendis la main vers l'autel.
—O mon Dieu! dis-je à mi-voix, recevez le serment que je fais de ne jamais dire à âme vivante au monde ce que j'ai vu au palais San-Floridio pendant la journée du 5. Écoutez le serment que je fais au meurtrier et au voleur de cacher son crime à tout le monde, comme si j'étais sa complice, et de ne jamais, ni directement ni indirectement, le révéler à personne.
—Même en confession.
—Même en confession; à moins, ajoutai-je, que lui-même ne me dégage de mon serment par quelque persécution nouvelle.
—Jurez par le sang du Christ!
—Par le sang du Christ! je le jure.
—Mon père, dit Cantarello en descendant des marches de l'autel et en s'adressant au prêtre, je suis un pauvre pécheur, pardonnez-moi et priez pour moi; j'avais menti, cette femme est libre.
Puis, ces paroles prononcées du même ton que si le repentir seul les avait fait sortir de sa bouche, Cantarello passa près du groupe de jeunes gens; Luigi et l'intendant échangèrent un regard, l'un de mépris et l'autre de menace; puis, s'enveloppant de son manteau, Cantarello gagna la porte d'un pas ferme et disparut.
La cérémonie nuptiale, si étrangement et si inopinément interrompue, s'acheva alors sans autre incident.
En rentrant à la maison, Luigi m'interrogea sur ce qui s'était passé entre moi et Cantarello, et me demanda par quelle puissance j'avais pu le faire obéir ainsi; mais je lui répondis que, comme il avait pu le voir, j'avais fait un serment, et que ce serment était celui de me taire. Luigi n'insista point davantage, il savait qu'aucune prière ne pouvait me faire manquer à une promesse si solennellement faite, et je ne m'aperçus jamais qu'il eût gardé de mon refus un mauvais souvenir.
Nous allâmes demeurer dans la maison de Luigi. C'était une jolie petite maison isolée au milieu d'une vigne, à trois quarts de lieue de Paterno, de l'autre côté de la Giavetta, et sur la route de Censorbi. Quant à Cantarello, il avait quitté, disait-on, la Sicile, et personne ne l'avait revu depuis le jour où il était entré dans l'église de Taormine. Rien n'avait transpiré, au reste, ni de l'assassinat, ni du vol, et nul ne soupçonnait que le marquis de San-Floridio n'eût pas été tué accidentellement.
Pendant trois ans, nous fûmes, Luigi et moi, les créatures les plus heureuses de la terre; le seul chagrin que nous eussions éprouvé était la perte de notre premier enfant; mais Dieu nous en avait envoyé un second plein de force et de santé, et nous commencions à oublier cette première perte, quelque douloureuse qu'elle fût. Notre enfant était en nourrice à Feminamorta, petit village situé à deux lieues à peu près de notre maison, et, tous les dimanches, ou nous allions le voir, ou sa nourrice nous l'amenait.
Une nuit, c'était la nuit du 2 au 3 décembre 1787, on frappa violemment à notre porte; Luigi se leva et demanda qui frappait:
—Ouvrez, dit une voix; je viens de Feminamorta, et je suis envoyé par la nourrice de votre enfant.—Je poussai un cri de terreur, car un messager envoyé à cette heure ne présageait rien de bon.
Luigi ouvrit. Un homme vêtu en paysan était debout sur le seuil.
—Que voulez-vous? demanda Luigi. Notre enfant serait-il malade?
—Il a été surpris aujourd'hui à cinq heures par des convulsions, dit le paysan, et la nourrice vous fait dire que, si vous n'accourez pas bien vite, elle a peur que le pauvre innocent ne trépasse sans que vous ayez la consolation de l'embrasser.
—Et un médecin! criai-je, un médecin! ne devrions-nous pas aller chercher un médecin à Paterno?
—C'est inutile, répondit le paysan, cela ne ferait que vous retarder, et celui du village est près de lui.
Et, comme si le paysan eût été pressé lui-même, il reprit en courant le chemin de Feminamorta.
—Si vous arrivez avant nous, cria Luigi au messager, annoncez à la nourrice que nous vous suivons.
—Oui, dit le paysan dont la voix commençait à se perdre dans l'éloignement.
Nous nous habillâmes à la hâte et tout en pleurant; puis, fermant la porte derrière nous, nous prîmes à notre tour la route de Feminamorta; mais, à moitié chemin à peu près, et comme nous traversions un endroit resserré par des rochers, quatre hommes masqués s'élancèrent sur nous, nous renversèrent, nous lièrent les mains, et nous mirent un bâillon dans la bouche et un bandeau sur les yeux. Puis, ayant fait avancer une litière portée à dos de mulets, ils nous firent entrer dedans, Luigi et moi, fermèrent à clef les portières et les volets, et se remirent aussitôt en chemin au grand trot des mules. Nous marchâmes ainsi quatre ou cinq heures à peu près, puis nous nous arrêtâmes; un instant après, la porte de notre litière s'ouvrit, et nous sentîmes, à la fraîcheur qui venait jusqu'à nous, que nous devions être dans quelque grotte; alors on nous débâillonna.
—Où sommes-nous et où nous menez-vous? m'écriai-je aussitôt, tandis que de son côté Luigi faisait à peu près la même question.
—Buvez et mangez, dit une voix qui nous était parfaitement inconnue, tandis qu'on nous déliait les mains, en nous laissant les jambes enchaînées; buvez et mangez, et ne vous occupez pas d'autre chose.
J'arrachai le bandeau qui me couvrait les yeux. Comme je l'avais prévu, nous étions dans une caverne, deux hommes masqués se tenaient chacun à une portière, un pistolet à la main, tandis que deux autres nous tendaient du vin et du pain.
Luigi repoussa le vin et le pain qu'on lui offrait, et fit un mouvement pour délier la corde qui retenait ses jambes; un des hommes lui appuya un pistolet sur la poitrine.
—Encore un mouvement pareil, lui dit-il, et tu es mort.
Je suppliai Luigi de ne faire aucune résistance.
On nous présenta de nouveau du pain et du vin.
—Je n'ai pas faim, je n'ai pas soif, dit Luigi.
—Ni moi non plus, ajoutai-je.
—Comme vous voudrez, nous dit l'homme qui nous avait déjà parlé, et dont la voix nous était inconnue; mais alors vous trouverez bon qu'on vous lie les mains, qu'on vous bâillonne et qu'on vous bande les yeux de nouveau.
—Faites ce que vous voulez, dis-je, nous sommes en votre puissance.
—Infâmes scélérats! murmura Luigi.
—Au nom du ciel! m'écriai-je, au nom du ciel! Luigi, pas de résistance, tu vois bien que ces messieurs ne veulent pas nous tuer. Ayons patience, et peut-être qu'ils auront pitié de nous.
A cette espérance, exprimée avec l'accent de l'angoisse, un seul éclat de rire répondit; mais à cet éclat de rire je tressaillis jusqu'au fond de l'âme. Je le reconnaissais pour l'avoir déjà entendu dans l'église de Taormine. Sans aucun doute nous étions au pouvoir de Cantarello, et il était au nombre des quatre hommes masqués qui nous escortaient.
Je tendis les mains et j'avançai la tête avec soumission. Il n'en fut pas de même de Luigi; une lutte s'engagea entre lui et l'homme qui voulait le garrotter, mais les trois autres vinrent au secours de leur compagnon, et il fut de nouveau lié et bâillonné de force, puis on lui banda les yeux, et l'on referma sur nous les portières et les volets de la litière.
Je ne puis dire combien d'heures nous restâmes ainsi, car il est impossible de mesurer le temps dans une pareille situation. Seulement, il est probable que nous passâmes la journée cachés dans cette grotte, nos conducteurs n'osant sans doute marcher que la nuit. Je ne sais ce qu'éprouvait Luigi; mais, pour moi, je sentais que la fièvre me brûlait, et que j'avais une faim et surtout une soif extrêmes. Enfin notre litière s'ouvrit de nouveau, cette fois on ne nous délia point; on se contenta de nous ôter le bâillon de la bouche. A peine pus-je parler, que je demandai à boire: on approcha un verre de ma bouche; je le vidai d'un trait, et aussitôt je sentis qu'on me rebâillonnait comme auparavant.
Je n'avais pas pris le temps de goûter la liqueur qu'on m'avait donnée, et qui ressemblait fort à du vin, quoiqu'elle eût un goût étrange et que je ne connaissais pas; mais, quelle que fût cette liqueur, je sentis au bout d'un instant qu'elle rafraîchissait ma poitrine. Il y a plus, bientôt j'éprouvai un calme que je croyais impossible dans une situation pareille à la mienne. Ce calme même n'était pas exempt d'un certain charme. Je crus, tout bandés que fussent mes yeux, voir passer devant moi des fantômes lumineux qui me saluaient avec un doux sourire; peu à peu je tombai dans un état d'apathie qui n'était ni le sommeil ni la veille. Il me semblait que des airs oubliés depuis ma jeunesse bruissaient à mes oreilles; de temps en temps je voyais de grandes lueurs qui traversaient comme des éclairs l'obscurité de la nuit, et j'apercevais alors des palais richement éclairés ou de belles prairies toutes couvertes de fleurs. Bientôt je crus sentir qu'on me prenait et qu'on m'emportait sous un berceau de chèvrefeuille et de lauriers roses, qu'on me couchait sur un banc de gazon, et que je voyais au-dessus de ma tête un beau ciel tout étoilé. Alors je me mettais à rire de la frayeur que j'avais eue lorsque je m'étais crue prisonnière; puis je revoyais mon enfant, qui accourait en jouant vers moi; seulement ce n'était pas celui qui vivait encore, chose étrange! C'était celui qui était mort. Je le pris dans mes bras, je l'interrogeai sur son absence, et il m'expliqua qu'un matin il s'était réveillé avec des ailes d'ange et était remonté vers le ciel; mais alors il m'avait vu tant pleurer, qu'il avait prié Dieu de permettre qu'il redescendît sur la terre. Enfin tous ces objets devinrent peu à peu moins distincts, et finirent par se confondre ensemble et disparaître dans la nuit. Je tombai alors, presque sans transition, dans un sommeil lourd, profond, obscur et sans rêves.
Quand je me réveillai, nous étions dans le caveau où nous sommes encore aujourd'hui, moi libre, Luigi scellé à la muraille par une chaîne. Une table était dressée entre nous; sur cette table était une lampe, quelques provisions de bouche, du vin, de l'eau, des verres, et contre la muraille un reste de feu qui avait servi à river les fers de Luigi.
Luigi était assis, la tête sur les deux genoux, et plongé dans une si profonde douleur, que je me réveillai, me levai et allai à lui sans qu'il m'entendît. Un sanglot, qui s'échappa malgré moi de ma poitrine, le tira de son accablement. Il leva la tête, et nous nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre.
C'était la première fois depuis notre enlèvement que nous pouvions échanger nos pensées. Comme moi, quoiqu'il n'eût pas précisément reconnu Cantarello, il était convaincu que nous étions ses victimes; comme à moi, on lui avait donné une boisson narcotique qui lui avait fait perdre tout sentiment, et il venait de se réveiller seulement lorsque je me réveillai moi-même.
Le premier jour nous ne voulûmes pas manger. Luigi était sombre et muet; j'étais assise et je pleurais près de lui. Bientôt, cependant, notre douleur s'adoucit de ce que nous étions ensemble. Enfin le besoin se fit sentir si violemment, que nous mangeâmes, puis le sommeil vint à son tour. La vie continuait pour nous, moins la liberté, moins la lumière.
Luigi avait une montre: pendant notre voyage, elle s'était arrêtée à minuit ou à midi; il la remonta; elle ne nous indiquait pas l'heure réelle; mais elle nous faisait du moins une heure fictive à l'aide de laquelle nous pouvions mesurer le temps.
Nous avions été enlevés dans la nuit du mardi au mercredi. Nous calculâmes que nous nous étions réveillés le jeudi matin. Au bout de vingt-quatre heures, nous fîmes une ligne sur le mur avec un charbon. Un jour devait être écoulé; nous étions à vendredi. Vingt-quatre heures après, nous tirâmes une seconde ligne pareille; nous étions à samedi. Au bout du même temps, nous tirâmes encore une ligne qui dépassait en longueur les deux premières; cette ligne indiquait le dimanche.
Nous passâmes en prières tout le saint jour de Seigneur.
Huit jours s'écoulèrent ainsi. Au bout de huit jours, nous entendîmes des pas qui semblaient venir d'un long corridor; ces pas se rapprochèrent de plus en plus; notre porte s'ouvrit. Un homme enveloppé d'un grand manteau parut, tenant une lanterne à la main: c'était Cantarello.
Je tenais Luigi dans mes bras; je le sentais frémir de colère. Cantarello s'approcha de nous, et je sentit tous les muscles de Luigi successivement se contracter et se tendre. Je compris que, si Cantarello s'approchait à la portée de sa chaîne, il bondirait sur lui comme un tigre, et qu'il y aurait une lutte mortelle entre ces deux hommes. Il me vint alors une pensée que j'aurais crue impossible, c'est que je pouvais devenir encore plus malheureuse que je ne l'étais. Je lui criai donc de ne pas s'approcher. Il comprit la cause de ma crainte; sans me répondre, il releva son manteau et me montra qu'il était armé. Deux pistolets étaient passés à sa ceinture, et une épée était pendue à son côté.
Il déposa sur la table des provisions nouvelles; ces provisions se composaient, comme les premières, de pain, de viandes fumées, de vin, d'eau et d'huile. L'huile surtout nous était précieuse; elle entretenait la lumière de notre lampe. Je m'aperçus alors que la lumière était un des premiers besoins de la vie.
Cantarello sortit et referma la porte sans que je lui eusse adressé d'autres paroles que celles qui avaient pour but de l'empêcher de s'approcher de Luigi, et sans qu'il eût répondu par un autre geste que par celui qui indiquait qu'il avait des armes. Ce fut alors seulement que, certaine par sa présence même d'être relevée de mon serment, qui ne m'engageait que s'il tenait lui-même la promesse qu'il avait faite de s'éloigner de nous, je racontai tout à Luigi. Lorsque j'eus fini, Luigi poussa un profond soupir.
—Il a voulu s'assurer notre silence, dit-il. Nous sommes ici pour le reste de notre vie.
Un éclat de rire affirmatif retentit derrière la porte. Cantarello s'était arrêté là, avait écouté et avait tout entendu. Nous comprîmes que nous n'avions plus d'espoir qu'en Dieu et en nous-mêmes.
Nous commençâmes alors à faire une inspection plus détaillée de notre cachot. C'est une espèce de cave de dix pas de large sur douze de long, sans autre issue que la porte. Nous sondâmes les murs: partout il nous parurent pleins. J'allai à la porte, je l'examinai; elle était de chêne et retenue par une double serrure. Il y avait peu de chances de fuite; d'ailleurs, Luigi était enchaîné par le milieu du corps et par un pied.
Néanmoins, pendant un an à peu près, l'espoir ne nous abandonna point tout à fait; pendant un an nous rêvâmes tous les moyens possibles de fuir. Chaque semaine, exactement, Cantarello reparaissait et nous apportait nos provisions hebdomadaires; chose étrange, peu à peu nous nous étions habitués à sa visite, et, soit résignation, soit besoin d'être distraits un instant de notre solitude, nous avions fini par attendre le moment où il devait venir avec une certaine impatience. D'ailleurs, l'espoir, qui ne s'éteint jamais, nous faisait toujours croire qu'à la visite prochaine Cantarello aurait pitié de nous. Mais le temps s'écoulait, Cantarello reparaissait avec la même figure sombre et impassible, et s'éloignait le plus souvent sans échanger avec nous une seule parole. Nous continuions à tracer les jours sur la muraille.
Une seconde année s'écoula ainsi. Notre existence était devenue toute machinale; nous restions des heures entières comme anéantis, et, pareils aux animaux, nous ne sortions de cet anéantissement que lorsque le besoin de boire ou de manger nous tirait de notre torpeur. La seule chose qui nous préoccupât sérieusement, c'est que notre lampe ne s'éteignît, et ne nous laissât dans l'obscurité; tout le reste nous était indifférent.
Un jour, au lieu de monter sa montre, Luigi la brisa contre la muraille; à partir de ce jour nous cessâmes de mesurer les heures, et le temps cessa d'exister pour nous: il était tombé dans l'éternité.
Cependant, comme j'avais remarqué que Cantarello venait régulièrement tous les huits jours, chaque fois qu'il venait, je faisais une marque sur la muraille et cela remplaçait à peu près notre montre; mais je me lassai à mon tour de ce calcul inutile, et je cessai de marquer les visites de notre geôlier.
Un temps indéfini s'écoula: ce durent être plusieurs années. Je devins enceinte.
Ce fut une sensation bien joyeuse et bien pénible à la fois. Devenir mère dans un cachot, donner la vie à un être humain sans lui donner le jour ni la lumière, voir l'enfant de ses entrailles, une pauvre créature innocente qui n'est point née encore, condamnée au supplice qui vous tue!
Pour notre enfant nous revînmes à Dieu, que nous avions presque oublié. Nous l'avions tant prié pour nous, sans qu'il nous répondît, que nous avions fini par croire qu'il ne nous entendait pas; mais nous allions le prier pour notre enfant, et il nous semblait que notre voix devait percer les entrailles de la terre.
Je ne dis rien à Cantarello. J'avais peur, je ne sais pourquoi, que cette nouvelle ne lui inspirât quelque sombre projet contre nous ou contre notre enfant. Un jour il me trouva assise sur mon lit et allaitant la pauvre petite créature.
A cette vue il tressaillît, et il me sembla que sa sombre figure s'adoucissait. Je me jetai à ses pieds.
—Promettez-moi que mon enfant n'est point enseveli pour toujours dans ce cachot, lui dis-je, et je vous pardonne.
Il hésita un instant, puis, passant la main sur son front:
—Je vous le promets! dit-il.
A la visite suivante il m'apporta tout ce qu'il fallait pour habiller mon enfant.
Cependant je dépérissais à vue d'oeil. Un jour, Cantarello me me regarda avec une expression de pitié que je ne lui avais pas encore vue.
—Jamais, me dit-il, vous n'aurez la force d'allaiter cet enfant.
—Ah! répondis-je, vous avez raison, et je sens que je m'éteins. C'est l'air qui me manque.
—Voulez-vous sortir avec moi? demanda Cantarello. Je tressaillis.
—Sortir! Et Luigi, et mon enfant?
—Ils resteront ici pour me répondre de votre silence.
—Jamais! répondis-je, jamais!
Cantarello reprit en silence sa lanterne, qu'il avait posée sur la table, et sortit.
Je ne sais combien d'heures nous restâmes sans parler, Luigi et moi.
—Tu as eu tort, me dit enfin Luigi.
—Mais pourquoi sortir? répondis-je.
—Tu aurais vu où nous sommes, tu aurais remarqué où il te conduisait. Tu aurais pu trouver quelque moyen de révéler notre existence et d'appeler à nous la pitié des hommes. Tu as eu tort, te dis-je.
—C'est bien, lui répondis-je; s'il m'en parle encore, j'accepterai.
Et nous retombâmes dans notre silence habituel. Les huit jours s'écoulèrent. Cantarello reparut; outre nos provisions habituelles, il portait un assez gros paquet.
—Voici des habits d'homme, dit-il; quand vous serez décidée à sortir, mettez-les, je saurai ce que cela veut dire, et je vous emmènerai.
Je ne répondis rien; mais, à la visite suivante, Cantarello me trouva vêtue en homme.
—Venez, me dit-il.
—Un instant, m'écriai-je, vous me jurez que vous me ramènerez ici.
—Dans une heure vous y serez.
—Je vous suis.
Cantarello marcha devant moi, ferma la première porte, et nous nous trouvâmes dans un corridor. Dans ce corridor était une seconde porte qu'il ouvrit et qu'il ferma encore, puis nous montâmes dix ou douze marches, et nous nous trouvâmes en face d'une troisième porte.
Cantarello se retourna vers moi, tira un mouchoir de sa poche et me banda les yeux. Je me laissai faire comme un enfant; je me sentais tellement en la puissance de cet homme, qu'une observation même me semblait inutile.
Lorsque j'eus les yeux bandés, il ouvrit la porte, et il me sembla que je passais dans une autre atmosphère. Nous fîmes quarante pas sur des dalles, quelques-unes retentissaient comme si elles recouvraient des caveaux, et je jugeai que nous étions dans une église. Puis Cantarello lâcha ma main et ouvrit une autre porte.
Cette fois je jugeai, par l'impression de l'air, que nous étions enfin sortis, et du caveau et de l'église, et sans donner le temps à Cantarello de me découvrir les yeux, sans songer aux suites que pouvait avoir mon impatience, j'arrachai le mouchoir!
Je tombai à genoux, tant le monde me parut beau! Il pouvait être quatre heures du matin, le petit jour commençait à poindre; les étoiles s'effaçaient peu à peu du ciel, le soleil apparaissait derrière une petite chaîne de collines; j'avais devant moi un horizon immense: à ma gauche des ruines, à ma droite des prairies et un fleuve; devant moi une ville, derrière cette ville la mer.
Je remerciai Dieu de m'avoir permis de revoir toutes ces belles choses, qui, malgré le crépuscule dans lequel elles m'apparaissaient, ne laissaient pas de m'éblouir au point de me forcer à fermer les yeux, tant mes regards s'étaient affaiblis dans mon caveau. Pendant ma prière, Cantarello referma la porte. Comme je l'avais pensé, c'était celle d'une église. Au reste cette église m'était tout à fait inconnue, et j'ignorais parfaitement où je me trouvais.
N'importe, je n'oubliai aucun détail; et ce me fut chose facile, car le paysage tout entier se reflétait dans mon âme comme dans un miroir.
Nous attendîmes que le jour fût tout à fait levé, puis nous nous acheminâmes vers un village. Sur la route nous rencontrâmes deux ou trois personnes qui saluèrent Cantarello d'un air de connaissance. En arrivant au village, nous entrâmes dans la troisième maison à droite. Il y avait au fond de la chambre et près d'un lit une vieille femme qui filait; près de la fenêtre, une jeune femme, de mon âge à peu près, était occupée à tricoter; un enfant de deux à trois ans se roulait à terre.
Les femmes paraissaient habituées à voir Cantarello; pourtant je remarquai que pas une seule fois elles ne l'appelèrent par son nom. Ma présence les étonna. Malgré mes habits, la jeune femme reconnut mon sexe, et fit à demi-voix quelques plaisanteries à mon conducteur. C'est un jeune prêtre, répondit-il d'un ton sévère; un jeune prêtre de mes parents qui s'ennuie au séminaire, et que, de temps en temps, pour le distraire, je fais sortir avec moi.
Quant à moi, je devais paraître comme abrutie à ceux qui me regardaient. Mille idées confuses se pressaient dans mon esprit; je me demandais si je ne devais pas crier au secours, à l'aide, raconter tout, accuser Cantarello comme voleur, comme assassin. Puis je m'arrêtais, en songeant que tout le monde paraissait le connaître et le vénérer, tandis que moi j'étais inconnue; on me prendrait pour quelque folle échappée de sa loge, et l'on ne ferait pas attention à moi; ou, dans le cas contraire, Cantarello pouvait fuir, repasser par l'église, égorger mon enfant et mon mari. Il l'avait dit, mon enfant et mon mari répondaient de moi. D'ailleurs, où et comment les retrouverais-je? La porte par laquelle nous étions entrés dans l'église ne pouvait-elle être si secrète et si bien cachée qu'il fût impossible de la découvrir? Je résolus d'attendre, de me concerter avec Luigi, et d'arrêter sans précipitation ce que nous devions faire.
Au bout d'un instant, Cantarello prit congé des deux femmes, passa son bras sous le mien, descendit par une petite ruelle jusqu'au bord d'un fleuve, suivit pendant un quart de lieue son cours, qui nous rapprochait de l'église; puis, par un détour, il me ramena sous le porche par lequel j'étais sortie, me banda les yeux et rouvrit la porte, qu'il referma derrière nous. Je comptai de nouveau quarante pas. Alors la seconde porte s'ouvrit; je sentis l'impression froide et humide du souterrain, je descendis les douze marches de l'escalier intérieur; nous arrivâmes à la troisième porte, puis à la quatrième; elle cria à son tour sur ses gonds. Enfin Cantarello me poussa, les yeux toujours bandés, dans le caveau, et referma la porte derrière moi. J'arrachai vivement le bandeau, et je me retrouvai en face de Luigi et de mon enfant.