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Le Speronare

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Je voulais raconter aussitôt à Luigi tout ce que j'avais vu, mais il me fit, en portant un doigt à sa bouche, signe que Cantarello pouvait écouter derrière la porte, et entendre ce que nous dirions. J'allai m'asseoir sur le matelas qui me servait de lit, et je donnai le sein à mon enfant.

Luigi ne s'était pas trompé: au bout d'une heure à peu près, nous entendîmes des pas qui s'éloignaient doucement. Ennuyé de notre silence, Cantarello, sans doute, s'était décidé à partir. Cependant nous ne nous crûmes pas encore en sûreté, malgré ces apparences de solitude; nous attendîmes quelques heures encore; puis, ces quelques heures écoulées, je m'approchai de Luigi, et, à voix basse, je lui racontai tout ce que j'avais vu, sans omettre un détail, sans oublier une circonstance.

Luigi réfléchit un instant; puis, me faisant à son tour quelques questions auxquelles je répondis affirmativement:

—Je sais où nous sommes, dit-il; ces ruines sont celles de l'Épipoli, ce fleuve, c'est l'Anapus; cette ville, c'est Syracuse; enfin, cette chapelle, c'est celle du marquis de San-Floridio.

—O mon Dieu! m'écriai-je, en me rappelant cette vieille histoire d'un marquis de San-Floridio qui, du temps des Espagnols, avait passé dix ans dans un souterrain, souterrain si bien caché que ses ennemis les plus acharnés n'avaient pu le découvrir.

—Oui, c'est cela, dit Luigi, comprenant ma pensée; oui, nous sommes dans le caveau du marquis Francesco, et aussi bien cachés aux yeux des hommes que si nous étions déjà dans notre tombe.

Je compris alors combien il était heureux que je n'eusse pas cédé à ce mouvement qui m'avait portée à appeler au secours.

—Eh bien! me demanda Luigi après un long silence, as-tu conçu quelque espérance? as-tu formé quelque projet?

—Écoute, lui dis-je. Parmi ces deux femmes, il y en avait une, la plus jeune, qui me regardait avec intérêt; c'est à elle qu'il faudrait parvenir à faire savoir qui nous sommes et où nous sommes.

—Et comment cela?

J'allai à la table et je pris deux feuilles de papier blanc dans lesquelles étaient enveloppés quelques fruits.

—Il faut, dis-je à Luigi, mettre à part et cacher tout le papier que désormais nous pourrons nous procurer; j'écrirai dessus toute notre malheureuse histoire, et, un jour où je sortirai, je la glisserai dans la main de la jeune femme.

—Mais si malgré tout cela on ne retrouve pas l'entrée du caveau, si Cantarello arrêté se tait, et si, Cantarello se taisant, nous restons ensevelis dans ce tombeau?

—Ne vaut-il mieux pas mourir que de vivre ainsi?

—Et notre enfant? dit Luigi.

Je jetai un cri et me précipitai sur mon enfant. Dieu me pardonne! je l'avais oublié, et c'était son père qui s'en était souvenu.

Il fut convenu cependant que je suivrais le plan que j'avais proposé; seulement, je ne devais oublier rien de ce qui pourrait guider les recherches. Puis nous laissâmes de nouveau couler le temps, mais cette fois avec plus d'impatience, car, si éloignée qu'elle fût, il y avait une lueur d'espérance à l'horizon.

Cependant, pour ne point éveiller les soupçons de Cantarello, il fallait, si ardent qu'il fût, cacher le désir que j'avais de sortir une seconde fois; lui, de son côté, semblait avoir oublié ce qu'il m'avait offert. Quatre mois s'écoulèrent sans que j'en ouvrisse la bouche; mais je retombais dans un marasme tel que, me voyant un jour couchée sans mouvement et pâle comme une morte, il me dit le premier:

—Si dans huit jours vous voulez sortir, tenez-vous prête; je vous emmènerai.

J'eus la force de ne point laisser voir la joie que j'éprouvai à cette proposition, et je me contentai de lui faire signe de la tête que j'obéirais.

Pendant le temps qui s'était écoulé, nous avions mis de côté tout le papier que nous avions pu recueillir, et il y en avait déjà assez pour écrire l'histoire détaillée de tous nos malheurs.

Le jour venu, Cantarello me trouva prête. Comme la première fois, il marcha devant moi jusqu'à la seconde porte, et là, comme à la première sortie, il me banda les yeux; puis tout se passa comme tout s'était déjà passé. A la porte de l'église, j'ôtai mon bandeau.

Nous sortions à peu près à la même heure que la première fois; c'était le même spectacle, et cependant, chose étrange! déjà je le trouvais moins beau.

Nous nous acheminâmes vers le village; nous entrâmes dans la même maison. Les deux femmes y étaient encore, l'une filant, l'autre tricotant. Sur une table étaient un encrier et des plumes. Je m'appuyai contre cette table, et je glissai une plume dans ma poche. Pendant ce temps, Cantarello parlait à voix basse avec la jeune femme. C'était de moi encore qu'il était question, car elle me regardait en parlant. J'entendis qu'elle lui disait:—Il paraît qu'il ne s'habitue pas au séminaire, votre jeune parent, car il est encore plus pâle et plus triste que la première fois que vous nous l'avez amené.—Quant à la vieille femme, elle ne disait pas un mot, elle ne levait pas la tête de son rouet; elle paraissait idiote.

Au bout de dix minutes à peu près, Cantarello, comme la première fois, mit mon bras sous le sien, reprit la même route, et descendit aux bords du petit fleuve. Tout en suivant ce chemin, je dis à Cantarello que je voudrais bien avoir aussi des aiguilles et du coton pour tricoter, et il me promit qu'il m'en apporterait.

Tout en revenant vers la chapelle, je m'aperçus que nous devions être à la fin de l'automne; les moissons étaient faites, ainsi que les vendanges. Je compris alors pourquoi Cantarello avait été quatre mois sans me parler de sortir. Il attendait que les travailleurs eussent quitté les champs.

A la porte de la chapelle, il me banda de nouveau les yeux. Je rentrai conduite par lui, et sans faire la moindre résistance. Je comptai de nouveau les quarante pas, et nous nous arrêtâmes. Je compris pendant cette pause que Cantarello fouillait à sa poche pour en tirer la clef. J'entendis qu'il cherchait contre la muraille l'ouverture de la serrure. Je songeai qu'il devait alors avoir le dos tourné. Je levai vivement mon bandeau, et je l'abaissai aussitôt. Ce ne fut qu'une seconde, mais cette seconde me suffit. Nous étions dans la chapelle à gauche de l'autel. La porte doit se trouver entre les deux pilastres.

C'est là qu'il faudra chercher cette entrée, chercher jusqu'à ce qu'on la trouve, car c'est là précisément et positivement qu'elle est.

Cantarello ne vit rien. Les deux portes s'ouvrirent successivement devant nous, et, la troisième refermée derrière moi, je me retrouvai dans notre cachot.

Luigi et moi, nous observâmes le même silence que la première fois, et ce ne fut que lorsque je jugeai qu'il était impossible que Cantarello fût encore là, que je tirai la plume de ma poche et que je la montrai à Luigi. Il me fit signe de la cacher, et je la glissai sous le matelas.

Puis j'allai m'asseoir près de lui, et, comme la première fois, je lui racontai les moindres détails de ma sortie. C'était une circonstance précieuse que la découverte que j'avais faite de la porte secrète qui donnait dans l'église, et, avec des renseignements aussi exacts que ceux que je pouvais donner maintenant, il était certain qu'on finirait par découvrir la serrure, et qu'une fois la serrure découverte, on parviendrait jusqu'à nous.

Je laissai un jour se passer à peu près avant d'essayer d'écrire; alors je pris un des gobelets d'étain, je délayai dans de l'eau un peu de ce noir qui était resté à la muraille depuis le jour où on y avait fait du feu, je pris ma plume, je la trempai dans ce mélange, et je m'aperçus avec joie qu'il pouvait parfaitement me tenir lieu d'encre.

Le même jour, je commençai à écrire, sous l'invocation de Dieu et de la Madone, ce manuscrit, qui contient le récit exact de nos malheureuses aventures, et la bien humble et bien pressante prière, à tout chrétien dans les mains duquel il tomberait, de venir le plus tôt possible à notre secours.

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il.

Une croix était dessinée au-dessous de ces mots, puis le manuscrit continuait; seulement, la forme du récit était changée: elle était au présent au lieu d'être au passé. Ce n'étaient plus des souvenirs de dix, de huit, de six, de quatre ou de deux ans; c'étaient des notes journalières, des impressions momentanées, jetées sur le papier à l'heure même où elles venaient d'être ressenties.

Aujourd'hui Cantarello est venu comme d'habitude; outre les provisions ordinaires, il a apporté le coton et les aiguilles à tricoter qu'il m'avait promis; le manuscrit et la plume étaient cachés, les deux gobelets étaient propres et rincés sur la table, il ne s'est aperçu de rien. O mon Dieu! protégez-nous.

Trois semaines sont passées, et Cantarello ne parle pas de me faire sortir. Aurait-il des soupçons? Impossible. Aujourd'hui il est resté plus longtemps que d'habitude, et m'a regardée en face; je me suis sentie rougir, comme s'il avait pu lire mon espérance sur mon front; alors j'ai pris mon enfant dans mes bras, et je l'ai bercé en chantant, tant j'étais troublée.

—Ah! vous chantez, a-t-il dit; vous ne vous trouvez donc pas si mal ici que je le croyais?

—C'est la première fois que cela m'arrive depuis que je suis ici.

—Savez-vous depuis combien de temps vous êtes dans ce souterrain? a demandé Cantarello.

—Non, ai-je répondu; les deux ou trois premières années, j'ai compté les jours; mais j'ai vu que c'était inutile, et j'ai cessé de prendre cette peine.

—Depuis près de huit ans, a dit Cantarello.

J'ai poussé un soupir, Luigi a fait entendre un rugissement de colère. Cantarello s'est retourné, a regardé Luigi avec mépris, et a haussé les épaules; puis, sans parler de me faire sortir, il s'est retiré.

Ainsi il y a huit ans que nous sommes enfermés dans ce caveau. O mon Dieu! mon Dieu! vous l'avez entendu de sa propre bouche; il y a huit ans! Et qu'avons-nous fait pour souffrir ainsi? Rien; vous le savez bien, mon Dieu!

Sainte Madone du Rosaire, priez pour nous!

Oh! écoutez-moi, écoutez, vous dont je ne sais pas le nom; vous, mon seul espoir; vous qui, femme comme moi, mère comme moi, devez avoir pitié de mes souffrances; écoutez, écoutez!

Cantarello sort d'ici. Deux mois et demi s'étaient écoulés sans qu'il parlât de rien; enfin, aujourd'hui, il m'a offert de sortir dans huit jours; j'ai accepté. Dans huit jours il viendra me prendre; dans huit jours mon sort sera entre vos mains; vos yeux, vos paroles, toute votre personne a paru me porter de l'intérêt.—Ma soeur en Jésus-Christ, ne m'abandonnez pas!

Vous trouverez toute cette histoire chez vous après mon départ. Sur mon salut éternel, sur la tombe de ma mère, sur la tête de mon enfant! c'est la vérité pure, c'est ce que je dirai à Dieu quand Dieu m'appellera à lui, et à chacune de mes paroles l'ange qui accompagnera mon âme au pied de son trône dira en pleurant de pitié:

—Seigneur, c'est vrai!

Écoutez donc: aussitôt que vous aurez trouvé ce manuscrit, vous irez chez le juge, et vous lui direz qu'à un quart de lieue de chez lui, il y a trois malheureux qui gémissent ensevelis depuis huit ans: un mari, une femme, un enfant. Si Cantarello est votre parent, votre allié ou votre ami, ne dites au juge rien autre chose que cela, et sur la madone! je vous jure qu'une fois hors d'ici, pas un mot d'accusation ne sortira de ma bouche; je vous jure sur cette croix que je trace, et que Dieu me punisse dans mon enfant si je manque à cette sainte promesse!

Vous ne lui direz donc rien autre chose que ceci:—Il y a près d'ici trois créatures humaines plus malheureuses que jamais aucune créature ne l'a été; nous pouvons les sauver: prenez des leviers, des pinces; il y a quatre portes, quatre portes massives à enfoncer avant d'arriver à eux. Venez, je sais où ils sont, venez.—Et s'il hésitait, vous tomberiez à ses genoux comme je tombe aux vôtres, et vous le supplieriez comme je vous supplie.

Alors il viendra, car quel est l'homme, quel est le juge qui refuserait de sauver trois de ses semblables, surtout lorsqu'ils sont innocents? Il viendra, vous marcherez devant lui et vous le conduirez droit à l'église.

Vous ouvrirez la porte, vous conduirez le juge à la chapelle à droite, celle où il y a au-dessus de l'autel un saint Sébastien tout percé de flèches; lorsque vous serez arrivés à l'autel, écoutez bien, il y a deux pilastres à gauche. La porte doit être pratiquée entre ces deux pilastres. Peut-être ne la verrez-vous point d'abord, car elle est admirablement cachée, à ce qu'il m'a paru; peut-être, en frappant contre le mur, le mur ne trahira-t-il aucune issue; car, comprenez bien, c'est le mur même qui forme l'entrée du souterrain; mais l'entrée est là, soyez-en sûre, ne vous laissez pas rebuter. Si elle échappait d'abord à vos recherches, allumez une torche, approchez-la de la muraille, je vous dis que vous finirez par trouver quelque serrure imperceptible, quelque gerçure invisible, ce sera cela. Frappez, frappez: peut-être vous entendrons-nous, nous saurons que vous êtes là, cela nous donnera l'espoir du courage. Vous saurez que nous sommes derrière à vous entendre, à prier pour vous, oui, pour vous, pour le juge, pour tous nos libérateurs quels qu'ils soient; oui, je prierai pour eux tous les jours de ma vie comme je prie en ce moment.

C'est bien clair, n'est-ce pas, tout ce que je vous dis là? Dans l'église des marquis de San-Floridio, la chapelle à droite, celle de Saint Sébastien, entre les deux pilastres. Oh! mon Dieu, mon Dieu! je tremble tellement en vous écrivant, ma libératrice, que je ne sais pas si vous pourrez me lire.

Je voudrais savoir comment vous vous appelez, pour répéter cent fois votre nom dans mes prières. Mais Dieu, qui sait tout, sait que c'est pour vous que je prie, et c'est tout ce qu'il faut.

Oh! mon Dieu! il vient d'arriver ce qui n'était jamais arrivé depuis que nous sommes ici. Cantarello est venu deux jours de suite. Avait-il été suivi? Se doutait-il de quelque chose? Quelqu'un a-t-il quelque soupçon de notre existence et cherche-il à nous découvrir? Oh! quel que soit cet être secourable, cet être humain, secourez-le, Seigneur, venez-lui en aide!

Cantarello était entré au moment où nous nous y attendions le moins. Heureusement le papier était caché. Il est entré et à regardé de tous côtés, a frappé contre tous les murs; puis, bien assuré que chaque chose était dans le même état:

—Je suis revenu, a-t-il dit en se retournant vers moi, parce que j'avais oublié de vous dire, je crois, que, si vous vouliez, je vous ferais sortir à ma première visite.

—Je vous remercie, lui répondis-je, vous me l'aviez dit.

—Ah! je vous l'avais dit, reprit Cantarello d'un air distrait, très bien; alors, j'ai pris en revenant une peine inutile.

Puis il regarda encore autour de lui, sonda la muraille en deux ou trois endroits, et sortit. Nous l'entendîmes s'éloigner et fermer l'autre porte. Dix minutes environ après son départ, une espèce de détonation se fit entendre comme celle d'un coup de pistolet ou d'un coup de fusil. Est-ce un signal qu'on nous donne, et, comme nous l'espérons, quelqu'un veillerait-il pour nous?

Depuis quatre ou cinq jours, rien de nouveau ne s'est passé; autant qu'il m'est permis de me fier à mon calcul, c'est demain que Cantarello va venir me prendre. Je n'ajouterai probablement rien à ce récit d'ici à demain, rien qu'une nouvelle supplication que je vous adresse pour que vous ne nous abandonniez pas à notre désespoir.

O âme charitable, ayez pitié de nous!

O mon Dieu! mon Dieu! que s'est-il passé? Ou je me trompe (et il est impossible que je me trompe de deux jours), ou le jour est passé où Cantarello devait venir, et Cantarello n'est pas venu. J'en juge d'ailleurs par nos provisions, qu'il renouvelait tous les huit jours; elles sont épuisées, et il ne vient pas. Mon Dieu! étions-nous donc réservés à quelque chose de pire qu'à ce que nous avions souffert jusqu'à présent? Mon Dieu! je n'ose pas même dire à vous ce dont j'ai peur, tant je crains que l'écho de cet abîme ne me réponde: Oui!

Oh! mon Dieu, serions-nous destinés à mourir de faim?

Le temps se passe, le temps se passe, et il ne vient pas, et aucun bruit ne se fait entendre. Mon Dieu! Nous consentons à rester ici éternellement, à ne jamais revoir la lumière du ciel. Mais il avait promis de faire sortir mon enfant, mon pauvre enfant!

Où est-il, cet homme que je ne voyais jamais qu'avec effroi, et que maintenant j'attends comme un dieu sauveur? Est-il malade? Seigneur, rendez-lui la santé. Est-il mort sans avoir eu le temps de confier à personne l'horrible secret de notre tombe? Oh! mon enfant! mon pauvre enfant!

Heureusement il a mon lait, et souffre moins que nous; mais, sans nourriture, mon lait va se tarir; il ne nous reste plus qu'un seul morceau de pain, un seul. Luigi dit qu'il n'a pas faim, et me le donne. Oh! mon Dieu! soyez témoin que je le prends pour mon enfant, pour mon enfant à qui je donnerai mon sang quand je n'aurai plus de lait.

Oh! quelque chose de pire! quelque chose de plus affreux encore! l'huile est épuisée, notre lampe va s'éteindre; l'obscurité du tombeau précédera la mort; notre lampe, c'était la lumière, c'était la vie; l'obscurité, ce sera la mort, plus la douleur.

Oh! maintenant, puisqu'il n'y a plus d'espoir pour nos corps, qui que vous soyez qui descendrez dans cet effroyable abîme, priez… Dieu! la lampe s'éteint… Priez pour nos âmes!

Le manuscrit se terminait là; les quatre derniers mots étaient écrits dans une autre direction que les lignes précédentes, ils avaient dû être tracés dans l'obscurité. Ce qui s'était passé depuis, nul ne le savait que Dieu, seulement l'agonie devait avoir été horrible.

Le morceau de pain abandonné par Luigi avait dû prolonger la vie de Teresa de près de deux jours, car le médecin reconnut qu'il y avait eu trente-cinq ou quarante heures d'intervalle à peu près entre la mort du mari et la mort de la femme. Cette prolongation de la vie de la mère avait prolongé la vie de l'enfant; de là venait que de ces trois malheureuses créatures la plus faible seule avait survécu.

La lecture du manuscrit s'était faite dans le caveau même témoin de l'agonie de Teresa et de Luigi: il ne laissait aucun doute sur ni aucune obscurité sur tous les événements qui s'étaient passés; et, lorsque don Ferdinand y eut ajouté sa déposition, toutes choses devinrent claires et intelligibles aux yeux de tous.

A son retour dans le village, don Ferdinand trouva l'enfant déjà mieux; il envoya aussitôt un messager à Feminamorta pour s'informer de ce qu'était devenu le premier enfant de Luigi et de Teresa, et il apprit qu'il était toujours chez les braves gens à qui il avait été confié; sa pension, au reste, avait été exactement payée par une main inconnue, sans doute par Cantarello; Don Ferdinand déclara qu'à l'avenir c'était sa famille qui se chargeait du sort de ces deux malheureux orphelins, ainsi que des frais funéraires de Luigi et de Teresa, pour lesquels il fonda un obit perpétuel.

Puis, lorsqu'il eut pensé à la vie des uns et à la mort des autres, don Ferdinand songea qu'il lui était bien permis de s'occuper un peu de son bonheur à lui; il revint à Syracuse avec le juge, le médecin et Peppino, et, tandis que ces trois derniers racontaient au marquis de San-Floridio tout ce qui s'était passé dans la chapelle de Belvédère, don Ferdinand prenait sa mère à part, et lui racontait tout ce qui s'était passé dans le couvent des Ursulines de Catane. La bonne marquise leva les mains au ciel, et déclara en pleurant que c'était la main de Dieu qui avait conduit tout cela, et que ce serait fâcher le Seigneur que d'aller contre ses volontés. Comme il est facile de le penser, don Ferdinand se garda bien de la contredire.

Aussitôt qu'elle sut le marquis seul, la marquise lui fit demander un rendez-vous; le moment était bon, le marquis se promenait en long et en large dans sa chambre, répétant que son fils s'était conduit à la fois avec la valeur d'Achille et la prudence d'Ulysse. La marquise lui exposa combien il serait fâcheux qu'une race qui promettait de reprendre, grâce à ce jeune héros, un nouvel éclat, s'arrêtât à lui et s'éteignît avec lui. Le marquis demanda à s'a femme l'explication de ces paroles, et la marquise déclara en pleurant que don Ferdinand, chez qui les événements survenus depuis un mois avaient provoqué un élan de pitié inattendu, était décidé à se faire moine. Le marquis de San-Floridio éprouva une telle douleur en apprenant cette détermination, que l'a marquise se hâta d'ajouter qu'il y aurait un moyen de parer le coup: c'était de lui accorder pour femme la jeune comtesse de Terra-Nova, qui était sur le point de prononcer ses voeux au couvent de Ursulines de Catane, et de laquelle don Ferdinand était amoureux comme un fou. Le marquis déclara à l'instant que la chose lui paraissait à la fois non seulement on ne peut plus facile, mais encore on ne peut plus sortable, te comte de Terra-Nova étant non seulement un de ses meilleurs amis, mais encore un des plus grands noms de la Sicile. On fit, en conséquence, venir don Ferdinand, qui, ainsi que l'avait prévu sa mère, consentit, moyennant cette condition, à ne pas se faire bénédictin. Le marquis lâcha, en se grattant l'oreille, quelques mots de doute sur la dot de Carmela, laquelle dot, si ses souvenirs ne le trompaient pas, devait être assez médiocre, la famille de Terra-Nova ayant été à peu près ruinée pendant les troubles successifs de la Sicile. Mais sur ce point don Ferdinand interrompit son père, en lui disant que Carmela avait un parent inconnu qui lui faisait don de soixante mille ducats. Dans un pays où le droit d'aînesse existait, c'était un fort joli douaire pour une fille, et pour une fille qui avait un frère aîné surtout; aussi le marquis ne fit-il aucune objection, et, comme il était un de ces hommes qui n'aiment pas que les affaires traînent en longueur, il ordonna de mettre les chevaux à la litière, et se rendit le jour même chez le comte de Terra-Nova.

Le comte aimait fort sa fille; il ne l'avait mise au couvent que pour ne point être forcé de rogner en sa faveur le patrimoine de son fils, qui, étant destiné à soutenir le nom et l'honneur de la famille, avait besoin, pour arriver à ce but, de tout ce que la famille possédait. Il déclara donc que, de sa part, il ne voyait aucun empêchement à ce mariage, si ce n'était que Carmela ne pouvait avoir de dot; mais à ceci le comte répondit en souriant que la chose le regardait. Séance tenante, parole fut donc échangée entre ces deux hommes qui ne savaient pas ce que c'était de manquer à leur parole.

Le marquis revint à Syracuse. Don Ferdinand l'attendait avec une impatience dont on peut se faire une idée, et tout en l'attendant, et pour ne point perdre de temps il avait fait seller son meilleur cheval. En apprenant que tout était arrangé selon ses désirs, il embrassa le marquis, il embrassa la marquise, descendit les escaliers comme un fou, sauta sur son cheval, et s'élança au galop sur la route de Catane. Son père et sa mère le virent de leur fenêtre disparaître dans un tourbillon de poussière.

—Le malheureux enfant! s'écria la marquise, il va se rompre le cou.

—Il n'y a point de danger, répondit le marquis; mon fils monte à cheval comme Bellérophon.

Quatre heures après, don Ferdinand était à Catane. Il va sans dire que la supérieure pensa s'évanouir de surprise et Carmela de joie.

Trois semaines après, les jeunes gens étaient unis à la cathédrale de Syracuse, don Ferdinand n'ayant point voulu que la cérémonie se fît à la chapelle des marquis de San-Floridio, de peur que le sang qu'il avait vu coagulé sur les dalles ne lui portât malheur.

On enleva le carreau marqué d'une croix, qui était au pied du lit de
Cantarello, et l'on y trouva les soixante mille ducats.

C'était la dot que don Ferdinand avait reconnue à sa femme.

UN REQUIN

Nous avions vu à Syracuse tout ce que Syracuse pouvait nous offrir de curieux; il ne nous restait plus qu'à y faire la provision de vin obligée; nous consacrâmes toute la soirée à cette importante acquisition; le même soir, nous fîmes porter nos barriques au speronare, où nous les suivîmes immédiatement, après avoir embrassé notre savant et aimable cicérone, qui, en nous quittant, nous donna des lettres pour Palerme.

Nous trouvâmes comme toujours l'équipage joyeux, dispos et prêt au départ; il n'y avait pas jusqu'à notre cuisinier qui n'eût profité de ces deux jours de repos pour se remettre; il nous attendait sur le pont, prêt à nous faire à souper, car le pauvre diable, il faut le dire, était plein de bonne volonté, et, dès qu'il pouvait se tenir sur ses jambes, il en profitait pour courir à ses casseroles. Malheureusement, nous avions dîné avec Gargallo, ce qui ne nous laissait aucune possibilité de profiter de sa bonne disposition à notre égard. A notre refus, il se rabattit sur Milord, qui était toujours prêt, et qui avala à lui seul, avec adjonction convenable de pain et de pommes de terre, le macaroni destiné à Jadin et à moi, circonstance qui, j'en suis certain, a laissé dans sa mémoire un bon souvenir de la façon dont on mange à Syracuse.

Nous avions laissé le capitaine un peu souffrant d'un rhumatisme dans les reins; bon gré, mal gré, il m'avait fallu faire le médecin, et j'avais ordonné des frictions avec de l'eau-de-vie camphrée. Le capitaine avait déjà usé du remède; soit imagination, soit réalité, il prétendait se trouver mieux à notre retour, et se promettait de suivre l'ordonnance.

Le temps était magnifique. Je l'ai déjà dit, rien n'est beau, rien n'est poétique comme une nuit sur les côtes de Sicile, entre ce ciel et cette mer qui semblent deux nappes d'azur brodées d'or; aussi restâmes-nous sur le pont assez tard à jouer à je ne sais quel jeu inventé par l'équipage, et dans lequel le perdant était forcé de boire un verre de vin. Il va sans dire qu'en deux ou trois leçons nous étions devenus plus forts que nos maîtres, et que nos matelots perdaient toujours; Pietro surtout était d'un malheur désespérant.

Vers minuit, nous nous retirâmes dans notre cabine, laissant le pont à la disposition du capitaine, qui venait d'y dresser une espèce de plate-forme sur laquelle il se couchait à plat ventre afin de donner plus de facilité à Giovanni d'exécuter la prescription que je lui avais faite à l'endroit des rhumatismes de son patron; mais à peine étions-nous au lit, que nous entendîmes jeter un cri perçant. Nous nous précipitâmes, Jadin et moi, vers la porte; nous y arrivâmes à temps pour voir le pont couvert de flammes, et du milieu de ces flammes se dégager une espèce de diable tout en feu, qui, d'un bond, s'élança par-dessus le bastingage, et alla s'enfoncer dans la mer, tandis que son compagnon, dont le bras seul brûlait, courait en jetant des hurlements de damné et en appelant au secours. Nous demeurâmes un instant sans rien comprendre non plus que l'équipage à toute cette aventure, lorsque la tête de Nunzio apparut tout à coup au-dessus de la cabine, et que cet ordre se fit entendre:

—A bas la voile, et attendons le capitaine, qui est à la mer.

L'ordre fut exécuté sur-le-champ et avec cette ponctualité passive qui forme le caractère particulier de l'obéissance des matelots. La voile glissa le long du mât, et s'abattit sur le pont; presque aussitôt le petit bâtiment s'arrêta comme un oiseau dont on briserait l'aile, et l'on entendit la voix du capitaine, qui demandait une corde; un instant après, grâce à l'objet demandé, le capitaine était remonté à bord.

Alors tout s'expliqua.

Pour plus d'efficacité, Giovanni avait fait tiédir l'eau-de-vie camphrée, et armé d'un gant de flanelle, il en frottait les reins du capitaine, lorsque dans le voyage qu'elle faisait du plat où était le liquide à l'épine dorsale du patron, sa main avait pris feu à la lampe qui éclairait l'opération; le feu s'était communiqué immédiatement de la main de l'opérateur à la nuque du patient, et de la nuque du patient à toutes les parties du corps humectées par le spécifique. Le capitaine s'était senti tout à coup brûlé des mêmes feux qu'Hercule; pour les éteindre, il avait couru au plus près, et s'était élancé dans la mer. C'était lui qui avait poussé le cri que nous avions entendu, c'était lui que nous avions vu passer comme un météore. Quant à son compagnon d'infortune, c'était le pauvre Giovanni, dont le bras, emprisonné dans son gant de flanelle, brûlait depuis le bout des ongles jusqu'au coude, et qui n'ayant aucun motif de faire le Mucius Scévola, courait sur le pont en criant comme un possédé.

Visite faite des parties lésées, il fut reconnu que le capitaine avait le dos rissolé, et que Giovanni avait la main à moitié cuite. On gratta à l'instant même toutes les carottes qui se trouvaient à bord, et de leurs raclures on fit une compresse circulaire pour la main de Giovanni, et un cataplasme de trois pieds de long pour les reins du capitaine; puis, le capitaine se coucha sur le ventre, Giovanni sur le côté, l'équipage comme il put, nous comme nous voulûmes, et tout rentra dans l'ordre.

Nous nous réveillâmes comme nous doublions le promontoire de Passera, l'ancien cap Pachinum, l'angle le plus aigu de l'antique Trinacrie. C'était la première fois que je trouvais Virgile en faute. Ses altas cautes projectaque saxa Pachini s'étaient affaissées pour offrir à la vue une côte basse, et qui s'enfonce presque insensiblement dans la mer. Depuis le jour où l'auteur de l'Énéide écrivait son troisième chant, l'Etna, il est vrai, a si souvent fait des siennes, que le nivellement qui donne un démenti à l'harmonieux hexamètre de Virgile pourrait bien être son ouvrage, cette supposition soit faite sans l'offenser: on ne prête qu'aux riches.

Le vent était tout à fait tombé, et nous ne marchions qu'à la rame, longeant les côtes à un quart de lieue de distance, ce qui nous permettait d'en suivre des yeux tous les accidents, d'en parcourir du regard toutes les sinuosités. De temps en temps nous étions distraits de notre contemplation par quelque goëland qui passait à portée, et à qui nous envoyions un coup de fusil, ou par quelque dorade qui montait à la surface de l'eau, et à laquelle nous lancions le harpon. La mer était si belle et si transparente, que l'oeil pouvait plonger à une profondeur presque infinie. De temps en temps, au fond de cet abîme d'azur, brillait tout à coup un éclair d'argent; c'était quelque poisson qui fouettait l'eau d'un coup de queue, et qui disparaissait effrayé par notre passage. Un seul, qui paraissait de la grosseur d'un brochet ordinaire, nous suivait à une profondeur incalculable, presque sans mouvement, et bercé par l'eau. J'avais les yeux fixés sur ce poisson depuis près de dix minutes, lorsque Jadin, voyant ma préoccupation, vint me rejoindre, en s'informant de ce qui la causait. Je lui montrai mon cétacé qu'il eut d'abord quelque peine à apercevoir, mais qu'il finit par distinguer aussi bien que moi. Bientôt il arriva ce qui arrive à Paris lorsqu'on s'arrête sur un pont et qu'on regarde dans la rivière. Pietro, qui passait avec une demi-douzaine de côtelettes qui devaient faire le fonds de notre déjeuner, s'approcha de nous, et, suivant la direction de nos regards, parvint aussi à voir l'objet qui les attirait; mais, à notre grand étonnement, cette vue parut lui faire une impression si désagréable, que nous nous hâtâmes de lui demander quel était ce poisson qui nous suivait si obstinément. Pietro se contenta de hocher la tête; après nous avoir répondu: C'est un mauvais poisson, il continua son chemin vers la cuisine, et disparut dans l'écoutille. Comme cette réponse était loin de nous satisfaire, nous appelâmes le capitaine, qui venait de faire son apparition sur le pont, et sans prendre le temps de lui demander comment allait son rhumatisme, nous renouvelâmes notre question. Il regarda un instant, puis laissant échapper un geste de dégoût:

Cè un cane marino, nous dit-il, et il fit un mouvement pour s'éloigner.

—Peste, capitaine! dis-je en le retenant, vous paraissez bien dégoûté. Un cane marino? Mais c'est un requin, n'est-ce pas?

—Non pas précisément, reprit le capitaine, mais c'est un poisson de la même espèce.

—Alors, c'est un diminutif de requin, dit Jadin.

—Il n'est pas des plus gros qui se puissent voir, répondit le capitaine, mais il est encore de six à sept pieds de long.

—Farceur de capitaine! dit Jadin.

—C'est l'exacte vérité.

—Dites donc, capitaine, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de le pêcher? demandai-je.

Le capitaine secoua la tête.

—Nos hommes ne voudront pas, dit-il.

—Et pourquoi cela?

—C'est un mauvais poisson.

—Raison de plus pour en débarrasser notre route.

—Non, il y a un proverbe sicilien qui dit que tout bâtiment qui prend un requin à la mer rendra un homme à la mer.

—Mais enfin, ne pourrait-on le voir de plus près?

—Oh! cela est facile; jetez-lui quelque chose, et il viendra.

—Mais quoi?

—Ce que vous voudrez; il n'est pas fier. Depuis un paquet de chandelles jusqu'à une côtelette de veau, il acceptera tout.

—Jadin, ne perdez pas l'animal de vue; je reviens.

Je courus à la cuisine, et, malgré les cris de Giovanni, qui était en train de passer nos côtelettes à la poêle, je pris un poulet qu'il venait de plumer et de trousser à l'avance pour notre dîner. Au moment de mettre le pied sur l'échelle, j'entendis de si profonds soupirs, que je m'arrêtai pour regarder qui les poussait. C'était Cama, que le mal de mer avait repris, et qui, ayant su qu'un requin nous suivait, se figurait, selon la superstition des matelots, qu'il était là à son intention. J'essayai de le rassurer; mais, voyant que je perdais mon temps, je revins à mon squale.

Il était toujours à la même place, mais le capitaine avait quitté la sienne et était allé causer avec le pilote, nous laissant le champ libre, curieux qu'il était d'assister à ce qui allait se passer entre nous et le requin. Au reste, les quatre matelots qui ramaient avaient quitté leurs avirons, et appuyés sur le bastingage, à quelques pas de nous, ils paraissaient s'entretenir de leur côté de l'important événement qui nous arrivait.

Le requin était toujours immobile et se tenait à peu près à la même profondeur.

J'attachai une pierre de notre lest au cou du poulet, et je le jetai à l'eau dans la direction du requin.

Le poulet s'enfonça lentement, et était déjà parvenu à une vingtaine de pieds de profondeur sans que celui auquel il était destiné eût paru s'en inquiéter le moins du monde, lorsqu'il nous sembla néanmoins voir le squale grandir visiblement. En effet, à mesure que le poulet descendait, il montait de son côté pour venir au devant de lui. Enfin, lorsqu'ils ne furent qu'à quelques brasses l'un de l'autre, le requin se retourna sur le dos et ouvrit sa gueule, où disparut incontinent le poulet. Quant au caillou que nous y avions ajouté pour le forcer à descendre, nous ne vîmes pas que notre convive s'en inquiétât autrement; bien plus, alléché par ce prélude, il continua de monter, et par conséquent de grandir. Enfin, il arriva jusqu'à une brasse ou une brasse et demie au-dessous de la surface de la mer, et nous fûmes forcés de reconnaître la vérité de ce que nous avait dit le capitaine: le prétendu brochet avait près de sept pieds de long.

Alors, malgré toutes les recommandations du capitaine, l'envie nous reprit de pêcher le requin. Nous appelâmes Giovanni, qui, croyant que nous étions impatients de notre déjeuner, apparut au haut de l'échelle les côtelettes à la main. Nous lui expliquâmes qu'il s'agissait de tout autre chose, et lui montrâmes le requin en le priant d'aller chercher son harpon, et en lui promettant un louis de bonne main s'il parvenait à le prendre; mais Giovanni se contenta de secouer la tête, et, posant nos côtelettes sur une chaise, il s'en alla en disant: Oh! excellence, c'est un mauvais poisson.

Je connaissais déjà trop mes Siciliens pour espérer parvenir à vaincre une répugnance si universellement manifestée; aussi, ne me fiant pas à notre adresse à lancer le harpon, n'ayant point à bord de hameçon de taille à pêcher un pareil monstre, je résolus de recourir à nos fusils. En conséquence, je laissai Jadin en observation, l'invitant, si le requin faisait mine de s'en aller, à l'entretenir avec les côtelettes, près desquelles Milord était allé s'asseoir, tout en les regardant de côté avec un air de concupiscence impossible à décrire, et je courus à la cabine pour changer la charge de mon fusil; j'y glissai des cartouches à deux balles par chaque canon; quant à la carabine, elle était déjà chargée à lingots, puis je revins sur le pont.

Tout était dans le même état: Milord gardant les côtelettes, Jadin gardant le requin, et le requin ayant l'air de nous garder.

Je remis la carabine à Jadin, et je conservai le fusil; puis nous appelâmes Pietro pour qu'il jetât une côtelette au requin, afin que nous profitassions du moment où l'animal la viendrait chercher à la surface de l'eau pour tirer sur lui; mais Pietro nous répondit que c'était offenser Dieu que de nourrir des chiens de mer avec des côtelettes de veau, quand nous n'en donnions que les os à ce pauvre Melord. Comme cette réponse équivalait à un refus, nous résolûmes de faire la chose nous-mêmes. Je transportai le plat de la chaise sur le bastingage; nous convînmes de jeter une première côtelette d'essai, et de ne faire feu qu'à la seconde, afin que le poisson, parfaitement amorcé, se livrât à nous sans défiance, et nous commençâmes la représentation.

Tout se passa comme nous l'avions prévu. A peine la côtelette fut-elle à l'eau, que le requin s'avança vers elle d'un seul mouvement de sa queue, et, renouvelant la manoeuvre qui lui avait si bien réussi à l'endroit du poulet, tourna son ventre argenté, ouvrit sa large gueule meublée de deux rangées de dents, puis absorba la côtelette avec une gloutonnerie qui prouvait que, s'il avait l'habitude de la viande crue, quand l'occasion s'en présentait il ne méprisait pas non plus la viande cuite.

L'équipage nous avait regardé faire avec un sentiment de peine, visiblement partagé par Milord, qui avait suivi le plat de la chaise au bastingage, et qui se tenait debout sur le banc, regardant par-dessus le bord; mais nous étions trop avancés pour reculer, et, malgré la désapprobation générale que le respect qu'on nous portait empêchait seul de manifester hautement, je pris une seconde côtelette; mesurant la distance pour avoir le requin à dix pas et en plein travers, je la jetai à la mer, reportant du même coup la main à la crosse de mon fusil pour être prêt à tirer.

Mais à peine avais-je accompli ce mouvement que Pietro jeta un cri, et que nous entendîmes le brait d'un corps pesant qui tombait à la mer. C'était Milord qui n'avait pas cru que son respect pour les côtelettes devait s'étendre au-delà du plat, et qui, voyant que nous en faisions largesse à un individu qui, dans sa conviction, n'y avait pas plus de droit que lui, s'était jeté pardessus le bord pour aller disputer sa proie au requin.

La scène changeait de face; le squale, immobile, paraissait hésiter entre la côtelette et Milord; pendant ce temps Pietro, Philippe et Giovanni avaient sauté sur les avirons, et battaient l'eau pour effrayer le requin; d'abord nous crûmes qu'ils avaient réussi, car le squale plongea de quelques pieds; mais, passant trois ou quatre brasses au-dessous de Milord qui, sans s'inquiéter de lui le moins du monde, continuait de nager en soufflant vers sa côtelette qu'il ne perdait pas de vue, il reparut derrière lui, remonta presque à fleur d'eau, et d'un seul mouvement s'élança en se retournant sur le dos vers celui qu'il regardait déjà comme sa proie. En même temps nos deux coups de fusil partirent; le requin battit la mer d'un violent coup de queue, faisant jaillir l'écume jusqu'à nous, et sans doute dangereusement blessé, s'enfonça dans la mer, puis disparut, laissant la surface de l'eau jusque-là du plus bel azur troublée par une légère teinte sanglante.

Quant à Milord, sans faire attention à ce qui se passait derrière lui, il avait happé sa côtelette, qu'il broyait triomphalement, tout en revenant vers le speronare, tandis qu'avec le coup qui me restait à tirer je me tenais prêt à saluer le requin s'il avait l'audace de se montrer de nouveau; mais le requin en avait assez à ce qu'il paraît, et nous ne le revîmes ni de près ni de loin.

Là s'élevait une grave difficulté pour Milord: il était plus facile pour lui de sauter à la mer que de remonter sur le bâtiment; mais, comme on le sait, Milord avait un ami dévoué dans Pietro; en un instant la chaloupe fut à la mer, et Milord dans la chaloupe. Ce fut là qu'il acheva, avec son flegme tout britannique, de broyer les derniers os de la côtelette qui avait failli lui coûter si cher.

Son retour à bord fut une véritable ovation; Jadin avait bien quelque envie de l'assommer, afin de lui ôter à l'avenir le goût de la course aux côtelettes; mais j'obtins que rien ne troublerait les joies de son triomphe, qu'il supporta au reste avec sa modestie ordinaire.

Toute la journée se passa à commenter l'événement de la matinée. Vers les trois heures, nous nous trouvâmes au milieu d'une demi-douzaine de petites îles, ou plutôt de grands écueils qu'on appelle les Formiche. L'équipage nous proposait de descendre sur un de ces rochers pour dîner, mais j'avais déjà jeté mon dévolu sur une jolie petite île que j'apercevais à trois milles à peu près de nous, et sur laquelle je donnai l'ordre de nous diriger; elle était indiquée sur ma carte sous le nom de l'île de Porri.

C'était le jour des répugnances: à peine avais-je donné cet ordre, qu'il s'établit une longue conférence entre Nunzio, le capitaine et Vincenzo, puis le capitaine vint nous dire qu'on gouvernerait, si je continuais de l'exiger, vers le point que je désignais, mais qu'il devait d'abord nous prévenir que, trois ou quatre mois auparavant, ils avaient trouvé sur cette île le cadavre d'un matelot que la mer y avait jeté. Je lui demandai alors ce qu'était devenu le cadavre; il me répondit que lui et ses hommes lui avaient creusé une fosse, et l'avaient enterré proprement comme il convenait à l'égard d'un chrétien, après quoi ils avaient jeté sur la tombe toutes les pierres qu'ils avaient trouvées dans l'île, ce qui formait la petite élévation que nous pouvions voir au centre; en outre, de retour au village Della Pace, ils lui avaient fait dire une messe. Comme le cadavre n'avait rien à réclamer de plus, je maintins l'ordre donné, et, l'appétit commençant à se faire sentir, j'invitai nos hommes à prendre leurs avirons; un instant après six rameurs étaient à leur poste, et nous avancions presque aussi rapidement qu'à la voile.

Pendant ce temps, Nunzio leva la tête au-dessus de la cabine; c'était ordinairement le signe qu'il avait quelque chose à nous dire. Nous nous approchâmes, et il nous raconta qu'avant la prise d'Alger cette petite île était un repaire de pirates qui s'y tenaient à l'affût, et qui de là fondaient comme des oiseaux de proie sur tout ce qui passait à leur portée. Un jour que Nunzio s'amusait à pêcher, il avait vu une troupe de ces barbaresques enlever un petit yacht qui appartenait au prince de Paterno, et dans lequel le prince était lui-même.

Cet événement avait donné lieu à un fait qui peut faire juger du caractère des grands seigneurs siciliens.

Le prince de Paterno était un des plus riches propriétaires de la Sicile; les barbaresques, qui savaient à qui ils avaient affaire, eurent donc pour lui les plus grands égards, et, l'ayant conduit à Alger, le vendirent au dey pour une somme de 100 000 piastres, 600 000 francs, c'était pour rien. Aussi le dey ne marchanda aucunement, sachant d'avance ce qu'il pouvait gagner sur la marchandise, paya les 100 000 piastres, et se fit amener le prince de Paterno pour traiter avec lui de puissance à puissance.

Mais, au premier mot que le dey d'Alger dit au prince de Paterno de l'objet pour lequel il l'avait fait venir, le prince lui répondit qu'il ne se mêlait jamais d'affaires d'argent, et que, si le dey avait quelque chose de pareil à régler avec lui, il n'avait qu'à s'en entendre avec son intendant.

Le dey d'Alger n'était pas fier, il renvoya le prince de Paterno et fit venir l'intendant. La discussion fut longue; enfin il demeura convenu que la rançon du prince et de toute sa suite serait fixée à 600 000 piastres, c'est-à-dire près de 4 millions, payables en deux paiements égaux: 300 000 piastres à l'expiration du temps voulu pour que l'intendant retournât en Sicile et rapportât cette somme, 300 000 piastres à six mois de date. Il était arrêté, en outre, que, le premier paiement accompli, le prince et toute sa suite seraient libres; le second paiement avait pour garant la parole du prince.

Comme on le voit, le dey d'Alger avait fait une assez bonne spéculation: il gagnait 3 500 000 francs de la main à la main.

L'intendant partit et revint à jour fixe avec ses 300 000 piastres; de son côté, le dey d'Alger, fidèle observateur de la foi jurée, eut à peine touché la somme, qu'il déclara au prince qu'il était libre, lui rendit son yacht, et pour plus de sécurité lui donna un laissez-passer.

Le prince revint heureusement en Sicile, à la grande joie de ses vassaux qui l'aimaient fort, et auxquels il donna des fêtes dans lesquelles il dépensa encore 1 500 000 francs à peu près. Puis il donna l'ordre à son intendant de s'occuper à réunir les 300 000 piastres qu'il restait devoir au dey d'Alger.

Les 300 000 piastres étaient réunies et allaient être acheminées à leur destination, lorsque le prince de Paterno reçut un papier marqué, qu'il renvoya comme d'habitude, à son intendant. C'était une opposition que le roi de Naples mettait entre ses mains, et un ordre de verser la somme destinée au dey d'Alger dans le trésor de sa majesté napolitaine.

L'intendant vint annoncer cette nouvelle au prince de Paterno. Le prince de
Paterno demanda à son intendant ce que cela voulait dire.

Alors l'intendant apprit au prince que le roi de Naples, ayant déclaré, il y avait quinze jours, la guerre à la régence d'Alger, avait jugé qu'il serait d'une mauvaise politique de laisser enrichir son ennemi, et comprit qu'il serait d'une politique excellente de s'enrichir lui-même. De là l'ordre donné au prince de Paterno de verser le reste de sa rançon dans les coffres de l'État.

L'ordre était positif, et il n'y avait pas moyen de s'y soustraire. D'un autre côté, le prince avait donné sa parole et ne voulait pas y manquer. L'intendant, interrogé, répondit que les coffres de son excellence étaient à sec, et qu'il fallait attendre la récolte prochaine pour les remplir.

Le prince de Paterno, en fidèle sujet, commença par verser entre les mains de son souverain les 300 000 piastres qu'il avait réunies; puis il vendit ses diamants et sa vaisselle, et en réunit 300 000 autres, que le dey reçut à heure fixe.

Quelques-uns prétendirent que le plus corsaire des deux monarques n'était pas celui qui demeurait de l'autre côté de la Méditerranée.

Quant au prince de Paterno, il ne se prononça jamais sur cette délicate appréciation, et, toutes les fois qu'on lui parla de cette aventure, il répondit qu'il se trouvait heureux et honoré d'avoir pu rendre service à son souverain.

Cependant, tout en causant avec Nunzio, nous avancions vers l'île. Elle pouvait avoir cent cinquante pas de tour, était dénuée d'arbres, mais toute couverte de grandes herbes. Lorsque nous n'en fûmes plus éloignés que de deux ou trois encablures, nous jetâmes l'ancre, et l'on mit la chaloupe à la mer. Alors seulement une centaine d'oiseaux qui la couvraient s'envolèrent en poussant de grands cris. J'envoyai un coup de fusil au milieu de la bande; deux tombèrent.

Nous descendîmes dans la barque, qui commença par nous mettre à terre, et qui retourna à bord chercher tout ce qui était nécessaire à notre cuisine. Une espèce de rocher creusé, et qui avait servi à cet usage, fut érigé en cheminée; cinq minutes après, il présentait un brasier magnifique, devant lequel tournait une broche confortablement garnie.

Pendant ces préparatifs, nous ramassions nos oiseaux, et nous visitions notre île. Nos oiseaux étaient de l'espèce des mouettes; l'un d'eux n'avait que l'aile cassée. Pietro lui fit l'amputation du membre mutilé, puis le patient fut immédiatement transporté à bord, où l'équipage prétendit qu'il s'apprivoiserait à merveille.

La barque qui le conduisait ramena Cama. Le pauvre diable, chaque fois que le bâtiment s'arrêtait, reprenait ses forces, et tant bien que mal se redressait sur ses jambes. Il avait aperçu l'île, et comme ce n'était enfreindre qu'à moitié la défense qui lui était faite d'aller à terre, Pietro avait eu pitié de lui, et nous le renvoyait une casserole à chaque main.

Pendant ce temps, nous faisions l'inventaire de notre île. Les pirates qui l'avaient habitée avaient sans doute une grande prédilection pour les oignons, car ces hautes herbes que nous avions vues de loin, et dans lesquelles nous nous frayions à grand-peine un passage, n'étaient rien autre chose que des ciboules montées en graines. Aussi, à peine avions-nous fait cinquante pas dans cette espèce de potager, que nous étions tout en larmes. C'était acheter trop cher une investigation qui ne promettait rien de bien neuf pour la science. Nous revînmes donc nous asseoir auprès de notre feu, devant lequel le capitaine venait de faire transporter une table et des chaises. Nous profitâmes aussitôt de cette attention, Jadin en retouchant des croquis inachevés, et moi en écrivant à quelques amis.

A part ces malheureux oignons, j'ai conservé peu de souvenirs aussi pittoresques que celui de notre dîner dressé près de ce tombeau d'un pauvre matelot noyé, dans cette petite île, ancien repaire de pirates, au milieu de tout notre équipage, joyeux, chantant et empressé. La mer était magnifique, et l'air si limpide, que nous apercevions jusqu'à deux ou trois lieues dans les terres, les moindres détails du paysage; aussi demeurâmes-nous à table jusqu'à ce qu'il fût nuit tout à fait close.

Vers les neuf heures du soir, une jolie brise se leva, venant de terre; c'était ce que nous pouvions désirer de mieux. Comme la côte de Sicile, du cap Passera à Girgenti, ne présente rien de bien curieux, j'avais prévenu le capitaine que je comptais, si la chose était possible, toucher à l'île de Panthellerie, l'ancienne Cossire. Le hasard nous servait à souhait; aussi le capitaine nous invita à nous hâter de remonter à bord. Nous ne perdîmes d'autre temps à nous rendre à son invitation que celui qu'il nous fallait pour mettre le feu aux herbes sèches dont l'île était couverte. Aussi en un instant fut-elle tout en flammes.

Ce fut éclairés par ce phare immense que nous mîmes à la voile, en saluant de deux coups de fusil le tombeau du pauvre matelot noyé.

IL SIGNOR ANGA

Le lendemain, quand nous nous réveillâmes, les côtes de Sicile étaient à peine visibles. Comme le vent avait continué d'être favorable, nous avions fait une quinzaine de lieues dans notre nuit. C'était le tiers à peu près de la distance que nous avions à parcourir. Si le temps ne changeait pas, il y avait donc probabilité que nous arriverions avant le lendemain matin à Panthellerie.

Vers les trois heures de l'après-midi, au moment où nous fumions, couchés sur nos lits, dans de grandes chibouques turques, d'excellent tabac du Sinaï que nous avait donné Gargallo, le capitaine nous appela. Comme nous savions qu'il ne nous dérangeait jamais à moins de cause importante, nous nous levâmes aussitôt et allâmes le joindre sur le pont. Alors il nous fit remarquer, à une demi-lieue de nous, à peu près vers notre droite et à l'avant, un jet d'eau qui, pareil à une source jaillissante, s'élevait à une dizaine de pieds au-dessus de la mer. Nous lui demandâmes la cause de ce phénomène. C'était tout ce qui restait de la fameuse île Julia, dont nous avons raconté la fantastique histoire. Je priai le capitaine de nous faire passer le plus près possible de cette espèce de trombe. Notre désir fut aussitôt transmis à Nunzio, qui gouverna dessus, et au bout d'un quart d'heure nous en fûmes à cinquante pas.

A cette distance, l'air était imprégné d'une forte odeur de bitume, et la mer bouillonnait sensiblement. Je fis tirer de l'eau dans un seau; elle était tiède. Je priai le capitaine d'avancer plus près du centre de l'ébullition, et nous fîmes encore une vingtaine de pas vers ce point; mais arrivé là, Nunzio parut désirer ne pas s'en approcher davantage. Comme ses désirs en général avaient force de loi, nous déférâmes aussitôt; et, laissant l'ex-île Julia à notre droite, nous allâmes nous recoucher sur nos lits et achever nos pipes, tandis que le bâtiment, un instant détourné de sa direction, remettait le cap sur Panthellerie.

Vers les sept heures du soir, nous aperçûmes une terre à l'avant. Nos matelots nous assurèrent que c'était là notre île, et nous nous couchâmes dans cette confiance. Ils ne nous avaient pas trompés. Vers les trois heures, nous fûmes réveillés par le bruit que faisait notre ancre en allant chercher le fond. Je sortis le nez de la cabine, et je vis que nous étions dans une espèce de port.

Le matin, ce furent, comme d'habitude, mille difficultés pour mettre pied à terre. Il était fort question du choléra, et les Panthelleriotes voyaient des cholériques partout. On nous prit nos papiers avec des pincettes, on les passa au vinaigre, on les examina avec une lunette d'approche; enfin il fut reconnu que nous étions dans un état de santé satisfaisant, et l'on nous permit de mettre pied à terre.

Il est difficile de voir rien de plus pauvre et de plus misérable que cette espèce de bourgade semée au bord de la mer, et environnant d'une ceinture de maisons sales et décrépites le petit port où nous avions jeté l'ancre. Une auberge où l'on nous conduisit nous repoussa par sa malpropreté; et, sur la promesse de Pietro, qui s'engagea à nous faire faire un bon déjeuner à la manière des gens du pays, nous passâmes outre, et nous nous mîmes en chemin à jeun.

Les principales curiosités du pays sont les deux grottes que l'on trouve à une demi-lieue à peu près dans la montagne, et dont l'une, appelée le Poêle, est si chaude, qu'à peine y peut-on rester dix minutes sans que les habits soient imprégnés de vapeur.

L'autre, qu'on appelle la Glacière, est au contraire si froide qu'en moins d'une demi-heure une carafe d'eau y gèle complètement. Il va sans dire que les médecins se sont emparés de ces deux grottes comme d'une double bonne fortune, et y tuent annuellement, les uns par le chaud et les autres par le froid, un certain nombre de malades.

En sortant du Poêle, nous vîmes Pietro qui était en train d'écorcher un chevreau qu'il venait d'acheter dix francs. Deux troncs d'oliviers transformés en chenets, et une broche en laurier rose, devaient, avec l'aide d'un feu cyclopéen préparé dans l'angle d'un rocher, amener l'animal tout entier à un degré de cuisson satisfaisant. Sur une pierre plate étaient préparés des raisins secs, des figues et des châtaignes, dont, à défaut de truffes, on devait bourrer le rôti. Cama, qui avait voulu dépecer le chevreau pour en faire des côtelettes, des gigots, des éclanches et des filets, avait eu le dessous, et servait, tout en déplorant l'infériorité de sa position, d'aide de cuisine à Pietro.

Nous nous acheminâmes vers la glacière, où nous entrâmes après avoir, sur la recommandation de notre guide, eu le soin de nous laisser refroidir à point. Le précaution n'était pas inutile, la température y étant très certainement à huit ou dix degrés au-dessous de zéro. J'en sortis bien vite, mais j'y donnai l'ordre qu'on y laissât notre eau et notre vin.

Quelques questions, que nous fîmes à notre guide sur les causes géologiques qui déterminaient ce double phénomène, restèrent sans réponse ou amenèrent des réponses telles que je ne pris pas même la peine de les consigner sur mon album.

En sortant de la glacière, notre cicerone nous demanda si notre intention n'était pas de monter au sommet de la montagne la plus élevée de l'île et au haut de laquelle nous apercevions une espèce de petite église. Nous demandâmes ce qu'on voyait du haut de la montagne; on nous répondit qu'on voyait l'Afrique. Cette promesse, jointe à la certitude que le déjeuner ne serait prêt que dans deux heures au moins, nous ayant paru une cause déterminante, nous répondîmes affirmativement. Aussitôt, du groupe qui nous environnait et qui nous avait suivis depuis la ville, nous regardant avec une curiosité demi-sauvage, se détacha un homme d'une trentaine d'années, qui, se glissant entre les rochers, disparut bientôt derrière un accident de terrain. Comme cette disparition, qui avait suivi immédiatement notre adhésion, m'avait frappé, je demandai à notre guide quel était cet homme qui venait de nous quitter; mais il nous répondit qu'il ne le connaissait pas, et que c'était sans doute quelque pâtre. J'essayai d'interroger deux autres Panthelleriotes; mais ces braves gens parlaient un si singulier patois, qu'après dix minutes de conversation réciproque, nous n'avions pas compris un seul mot de ce que nous nous étions dit. Je ne les en remerciai pas moins de leur obligeance, et nous nous mîmes en route.

Le sommet de la montagne est à deux mille cinq cents pied à peu près au-dessus du niveau de la mer; un chemin fort distinctement tracé et assez praticable, surtout pour des gens qui descendaient de l'Etna, indique que la petite chapelle dont j'ai déjà parlé est un lieu de pèlerinage assez fréquenté. Aux deux tiers de la montée à peu près, j'aperçus un homme que je crus reconnaître pour celui qui nous avait quittés, et qui courait à travers torrents, rochers et ravins. Je le montrai à Jadin, qui se contenta de me répondre:

—Il paraît que ce monsieur est fort pressé.

Notre cortège avait continué de nous suivre, quoique évidemment il n'attendît rien de nous. Comme, au reste, il ne nous demandait rien, et que nous n'en éprouvions d'autre importunité que l'ennui d'être regardés comme des bêtes curieuses, nous ne nous étions aucunement opposés à l'honneur qu'on nous faisait. Notre escorte arriva donc avec nous au sommet de la montagne où était située la chapelle. Sur le seuil de la porte, un homme, revêtu d'un costume de moine, nous attendait en s'essuyant le front. Au premier coup d'oeil, je reconnus notre escaladeur de rochers; alors tout me fut expliqué: il avait pris les devants pour revêtir son costume religieux, et il se disposait à nous offrir une messe. Comme la messe, à mon avis, tire sa valeur d'elle-même et non pas de l'officiant qui la dit, je fis signe que j'étais prêt à l'entendre. A l'instant même nous fûmes introduits dans la chapelle. En un tour de main, les préparatifs furent faits; deux des assistants s'offrirent pour remplir les fonctions d'enfant de choeur, et l'office divin commença.

La religion est une si grande chose par elle-même, que, quel que soit le voile ridicule dont l'enveloppe la superstition ou la cupidité, elle parvient toujours à en dégager sa tête sublime dont elle regarde le ciel, et ses deux mains dont elle embrasse la terre. Je sais, quant à moi, qu'aux premières paroles saintes qu'il avait prononcées, le moine spéculateur avait disparu pour faire place, sans qu'il s'en doutât certes lui-même, à un véritable ministre du Seigneur, je me repliais sur moi-même, et je pensais à mon isolement, perdu que j'étais sur le sommet le plus élevé d'une île presque inconnue, jetée comme un relais entre l'Europe et l'Afrique, à la merci de gens dont je comprenais à peine le langage, et n'ayant pour me remettre en communication avec le monde qu'une frêle barque, que Dieu, au milieu de la tempête, avait prise dans une de ses mains, tandis que de l'autre il brisait autour de nous, comme du verre, des frégates et des vaisseaux à trois ponts. Pendant un quart d'heure à peine que dura cette messe, je me retrouvai par le souvenir en contact avec tous les êtres que j'aimais et dont j'étais aimé, quel que fût le coin de la terre qu'ils habitassent. Je vis en quelque sorte repasser devant moi toute ma vie, et, à mesure qu'elle se déroulait devant mes yeux, tous les noms aimés vibraient les uns après les autres dans mon coeur. Et j'éprouvais à la fois une mélancolie profonde et une douceur infinie à songer que je priais pour eux, tandis qu'ils ignoraient même dans quel lieu du monde je me trouvais. Il résulta de cette disposition que, la messe finie, le moine, à son grand étonnement, ainsi qu'à celui de l'assemblée qui avait entendu l'office divin par-dessus le marché, vit, au lieu de deux ou trois carlins qu'il comptait recevoir, tomber une piastre dans son escarcelle. C'était, certes, la première fois qu'on lui payait une messe ce prix-là.

En sortant de la petite chapelle, je regardai autour de moi. A gauche s'étendait la Sicile, pareille à un brouillard. Sous nos pieds était l'île, qu'enveloppait de tous côtés la Méditerranée, calme et transparente comme un miroir. Vue ainsi, Panthellerie avait la forme d'une énorme tortue endormie sur l'eau. Comme en tout l'île n'a pas plus de dix lieues de tour, on en distinguait tous les détails, et à la rigueur on en aurait pu compter les maisons. La partie qui me parut la plus fertile et la plus peuplée est celle qui est connue dans le pays sous la désignation d'Oppidolo.

Cependant, comme la faim commençait à se faire sentir, nos yeux, après avoir erré quelque temps au hasard, finirent par se fixer sur l'endroit où se préparait notre déjeuner. Quoiqu'il y eût trois quarts de lieue de distance au moins du point où nous nous trouvions jusqu'à cet endroit, l'air était si limpide, que nous ne perdions aucun des mouvements de Pietro et de son acolyte. Lui, de son côté, s'aperçut sans doute que nous le regardions, car il se mit à danser une tarentelle, qu'il interrompit au beau milieu d'une figure pour aller visiter le rôti. Sans doute le chevreau approchait de son point de cuisson, car, après un examen consciencieux de l'animal, il se retourna vers nous et nous fit signe de revenir.

Nous trouvâmes notre couvert mis au milieu d'un charmant bois d'azeroliers et de lauriers roses, tout entrelacés de vignes sauvages. Il consistait tout bonnement en un tapis étendu à terre, et au-dessus duquel s'élevait un beau palmier dont les longues branches retombaient comme des panaches. Notre vin glacé nous attendait; enfin des grenades, des oranges, des rayons de miel et des raisins, formaient un dessert symétrique et appétissant au milieu duquel Pietro vint déposer, couché sur une planche recouverte de grandes feuilles de plantes aquatiques, notre chevreau rôti à point et exhalant une odeur merveilleusement appétissante.

Comme le chevreau pouvait peser de vingt-cinq à trente livres, et que, quelque faim que nous eussions, nous ne comptions pas le dévorer à nous deux, nous invitâmes Pietro à en faire part à la société, qui, depuis notre débarquement, nous avait fait l'honneur de nous suivre. Comme on le devine bien, l'offre fut acceptée sans plus de façon qu'elle était faite. Nous nous réservâmes une part convenable, tant de la chair de l'animal que des accessoires dont on lui avait bourré le ventre, et le reste, accompagné d'une demi-douzaine de bouteilles de vin de Syracuse, fut généralement offert à notre suite. Il en résulta un repas homérique des plus pittoresques; et, pour que rien n'y manquât, au dessert, le berger qui nous avait vendu le chevreau, et qui sans remords aucun en avait mangé sa part, joua d'une espèce de musette au son de laquelle, tandis que nous fumions voluptueusement nos longues pipes, deux Panthelleriotes, par manière de remerciement sans doute, nous dansèrent une gigue nationale qui tenait le milieu entre la tarentelle napolitaine et le boléro andalou. Après quoi nous prîmes chacun une tasse de café bouilli et non passé, c'est-à-dire à la turque, et nous redescendîmes vers la ville.

En arrivant sur le port, nous aperçûmes le capitaine qui causait avec une sorte d'argousin gardant quatre forçats; nous nous approchâmes d'eux, et, à notre grand étonnement, nous remarquâmes que le capitaine parlait avec une sorte de respect à son interlocuteur, et l'appelait Excellence. De son côté, l'argousin recevait ces marques de considération comme choses à lui dues, et ce fut tout au plus si, lorsque le capitaine le quitta pour nous suivre, il ne lui donna pas sa main à baiser. Comme on le comprend bien, cette circonstance excita ma curiosité, et je demandai au capitaine quel était le respectable vieillard avec lequel il avait l'honneur de faire la conversation quand nous l'avions interrompu. Il nous répondit que c'était Son Excellence il signor Anga, ex-capitaine de nuit à Syracuse.

Maintenant, comment le signor Anga, de capitaine de Syracuse, était-il devenu argousin? C'était une chose assez curieuse que voici:

Pendant les années 1810, 1811 et 1812, les rues de Syracuse se trouvèrent tout à coup infestées de bandits si adroits et en même temps si audacieux, que l'on ne pouvait, la nuit venue, mettre le pied hors de chez soi sans être volé et même quelquefois assassiné. Bientôt ces expéditions nocturnes ne se bornèrent pas à dévaliser ceux qui se hasardaient nuitamment dans les rues, mais elles pénétrèrent dans les maisons les mieux gardées, jusqu'au fond des appartement* les mieux clos, de sorte que la forêt de Bondy, de picaresque mémoire, était devenue un lieu de sûreté auprès de la pauvre ville de Syracuse.

Et tout cela se passait malgré la surveillance du signor Anga, capitaine de nuit, auquel du reste on ne pouvait faire que le seul reproche d'arriver cinq minutes trop tard, car, à peine une maison venait-elle d'être pillée, qu'il accourait avec sa patrouille pour prendre le signalement des voleurs; à peine un malheureux venait-il d'être assassiné, qu'il était là pour le relever lui-même, recevoir ses derniers aveux s'il respirait encore, et dresser procès-verbal du terrible événement.

Aussi chacun admirait-il la prodigieuse activité du signor Anga, tout en déplorant, comme nous l'avons dit, qu'un magistrat si actif ne poussât pas l'activité jusqu'à arriver dix minutes plus tôt au lieu d'arriver cinq minutes plus tard. La ville tout entière ne s'en applaudissait pas moins d'être si bien gardée, et pour rien au monde n'aurait voulu qu'on lui donnât un autre capitaine de nuit que le signor Anga.

Cependant les vols continuaient avec une effronterie toujours croissante. Un jeune officier, logé dans le couvent de Saint-François, venait de recevoir un solde arriéré en piastres espagnoles; il déposa son petit trésor dans un tiroir de son secrétaire, prit la clef dans sa poche, et s'en alla dîner en ville, se reposant sur la double sécurité que lui offraient la sainteté du lieu où il logeait, et le soin qu'il avait pris de cadenasser ses trois cents piastres.

Le soir en rentrant, il trouva son secrétaire forcé et le tiroir vide.

De plus, comme il tombait ce soir-là des torrents de pluie, et que rien n'est antipathique au Sicilien comme d'être mouillé, le voleur avait pris le parapluie du jeune officier.

L'officier, désespéré, courut à l'instant même chez le capitaine Anga, qu'il trouva, malgré le temps abominable qu'il faisait, revenant d'une de ses expéditions nocturnes, si dévouées et malheureusement si infructueuses. Malgré la fatigue du signor Anga, et quoiqu'il fût mouillé jusqu'aux os et crotté jusqu'aux genoux, il ne voulut pas faire attendre le plaignant, reçut sa déposition séance tenante, et lui promit de mettre dès le lendemain toute sa brigade à la poursuite de ses piastres, de son parapluie et de ses voleurs.

Mais trois mois s'écoulèrent sans que l'on retrouvât ni voleur, ni parapluie, ni piastres.

Au bout de ces trois mois, un jour qu'il faisait un temps pareil à celui pendant lequel son vol avait eu lieu, le jeune officier, propriétaire d'un parapluie neuf, traversait la grande place de Syracuse, lorsqu'il crut voir un parapluie si exactement pareil à celui qu'il avait perdu, que le désir lui prit aussitôt de lier connaissance avec l'individu qui le portait. En conséquence, au détour de la première rue, il arrêta l'inconnu pour lui demander son chemin; l'inconnu le lui indiqua fort poliment. L'officier s'informa du nom de celui chez qui il avait trouvé une si gracieuse obligeance, et il apprit que son interlocuteur n'était autre que le domestique de confiance de la signora Anga, femme du capitaine de nuit.

Cette découverte devenait d'autant plus grave, que le jeune officier avait acquis une preuve irrécusable que le parapluie en question était bien le sien. Tout en causant avec le domestique, il avait retrouvé ses deux initiales gravées sur un petit écusson d'argent qui ornait la pomme du parapluie, que le voleur n'avait pas voulu priver de cet ornement.

L'officier courut, par le chemin le plus court, chez le capitaine de nuit; le signor Anga était absent pour affaire de service; l'officier se fit conduire chez madame, et lui raconta comment elle avait un voleur ou tout au moins un receleur à son service. Madame Anga jeta les hauts cris, jurant que la chose était impossible; en ce moment même, le domestique rentra; le jeune officier, qui commençait à s'impatienter de dénégations qui ne tendaient à rien moins qu'à le faire passer pour fou ou pour imposteur, prit le domestique par une oreille, l'amena devant sa maîtresse, lui arracha des mains le parapluie qu'il tenait encore, montra l'écusson, et fit reconnaître les deux initiales pour être les siennes. Il n'y avait rien à répondre à cela; aussi maîtresse et domestique étaient-ils fort embarrassés, lorsque la porte s'ouvrit, et que le signor Anga parut en personne.

L'officier renouvela aussitôt son accusation, soutenant que, les piastres ayant disparu en même temps que le parapluie, et le parapluie étant retrouvé, les piastres ne pouvaient être loin. Le signor Anga, surpris par un dilemme aussi positif, se troubla d'abord, puis, s'étant bientôt remis, répondit insolemment au jeune officier, et finit par le mettre à la porte. C'était une faute: cette colère donna au volé des soupçons qu'il n'eût jamais eus sans cela. Il courut chez le colonel anglais qui tenait garnison dans la ville: le colonel requit le juge, et le juge, suivi du greffier et du commissaire, fit une descente chez le signor Anga, qui, à sa grande humiliation, fut forcé de laisser faire perquisition chez lui.

On avait déjà visité toute la maison sans que cette visite amenât le moindre résultat, lorsque le jeune officier, qui, en sa qualité de partie intéressée, dirigeait les recherches, s'aperçut, en traversant le rez-de-chaussée, que ce rez-de-chaussée était parqueté, chose très rare en Sicile. Il frappa du pied, et il lui sembla que le parquet sonnait plus fort le creux qu'un honnête parquet ne devait le faire. Il appela le juge, lui fit part de ses doutes; le juge fit venir deux charpentiers. On leva le parquet, et l'on trouva, les unes à la suite des autres, quatre caves pleines, non seulement de parapluies, mais de vases précieux, d'étoffes magnifiques, d'argenterie portant les armes de ses propriétaires, enfin un bazar tout entier.

Alors tout fut expliqué, et cette longue impunité des voleurs n'eut plus besoin de commentaires. Il signor Anga était à la fois le chef et le receleur de ces industriels. Le sous-prieur du couvent où était logé le jeune homme était son associé. L'affaire de ce digne moine était surtout l'écoulement des objets volés. Le signor Anga était, au reste, un homme remarquable, qui avait organisé son commerce en grand; et qui avait des espèces de comptoirs à Lentini, à Calata-Girone et à Calata-Nisetta, c'est-à-dire dans toutes les villes où il y avait de grandes foires; et cependant, comme on le voit, malgré cette active industrie, malgré ces débouchés nombreux, le signor Anga opérait si en grand, que, lorsqu'on les découvrit, ses magasins étaient encombrés.

Le moine arrêté échappa, par privilège ecclésiastique, à la justice séculière, et fut remis à son évêque. Comme depuis cette époque nul ne le revit, on présume qu'il fut enterré dans quelque in pace, où l'on retrouvera un jour son squelette.

Quant au signor Anga, il fut condamné aux galères perpétuelles. Envoyé d'abord simple forçat à Vallano, de là, au bout de cinq ans de bonne conduite, il fut transporté à Panthellerie, où, pendant cinq autres années, n'ayant donné lieu à aucune plainte, il fut élevé au grade d'argousin, qu'il occupe honorablement depuis douze années, avec l'espoir de passer incessamment garde-chiourme.

C'est ce que lui souhaitait notre capitaine en prenant congé de lui.

Avant de quitter Panthellerie, je fus curieux de me faire une expérience: j'y mis à la poste les lettres que j'avais écrites à mes amis, et qui étaient datées de l'île de Porri; elles parvinrent à leur destination un an après mon retour; il n'y a rien à dire.

GIRGENTI LA MAGNIFIQUE

Il était sept heures du soir lorsque nous remîmes à la voile; par un bonheur extrême, le vent qui, pendant deux jours, avait soufflé de l'est, venait de tourner au sud. Cependant ce bonheur n'était pas sans quelque mélange; ce vent tout africain était chargé de chaudes bouffées du désert libyen; c'était le cousin-germain de ce fameux sirocco dont nous avions eu un échantillon à Messine, et comme lui il apportait dans toute l'organisation physique une découragement extrême.

Nous fîmes porter nos lits sur le pont. La cabine était devenue étouffante. Il passait comme une poussière de cendres rouges entre nous et le ciel, et la mer était si phosphorescente qu'elle semblait rouler des vagues de flammes; à un quart de lieue derrière le bâtiment notre sillage semblait une traînée de lave.

Lorsqu'il en était ainsi, tout l'équipage disparaissait, et le bâtiment, abandonné à Nunzio, dont le corps de fer résistait à tout, semblait voguer seul. Cependant je dois dire qu'au moindre cri du pilote, cinq ou six têtes sortaient des écoutilles, et qu'au besoin les bras les plus alanguis retrouvaient toute leur vigueur.

Quoique nous fussions moins sensibles que les Siciliens à l'influence de ce vent, nous n'en éprouvions pas moins un certain malaise dont le résultat était de nous ôter tout appétit; la nuit se passa donc tout entière à dormir d'un mauvais sommeil, et la journée à boire de la limonade.

Le surlendemain de notre départ de Panthellerie, et comme nous étions à huit ou dix lieues encore des côtes de Sicile, le vent tomba, et il fallut marcher à la rame; mais comme chacun avait dans les bras un reste de sirocco, à peine fîmes-nous trois lieues dans la matinée. Vers les cinq heures, une petite brise sud-ouest se leva: le pilote en profita pour faire hisser nos voiles, et le bâtiment, qui était plein de bonne volonté, commença à marcher de façon à nous donner l'espoir d'entrer le soir même dans le port de Girgenti.

En effet, vers les neuf heures du soir, nous jetions l'ancre dans une petite rade au fond de laquelle on apercevait les lumières de quelques maisons; mais à peine cette opération était-elle terminée que l'on nous héla de la forteresse qu'on appelle la Santé, et qu'on nous donna l'ordre d'aller prendre une autre station. Comme tous les ordres de la police napolitaine, celui-ci n'admettait ni retard ni explication; il fallut en conséquence obéir à l'instant même; on essaya de lever l'ancre; mais, dans la précipitation que l'on mit à cette manoeuvre, toutes les précautions, à ce qu'il paraît, n'ayant point été prises, le câble se brisa. On jeta à l'instant même une bouée pour reconnaître la place, et, comme sans s'inquiéter des causes de notre retard, le chef de la Santé continuait de nous héler, nous allâmes, à grande force d'avirons, prendre la place qui nous était désignée.

Cet événement nous tint sur pied jusqu'à minuit: nous étions fatigués de la traversée que nous venions de faire, et nous dormîmes tout d'une traite jusqu'à neuf heures du matin; la journée était belle et l'eau du port parfaitement calme, si bien que Cama, déjà levé, s'apprêtait à passer terre, d'abord pour achever de se remettre, comme Antée en touchant sa mère, ensuite pour acheter du poisson aux petits bâtiments que nous voyions revenir de la pêche. Inspection faite des deux ou trois maisons qui, à l'aide d'une enseigne, se qualifiaient d'auberges, nous reconnûmes que la précaution de notre brave cuisinier n'était pas intempestive, et qu'il était prudent de déjeuner à bord avant de nous risquer dans l'intérieur des terres. En conséquence, Cama, que nous autorisâmes à faire ce que bon lui semblerait à l'égard de notre nourriture, se hasarda sur la planche qui conduisait comme un pont de notre speronare au bateau voisin, et, arrivé sur celui-ci, gagna de proche en proche le rivage. Un instant après, nous le vîmes reparaître, portant sur sa tête une corbeille pleine de poisson.

J'allai annoncer cette nouvelle à Jadin, qui, en pareille circonstance, levait toujours, au profit de ses natures mortes, une dîme sur notre provision. Cette fois surtout j'avais aperçu de loin certains rougets gigantesques qui, convenablement placés sur une raie et à côté d'une dorade, devaient faire à merveille, comme opposition de couleur. Quelque envie qu'il eût de paresser une demi-heure encore, Jadin, dans la crainte que ses poissons ne lui échappassent, se hâta donc de passer un pantalon à pied. Pendant qu'il accomplissait cette opération, je lui montrai de loin Cama qui, s'avançant avec sa corbeille, mettait déjà le pied sur la planche, quand tout à coup nous entendîmes un grand cri, et poisson, corbeille et cuisinier disparurent comme par une trappe. Le pied encore mal assuré du pauvre Cama lui avait manqué, et il était tombé dans la mer; aussitôt, et par un mouvement plus rapide que la pensée, Pietro s'était élancé après lui.

Nous courûmes à l'endroit où l'accident venait d'arriver, lorsqu'à notre grand étonnement nous vîmes Pietro qui, au lieu de s'occuper de Cama, repêchait avec grand soin les poissons et les remettait les uns après les autres dans la corbeille qui flottait sur l'eau: l'idée ne lui était pas venue en un seul instant que Cama ne savait pas nager; en conséquence, ne doutant pas qu'il ne se tirât d'affaire tout seul, il ne s'occupait que de la friture, dont la perte d'ailleurs lui paraissait peut-être beaucoup plus déplorable que celle du cuisinier.

En ce moment nous vîmes surgir, à quelques pas du bâtiment, le pauvre Cama, non point en homme qui fait sa brassée ou qui tire sa marinière, mais en noyé qui bat l'eau de ses deux mains, et qui la rejette déjà par le nez et par la bouche. Le temps était précieux: il n'avait fait que paraître et disparaître. Nous jetâmes bas nos habits pour nous élancer après lui; mais, avant que nous fussions à la fin de la besogne, Philippo sauta par-dessus bord avec sa chemise et son pantalon, donnant une tête juste à l'endroit où Cama venait de s'enfoncer, et quatre ou cinq secondes après il reparut tenant son homme par le collet de sa veste blanche. Nous voulûmes lui jeter une corde, mais il fit dédaigneusement signe qu'il n'en avait pas besoin, et, poussant Cama vers l'échelle, il parvint à lui mettre un des échelons entre les mains; Cama s'y cramponna en véritable noyé, et d'un seul bond, par un effort inouï, il se trouva sur le pont. Tout cela s'était fait si rapidement qu'il n'avait pas eu le temps de perdre connaissance, mais il avait avalé deux ou trois pintes d'eau qu'il s'occupa immédiatement de rendre à la mer. Comme il faisait, au reste, une chaleur étouffante, le bain n'eut d'autre suite que la petite évacuation que nous avons mentionnée, laquelle même, au dire de tout l'équipage, ne pouvait être que très profitable à la santé de Cama.

Le capitaine avait rempli les formalités voulues, nos passeports étaient déposés à la police, rien ne s'opposait donc à ce que nous fissions l'excursion projetée; en conséquence, nous nous aventurâmes sur le pont tremblant qui avait failli être si fatal à Cama, et, plus heureux que lui, nous gagnâmes le bord sans accident.

A peine avions-nous mis à terre qu'un homme, qui nous observait depuis plus d'une heure, s'avança vers nous et s'offrit d'être notre cicérone. Trois ou quatre autres individus, qui s'étaient approchés sans doute dans la même intention, n'essayèrent pas même de soutenir la concurrence en lui voyant tirer de sa poche une médaille qu'il nous présenta. Cette médaille portait d'un côté les armes d'Agrigente, qui sont trois géants chargés chacun d'une tour avec cette devise: Signat Agrigentum mirabilis aula gigantum, et de l'autre le nom d'Antonio Ciotta. En effet, il signor Antonio Ciotta était le cicérone officiel de l'endroit, et il commença immédiatement son entrée en fonctions en marchant devant nous et en nous invitant à Je suivre.

Girgenti est située à cinq milles à peu près de la côte: on s'y rend par une montée assez rapide, qui élève d'abord le voyageur à un millier de pieds au-dessus de la mer. Tout le long delà route nous rencontrions des mulets chargés de ce soufre qui devait, quelques années après, amener entre Naples et l'Angleterre ce fameux procès dans lequel le roi des Français fut choisi pour arbitre. Le chemin se ressentait du commerce dont il était l'artère. Comme les sacs qui contenaient la marchandise n'étaient point si bien fermés qu'il ne s'échappât de temps en temps quelque parcelle de leur contenu, la route, à là longue, s'était couverte d'une couche de soufre qui, dans quelques endroits, avait jusqu'à trois ou quatre pouces d'épaisseur. Quant aux muletiers qui accompagnaient les sacs, ils étaient parfaitement jaunes depuis les pieds jusqu'à la tête, ce qui leur donnait un des aspects les plus étranges qui se puissent voir.

Nous n'étions point encore entrés dans la ville que nous savions déjà que penser de l'épithète que, dans leur emphatique orgueil, les Siciliens ont ajoutée à son nom. En effet, Girgenti là magnifique n'est qu'un sale amas de maisons bâties en pierres rougeâtres, avec des rues étroites où il est impossible d'aller en voiture, et qui communiquent les unes aux autres par des espèces d'escaliers dont, sous peine des plus graves désagréments, il est absolument nécessaire de toujours tenir le milieu. Comme il était évident que le reste de la journée ne suffirait pas à la visite des ruines, nous nous mîmes en quête d'une auberge où passer la nuit. Malheureusement une auberge n'était pas chose facile à découvrir à Girgenti la magnifique. Notre ami Ciotta nous conduisit dans deux bouges qui se donnaient insolemment ce nom; mais, après une longue conversation avec l'hôte de l'un et l'hôtesse de l'autre, nous découvrîmes qu'à la rigueur nous trouverions à nous nourrir un peu, mais pas du tout à nous coucher. Enfin, une troisième hôtellerie remplit les deux conditions réclamées par nous à la grande stupéfaction des Agrigentins, qui ne comprenaient rien à une pareille exigence. Nous nous hâtâmes en conséquence d'arrêter la chambre et les deux grabats qui la meublaient, et, après avoir commandé notre dîner pour six heures du soir, nous secouâmes les puces dont nos pantalons étaient couverts, et nous nous mîmes en chemin pour visiter les ruines de la ville de Cocalus.

Je dis Cocalus sur la foi de Diodore de Sicile: entendons-nous bien, car avec les savants ultramontains il faut mettre les points sur les i. Une erreur de date, une faute de typographie, ont de si graves inconvénients dans la patrie de Virgile et de Théocrite, qu'il faut y faire attention. Un pauvre voyageur inoffensif met sans penser à mal un a pour un o ou un 5 pour un 6; tout à coup il disparaît, on n'en entend plus parler; la famille s'inquiète, le gouvernement informe et on le trouve enseveli sous une masse d'in-folios, comme Tarpeïa sous les boucliers des Sabins. Si on l'en tire vivant, il se sauve à toutes jambes, et on ne l'y reprend plus; mais pour le plus souvent il est mort, à moins que, comme Encelade, il ne soit de force à secouer l'Etna. Je dis donc Cocalus comme je dirais autre chose, sans la moindre prétention à faire autorité.

Cocalus régnait à Agrigente lorsque Dédale vint s'y réfugier avec tous les trésors qu'il emportait de Crète. Ces trésors étaient si considérables que le célèbre architecte demanda à son hôte la permission de bâtir un palais pour les y renfermer. Cocalus, qui avait de la terre de reste, lui dit de choisir l'endroit qui lui conviendrait le mieux, et de faire sur cet endroit ce que bon lui semblerait. L'auteur du labyrinthe choisit un rocher escarpé, accessible sur un seul point, et encore fortifia-t-il ce point de telle façon que quatre hommes suffisaient pour le défendre contre une armée.

Ceci se passait quelques années avant la guerre de Troie. Mais, comme ces ruisseaux qui s'enfoncent sous terre en sortant de leur source pour reparaître fleuves quelques lieues plus loin, la ville naissante disparaît pendant deux ou trois siècles dans l'obscurité des temps, pour briller dans les vers de Pindare, sous le nom de reine des cités. Alors, si l'on en croit Diogène de Laerce, sa population était de huit cent mille âmes, et si l'on s'en rapporte à Empédocle, cette population, entre autres défauts, portait ceux de la gourmandise et de l'orgueil si loin, qu'elle mangeait, disait-il, comme si elle devait mourir le lendemain, et qu'elle bâtissait comme si elle devait vivre toujours. Aussi, comme Empédocle était un philosophe, c'est-à-dire un personnage probablement fort insociable, il quitta cette ville de cuisiniers et de maçons pour aller s'installer sur le mont Etna, où il vécut de racines, dans une petite tour qu'il se bâtit lui-même. On sait qu'un beau matin, dégoûté sans doute de cette nouvelle résidence comme il l'avait été de l'ancienne, il disparut tout à coup, et qu'on ne retrouva de lui que sa pantoufle.

Une centaine d'années auparavant, comme chacun sait, Phalaris, chargé par ses concitoyens de la construction du temple du Jupiter Polien, avait profité des sommes énormes mises à sa disposition pour réunir une petite armée et surprendre les Agrigentins. Ce projet liberticide, exécuté avec succès pendant la célébration des fêtes de Cérès, mit les Agrigentins au désespoir. Aussi firent-ils quelques tentatives pour se délivrer de leur tyran. Mais celui-ci, qui était homme d'imagination, commanda à un artiste de l'époque un taureau d'airain deux fois grand comme nature, et dont la partie postérieure devait s'ouvrir à l'aide d'une clef. Au bout de trois mois le taureau fut fini; au bout de quatre une révolte éclata. Phalaris fit arrêter les chefs, ordonna d'amasser une grande quantité de bois sec entre les jambes du taureau, y fit mettre le feu, et lorsqu'il fut rouge, on ouvrit le monstre, et on y enfourna les rebelles. Comme il avait eu le soin d'ordonner que la gueule du taureau fût tenue ouverte, le peuple, qui assistait à l'exécution, put entendre par cette issue les cris que poussaient les patients, et qui semblaient les mugissements du taureau lui-même. Ce genre d'exécutions, renouvelé cinq ou six fois dans l'espace de dix-huit mois, eut un résultat des plus satisfaisants. Bientôt les révoltes devinrent de plus en plus rares; enfin, elle cessèrent tout à fait, et Phalaris régna, grâce à son ingénieuse invention, tranquille et respecté pendant l'espace de trente et un ans. Après sa mort, quelques critiques, jaloux de sa gloire, dirent bien que son taureau d'airain n'était qu'une contrefaçon du cheval de bois, mais il n'en est pas moins vrai que, malgré cette accusation, qui au fond ne manquait peut-être pas de quelque vérité, la gloire de l'invention finit par lui en rester tout entière.

L'époque qui suivit le règne de Phalaris fut l'ère brillante des Agrigentins. C'était à qui parmi eux ferait assaut de luxe et de magnificence. Un simple particulier, nommé Exenetus, vainqueur aux jeux, rentra dans la ville suivi de trois cents chars, tramés chacun par deux chevaux blancs élevés dans ses pâturages. Un autre, nommé Gellias, avait des domestiques stationnant à chaque porte de la ville, et dont la mission était d'amener tous les voyageurs qui passaient par Agrigente dans son palais, où les attendait une splendide hospitalité. Cinq cents cavaliers de Gela ayant traversé Agrigente dans le mois de janvier, et ayant été amenés à Gellias par ses domestiques, furent logés et nourris par lui pendant trois jours, et reçurent au moment de leur départ chacun un manteau. Gellias était en outre, s'il faut en croire la tradition, un homme de beaucoup d'esprit, ce qui, on le comprend bien, ne gâtait rien à l'hospitalité qu'on recevait chez lui. Aussi les Agrigentins, ayant eu quelques intérêts à régler avec la petite ville de Centuripa, le chargèrent de se rendre auprès d'eux et de terminer l'affaire. Gellias partit aussitôt et se présenta à l'assemblée des Centuripes. Mais comme, à ce qu'il paraît, il était haut à peine de quatre pieds et demi, et en outre assez mal pris dans sa petite taille, des éclats de rire accueillirent son apparition et un des assistants, plus impertinent que les autres, se chargea même de lui demander, au nom de l'assemblée, si tous ses concitoyens lui ressemblaient.—Non pas, messieurs, répondit Gellias. Il y a même à Agrigente de fort beaux hommes: seulement on les réserve pour les grandes républiques et pour les villes illustres; aux petites villes et aux républiques de peu de considération on leur envoie des hommes de ma taille.—Cette réponse abasourdit tellement les railleurs, que Gellias obtint de l'assemblée tout ce qu'il désirait, et eut la gloire de régler les intérêts d'Agrigente, au plus grand avantage de la chose publique.

Cependant, Carthage, qui de l'autre côté de la mer voyait Agrigente grandir en richesse et en population, comprit qu'elle devait l'avoir pour amie fidèle ou pour ennemie déclarée dans la longue lutte qu'elle venait d'entreprendre contre Rome. Non seulement les Agrigentins refusèrent l'alliance des Carthaginois, mais encore ils se déclarèrent leurs ennemis. Aussitôt Annibal et Amilcar traversèrent la mer, et vinrent mettre le siège devant la ville. Les Agrigentins jugèrent alors qu'il serait à propos de réformer quelque chose de ce luxe devenu proverbial dans l'univers entier, et décidèrent que les soldats de garde à la citadelle ne pourraient avoir plus d'un matelas, d'une couverture et de deux oreillers. Malgré cette ordonnance lacédémonienne, Agrigente fut forcée de se rendre après huit ans de siège.

Alors toutes ses richesses devinrent la proie du vainqueur: tableaux, statues, vases précieux, tout fut envoyé à Carthage. Il n'y eut pas jusqu'au fameux taureau d'airain de Phalaris qui ne traversât la mer pour aller embellir la ville de Didon. Il est vrai que, deux cent soixante ans plus tard, lorsque Scipion à son tour eut pris et pillé Carthage, comme Amilcar avait pris et pillé Agrigente, le taureau repassa la mer et fut vendu aux Agrigentins, qui avaient pour lui une affection dont on se rend difficilement compte, quand on examine les rapports peu agréables que Phalaris les avait forcés d'avoir ensemble.

Malgré cette restitution et la protection dont la couvrit Rome, Agrigente ne se releva jamais de sa chute, et ne fit que décroître jusqu'au moment où elle perdit jusqu'à son nom. Aujourd'hui, Girgenti, pauvre fille mendiante d'une race royale, ne couvre guère que la vingtième partie du sol que couvrait sa gigantesque aïeule, et compte treize mille âmes végétant à grand-peine là où florissait un million d'habitants; ce qui n'empêche pas, comme je l'ai déjà dit, qu'entre Messine la Noble et Païenne l'Heureuse, elle ne s'intitule pompeusement Girgenti la Magnifique.

La première chose qui nous frappa en sortant de la ville, fut la porte même sous laquelle nous passions, et qui est évidemment une construction sarrasine. Je voulus commencer, en face de ce monument de la conquête arabe, à mettre à l'épreuve la science patentée de notre guide, et je lui demandai s'il savait è quel siècle remontait cette porte; niais le brave Ciotta se contenta de me répondre qu'elle était fort vieille et que, comme elle faisait mauvais effet, on allait l'abattre par l'ordre de monsieur l'intendant, et la remplacer par une autre d'ordre dorique grec. Je m'informai alors du nom du digne intendant, et j'appris qu'il s'appelait Vaccari. Dieu lui fasse la paix!

Nous laissâmes à notre gauche la roche Athénienne, la plus élevée des montagnes qui dominaient l'antique Agrigente, et au sommet de laquelle étaient bâtis les temples de Jupiter Atabyrius et de Minerve. Un instant nous eûmes l'intention d'y monter; mais notre guide nous ayant appris qu'il n'y avait rien autre chose à y voir qu'un assez beau panorama, nous remîmes l'ascension à un autre voyage, et nous nous acheminâmes vers le temple de Proserpine, à laquelle les Agrigentins avaient voué une grande dévotion. Ce temple est à peu près aussi invisible que celui de Jupiter Atabyrius; seulement, sur ses fondations a poussé une petite église. A cent pas d'elle coule un fumicello, qui, après s'être appelé l'Acragas et le Dragon, se nomme tout modestement aujourd'hui la rivière Saint-Blaise: c'est la même, au reste, qui, dans l'antiquité, séparait l'antique Agrigente de Neapolis, ou la ville neuve.

Nous suivîmes l'enceinte des murs encore fort visibles, et nous nous trouvâmes bientôt à l'angle du rempart où était bâti le temple de Junon-Lucine, qui s'élève, soutenu par trente-quatre colonnes d'ordre dorique, au-dessus d'un précipice taillé à pic. Une tradition, accréditée par Fazzello, veut que ce soit dans ce temple que s'était retiré, lors de la prise d'Agrigente, Gellias avec sa famille et ses trésors. Selon la même tradition, la teinte rougeâtre qui colore les pierres viendrait du feu mis par Gellias lui-même, et qui le brûla, lui et tous les siens. Il est vrai que Diodore, qui rapporte le même fait, dit qu'il se passa dans le temple du Jupiter-Atabyrius.

C'était dans ce temple qu'était suspendu le fameau tableau de Xeuxis, mentionné par Pline, chanté par l'Arioste, et pour lequel l'artiste avait fait passer devant lui cent femmes nues, afin de choisir parmi elles les cinq plus parfaites qui devaient lui servir de modèles. Il en résulta que la figure de la déesse était la quintessence de toutes les perfections différentes réunies en une seule. Au reste, comme Xeuxis avait pris goût à cette manière de travailler, il renouvela l'expérience pour son Hélène de Crotone et pour sa Vénus de Syracuse.

Malgré le soleil véritablement africain qui dardait d'aplomb sur nos têtes, Jadin s'assit pour me faire un dessin du temple, tandis que je me mis à la recherche des grenades. Je ne tardai pas à trouver un buisson au milieu duquel il en restait deux ou trois magnifiques; mais, au moment où j'y enfonçai la main, il me sembla entendre un sifflement, et voir se balancer une tête illuminée de deux yeux ardents. En effet, c'était un serpent, qui s'était enroulé autour du tronc principal, et qui, nouveau dragon des Hespérides, s'apprêtait à défendre les fruits que je convoitais. Un coup de bâton frappé sur le buisson lui fit quitter son poste pour se réfugier dans de grandes herbes qui poussaient à quelques pas de là; mais, avant qu'ils les eût atteintes, Milord, qui m'avait suivi, avait sauté dessus, et lui avait cassé les reins d'un coup de dent. Comme, tout blessé à mort qu'il était, il se redressait encore pour mordre Milord, je lui cassai la tête d'un coup de fusil. Nous le mesurâmes alors, Ciotta et moi: il avait un peu plus de cinq pieds de long. La digne cicérone m'assura, sans doute pour me flatter, que c'était un des plus grands qu'il eût jamais vus. Je reviens à mes grenades, que je rapportai en triomphe à Jadin, tandis que Ciotta me suivait, traînant le monstre par la queue.

Du temple de Junon-Lucine, nous passâmes à celui de la Concorde, le plus beau et le moins endommagé des deux. Une pierre retrouvée parmi les ruines, et que l'on conserve dans la maison commune de Girgenti, lui a fait donner ce nom. Voici l'inscription qu'elle portait, et que j'ai copiée en laissant aux mots leur disposition:

      Concordiae Agrigenti-
          norum Sacrum.
      Respublica lylibitano-
        rum Dedicantibus

    M. Haterio Candido Procos
    Et L. Cornelio Marcello Q.
          PR. PR.

Nous commençâmes par visiter l'intérieur de ce monument vraiment magnifique, et dans lequel on entre par une porte ouverte au centre du pronaos. La cella, large de trente pieds et longue de quatre-vingt dix, est parfaitement conservée: deux escaliers sont pratiqués dans l'intérieur des murailles, et, par l'un d'eux, on peut encore monter facilement jusqu'aux combles.

En 1620, le temple de la Concorde fut converti en église chrétienne et dédié à San-Gregorio della Rupe, évêque de Girgenti. Alors on appropria le temple à sa nouvelle destination, et l'on perça les six portes cintrées qui donnent sur le péristyle; mais, vers la fin du dernier siècle, on regarda ce mariage de la mythologie et du christianisme comme une double profanation artistique et religieuse: toute trace de l'église moderne disparut, et si le dieu antique revenait, il trouverait, à peu de chose prés, son temple tel qu'il est sorti des mains de son architecte inconnu.

Lorsque je descendis des combles, je trouvai Jadin à la besogne. Je profitai de la station pour me laisser glisser au bas des remparts et aller visiter les tombeaux creusés dans les murailles: c'étaient ceux des guerriers que les Agrigentins avaient l'habitude d'enterrer ainsi pour que, quoique morts, ils gardassent encore la ville. Pendant le siège, les Carthaginois les ouvrirent et jetèrent aux vents les cendres qu'ils renfermaient; mais, quelque temps après, la peste s'étant déclarée, et Annibal leur chef étant mort, Amilcar attribua l'apparition du fléau à cette profanation, et, pour apaiser les dieux, sacrifia un enfant à Saturne et plusieurs prêtres à Neptune. Les dieux furent satisfaits de cette réparation, et la peste s'en alla un beau matin comme elle était venue.

Je voulus remonter par le même chemin que j'avais suivi en descendant, mais la chose était impossible; je fus forcé de côtoyer les remparts sur une longueur de cinq cents pas à peu près, et de rentrer par l'ouverture qui a gardé le nom de Porte-Dorée et qui est située entre le temple d'Hercule et celui de Jupiter Olympien, Comme la nuit s'avançait, je remis la visite de ces deux merveilles au lendemain. A moitié chemin du temple de la Concorde, je rencontrai Jadin qui avait plié bagage et qui venait au devant de moi. Nous nous engageâmes dans une rue de la vieille ville toute bordée de tombeaux, et nous nous acheminâmes vers Girgenti, dont nous étions éloignés d'une demi-lieue à peu près.

Avec le changement de lumière, la ville avait changé d'aspect; le soleil, prêt à s'abaisser à l'horizon, se couchait derrière Girgenti, qui, assise au haut de son rocher, se détachait en vigueur sur un ciel de feu, pareille à une des ces villes babyloniennes que rêve Martyn. A gauche était la mer d'Afrique, calme, azurée, immense; derrière nous les temples de Junon-Lucine et de la Concorde; enfin, sous nos pieds, conservant la trace des chars, la voie antique, la même qui avait été foulée, il y a deux mille ans, par ce peuple disparu dont nous côtoyions les tombeaux.

A mesure que nous approchions de la ville, le grandiose s'effaçait, et Girgenti nous réapparaissait telle qu'elle est réellement, c'est-à-dire comme un amas confus de maisons sales et mal bâties. Cependant, à trois cents pas de la porte, une autre illusion nous attendait. De jeunes filles du peuple venaient puiser de l'eau à une fontaine, et remportaient sur leurs têtes ces belles cruches d'une forme longue, comme on en retrouve dans des dessins d'Herculanum et dans les fouilles de Pompeïa; c'étaient, comme je l'ai dit, des filles du peuple couvertes de haillons, mais ces haillons étaient drapés d'une manière simple et grande, mais le geste avec lequel elle soutenaient l'amphore était puissant, mais enfin, telles qu'elles étaient, à moitié nues, non point par coquetterie, mais par misère, c'étaient encore les filles de la Grèce, dégénérées, abâtardies, sans doute, dans lesquelles cependant il était facile de retrouver encore quelque trace du type maternel. Deux d'entre elles, sur notre invitation transmise par Ciotta, posèrent complaisamment pour Jadin, qui en fit deux croquis qu'on croirait des copies de peintures antiques.

Nous trouvâmes à l'hôtel un moderne Gellias, qui, ayant appris notre arrivée, nous attendait pour nous offrir l'hospitalité: c'était l'architecte de la ville, monsieur Politi, homme fort aimable, dont la vie tout entière est consacrée à l'étude des antiquités au milieu desquelles il vit. Quelque envie que nous eussions de profiter de son offre, nous la refusâmes; pour ne point faire trop de peine à notre hôte, qui avait visiblement fait de grands frais à l'endroit de notre réception, nous déclarâmes à monsieur Politi, que pour tout le reste, nous réclamions son obligeance.

Monsieur Politi nous répondit en se mettant à notre entière disposition. Nous en profitâmes à l'instant même en lui demandant des renseignements sur la manière dont nous devions gagner Palerme.

Il y avait deux moyens d'arriver a ce but: le premier était celui des côtes avec notre speronare; le second était de couper diagonalement la Sicile de Girgenti à Palerme. Le premier nécessitait quinze ou dix-huit jours de navigation, le second trois jours seulement de cavalcade. De plus il nous montrait l'intérieur de la Sicile dans toute sa solitude et sa nudité; il n'y avait donc pas à balancer comme économie de temps et gain de pittoresque. Nous choisîmes le second. Un seul inconvénient y était attaché. La route, nous assura monsieur Politi, était infestée de voleurs, et quinze jours auparavant, un Anglais avait été assassiné entre Fontana-Fredda et Castro-Novo. Nous nous regardâmes, Jadin et moi, et nous nous mîmes à rire.

Depuis que nous étions en Italie, nous avions sans cesse entendu parler de bandits sans jamais avoir aperçu l'ombre d'un seul. D'abord, je l'avouerai, ces récits terribles de voyageurs dévalisés, mis à rançon, assassinés, que nous avaient faits les conducteurs de voitures pour ne pas marcher la nuit, ou les maîtres d'auberge pour nous engager à prendre une escorte sur laquelle on leur fait une remise, avaient produit sur nous quelque sensation. En conséquence, les premières fois, nous nous étions prudemment arrêtés où nous nous trouvions; puis, les autres, nous étions partis avec quelque crainte; enfin, voyant qu'on parlait toujours d'un danger qui ne se réalisait jamais, nous avions fini par rire et voyager à toute heure, sans prendre d'autre précaution que de ne jamais quitter nos armes. Plus tard, à Naples, on nous avait promis positivement que nous ne quitterions pas la Sicile sans rencontrer ce que nous avions cherché inutilement ailleurs, et, depuis que nous étions en Sicile, comme à Naples, comme à Rome, comme à Florence, nous n'avions encore trouvé de véritables détrousseurs de grand chemin que tes aubergistes. Il est vrai qu'ils faisaient la chose en conscience.

La crainte de monsieur Politi nous parut donc tant soit peu exagérée, et nous lui dîmes que, ce qu'il nous présentait comme un obstacle étant un attrait de plus, nous choisissions définitivement la route de terre. Comme cette réponse, pour ne point paraître une espèce de forfanterie, nécessitait une explication, nous lui dîmes ce qui nous était arrivé jusque-là, le bonheur que nous avions eu de ne faire aucune mauvaise rencontre, et le désir que nous aurions, ne fût-ce que pour donner à notre voyage le charme de l'émotion, de faire connaissance avec quelque bandit.

—Pardieu! nous dit monsieur Politi, n'est-ce que cela? J'ai votre affaire sous la main.

—Vraiment?

—Oui; seulement c'est un voleur en retraite, un bandit réconcilié, comme on dit. Il est muletier à Palerme, il vient d'amener ici deux Anglais. Si vous voulez le prendre, il a deux bonnes mules de retour, et avec lui vous aurez au moins l'avantage, si vous rencontrez des bandits, de pouvoir traiter. En sa qualité d'ancien confrère, ces messieurs lui font des avantages qu'ils ne font à personne.

—Et cet honnête homme est à Girgenti? m'écriai-je.

—Il y était ce matin encore, et à moins qu'il ne soit parti depuis ce moment, ce dont je doute, nous pouvons l'envoyer chercher.

—A l'instant même, je vous en prie.

Monsieur Politi appela le garçon et lui dit d'aller chercher Giacomo Salvadore de sa part, et de l'amener à l'instant même. Dix minutes après, le garçon reparut, suivi de l'individu demandé.

C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, qui, sous son costume de paysan sicilien, avait conservé une certaine allure militaire. Il avait sur la tête un bonnet de laine grise brodé de rouge, de forme phrygienne; quant au reste de son accoutrement, il se composait d'un gilet de velours bleu, duquel sortaient des manches de chemise de grosse toile dont les poignets étaient bordés de rouge comme le bonnet, d'une ceinture de laine de différentes couleurs qui lui ceignait la taille, d'une culotte courte de velours pareil à celui du gilet; enfin il avait pour chaussure des espèces de bottes à retroussis ouvertes sur le côté. Le tout se détachait sur un manteau de couleur rougeâtre brodé de vert, qui, jeté sur une de ses épaules seulement, pendait derrière lui et donnait à son aspect quelque chose de pittoresque.

Monsieur Politi nous avait priés de ne faire aucune allusion à la première profession du signor Salvadore, et de nous contenter purement et simplement, dans cette première entrevue, de débattre nos prix et de faire notre accord. Nous lui avions promis de nous tenir dans les bornes de la plus stricte convenance.

Comme l'avait pensé monsieur Politi, le muletier, en voyant débarquer le matin deux étrangers, s'était dit qu'il ne perdrait pas son temps à attendre. Il est vrai que quelquefois, il l'avouait lui-même, il avait été trompé dans un calcul pareil, et qu'il avait rencontré des âmes timorées qui avaient préféré, pour traverser trois jours de désert, une autre compagnie que celle d'un ex-voleur; mais aussi, dans d'autres circonstances, comme par exemple dans celle où nous nous trouvions, il avait été dédommagé de sa peine. Somme toute, il était presque sûr de son affaire quand les voyageurs étaient Anglais ou Français; les chances se balançaient quand le voyageur était Allemand; mais, si le voyageur était Italien, il ne prenait pas même la peine de se présenter et de faire ses ouvertures; il savait d'avance qu'il était refusé.

La discussion ne fut pas longue. D'abord Salvadore, fier comme un roi, avait l'habitude d'imposer les conditions et non de les recevoir. Comme ces conditions se bornaient à deux piastres par mule et à deux piastres pour le muletier, en tout, et y compris la mule qui portait le bagage, huit piastres, ces arrangements nous parurent si raisonnables, que nous arrêtâmes immédiatement mules et muletier pour le surlendemain matin, moyennant lequel accord Salvadore nous donna deux piastres d'arrhes.

Ceci est encore une chose remarquable, que, par toute l'Italie, ce sont les vetturini qui donnent des arrhes aux voyageurs et non les voyageurs qui donnent des arrhes aux vetturini.

Monsieur Politi demanda alors à Salvadore s'il croyait qu'il y eût quelque danger pour nous sur la route. Salvadore répondit que, quant au danger, il n'y en avait pas, et qu'il pouvait en répondre. A un seul endroit peut-être, c'est-à-dire à une lieue et demie ou deux lieues de Castro-Novo, nous aurions quelque négociation à entamer avec une bande qui avait fait élection de domicile dans les environs; mais, en tout cas, Salvadore répondait que le droit de passage qu'on exigerait de nous, en supposant même qu'on l'exigeât, ne s'élèverait pas à plus de dix ou douze piastres. C'était, comme on le voit, une misère qui ne valait pas la peine qu'on s'en occupât.

Ce point posé, nous remplîmes un verre de vin que nous présentâmes à
Salvadore, et nous trinquâmes à notre heureux voyage.

Tout était arrêté, il ne s'agissait plus que de donner avis au capitaine Arena de la résolution que nous avions prise, afin qu'il fît le tour de la Sicile avec son bâtiment et vînt nous rejoindre à Palerme. En conséquence, on me chercha un messager qui, moyennant une demi-piastre, se chargea de porter ma dépêche jusqu'au port. Elle contenait l'invitation à notre brave patron de venir nous parler le lendemain avant neuf heures, et la désignation de quelques objets de première nécessité, qui devaient constituer notre bagage de voyageurs, et à l'aide desquels nous attendrions tant bien que mal, à Palerme, le reste de notre roba.

Sur ce, monsieur Politi, voyant que nous paraissions fort désireux de gagner notre chambre, prit congé de nous en s'offrant d'être en personne notre cicerone pour le lendemain, et en nous priant de prévenir notre hôte que nous dînions ce jour-là en ville.

LE COLONEL SANTA-CROCE

Grâce à la discrétion de monsieur Politi, qui nous avait permis de nous retirer de bonne heure, nous étions le lendemain sur pied et prêts à le suivre, lorsqu'il vint nous prendre à six heures. La chaleur, répercutée par les rochers nus sur lesquels nous marchions, avait été si étouffante la veille, que nous avions résolu d'y échapper autant que possible en nous mettant en campagne dès le matin.

Nous sortîmes par la même porte que la veille, accompagnés de monsieur Politi et suivis de notre ami Ciotta, dont nous avions été bien tentés de nous débarrasser, mais qui, pareil au jardinier du Mariage de Figaro, n'avait pas été si sot que de renvoyer de si bons maîtres. En attendant qu'il nous donnât des preuves de son érudition, il nous donnait des marques de sa bonne volonté, en portant le parasol, le tabouret et la boîte à couleurs de Jadin.

La première trace d'antiquités que nous rencontrâmes fut des sépulcres creusés dans le roc même, comme j'en avais déjà rencontré de pareils à Arles et au village de Baux; je laissai Jadin s'enfoncer avec monsieur Politi dans une profonde discussion scientifique, et je m'acheminai avec Ciotta vers un petit édifice carré d'une construction assez élégante, porté sur un soubassement et orné de quatre pilastres. Après avoir inutilement essayé de me rendre compte, par ma propre science archéologique, de l'ancienne destination de cet édifice, force me fut de recourir à l'érudition de Ciotta, et je lui demandai s'il avait une opinion sur cette ruine.

—Certainement, Excellence, me dit-il, c'est la chapelle de Phalaris.

—La chapelle de Phalaris! répondis-je assez étonné de cette singulière alliance de mots. Vous croyez?

—J'en suis sûr, Excellence.

—Mais de quel Phalaris? demandai-je, car, au bout du compte, il pouvait y en avoir eu deux, et la réputation du premier pouvait avoir nui à l'illustration du second.

—Mais, reprit Ciotta étonné de la question, mais du fameux tyran qui avait inventé le taureau d'airain.

—Ah! ah! pardon, je ne le croyais pas si dévot.

—Il avait des remords, Excellence, il avait des remords; et comme le palais qu'il habitait était à quelques pas d'ici, il fit élever cette chapelle à proximité du susdit palais, pour n'avoir pas trop à se déranger quand il voulait entendre la sainte messe.

—Pardon, signor cicerone, mais l'explication me paraît si judicieuse, que je vous demanderai la permission de l'inscrire séance tenante sur mon album.

—Faites, Excellence, faites.

En ce moment, Jadin nous rejoignit; comme je ne voulais pas le priver de l'explication lumineuse que m'avait donnée Ciotta, je le laissai avec lui, et je pris à mon tour monsieur Politi pour visiter le temple des Géants, tandis que Jadin faisait en quatre coups de crayon un croquis de la chapelle de Phalaris.

Le temple des Géants n'est, à l'heure qu'il est, qu'un monceau de ruines, et si, comme le dit Biscari, on n'avait retrouvé un triglyphe parmi ces ruines, on ne saurait pas même à quel ordre d'architecte cet édifice appartenait.

Selon toute probabilité, ce temple, qui semblait bâti pour l'éternité, fut renversé par les barbares. En 1401, Fazello, le chroniqueur de la Sicile, dit avoir encore vu debout trois des géants qui formaient les cariatides. Ce sont ces trois géants que la Girgenti moderne, en fille fière de sa race, a pris pour armes. Quelque temps après, un tremblement de terre les renversa, et aujourd'hui, de toute cette cour de colosses, comme dit la devise de la ville, il ne reste qu'un pauvre géant couché dont on a rapproché les morceaux, et qui peut donner encore, avec un tronçon des fameuses colonnes de ce temple, dans les cannelures desquelles un homme pouvait se cacher, une idée de la grandeur du monument.

Nous mesurâmes le géant de pierre; il avait de 24 à 25 pieds, y compris ses bras ployés au-dessus de sa tête. Au reste, les contours en sont très frustes, ces cariatides, selon tout probabilité, ayant été revêtues de stuc, et dans leur partie postérieure se trouvant adossées à des pilastres.

Notre ami Ciotta avait bâti sur cette figure un système non moins ingénieux que celui qu'il nous avait développé sur la chapelle de Phalaris; il pensait que ce géant était un des anciens habitants de la Sicile, qui ayant eu l'imprudence de se laisser tomber dans une fontaine pétrifiante, avait eu le bonheur de s'y conserver intact jusqu'au jour où, la fontaine ayant été mise à sec par un tremblement de terre, on l'y avait retrouvé tel qu'il était encore aujourd'hui.

Du temple des Géants, nous n'eûmes qu'à traverser la voie antique pour nous trouver à celui d'Hercule. Celui-ci est encore plus maltraité que son voisin. Une colonne seule est restée debout. C'est le temple dont parle Cicéron à propos de la fameuse statue du fils d'Alcmène, si magnifique, qu'il était difficile de rien voir de plus beau;—Quo non facile dixerim quidquid vidisse pulchrius.—Aussi, lorsque Verrès, qui l'avait trouvée à sa convenance, voulut s'en emparer, il y eut émeute, et les habitants d'Agrigente chassèrent à coups de pierres les messagers du proconsul romain.

Ces ruines visitées, nous descendîmes par la porte d'Or, et, franchissant l'enceinte des murs, nous nous avançâmes vers un petit monument carré, que les uns assurent être le tombeau de Theron, et les autres celui d'un célèbre coursier. Au reste, les uns et les autres donnent de si puissante preuves à l'appui de leur assertion, que notre cicerone, embarrassé de se prononcer entre eux, nous dit, pour tout concilier, que ce sépulcre était celui d'un ancien roi agrigentin, qui s'était fait enterrer avec un cheval qu'il aimait beaucoup.

Trois cents pas plus loin sont deux colonnes enchâssées dans les murs d'une petite cassine: c'est tout ce qui reste du temple d'Esculape. La plaine au milieu de laquelle s'élève cette cassine s'appelle encore il Campo romano. En effet, c'était à cette place que, dans la première guerre punique, campait, au dire de Polybe, une partie de l'armée romaine.

Comme le soleil, avec lequel nous avions fait la veille une si intime connaissance, recommençait à nous faire les honneurs de la ville, qu'au dire de Pindare il ne dédaignait pas autrefois de chanter lui-même, nous nous privâmes des temples de Vulcain, de Castor et Pollux, et de la piscine creusée par les prisonniers carthaginois dans la vallée d'Acragas. Ciotta insista beaucoup pour nous y conduire, mais nous lui promîmes de le payer comme si nous l'avions vue, ce qui le ramena à l'instant même à notre sentiment.

En rentrant à l'hôtel, nous trouvâmes le capitaine Arena qui nous attendait avec notre cuisinier. Nous nous étonnâmes de cette infraction aux lois de la police napolitaine, qui défendait, on se le rappelle, au susdit Cama de mettre pied à terre. Mais le pauvre diable avait tant prié qu'on l'éloignât de l'élément sur lequel il n'avait pas un instant de repos, et qui la veille encore avait pensé lui être si fatal, que le capitaine, touché de ses supplications, nous l'amenait pour nous demander si, malgré la défense faite à son endroit, nous voulions prendre sur nous de l'emmener par terre à Palerme. La patient attendait notre décision avec une figure si piteuse, que nous n'eûmes pas le courage de lui refuser sa requête. Au risque de ce qui pouvait en résulter, Cama fut donc, à sa grande satisfaction, réinstallé sur la terre ferme. Cinq minutes après, notre hôte accourut pour nous demander si nous étions mécontents de notre dîner de la veille. Comme nous n'avions aucun motif de désobliger ce brave homme, qui avait véritablement fait ce qu'il avait pu, nous lui dîmes que, loin de nous en plaindre, nous en étions au contraire très satisfaits; alors il nous pria de venir mettre le holà dans sa cuisine, où Cama mettait tout sens dessus dessous. Nous y courûmes aussitôt, et nous trouvâmes effectivement Cama au milieu de cinq ou six casseroles, et demandant à grands cris de quoi mettre dedans. C'était cette demande indiscrète qui avait blessé notre hôte. Nous fîmes comprendre à Cama que ses exigences était exorbitantes, et nous l'invitâmes à laisser le cuisinier de la maison nous apprêter à son goût les douze ou quinze oeufs qu'il était parvenu à grand-peine à se procurer. Cama se retira en grommelant, et nous ne pûmes le consoler qu'en lui promettant qu'il prendrait sa revanche pendant notre voyage d'Agrigente à Palerme.

Le capitaine avait apporté tous nos effets, et à tout hasard une centaine de piastres. Mais, comme ce que monsieur Politi nous avait dit de la route ne nous invitait pas à nous surcharger d'argent, nous le priâmes de remporter la susdite somme au bâtiment, où elle serait beaucoup plus en sûreté que dans nos poches. Nous avions, Jadin et moi, une cinquantaine d'onces, c'est-à-dire sept ou huit cents francs, et cela nous paraissait d'autant plus suffisant dans les circonstances actuelles, que le capitaine nous promettait de nous avoir rejoints dans une dizaine de jours. Il avait bien eu un instant la crainte qu'un accident arrivé au speronare ne le forçât de s'arrêter quelques jours à Girgenti pour se procurer une ancre qui remplaçât celle restée au fond de la mer; mais Philippo avait tant et si bien plongé, qu'il avait fini par dégager la dent de fer du rocher sous lequel elle avait mordu, et alors, après avoir plongé sept fois à la profondeur de vingt-cinq pieds, il était revenu à la surface de l'eau avec son ancre. Aussitôt Pietro et Giovanni, qui l'attendaient, s'étaient jetés à la mer avec un câble; on avait passé le câble dans l'anneau, et l'ancre avait été triomphalement hissée sur le bâtiment.

Tout allant donc pour le mieux, nous prîmes congé du capitaine, en lui donnant rendez-vous à Palerme.

Aussitôt après le déjeuner, qui, d'après le prospectus qu'on en a vu, ne devait pas nous tenir longtemps, nous nous mîmes en quête des choses remarquables que pouvait nous offrir Girgenti elle-même. La liste était courte: un magasin de vases étrusques fort incomplet, et dont chaque pièce nous était offerte pour un prix triple de celui qu'elle nous eût coûté à Paris; un petit tableau prétendu de Raphaël, mais tout au plus de Jules Romain, qui avait été volé, puis rendu par l'entremise d'un confesseur, et qui était déposé chez le juge, qui pourra bien en devenir le propriétaire définitif; enfin l'église cathédrale, privée pour le moment d'évêque, attendu que, le dernier prélat étant mort, le roi de Naples touchant provisoirement ses revenus, qui sont de trente mille onces, sa majesté sicilienne ne se pressait pas de pourvoir au bénéfice vacant.

Ces différentes visites, tout insignifiantes qu'elles étaient, ne nous conduisirent pas moins jusqu'au dîner, qui nous fut servi avec une profusion que nous avions rencontrée chez notre bon Gemellaro, mais que nous n'avions pas retrouvée depuis. Au dessert, la conversation retomba sur les voleurs; ce sujet nous ramena tout naturellement à Salvadore, notre futur guide, et nous demandâmes à monsieur Politi quelques renseignements sur la façon dont la grâce de Dieu l'avait touché. Mais, au lieu de nous répondre, notre hôte nous offrit de nous raconter une anecdote arrivée il y avait sept ou huit ans à Castro-Giovanni. Ne voulant pas lâcher la réalité pour l'ombre, nous acceptâmes aussitôt, et, sans autre préambule que de nous faire servir le café et d'ordonner qu'on ne vînt nous déranger sous aucun prétexte, monsieur Politi commença l'histoire suivante:

—Le 20 juillet 1826, à six heures du soir, la salle du tribunal de Castro-Giovanni était non seulement encombrée de curieux, mais encore les rues avoisinantes regorgeaient d'un flot d'hommes et de femmes qui, n'ayant pu trouver place dans l'enceinte où l'on rendait la justice, attendaient dehors le résultat du jugement. C'est que ce jugement était de la plus haute importance pour toute la population du centre de la Sicile. L'accusé qui comparaissait à cette heure devant ses juges faisait, à ce qu'on assurait, partie de la bande du fameux capitaine Luigi Lana, qui, se tenant tantôt sur la route de Catane à Palerme, tantôt sur celle de Catane à Girgenti, et quelquefois même sur les deux, dévalisait scrupuleusement tout voyageur qui avait l'imprudence de prendre l'une ou l'autre de ces deux routes.

Le seigneur Luigi Lana était un de ces chefs de voleurs comme on n'en trouve plus qu'en Sicile et à l'Opéra-Comique, et qui s'élancent sur les grands chemins pour redresser les abus de la société, et remettre un peu d'égalité entre les faveurs et les disgrâces de la fortune. Vingt personnes avaient eu affaire à lui; mais, sur les vingt signalements donnés par elles, il n'y en avait pas deux qui se ressemblassent. Au dire des uns c'était un beau jeune homme blond de vingt-quatre à vingt-cinq ans, et qui avait l'air d'une femme; au dire des autres, c'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, aux traits fortement accentués, au visage olivâtre et aux cheveux noirs et crépus. Il y en avait qui disaient l'avoir vu entrer dans les églises et y dire ses prières avec une componction à faire honte aux moines les plus fervents; d'autres lui avaient entendu proférer des blasphèmes à faire fendre le ciel, et le tenaient pour un impie et pour un réprouvé. Enfin il y en avait encore, mais c'était le plus petit nombre, il faut l'avouer, qui disaient qu'il était plus honnête homme au fond que ceux qui le poursuivaient pour le faire pendre, et plus rigide observateur d'une simple promesse verbale que beaucoup de commerçants ne le sont d'une obligation écrite: ceux-là s'appuyaient sur un fait qui prouvait qu'effectivement maître Luigi Lana ne plaisantait pas à l'endroit de ses engagements. Voici l'événement sur lequel ils basaient la bonne opinion qu'ils avaient conçue et qu'ils émettaient touchant ce singulier personnage.

Un jour qu'il était poursuivi, il avait trouvé asile chez un riche seigneur nommé le marquis de Villalba; en le quittant, Luigi, reconnaissant, lui avait promis que lui et les siens pouvaient désormais voyager en Sicile en toute sûreté. Confiant en cette promesse, le marquis de Villalba avait envoyé quelques jours après cet événement son intendant faire un paiement à Cefalu; mais, entre Polizzi et Colesano, l'intendant avait été arrêté par un voleur. Le pauvre diable avait eu beau dire qu'il appartenait au marquis de Villalba, et que le marquis de Villalba avait pour lui et les siens un sauf-conduit du capitaine: le bandit n'avait point écouté ses réclamations et avait laissé le pauvre intendant nu comme un ver. Se voyant dans l'impossibilité de continuer sa route, l'intendant était revenu sur ses pas et avait demandé l'hospitalité dans la première maison de Polizzi; de là il avait écrit à son maître l'accident qui lui était arrivé, lui demandant ses instructions sur ce qui lui restait à faire. Le marquis de Villalba, qui ne se souciait pas d'aller sommer Lana de tenir la promesse qu'il lui avait faite et à laquelle il avait manqué si promptement, était en train d'écrire au pauvre intendant qu'il eût à revenir au château, lorsqu'on lui remit deux sacs qu'un inconnu venait d'apporter pour lui de la part du capitaine Luigi Lana. Le marquis ouvrit les deux sacs. Le premier contenait la somme qui avait été volée à l'intendant, le second la tête du voleur.

En même temps l'intendant recevait dans la maison où il s'était réfugié, et par un autre messager inconnu, les habits dont il avait été dépouillé.

A partir de ce jour, aucun bandit ne s'avisa plus de se frotter ni au marquis de Villalba, ni à personne de sa maison.

Or, comme nous l'avons dit, le 20 juillet 1826, on jugeait au tribunal de Castro-Giovanni un homme accusé de faire partie de la bande de Luigi Lana, et que l'on soupçonnait d'avoir assassiné un voyageur anglais trois mois auparavant, c'est-à-dire le 18 mai, entre Centorbi et Paterno. Comme l'Anglais était mort deux jours après des quatres coups de poignard qu'il avait reçus, il n'y avait pas moyen de convaincre le coupable par la confrontation. Mais avant d'expirer, le moribond, qui avait gardé pendant tout cet événement un sang-froid digne du pays où il était né, avait donné de son meurtrier un signalement tellement exact, que, grâce à ce signalement, on avait arrêté six semaines après le coupable.

Quand nous disons le coupable, nous devrions dire simplement l'accusé, car les avis étaient fort partagés sur l'individu qui comparaissait devant le seigneur Bartolomeo, juge de Castro-Giovanni. En effet, malgré la déposition de l'Anglais mourant, malgré l'identité du signalement avec les traits de son visage, le prisonnier soutenait qu'il était victime d'une erreur de ressemblance, et que, le jour même où avait eu lieu l'assassinat, il était sur le port de Palerme, où pour le moment il exerçait le métier de facchino. Malheureusement le seigneur Bartolomeo, juge de Castro-Giovanni, paraissait s'être rangé au nombre des personnes peu disposées à croire à cette dénégation, ce qui laissait, la chose était facile à voir, infiniment peu d'espoir au pauvre diable, qui, pour toute défense, arguait d'un alibi qu'il ne pouvait pas prouver.

Les choses en étaient donc là, et l'on attendait de minute en minute le prononcé du jugement, lorsqu'un beau jeune homme de vingt-huit à trente ans, revêtu d'un uniforme de colonel anglais, et suivi de deux domestiques comme lui à cheval, entra à Castro-Giovanni, venant du côté de Palerme, et s'arrêta à l'hôtel du Cyclope, tenu par maître Gaëtano Pacca. Comme les voyageurs de cette qualité étaient rares à Castro-Giovanni, maître Gaëtano accourut lui-même à la porte, et ne voulut céder à personne l'honneur de tenir la bride du cheval de l'étranger, tandis que l'étranger mettait pied à terre. L'officier, qui, comme nous l'avons dit, était suivi de deux domestiques, voulut d'abord s'opposer à cet excès de politesse, mais, voyant que son hôte futur insistait, il ne voulut pas le contrarier pour si peu, mit pied à terre dans toutes les règles de l'équitation, et entra dans l'hôtel en fouettant légèrement avec sa cravache la poussière amassée sur ses bottes et sur son pantalon.

—Je suis le très humble serviteur de Votre Excellence, dit au colonel maître Gaëtano, qui, ayant jeté la bride du cheval aux mains d'un des domestiques, était entré derrière l'étranger, et je serai éternellement fier de ce qu'un seigneur du rang de Votre Excellence se soit arrêté à l'hôtel du Cyclope. Votre Excellence vient sans doute de faire une longue route, et une longue route ouvre l'appétit. Que ferai-je servir à Votre Excellence pour son dîner?

—Mon cher monsieur Pacca, dit l'étranger avec un accent maltais fortement prononcé, et d'un air de hauteur qui arrêta tout court la politesse un peu familière de maître Gaëtano, faites-moi d'abord le plaisir de répondre à une question que j'aurais à vous adresser, puis nous en reviendrons à la proposition que vous avez la bonté de me faire.

—Je suis aux ordres de Votre Excellence, dit l'hôte du Cyclope.

—Très bien. Je voudrais savoir combien il y a de milles de Castro-Giovanni au château de mon honorable ami le prince de Paterno.

—Votre Excellence ne compte sans doute pas faire une si longue route aujourd'hui, et surtout à l'heure qu'il est.

—Pardon, mon cher Pacca, reprit l'étranger avec le même ton railleur qu'on avait déjà pu remarquer dans l'accent qui accompagnait ses paroles. Mais vous ne vous apercevez pas que vous répondez à ma question par une autre question. Je vous demande combien il y a de milles d'ici au château du prince de Paterno: comprenez-vous?

—Dix-sept milles, Votre Excellence.

—Très bien: avec mon cheval c'est l'affaire de trois heures, et pourvu que je parte à huit heures du soir, je serai encore arrivé avant minuit: préparez mon dîner et celui de mes gens, et faites donner à manger à nos montures.

—Seigneur Dieu! s'écria l'aubergiste, Votre Excellence aurait-elle donc l'intention de voyager de nuit?

—Et pourquoi pas?

—Mais Votre Excellence doit savoir que les routes ne sont pas sûres?

L'étranger se mit à rire avec une indéfinissable expression de mépris; puis, après un instant de silence:

—Qu'y a-t-il donc à craindre? demanda-t-il en continuant de fouetter la poussière de son pantalon avec sa cravache.

—Ce qu'il y a à craindre? Votre Excellence le demande!

—Oui, je le demande.

—Votre Excellence n'a-t-elle point entendu parler de Luigi Lana?

—De Luigi Lana? qu'est-ce que cet homme?

—Cette homme, Excellence, c'est le plus terrible bandit qui ait jamais paru en Sicile.

—Vraiment? dit l'étranger de son même ton goguenard.

—Sans compter qu'en ce moment il est exaspéré, continua l'aubergiste, et je réponds bien qu'il ne fera quartier à personne.

—Et de quoi est-il exaspéré, maître Gaëtano? Voyons, contez-moi cela.

—De ce qu'on juge en ce moment un des hommes de sa bande.

—Où cela?

—Ici même, Excellence.

—Et sans doute ce drôle sera condamné?

—J'en ai peur, Excellence.

—Et pourquoi en avez-vous peur, maître Gaëtano?

—Pourquoi, Excellence? parce que Luigi Lana est un homme à mettre, pour se venger, le feu aux quatre coins de Castro-Giovanni.

L'étranger éclata de rire.

—Puis-je savoir de quoi rit Votre Excellence? demanda l'aubergiste tout stupéfait.

—Je ris de ce qu'un homme de coeur fait trembler huit ou dix mille lâches comme vous, répondit l'étranger avec un air plus méprisant que jamais. Et, continua-t-il après une pause d'un instant, vous croyez donc que cet homme sera condamné?

—Je n'en fais pas de doute, Excellence.

—Je suis fâché de n'être pas arrivé plus tôt, reprit l'étranger comme s'il se parlait à lui-même; je n'aurais pas été fâché de voir la figure que fera le drôle en entendant prononcer son jugement.

—Peut-être est-il encore temps, dit maître Gaëtano; et si Votre Excellence veut se distraire à cela en attendant que son dîner soit servi, j'écrirai un petit mot au juge Bartolomeo, dont j'ai l'honneur d'être le compère, et je ne doute pas que sur ma recommandation il ne fasse placer Votre Excellence dans l'enceinte même des avocats.

—Merci, mon cher monsieur Pacca, dit l'étranger en se levant et s'avançant vers la porte; merci, mais ce serait probablement trop tard. J'entends un grand bruit de monde qui revient, et sans doute le jugement est prononcé.

En effet, la foule qui, dix minutes auparavant, se pressait autour du tribunal, se répandait à cette heure dans les rues; et, comme un orage planant sur la ville, les mots: à mort! à mort! grondaient répétés par quatre ou cinq mille voix.

L'accusé, malgré ses dénégations réitérées, n'ayant pu produire aucun témoin à décharge, venait d'être condamné à être pendu.

Le jeune colonel resta sur la porte jusqu'à ce que cette foule qu'il regardait en fronçant le sourcil et en mordant sa moustache fût écoulée; puis, lorsque la rue fut, à l'exception de quelques groupes semés ça et là, redevenue solitaire, il se retourna vers l'aubergiste, qui se tenait respectueusement derrière lui, se haussant sur la pointe des pieds, et essayant de voir par-dessus son épaule.

—Et quand croyez-vous que cet homme soit exécuté, mon cher monsieur Pacca? demanda l'étranger.

—Mais après-demain matin, sans doute, répondit maître Gaëtano; aujourd'hui le jugement, cette nuit la confession, demain la chapelle ardente, après-demain la potence.

—Et à quelle heure?

—Vers les huit heures du matin, c'est l'heure ordinaire.

—Ma foi! il me prend une envie, dit le colonel.

—Laquelle, Excellence?

—C'est, n'ayant pu voir juger ce drôle, de le voir au moins pendre.

—Rien de plus facile; Votre Excellence peut partir demain matin, faire sa visite à son ami le prince de Paterno, et être de retour ici demain soir.

—Vous parlez comme saint Jean-Bouche-d'Or, mon cher monsieur Pacca, répondit le colonel en tirant hors de son uniforme rouge son jabot de batiste; et je ferai comme vous dites. Ainsi donc occupez-vous de mon dîner et de ma chambre; tâchez que tout cela soit, je ne dirai pas bon, mais passable; comme vous m'en donnez le conseil, je partirai demain matin et je reviendrai demain soir. Pendant ce temps-là occupez-vous donc de m'avoir une bonne place pour regarder l'exécution: une fenêtre, par exemple; je la paierai ce qu'on voudra.

—Je ferai mieux que cela, Excellence.

—Que ferez-vous, mon cher monsieur Pacca?

—Votre Excellence sait qu'il est d'habitude que le juge assiste au supplice sur une estrade?

—Ah! c'est l'habitude? non, je ne le savais pas. Mais qu'importe, allez toujours.

—Eh bien! je demanderai au juge, dont, comme je l'ai déjà dit, je crois, j'ai l'honneur d'être compère, une place près de lui pour Votre Excellence.

—A merveille! maître Gaëtano; et moi je vous promets, si vous me l'obtenez, de ne pas vérifier l'addition de votre carte, et de m'en rapporter au total.

—Allons, allons, dit maître Gaëtano, je vois que tout cela peut s'arranger, et Votre Excellence, je l'espère, quittera ma maison satisfaite de l'hôte et de l'hôtel.

—J'en ai l'espoir, mon cher monsieur Pacca; mais, en attendant le dîner, qui, j'en ai peur, se fera attendre, n'avez-vous rien à me donner à lire pour me distraire?

—Si fait, Excellence, si fait, reprit maître Gaëtano en ouvrant une armoire où moisissaient quelques mauvais bouquins dépareillés. Voici le Guide du voyageur en Sicile, par l'illustre docteur Francesco Ferrara; voici deux volumes des Poésies légères, de l'abbé Meli; voici le Traité de la Jettature, par maître Nicolao Valetta; voici l'Histoire du terrible bandit Luigi Lana, ornée de son portrait dessiné d'après nature…

—Ah! diable! mon cher hôte, donnez-moi ce livre; donnez vite, je vous prie, je suis curieux de voir quelle figure on lui a faite.

—Voilà, Excellence, voilà.

—Peste… mais savez-vous que c'est un fort vilain monsieur, que votre ami Luigi Lana, avec ses grosses moustaches, ses yeux à fleur de tête, ses cheveux mal peignés, son chapeau en pain de sucre et ses pistolets à la ceinture?

—Eh bien! cette copie, si terrible qu'elle soit, n'est encore rien auprès de l'original.

—Vraiment?

—Je puis l'affirmer à Votre Excellence.

—Vous l'avez donc vu, mon cher monsieur Pacca? demanda le jeune colonel en se balançant sur sa chaise, et en regardant l'aubergiste de son air le plus goguenard.

—Non, Excellence, non pas moi; mais j'ai logé de pauvres diables de voyageurs qui l'avaient rencontré pour leur malheur, eux, et qui m'en ont fait le portrait depuis les pieds jusqu'à la tête.

—Bah! la peur leur aura troublé la vue, et ils auront exagéré. En tout cas, mon cher hôte, maintenant que j'ai ce que je désirais, occupez-vous de mon dîner, je vous prie, tandis que je verrai si les actions de ce terrible personnage correspondent à sa figure.

—A l'instant, Excellence, à l'instant.

Le voyageur fit un signe de la tête indiquant qu'il savait parfaitement ce qu'il devait penser du subito italien, et s'allongeant sur deux chaises, il s'apprêta avec une nonchalance toute méridionale à commencer sa lecture.

Sans doute, malgré l'espèce de mépris avec lequel il avait ouvert le livre, les aventures qu'il contenait présentèrent quelque intérêt à l'esprit du colonel, car, lorsque maître Gaëtano rentra au bout d'une demi-heure, il le retrouva dans la même posture, et livré à la même occupation.

Si le colonel avait bien employé son temps, maître Gaëtano n'avait pas perdu le sien. Après avoir causé avec le maître, il avait fait causer les domestiques, et il avait appris d'eux que le voyageur qu'il avait l'honneur d'héberger en ce moment était un jeune Maltais qui, jouissant d'une fortune de cent mille livres de rentes, avait acheté un régiment en Angleterre. Restait à savoir le nom de cet étranger. Mais le propriétaire de l'hôtel du Cyclope avait trouvé un moyen tout simple de le connaître; il apportait, selon l'habitude italienne, son registre à signer au jeune voyageur.

Le colonel, entendant quelqu'un qui s'arrêtait près de lui, leva les yeux et aperçut son hôte; en voyant le registre, il devina l'intention, tendit la main, prit une plume, et, à l'endroit que lui indiquait le doigt de maître Gaëtano, il écrivit ces trois mots: Colonel Santa-Croce.

Maître Gaëtano était très satisfait, il savait tout ce qu'il désirait savoir.

—Maintenant, dit-il, quand Votre Excellence voudra se mettre à table, la soupe est servie.

—Ah! ah! dit le jeune colonel, que ne m'avez-vous dit cela plus tôt, mon cher monsieur Pacca! je vous aurais épargné la peine de déranger votre couvert.

—Comment, déranger mon couvert. Excellence! n'est-il point dressé à votre goût?

—Si fait, mon cher monsieur Pacca, si fait; mais j'ai l'habitude de m'essuyer les mains avec de la toile de Hollande, et de manger dans de l'argenterie; ce n'est point que vos torchons ne soient fort propres, et vos couverts d'étain parfaitement étamés; mais, avec votre permission, je ne m'en servirai pas. Appelez mon domestique.

Maître Gaëtano obéit à l'instant même, quoique un peu humilié de l'affront que lui faisait le colonel; mais comme il lui avait promis de ne pas vérifier l'addition, il se promit à part lui de porter l'affront sur sa carte.

Cinq minutes après, le valet de chambre entra avec un nécessaire grand comme une malle, et en tira de la vaisselle plate, deux ou trois couverts d'argent et un gobelet de vermeil, le tout aux armes du colonel.

Le colonel attaqua le dîner de maître Gaëtano avec l'air dédaigneux d'un prince, goûta à peine de chaque plat, puis, après le repas, voyant que le temps était beau et qu'il faisait un clair de lune superbe, il s'apprêta à aller faire un tour par la ville. Maître Gaëtano offrit de l'accompagner, mais le colonel lui répondit qu'il préférait être seul.

Néanmoins, comme maître Gaëtano était fort curieux de sa nature, il sortit dix minutes après le colonel, sous prétexte d'aller se promener lui-même, mais, dans le fait, pour voir s'il ne le rencontrerait pas. Cependant, quoiqu'il n'y eût que deux ou trois rues principales à Castro-Giovanni, l'attente du digne aubergiste fut trompée, et il ne vit rien qui ressemblât à l'allure décidée et hautaine du jeune voyageur. En passant devant la prison, il vit entrer un pauvre moine de l'ordre de saint François; l'homme de Dieu venait pour préparer le condamné à la mort.

Le colonel ne rentra qu'à minuit. Maître Gaëtano eût bien voulu lui demander ce qu'il avait trouvé d'assez curieux à Castro-Giovanni pour être resté dehors jusqu'à une pareille heure. Mais, comme il ouvrait la bouche pour faire cette question, le jeune homme laissa tomber sur lui, d'un air si dédaigneux, l'ordre de le faire éveiller à six heures du matin, que maître Gaëtano sentit la voix s'éteindre dans sa bouche, et s'inclina en signe d'obéissance, sans répondre une seule parole. Quant au colonel, il s'enferma avec son valet, qui ne sortit de sa chambre qu'à une heure du matin.

A sept heures du matin, le colonel, après avoir pris une tasse de café noir seulement, partait, disait-il, pour le château du prince de Paterno, n'emmenant avec lui que son valet de chambre, et laissant le second domestique pour garder les bagages et rappeler à maître Gaëtano la promesse qu'il lui avait faite de lui retenir une place près du juge pour voir l'exécution.

Ce n'était pas chose commune à Castro-Giovanni qu'une exécution; aussi la journée qui précéda la mort du pauvre condamné fut-elle fort agitée; chacun courait par les rues, tandis que les cloches sonnaient, et c'était à qui aurait quelque nouvelle par le juge ou par le geôlier. On pensait que le coupable, n'ayant plus d'espérance d'adoucir la rigueur de son supplice que par le repentir qu'il montrerait, ferait des révélations, et que l'on saurait ainsi quelque chose de positif, et sur lui, et sur ce terrible Luigi Lana, son capitaine. L'attente fut trompée; non seulement le condamné ne fit aucune révélation, mais, au contraire, il continuait à protester de son innocence, répétant sans cesse que, le jour même de l'assassinat, il était à Palerme, c'est-à-dire à près de cent cinquante milles du lieu où il avait été commis.

Le confesseur lui-même n'avait pas pu en tirer autre chose; et le vénérable moine était sorti de la prison en disant qu'il avait bien peur que la justice des hommes, croyant punir un coupable, ne fît un martyr.

La journée s'écoula ainsi au milieu des discussions les plus animées sur la culpabilité ou l'innocence du condamné, puis le soir vit s'illuminer les fenêtres de la chapelle ardente dans laquelle il devait passer la nuit. A dix heures du soir, le même moine qui était déjà venu le consoler dans sa prison fut introduit dans la chapelle, et ne quitta le prisonnier qu'à onze heures et demie. Après son départ, le condamné, qui avait été fort agité toute la journée, parut tranquille.

A minuit, le colonel rentra avec son valet de chambre à l'hôtel du Cyclope, et, trouvant maître Gaëtano qui l'attendait, recommanda d'abord qu'on eût grand soin de ses chevaux, qui venaient de faire une longue course; puis il s'informa si la commission dont son hôte s'était chargé était faite à sa satisfaction. Maître Gaëtano répondit que son compère le juge avait été trop heureux de faire quelque chose qui fût agréable à Son Excellence, et qu'il aurait pour le lendemain, près de lui et sur l'estrade même, la place qu'il désirait.

Durant toute la nuit, les cloches sonnèrent pour rappeler aux bonnes âmes qu'elles devaient prier pour le patient.

Le lendemain, dès cinq heures, les rues qui conduisaient de la prison au lieu du supplice étaient encombrées de curieux; les fenêtres présentaient une muraille de têtes, et les toits mêmes craquaient sous les spectateurs.

A sept heures, le juge vint prendre place sur l'estrade avec les deux greffiers, le capitaine de nuit et le commissaire; comme le lui avait promis maître Gaëtano, un siège était réservé près du juge pour le colonel. A sept heures et demie, il arriva, remercia fort gracieusement, et d'un air qui sentait d'une lieue son grand seigneur, le juge de sa complaisance, et, ayant regardé, pour voir s'il n'aurait pas trop de temps à attendre, l'heure à une magnifique montre tout enrichie de diamants, il s'assit à la place d'honneur, au milieu des autorités de la ville de Castro-Giovanni.

A huit heures, les cloches sonnèrent avec un redoublement d'onction; elles indiquaient que le condamné sortait de la prison.

Au bout de quelques minutes, une rumeur croissante annonça l'approche du condamné. En effet, bientôt on vit paraître le bourreau qui le précédait à cheval, puis quatre gardes qui marchaient derrière le bourreau, puis le condamné lui-même, à cheval sur un âne, la tête tournée vers la queue, et marchant à reculons, afin qu'il ne perdît point de vue le cercueil que portaient derrière lui les frères de la Miséricorde, puis enfin toute la population de Castro-Giovanni qui fermait la marche.

Le condamné semblait écouter d'une façon fort distraite les exhortations du moine qui l'accompagnait. On disait généralement que cette distraction venait de ce que le moine n'était pas le même qui l'était venu visiter dans sa prison. En effet, au moment où l'on s'attendait à voir arriver ce moine, il n'avait point paru, et l'on avait été obligé d'en courir chercher un autre pour que le condamné ne mourût pas privé des secours de la religion.

Quoi qu'il en soit, comme nous l'avons dit, le pauvre diable paraissait fort inquiet, et jetait à droite et à gauche sur la foule des regards qui indiquaient la situation de son esprit. De temps en temps même, contre l'habitude des condamnés, qui s'épargnent ce spectacle le plus longtemps possible, il se retournait vers la potence, sans doute pour calculer le temps qui lui restait à vivre. Tout à coup, arrivé devant l'estrade du juge, et au moment où le confesseur l'aidait à descendre de son âne, le condamné jeta un grand cri, et, montrant d'un signe de tête, car ses mains étaient liées, le colonel assis près du juge:

—Mon père, s'écria-t-il en s'adressant au moine, mon père, voilà un seigneur qui, s'il le veut, peut me sauver.

—Lequel? demanda le moine avec étonnement.

—Celui qui est près du juge, mon père; celui qui a un uniforme rouge et des épaulettes de colonel. C'est le bon Dieu qui l'amène sur ma route, mon père. Miracle, miracle!

Et chacun se mit à répéter: Miracle! après le condamné sans savoir encore de quoi il s'agissait; ce qui n'empêcha pas le bourreau de s'approcher du patient, afin de commencer son office. Mais le confesseur se plaça entre eux deux.

—Arrêtez, dit-il; au nom de Dieu, arrêtez!—Juge, continua la moine, le patient dit qu'il reconnaît assis près de toi un témoin qui peut lui sauver la vie en attestant qu'il est innocent. Juge, je t'adjure d'entendre ce témoin.

—Et quel est ce témoin? demanda le juge en se levant sur l'estrade.

—Le colonel Santa-Croce! le colonel Santa-Croce! cria le patient.

—Moi? dit avec étonnement le colonel en se levant à son tour; moi, mon ami? Vous vous trompez assurément, et, quoique vous sachiez mon nom, moi je ne vous connais pas.

—Vous ne le connaissez pas, hein? demanda le juge.

—Aucunement, répondit le colonel après avoir regardé avec plus d'attention encore que la première fois le condamné.

—Je m'en doutais, reprit le juge en secouant la tête; c'est une des ruses habituelles de ces misérables.

Puis il se rassit, en faisant signe au bourreau de continuer son office.

—Colonel, s'écria le patient, colonel, vous ne me laisserez pas mourir ainsi, quand d'un mot vous pouvez me sauver! Colonel, laissez-moi seulement vous adresser une question.

—Oui, oui, cria la foule, c'est juste, laissez parler le condamné, laissez-le parler!

—Monsieur le juge, dit le colonel, je crois que l'humanité exige que nous nous rendions à la prière de ce malheureux. S'il veut nous tromper, au reste, nous nous en apercevrons bien, et alors il n'aura retardé sa mort que de quelques minutes.

—Je n'ai rien à refuser à Votre Excellence, dit le juge; mais, vraiment, ce n'est pas la peine, croyez-moi, colonel, de lui donner cette satisfaction.

—Je vous la demande pour ma propre conscience, monsieur, dit le colonel.

—J'ai déjà dit à Votre Excellence que j'étais à ses ordres, reprit le juge.

Puis se levant:

—Gardes, ajouta-t-il, amenez le condamné.

On amena ce malheureux. Il était pâle comme la mort, et tremblait de tous ses membres.

—Eh bien! coquin, dit le juge, te voilà en face de Son Excellence; parle donc.

—Excellence, dit le condamné, ne vous souvient-il pas que, le 18 mai dernier, vous avez débarqué à Palerme, venant de Naples?

—Je ne saurais préciser le jour aussi exactement que vous le faites, mon ami; mais la vérité est que c'est vers cette époque que j'abordai en Sicile.

—Ne vous souvient-il pas, Excellence, du facchino qui porta vos malles sur une petite charrette du port à l'Hôtel des Quatre-Cantons, où vous logeâtes?

—Je logeais effectivement Hôtel des Quatre-Cantons, répondit le colonel; mais j'ai, je l'avoue, entièrement oublié la figure de l'homme qui m'y a conduit.

—Mais ce que vous n'avez pu oublier, Excellence, c'est qu'en passant devant la porte d'un serrurier, un de ses apprentis qui sortait, tenant un barre de fer sur son épaule, m'en donna un coup contre la tête, et me fit cette blessure. Tenez.

Et le condamné, avançant la tête, montra effectivement une cicatrice à peine fermée encore, et qui lui marquait le front.

—Oui, vous avez raison, parfaitement raison, dit le colonel, et je me rappelle cette circonstance comme si elle venait d'arriver à l'instant même.

—Et à preuve, continua avec joie le condamné, qui, se voyant reconnu, commençait à reprendre espoir, à preuve que, comme un généreux seigneur que vous êtes, au lieu de me donner six carlins que je vous avais demandés, vous me donnâtes deux onces.

—Tout cela est l'exacte vérité, dit le colonel en se retournant vers le juge; mais nous allons être mieux renseignés encore. J'ai sur moi le portefeuille où j'inscris jour par jour ce que je fais; ainsi, il me sera facile de m'assurer si cet homme ne nous donne pas une fausse date.

—Cherchez, cherchez, colonel, dit le condamné; maintenant je suis sûr de mon affaire.

Le colonel ouvrit son portefeuille, puis, arrivé à la date indiquée, il lut tout haut:

«Aujourd'hui 18 mai, j'ai abordé à Palerme à onze heures du matin.—Pris sur le port un pauvre diable qui a été blessé en portant mes malles.—Logé à l'Hôtel des Quatre-Cantons.»

—Voyez-vous? voyez-vous? s'écria le condamné.

—Ma foi! monsieur le juge, dit le colonel en se retournant vers maître Bartolomeo, si c'est vraiment le 18 mai que l'assassinat dont ce pauvre homme est accusé a été commis, je dois affirmer sur mon honneur que le 18 mai il était à Palerme, où, comme le constate mon album, il a été blessé à mon service. Or, comme il ne pouvait être à la fois à Palerme et à Centorbi, il est nécessairement innocent.

—Innocent! innocent! cria la foule.

—Oui, innocent, mes amis, innocent! dit le condamné. Je savais bien que
Dieu ferait un miracle en ma faveur.

—Miracle! miracle! cria la foule.

—Eh bien! dit le juge, nous allons le faire reconduire en prison, et nous procéderons à une autre enquête.

—Non, non, libre! libre à l'instant même! cria le peuple.

Et, à ces mots, une partie de la foule, se ruant vers l'estrade, enleva le condamné et lui délia les mains, tandis que l'autre renversait la potence et poursuivait le bourreau à coups de pierre.

Quant au colonel, il fut reporté en triomphe à l'Hôtel du Cyclope.

Toute la journée, Castro-Giovanni fut en fête; et lorsque le colonel quitta la ville vers midi, il lui fallut fendre à grand-peine avec son cheval les flots du peuple, qui lui baisait les mains en criant: Vive le colonel Santa-Croce! Vive le sauveur de l'innocent!

Quant au condamné, comme chacun voulait lui parler et entendre de sa propre bouche le récit de son aventure, ce ne fut que vers le soir qu'il se trouva avoir quelque peu de liberté. Il en profita aussitôt pour enfiler une ruelle que son peu de largeur rendait plus sombre encore; puis, par cette ruelle, il atteignit la porte de la ville; puis, une fois hors de la ville, il gagna a toutes jambes une gorge de la montagne, où il disparut.

Le lendemain, le juge reçut de Luigi Lana une lettre dans laquelle le chef de bandits le remerciait de la complaisance qu'il avait eue de lui offrir un siège sur sa propre estrade; il le priait en outre de présenter ses compliments à son compère, maître Gaëtano, propriétaire de l'hôtel du Cyclope.

Mais, tout libre qu'était redevenu le condamné, l'impression produite sur son esprit par l'aspect de la potence, à laquelle il avait pour ainsi dire touché du doigt, avait été si réelle, qu'il résolut, malgré les exhortations de ses camarades, d'abandonner la vie qu'il avait menée jusque-là et de se réconcilier avec la police.

Le religieux qui l'avait accompagné dans le trajet de la prison à l'échafaud fut l'intermédiaire entre lui et l'autorité. La prière fut transmise au vice-roi, et comme le bandit ne demandait que la vie sauve, promettant d'être à l'avenir un modèle de probité, après quelques pourparlers entre le moine et le vice-roi, sa demande lui fut accordée, à cette seule condition qu'il ferait amende honorable pieds nus et le corps ceint d'une corde.

Cette cérémonie eut lieu à Palerme, à la grande édification des fidèles.

Voilà ce qui arriva à Castro-Giovanni, le 20 juillet de l'an de grâce 1826.

—Et depuis lors, demandai-je à monsieur Politi, qu'est devenu, s'il vous plaît, cet honnête homme?

—Il a pris le nom de Salvadore, sans doute en mémoire de la façon miraculeuse dont il a été sauvé, s'est fait muletier, afin, comme il s'y était engagé, de gagner sa vie d'une façon honorable; et, si ce que je vous ai raconté ne vous donne pas une trop grande défiance, il aura l'honneur d'être demain matin votre guide de Girgenti à Palerme.

L'INTÉRIEUR DE LA SICILE

Le lendemain, quelque diligence que nous fîmes, nous ne parvînmes à nous mettre en route que vers les neuf heures du matin. Nous avions demandé d'abord une mule de renfort pour Cama; mais, lorsqu'il se vit pour la première fois de sa vie juché au haut d'une selle sans autre support que deux étriers d'inégale longueur, il déclara que la bride lui paraissait un point d'appui trop insuffisant pour qu'il lui confiât la conservation de sa personne. En conséquence, avec l'aide de Salvadore, il mit pied à terre, et la mule fut renvoyée.

Pendant ce temps, on chargeait toute notre roba sur la mule de transport. Comme ce bagage était assez considérable, Cama remarqua qu'il formait sur le dos de l'animal une surface plane de trois ou quatre pieds de diamètre. Cette terrasse parut à Cama un véritable lieu de sûreté, comparée à l'extrémité aiguë de la selle, et il demanda à s'établir, comme il l'entendrait, sur cette petite plate-forme. Salvadore, consulté pour savoir si sa mule pouvait porter ce surcroît de charge, répondit qu'il n'y voyait pas d'inconvénient; au bout d'un instant, Cama se trouva donc placé au centre de notre roba, assis à la manière des tailleurs, et s'élevant pyramidalement au milieu de son domaine.

On nous avait recommandé de visiter les Maccaloubi. Nous priâmes donc Salvadore de prendre le chemin qui y conduisait; mais, habitué à de pareilles demandes, il avait de lui-même prévenu notre désir, et nous n'en étions déjà plus qu'à un demi-mille lorsque nous lui dîmes de nous y conduire.

Les Maccaloubi sont tout bonnement de petits volcans de vase, au nombre de trente ou quarante, qui s'élèvent sur une plaine boueuse. Chacun de ces volcans en miniature a un pied ou dix-huit pouces de haut; la matière qui s'échappe de ces taupinières est une espèce d'eau pâteuse, couleur de rouille, très froide, et, à ce que l'on assure, très salée. Lorsque nous les visitâmes, les volcaneaux se reposaient, c'est-à-dire qu'à grand-peine, et avec des efforts qui devaient singulièrement les fatiguer, ils poussaient leur lave humide hors de leur cratère. Salvadore nous assura qu'il y avait des époques où ils jetaient de la boue à cent ou cent cinquante pieds de hauteur, et où toute cette plaine de vase tremblait comme une mer. Nous ne vîmes rien de pareil. Elle était au contraire fort tranquille, comme nous l'avons dit, et assez sèche pour qu'en marchant dans les intervalles des volcans, on n'enfonçât que deux ou trois pouces. Comme la chose, malgré la recommandation, nous parut médiocrement curieuse, et que nous n'étions pas assez forts en géologie pour étudier la cause de ce phénomène, nous ne fîmes aux Maccaloubi qu'une assez courte station, et nous continuâmes notre chemin.

Vers les onze heures, nous nous trouvâmes sur le bord d'un petit fleuve. Comme nous suivions un chemin à peine tracé, et praticable seulement pour les litières, les mulets et les piétons, il n'y avait pas, on le pense bien, d'autre moyen de traverser le fleuve que d'y pousser bravement nos mulets. Ils y entrèrent jusqu'au ventre, et nous conduisirent sans accident à l'autre bord. J'avais invité Salvadore à monter en croupe derrière moi; mais, comme il faisait très chaud, il n'y fit point tant de façon, et passa tranquillement à la manière de ses mulets, c'est-à-dire en se mettant dans l'eau jusqu'à la ceinture.

A quelques pas au-delà du fleuve, nous trouvâmes une espèce de petit bosquet de lauriers roses qui ombrageait une fontaine. C'était une halte tout indiquée pour notre déjeuner. Nous sautâmes, en conséquence, à bas de nos mules; Cama se laissa glisser du haut de son bagage, Salvadore battit les buissons pour en chasser deux ou trois couleuvres et une douzaine de lézards, et nous déjeunâmes.

Comme nous avions invité Salvadore à déjeuner avec nous, honneur qu'après quelques façons préliminaires il avait fini par accepter, il était devenu vers la fin du repas un peu plus communicatif qu'il ne l'avait été au moment de notre départ. Jadin profita de ce commencement de sociabilité pour lui demander la permission de faire son portrait. Salvodore y consentit en riant, drapa son manteau sur son épaule gauche, s'appuya sur le bâton pointu dont il se servait pour sauter par-dessus les ruisseaux et pour piquer les mules, croisa une de ses jambes sur l'autre, et se tint devant lui avec l'immobilité et l'aplomb d'un homme habitué à accéder à de pareilles demandes.

Pendant ce temps, je pris mon fusil et je battis les environs: un malheureux lapin qui s'était aventuré hors de son terrier, et qui eut l'imprudence de vouloir le regagner, au lieu de rester tranquillement à son gîte où je ne l'eusse pas découvert, fut le trophée de cette expédition.

Ce fut une occasion pour Salvadore de nous demander la permission d'examiner nos fusils, ce qu'il n'avait point encore osé faire, malgré l'envie qu'il en avait. Il les prit et les retourna en homme à qui les armes sont familières; mais, comme c'étaient des fusils du système Lefaucheux, le mécanisme lui en était parfaitement inconnu. Je n'étais pas fâché, tout en ayant l'air de satisfaire sa curiosité, de lui montrer qu'à une distance honnête je ne manquerais pas mon homme; je fis donc jouer la bascule, je changeai mes cartouches de plomb à lièvre pour des cartouches de plomb à perdrix, et, jetant deux piastres en l'air, je les touchai toutes les deux. Salvadore alla ramasser les piastres, reconnut sur elles la trace du plomb, et secoua la tête de haut en bas, en digne appréciateur du coup que je venais de faire. Je lui proposai de tenter le même essai; il me dit tout simplement qu'il n'avait jamais été grand tireur au vol, mais que, si mon camarade voulait lui prêter sa carabine, il nous montrerait ce qu'il savait faire à coup posé. Comme elle était toute chargée à balles, Jadin la lui mit aussitôt entre les mains. Salvadore prit pour but une petite pierre blanche de la grosseur d'un oeuf, qui se trouvait à cent pas de nous au milieu du chemin et, après l'avoir visée avec une attention qui indiquait l'importance qu'il attachait à réussir, il lâcha le coup et brisa la pierre en mille morceaux.

Cela nous fit faire, à Jadin et à moi, la réflexion médiocrement rassurante que, dans l'occasion, Salvadore non plus ne devait pas manquer son homme.

Quant à Cama, il ne pensait à rien autre chose qu'à envelopper son lapin dans des herbes qu'il avait cueillies au bord de la fontaine, afin de le maintenir frais jusqu'à l'heure du dîner.

Nous nous remîmes en route; le misérable fiumicello que nous venions de traverser faisait plus de tours et de détours que le fameux Méandre. Nous le rencontrâmes douze fois sur notre route en moins de trois lieues: chaque fois nous le passâmes à gué comme la première.

Pendant toute cette route, nous n'apercevions aucune terre cultivée, mais des plaines immenses couvertes de grandes herbes, brûlées par le soleil, au milieu desquelles s'élevait parfois, comme une île de verdure, une petite cabane entourée de cactus, de grenadiers et de lauriers roses. A cent pas, tout autour de la cabane, le sol était défriché, et l'on apercevait quelques légumes qui perçaient la terre et qui, selon toute probabilité, étaient la seule nourriture des malheureux perdus dans ces solitudes.

Nous marchâmes jusqu'à cinq heures du soir, apercevant de temps en temps une espèce de village juché à la cime de quelque rocher, sans qu'on pût distinguer le moins du monde par quel chemin on y arrivait. Enfin, du haut d'une petite colline, Salvadore nous montra une ferme placée sur notre chemin, et nous dit que c'était là que nous passerions la nuit. Une lieue à peu près au delà de cette ferme, et à droite de la route, s'élevait sur le penchant d'une montagne une ville de quelque importance, nommée Castro-Novo. Nous demandâmes à Salvadore pourquoi nous ne gagnions pas cette ville, au lieu de nous arrêter dans une misérable auberge où nous ne trouverions rien; Salvadore se contenta de nous répondre que cela nous écarterait trop de notre route. Comme une plus longue insistance de notre part eût pu faire croire à notre guide que nous nous défiions de lui, ce qui eût été fort ridicule après notre choix volontaire, nous n'ajoutâmes point d'autres observations, et nous résolûmes, puisque nous avions tant fait que de le prendre, de nous en remettre entièrement à lui: seulement nous lui demandâmes, pour savoir au moins où nous allions passer la nuit, quel était le nom de cette baraque. Il nous répondit qu'elle s'appelait Fontana-Fredda.

C'était bien, du reste, le plus magnifique coupe-gorge que j'aie vu de ma vie, isolé dans un petit défilé, sans aucune muraille de clôture, et n'ayant pas une seule porte ou une seule fenêtre qui fermât. Quant à ceux qui l'habitaient, notre présence ne leur parut probablement pas un événement assez digne de curiosité pour qu'ils se dérangeassent, car nous nous arrêtâmes à la porte, nous descendîmes de nos mules, et nous entrâmes dans la première pièce sans voir personne; ce ne fut qu'en ouvrant une porte latérale que j'aperçus une femme qui berçait son enfant sur ses genoux en chantonnant une chanson lente et monotone. Je lui adressai la parole; elle me répondit, sans se déranger, quelques mots d'un patois si étrange, que je renonçai à l'instant même à lier conversation avec elle, et que j'en revins à Salvadore, qui, faute de garçon d'écurie, déchargeait ses mules lui-même, le priant de s'occuper en personne de notre dîner et de notre coucher. Il me répondit, en secouant la tête, qu'il ne fallait pas trop compter ni sur l'un ni sur l'autre, mais qu'il ferait de son mieux.

En rentrant dans la première pièce, je trouvai Cama désespéré; il avait déjà fait sa visite, et n'avait trouvé ni casserole, ni gril, ni broche. Je l'invitai à se procurer d'abord de quoi griller, bouillir ou rôtir; nous verrions ensuite comment remplacer les ustensiles absents.

Après avoir attaché ses mules au râtelier, Salvadore apparut à son tour, et entra dans la chambre voisine; mais un instant après il en sortit en disant que, le maître de la maison se trouvant à Secocca, et sa femme étant à moitié idiote, nous n'avions qu'à agir comme nous ferions dans une maison abandonnée. Les provisions se bornaient, nous dit-il, à une cruche d'huile rance et à quelques châtaignes: pour du pain, il n'en avait pas.

Si ce langage n'était pas rassurant, il avait au moins le mérite d'être parfaitement clair. Chacun se mit donc en quête de son côté, et s'occupa de rassembler ce qu'il put: Jadin, après une demi-heure de course dans les rochers, rapporta une espèce de colombe; Salvadore avait tordu le cou à une vieille poule; j'avais, dans un hangar bâti en retour de la maison, trouvé trois oeufs; enfin, Cama avait dépouillé le jardin, et réuni deux grenades et une douzaines de figues d'Inde. Tout ceci, joint au lapin heureusement mis à mort pendant que Jadin faisait le portrait de Salvadore, présentait tant bien que mal l'apparence d'un dîner. Il ne restait plus qu'à l'apprêter.

Ne trouvant pas de casserole, et forcés d'employer de l'huile rance au lieu de beurre, nous arrêtâmes que notre menu se composerait d'un potage à la poule, d'un rôti de gibier, de trois oeufs à la coque en entremets, et de nos grenades flanquées de nos figues d'Inde en dessert; les châtaignes, cuites sous la cendre, devaient remplacer le pain.

Tout cela n'eût rien été, absolument rien, sans l'odieuse saleté du bouge où nous nous trouvions.

A peine nous étions-nous mis à l'oeuvre, que deux enfants couverts de haillons, maigres, hâves et fiévreux, étaient sortis comme des gnomes, je ne sais d'où, et étaient venus s'accroupir de chaque côté de la cheminée, suivant avec des yeux avides nos maigres provisions dans toutes les transformations qu'elles éprouvaient. Nous avions voulu les chasser d'abord de leur poste, afin de n'avoir pas sous les yeux ce dégoûtant tableau; mais la harangue que je leur avais faite et le coup de pied dont à mon grand regret l'avait accompagnée Cama, n'avaient produit qu'un grognement sourd assez semblable à celui d'un marcassin qu'on veut tirer de son trou. Je m'étais alors retourné vers Salvadore, en lui demandant ce qu'ils avaient et ce qu'ils voulaient, et Salvadore m'avait répondu en jetant sur eux un regard d'indicible pitié.—Ce qu'ils ont et ce qu'ils veulent? Ils ont faim et voudraient manger.

Hélas! c'est le cri du peuple sicilien, et je n'ai pas entendu autre chose pendant trois mois que j'ai habité la Sicile. Il y a des malheureux dont la faim n'a jamais été apaisée depuis le jour où, couchés dans leur berceau, ils ont commencé de sucer le sein tari de leur mère, jusqu'au jour où, étendus sur leur lit de mort, ils ont expiré, essayant d'avaler l'hostie sainte que le prêtre venait de poser sur leurs lèvres.

Dès lors on comprend que ces deux pauvres enfants eurent droit à la meilleure part de notre dîner; nous restâmes sur notre faim, mais au moins ils furent rassasiés.

Quelle horrible chose de penser qu'il y a des misérables pour lesquels avoir mangé une fois sera un souvenir de toute la vie!

Le dîner terminé, nous nous occupâmes de notre gîte. Salvadore nous découvrit une espèce de chambre au rez-de-chaussée, sur la terre de laquelle étaient jetées dans deux auges deux paillasses sans draps; c'étaient nos lits.

Cela, joint aux insectes qui couvraient déjà le bas de nos pantalons, et qui couraient impunément le long des murs, ne nous promettait pas un sommeil bien profond; aussi résolûmes-nous d'en essayer le plus tard possible, et allâmes-nous, nos fusils sur l'épaule, faire une promenade par la campagne.

Rien n'était doux, calme et tranquille comme cette solitude: c'était le silence et la poésie du désert; l'air brûlant de la journée avait fait place à une petite brise nocturne qui apportait un reste de saveur marine pleine de voluptueuse fraîcheur; le ciel était un vaste dais de saphir tout étoilé d'or; des météores immenses traversaient l'espace sans bruit, tantôt sous l'aspect d'une flèche qui file vers son but, tantôt pareils à des globes de flammes descendant du ciel sur la terre. De temps en temps une cigale attardée commençait un chant tout à coup interrompu et tout à coup repris; enfin les lucioles scintillaient, étoiles vivantes, pareilles à des étincelles éphémères que font naître les caprices des enfants en frappant sur un foyer à demi éteint.

C'eût été fort doux de passer la nuit ainsi, mais nous avions le lendemain une quarantaine de milles à faire, mais nous avions fait vingt-cinq milles dans la journée, mais là enfin, comme toujours, comme partout, quand l'âme disait oui, le corps disait non.

Nous rentrâmes vers les dix heures, et nous nous jetâmes tout habillés sur nos lits.

D'abord la fatigue l'emporta sur tout autre chose, et je m'endormis; mais, au bout d'une heure, je me réveille, transpercé d'un million d'épingles; autant aurait valu essayer de dormir dans une ruche d'abeilles. Je me remuai, je changeai de place, je me tournai, je me retournai; impossible de me rendormir.

Quand à Jadin, soit fatigue plus grande, soit sensibilité moins exaltée, il dormait comme Epiménide.

Je me souvins alors de ce hangar plein de paille ou j'avais été dénicher des oeufs, et il me parut un lieu de délices, comparé à l'enfer où je me trouvais. En conséquence, comme rien ne s'opposait à ce que j'en usasse à mon plaisir, je pris mon fusil couché à côté de moi sur mon matelas, j'ouvris doucement la fenêtre, je sautai dehors, et j'allai m'étendre sur cette paille tant désirée.

J'y étais depuis dix minutes à peu près, et je commençais à entrer dans cet état qui n'est plus la veille, mais qui n'est pas encore le sommeil, lorsqu'il me sembla que j'entendais parler à quelques pas de moi. Quelques instants encore je doutai, et par conséquent j'essayai de m'enfoncer davantage dans mon assoupissement, lorsque le bruit devint si distinct, que j'ouvris les yeux tout grands, et qu'à la lueur des étoiles je vis trois hommes arrêtés à l'angle de la maison. Mon premier mouvement fut de m'assurer si mon fusil était toujours près de moi. Je le sentis à la place où je l'avais posé, et, plus tranquille, je reportai les yeux sur mes trois individus.

Comme j'étais caché dans l'ombre que projetait le toit du hangar, ils ne pouvaient m'apercevoir, tandis que moi, au contraire, à mesure que mes yeux s'habituaient à l'obscurité, je les distinguais parfaitement. Ils étaient enveloppés de longs manteaux; l'un d'eux avait un fusil, les deux autres étaient seulement armés de bâtons.

Au bout de quelques minutes, pendant lesquelles ils restèrent immobiles en parlant à voix basse, celui des trois qui avait le fusil s'approcha de la fenêtre par laquelle j'étais sorti, entr'ouvrit le contrevent, et passa sa tête avec précaution, de manière à regarder dans la chambre. Comme nous avions laissé brûler une lampe sur la cheminée, il pouvait voir un de nos deux matelas occupé et l'autre vide. Sans doute cette circonstance le préoccupa, car il revint aussitôt à ses deux compagnons et leur parla vivement. Tous trois alors s'approchèrent. Je crus que le moment était venu; je me levai sur un genou et j'armai les deux chiens de mon fusil. Comme les intentions de trois drôles qui entrent par la fenêtre, à minuit, ne peuvent être douteuses, ma résolution était bien arrêtée: au premier acte d'effraction qu'ils tentaient, je faisais coup double, et, si le troisième ne s'enfuyait pas, Jadin, éveillé par le bruit, avait sa carabine.

En ce moment la fenêtre du grenier s'ouvrit et je vis passer la tête de
Salvadore.

A cette apparition, je l'avoue, je crus que notre guide en revenait à son ancien métier, et que nous allions avoir affaire à quatre bandits au lieu d'avoir affaire à trois seulement. Mais, avant que ce doute eût le temps de se changer en certitude, j'entendis une voix qui demandait impérieusement en sicilien:

—Qui êtes-vous? que voulez-vous?

—Salvadore! dirent à la fois les trois hommes.

—Oui, Salvadore. Attendez-moi, je descends.

Dix secondes après, la porte s'ouvrit et Salvadore parut.

Il marcha droit aux trois hommes, et entama avec eux une conversation qui, pour avoir lieu à voix basse, ne m'en parut pas moins vive. Pendant dix minutes ils semblèrent disputer, eux parlant avec insistance, lui répondant avec fermeté. Bientôt les trois hommes reculèrent de quelques pas, comme pour tenir conseil entre eux; Salvadore resta où il était, les bras croisés et le regard fixé sur eux. Enfin, celui qui avait un fusil se détacha du groupe, revint à Salvadore, lui donna une poignée de main et, rejoignant ses camarades, s'éloigna avec eux. Au bout de cinq minutes ils étaient perdus tous trois dans l'obscurité, et je n'entendais plus que le bruit de leurs pas sur les herbes sèches.

Salvadore resta encore un quart d'heure à peu près à la même place, dans la même attitude; puis, certain que les visiteurs nocturnes s'étaient retirés réellement, il rentra à son tour et referma la porte derrière lui.

On comprend que la scène dont je venais d'être témoin m'avait ôté, du moins pour le moment, toute envie de dormir. Je restai une demi-heure immobile comme une statue, dans l'attitude où j'étais, et le doigt sur la gâchette de mon fusil; puis, au bout d'une demi-heure, comme rien ne reparaissait, et comme je n'entendais plus aucun bruit, je repris une position un peu moins incommode.

Une autre demi-heure s'était à peine écoulée que, telle est la puissance étrange du sommeil, je m'étais déjà rendormi.

Le froid du matin me réveilla. Si belle que doive être la journée, il tombe toujours en Sicile, quelques minutes avant que le soleil se lève, une rosée fine, pénétrante et glacée. Heureusement le toit sous lequel je m'étais mis à couvert m'en avait garanti; mais je n'en ressentais pas moins ce malaise matinal bien connu de tous les voyageurs.

J'allais rentrer dans la chambre comme j'en étais sorti, lorsque je vis Jadin ouvrir la fenêtre; il venait de se réveiller, et, ne me voyant pas sur mon matelas, il avait conçu quelque inquiétude de ce que j'étais devenu, et me cherchait. Je lui racontai ce qui s'était passé; il n'avait rien entendu. Cela faisait honneur à son sommeil, car non seulement il n'avait pas été plus ménagé que moi par les insectes, mais encore, moi absent, il avait dû payer pour nous deux. C'est, au reste ce que prouvait la simple inspection de sa personne; il était tatoué des pieds à la tête comme un sauvage de la Nouvelle-Zélande.

Nous appelâmes Salvadore, qui nous répondit de l'écurie où il apprêtait ses mules; puis, attendu, comme on le pense bien, qu'il n'était pas question de déjeuner, et qu'il n'y avait sur notre route que la seule ville de Corleone, je crois, où nous comptassions faire un repas quelconque, nous fîmes provision de châtaignes, afin d'amuser notre appétit tout le long de la route.

Quant à la carte à payer, à notre grand étonnement, elle se trouvait, je ne sais comment, monter à trois piastres: nous les donnâmes, mais en recommandant à Salvadore de ne les remettre qu'à titre d'aumône.

Nous nous mîmes en route dans le même ordre que la veille, si ce n'est que je marchai d'abord à pied pour deux raisons: la première, c'est que je désirais me réchauffer; et la seconde c'est que je n'étais pas fâché de causer avec Salvadore de ce qui s'était passé dans la nuit. Au premier mot qui m'en échappa, il se mit à rire; puis, voyant que j'avais assisté à ce petit drame depuis le lever de la toile jusqu'au baisser du rideau:—Ah! oui, oui, me dit-il, ce sont d'anciens camarades qui travaillent la nuit au lieu de travailler le jour. Si vous aviez pris un autre guide que moi, il est probable qu'il y aurait eu quelque chose entre vous, et que, d'après ce que vous me dites, cela se serait mal passé pour eux; mais vous avez vu que, quoiqu'ils se soient fait un peu tirer l'oreille, il n'en ont pas moins fini pour nous laisser le champ de bataille. Maintenant nous n'entendrons plus parler de rien avant le passage de Mezzojuso.

—Et au passage de Mezzojuso? demandai-je.

—Oh! là il faudra le voir.

—N'avez-vous point sur ceux que nous rencontrerons la même influence que vous avez eue sur ceux que nous avons déjà rencontrés?

—Dame! répondit Salvadore avec un geste sicilien que rien ne peut rendre, c'est une nouvelle troupe qui vient de se former.

—Et vous ne les connaissez pas beaucoup?

—Non, mais ils me connaissent.

Nous étions arrivés au bord d'un torrent qui, après avoir fait tourner une espèce de moulin qu'on appelle le moulin de l'Olive, coulait d'un mouvement assez doux, et qu'il fallait bien entendu, comme notre fleuve de la veille dont il était peut-être la source, traverser à gué: je remontai donc sur ma mule. Salvadore me demanda la permission de sauter en croupe, ce que je lui accordai, et nous tentâmes le passage, qui s'opéra à notre satisfaction, quoique, malgré nos précautions, nous ne pussions nous empêcher d'être mouillés jusqu'aux genoux. Jadin vint ensuite et gagna comme nous le bord sans accident; mais il n'en fut pas de même du pauvre Cama, qui était évidemment destiné à nous servir de bouc émissaire. A peine son mulet fut-il arrivé au milieu du torrent que, mal dirigé par son conducteur, il dévia de quelques pieds et s'enfonça dans un trou: au cri que jeta Cama nous nous retournâmes, et nous l'aperçûmes dans l'eau jusqu'à la ceinture, tandis que nous ne voyions plus que la tête du mulet: la figure que faisait ce malheureux était si grotesque, il était dans tous les événements funestes qui lui arrivaient si profondément comique, que nous ne pûmes nous empêcher d'éclater de rire.

Cette hilarité intempestive réagit sur Cama, qui voulut faire reprendre à son mulet la route qu'il avait perdue, mais, dans les efforts que l'animal fit lui-même, il rencontra une pierre et buta: la violence du coup fit rompre la sangle, et nous vîmes immédiatement Cama et notre bagage s'en aller au fil de l'eau. Si utile que nous fût le premier, et si nécessaire que nous fût le second, nous courûmes à notre cuisinier, tandis que Salvadore courait à notre bagage: au bout de cinq minutes, homme et roba étaient hors de l'eau, mais tellement mouillés, tellement ruisselants, qu'il n'y avait pas moyen de continuer la route sans faire sécher le tout.

Nous allumâmes un grand feu avec des herbes sèches et des oliviers morts; nous-mêmes en avions besoin; l'air du matin nous avait glacés, et nous nous chauffâmes avec un indicible plaisir à un de ces feux libres et gigantesques comme en allument les bûcherons dans les forêts et les pâtres dans les montagnes; en outre nous y fîmes rôtir chacun une douzaine de châtaignes. Ce fut notre déjeuner.

Pendant que nous faisions cette halte obligée, nous vîmes paraître une litière portée sur deux mules, menée par un conducteur et accompagnée de quatre campieri. Elle renfermait un digne prélat, gros, gras et frais qui, plus prudent que nous, m'eut tout l'air, au regard de mépris qu'il jeta sur notre collation, de porter ses provisions avec lui. Les quatre campieri, armés de fusils et enveloppés de manteaux, donnaient à sa marche un aspect assez pittoresque. Malgré là difficulté du passage où nous avions échoué, grâce à l'adresse de son conducteur, il traversa la petite rivière sans accident.

Au bout d'une heure à peu près nous levâmes le camp. Mais, quelques instances que nous fissions à Cama, il ne voulut jamais remonter sur son mulet. Salvadore profita de ce refus pour s'y installer à sa place; nous nous remîmes en route, Cama nous suivant à pied.

Les plaines que nous traversions, si toutefois des terrains si bouleversés peuvent s'appeler des plaines, offraient toujours un aspect des plus grandioses: chaque fois que nous arrivions au sommet de quelque monticule, nous apercevions de ces lontains immenses et fantastiques comme on en voit en rêves; et si bizarrement colorés par le soleil, qu'ils semblaient mener à quelqu'un de ces pays féeriques que les pas de l'homme ne peuvent atteindre. De temps en temps nous apercevions dans la plaine, où il se recourbait comme un serpent de verdure, quelque ruisseau desséché par la canicule, dont un long ruban de lauriers roses, protégés par un reste de fraîcheur, marquait toutes les sinuosités; puis, ça et là, une de ces petites îles verdoyantes que nous avons déjà décrites, s'élevant sur ce désert d'herbes rougeâtres, au milieu desquelles chantaient désespérément des millions de cigales.

Après six ou huit heures de marche sous un soleil tellement ardent que le cuir de nos bottes nous brûlait les pieds, nous aperçûmes la ville où nous devions dîner: c'étaient deux ou trois rangées de maisons n'ayant que des rez-de-chaussée, bâties à des distances égales les unes des autres, et qui de loin ressemblaient, à s'y méprendre, à des joujoux d'enfants.

En descendant à la porte de la principale auberge, nous remarquâmes avec plaisir qu'elle contenait quelques instruments de cuisine qui ne paraissaient pas trop abandonnés; mais Salvadore vint calmer la joie que nous causait cette vue, en nous invitant à en faire le plus prompt usage qu'il nous serait possible, attendu qu'ayant perdu une heure à nous réchauffer le matin, il fallait rattraper cette heure sur notre dîner, afin de ne point arriver trop tard aux rochers de Mezzojuso. Si affamés que nous fussions, nous comprîmes l'importance de l'avis, et nous pressâmes notre hôte le plus qu'il nous fut possible. Cela n'empêcha point que nous ne perdissions deux heures à faire un exécrable dîner. Un chat, porté sur notre carte au compte de Milord, nous prouva qu'il avait été plus heureux que nous.

Nous nous remîmes en route vers les cinq heures. Comme le défilé qu'il nous fallait franchir n'était guère éloigné que de six milles de Corleone, où nous avions dîné, nous commençâmes à l'apercevoir vers six heures un quart. C'était tout bonnement un passage entre deux montagnes, l'une coupée à pic, l'autre s'inclinant par une pente assez rapide, toute couverte de rocs qui avaient roulé du sommet, et s'étaient arrêtés à différentes distances. Nous devions y être arrivés vers sept heures, c'est-à-dire en plein jour encore. Salvadore nous montra ce passage du bout de son bâton; puis, nous regardant comme pour voir l'effet que ce qu'il allait nous annoncer produirait sur nous:

—S'il y a quelque chose à craindre, dit-il, ce sera là.

—Hâtons donc le pas, répondis-je, car, s'il y a vraiment quelque danger, mieux vaut l'aller chercher au grand jour que d'attendre qu'il vienne nous surprendre pendant la nuit.

—Allons, dit Salvadore.

Et, appuyant la main sur le pommeau de ma selle, il excita de la voix nos mules, qui prirent le trot.

Nous approchâmes rapidement. Cama, pour ne point nous retarder, avait repris sa place au milieu du bagage, et nous suivait, cramponné aux cordes qui le liaient. Il avait entendu quelques mots des craintes émises par Salvadore, et avait paru fort inquiet. Je lui avais alors offert, comme Jadin avait une carabine et moi un fusil à deux coups, de prendre les pistolets, afin de nous donner un coup de main si l'occasion se présentait; mais cette offre avait failli le faire tomber de frayeur du haut de sa mule. Jadin les avait donc gardés dans ses fontes.

A trois cents pas du passage à peu près, Salvadore arrêta ma mule. Comme c'était elle qui tenait la tête du cortège, les deux autre suivirent immédiatement son exemple; puis, nous disant de demeurer à l'endroit où nous étions, attendu qu'il venait d'apercevoir le bout d'un fusil derrière un rocher, Salvadore nous quitta et marcha droit vers le point indiqué.

Nous profitâmes de cette petite halte pour voir si nos armes étaient en état. J'avais, dans chaque canon de mon fusil deux balles mariées, et Jadin en avait autant dans celui de sa carabine et dans ceux de ses pistolets. Comme les pistolets étaient doubles, cela nous faisait sept coups à tirer, sans compter que nos fusils, étant à système, pouvaient se recharger assez promptement pour qu'en cas de besoin une seconde décharge succédât presque immédiatement à la première.

Nous suivions Salvadore des yeux avec une attention que l'on comprendra facilement. Il s'avançait d'un pas ferme et rapide, sans montrer aucune hésitation; bientôt nous vîmes poindre un homme à l'angle d'une pierre; Salvadore l'aborda, et tous deux, après quelques paroles échangées, disparurent derrière le rocher.

Au bout de dix minutes, Salvadore reparut seul et revint vers nous. Nous cherchâmes de loin à lire sur son visage quelles nouvelles il nous apportait, mais c'était chose impossible. Enfin, lorsqu'il fut à quelques pas de nous:

—Eh bien! lui dis-je, qu'y a-t-il?

—Il y a que, comme je l'avais prévu, ils ne veulent pas nous laisser passer.

—Comment! ils ne veulent pas nous laisser passer?

—C'est-à-dire à moins que vous ne payiez le passage.

—Et sont-ils bien exigeants?

—Oh! non. A ma considération, ils n'exigent que cinq piastres.

—Ah! dit Jadin en riant, à la bonne heure! voilà des gens raisonnables, et j'aime presque mieux avoir affaire à eux qu'aux aubergistes.

—Et combien sont-ils, demandai-je, pour avoir la prétention de nous mettre ainsi à contribution?

—Ils sont deux.

—Comment! deux en tout?

—Oui; les autres sont sur la route d'Armianza à Polizzi.

—Que dites-vous de cela, Jadin?

—Eh bien! mais je dis que, puisqu'ils ne sont que deux, et que nous sommes quatre, c'est à nous de leur faire donner cinq piastres.

—Mon cher Salvadore, repris-je alors, faites-moi le plaisir de retourner vers ces messieurs, et de leur dire que nous les invitons à se tenir tranquille.

—Ou sinon, continua Jadin, que je les fais manger par Milord. N'est-ce pas, le chien? Veux-il manger un voleur, le chien? Hein?

Milord fit deux ou trois bonds fort joyeux en signe de parfait consentement.

—C'est votre dernier mot? dit Salvadore.

—Le dernier.

—Eh bien! vous avez raison. Seulement, mettez pied à terre, et marchez de l'autre côté des mules, afin que, si dans un moment de mauvaise humeur il leur prenait l'envie de vous envoyer un coup de fusil, vous leur présentiez le moins de prise possible.

Le conseil était bon; nous le suivîmes aussitôt. Quant à Salvadore, soit qu'il pensât n'avoir rien à craindre, soit qu'il méprisât le danger, il marcha, en sifflant, quatre pas en avant de la première mule, tandis que nous étions chacun derrière la nôtre, et entièrement abrités par elle.

Nous vîmes poindre le chapeau pointu de nos bandits au-dessus du rocher; nous vîmes s'abaisser les deux canons de fusil dans notre direction; mais quoique, à l'endroit où la route était la plus rapprochée du lieu où ils étaient embusqués, il n'y eût guère plus de soixante pas d'eux à nous, toute leur hostilité se borna à cette démonstration, peut-être aussi défensive qu'offensive. Au bout de dix minutes, nous étions hors de portée.

—Eh bien! Cama, dis-je en me retournant vers notre malheureux cuisinier, qui, pâle, comme la mort, marmottait ses prières en baisant une image de la madone qu'il portait au cou, que penses-tu maintenant des voyages par terre?

—Oh! monsieur, s'écria Cama, j'aime encore mieux la mer, parole d'honneur!

—Tenez, dis-je à Salvadore, vous êtes un brave homme; voici les cinq piastres pour boire à notre santé.

Salvadore nous baisa les mains, et nous remontâmes sur nos mules.

Une heure après, nous étions arrivés sans autre accident à l'auberge de San-Lorenzo, où nous devions coucher. Nous y trouvâmes un souper et un lit détestables, pour lesquels on nous demanda le lendemain quatre piastres.

Décidément Jadin avait raison: les véritables voleurs, ceux surtout auxquels il n'y avait pas moyen d'échapper, c'étaient les aubergistes.

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