I. Jeanne Darc était née à Domremy, dans le département des Vosges où
nous sommes, et elle n'avait jamais quitté son village.
Bien souvent, tandis que ses doigts agiles dévidaient la quenouille de
lin, elle avait entendu dans la maison de son père raconter la grande
misère qui régnait alors au pays de France. Depuis quatre-vingts ans
la guerre et la famine duraient. Les Anglais étaient maîtres de
presque toute la France; ils s'étaient avancés jusqu'à Orléans et
avaient mis le siège devant cette ville; ils pillaient et rançonnaient
le pauvre monde. Les ouvriers n'avaient point de travail, les maisons
abandonnées s'effondraient, et les campagnes désertes étaient
parcourues par les brigands. Le roi Charles VII, trop indifférent aux
misères de son peuple, fuyait devant l'ennemi, oubliant dans les
plaisirs et les fêtes la honte de l'invasion.
La maison de Jeanne Darc.—C'est à Domremy, en 1409, que naquit
Jeanne Darc. On montre encore aujourd'hui cette maison, qu'un Anglais
voulut acheter en 1814 à un prix élevé, mais que le propriétaire ne
voulut pas lui vendre. Près de la maison, en l'honneur de Jeanne Darc,
on a fondé une école gratuite pour les jeunes filles du pays.
Lorsque la simple fille songeait à ces tristes choses, une grande
pitié la prenait. Elle pleurait, priant de tout son cœur Dieu et
les saintes du paradis de venir en aide à ce peuple de France que tout
semblait avoir abandonné.
Un jour, à l'heure de midi, tandis qu'elle priait dans le jardin de
son père, elle crut entendre une voix s'élever:—Jeanne, va
trouver le roi de France; demande-lui une armée, et tu délivreras
Orléans.
Jeanne était timide et douce; elle se mit à fondre en larmes. Mais
d'autres voix continuèrent à lui ordonner de partir, lui promettant
qu'elle chasserait les Anglais.
Persuadée enfin que Dieu l'avait choisie pour délivrer la patrie elle
se résolut à partir.
Tout d'abord elle fut traitée de folle, mais la ferme douceur de ses
réponses parvint à convaincre les plus incrédules. Le roi lui-même
finit par croire à la mission de Jeanne, et lui confia une armée.
A ce moment les Anglais étaient encore devant Orléans, et toute la
France avait les yeux fixés sur la malheureuse ville, qui résistait
avec courage, mais qui allait bientôt manquer de vivres. Jeanne, à la
tête de sa petite armée, pénétra dans Orléans malgré les Anglais. Elle
amenait avec elle un convoi de vivres et de munitions.
Les courages se ranimèrent. Alors Jeanne, entraînant le peuple à sa
suite, sortit de la ville pour attaquer les Anglais.
Statue de Jeanne Darc a Orléans.—Les habitants
d'Orléans, reconnaissants envers Jeanne Darc qui avait sauvé leur
ville, lui ont élevé une statue. Cette statue est sur une des
principales places d'Orléans, cité de 50,000 âmes, d'un bel aspect,
située sur les bords de la Loire et du canal d'Orléans.
Dès la première rencontre, elle fut blessée et tomba de cheval. Déjà
le peuple, la croyant morte, prenait la fuite: mais elle, arrachant
courageusement la flèche restée dans la plaie et remontant à cheval,
courut vers les retranchements des Anglais. Elle marchait au premier
rang et enflammait ses soldats par son intrépidité: toute l'armée la
suivit, et les Anglais furent chassés. Peu de jours après, ils étaient
forcés de lever le siège.
Après Orléans, Jeanne se dirigea vers Reims, où elle voulait faire
sacrer le roi. D'Orléans à Reims la route était longue, couverte
d'ennemis. Jeanne les battit à chaque rencontre, et son armée entra
victorieuse à Reims, où le roi fut sacré dans la grande cathédrale.
Jeanne déclara alors que sa mission était finie et qu'elle devait
retourner à la maison de son père. Mais le roi n'y voulut pas
consentir et la retint en lui laissant le commandement de l'armée.
II. Bientôt Jeanne fut blessée à Compiègne, prise par trahison et
vendue aux Anglais qui l'achetèrent dix mille livres. Puis les Anglais
la conduisirent à Rouen, où ils l'emprisonnèrent.
Le procès dura longtemps. Les juges faisaient tout ce qu'ils pouvaient
pour embarrasser Jeanne, pour la faire se contredire et se condamner
elle-même. Mais elle, répondant toujours avec droiture et sans
détours, savait éviter leurs embûches.
—Est-ce que Dieu hait les Anglais? lui demandait-on.—Je
n'en sais rien, répondit-elle; ce que je sais, c'est qu'ils
seront tous mis hors de France, sauf ceux qui y périront.
On lui demandait encore comment elle faisait pour vaincre:
—Je disais: «Entrez hardiment parmi les Anglais,» et j'y entrais
moi-même.
—Jamais, ajouta-t-elle, je n'ai vu couler le sang de la France
sans que mes cheveux se levassent.
Après ce long procès, après des tourments et des outrages de toute
sorte, elle fut condamnée à être brûlée vive sur la place de Rouen.
En écoutant cette sentence barbare, la pauvre fille se prit à pleurer.
«Rouen! Rouen! disait-elle, mourrai-je ici?»—Mais bientôt ce
grand cœur reprit courage.
Elle marcha au supplice tranquillement; pas un mot de reproche ne
s'échappa de ses lèvres ni contre le roi qui l'avait lâchement
abandonnée, ni contre les juges iniques qui l'avaient condamnée.
Quand elle fut attachée sur le bûcher, on alluma. Le Frère qui avait
accompagné Jeanne Darc était resté à côté d'elle, et tous les deux
étaient environnés par des tourbillons de fumée. Jeanne, songeant
comme toujours plus aux autres qu'à elle-même, eut peur pour lui, non
pour elle, et lui dit de descendre.
Alors il descendit et elle resta seule au milieu des flammes qui
commençaient à l'envelopper. Elle pressait entre ses bras une petite
croix de bois. On l'entendit crier: Jésus! Jésus! et elle mourut.
Le peuple pleurait: quelques Anglais essayaient de rire, d'autres se
frappaient la poitrine, disant:—Nous sommes perdus; nous avons
brûlé une sainte.
Jeanne Darc, mon enfant, est l'une des gloires les plus pures de la
patrie.
Les autres nations ont eu de grands capitaines qu'ils peuvent opposer
aux nôtres. Aucune nation n'a eu une héroïne qui puisse se comparer à
cette humble paysanne de Lorraine, à cette noble fille du peuple de
France.
Dame Gertrude se tut; Julien poussa un gros soupir, car il était ému,
et comme il gardait le silence en réfléchissant tristement, on
n'entendait plus que le bruit monotone de la machine à coudre.
Au bout d'un moment, Julien sortit de ses réflexions.
Oh! Mme Gertrude, s'écria-t-il, que j'aime cette pauvre Jeanne, et
que je vous remercie de m'avoir dit son histoire!
Si tu es honnête, laborieux et économe, aie confiance dans l'avenir.
Cependant le temps s'écoulait: il y avait un mois qu'André et Julien
étaient à Épinal; on songeait déjà au départ. Le patron d'André, qui
n'avait que des louanges à faire du jeune garçon, lui avait procuré
des papiers en règle, un livret bien en ordre, un certificat signé de
lui-même avec le sceau de la mairie, puis l'attestation du maire de la
ville déclarant qu'André et Julien étaient de braves et honnêtes
enfants, et qu'ils avaient passé laborieusement leur temps à Épinal,
l'un à l'école, l'autre chez son patron. La mère Gertrude avait voulu,
elle aussi, se porter garante des jeunes orphelins, et de sa plus
belle écriture elle avait joint son témoignage à celui de M.
l'instituteur, à ceux du patron d'André et du maire.
Une page d'un livret d'ouvrier signée par le maire.—Le maire, aidé
du conseil municipal, administre la commune, comme le préfet aidé
du conseil général administre le département.—Le maire inscrit les
naissances, les mariages et les morts sur les registres de l'état
civil.—Il est chef de la police dans la commune.—Il reçoit les
votes des habitants.
Nos jeunes garçons étaient bien contents.—Comme c'est bon, disait
André, d'avoir l'estime de tous ceux avec lesquels on vit!—Et Julien
frappait de joie dans ses deux mains en regardant les précieux
papiers.
Quand il fut question de régler le prix de la pension chez la mère
Gertrude, elle leur dit:
—Mes enfants, voilà un mois que nous sommes ensemble, je suis
économe, comme vous savez; aussi j'ai déployé toutes mes finesses pour
que nous ne dépensions pas trop d'argent. André m'a remis chaque
semaine ce qu'il gagnait; je me suis arrangée pour ne pas tout
dépenser. Voilà deux belles pièces de cinq francs qui restent sur les
journées d'André, et nous allons les joindre à la petite réserve que
vous m'avez confiée en arrivant.—Oh!
Madame Gertrude, dit André, il n'est pas possible que vous ayez
si peu dépensé pour nous; à ce compte-là vous devez être en perte et
nous serions trop riches.
—Non, non, dit obstinément l'excellente petite vieille; soyez
tranquille, André, je ne suis point en perte, et j'ai eu tant de
plaisir à vous avoir avec moi que ma vieille maison va me paraître
vide à présent et mes années plus lourdes à porter. Hélas! la belle
jeunesse ressemble au soleil, elle réchauffe tout ce qui l'entoure.
—Oh! Madame Gertrude, dit Julien ému en l'embrassant de tout son
cœur, nous penserons souvent à vous et nous vous écrirons quand
nous aurons rejoint notre oncle.
—Oui, mes enfants, il faudra m'écrire; et si vous vous trouviez dans
l'embarras, adressez-vous à moi. Je ne suis pas riche, mais je suis si
économe que je trouve toujours moyen de mettre quelques petites choses
de côté. L'économie a cela de bon, voyez-vous, que non seulement elle
vous empêche de devenir à charge aux autres, mais encore elle vous
permet de secourir à l'occasion ceux qui souffrent.
—Madame Gertrude, nous allons tâcher de faire comme vous, dirent les
deux enfants: nous allons être bien économes. Nous sommes tout fiers
d'avoir tant d'argent!... cela nous donne bon courage et bon espoir.
Ne vous fiez pas étourdiment à ceux que vous ne connaissez point. On
ne se repent jamais d'avoir été prudent.
Depuis que le jour du départ était fixé, la mère Gertrude s'était mise
en quête pour trouver aux enfants l'occasion d'une voiture. Après bien
des peines et au prix d'une légère gratification, elle découvrit un
voiturier qui allait à Vesoul et le décida à prendre les enfants avec
lui.
Le lendemain, de grand matin, elle les conduisit à la place où le
voiturier avait donné rendez-vous, et après s'être embrassés plus
d'une fois, on se sépara les larmes aux yeux et le cœur bien gros.
Il était à peine quatre heures du matin lorsque la voiture quitta
Épinal; aussi le soir même les enfants étaient à Vesoul, c'est-à-dire
en Franche-Comté. Vesoul est une petite ville de dix mille âmes
située au pied d'une haute colline dans une vallée fertile et
verdoyante. Le département de la Haute-Saône, dont elle est le
chef-lieu, est peut-être le plus riche de France en mines de fer, et
de nombreux ouvriers travaillent à arracher le minerai de fer dans les
profondes galeries creusées sous le sol.
Une mine de fer.—Le fer est le plus utile des métaux,
c'est aussi celui dont la France est le plus riche. Il se trouve le
plus souvent dans la terre sous forme de rouille. Les mineurs le
détachent à coups de pic, et on le fait fondre ensuite dans les
hauts-fourneaux pour le purifier.
André et Julien ne connaissaient personne à Vesoul: là, il n'y avait
plus pour eux d'amis; il fallut payer pour le lit et la nuit, entamer
la petite réserve pour acheter à déjeuner, et ne plus compter que sur
ses jambes pour faire la route.
Malgré cela, après avoir dormi une bonne nuit, les enfants le
lendemain partirent gaîment de Vesoul et prirent la grande route de
Besançon. Le soleil brillait: de petits nuages flottaient en l'air à
une grande hauteur.
—Nous aurons beau temps! dit Julien.
—Oui, répondit André, si ces nuages se maintiennent aussi hauts
qu'ils le sont à présent.
Les deux enfants espéraient coucher à moitié chemin et arriver à
Besançon le lendemain soir. Malheureusement, après quelques kilomètres
de marche, ils virent le ciel se couvrir de nuages, André s'arrêta un
instant pour observer l'horizon.
Les nuages avaient grossi et s'étaient arrondis comme des balles de
coton; quelques-uns étaient bas et noirâtres.
—Hâtons le pas, Julien, dit André, car les nuages semblent annoncer
la pluie.
Bientôt, en effet, les deux enfants sentirent de grosses gouttes.
Apercevant un hangar abandonné qui se trouvait au bord de la route,
ils s'y abritèrent et attendirent patiemment que la pluie cessât.
Plusieurs heures se passèrent; mais la pluie tombait toujours avec
violence.
—Quel malheur! pensait André, voilà un jour de retard. Il nous faudra
aller coucher au petit village que j'aperçois d'ici. Et s'il pleut
encore demain!...
A ce moment, Julien vit passer sur la route une carriole qui s'en
allait dans la direction de Besançon. C'était un boisselier de
Besançon qui revenait d'une foire où il était allé vendre des
boisseaux, des litres en bois de chêne, des seaux, soufflets et tamis.
Il avait aussi dans sa voiture des objets de vannerie, paniers et
corbeilles de toute sorte. Il allait vite, car sa marchandise n'était
pas lourde.
Formes des nuages annonçant le beau temps ou la
pluie.—Ces petits nuages déliés et transparents qui se trouvent à
gauche tout en haut de la gravure annoncent presque toujours le beau
temps. Il n'en est pas ainsi de ceux qui sont placés au-dessous et qui
ressemblent à des balles de coton; lorsqu'ils se maintiennent après
le coucher du soleil et deviennent plus nombreux, on doit s'attendre à
la pluie ou à l'orage. Déjà, à droite, dans les gros nuages noirs, la
pluie a commencé.
—Mon Dieu! André, s'écria Julien, si nous demandions à ce voiturier
de nous prendre avec lui en payant quelque chose: cela ne vaudrait-il
pas mieux?—Essayons, dit André.
Ils coururent et poliment expliquèrent au conducteur l'embarras où la
pluie les mettait. Le voiturier avait l'air souriant, le visage fort
enluminé, les manières joviales, mais un peu grossières.
—Montez, mes gaillards, dit-il, et donnez-moi quinze sous; vous serez
ce soir à Besançon.
André hésita un instant.
—Est-il bien sage, pensait-il, de nous confier à un homme que nous ne
connaissons pas et dont les manières n'inspirent pas grand respect?
Mais au même moment la pluie et le vent redoublèrent, et la carriole
protégée par une bonne toile cirée promettait aux enfants un abri bien
agréable. André se décida à tenter l'aventure. Il donna ses quinze
sous, non sans un peu d'inquiétude, et s'installa avec Julien au fond
de la carriole, parmi les boisseaux et les corbeilles. Le cocher
fouetta son cheval hardiment, et l'on arriva bientôt à un village: on
le traversa au bruit retentissant des clic clac, et en galopant si
fort que la carriole allait de droite et de gauche avec mille cahots.
Boissellerie et vannerie.—La boissellerie est l'art
de fabriquer des boisseaux ou mesures de décalitres et toutes les
autres mesures en bois de chêne, les seaux, soufflets, tamis, enfin
une foule d'autres menus ouvrages.—La vannerie est l'art de
fabriquer des vans, des corbeilles, des paniers, des hottes et
tous les ouvrages qui se font avec des brins d'osier, de saule et
autres tiges flexibles.
Julien était ravi:—Comme on marche vite! dit-il tout bas à André;
nous serons ce soir de bonne heure à Besançon. Cela vaut bien quinze
sous, vraiment.
Mais l'enthousiasme du cocher et l'ardeur du cheval tombèrent
subitement devant la dernière maison du village, qui était une
auberge. Là, des buveurs attablés chantaient bruyamment.
—Eh! eh! les enfants, dit le joyeux voiturier, il faut se rafraîchir
un peu... Ici le vin est bon... Une bouteille de vin ne fait jamais de
mal.
—Merci, monsieur, dit André tout interdit, car il s'aperçut que leur
conducteur, en sautant par terre, avait chancelé comme un homme qui a
bu déjà, et il commençait à soupçonner que les belles couleurs du
jovial cocher tenaient sans doute à la boisson.
—Mon Dieu! dit-il tout bas à Julien, nous avons agi comme des
étourdis et des imprudents en nous adressant au premier venu et en
lui donnant notre argent. Je crains bien que nous n'ayons à nous en
repentir. Cet homme a l'air pris de vin.
Le petit Julien confus garda le silence.
Les ivrognes sont un fléau pour leur pays, pour leur famille et pour
tous ceux qui les entourent.
Le voiturier avait attaché son cheval à la porte de l'auberge, et sans
plus s'occuper des enfants restés dans la carriole, il était allé
s'attabler avec les gens qui buvaient. Bientôt, on entendit sa grosse
voix se mêler aux cris et aux rires des ivrognes. Dans le cabaret,
empesté par les vapeurs du vin et la fumée du tabac, c'était un
tumulte assourdissant. A mesure que les verres se vidaient, les chants
et les rires firent place aux disputes, et l'on voyait, à travers les
carreaux blanchis, s'agiter en gesticulant les ombres des buveurs.
—Que mon père avait raison, s'écria André, de fuir les cabarets comme
la peste! Certes, notre conducteur serait bien mieux chez lui à cette
heure, avec sa femme et ses enfants, que dans ce cabaret enfumé où il
est en train de dépenser nos quinze sous.
—Et nous donc, ajouta Julien, nous serions bien mieux à Besançon!
—Le temps passait; les bouteilles de vin se succédaient sur la table,
et le voiturier ne sortait point de l'auberge: on eût dit qu'il se
croyait au but de son voyage.
La pluie tombait à verse et coulait en ruisseaux bruyants sur la toile
cirée de la voiture et sur les harnais du cheval. Le pauvre animal, de
temps à autre, se secouait patiemment comme un être habitué depuis
longtemps à tout subir.
André n'y tint plus. Il sortit de la carriole et, entrant dans
l'auberge, il rappela au voiturier poliment, mais avec fermeté,
l'heure qu'il était.
—Eh bien! dit l'homme d'une voix avinée, si vous êtes plus pressé que
moi, partez devant, vagabond.
André allait riposter avec énergie, mais l'aubergiste le tira par le
bras.
—Taisez-vous, dit-il, cet homme est, à jeun, le plus doux du monde;
mais, quand il a bu, il n'y a pas de brute pareille: il assomme son
cheval de coups, et il en ferait autant du premier venu qui le
contredirait.
—Mais, dit André, je l'ai payé d'avance pour nous emmener ce soir à
Besançon.
—Vous avez eu tort, dit sèchement l'aubergiste. Pourquoi payez-vous
d'avance des gens que vous ne connaissez pas? Et maintenant vous aurez
tort de nouveau si vous voulez raisonner avec un homme qui n'a plus sa
raison.
André, tout pensif, retourna trouver Julien au fond de la carriole.
Les deux enfants, bien désolés, décidèrent qu'il fallait reprendre
leurs paquets sur leur dos et se remettre en marche malgré la pluie,
pour faire à pied les seize kilomètres qui leur restaient, plutôt que
de continuer la route avec un homme ivre et brutal.
Au même moment le charretier sortit de l'auberge, sa pipe à la main,
jurant comme un forcené contre la pluie, contre son cheval, contre les
deux enfants, contre lui-même. Il monta dans sa carriole avant que les
enfants surpris eussent eu le temps d'en descendre, et sangla son
cheval d'un coup de fouet. La carriole se remit en marche au grand
galop, vacillant par bonds d'un côté, puis de l'autre, tant le cheval
excité à force de coups marchait vite.
Le petit Julien était transi de peur: il eût voulu être à cent lieues
de là. André lui-même, prévenu par l'aubergiste, n'était pas rassuré
et n'osait souffler mot. Les deux enfants, se serrant l'un contre
l'autre au fond de la voiture, n'avaient qu'un désir: se faire oublier
de l'ivrogne, qui ne cessait de vociférer comme un furieux. A chaque
passant qu'on rencontrait il adressait des injures et des menaces; il
jurait d'une voix chevrotante qu'il ferait un mauvais coup parce qu'un
vaurien l'avait insulté à l'auberge.
Plus d'une heure se passa ainsi. Les deux enfants épouvantés et
silencieux réfléchissaient tristement.—«Mon Dieu! pensait André, que
l'ivresse est un vice horrible et honteux!»
Pour le petit Julien, il était si désolé de se voir en cette vilaine
compagnie, que tout lui eût paru préférable à ce supplice. Il se
rappelait presque avec regret la nuit passée sur la montagne au milieu
du brouillard sous la conduite de son frère, et elle lui semblait plus
douce mille fois que ce voyage en la société d'un homme devenu pareil
à une brute.
Il pensait aussi à leur petite maison de Phalsbourg, où ils
retrouvaient leur père le soir après la journée de travail, et il se
disait:
—Oh! combien sont heureux ceux qui ont une famille, une maison où on
les aime, et qui ne sont pas forcés de voyager sans cesse avec des
gens qu'ils ne connaissent point.
Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît.
Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous fît.
Une grande heure se passa ainsi dans l'anxiété. Le cheval allait comme
le vent, car les coups pleuvaient sur lui plus drus que grêle.
Enfin à la longue l'ivrogne, appesanti par le vin, cessa de jurer et
de fouetter; il se renversa en arrière sur son siège et finit par
s'endormir du lourd sommeil de l'ivresse. Aussitôt le cheval, de
lui-même, comme s'il devinait cet incident prévu, ralentit le pas peu
à peu: bientôt même il s'arrêta tout à fait, heureux sans doute de
souffler à l'aise après la course folle qu'il venait d'exécuter.
L'ivrogne ne bougea point: il ronflait à poings fermés.
Alors nos enfants, pris d'une même idée tous les deux, se levèrent
sans bruit, saisissant leurs petits paquets de voyageurs et leurs
bâtons. Ils enjambèrent doucement par dessus le voiturier, et d'un
saut s'élancèrent sur la grande route, courant à cœur joie, tout
aises d'être enfin en liberté.
—Oh! André, s'écria Julien, j'aimerais mieux marcher à pied toute ma
vie, par les montagnes et les grands bois, que d'être en compagnie
d'un ivrogne, eût-il une calèche de prince.
—Sois tranquille, Julien, nous profiterons de la leçon désormais, et
nous ne nous remettrons plus aux mains du premier venu.
Pendant ce temps le cheval, surpris en entendant sauter les enfants,
s'était mis à marcher et les avait devancés. Comme le voiturier
dormait toujours, la voiture s'en allait au hasard, effleurant les
fossés et les arbres de la route.
Par un moment, une des roues passa sur un tas de pierres; la carriole
chancela prête à verser dans le fossé, qui, à cet endroit, était
profond.
—Mon Dieu! dit André, il va arriver malheur à cet homme.
—Tant pis pour lui, dit Julien, qui gardait rancune à l'ivrogne; il
n'aura que ce qu'il mérite.
André reprit doucement:—Peut-être sa femme et ses enfants
l'attendent-ils en ce moment, Julien; peut-être, si nous l'abandonnons
ainsi, le verront-ils rapporter chez eux blessé, sanglant, comme
l'était notre père.
En entendant ces paroles, Julien se jeta au cou de son frère:—Tu es
meilleur que moi, André, s'écria-t-il; mais comment faire?
—Marchons à côté du cheval, nous le tiendrons par la bride. Si le
voiturier s'éveille, nous nous sauverons.
—Et s'il ne s'éveille point?
—Nous verrons alors ce qu'il y a de mieux à faire. En tout cas, nous
avons commis une étourderie ce matin en nous liant avec lui si
rapidement; ne faisons pas ce soir une mauvaise action en
l'abandonnant sur la grande route. Un honnête homme ne laisse point
sans secours un autre homme en danger, quel qu'il soit. Nous sommes
tous frères.
Quand on n'a rien à se reprocher, on n'a point sujet d'avoir peur.
Les deux enfants hâtèrent le pas et rejoignirent le cheval; ils
marchèrent auprès de lui, le dirigeant et l'empêchant de heurter la
voiture aux tas de pierres.
Ils allèrent ainsi longtemps, et l'ivrogne ne s'éveillait point.
Julien était exténué de fatigue, car le pas du cheval était difficile
à suivre pour ses petites jambes, mais il avait repris son courage
habituel.—Ce que nous faisons est bien, pensait-il, il faut donc
marcher bravement.
Enfin nos enfants aperçurent deux gendarmes qui arrivaient à cheval
derrière eux. André, aussitôt, s'avança à leur rencontre, et
simplement il leur raconta ce qui était arrivé, leur demandant conseil
sur ce qu'il y avait de mieux à faire.
Les gendarmes, d'un ton sévère, commencèrent par dire à André de
montrer ses papiers. Il les leur présenta aussitôt. Lorsqu'ils les
eurent vérifiés, ils se radoucirent.
—Allons, dit l'un d'eux, qui avait un fort accent alsacien, vous
êtes de braves enfants, et j'en suis bien aise, car je suis du pays
moi aussi.
Les gendarmes descendirent de cheval et secouèrent l'ivrogne; mais ils
ne purent le réveiller.—Il est ivre-mort, dirent-ils.
—Enfants, reprit l'Alsacien, nous allons ramener l'homme, ne vous en
inquiétez pas; nous savons qui il est, nous lui avons déjà fait un
procès pour la brutalité avec laquelle il traite son cheval, car la
loi défend de maltraiter les animaux. Mais vous, où allez-vous
coucher?
—Je ne sais pas, monsieur, dit André; nous nous arrêterons au premier
village.
Vue de Besançon.—Besançon a 60,000 habitants. La
principale industrie de cette ville très commerçante est l'horlogerie.
Elle produit par an près de 100,000 montres, sans compter les grosses
horloges. C'est Besançon et la Franche-Comté qui donnent l'heure à une
bonne partie de la France.
—Parbleu! s'écria l'autre gendarme, puisque les enfants ont payé pour
aller à Besançon et que nous ramenons la carriole jusque-là, qu'ils
remontent; nous ferons route ensemble, et si l'ivrogne s'éveillait,
nous sommes là pour le surveiller: ils n'ont rien à craindre.
Les gendarmes poussèrent l'ivrogne tout au fond de la carriole. André
et Julien s'assirent devant sur le banc du cocher.
—Prenez les guides, mon garçon, dit à André le gendarme alsacien, et
conduisez; nous remontons à cheval et nous vous suivrons.
André ne savait guère conduire; mais le gendarme lui expliqua comment
faire, et il s'appliqua si bien que tout alla à merveille. On arriva à
Besançon le plus gaîment du monde. Julien remarqua que cette ville est
une place forte et qu'elle est tout entourée par le Doubs, sauf d'un
côté; mais, de ce côté-là, la citadelle se dresse sur une grande masse
de rochers pour défendre la ville. Julien, quoique bien jeune, avait
déjà assisté au siège de Phalsbourg: aussi les places fortes
l'intéressaient. Il admira beaucoup Besançon, et, en lui-même, il
était content de voir que la France avait l'air bien protégée de ce
côté.
Le gendarme alsacien recommanda ses jeunes compatriotes chez une brave
femme qui leur donna un lit à bon marché.
—Oh! André, s'écria alors naïvement le petit Julien, je ne me serais
pas douté combien ces deux gendarmes devaient être bons pour nous;
j'aurais plutôt eu peur d'eux.
—Julien, répondit doucement André, quand on fait ce qu'on doit et
qu'on n'a rien à se reprocher, on n'a jamais sujet d'avoir peur, et on
peut être sûr d'avoir tout le monde pour soi.
Celui qui se fait reconnaître pour un honnête garçon trouve aide et
sympathie partout où il passe.
Le lendemain, au moment où les enfants achevaient de s'habiller, leur
hôtesse entr'ouvrit la porte.
—Jeunes gens, leur dit-elle, vous allez, paraît-il, jusqu'à
Marseille; peut-être seriez-vous bien aises d'avoir une occasion de
faire la route jusqu'à Saint-Étienne, sans qu'il vous en coûtât rien
que la peine de travailler pendant un mois. Il y a soixante lieues
d'ici à Saint-Étienne: c'est un fameux bout de chemin.
—Madame, dit André, pourvu que ce soit en compagnie de braves gens,
nous ne demandons qu'à travailler.
—Soyez tranquilles, dit l'hôtesse; celui qui vous emploiera est un
ami des gendarmes qui vous ont recommandés à moi hier soir. C'est un
bien honnête homme, mais proche de ses intérêts. Descendez, vous lui
parlerez.
André et Julien descendirent dans la cuisine et se trouvèrent en face
d'un grand montagnard jurassien qui, le dos à la cheminée, se
chauffait debout, vis-à-vis de la porte par où arrivaient les enfants.
Il les regarda rapidement et parut satisfait de son examen.
—Voici ce qu'il y a, dit-il à André. Tous les ans, à cette époque, je
faisais avec ma femme une tournée de Besançon à Saint-Étienne pour
vendre et transporter les marchandises du pays; mais cette année-ci ma
femme est malade: elle vient de me donner un fils, et je vais avoir de
la peine à faire mes affaires tout seul. Pourtant ce n'est pas le
moment de se reposer, puisque j'ai une bouche de plus à nourrir. Si
vous voulez tous les deux travailler avec moi de bonne volonté, je me
charge de vous pour quinze jours. Au bout de ces quinze jours vous
serez à Saint-Étienne. Je vous coucherai et je vous nourrirai tout le
long du chemin, mais je ne puis vous payer.
Le petit Julien ouvrait de grands yeux et souriait à l'étranger.
—Monsieur, dit André en montrant Julien, mon frère n'a pas huit ans,
il ne peut guère faire autre chose que des commissions.
—Justement, dit le Jurassien, il ne fera pas autre chose. Vous qui
êtes grand et fort, vous m'aiderez à charger ma voiture, à soigner le
cheval et à vendre.
—Volontiers, dit André; mais si vous pouviez ajouter quelque chose,
ne fût-ce que cinq francs, nous serions bien aises.
—Pas un centime, dit l'homme, c'est à prendre ou à laisser.
Julien sourit gentiment:—Oh! fit-il, vous me donnerez bien un
parapluie, n'est-ce pas? si je vous contente bien: cela fait que nous
pourrons voyager après cela même par la pluie.
Le marchand ne put s'empêcher de rire à cette demande de
l'enfant.—Allons, dit-il, mon petit homme, tu auras ton parapluie si
les affaires marchent bien.
Un bon animal ne coûte pas plus à nourrir qu'un mauvais et rapporte
beaucoup plus.
Le lendemain de bon matin M. Gertal (c'était le nom du Jurassien)
éveilla les deux enfants. André mit ses habits de travail.—Venez avec
moi, dit M. Gertal, je vais vous montrer à soigner mon cheval Pierrot;
je tiens à ce qu'il soit bien soigné, car il me coûte cher et me rend
de grands services, et puis c'est pour moi un compagnon fidèle.
André descendit à l'écurie avec son nouveau patron, et Julien, qui
aimait les animaux, ne manqua pas de le suivre.
Pierrot était un bel et bon animal; sa robe bai brun, signe de
vivacité et de courage, son œil grand, sa tête assez petite et ses
reins solides indiquaient que M. Gertal l'avait choisi en connaisseur.
Pierrot n'avait jamais été maltraité; aussi était-il doux et Julien
lui-même pouvait en approcher sans danger.
Le cheval fut étrillé et brossé avec soin.
Le cheval de trait.—La France est le pays qui possède
les races de chevaux les plus belles et les plus variées. La meilleure
race pour traîner les lourds chariots est la race boulonnaise; la
meilleure pour traîner plus rapidement des fardeaux moins lourds est
la race percheronne; mais la plus élégante et la plus rapide à la
course est la race normande (Calvados).
—Voyez-vous, mes enfants, disait M. Gertal, la propreté est pour les
animaux ce qu'elle est pour l'homme, le meilleur moyen d'entretenir la
santé.—Tout en parlant ainsi, M. Gertal dirigeait l'étrille et la
brosse avec courage, et on voyait à chaque coup de l'étrille la
poussière tomber abondante par terre, tandis que le poil devenait plus
luisant.
—Vraiment, dit le petit Julien, Pierrot comprend sans doute que c'est
pour son bien, car il a l'air trop content.
—Oui certes, cela le soulage, et il le sent bien. Vois-tu, Julien,
la peau des animaux, comme celle de l'homme, est percée d'une
multitude de petits trous appelés pores, par lesquels s'échappe la
sueur, et la sueur sert à purifier le sang. Quand la poussière et la
malpropreté bouchent ces milliers de petits trous, le sang se vicie et
la santé s'altère chez les animaux comme chez l'homme. Il y a un vieux
proverbe qui dit: «Le jeu de l'étrille équivaut à un picotin d'avoine;
la main engraisse autant que la nourriture.»
La toilette de Pierrot finie, on le conduisit à l'abreuvoir.
—André, dit M. Gertal, tu le ramèneras au pas et non en le faisant
trotter comme font tant de garçons étourdis. Un cheval qui revient de
l'abreuvoir doit toujours être ramené tranquillement, pour bien
digérer l'eau qu'il a bue.
Lorsque Pierrot revint de l'abreuvoir, on lui donna sa ration
d'avoine.
—Tiens! dit Julien, on a fait boire Pierrot avant de lui donner à
manger.
—Oui certes, on doit faire boire le cheval avant de lui donner
l'avoine; retiens cela, petit, car c'est une chose importante que bien
des gens ignorent. Si au contraire le cheval boit après avoir mangé
l'avoine, l'eau entraîne les grains hors de l'estomac avant qu'ils
soient digérés complètement, et l'animal est mal nourri. Remarque-le
aussi, je ne vais atteler Pierrot qu'une heure après son dîner, parce
que je le ferai trotter et qu'on ne doit pas faire trotter un cheval
qui vient de manger, si on veut qu'il digère bien sa nourriture.
—Est-ce que tout le monde prend ces précautions, monsieur Gertal?
—Non, et il y en a bien d'autres encore que l'on néglige. Les uns
remettent sur le cheval le harnais mouillé, qui le refroidit; d'autres
négligent de jeter sur son dos une couverture de laine quand ils sont
forcés de le faire arrêter et qu'il est en sueur; d'autres le mènent
boire quand il est en transpiration, ou lui donnent de l'eau trop
fraîche. Tous ceux qui font ainsi agissent contre leurs intérêts. Un
cheval mal soigné ne tarde pas à perdre sa vigueur et à tomber malade:
c'est une grosse perte, surtout pour les petits marchands comme moi.
En toutes choses, le chemin de la ruine, mes enfants, c'est la
négligence.
Que de peines nous nous épargnerions les uns aux autres, si nous
savions toujours nous entendre et nous associer dans le travail!
Après déjeuner, on quitta Besançon. Pierrot marchait bon train comme
un animal vigoureux et bien soigné. Julien et André regardaient avec
grand plaisir le pays montagneux de la Franche-Comté, car ils étaient
assis tous les deux à côté du patron sur le devant de la voiture, d'où
ils découvraient l'horizon.
Évaporation des eaux salées.—On trouve dans la terre
de grandes masses de sel; tantôt ces masses de sel sont dures comme
le roc, et on se sert pour les briser du pic et de la pioche; tantôt
elles sont fondues dans des sources souterraines. Alors on puise l'eau
salée avec des pompes et on la fait évaporer dans de larges
chaudières ou dans des réservoirs; quand l'eau est évaporée, on
retrouve le sel au fond des réservoirs.
A chaque étape du voyage, on déchargeait la voiture, et chacun,
suivant ses forces, le patron aussi, allait porter dans les divers
magasins les marchandises qu'on avait amenées. Il fallait faire bien
des courses fatigantes, et souvent assez tard dans la soirée; mais le
patron était juste: il nourrissait bien les enfants, et on dormait
dans de bons lits. Nos deux orphelins étaient si heureux de gagner
leur nourriture et leur voyage qu'ils en oubliaient la fatigue.
On s'arrêta à Lons-le-Saulnier et à Salins, qui doivent leurs noms et
leur prospérité à leurs puits de sel. Les enfants purent voir en
passant ces grands puits d'où on tire sans cesse l'eau salée, pour la
faire évaporer dans des chaudières.
En quittant Lons-le-Saulnier, M. Gertal mit le cheval au pas.—Voici
une rude journée pour Pierrot, dit-il, car nous allons monter sans
cesse. Le village des Rousses, où nous nous rendons, est en pleines
montagnes, sur la frontière suisse.
Carte de la Franche-Comté.—La Franche-Comté est un
pays très montagneux: les sommets du Jura y atteignent jusqu'à 1,700
mètres. Il est arrosé par de nombreux cours d'eau. Là où le sol est
pauvre et pierreux, les habitants suppléent par l'industrie à
l'insuffisance de l'agriculture. C'est une population intelligente,
pleine d'ordre et d'économie.
En effet, la route ondulait continuellement en côtes et en descentes
rapides. Par moments on apercevait les hautes cimes du Jura montrant
au loin leurs premières neiges, et de noirs sapins poudrés de givre
s'étalaient sur les flancs escarpés de la montagne.
—Regarde, Julien, dit André: voilà un pays qui ressemble aux Vosges.
—Oui, dit l'enfant, cela me fait songer au jour où nous avons
traversé la montagne pour passer en France.
—Le Jura, en effet, a plus d'un rapport avec les Vosges, dit le
patron; mais il a des cimes plus élevées.
—Eh oui, mon ami; aussi nous ne nous attarderons pas longtemps dans
ce pays: d'ici à quinze jours, il y aura sans doute des neiges partout
où nous sommes.
Lorsqu'on arriva au bourg des Rousses, le soleil venait de se coucher;
c'était l'heure où les vaches descendaient toutes à la fois des
pâturages de la montagne pour rentrer aux étables. On arrêta Pierrot,
afin de ne pas effaroucher les bonnes bêtes; celles-ci s'en revenaient
tranquillement, faisant sonner leurs clochettes dont le bruit rustique
emplissait la vallée.
Julien n'avait jamais été à pareille fête, car il n'avait pas encore
vu un si nombreux troupeau; aussi il s'agitait de plaisir dans la
voiture.
—Regarde bien, Julien, s'écria M. Gertal, et observe ce qui va se
passer.
—Oh! dit Julien, je regarde si bien toutes ces belles vaches que je
suis en train de les compter; mais il y en a tant que c'est
impossible.
—Ce sont toutes les vaches de la commune réunies en un seul troupeau,
dit M. Gertal, et il n'y a pour les conduire qu'un pâtre, appelé le
pâtre communal.
—Tiens! s'écria Julien, qui regardait avec plus d'attention que
jamais; les unes s'en vont à droite, les autres à gauche, celles-là
devant; voilà tout le troupeau divisé, et le pâtre qui ne bouge pas
pour les rappeler: à quoi pense-t-il?
Patre communal faisant rentrer les vaches dans le
Jura.—Toutes les vaches d'une commune dans le Jura, sont souvent
conduites par un seul pâtre, et tous les cultivateurs s'entendent pour
le payer: de cette façon cela coûte moins cher, et les enfants de la
commune ont le temps d'aller à l'école et de s'instruire.
—N'as-tu pas entendu qu'il a sonné de la trompe? Eh bien, dans le
bourg chacun est prévenu par ce son de trompe: on a ouvert les portes
des étables, et si le troupeau se divise, c'est parce que chacune des
vaches prend le chemin de son étable et s'en va tranquillement à sa
crèche.
—Oh! vraiment, monsieur Gertal, vous croyez qu'elles ne se tromperont
pas?
—Jamais elles ne se trompent; elles rentrent ainsi tous les soirs; et
tous les matins, à l'heure du départ, il suffit encore au pâtre
communal de sonner de la trompe: aussitôt, dans le village, chacun
ouvre les portes de son étable; les vaches sortent et vont se réunir
toutes à un seul et même endroit, où le pâtre les attend pour les
conduire dans les belles prairies que nous avons vues le long du
chemin.
—Oh! que voilà des vaches intelligentes! dit André.
—Oui, certes, reprit Julien; mais il y a autre chose à remarquer que
l'intelligence du troupeau; c'est celle des habitants du pays, qui
s'entendent de bonne amitié pour mettre leurs troupeaux en commun et
ne payer qu'un seul pâtre, au lieu de payer autant de pâtres qu'il y a
de fermes et de troupeaux.
—Tiens, c'est vrai, cela, dit André; c'est une bonne économie de
temps et d'argent pour chacun. Mais pourquoi n'en fait-on pas autant
partout, monsieur Gertal?
—Ce n'est pas partout facile. De plus tout le monde ne comprend pas
le bienfait qu'il y a à s'entendre et à s'associer ensemble. Chacun
veut tout faire seul, et tous y perdent. Pour moi, ajouta M. Gertal,
je suis fier d'être Jurassien, car c'est dans mon pays que, pour la
première fois en France, cette grande idée de s'associer a été mise en
exécution par les cultivateurs.
Le pays le plus heureux sera celui où il y aura le plus d'accord et
d'union entre les habitants.
Le lendemain on se leva de bonne heure. M. Gertal avait acheté la
veille au soir des marchandises qu'il s'agissait de charger dans la
voiture. Il y avait de ces énormes fromages dits de gruyère qu'on
fait dans le Jura, et Julien était tout étonné à la vue de ces meules
de fromages pesant vingt-cinq kilogrammes, qu'il n'aurait pas pu
soulever. Il regardait avec admiration André les mettre dans la
voiture.
En allant faire une commission pour le patron, Julien fut introduit
dans une fromagerie où se trouvait le fruitier auquel il devait
parler: on appelle fruitier, dans le Jura, celui qui fait les
fromages. Le fruitier était aimable; en voyant Julien ouvrir de grands
yeux surpris pour regarder la fromagerie, il lui demanda ce qui
l'étonnait tant que cela.
—Oh! dit Julien, c'est cette grande chaudière que je vois là sur le
feu. Elle est aussi grande qu'une barrique et elle a l'air pleine de
lait.
—Tout juste, enfant; il y a là trois cents litres de lait à chauffer
pour faire du fromage.
—Mais, monsieur, dit le petit Julien, j'ai appris d'une fermière de
Lorraine que souvent une vache ne donne pas plus de deux cents litres
de lait en un mois; vous avez donc bien des vaches, vous, monsieur,
pour avoir ainsi trois cents litres de lait à la fois!
Une fromagerie dans le Jura.—Dans la Franche-Comté
comme en Suisse, on fabrique une grande quantité de fromages, surtout
de Gruyère. On verse le lait dans de vastes chaudières, on l'y
fait chauffer, on le fait cailler avec la présure: puis on le
retire du feu et on le verse dans un grand moule. Ensuite on le
presse pour en faire sortir toute l'eau; on le sale, et, après l'avoir
laissé quatre ou cinq mois dans la cave, on l'expédie dans tous les
pays.
—Moi, dit le fruitier, je n'en ai pas une. Et dans tout le bourg il
n'y a personne assez riche pour en avoir, à lui seul, une quantité
capable d'alimenter la fromagerie. Mais les fermiers s'associent
ensemble: ils m'apportent leur lait tous les jours, de façon que je
puisse emplir ma grande chaudière. Alors je mesure le lait de chacun,
et je marque sur une coche le nombre de litres qu'il a donnés. Quand
les fromages sont faits et vendus, on me paie pour ma peine, et les
fermiers partagent entre eux le reste de l'argent avec justice,
suivant la quantité de lait que chacun a fournie.
—Alors celui qui n'a qu'une vache peut aussi apporter du lait et
avoir sa part?
—Pourquoi pas, mon petit homme? Il est aussi content, et il a plus
besoin qu'un autre de voir son lait bien employé.
—Cela doit donner bien des fromages dans une année, toutes les vaches
que j'ai vues dans la montagne!
—Je crois bien; notre seul département du Jura possède plus de
cinquante mille vaches et fabrique par an plus de quatre millions de
kilogrammes de fromages. Et nous faisons tout cela on nous associant,
riches comme pauvres, d'un bon accord; car, voyez-vous, enfant, en
apportant chacun sa pierre, la maison se fait sans peine.
—Oh! dit Julien, que j'aime votre pays, où tout le monde sait si bien
s'entendre! Mais comment peut-il n'y avoir jamais d'erreur dans le
partage et dans les comptes?
—Quand tout le monde veut la justice, chacun y veille, enfant. Chez
nous, tout se passe honnêtement, parce que tout se fait au grand jour,
sous la surveillance de tous et avec l'avis de tous.
Le petit Julien, pour rattraper le temps qu'il avait passé à écouter
le fruitier, s'en revint en courant de la fromagerie. Tout en marchant
vite, il songeait à ce qu'avait dit la veille M. Gertal sur les
associations du Jura, et arrangeant tout cela dans sa petite tête, il
se disait:—Quelle bonne chose de s'entendre et de s'aider les uns les
autres!
Instruisez-vous quand vous êtes jeunes; plus tard, quelque métier que
vous embrassiez, cette instruction vous y rendra plus habile.
Ce n'était point à une auberge qu'on était descendu, mais chez un
cultivateur des Rousses, ami de M. Gertal.
Le patron passa une partie de la soirée à faire ses affaires chez ses
clients, et les deux enfants restèrent dans la ferme située non loin
du fort des Rousses qui défend la frontière; car les Rousses sont le
dernier bourg de France sur la frontière suisse.
Lorsque la nuit fut tout à fait venue, la fermière alluma deux lampes.
Près de l'une les deux fils aînés s'établirent. Ils avaient devant eux
toute sorte d'outils, une petite enclume, des marteaux, des tenailles,
des limes, de la poudre à polir. Ils saisirent entre leurs doigts de
légers rubans d'acier qu'ils enroulaient en forme de spirale après les
avoir battus sur l'enclume.
Ressort de montre.
André s'approcha d'eux tout surpris; leur travail, qui lui rappelait
un peu la fine serrurerie, l'intéressait vivement.
—Que faites-vous là? demanda-t-il.
—Voyez, nous faisons des ressorts de montre. Dans nos montagnes on
fabrique les différentes pièces des montres, de sorte qu'à Besançon on
n'a plus qu'à les assembler pour faire la montre même. Moi, je
fabrique des ressorts, d'autres font les petites roues, les petites
chaînes qui se trouvent à l'intérieur, d'autres les cadrans émaillés
où les heures sont peintes, d'autres les aiguilles qui marqueront
l'heure; d'autres enfin façonnent les boîtiers en argent ou en or.
—Que tout cela est délicat, dit André, et quelle attention il vous
faut prendre pour manier cet acier entre vos doigts! Je m'en fais une
idée, moi qui suis serrurier.
Le travail du soir dans une ferme du Jura.—C'est dans
les fermes du Jura que se fabriquent en grande quantité les ressorts
de montre les plus délicats. En passant près des fermes, il est rare
qu'on n'y entende pas le bruit du marteau ou de la lime.—Le métier à
bas, auquel travaille la fermière de droite, a été inventé par un
Français, un ouvrier serrurier des environs de Caen. Avec ce métier on
fabrique bien plus vite qu'avec la main, des bas presque aussi
solides.
—C'est assez délicat, en effet: soupesez ce ressort et voyez comme il
est léger. Avec une livre de fer, on peut en fabriquer jusqu'à 80,000,
et quand ils sont bien réussis, ils valent jusqu'à 10 francs chacun.
—10 francs chaque ressort! dit André. S'il y en a 80,000, cela fait
800,000 francs, et tout cela peut se tirer d'une livre de fer qui
coûte si peu! Mon patron serrurier avait bien raison de dire que ce
qui donne du prix aux choses, c'est surtout le travail et
l'intelligence de l'ouvrier.
Tandis que les deux jeunes ouvriers en horlogerie causaient ainsi avec
André, la fermière s'était assise avec sa fille auprès de l'autre
lampe. Elle avait un métier à faire les bas et travaillait avec
activité. Pendant ce temps, le plus jeune des enfants faisait son
devoir pour l'école du lendemain.
Dessin d'ornementation.—Les dessins d'ornementation
imitent avec art les formes des plantes et des animaux, ainsi que des
figures géométriques les plus élégantes, cercle, ovale, spirale, etc.
—Oh! pensa Julien, qui n'avait rien perdu de tout ce que l'on faisait
et disait, je vois qu'il n'y a pas que la Lorraine où l'on sache bien
travailler. C'est égal, je n'aurais jamais cru que ce fut dans les
fermes que l'on fit les choses délicates de l'horlogerie.
Julien, tout en réfléchissant ainsi, s'approcha du jeune enfant qui
travaillait à ses devoirs. Il fut surpris de voir qu'il dessinait, et
que son cahier était couvert de rosaces et d'étoiles, de fleurs,
d'animaux, de jolies figures d'ornementation qu'il avait tracées
lui-même.
—Quoi! lui dit-il, vous avez appris le dessin, déjà?
—Il faut bien, dit l'enfant; le dessin est si utile aux ouvriers! Il
nous sert beaucoup pour tous les travaux que nous faisons pendant
l'hiver.
—Oui, reprit la fermière; nous avons huit mois d'hiver sur la
montagne; durant ces longs mois, la neige couvre tout, et il faut
rester chez soi auprès du feu. Il y a même des villages où l'on est si
enveloppé par les neiges de toutes parts, qu'on ne peut plus
communiquer avec le reste du pays. La terre ne nous donnerait pas de
quoi vivre si nous ne travaillions beaucoup et si nous restions
ignorants. Mais nous avons de bonnes écoles, où on apprend même le
dessin et les travaux d'horlogerie. Quand on est bien instruit, on
gagne mieux sa vie.
Le petit Julien trouva tout cela fort sage; il se rappela que la mère
Gertrude lui avait dit que la France ouvre de jour en jour plus
d'écoles pour instruire ses enfants.
—Moi qui veux bien travailler quand je serai grand, pensa-t-il, je ne
perdrai pas mon temps à l'école. La fermière a raison; pour faire des
choses difficiles, il faut être instruit.
Les beautés de la nature doivent élever notre pensée vers Dieu.
Le lendemain, on quitta les Rousses dès trois heures du matin, car le
patron voulait arriver à temps pour le marché de Gex, une des
principales villes du département de l'Ain.
André enveloppa soigneusement le petit Julien dans son manteau:
l'enfant, bercé par le balancement de la voiture et par le bruit
cadencé des grelots sonores de Pierrot, ne tarda pas à dormir aussi
bien que dans son lit.
Le clair de lune était splendide, la route lumineuse comme en plein
jour; mais l'air était froid, car il gelait sur ces hauteurs, et les
noirs sapins avaient sur toutes leurs branches de grandes aiguilles de
glace qui brillaient comme des diamants.
Après plusieurs heures de marche sur une route toujours montante, on
traversa un dernier défilé entre deux montagnes.—Vous savez sans
doute, mes enfants, dit alors M. Gertal, que nous sommes ici à deux
pas de la Suisse, et nous arriverons bientôt au haut d'un col d'où
l'on découvre toute la Suisse, la Savoie et les Alpes. Descendons de
voiture, et nous regarderons le soleil se lever sur les montagnes: le
temps est pur, ce sera magnifique.
Le petit Julien en un clin d'œil fut éveillé, il se hâta de sauter
sur la route et courut en avant. Mais André l'avait devancé, et
lorsqu'il fut au sommet du col:—Oh! Julien, s'écria-t-il, viens
voir.—L'enfant arriva vite.
Les deux frères se trouvaient placés au haut de la chaîne du Jura
comme sur une muraille énorme, presque droite. A leurs pieds s'ouvrait
un vaste horizon: la Suisse était devant eux. Tout en bas, dans la
plaine, s'étalait, à perte de vue, le grand lac de Genève, le plus
beau de l'Europe, dominé de toutes parts par des montagnes blanches de
neige.
Le lac de Genève, ou lac Léman, a 34 lieues de tour.
Il est entouré par le Jura et par les Alpes. Dans sa partie sud, il
touche à la France. A certains endroits sa profondeur est de 300
mètres. Il est parfois sujet, comme la mer, à des tempêtes
redoutable.—Sur ses bords se trouve la ville suisse de Genève
commerçante et industrielle, peuplée de 50,000 habitants.
—Comme ce lac brille sous les rayons de la lune! dit Julien; moi je
l'aurais pris volontiers pour la mer, tant je le trouve grand. Mais
dis-moi, André, comment s'appellent ces montagnes là-bas, si hautes,
si hautes, qui enferment le lac comme dans une grande muraille?
Le mont Blanc et la mer de Glace.—Le mont Blanc (4,800
mètres) est la montagne la plus élevée de l'Europe.
—Ce sont les Alpes de la Savoie, dit M. Gertal qui arrivait.A nos
pieds est la Suisse, mais à droite, c'est encore la France qui se
continue, bornée par les Alpes. Dans la Savoie, en France, se trouvent
les plus hautes montagnes de notre Europe. Ces neiges qui couvrent
leurs sommets sont des neiges éternelles. Vois-tu, en face de nous,
sur la droite, ce grand mont dont la cime blanche s'élève par dessus
toutes les autres? C'est le mont Blanc. Il y a sûrement sur sa cime
glacée des neiges qui sont tombées depuis des siècles et que nul rayon
du chaud soleil d'été n'a pu fondre.
—Quoi! vraiment? dit Julien, d'un air réfléchi, en poussant un soupir
d'étonnement.
Avalanche dans les Alpes.—L'avalanche est une masse de
neige qui roule du sommet des montagnes, entraînant avec elle les
arbres et les rochers. C'est surtout en Suisse, en Suède et en Norvège
que les avalanches sont terribles.
—Oui, continua M. Gertal, chaque hiver de nouvelles neiges recouvrent
les anciennes. Aussi, aux endroits où la montagne en est trop chargée,
il suffit d'un coup de vent, du pas d'un chamois, d'une pelote de
neige qui grossit en roulant, pour ébranler des blocs de neige et de
glace entassés; ces blocs s'écroulent alors avec un bruit effroyable,
écrasent tout sur leur passage, ensevelissent les troupeaux, les
maisons, parfois des villages entiers. C'est ce qu'on appelle les
avalanches.
—Que cela fait peur! dit Julien: et cependant la montagne est si
belle à regarder!
Au même instant, levant encore une fois la tête vers le vaste cirque
de montagnes, il poussa un cri de surprise:—Voyez, voyez, dit-il, la
jolie couleur de feu qui brille sur le mont Blanc: les neiges sont
toutes roses; qu'est-ce donc?
—C'est l'aurore du soleil levant, petit Julien; le soleil commence
toujours par éclairer les plus hauts sommets; aussi, dans tout ce
pays, c'est le mont Blanc qui reçoit chaque matin les premiers rayons
du soleil. Regarde encore.
—Oh! mais voici tous les sommets des autres montagnes qui
s'illuminent à leur tour; il y a, sur les neiges, toutes les couleurs
de l'arc-en-ciel: les unes sont violettes ou bleues, les autres lilas
ou roses. On dirait une grande fête qui se prépare entre le ciel et la
terre.
—Julien, c'est le jour qui commence. Vois: le soleil monte à
l'horizon, rouge comme un globe de flamme; devant lui, les étoiles
s'effacent, et voici la lune qui pâlit à son tour.
—O mon Dieu, mon Dieu! dit l'enfant en joignant ses petites mains,
comme cela est beau!
—Oui, Julien, dit gravement M. Gertal, tu as raison, mon enfant:
joins les mains à la vue de ces merveilles. En voyant l'une après
l'autre toutes ces montagnes sortir de la nuit et paraître à la
lumière, nous avons assisté comme à une nouvelle création. Que ces
grandes œuvres de Dieu te rappellent le Père qui est aux cieux, et
que les premiers instants de cette journée lui appartiennent.
Et tous les trois, se recueillant en face du vaste horizon des Alpes
silencieuses, qui étincelaient maintenant sous les pleins rayons du
soleil, élevèrent dans une même prière leurs âmes jusqu'à Dieu.
C'est l'amour de la science et le courage des savants qui ont fait
faire de nos jours tant de progrès à l'humanité.
Lorsqu'on remonta en voiture, Julien était encore tout ému; il ne
cessait de regarder du côté du mont Blanc pour revoir ces neiges
éternelles dont on lui avait tant parlé.
—Est-ce que nous allons passer par la Savoie, monsieur Gertal?
demanda-t-il.
—Point du tout, mon ami. Une fois notre marché fait dans la petite
ville de Gex, nous tournerons le dos à la Savoie.
—C'est grand dommage, fit l'enfant: ce doit être bien beau à voir un
pays pareil. Y êtes-vous allé, monsieur Gertal?
—Oui, petit Julien, plusieurs fois
—Est-ce que vous êtes monté au mont Blanc?
—Oh! pour cela non, mon ami. C'est plus difficile à faire que tu ne
l'imagines, l'ascension du mont Blanc.
—Pourquoi donc, monsieur Gertal?
—D'abord, il faut marcher deux journées, toujours en montant, comme
bien tu penses, et la marche n'est pas facile. Ces hautes montagnes
ont sur leurs flancs de vastes champs de glace et de neige durcie
qu'on appelle glaciers. L'un des glaciers qui sont au pied du mont
Blanc a deux lieues de large sur six lieues de long: c'est une vaste
mer de glace, tantôt unie comme un miroir, tantôt bouleversée comme
les flots de la mer dans la tempête. Quand on marche sur ces glaciers
aux pentes rapides, il faut des souliers ferrés exprès pour ne pas
glisser, des bâtons ferrés pour se retenir. On arrive souvent devant
des murs de glace qui barrent le chemin: alors il faut creuser à coups
de hache dans la glace une sorte d'escalier où l'on puisse poser le
pied. Puis il y a des crevasses plus profondes que des puits; la
neige glacée les recouvre, mais, si on s'aventure par mégarde sur
cette neige trop peu épaisse, elle craque, se brise, et on tombe au
fond du gouffre.
Ascension du mont Blanc et passage des glaciers.—Il y
a des montagnes tellement hautes ou difficiles à gravir que nul pied
humain n'est jamais parvenu jusqu'au sommet. Le mont Blanc est resté
de ce nombre jusqu'au siècle dernier. Maintenant que les chemins sont
très connus, il faut encore dix-sept heures pour y monter et huit pour
en descendre.
—J'ai entendu dire, fit André, que l'on s'attachait avec une même
corde plusieurs ensemble, de façon que, si l'un tombe, les autres le
retiennent; est-ce vrai, monsieur Gertal?
—Certainement, répondit le patron; c'est ce que j'allais raconter;
mais quelquefois la chute de l'un entraîne les autres. Puis, on est
exposé aux avalanches qui se détachent du haut de la montagne et qui
peuvent vous engloutir. En outre, le froid devient tel, à mesure qu'on
s'élève, qu'il faut s'envelopper le visage d'un masque en gaze pour
que la peau ne se fendille pas jusqu'au sang. Enfin, la difficulté de
respirer sur ces hauteurs est si grande, qu'on peut à peine se
traîner; des hommes très robustes ne peuvent marcher plus de
vingt-cinq pas sans s'arrêter pour se reposer et respirer.
—C'est étonnant, cela, dit Julien: moi, je trouve l'air si pur sur
les hauteurs, qu'il me semble qu'on y respire mieux.
—Oui, dit le patron, quand on n'est pas trop haut; mais à mesure
qu'on s'élève, l'air devient plus rare, l'air vous manque; André doit
savoir cela?
—Oui, monsieur; j'ai même appris à l'école que, si on pouvait
s'élever à quinze lieues au-dessus de la terre, il n'y aurait plus
d'air du tout, et on ne pourrait respirer ni vivre.
—Eh bien, sur le sommet du mont Blanc, il y a déjà deux fois moins
d'air que dans la plaine; aussi est-on obligé de respirer deux fois
plus vite pour avoir sa quantité d'air. Alors le cœur se met à
battre aussi moitié plus vite, on a la fièvre, on sent ses forces s'en
aller, on est pris d'une soif ardente et en même temps d'un invincible
besoin de dormir, et le tout au milieu d'un froid rigoureux. Si l'on
se laisse aller à dormir, c'est fini, le froid vous engourdit et on
meurt sans pouvoir se réveiller.
—Oh! oh! dit Julien, je comprends qu'il n'y ait pas grand monde à se
risquer jusque-là; mais qui donc a jamais osé monter le premier au
mont Blanc?
—C'est un hardi montagnard nommé Joseph Balmat; il y est allé seul
une première fois, puis, il a aidé un grand savant nommé de Saussure à
y monter. C'est de Saussure qui a observé au sommet du mont ce que je
vous disais tout à l'heure sur la rareté de l'air. Il a fait beaucoup
d'autres expériences; par exemple, il a allumé du feu, mais son feu
avait la plus grande peine à brûler à cause du manque d'air; il a
déchargé un pistolet, mais ce pistolet ne fit pas plus de bruit qu'un
simple pétard de confiseur, car c'est l'ébranlement de l'air qui
produit le son, et là où il y a moins d'air, tout son devient plus
faible. De Saussure fut bien surpris aussi de voir, du haut du mont,
le ciel presque noir et d'apercevoir des étoiles en plein jour; cette
couleur sombre du ciel est produite encore par la rareté de l'air, car
c'est l'air qui, quand il est en grande masse, donne au ciel sa belle
couleur bleue. Toutes ces expériences et bien d'autres encore ont été
très utiles pour le progrès de la science; mais à combien de dangers
il a fallu s'exposer d'abord pour les faire!
Tu vois, petit Julien, comme l'amour de la science est une belle
chose, puisqu'il donne le courage de risquer sa vie pour s'instruire
et pour instruire les autres.
Plus un pays est pauvre, plus il a besoin d'instruction; car
l'instruction rend industrieux et apprend à tirer parti de tout.
Tout en causant on continuait la route. A chaque détour du chemin les
montagnes disparaissaient, mais on ne tardait pas à les revoir, plus
lumineuses à mesure que le soleil montait.
—C'est le moment, dit M. Gertal, où les pâtres et les troupeaux se
réveillent dans la montagne. Ne voyez-vous pas sur les pentes les plus
voisines de petits points blancs qui se remuent? ce sont les vaches et
les moutons.
—Mais, dit Julien, est-ce qu'il y a aussi des troupeaux sur le mont
Blanc et sur les autres grandes montagnes?
—Certainement; les troupeaux sont la grande richesse de la Suisse et
de la Savoie, comme du Jura. C'est en les gardant là-haut, tout l'été,
que les montagnards acquièrent leur vigueur et leur agilité
proverbiales.
—Y a-t-il donc tant besoin d'agilité pour garder les vaches dans la
montagne? s'écria Julien. Cela m'a l'air bien facile, à moi.
—Eh, eh! petit Julien, je voudrais bien t'y voir, lorsque tout à coup
un orage s'élève. J'ai vu cela, moi qui te parle, et je ne l'oublierai
jamais. Les vaches, dans les prairies de la montagne, couchent dehors,
paisiblement, sous la garde des chiens. Mais si l'orage arrive, elles
s'éveillent en sursaut; en voyant les éclairs leur passer devant les
yeux, les voilà folles de terreur; elles bondissent à travers le
premier sentier qui se présente dans la direction du vent. Elles
courent sans s'arrêter, redoublant de vitesse à mesure que les échos
de la montagne s'ébranlent aux roulements du tonnerre. Les pâtres
alors, pour ramener le troupeau, le suivent dans toutes les
directions, à la lueur des éclairs, en dépit de l'ouragan qui déracine
les arbres, au-dessus des abîmes. Ils appellent chaque vache par son
nom pour la calmer, et souvent, malgré leurs efforts, quand le matin
arrive, plus d'une manque à l'appel: la tourmente les a jetées dans
les précipices.
—Comment? dit Julien, les vaches, qui ont un air si tranquille, sont
si peu raisonnables que cela? Mais alors, les pâtres doivent avoir
grand'peur de l'orage.
—Certes, mon enfant, ils le redoutent; aussi, quand ils en prévoient
un, ils ne se couchent pas; ils restent toute la nuit auprès de leurs
vaches; ils leur parlent tant que dure la tempête, ils les flattent de
la main tour à tour, les appelant chacune par leur nom. Cela suffit
pour tranquilliser ces bonnes bêtes. La présence et la voix de leur
gardien les rassure; elles ne bougent pas.
Le chamois.—Le chamois vit en troupes dans les Alpes
et aussi dans les Pyrénées, où on lui a donné le nom d'isard.
—Bon, dit Julien, les vaches sont comme les petits enfants; elles ont
peur quand elles se croient seules, et alors il n'est pas facile de
les garder. C'est égal, monsieur Gertal, c'est bien intéressant,
toutes ces histoires de la montagne.
Le patron sourit.—As-tu quelquefois entendu parler des chasses au
chamois, Julien? reprit-il.
—Oh! point du tout, je ne sais même pas ce que c'est qu'un chamois.
Et vous, monsieur Gertal, en avez-vous vu?
—Oui, j'en ai vu plusieurs. C'est un bel animal, qui vit sur les
hautes montagnes. Il est grand comme une chèvre, et d'une agilité
merveilleuse: d'un bond il saute par dessus les abîmes et disparaît
avec la rapidité d'une flèche. Pour lui faire la chasse, il faut avoir
soi-même une agilité bien grande; les hommes les plus hardis grimpent
aux endroits escarpés où ils ont remarqué les traces des chamois;
cachés derrière quelque rocher, ils les attendent au passage pendant
des heures, tirent dessus, et parfois les poursuivent à la course de
rocher en rocher.
L'aigle.—L'aigle, le plus fort et le plus féroce des
oiseaux, a la vue perçante, les pieds robustes, armés d'ongles aigus.
Ses ailes étendues ont près de 3 mètres de largeur. Son nid (ou
aire) est placé dans les rochers les plus sauvages, au milieu des
montagnes et des précipices. C'est là qu'il transporte, pour nourrir
ses petits, les animaux qu'il a pris ou enlevés dans ses serres.
Carte de la Savoie.—Cette province est couverte des
plus hautes montagnes de l'Europe. On y trouve des mines de plomb, de
cuivre, de fer, des carrières de marbre et de granit, quelques
rivières charrient de l'or en petite quantité. Chambéry, l'ancienne
capitale de la Savoie (22,000 hab.), fabrique des gazes de soie
renommées. Annecy (15,000 h.), située au bord d'un beau lac, tisse
le coton et la soie.
—Qu'est-ce que cela mange, les chamois?
—L'herbe rase des prairies de la montagne. Dans les grandes forêts de
sapins, dans les lieux les plus sauvages, il y a d'autres animaux: on
rencontre dans les Alpes des ours bruns.
—Des ours! fit Julien; oh, oh! cela ne vaut pas les gentils chamois.
Nous en avons pourtant vu un l'autre jour à Lons-le-Saulnier, qui
était apprivoisé et qui dansait sur ses pattes de derrière au son de
la musique.
—Il avait été pris sans doute encore jeune dans les Alpes. Un autre
animal des montagnes, c'est l'aigle; on peut le voir sur la cime des
rochers, voler à son aire. Les aigles se jettent parfois sur les
troupeaux, saisissent dans leurs serres les jeunes agneaux qu'ils
peuvent attraper, et les enlèvent en l'air; on en a vu emporter
jusqu'à de jeunes enfants. Aussi les montagnards font une chasse
continuelle à ces bêtes malfaisantes: ils les poursuivent dans le
creux des rochers; ils luttent contre elles, et de jour en jour,
aigles et ours deviennent plus rares.
—Je vois à présent, monsieur Gertal, que les montagnards sont bien
braves. Aussi, j'aime les montagnards; mais je voudrais savoir si,
dans leur pays, en Suisse et en Savoie, on sait travailler comme dans
la Franche-Comté et la Lorraine.
—Certainement, petit Julien. Depuis que la Savoie est française, les
progrès ont été très rapides dans cette contrée. On y a fait un grand
nombre de routes, ce qui permet de transporter facilement les produits
de la terre et les marchandises. Et puis, les Savoisiens sont très
intelligents et comprennent l'importance de l'instruction. Les écoles
se multiplient chez eux. Quand tout le monde sera instruit dans ce
beau pays, on verra, de plus en plus, la Savoie changer de face;
l'agriculture, mieux entendue, enrichira les cultivateurs, l'industrie
fera prospérer les villes; car vois-tu, petit Julien, il faut toujours
en revenir à l'instruction: les esprits cultivés sont comme les terres
bien labourées, qui paient par d'amples moissons les soins qu'on leur
donne.
Ce n'est pas tout d'économiser, il faut savoir faire fructifier ses
économies.
Nos voyageurs, tout en causant, avaient depuis longtemps quitté le
département du Jura; ils étaient maintenant en Bourgogne, dans le
département de l'Ain.
De la voiture, on apercevait déjà le clocher de la petite ville de
Gex, connue par les fromages qui portent son nom.
—Enfants, dit le patron, nous voici arrivés à Gex; il s'agit à
présent de travailler ferme. Nous aurons une journée de fatigue
aujourd'hui, et pas une minute à perdre.
Nos trois amis furent en effet si occupés toute la journée qu'ils
n'eurent pas le temps de manger autre chose qu'un petit pain de deux
sous en courant; mais personne ne songea à s'en plaindre. La vente
était bonne, le patron radieux, et les enfants enchantés comme s'il se
fût agi de leurs propres intérêts.
Tout en se hâtant de faire les commissions, Julien regardait le pays
tant qu'il pouvait. De la ville de Gex, on aperçoit encore le lac de
Genève et les belles Alpes de Savoie. Julien tournait souvent les yeux
de ce côté: ne pouvant aller en Savoie, il voulait du moins emporter
dans son souvenir l'aspect de ce beau pays.—Comme cela, disait-il, je
vais finir par savoir ma géographie de la France sur le bout du doigt.
Quand je retournerai à l'école, je serai sûrement le premier, et je
serai bien content.
Deux jours après, on traversa, sans s'y arrêter, la ville de Bourg,
située dans la plaine fertile de la Bresse.
—Mes enfants, dit alors M. Gertal, je suis content de vous, vous
travaillez avec courage. Cela m'engage à vous venir en aide. Vous avez
emporté d'Épinal quelques petites économies, je veux vous montrer à
les faire fructifier. Tout en travaillant pour moi, vous travaillerez
pour vous: ce sera une sorte d'association que nous ferons ensemble.
Écoutez-moi. La Bresse est connue partout pour ses excellentes
volailles. Je vais acheter avec votre argent, dans une ferme des
environs, une vingtaine de belles poulardes, que vous vendrez au
marché de Mâcon, où nous allons nous rendre. Si peu que vous gagniez
sur chaque poularde, cela vous fera sur le tout une somme assez ronde.
Ne serez-vous pas contents?
—Oh! fit Julien, je crois bien, monsieur Gertal. Vous êtes bien bon
pour nous, et je vais joliment m'appliquer à vendre, allez!
—Oui, dit André, nous vous en serons bien reconnaissants, monsieur
Gertal, car souvent je songe avec inquiétude au terme de notre voyage.
J'ai peur de ne point retrouver notre oncle à Marseille, ou bien je
crains qu'il ne soit obligé de retourner en Alsace pour obtenir que
nous soyons Français. Si nous pouvions arriver là-bas avec quelques
économies, je serais moins tourmenté.
—Il ne faut pas t'inquiéter comme cela, mon garçon. Avec du courage
et de la persévérance, on vient à bout des choses les plus difficiles.
Celui qui veut absolument se tirer d'affaire, y arrive. L'aide de Dieu
ne fait défaut qu'aux paresseux.
Sans air pur et sans soleil, point d'habitation saine; sans habitation
saine, point d'homme qui puisse conserver sa vigueur et sa santé.
—Julien, dit M. Gertal lorsqu'on eut bien dîné, viens avec moi à la
ferme où je dois acheter nos poulardes de Bresse; tu aimes
l'agriculture, tu vas voir une ferme bien tenue.
Julien enchanté se leva de table avec André.
On arriva dans une cour de belle apparence. A l'entrée deux grands
arbres, un prunier et un cerisier, donnaient en été leur ombrage et
leurs fruits. Un banc en pierre sous une tonnelle indiquait que le
soir on venait souvent s'y reposer des travaux de la journée.—Oh! la
belle cour, monsieur Gertal! comme elle est grande! dit Julien. C'est
égal, il y a une chose qui m'étonne, c'est de ne point voir, au
milieu, ces beaux grands tas de fumier qui indiquent qu'il y a bien
des bêtes à la ferme. Pourquoi donc?
Tonnelle.
—Oh! oh! petit Julien, dit le patron en souriant, ne devines-tu pas
que ces beaux grands tas de fumier dont tu parles empestent l'air et
peuvent même causer des maladies pendant l'été? Sans compter que le
meilleur du fumier, le purin, se trouve ainsi perdu, s'écoulant en
ruisseaux infects le long de la cour et corrompant l'eau des mares où
boivent les bêtes. Au lieu de cela, vois quelle jolie cour bien
nivelée!
—C'est vrai, monsieur Gertal, dit Julien: la cour et la ferme ont si
bon air que cela donne envie de vivre ici.
—Elles n'étaient pas ainsi autrefois; c'est le fermier lui-même qui a
planté ces arbres, aplani le terrain de la cour en y apportant des
tombereaux de terre et du cailloutage. C'est un homme avisé et
instruit: il a été élevé dans une de nos grandes fermes-écoles,
celle de la Saussaye, qui n'est pas loin d'ici. Il connaît ce que
réclame l'hygiène de l'habitation; aussi a-t-il eu soin de creuser la
fosse à fumier loin de la maison; dans une autre fosse, couverte et
cimentée, se rend, par des canaux, le purin des étables, le plus
précieux des engrais. Chaque jour on conduit dans les prairies
quelques tonneaux de ce purin étendu d'eau, qui sert à les arroser; il
suffit à lui seul à fumer un hectare entier.
On entra dans la ferme, et Julien, tout en souhaitant le bonjour à la
fermière, s'émerveilla de trouver la maison si claire et si gaie. Par
deux fenêtres ouvertes au sud, les rayons du soleil pénétraient
librement dans la pièce.
—Vois, dit M. Gertal, la lumière entre à plein ici. Autrefois, il n'y
avait qu'une fenêtre au nord; elle a été murée, et le fermier en a
percé deux autres au midi.
—C'est donc malsain, les fenêtres au nord, M. Gertal?
—Ce qui est malsain, Julien, ce sont les maisons froides et humides,
et elles sont plus malsaines encore pour le travailleur que pour tout
autre: quand il a sué et peiné au grand soleil, s'il rentre dans une
maison fraîche, il se refroidit brusquement et s'expose aux fluxions
de poitrine ou aux douleurs. Or une maison est toujours froide, humide
et sombre, quand elle n'a d'ouverture que par le nord. Celle-là était
ainsi naguère, et encore les fermiers n'ouvraient même pas la seule
fenêtre qui pût leur donner de l'air; à présent le soleil éclaire,
réchauffe et dessèche la maison. En hiver, chacun s'en réjouit; en
été, la vigne, qui s'avance en tonnelle au-dessus des fenêtres et de
la porte fait un peu d'ombre qui agrée. Avec la lumière et le bon air,
c'est la santé qui entre dans une maison.
Dans la culture, le travail n'est pas tout; il faut l'intelligence.
Tandis que la fermière allait choisir les volailles au poulailler, M.
Gertal continua de faire avec nos amis le tour de la ferme. On visita
les étables spacieuses; on admira l'écurie proprement tenue. En
passant devant la porcherie, où dormaient de beaux porcs de Bresse,
race perfectionnée, Julien fut bien surpris de voir l'habitation des
porcs non moins soignée et propre que le reste de la ferme.
—Tout de même, dit-il, c'est se donner de la peine à plaisir que de
tenir si proprement des bêtes que chacun sait aimer la saleté.
—Vraiment, Julien, tu crois cela? dit M. Gertal.
Une porcherie dans la Bresse.—Quand le porc est d'une
belle race, il donne de grands profits à l'éleveur. Les plus belles
races de France sont celles de Bresse, de Craon (Mayenne), la race
augeronne (Normandie), la race périgourdine et la race
pyrénéenne. La race commune, trop répandue, est tardive et d'un
mauvais rapport.
—Dame, monsieur Gertal, on dit toujours: sale comme un porc. C'est
bien sans doute parce que les porcs aiment le fumier.
—Eh bien, petit Julien, c'est une erreur. De tous les animaux, c'est
le seul qui prenne le soin de ne pas salir sa litière quand on la lui
tient propre. Il adopte alors un coin écarté où il va déposer ses
ordures, tant il craint de gâter sa litière.
—Quoi, c'est vrai, cela, monsieur Gertal? dit Julien avec surprise.
Eh bien, je vous assure que je ne l'aurais jamais cru.
—Mais, dit André, il n'en est pas moins certain que les porcs se
vautrent dans la boue tant qu'ils peuvent.
—Les porcs mal soignés, André, ceux qu'on ne mène pas se baigner
chaque jour.
—Comment, dit Julien, on mène les porcs se baigner?
—Oui, mon ami, ceux qui veulent tirer un bon revenu du porc ne
manquent point de le conduire chaque jour à quelque ruisseau quand ils
n'ont point chez eux d'eau suffisamment propre; car le porc est sujet
aux maladies de peau, et la propreté l'en exempte toujours.
—Est-ce que c'est un bon profit d'élever des porcs?
—C'est un des meilleurs quand on s'y prend bien; seulement, là comme
partout, il faut du soin. Quand une fermière n'est pas propre,
soigneuse, intelligente, elle ne gagne rien là où une autre
s'enrichit. Si la valeur de l'homme fait celle du champ, rappelle-toi,
Julien, que c'est celle de la femme qui fait la prospérité du logis.
Coq et poules de Bresse.—Cette race est une des
meilleures pour l'engraissement.
De la porcherie, on alla rejoindre la fermière au poulailler; les
enfants s'étonnèrent de voir combien toutes les bestioles de la
fermière étaient peu sauvages. Les petits poulets couraient au devant
de la ménagère, le coq lui-même s'empressait autour d'elle, poussant
un cocorico joyeux pour appeler toutes les poules:—Voyez-vous, dit
la fermière, ce sont des gourmandes, et je les gâte un peu, car il est
impossible de bien élever la volaille si elle est trop sauvage.
En même temps, elle leur jeta une poignée de graines et toute la
troupe se précipita pour en faire son profit.
C'était plaisir de se promener dans la cour du poulailler, tant elle
était bien tenue.—Mais aussi, dit la fermière, tous les jours, sans
en excepter un seul, la cour est balayée avec soin ainsi que le
poulailler. Les nids et les perchoirs sont nettoyés, l'eau est
renouvelée dans l'abreuvoir: c'est pour cela que tout ce petit peuple
se porte bien et prospère. Écoutez comme mes pondeuses chantent
joliment.
On entendait en effet tout un gai ramage à côté des nids: le coq de
loin faisait la basse, et la voix aiguë des jeunes poulettes lançait à
plein gosier ce joyeux chant de triomphe qui fait que la venue d'un
œuf est une fête pour tout le poulailler.
La fermière choisit vingt et une poulardes parmi les plus fines: elle
était bien aise d'en vendre d'un seul coup une si belle quantité, et
elle les laissa à un prix avantageux. Tout allait donc bien; aussi
notre ami Julien, en partant pour Mâcon, faisait des rêves d'or.
Les routes, les fontaines, l'éclairage sont des choses dont chacun
profite: il est donc juste que chacun les paie pour sa part.
Octroi et bascule.—Aux portes de toutes les villes
sont des bureaux d'octroi où l'on doit payer les droits d'entrée sur
les marchandises.—Pour peser les voitures et fixer le poids des
marchandises qu'elles portent, on les fait passer sur la plate-forme
d'une bascule. Cette plate-forme, à l'aide d'un levier, soulève le
fléau d'une balance qui se trouve à l'intérieur du bureau d'octroi,
et l'employé lit, sur le bras de fer, le nombre de kilogrammes.
Quand on arriva aux abords de la ville de Mâcon, le patron dit à
André:—Vois-tu l'octroi et la bascule où une charrette est arrêtée
pour se faire peser? Va toi-même payer à l'employé les droits d'entrée
pour vos poulardes.
André prit le peu d'argent qui lui restait et paya ce qu'il fallait.
Le patron, de son côté, solda ce qu'il devait pour ses propres
marchandises, et on se mit en route.
Julien avait vu bien des fois le patron payer ainsi à l'entrée des
villes; mais il n'y avait pas fait grande attention. Cette fois, comme
c'était avec leurs petites économies à eux qu'il avait fallu payer,
cela fit réfléchir le jeune garçon:
—Tiens, dit-il, pourquoi donc fait-on donner comme cela tant d'argent
aux pauvres marchands qui ont déjà bien de la peine à gagner leur vie?
Je trouve cela bien ennuyeux, moi.
—Mais, Julien, dit M. Gertal, à quoi penses-tu donc? Que
deviendraient les pauvres marchands dont tu parles, si l'on manquait
en France de ces bonnes routes bien entretenues où Pierrot traîne si
lestement sa charge de mille kilogrammes? Et si ces routes n'étaient
pas bien gardées, si des malfaiteurs détroussaient les marchands et
nous avaient attaqués à travers les montagnes, que dirais-tu? Tu
ouvres de grands yeux, mon garçon; c'est pourtant bien simple. Pour
payer les gendarmes, le cantonnier, le gaz qui nous éclaire dans les
rues de la ville, pour bâtir les écoles où s'instruisent les enfants,
ne faut-il pas de l'argent? Les octrois y pourvoient, les autres
impôts aussi; moi, je trouve cela parfaitement sage, petit Julien.
—Tiens, dit l'enfant, je n'avais pas encore songé à ces choses-là.
Mais comment sait-on que l'argent qu'on donne est bien employé à faire
tout ce que vous dites, monsieur Gertal.
—Voyons, Julien, n'as-tu jamais entendu parler du conseil municipal?
—Mais si, monsieur Gertal; seulement je ne sais pas du tout ce que
c'est.
Le tonnelier.—Pour rendre plus flexibles les douves
qu'il veut recourber et assembler, le tonnelier allume dessous un feu
de copeaux. Ensuite il les entoure de cercles en bois ou en fer.
—Eh bien, écoute, je vais te le dire. Dans chaque ville ou village,
tous les habitants choisissent entre eux les hommes les plus capables
de s'occuper des intérêts de leur commune, et ils les chargent de
faire les affaires de la ville à leur place pendant cinq ans. Ce sont
ces hommes, appelés conseillers municipaux, qui décident des
embellissements utiles à faire dans les villes: par exemple les
fontaines, les lavoirs, le gaz. Ils surveillent toutes les dépenses et
toutes les recettes de la ville, et ainsi il ne peut y avoir d'argent
employé autrement que par leurs avis. M'as-tu écouté, Julien, et te
rappelleras-tu ce que je t'ai dit?
—Oh! oui, monsieur Gertal, et même je suis tout à fait content
d'avoir appris cela; maintenant je ne regrette plus l'argent que nous
avons donné à l'octroi. Je vois qu'il sera employé pour l'avantage de
tout le monde, et il faut bien payer sa petite part des avantages dont
on profite.
Tout en parlant ainsi, on était entré dans la ville commerçante de
Mâcon, chef-lieu du département de Saône-et-Loire. La Saône passe le
long de la ville, et cette belle rivière était sillonnée de nombreux
bateaux qui apportent à Mâcon les denrées et produits des départements
voisins. Mâcon fait un grand commerce de vins; aussi, en maint
endroit dans les rues on entendait le maillet sonore des tonneliers
frappant sur les barriques.
Le meilleur moyen de réussir dans le commerce, c'est d'être
consciencieux.
Le lendemain M. Gertal, en parcourant le marché de Mâcon, vit qu'il y
avait peu de volaille sur la place.
—Enfants, dit-il à Julien et à André, tout le monde est si occupé de
la vendange en ce moment, que peu de fermières ont eu le temps de
venir en ville apporter leurs poulardes. Aussi la volaille est très
chère; je me suis enquis des prix: ne cédez pas la vôtre à moins de
cinquante centimes de bénéfice par pièce; elle sera encore meilleur
marché que par toute la place.
André et Julien se le tinrent pour dit; ils se montrèrent
inébranlables sur leurs prix, sans les exagérer comme font les
marchands peu consciencieux, mais aussi sans rien rabattre de la somme
convenable.
Après bien des paroles et bien du mal, les vingt et une poulardes se
vendirent enfin. Le petit Julien fit autant de tours qu'il fallut pour
les porter chez les acheteurs. A la dernière, il était si las qu'il
n'en pouvait plus; mais il était content de penser que par sa peine et
ses soins il allait avoir, lui aussi, contribué à gagner quelque
argent.—Ce sera le premier que je gagne, pensait-il.—Et cette pensée
le rendait tout fier et lui donnait du courage. Néanmoins il avait
bien de la peine à suivre la dame qui avait acheté la poularde. Arrivé
chez elle, cette dame le paya, et Julien s'en retourna vite pour
rejoindre André.
Il avait déjà fait les trois quarts du chemin, quand il se rappela
qu'il avait oublié de compter en le recevant l'argent que la dame lui
avait donné.
Aussitôt il vérifia sa monnaie et il s'aperçut que la dame s'était
trompée et lui avait remis un franc de trop.
—Oh! se dit-il, M. Gertal a bien raison quand il me recommande de
compter l'argent tout de suite. Si c'était un franc de moins qu'il y
aurait, je n'oserais jamais aller le réclamer à présent: la dame
croirait que je l'ai perdu; par bonheur ce franc est en trop, je
n'aurai que le plaisir de le rendre.
En pensant cela, il poussa un gros soupir, car il était bien fatigué
et ses petites jambes demandaient grâce.
—N'importe! se dit-il, profiter d'une erreur, ce serait un vol. Tant
pis pour mes jambes. Oh! j'aimerais mieux n'importe quoi que de voler
quelque chose, ne fût-ce qu'un sou.
Et sans hésiter il revint sur ses pas.
—Madame, s'écria-t-il tout essoufflé en arrivant à la maison, voici
un franc de trop que vous m'avez donné par erreur.
La dame regarda l'honnête petit garçon qui, malgré sa fatigue, lui
souriait courageusement; elle le fit asseoir et se mit à l'interroger
sur son âge, son pays, sa famille.
Il lui répondit gentiment et avec politesse.
En apprenant qu'il était orphelin et venait de l'Alsace-Lorraine, la
dame se sentit tout émue. Elle ouvrit son armoire, et lui présentant
un livre qui était sur une planche:
—Tenez, mon enfant, lui dit-elle, je vous donne ce livre: il parle de
la France que vous aimez et des grands hommes qu'elle a produits.
Lisez-le: il est à votre portée; il y a des histoires et des images
qui vous instruiront et vous donneront, à vous aussi, l'envie d'être
un jour utile à votre patrie.
Les yeux de Julien brillèrent de plaisir: il remercia la dame de tout
son cœur et s'en retourna, son livre sous le bras, en mangeant pour
se reposer une grappe de bon raisin de la Bourgogne que la dame lui
avait offerte.
Le soir, les deux frères comptèrent la somme d'argent que la vente
leur avait rapportée. Ils avaient gagné dans cette journée près de
onze francs. Les orphelins ne savaient comment remercier M. Gertal;
André lui offrit de rester plus longtemps à son service s'il avait
besoin d'eux.
—Eh bien, mes jeunes associés, répondit M. Gertal, j'accepte votre
offre. J'ai fait moi aussi de meilleures affaires que je ne
l'espérais, et je songe à agrandir ma clientèle; si vous pouvez rester
dix jours de plus avec moi, nous ferons une tournée par le Bourbonnais
et l'Auvergne avant d'aller à Lyon. Chemin faisant, je vous aiderai
encore à augmenter par des ventes avantageuses votre petit pécule.
André accepta de grand cœur, et il fut convenu qu'on allait soigner
mieux que jamais le brave Pierrot, dont les jambes auraient tant de
chemin à faire. Julien, lui, s'était déjà mis dans un coin à
feuilleter son livre.—Comment as-tu donc eu ce livre, Julien?
demanda M. Gertal.
Quand Julien eut raconté son histoire, M. Gertal l'approuva fort de
s'être montré scrupuleusement honnête et consciencieux:—Etre
consciencieux, lui dit-il, c'est le moyen d'avoir le cœur content,
et c'est aussi le secret pour se faire estimer et aimer de tout le
monde.
«L'agriculture, voilà pour la France, disait Sully, les vraies mines
et trésors du Pérou.»
On quitta Mâcon de grand matin, et chemin faisant nos trois amis, de
la voiture même, assistèrent aux travaux de vendange. Sur le flanc des
collines on ne voyait que vendangeurs et vendangeuses allant et
venant, la hotte pleine de raisin. Tout ce monde avait l'air réjoui,
car la récolte était abondante, et les raisins de belle qualité.
Ailleurs, on apercevait de grandes cuves où les vignerons piétinaient
le raisin qu'on venait de cueillir. Ils dansaient gaiement en foulant
les grappes; et parfois même un violon, pour les animer au travail,
leur jouait des airs.
La fabrication du vin.—Les vignerons foulent le
raisin pour en faire sortir le jus. On verse ensuite ce jus dans les
grandes cuves de gauche et on l'y laisse fermenter. Quand le jus
fermentera dans la cuve, il se produira alors un gaz malsain appelé
acide carbonique. Les vignerons ne doivent donc entrer dans un
cellier, et surtout dans une cuve, qu'avec les plus grandes
précautions, sous peine de tomber asphyxiés.
—Voyez-vous ces hommes? dit M. Gertal; ils sont en train de faire ce
qu'on nomme le foulage des raisins. Ils laisseront ensuite tout ce
jus fermenter pendant plusieurs jours. Puis on le tirera par le fond
des cuves pour le faire couler dans des tonneaux. Alors il sera
devenu clair. Ce sera le vin doux. En as-tu jamais bu, du vin doux,
Julien?
—Oui, monsieur, c'est bien sucré.
—C'est sucré sans doute, mais moins sain que le vin fait; et plus le
vin est vieux, meilleur il est.
—Monsieur Gertal, est-ce que partout on écrase ainsi le raisin avec
les pieds pour faire le vin?
—Non, mon ami; il y a d'autres endroits où on se sert d'un fouloir,
ce qui vaut mieux.
Pendant qu'on causait, le chemin s'allongeait sous les pas de Pierrot,
mais on ne voyait toujours devant soi que des collines et encore des
collines, toutes chargées de vignes.
—Comment se nomment donc ces collines-là? demanda Julien en montrant
du doigt les nombreuses côtes qui ondulaient au soleil levant.
—Ce sont les monts du Charolais; ils se continuent tout chargés de
raisins à travers la Bourgogne. Un peu plus haut, ils prennent le nom
de côte d'Or. Devines-tu pourquoi?
Julien réfléchit.
La Bourgogne.—Cette riche province se trouve arrosée à
la fois par le Rhône, la Saône, la Seine et la Loire. On y a élevé de
nos jours de nombreuses usines y compris celle du Creuzot. La plus
grande ville de la Bourgogne est Dijon, 50,000 hab., qui est
entourée de crus de vins célèbres. Auxerre et Mâcon font aussi un
grand commerce de vins.
—Je crois bien que oui, fit-il en parcourant des yeux la campagne
ensoleillée; regardez, monsieur Gertal, ces côtes couvertes de vignes:
elles ont sous ce beau soleil la couleur de l'or, à cause de leurs
feuillages jaunis par l'automne.
—C'est vrai, petit Julien; mais ne penses-tu pas aussi que toutes ces
hottes pleines de raisin sont une fortune, et que les belles vignes
couleur d'or sont pour la France une richesse, une mine d'or?
—Ah oui, c'est vrai encore, cela. A l'école de Phalsbourg on m'a dit
que la France produit les premiers vins du monde.
—Oui certes, et les vignes de notre pays rapportent à leurs
propriétaires plus d'un demi-milliard chaque année.
—Que d'argent cela fait! Je comprends maintenant ce qu'on m'a encore
dit: que la Bourgogne est une des plus riches provinces de France.
—C'est très juste, petit Julien, et il faut ainsi tâcher de ne pas
oublier tout ce que tu as appris à l'école.
—Oh! je ne l'oublie pas, monsieur Gertal, allez! Même que je me
répétais tout à l'heure les quatre départements de la Bourgogne avec
leurs chefs-lieux: Auxerre, Dijon, Mâcon, et Bourg. Je vais savoir ma
France à présent sans hésiter. Et puis, dans le livre que m'a donné
hier la dame de Mâcon, il y a beaucoup d'histoires sur les grands
hommes de la France; je les lirai toutes, et comme cela je deviendrai
plus savant sur les choses de mon pays. Voyez, monsieur Gertal, comme
il est beau, mon livre, avec ses images!
Le patron feuilleta le livre avec intérêt, tandis que Pierrot montait
tranquillement la côte au pas.
—Il est très beau, en effet, ce livre, dit M. Gertal; c'est un
magnifique cadeau qu'on t'a fait là. Eh bien, Julien, fais-nous part
de tes richesses. Je vois ici en titre: «Les grands hommes de la
Bourgogne,» avec les portraits de Vauban, de Buffon, de Bossuet;
lis-nous cela, mon garçon; nous en profiterons tous les trois, et la
route nous semblera moins longue. Quand Pierrot marche au pas, c'est
bien facile de lire sans se fatiguer; voyons, commence.
Julien, tout fier d'être érigé en lecteur, prit son livre et commença
d'une voix claire le chapitre suivant.
Quand un enfant grandit, il préfère l'histoire de sa patrie et des
hommes qui l'honorent aux historiettes du jeune âge.
Saint Bernard, né près de Dijon en 1091, mort en 1153.
Il prêcha en 1146 la seconde croisade, qui devait échouer.
I. Parlons d'abord d'une des gloires de l'Église de France, saint
Bernard. Il naquit près de Dijon, d'une famille noble, au onzième
siècle. Dès l'âge de vingt-deux ans, son ardente piété lui fit
embrasser la vie monastique. Il fut l'homme le plus éloquent de son
époque.
C'est lui qui prêcha la seconde croisade pour délivrer Jérusalem:
lui-même raconte dans ses lettres qu'il entraînait tout le peuple
derrière lui et changeait en déserts les villes et les châteaux. En
Allemagne, où l'on n'entendait point sa langue et où l'on ne pouvait
comprendre ce qu'il disait, les populations étaient cependant émues et
persuadées par son accent et par ses gestes. Comme on voulait
massacrer les juifs pour se préparer à l'expédition, saint Bernard
empêcha cet odieux massacre. Il mourut en 1153.
Bossuet, né à Dijon en 1627, mort à Paris en 1704. Ses
principaux ouvrages sont le Discours sur l'histoire universelle et
les Oraisons funèbres.
II. Cinq siècles après, la Bourgogne devait encore produire un grand
prélat, qu'on a comparé plus d'une fois à saint Bernard pour son
éloquence et ses travaux. Bossuet, né à Dijon, se fit d'abord
remarquer de tous ses camarades de classe par son assiduité et son
ardeur au travail. Les autres écoliers disaient en parlant de lui,
qu'il travaillait avec le courage et le calme du bœuf à la
charrue. Dès l'âge de seize ans, Bossuet est célèbre dans tout Paris
par son éloquence. Il devint évêque de Condom, puis de Meaux, et
précepteur du fils du roi. Sa vie fut remplie par des travaux de toute
sorte.
Vauban, né en 1632, près de Saulnier (Yonne), mort en
1707.
III. Au même siècle que Bossuet, dans la Bourgogne, naquit le jeune
Vauban. Dès l'âge de dix-sept ans il s'engagea comme soldat, et se fit
tout de suite remarquer par son courage. Un jour, au siège d'une
petite ville dont les murs étaient entourés par une rivière, il se
jeta à la nage et, montant sur les remparts, entra le premier dans la
place.
Cependant, si Vauban n'avait été que brave, son nom eût pu être oublié
dans un pays où la bravoure est si peu rare; mais Vauban était
studieux, et tous les loisirs que lui laissait le métier de soldat, il
les consacrait à l'étude. Il s'occupait des sciences; il lisait au
milieu des camps des livres de géométrie. Il obtint le grade
d'ingénieur, et ce fut comme ingénieur qu'il montra son génie. Le roi
Louis XIV le chargea de fortifier nos principales places de guerre.
Toute la ceinture de places fortes qui défend la France est son
œuvre: Dunkerque, Lille, Metz, Strasbourg, Phalsbourg, Besançon
et plus de trois cents autres.
—Quoi! s'écria le petit Julien, c'est Vauban qui a fortifié
Phalsbourg, où je suis né, et Besançon, dont j'ai si bien regardé les
murailles! Voilà un grand homme dont je n'oublierai pas le nom à
présent. Puis il reprit sa lecture.
Au milieu de tous ses travaux, Vauban était sans cesse préoccupé de la
prospérité de son pays et des moyens de soulager la misère du peuple.
Dans la guerre, il donnait toujours au roi les conseils les plus
humains, et il s'efforçait d'épargner le sang des soldats. Pendant les
nombreux sièges qu'il conduisit, on le voyait s'exposer lui-même au
danger: il s'avançait jusque sous les murs ennemis pour bien connaître
les abords de la place, et cherchait les endroits par où on pourrait
l'attaquer sans sacrifier beaucoup d'hommes; quand on s'efforçait de
le retenir: «Ne vaut-il pas mieux, répondait-il, qu'un seul s'expose
pour épargner le sang de tous les autres?»
Dans la paix, il pensait encore au peuple de France, si malheureux
alors au milieu des guerres et de la famine qui se succédaient;
il chercha un moyen de diminuer les impôts dont le peuple était
accablé, et il écrivit à ce sujet un bel ouvrage qu'il adressa au roi.
Mais le roi Louis XIV se crut à tort offensé par les justes plaintes
de Vauban. Il fit condamner et détruire son livre. Vauban, frappé au
cœur, en mourut de douleur peu de temps après.
Mais on devait lui rendre justice de nos jours et même de son temps:
c'est pour lui qu'on a inventé et employé pour la première fois le
beau mot de patriote, qui sert maintenant à désigner les hommes
attachés à leur patrie et toujours prêts à se dévouer pour elle.
Vauban fut surnommé «le patriote.»
—J'aime tout à fait ce grand homme-là! dit Julien, et il fait bien
honneur à la Bourgogne.
—Oui certes, dit André, car il a travaillé pour le bien de son pays.
Monge, né à Beaune en 1741, mort en 1818. Il y a à
Paris une école qui porte son nom.
—Mais tu n'as pas fini ta lecture, petit Julien, dit M. Gertal; il y
a eu aussi en Bourgogne d'autres grands hommes qui ont bien aimé leur
patrie.
Julien reprit son livre avec une nouvelle curiosité.
L'école polytechnique.—Cette grande école située à
Paris, et dont le nom signifie école où l'on apprend beaucoup
d'arts, fut fondée par la Convention nationale sur la proposition de
Monge. Elle est destinée à former des élèves pour l'artillerie et le
génie militaire, les mines, la marine, etc.
IV. Quarante ans après la mort de Vauban, un rémouleur en plein vent
de la petite ville de Beaune, dans la Côte-d'Or, eut un fils qu'il
éleva à force de travail, et qu'il envoya, une fois grand, faire ses
études au collège de sa ville natale. Le jeune Gaspard Monge ne devait
pas avoir moins de génie que Vauban, il ne devait pas être moins utile
à sa patrie. C'est une des plus grandes gloires de la science dans
notre pays. Il inventa presque une nouvelle branche de la géométrie.
En 1792, Monge avait quarante-six ans. A cette époque, la France était attaquée par tous les
peuples de l'Europe à la fois; Monge fut chargé d'organiser la défense
de la patrie. Il se mit à cette œuvre avec toute l'ardeur de son
génie. Il passait ses journées à visiter les fonderies de canons;
pendant les nuits, il écrivait des traités pour apprendre aux ouvriers
à bien fabriquer l'acier et à fondre les armes. Il était aidé par un
autre homme illustre, né aussi en Bourgogne, Carnot, qui travaillait
avec Monge à défendre la France, et qui indiquait à nos armées les
mouvements à faire pour s'assurer la victoire. Ces deux hommes
réussirent dans leur œuvre. Quand la France eut en effet
repoussé l'ennemi, Monge redevint professeur de géométrie: c'est lui
qui organisa notre grande École polytechnique, où se forment nos
ingénieurs pour l'armée et pour les travaux publics, ainsi que nos
meilleurs officiers. On lui a élevé une statue à Beaune.
V. La Bourgogne a donné le jour à un autre grand savant que tous les
enfants connaissent: c'est Buffon.
Oh! je le connais en effet, s'écria Julien; c'est lui que a si bien
décrit tous les animaux.
Buffon, né à Montbard (Côte d'Or) en 1707, mort en
1788. Il fit, avec l'aide d'un autre Bourguignon, Daubenton, son grand
ouvrage sur l'Histoire de la nature, travail immense qui comprend
trente-six volumes.
—Oui, dit André, je sais que c'était un grand naturaliste,
c'est-à-dire qu'il a étudié la nature et tous les animaux ou plantes
qu'elle renferme.
Buffon est né au château de Montbard, dans la Côte-d'Or. Malgré sa
fortune, il ne se crut pas dispensé du travail. Il conçut la grande
pensée d'écrire l'histoire et la description de la nature entière: il
médita et étudia pendant dix ans, puis commença à publier une série de
volumes qui illustrèrent son nom. Ses ouvrages furent traduits dans
toutes les langues. Avant de mourir, il vit sa statue élevée à Paris,
au Jardin des Plantes, avec cette inscription: «Son génie a la majesté
de la nature!»
VI. A Châlon-sur-Saône naquit, en 1765, Joseph Niepce. Il fit d'abord
comme lieutenant une partie de la campagne d'Italie. Plus tard, retiré
dans sa ville natale, il s'occupa de sciences, d'arts et d'industrie.
La boite des photographes.—C'est une boîte fermée de
tous côtés, où la lumière n'entre que par un petit tube. L'image des
objets placés devant la boîte se projette sur le fond, mais renversée.
Le photographe introduit au fond de la boîte une plaque qui a la
propriété de noircir à la lumière; il laisse ensuite pénétrer un rayon
lumineux, et bientôt les objets se trouvent dessinés sur la plaque.
C'est comme si on parvenait à fixer sur un miroir l'image de celui qui
s'y regarde.
Il y avait un problème qui le tourmentait et dont il cherchait sans
cesse la solution. En étudiant la physique, il avait appris que si,
dans une boîte obscure fermée de toutes parts, on pratique un petit
trou par lequel passe un rayon de soleil, on voit se peindre renversés
sur le fond de la boîte les objets qui sont en face. C'est ce qu'on
appelle la chambre obscure.
—Si je pouvais, disait Niepce, fixer sur du métal ou du papier
cette image qui vient se peindre dans le fond de la boîte,
j'aurais un dessin fait par le soleil, et d'une merveilleuse fidélité.
Mais comment faire? Il faudrait, pour cela, frotter le métal ou le
papier avec une chose qui aurait la propriété de noircir sous les
rayons du soleil. Alors, quand les rayons entreraient dans la boîte,
ils noirciraient le métal ou le papier, et reproduiraient les objets,
les personnes, les paysages...
Mais Niepce cherchait sans pouvoir trouver rien qui le satisfît
entièrement.
Or, il y avait à pareille époque un autre homme, Daguerre, qui
cherchait le même problème. C'était un peintre fort habile, qui se
disait, lui aussi:—Le soleil pourrait dessiner les objets en un
clin d'œil si on réussissait à fixer l'image de la chambre
obscure.
Il apprit qu'un inventeur habile, à Châlon, avait déjà trouvé quelque
chose de ce genre. Il vint voir Niepce à Châlon et lui dit:
—Voulez-vous que nous partagions nos idées et que nous nous
mettions à travailler tous les deux?
Niepce accepta. Dix ans après, en 1830, on annonçait à l'Académie des
sciences une découverte qui devait faire honneur à la France et se
répandre dans le monde entier: les principes de la photographie
étaient inventés par Niepce et Daguerre.
Ainsi, ce qu'un seul de ces deux hommes n'aurait sans doute pu
découvrir, tous deux l'avaient trouvé en s'associant. C'est un exemple
nouveau des bienfaits de l'association: pour l'intelligence comme pour
tout le reste, l'union fait la force.
Niepce était mort en 1833. La Chambre des Députés accorda une pension
de six mille francs, comme récompense nationale, à Daguerre et au fils
de Niepce.
La puissance de l'industrie et de ses machines est si grande qu'elle
effraie au premier abord; mais c'est une puissance bienfaisante qui
travaille pour l'humanité.
Après une longue journée de marche, la nuit était venue, et déjà
depuis quelque temps on avait allumé les lanternes de la voiture;
malgré cela il faisait si noir qu'à peine y voyait-on à quelques pas
devant soi.
Tout à coup le petit Julien tendit les bras en avant:
—Oh! voyez, monsieur Gertal; regarde, André; là-bas on dirait un
grand incendie; qu'est-ce qu'il y a donc?
—En effet, dit André, c'est comme une immense fournaise.
M. Gertal arrêta Pierrot:—Prêtez l'oreille, dit-il aux enfants; nous
sommes assez près pour entendre.
Tous écoutèrent immobiles. Dans le grand silence de la nuit on
entendait comme des sifflements, des plaintes haletantes, des
grondements formidables. Julien était de plus en plus inquiet:—Mon
Dieu, monsieur Gertal, qu'y a-t-il donc ici? Bien sûr il arrive là de
grands malheurs.
—Non, petit Julien. Seulement nous sommes en face du Creuzot, la plus
grande usine de France et peut-être d'Europe. Il y a ici quantité de
machines et de fourneaux, et plus de seize mille ouvriers qui
travaillent nuit et jour pour donner à la France une partie du fer
qu'elle emploie. C'est de ces machines et de ces énormes fourneaux
chauffés à blanc continuellement que partent les lueurs et les
grondements qui nous arrivent.
—Mon Dieu, dit Julien, quel travail!
Le Creuzot est ainsi appelé parce qu'il est situé dans
le creux d'une vallée. Là, s'est établie une des plus grandes usines
de l'Europe, dont on voit dans la gravure les cheminées fumer. Autour
de l'usine, s'est bientôt groupée toute une population d'ouvriers: une
ville s'est ainsi formée, qui compte maintenant 31,000 habitants et
s'accroît sans cesse.
—Oh! monsieur Gertal, s'écria André, si vous voulez me permettre
demain d'aller un peu voir cette usine, je serai bien content. Vous ne
savez pas comme cela m'intéresserait de voir préparer ce fer que nous
autres serruriers nous façonnons.
—Nous irons tous les trois, enfants, quand la besogne sera faite: en
nous levant de grand matin nous aurons du temps de reste.
Un haut-fourneau.—Les hauts-fourneaux sont des espèces
de tours solides qu'on remplit par en haut de minerai de fer. Une
fois que le haut-fourneau est allumé, on le remplit jour et nuit sans
interruption pour avoir la plus grande chaleur possible, jusqu'à ce
que les murs usés se fendent et éclatent. A mesure que le fer se fond,
il tombe en dessous, dans un réservoir.
Le lendemain avant le jour nos trois amis étaient debout; on se
diligenta si bel et si bien que les affaires furent faites de bonne
heure, et on se dirigea vers l'usine. Julien, que son frère tenait par
la main, était tout fier d'être de la partie.
—Il y a trois grandes usines distinctes dans l'établissement du
Creuzot, dit le patron qui le connaissait de longue date: fonderie,
ateliers de construction et mines; mais voyez, ajouta-t-il en montrant
des voies ferrées sur lesquelles passaient des locomotives et des
wagons pleins de houille, chacune des parties de l'usine est reliée à
l'autre par des chemins de fer; c'est un va-et-vient perpétuel.
—Mais, dit Julien, c'est comme une ville, cette usine-là. Quel grand
bruit cela fait! et puis tous ces mille feux qui passent devant les
yeux, cela éblouit. Un peu plus, on aurait grand'peur.
—A présent que nous entrons, dit André, ne me lâche pas la main,
Julien, crainte de te faire blesser.
—Oh! je n'ai garde, dit le petit garçon; il y a trop de machines qui
se remuent autour de nous et au-dessous de nous. Il me semble que nous
allons être broyés là-dedans.
—Non, petit Julien; vois, il y a là des enfants qui ne sont pas
beaucoup plus âgés que toi et qui travaillent de tout leur cœur;
mais ils sont obligés de faire attention.
—C'est vrai, dit le petit garçon en se redressant et en dominant son
émotion. Comme ils sont courageux! Monsieur Gertal, je ne vais plus
penser à avoir peur, mais je vais vous écouter et bien regarder pour
comprendre.
—Eh bien, examine d'abord, en face de toi, ces hautes tours de quinze
à vingt mètres: ce sont les hauts-fourneaux que nous voyions briller
la nuit comme des brasiers. Il y en a dix-sept au Creuzot. Une fois
allumés, on y entretient jour et nuit sans discontinuer un feu
d'enfer.
—Mais pourquoi a-t-on besoin d'un si ardent brasier?
—C'est pour fondre le minerai de fer. Quand le fer vient d'être
retiré de la terre par les mineurs, il renferme de la rouille et une
foule de choses, de la pierre, de la terre; pour séparer tout cela et
avoir le fer plus pur, il faut bien faire fondre le minerai. Mais
songe quelle chaleur il faut pour le fondre et le rendre fluide comme
de l'huile! A cette chaleur énorme, le fer et les pierres deviennent
liquides, mais le fer, qui est plus lourd, se sépare des pierres et
tombe dans un réservoir situé au bas du haut-fourneau. Les dix-sept
hauts-fourneaux du Creuzot produisent ainsi chaque jour 500,000
kilogrammes de fer fondu ou fonte.
N'ignorons pas l'origine et l'histoire des objets dont nous nous
servons.
—Regarde! regarde! s'écria André; on ouvre en ce moment le réservoir
du haut-fourneau. Voilà le fer fondu qui coule dans des rigoles
pratiquées sur le sol.
Ouvriers coulant la fonte dans un moule.—Cet énorme
vase en tôle qui est suspendu à une grue, et que manient à
grand'peine deux ouvriers, peut contenir des milliers de kilogrammes
de métal fondu. On verse le métal dans une ouverture qui communique
avec un moule creux placé sous la terre. Ainsi se fondent les cloches,
les canons et tous les gros objets en fer ou en fonte.
—Oh! fit Julien en frappant dans ses mains d'admiration, on dirait un
ruisseau de feu qui coule. Oh! oh! comme il y en a! Quel brasier!
Quand je pense que c'est là du fer!
—Ce n'est pas du fer pur, Julien, dit M. Gertal; c'est du fer encore
mêlé de charbon et qu'on appelle la fonte. Tu en as vu bien souvent:
rappelle-toi les poêles de fonte et les marmites.
—Qui se brisent quand on les laisse tomber, interrompit le petit
Julien; je ne le sais que trop!
—C'est là justement le défaut de la fonte: elle se brise trop
aisément et n'a pas la solidité du fer pur. Pour changer cette fonte
que tu vois en un fer pur, il faudra la remettre dans d'autres
fourneaux, puis la marteler. Mais on peut employer la fonte, telle
que tu la vois ici, à la fabrication d'une foule d'objets pour
lesquels elle suffit.
Nos trois amis continuèrent leur promenade à travers la fonderie.
Partout la fonte en fusion coulait dans les rigoles ou tombait dans de
grands vases, et des ouvriers la versaient ensuite dans les moules; en
se refroidissant, elle prenait la forme qu'on voulait lui donner: ici,
on fondait des marmites, des chenets, des plaques pour l'âtre des
cheminées; là, des corps de pompe, ailleurs des balustrades et des
grilles.
—C'est d'une façon semblable, dit M. Gertal, mais avec un mélange ou
alliage de plusieurs métaux qu'on fond les canons, les cloches
d'airain, les statues de bronze.
—Que je suis content, dit Julien, de savoir comment se fabriquent
toutes ces choses et d'en avoir vu faire sous mes yeux! Mais,
ajouta-t-il en soupirant, que de peine tout cela coûte! quel mal pour
avoir seulement un pauvre morceau de fer! Quand je pense que les
petits clous qui sont sous la semelle de mes souliers ont été tirés
d'abord de la terre, puis fondus dans les hauts-fourneaux, puis
martelés et façonnés! Que c'est étonnant tout de même, monsieur
Gertal!
—Oui, Julien, répondit le patron. On ne se figure pas combien les
moindres objets dont nous nous servons ont coûté de travail et même de
science; car les ingénieurs qui dirigent les ouvriers dans ces usines
ont dû faire de longues et pénibles études, pour savoir se reconnaître
au milieu de toutes ces inventions et de ces machines si compliquées.
Que serait la force de l'homme sans la science?
Quelle sympathie nous devons à tant d'ouvriers courageux qui se
livrent aux plus durs et aux plus pénibles travaux!
Quand on eut bien admiré la fonderie, on passa dans les grandes
forges.
Là, Julien et André furent de nouveau bien étonnés.
La plupart des ouvriers qui allaient et venaient avaient la figure
garnie d'un masque en treillis métallique; de grandes bottes leur
montaient jusqu'au genou; leur poitrine et leurs bras étaient garnis
d'une sorte de cuirasse de tôle; ils étaient armés comme pour un
combat; et en effet, c'est une véritable lutte que ces robustes et
courageux ouvriers ont à soutenir contre le feu qui jaillit de toutes
parts, contre les éclaboussures et les étincelles du fer rouge.
Le marteau-pilon a vapeur.—On emploie maintenant, pour
la construction des ponts en fer ou des grandes machines, des pièces
de métal tellement grosses, qu'aucun marteau mû par une main d'homme
ne pourrait les façonner. Pour les forger, on a inventé l'énorme
marteau-pilon que la vapeur met en mouvement et qui peut frapper
depuis deux cents jusqu'à cinq cents coups par minute.
Saisissant de longues tenailles, ils retiraient des fours les masses
de fer rouge; puis, les plaçant dans des chariots qu'ils poussaient
devant eux, ils les amenaient en face d'énormes enclumes pour être
frappées par le marteau.
Mais ce marteau ne ressemblait en rien aux marteaux ordinaires que
manient les serruriers ou les forgerons des villages; c'était un lourd
bloc de fer qui, soulevé par la vapeur entre deux colonnes, montait
jusqu'au plafond, puis retombait droit de tout son poids sur
l'enclume.
—Regarde bien, Julien, dit M. Gertal: voici une des merveilles de
l'industrie. C'est ce qu'on appelle le marteau-pilon à vapeur, qui a
été fabriqué et employé pour la première fois dans l'usine du Creuzot
où nous sommes. Ce marteau pèse de 3,000 à 5,000 kilogrammes: tu te
figures la violence des coups qu'il peut donner.
Au même moment, comme poussée par une force invincible, l'énorme masse
se souleva; l'ouvrier venait de placer sur l'enclume son bloc de fer
rouge: il fit un signe, et le marteau-pilon, s'abaissant tout à coup,
aplatit le fer en en faisant jaillir une nuée d'étincelles si
éblouissantes que Julien, tout éloigné qu'il était, fut obligé de
fermer les yeux.
—Vous voyez, dit M. Gertal, quelle est la force de ce marteau; eh
bien, ce qu'il y a de plus merveilleux encore, c'est la précision et
la délicatesse avec laquelle il peut frapper. Cette même masse que
vous venez de voir broyer un bloc de fer, peut donner des coups aussi
faibles qu'on le veut: elle peut casser la coque d'une noix sans
toucher à la noix même.
—Est-ce possible? Monsieur Gertal.
—Mais oui, dit un ouvrier qui connaissait M. Gertal et qui regardait
avec plaisir la gentille figure de Julien. Tenez, petit, j'ai fini mon
travail, et je vais vous faire voir quelque chose de curieux.
L'ouvrier prit dans un coin sa bouteille de vin, plaça dessus le
bouchon sans l'enfoncer, mit la bouteille sur l'enclume, et dit deux
mots à celui qui faisait manœuvrer le marteau. La lourde masse se
dressa, et Julien croyait que la bouteille allait être brisée en mille
morceaux; mais le marteau s'abaissa tout doucement, vint toucher le
bouchon, et l'enfonça délicatement au ras du goulot.
Julien battit des mains.
Bien d'autres choses émerveillèrent encore nos jeunes amis. Là, le fer
rouge passait entre des rouleaux et sortait aplati en lames semblables
à de longues bandes de feu; ailleurs, des ciseaux d'acier, mis en
mouvement par la vapeur, tranchaient des barres de fer comme si c'eût
été du carton; plus loin, des rabots d'acier, mus encore par la
vapeur, rabotaient le fer comme du bois et en arrachaient de vrais
copeaux.
Julien ne se lassait pas de regarder ces grands travaux accomplis si
rapidement par la vapeur, et qui lui faisaient songer aux fées de la
mère Gertrude. On parcourut les ateliers de construction où se font
chaque année plus de quatre-vingts locomotives, des quantités
considérables de rails, des coques de bateaux à vapeur, des ponts en
fer, des engins de toute sorte pour les frégates et les vaisseaux de
ligne.
—Voyons maintenant les mines de houille, dit M. Gertal.
—Des mines? dit Julien. Il y a des mines aussi!
—Oui, mon enfant; tout le bruit, tout le mouvement que tu vois ici
est l'image du bruit et du mouvement qui se font également sous nos
pieds dans la vaste mine de houille. Sous la terre où nous marchons,
sous cette ville de travail où nous sommes, il y en a une autre non
moins active, mais sombre comme la nuit. On y descend par dix puits
différents. Viens, nous allons voir l'entrée d'un de ces puits.
Quand André et Julien arrivèrent, c'était le moment où des ouvriers,
munis de leurs lampes, allaient descendre dans le souterrain. Julien
les vit s'installer dans la cage, au-dessus du grand trou noir, que le
jeune garçon regardait avec épouvante. Puis on donna le signal de la
descente, une machine à vapeur siffla, et la cage s'enfonça dans le
trou avec les mineurs qu'elle portait.
—Est-ce que ce puits est bien profond? demanda Julien.
—Il a 200 mètres environ, et on le creuse de plus en plus. Tout le
long du puits on rencontre des galeries sur lesquelles il donne accès.
Cette ville souterraine renferme des rues, des places, des rails où
roulent des chariots de charbon que les mineurs ont arraché à coups de
pic et de pioche. C'est ce charbon qui alimentera les grands fourneaux
que tu as vus, c'est lui qui mettra en mouvement ces machines qui
sifflent, tournent et travaillent sans repos. Puis, quand à l'aide de
ce charbon on aura fabriqué toutes les choses que tu as vues, on les
expédiera par le canal du Centre sur tous les points de la France.
—Oh! monsieur Gertal, s'écria le petit Julien, je vois que la
Bourgogne travaille fameusement, elle aussi! et je réfléchis en
moi-même que, si la France est une grande nation, c'est que dans
toutes ses provinces on se donne bien du mal; c'est à qui fera le plus
de besogne.
—Oui, petit Julien, l'honneur de la France, c'est le travail et
l'économie. C'est parce que le peuple français est économe et
laborieux qu'il résiste aux plus dures épreuves, et, qu'en ce moment
même, il répare rapidement ses désastres. Ne l'oublions jamais, mes
enfants, et faisons-nous gloire, nous aussi, d'être toujours laborieux
et économes.
Les arbres nous donnent leur ombre, leurs fruits, leur bois; ils
purifient l'air, retiennent la terre par leurs racines et la rendent
plus fertile en empêchant la sécheresse.
On partit du Creuzot le lendemain matin. Bientôt même, on quitta le
département de Saône-et-Loire. On avait vendu au Creuzot les
marchandises qui étaient dans la voiture, et Pierrot, allégé de sa
charge, trottait plus rapidement.
—Qu'est-ce donc que ces montagnes si boisées que nous voyons à
présent? demanda Julien; est-ce encore la côte d'Or?
—A quoi penses-tu donc, Julien? répondit le patron. Tu sais bien que
la côte d'Or est couverte de vignes. Nous avons quitté la Bourgogne:
nous voici dans le Nivernais; les monts boisés que tu vois sont les
collines du Morvan.
—C'est un pays qui doit produire beaucoup de bois, à ce qu'il me
semble, dit André.