La Bretagne a donné à la France beaucoup d'hommes vaillants; parmi eux on remarque Duguesclin.
Le tour de la France par deux enfants: Devoir et Patrie
Un des animalcules de la mer qui produisent la phosphorescence des eaux. Cet animal est invisible à l'œil nu; il est représenté ici tel qu'il apparaît à travers le microscope.
—Est-ce que nous allons peut-être voir cela?
—Non, mon enfant, c'est très rare dans nos pays. C'est entre les deux tropiques que cela se voit pendant les nuits.
—Qu'est-ce qui fait cela? savez-vous, père Guillaume?
—Les savants ont bien cherché, va, Julien. Enfin, il paraît que ce sont des myriades de petits animaux qui sont eux-mêmes lumineux, comme l'est dans nos pays le ver luisant. Les flots en contiennent en certains temps une si grande quantité que la mer en paraît comme embrasée.
—Oh! bien, je comprends, père Guillaume: s'il y avait assez de vers luisants sur un arbre pour le couvrir, il paraîtrait le soir comme un grand lustre allumé; je pense que c'est comme cela pour la mer. Mais, tout de même, faut-il qu'il y ait de ces petits animaux dans la mer pour qu'elle paraisse tout en feu, elle qui est si grande!
La mer polaire.—Du côté des pôles, la mer est glacée presque toute l'année et souvent à une très grande profondeur. Parfois les glaces se détachent et voyagent sur l'eau, c'est ce qu'on appelle des banquises. Ces banquises offrent l'aspect le plus merveilleux: elles sont dentelées comme des cathédrales et étincellent à la lumière du jour ou à celle de la lune. Quand ces énormes masses viennent à rencontrer un vaisseau, elles le brisent comme une coque de noix.
—Les plus gros de ces animaux ne sont pas aussi gros qu'une tête d'épingle.
—Oh! père Guillaume, comme cela m'amuse, tout ce que vous me dites là! Racontez-moi encore quelque chose.
—Je viens de te parler des mers chaudes, des mers tropicales; eh bien, Julien, les mers polaires, c'est tout autre chose. Là, on ne voit que des glaces sans fin; si le navire a peine à avancer, c'est que des bancs de glace se dressent comme des montagnes flottantes et vous enveloppent sans qu'on puisse bouger. Parfois, sur ces îles de glace, on aperçoit des phoques ou des ours blancs qui se sont trouvés entraînés au milieu de la mer.
—Est-ce que vous avez vu cela, père Guillaume?
—Non, mais je l'ai entendu dire à d'autres qui y sont allés; moi, je n'ai jamais été plus haut que Terre-Neuve, où l'on pêche la morue.
—Pourquoi d'autres vont-ils plus haut, père Guillaume, puisque c'est si dangereux?
—Petit Julien, c'est que l'on voudrait trouver un passage libre par le pôle, une mer libre de glaces, et étudier ce côté-là qu'on ne connaît pas.
—Père Guillaume, est-ce qu'au pôle les nuits ne durent pas six mois et les jours six mois? J'ai vu cela dans mon livre de lecture.
—Comme on doit s'ennuyer d'être six mois sans y voir!
Le phoque, ou veau marin, est un mammifère qui habite les mers septentrionales de l'Europe. Le corps des phoques est couvert de poils; par devant il ressemble à celui d'un quadrupède; par derrière il se termine en pointe comme celui des poissons. Ces animaux sont doux, intelligents et s'attachent facilement à l'homme. Ils viennent souvent sur la côte pour y dormir et allaiter leurs petits.
—On est éclairé souvent par des aurores boréales.
—En avez-vous vu, de ces aurores, père Guillaume?
L'aurore boréale, ou lumière polaire, se montre fréquemment dans les pays voisins du nord (Sibérie, Zélande, Laponie, Norvège). C'est, le plus souvent, une sorte d'immense arc enflammé qui s'élève au dessus de l'horizon. L'aurore boréale est produite par l'électricité.
—Oui, j'en ai vu: les plus belles se montrent aux pôles, mais on en voit ailleurs aussi. Ce sont des lueurs rouges qui s'élèvent dans le ciel comme un incendie, des dômes de feu, des colonnes de flammes qui changent sans cesse de couleur et de forme, tantôt bleues, tantôt vertes, tantôt éblouissantes de blancheur: ces flammes éclairent de loin tout le pays, mille fois mieux que les phares qui s'allument en ce moment le long de la côte.
La nuit, en effet, était venue pendant que Guillaume et Julien parlaient ainsi, et dans le lointain, à travers une brume légère, on voyait la lueur rouge, blanche ou bleue, des phares placés sur les pointes les plus avancées de la presqu'île bretonne, qui dessinaient ainsi dans la nuit les contours de la côte. Tantôt, c'étaient des feux fixes, tantôt, des feux à éclipses qui semblaient s'éteindre et se rallumer tour à tour, et qui, tournant sur eux-mêmes, éclairaient successivement toutes les parties de l'horizon.
—Que tous ces phares sont beaux à voir! disait Julien; c'est une vraie illumination.
—Tout cela est fait pour nous éclairer dans notre route: les phares tiennent compagnie au navigateur et lui indiquent le bon chemin. Tu ne peux te faire une idée, petit Julien, combien cette côte de Bretagne était dangereuse autrefois. Il y a là des rochers qui ont mis en pièces je ne sais combien de navires: leurs noms font penser à tous les désastres qu'ils ont causés; dans la Baie des trépassés, par exemple, que de naufrages il y a eu! Lorsque, dans les tempêtes, la mer se brise sur tous ces rochers, elle fait un tel bruit qu'on l'entend sept lieues à la ronde. Il se produit aussi des tourbillons et des gouffres où tout vaisseau qui entre se trouve englouti, comme le gouffre du diable. Mais maintenant les plus dangereux de ces rochers portent chacun leur phare, et alors, au lieu d'être un péril pour les marins, ils leur sont une aide et semblent s'avancer eux-mêmes dans la mer pour mieux les guider.
XCII.—Il faut tenir sa parole.—La promesse du père Guillaume.—Dignité et respect de soi.
La parole d'un honnête homme vaut un écrit.
—Ah! mon Dieu! père Guillaume, dit le lendemain le petit Julien, pour savoir autant de choses que vous savez, il faut donc qu'il y ait bien longtemps que vous allez sur mer?
—Eh! oui, petit, répondit le pilote tout en regardant l'Océan qui était toujours un peu agité; voilà déjà vingt-cinq ans que je roule sur toutes les mers, et par tous les temps.
—Et cela ne vous ennuie point, père Guillaume, d'être toujours ainsi sur l'eau, exposé aux tempêtes!
—Petit, dit sentencieusement le père Guillaume, chaque métier a ses tracas, et celui de matelot n'en manque point; mais j'ai choisi celui-là et je m'y suis tenu; la chèvre broute où elle est attachée. Et puis je suis Normand, moi, et les Normands aiment la mer.
—Tout de même, père Guillaume, moi, j'aimerais mieux les champs que la mer, à cause des tempêtes, voyez-vous.
—Oh! bien, petit, j'essaierai des champs prochainement.
—Comment? vous ne serez plus marin, père Guillaume?
—Non; ma femme a hérité, du côté de Chartres, d'un petit bien sur lequel nous ne comptions pas: nous nous installerons à mon retour dans son héritage. Cela l'ennuie, la pauvre femme, et mes filles aussi, de me savoir toujours au péril de la mer. Même elles auraient bien voulu que je ne fisse point cette dernière traversée, et par le plus mauvais temps de l'année. Le fait est que nous avons une mer qui a déjà failli nous jouer un mauvais tour et qui n'est pas encore bien calmée.
—Et vous, vous avez préféré faire la traversée, père Guillaume? Vous aimez joliment la mer, tout de même.
—Oh! je ne me souciais guère de la mer, petit, mais on ne fait pas toujours comme on veut. Moi qui n'ai jamais été propriétaire, j'aurais été enchanté d'essayer tout de suite ce nouveau métier-là; aussi j'ai demandé au capitaine de me laisser m'en aller. «Guillaume, m'a-t-il dit, tu sais bien que tu m'avais promis de venir: je comptais sur toi, et il m'est impossible en ce moment de trouver un bon pilote pour ce dernier voyage. Mais nous n'avons pas d'engagement par écrit, tu es donc libre; tant pis pour moi qui n'ai que ta promesse et qui ne t'ai rien fait signer.»—«Ah! bien, capitaine, ai-je répondu, vous pensez donc que ma parole ne vaut pas tous les écrits? Puisque vous ne pouvez vous passer de moi, je reste.» Et je suis resté.
Julien poussa un gros soupir.—Eh bien, dit le marin, que soupires-tu comme cela?
—Dame, je songe, qu'à votre place, j'aurais eu grande envie de m'en aller, moi! Avoir des champs à soi qui vous attendent, et venir ici s'exposer à des tempêtes comme celle de l'autre jour! C'est tout de même bien dur, quelquefois, de tenir les paroles données.
—Dur ou non, mon enfant, un honnête homme n'a qu'une parole; s'il l'a donnée, tant pis pour lui, il ne la reprend pas; autrement ce n'est plus un honnête homme. Dis-moi, Julien, si j'avais écrit sur un papier: «Je m'engage à vous suivre, capitaine», les mots seraient restés après l'héritage comme avant, n'est-ce pas? Et si j'avais manqué à mon engagement, il aurait suffi à chacun de jeter les yeux sur l'écriture pour penser:—«Guillaume trahit sa parole.» Eh bien, parce qu'il n'y avait pas de papier pour dire cela, t'imagines-tu, Julien, que ma conscience ne me le disait pas?
Le père Guillaume se redressa tout droit, et il regarda le petit garçon fièrement; ses yeux limpides brillaient et semblaient dire: «Guillaume ne sait pas mentir, petit Julien; sa parole vaut de l'or, et quand tous ses cheveux, l'un après l'autre, seront devenus blancs, quand Guillaume sera un vieillard bien vieux, il se redressera encore avec la même fierté, car il pourra dire:—Mon visage a changé, mais mon cœur est toujours le même.»
Alors Julien se sentit rougir d'avoir un instant pensé autrement que le vieux matelot. Il s'approcha doucement, baissant les yeux, et lui dit:
—Père Guillaume, j'ai compris; et moi aussi, je ne veux jamais ni mentir ni manquer à mes promesses.
XCIII.—La Bretagne et ses grands hommes.—Un des défenseurs de la France pendant la guerre de Cent ans: Duguesclin.—Le tournoi et la première victoire de Duguesclin.—Sa captivité et sa rançon. Sa mort.
«En temps de guerre, les gens d'Église, les femmes, les enfants et le pauvre peuple ne sont pas des ennemis. Ils doivent être sacrés pour l'homme de guerre.» Duguesclin.
Un jour que Frantz était assis sur un tas de cordages à côté du vieux pilote, Julien s'approcha, son livre à la main.
—Qu'est-ce que tu lis là, petit? demanda l'oncle Frantz.
—Mon oncle, je lis ce qu'il y a dans mon livre sur la Bretagne et sur ses grands hommes; nous sommes justement encore en face des côtes de la Bretagne, et il me semble que c'est un beau pays.
—Certes, dit l'oncle Frantz; mais voyons, lis tout haut.
—Et lis bien, ajouta le père Guillaume, nous t'écoutons.
—Oh! je connais ce nom-là, dit Julien en s'interrompant; j'ai vu, en passant à Nantes, la statue de Duguesclin.
La Bretagne, avec ses côtes de granit et ses îles rongées par les flots, renferme une population courageuse de marins. Elle compte de nombreux ports de mer parmi lesquels on distingue les villes importantes de Nantes (140,000 hab.), Brest (90,000 hab.), Lorient (46,000 hab.), Vannes, Saint-Brieuc, Saint-Malo, Quimper. L'ancienne capitale est Rennes, située sur l'Ille et la Vilaine (60,000 hab.).—La ville la plus importante du Maine est le Mans (50,000 hab.), connue pour ses toiles et ses poulardes. Laval (30,000 hab.) fabrique aussi beaucoup de toiles.—Dans l'Anjou, Angers (65,000 hab.) fabrique des tissus de tout genre et fait un grand commerce d'ardoises.—Tours (50,000 hab.) fabrique des soieries.
Duguesclin naquit, en 1314, près de Rennes, l'antique et belle capitale de la Bretagne. Duguesclin était laid de figure, il avait un caractère intraitable, mais il était plein de courage et d'audace. Dès l'âge de seize ans, il trouve moyen de prendre part, sans être connu, à un de ces combats simulés qu'on appelait tournois, et qui étaient une des grandes fêtes de l'époque. Il entre au milieu des combattants avec la visière de son casque baissée, pour n'être reconnu de personne, et terrasse l'un après l'autre seize chevaliers qui s'offrent à le combattre. Au moment où il terrassait son dernier adversaire, celui-ci lui enlève son casque du bout de sa lance et on reconnaît le jeune Bertrand Duguesclin. Son père accourt à lui et l'embrasse: il est proclamé vainqueur au son des fanfares.
Après s'être ainsi fait connaître, Duguesclin entra dans l'armée et commença à combattre les Anglais, qui occupaient alors une si grande partie de la France.
Il remporta sur eux une série de victoires; par malheur, un jour il se trouva vaincu et fut fait prisonnier. Le Prince Noir, fils du roi d'Angleterre, fit faire bonne garde autour de lui, et on le tint en prison à Bordeaux. Il languit ainsi plusieurs mois. Un jour le prince le fit amener devant lui:
—Bertrand, dit-il, comment allez-vous?
—Sire, par Dieu qui créa tout, j'irai mieux quand vous voudrez bien; j'entends depuis longtemps dans ma prison les rats et les souris qui m'ennuient fort; je n'entends plus le chant des oiseaux de mon pays, mais je l'entendrai encore quand il vous plaira.
—Eh bien, dit le prince, il ne tient qu'à vous que ce soit bientôt.
Et le prince essaya de lui faire jurer de ne plus combattre pour sa patrie. Bertrand refusa.
On finit par convenir que Bertrand Duguesclin recouvrerait sa liberté en payant une énorme somme d'argent pour sa rançon.
—Comment ferez-vous pour amasser tant d'argent? dit le prince.
Un tournoi au moyen age.—Les tournois (mot qui vient de tournoyer) étaient, au moyen âge, de grandes fêtes publiques et militaires où l'on simulait des combats. Tantôt, deux chevaliers se précipitaient l'un sur l'autre pour rompre une lance et cherchaient à se renverser, tantôt, ils faisaient semblant d'assiéger une place, tantôt ils se jetaient tous les uns contre les autres, représentant une mêlée furieuse. Après le tournoi, des prix étaient décernés aux vainqueurs par les dames.
—Si besoin est, répliqua Bertrand, il n'y a femme ou fille en mon pays, sachant filer, qui ne voudrait gagner avec sa quenouille de quoi me sortir de prison.
On permit alors à Duguesclin d'aller chercher lui-même tout cet argent, sous le serment qu'il reviendrait le rapporter.
Duguesclin quitta Bordeaux monté sur un roussin de Gascogne, et il recueillit déjà, chemin faisant, une partie de la somme.
Mais voilà qu'il rencontre de ses anciens compagnons d'armes, qui, eux aussi, avaient été mis en liberté sur parole et ne pouvaient trouver d'argent pour se racheter.
—Combien vous faut-il? demanda Bertrand.
Les uns disent «cent livres!» les autres «deux cents livres!» et Bertrand les leur donne.
Quand il arriva en Bretagne, à son château où résidait sa femme, il avait donné tout ce qu'il avait. Il demanda alors à sa femme de lui remettre les revenus de leur domaine et même ses bagues, ses bijoux.
—Hélas! répondit-elle, il ne me reste rien, car il est venu une grande multitude de pauvres écuyers et chevaliers, qui me demandaient de payer leur rançon. Ils n'avaient d'espoir qu'en moi, et je leur ai donné tout ce que nous possédions.
Duguesclin serra sa femme sur son cœur.
—Tu as fait tout comme moi, lui dit-il, et je te remercie d'avoir si bien compris ce que j'aurais fait moi-même à ta place.
Alors Bertrand se remit en route pour aller retrouver le prince Noir.
—Où allez-vous loger? lui demanda celui-ci.
Duguesclin, né en 1314, près de Rennes, mort en 1380. Il fut le grand lieutenant du roi Charles V, qui aimait peu la guerre, mais qui, grâce à Duguesclin, put défendre la France contre les Anglais et en reconquérir la plus grande partie.
—En prison, monseigneur, répondit Bertrand. J'ai reçu plus d'or, il est vrai, qu'il n'était nécessaire pour me libérer; mais j'ai tout dépensé à racheter mes pauvres compagnons d'armes, de sorte qu'il ne me reste plus un denier.
—Par ma foi! avez-vous vraiment été assez simple que de délivrer les autres pour demeurer vous-même prisonnier?
—Oh! sire, comment ne leur aurais-je pas donné? Ils étaient mes frères d'armes, mes compagnons.
Duguesclin ne resta pourtant point en prison: peu de temps après son retour, on vit arriver aux portes de la ville des mulets chargés d'or. C'était le roi de France qui envoyait la rançon de son fidèle général.
Duguesclin put donc recommencer à combattre pour son pays. Il chassa successivement les Anglais de toutes les villes qu'ils occupaient en France, sauf quatre.
Duguesclin était déjà vieux et il combattait encore; il assiégea la forteresse de Châteauneuf-de-Randon, située dans les montagnes des Cévennes. Le gouverneur de la ville promit de se rendre. Mais Duguesclin mourut sur ces entrefaites; la ville se rendit néanmoins au jour fixé, et on apporta les clefs des portes sur le tombeau de Duguesclin, comme un dernier hommage rendu à la mémoire du généreux guerrier.
—Julien, dit l'oncle Frantz, tu as très bien lu cette histoire. Mais je veux à présent que tu nous dises, à Guillaume et à moi, ce que tu en penses.
—Mon oncle, je pense que ce Duguesclin était un bien parfait honnête homme.
—Cela, dit l'oncle Frantz, ce n'est pas difficile à trouver, Julien; mais voyons, explique-nous pourquoi. Lire n'est rien, comprendre ce qu'on lit est tout.
Julien réfléchit, et après un petit moment qu'il employa à mettre ses idées en ordre, il répondit:
—D'abord, mon oncle, Duguesclin était très brave et aimait beaucoup sa patrie; ensuite il était plein de compassion pour les autres, puisqu'il songeait plus à ses compagnons qu'à lui-même; et enfin, ajouta le petit Julien en regardant son ami Guillaume, il savait si bien tenir sa parole qu'il revint de lui-même se remettre prisonnier, après avoir dépensé sa rançon pour la liberté de ses camarades.
—Allons, Julien, dit l'oncle Frantz, tu lis avec profit, mon enfant, puisque tu comprends bien tes lectures. Tâche de ne pas les oublier à présent. Car rien n'encourage mieux à devenir un honnête homme que de se souvenir des belles actions de ceux qui ont vécu avant nous.
XCIV.—Les grands hommes du Maine, de l'Anjou et de la Touraine. Le chirurgien Ambroise Paré. Le sculpteur David. Le savant philosophe Descartes.
«Plus on avance dans la science, plus on s'aperçoit combien on ignore encore de choses, et plus on devient modeste.» Descartes.
Le lendemain, Julien n'eut pas le plaisir de causer avec son ami Guillaume; la mer était redevenue mauvaise et le vieux pilote était trop occupé pour faire la conversation.
—Assieds-toi tranquillement, mon Julien, dit André au petit garçon, cela vaudra mieux que de courir sur le pont pour embarrasser la manœuvre et risquer d'être emporté par les lames, qui sont fortes.
—Oui, André, répondit l'enfant, je vais m'asseoir dans un petit coin et m'amuser à lire tout seul pour ne déranger personne.—Et Julien, tirant de sa poche son livre, qui ne le quittait jamais, l'ouvrit à la page où il en était resté la veille. Il lut ce qui suit:
I. Il y a, à l'est de la Bretagne, deux fertiles provinces qui semblent la continuer, et qui sont arrosées aussi par la Loire ou ses affluents: c'est le Maine et l'Anjou.
Le Maine produit des chanvres et des lins, dont on fait dans le pays des toiles renommées. Les chevaux et les volailles du Maine sont d'excellente race; le pays est boisé, et le gibier y abonde.
C'est dans le Maine, près de Laval, que naquit le célèbre chirurgien Ambroise Paré. Il jouait un jour avec de jeunes villageois de son âge, et tous ces enfants couraient et sautaient ensemble. Tout d'un coup, l'un d'eux tomba et ne put se relever. Il s'était fait une grave blessure à la tête, et le sang coulait en abondance. Tous ses camarades, sottement effrayés à la vue du sang et le croyant mort, se mettent à fuir en criant. Seul le petit Ambroise, à la fois plus courageux et plus compatissant, s'approche de son camarade, lui lave sa plaie, la bande avec son mouchoir; puis, comme l'enfant pouvait à peine se remuer, il le charge sur ses épaules et le transporte chez ses parents.
Cette présence d'esprit et cette fermeté de caractère furent bientôt connues dans le pays. Un chirurgien de l'endroit en entendit parler, fit venir près de lui le petit Ambroise, et voyant qu'il ne demandait qu'à s'instruire, le prit chez lui comme aide.
A partir de ce moment, Ambroise Paré commença à étudier la chirurgie, qu'il renouvela plus tard par ses découvertes. Il devint médecin du roi. Toute sa vie est un long exemple de travail, de science, de dévouement et de modestie.
Ambroise Paré, né près de Laval vers 1517, mort à Paris en 1590. Il fut le chirurgien des rois Henri II, François II, Charles IX et Henri III.
Quand la peste éclata à Paris, le roi quitta la ville, mais Ambroise Paré, quoiqu'il fût médecin du roi, refusa de l'accompagner et voulut rester à Paris pour soigner les malades. Il s'exposa à tous les dangers et parvint ainsi à sauver bien des malheureux en risquant lui-même sa vie.
Les soldats l'appelaient leur bon père. Un jour, dans une campagne, il fut fait prisonnier par les Espagnols. On ne l'avait point reconnu, mêlé à la foule des prisonniers; mais un de ses compagnons vient à tomber malade: il le soigne, il le sauve. On le reconnaît aussitôt et on lui rend la liberté.
Ce grand homme avait une modestie égale à son génie. Un jour, on le félicitait d'une guérison merveilleuse qu'il venait d'accomplir. Il fit cette simple réponse, qui est devenue célèbre:
—Je l'ai pansé, Dieu l'a guéri.
Ardoisiers d'Angers.—Quand les ardoises ont été arrachées de la carrière par gros blocs, on les fend au moyen de coins et de pics; on obtient ainsi des feuilles de plus en plus minces. De nos jours, on a inventé une machine au moyen de laquelle on fend les ardoises avec rapidité.
David d'Angers a gravé ces mots au bas de la statue d'Ambroise Paré qu'il a sculptée.
II. L'Anjou est plus fertile encore que le Maine; les vents tièdes de l'Océan rendent le climat assez doux, mais humide. On y trouve en pleine terre, dans des pépinières abritées, des grenadiers et des magnolias. La campagne produit de bons vins, surtout ceux de Saumur. Angers a une importante école d'arts et métiers, et ses environs renferment de nombreuses carrières d'ardoises. A Saumur se trouve une grande école de cavalerie où l'on instruit les officiers et les soldats.
C'est à Angers que naquit, en 1789, un des plus grands sculpteurs de notre siècle, David, dont nous avons déjà prononcé souvent le nom à propos des statues qu'il a sculptées. Il avait pour père un simple ouvrier très pauvre, qui sculptait des objets en bois, tables, fauteuils, coffres, chaires d'église. Le jeune David, quand il n'était encore qu'écolier, se fit tellement distinguer par son travail intelligent, que sa ville natale lui servit une petite pension pour lui permettre d'aller étudier à Paris. Il partit, n'ayant que quinze francs dans sa poche.
École de cavalerie de Saumur.—Notre grande école de cavalerie est située à Saumur (Maine-et-Loire). Là on prépare les officiers qui doivent servir dans la cavalerie. Outre les connaissances scientifiques, il faut aussi qu'un cavalier sache sauter à cheval sans étrier, sauter d'un cheval sur l'autre si le sien vient à être tué, etc.
Quelque temps après, il obtint le grand prix de sculpture et devint célèbre.
David d'Angers avait un amour ardent, pour la patrie française, et c'est cet amour qui inspira son génie: il consacra son art et sa vie à faire les statues de la plupart des grands hommes qui ont illustré la France.
III. Avant de traverser l'Anjou et la Bretagne pour se jeter dans la mer près de Nantes, la Loire arrose un pays couvert comme l'Anjou de verdoyantes prairies, de maisons de campagne et de châteaux: c'est la Touraine, qu'on a surnommée à cause de sa fertilité le Jardin de la France.
Près de Tours, cette ville placée au bord de la Loire dans une situation admirable, naquit un des plus grands savants du monde, Descartes, dont la statue s'élève à Tours.
Le jeune Descartes, à seize ans, avait déjà étudié toutes les sciences, et il ne tarda pas à s'illustrer par une longue série de découvertes dans les sciences les plus diverses: mathématiques, physique, astronomie, philosophie.
Descartes avait cinquante-trois ans lorsque la reine Christine de Suède, qui admirait passionnément son génie et qui avait elle-même le plus grand goût pour les sciences, le supplia de venir dans son palais, d'être son maître et son conseiller, d'y continuer ses expériences avec tous les trésors qui seraient mis à sa disposition. Descartes refusa d'abord, puis céda aux instances de la reine. Il vint en Suède; bientôt ce froid climat le rendit malade et causa sa mort prématurée. Ses restes furent rapportés à Paris dans l'église Saint-Étienne, où on voit encore son tombeau.
La statue de Descartes et le pont sur la Loire a Tours.—Descartes naquit à la Haye près de Tours (Indre-et-Loire) en 1596, et mourut à Stockholm en 1650.
XCV.—Le pays du pilote Guillaume.—La Normandie, ses ports, son commerce.—Rouen et ses cotonnades.
Il est bon dans l'industrie d'avoir des rivaux: nous cherchons à faire mieux qu'eux, et c'est profit pour tous.
La Normandie.—Outre Rouen, le Havre et Cherbourg, l'une des plus grandes villes de la Normandie est Caen (45,000 h.), sur l'Orne. Caen fabrique de superbes dentelles, ainsi qu'Alençon et Bayeux. Évreux et Saint-Lô font des toiles de fil et des coutils; Elbeuf (22,000 h.) et Louviers fabriquent les draps les plus fins pour nos habits. Laigle et ses environs possèdent les seules fabriques importantes d'épingles et d'aiguilles qui soient en France.
—Père Guillaume, dit Julien le lendemain matin en arrivant sur le pont à côté du pilote, vous m'avez dit l'autre jour que vous étiez Normand; voulez-vous que nous parlions de votre pays? Cela m'amusera beaucoup. Moi, je voudrais connaître toutes les provinces de la France, parce que j'aime la France et que je veux être instruit des choses de mon pays.
—Voilà qui est bravement parlé, petit Julien. Assieds-toi tranquillement en face de moi, et nous causerons de la Normandie.
Cherbourg et sa digue.—La rade de Cherbourg était une des plus belles de la Manche, mais elle était ouverte du côté de la mer et exposée aux tempêtes ou à l'attaque des ennemis. C'est pour la fermer qu'on a construit cette immense digue, œuvre unique en son genre, qui est une sorte d'île faite de main d'homme et au milieu de laquelle s'élève un fort. Cherbourg est maintenant un des chefs-lieux des cinq arrondissements maritimes dans lesquels on a divisé nos côtes.
Julien ne se le fit pas répéter deux fois, et le père Guillaume, levant le doigt dans la direction des côtes normandes:
—Par là-bas, dit-il, au loin, comme un bras qui se plongerait dans l'Océan, il y a un cap que je ne puis voir sans un grand battement de cœur: c'est le cap de la Hague, petit Julien; c'est par là que je suis né, c'est là que je me suis essayé tout bambin, au pied des falaises, à lutter contre les flots et à ne pas trembler dans la tempête. Tout près est la rade de Cherbourg, et Cherbourg est le plus magnifique port militaire construit par la main des hommes. La rade de Cherbourg est défendue par une digue qui n'a pas sa pareille au monde.
—Qu'est-ce qu'une digue, père Guillaume?
—C'est une muraille construite par les hommes, qui s'avance en mer et derrière laquelle les navires sont à l'abri de la tempête; la digue de Cherbourg a presque une lieue; elle s'avance au milieu d'une des mers les plus agitées et les plus dangereuses qu'il y ait sur la côte de France; mais elle est si bien construite en gros blocs de granit que les plus grandes tempêtes ne l'endommagent pas, que les navires qui sont derrière jouissent d'un calme parfait au moment même où les vagues déferlent au large comme des montagnes qui s'entre-choquent.
Un établissement de bains de mer en Normandie.—Tous les ans, l'été, des milliers de personnes vont prendre des bains de mer dans les villes ou villages du littoral car l'eau salée de la mer est fortifiante, surtout quand on n'y reste pas plus de cinq minutes. La ville de Paris envoie chaque année aux bains de mer, pour les récompenser, les meilleurs élèves de ses écoles.
—J'aimerais bien à voir Cherbourg, père Guillaume; est-ce qu'on s'y arrêtera?
Pêche des huîtres.—Les huîtres sont une des richesses de nos côtes. Pour les pêcher, on se sert d'un instrument appelé drague, sorte de poche en filet qu'on laisse couler et qu'on promène au fond de la mer. Elle arrache tout ce qu'elle rencontre: huîtres, pierres, herbes, et on fait ensuite le triage.
—Non, mon ami, nous passons tout droit, mais de loin je te le montrerai. Et puis la Normandie a bien d'autres ports et nous en verrons quelques-uns. Il y a d'abord le Havre, qui est après Marseille le port le plus commerçant de toute la France: plus de six mille vaisseaux y entrent chaque année et y apportent les produits de toutes les parties du monde, surtout le coton récolté en Amérique par les nègres. Puis nous avons Dieppe, connu pour ses bâtiments de pêche et pour ses bains de mer, Fécamp, Honfleur en face du Havre, Granville qui occupe plus de quinze cents hommes à la pêche des huîtres, et dont les navires vont à Terre-Neuve pêcher la morue. Enfin Rouen est aussi un port très commerçant.
—Comment? dit Julien, Rouen est un port?
Morue.—On ne se douterait pas, à voir les morues desséchées étalées à la devanture des épiciers, de ce qu'est l'animal vivant. C'est un gros poisson qui pèse en moyenne douze kilogrammes. Quand on les a pêchées (et un seul homme en pêche parfois à Terre-Neuve jusqu'à quatre cents par jour), on leur coupe la tête, on les ouvre, et on étale les morceaux. Ce sont ces fragments aplatis que vendent les marchands.
—Certainement, c'est un port sur la Seine; les petits navires remontent la Seine jusqu'à Rouen, comme à Nantes nous avons remonté la Loire et à Bordeaux la Garonne. Rouen, qui a plus de 120,000 habitants, est une grande ville laborieuse, pleine d'usines, de machines et de travailleurs. Elle file à elle seule trente millions de kilogrammes de coton, chaque année, dans ses vastes filatures où la vapeur met en mouvement des milliers de bobines. Le fil fait, on le teint de toutes nuances, en le plongeant dans des cuves où sont les couleurs; les teintureries de Rouen sont, avec celles de Lyon, les plus renommées de France. Et Rouen n'est pas seule à bien travailler en Normandie. Il y a tant d'industries diverses chez nous que je ne puis pas me les rappeler toutes.
La teinturerie.—Pour teindre les écheveaux de laine, de coton, de soie, le teinturier les trempe dans un bain colorant, en les tournant et retournant sur des bâtons.
Et en disant cela, le père Guillaume semblait tout fier de pouvoir faire de son pays un éloge mérité. Il ajouta:
—C'est que, petit Julien, la Normandie est située juste en face de l'Angleterre; cela fait que nous sommes en rivalité pour l'industrie avec les Anglais. Il s'agit de faire aussi bien, et ce n'est pas facile; mais comme on ne veut pas rester en arrière, on se donne de la peine; et alors on arrive en même temps que ses rivaux, et quelquefois avant eux.
—Tiens, dit Julien, c'est donc pour les peuples comme en classe, où chacun tâche d'être le premier?
—Justement, petit Julien. Dans l'industrie celui qui fait les plus beaux ouvrages les vend mieux, et c'est tout profit. Quand les hommes seront plus sages, ils ne voudront obtenir les uns sur les autres que de ces victoires-là. Vois-tu, ce sont les meilleures et les plus glorieuses; elles ne coûtent la vie à personne et personne ne risque d'y perdre une patrie.
XCVI.—La Normandie (suite); ses champs et ses bestiaux.
Un grand homme de l'Amérique disait:—Si l'on demande à quelqu'un quel est le pays qu'il aime le mieux, il donnera d'abord le sien: mais si on lui demande ensuite quel est le pays qu'il voudrait avoir comme seconde patrie, il nommera la France.
—Père Guillaume, demanda encore Julien, y a-t-il de bonnes terres en Normandie?
—Je le crois bien, petit. La Normandie est l'un des sols les plus fertiles de la France. Nous avons des prairies sans pareilles, où les nombreux troupeaux qu'on y élève ont de l'herbe jusqu'au ventre. C'est dans le Cotentin, dans mon pays, que chaque année on vient acheter les bœufs gras qui sont ensuite promenés à Paris, et qui sont bien les plus beaux qu'on puisse voir. Les chevaux normands, dont la ville de Caen fait grand commerce, sont connus partout: nos moutons de prés salés sont célèbres. Tu sais, petit Julien, on les appelle ainsi parce qu'ils paissent des herbes que le vent de la mer a salées. Enfin, mon ami, nos fermières font du beurre et des fromages que tout le monde se dispute; nous envoyons par millions en Angleterre les œufs de nos basses-cours, et nos belles poules de Crève-cœur sont une des races les plus estimées. La campagne est tout ombragée d'arbres fruitiers, de pommiers qui nous donnent un excellent cidre, de cerisiers dont les bonnes cerises approvisionnent l'Angleterre. Que veux-tu que je te dise, Julien? la Normandie est une des provinces les plus riches et les plus fertiles de notre France.
Bœuf du Cotentin.—Les bœufs du Cotentin sont de haute taille avec une robe brune rayée de noir. Cette race est excellente pour l'engraissement. Les vaches normandes sont renommées comme laitières.
—Mais, père Guillaume, quelle est donc entre toutes la plus fertile? M. Gertal m'a répété que la Bourgogne est sans pareille; Toulouse a des plaines couvertes de blé; mon oncle Frantz, en me faisant voir Bordeaux, m'a expliqué que ses vins sont les premiers du monde. Mais avec tout cela, je ne sais pas laquelle de toutes ces provinces-là il faut mettre la première.
Coq de Crève-cœur.—C'est un coq magnifique; sa crête est ornée de deux cornes: sa tête porte une huppe de belles plumes qui sont, comme le reste du plumage, d'un noir lustré. Les poules de Crève-cœur sont excellentes pour l'engraissement, un peu moins bonnes pour la ponte. Cette espèce fournit les plus belles et les plus fines volailles des marchés de Paris.
—Petit Julien, dit le père Guillaume en souriant, il n'est pas facile de donner ainsi des places et des rangs aux choses. Demande à un jardinier quelle est la plus belle des fleurs, il sera bien embarrassé; mais en revanche il te dira que le plus beau des jardins, c'est celui où il y a les plus belles et les plus nombreuses espèces de fleurs. Eh bien, petit, la France est ce jardin. Ses provinces sont comme des fleurs de toute sorte entre lesquelles il est difficile de choisir, mais dont la réunion forme le plus beau pays, le plus doux à habiter, notre patrie bien-aimée. Et maintenant n'oublions pas que c'est sur notre travail à tous, sur notre intelligence et notre honnêteté que repose l'avenir de cette patrie. Travaillons pour elle sans relâche, fièrement et courageusement: tant vaut l'homme, tant vaut la terre.
—Père Guillaume, voulez-vous que je vous lise ce que dit mon livre sur les grands hommes de la Normandie?
—De tout mon cœur, enfant. Si je ne le sais pas, cela me l'apprendra: il est bon de s'instruire à tout âge; et si je le sais déjà, je serai content de l'entendre encore, car il est agréable d'écouter l'histoire de ceux qui se sont rendus utiles à leur patrie et à leurs concitoyens.
XCVII.—Trois grands hommes de la Normandie.—Le poète Pierre Corneille.—L'abbé de Saint-Pierre.—Le physicien Fresnel.
I. L'un des plus grands poètes de la France, Corneille, est né à Rouen au commencement du dix-septième siècle. Ses pièces en vers, qui furent représentées à Paris, excitèrent un véritable enthousiasme. Un jour, le grand Condé fut si ému à la représentation d'une de ses pièces, qu'il ne put s'empêcher de pleurer. Les œuvres de Corneille sont, en effet, remplies de sentiments élevés et de nobles maximes: il nous émeut par l'admiration des personnages qu'il représente. Aussi son nom fut parmi les plus illustres du dix-septième siècle.
Corneille resta cependant toujours simple et sans vanité. Il composait ses poésies à Rouen, dans sa ville natale, où il habitait une petite maison avec son frère; car les deux frères Corneille s'aimaient le plus tendrement du monde. Ils étaient tous deux poètes. L'un habitait un étage, l'autre l'étage supérieur; leurs cabinets de travail correspondaient par une petite trappe ouverte dans le plafond, et lorsque Pierre Corneille était embarrassé pour trouver une rime, il ouvrait la trappe et demandait l'aide de son frère Thomas. Celui-ci lui criait d'en haut les mots qui riment ensemble, comme victoire, gloire, mémoire, et Pierre choisissait.
Lorsque Pierre Corneille avait fini ses pièces, il venait à Paris les apporter, et comme il était pauvre, il allait à pied. On le voyait arriver avec ses gros souliers ferrés, son bâton à la main et un nouveau chef-d'œuvre sous le bras.
Vers la fin de sa vie, il vint s'établir à Paris. Sa pauvreté s'était encore accrue. On raconte qu'un jour il se promenait avec un écrivain de l'époque: ils causaient poésie. Tout d'un coup le grand Corneille, simplement, quitta le bras de son interlocuteur, et, entrant dans une boutique de savetier, il fit, pour quelques sous, remettre une pièce à ses souliers endommagés: telle était la simplicité et la grandeur avec laquelle il portait sa pauvreté sans en rougir.
La ville de Rouen a élevé à Corneille une magnifique statue, sculptée par David d'Angers.
II. Barfleur est un petit port de la basse Normandie, d'où Guillaume le Conquérant, chef des Normands, partit autrefois à la tête de sa flotte pour conquérir l'Angleterre.
A Barfleur naquit, au milieu du dix-septième siècle, l'abbé de Saint-Pierre, célèbre pour son ardent amour de l'humanité. Toute sa vie il n'eut qu'un désir, améliorer le sort des peuples, et dans ce but il proposa toutes sortes deréformes.
En 1712, sur la fin du règne de Louis XIV, l'abbé de Saint-Pierre fut témoin des cruels désastres qu'éprouva la France envahie; rempli d'horreur pour la guerre, il se demanda s'il ne serait pas possible aux nations de l'éviter un jour. C'est alors qu'il écrivit un beau livre intitulé: Projet de paix perpétuelle. Il y soutenait qu'on pourrait éviter la guerre, en établissant un tribunal choisi dans toutes les nations et chargé de juger pacifiquement les différends qui s'élèveraient entre les peuples.
Sans doute nous sommes loin encore de cette paix perpétuelle rêvée par le bon abbé de Saint-Pierre; mais ce n'en est pas moins un honneur pour la France d'avoir été, entre toutes les nations, la première à espérer qu'un jour les peuples seraient assez sages pour renoncer à s'entre-tuer et pour terminer leurs querelles par un jugement pacifique.
L'abbé de Saint-Pierre passa ainsi toute sa vie à chercher des moyens de soulager la misère du peuple et d'assurer le progrès de l'humanité. C'est lui qui a inventé un mot que nous employons tous aujourd'hui et qui n'était pas alors dans la langue française, le mot de bienfaisance. Il ne s'est pas contenté du mot, il a lui-même donné toute sa vie l'exemple de cette vertu.
III. Augustin Fresnel, né dans l'Eure à la fin du siècle dernier, fut d'abord un enfant paresseux; il était à l'école le dernier de sa classe. Mais il ne tarda pas à comprendre qu'on n'arrive à rien dans la vie sans le travail, et bientôt il travailla avec tant d'ardeur pour réparer le temps perdu qu'à l'âge de seize ans et demi il entrait l'un des premiers à l'École polytechnique.
Fresnel, né à Broglie (Eure) en 1788, mort en 1827.
Il en sortit à dix-neuf ans avec le titre d'ingénieur des ponts et chaussées. Bientôt, il fut grand bruit dans le monde savant des découvertes faites par un jeune physicien sur la lumière et la marche des rayons lumineux. C'était Fresnel, qui, grâce à ces découvertes, put plus tard perfectionner l'éclairage des phares. Avant lui, la lampe des phares n'avait qu'une faible lumière, qui ne s'apercevait pas d'assez loin sur les flots, et les naufrages étaient encore fréquents. Fresnel sut multiplier la lumière de cette lampe en l'entourant de verres savamment taillés et de miroirs de toute sorte.
«C'est la France, a dit un de nos écrivains, qui, après ses grandes guerres, inventa ces nouveaux arts de la lumière et les appliqua au salut de la vie humaine. Armée du rayon de Fresnel, de cette lampe forte comme quatre mille et qu'on voit à douze lieues, elle se fit une ceinture de ces puissantes flammes qui entre-croisent leurs lueurs. Les ténèbres disparurent de la face de nos mers. Qui peut dire combien d'hommes et de vaisseaux sauvent les phares?»
Julien continuait sa lecture; mais le pilote Guillaume ne l'écoutait plus depuis déjà quelque temps; il était tout occupé du navire et de la mer. Le vent s'était levé plus fort, et on voyait au loin l'Océan qui commençait à blanchir d'écume.
—Allons, laisse-moi, petit, dit Guillaume; tes histoires sont intéressantes, mais nous les verrons une autre fois. Sur toutes ces côtes la mer est mauvaise, et je pourrai bien avoir ce soir forte besogne.
XCVIII.—Le naufrage.—Égoïsme et dévouement.
Honte aux égoïstes qui ne songent qu'à eux-mêmes, honneur à l'homme désintéressé qui s'oublie pour les autres.
Le petit Julien s'était couché tard; on était inquiet à bord du bâtiment, car la mer était de plus en plus mauvaise.
Au milieu de la nuit, l'enfant dormait profondément comme on dort à son âge. Tout d'un coup il fut réveillé en sursaut. Au-dessus de sa tête, sur le plancher du navire, il entendait les marins aller et venir avec agitation. En même temps, c'étaient de longs roulements comme ceux du tonnerre, des sifflements aigus, des grondements à assourdir. Julien avait déjà entendu des bruits de ce genre, mais bien moins forts, lors de la première bourrasque que le Poitou avait essuyée:—Hélas! se dit-il, c'est encore la tempête!
Il chercha autour de lui son frère; mais André n'était plus là: sans doute il s'était réveillé avant Julien et était sorti de la cabine pour aider les matelots.
Julien essaya de se lever, mais la mer secouait tellement le navire qu'il ne put se tenir debout et fut jeté contre la cloison.
L'enfant épouvanté rassembla pourtant tout son courage; il s'habilla à la hâte, priant Dieu en lui-même; il ouvrit la porte de la cabine et fit quelques pas en s'appuyant contre les murs. Le bruit se fit alors entendre plus effrayant encore: les coups de tonnerre se succédaient sans interruption, et la lueur des éclairs était si vive que Julien fut obligé de fermer les yeux. En même temps la mer mugissait avec violence, au point d'étouffer par instants le bruit du tonnerre.
Tout à coup un grand craquement se fit entendre. Le bâtiment trembla de la quille jusqu'au mât, et Julien reçut une telle secousse qu'il roula de nouveau par terre. Le navire venait d'être jeté sur un écueil.
Récifs de la Manche.—Les récifs et écueils sur lesquels se brise la Manche offrent un perpétuel danger aux vaisseaux. Sous ce rapport, les côtes françaises et anglaises de la Manche sont parmi les plus périlleuses. Ce sont les récifs du Calvados qui ont donné leur nom à ce département.
Un long cri d'effroi retentit à bord, se mêlant aux sifflements du vent et des flots. Julien, pris d'une peur indicible, se mit à crier lui aussi de toutes ses forces:—André! André!
Une main le souleva, la main de son frère, qui avait tout d'abord pensé à lui dans ce suprême péril. André serra l'enfant dans ses bras:—N'aie pas peur, lui dit-il, je ne te quitterai pas.
Et à voix basse il ajouta:—Julien, il faut prier Dieu, il faut avoir confiance en lui, il faut avoir du courage.
Tout en parlant ainsi, André emportait l'enfant dans ses bras, tâchant par son énergie de relever le courage de son jeune frère; car André n'avait point changé, et tel nous l'avons déjà vu dans l'incendie de la ferme d'Auvergne, tel il était encore à cette heure. Gardant sa présence d'esprit au milieu du danger, il avait d'abord aidé de son mieux les matelots à la manœuvre. Mais maintenant on ne devait plus songer qu'à opérer le sauvetage, car le navire était perdu: malgré les efforts du pilote Guillaume et ceux de l'équipage, il avait été précipité par le vent sur les dangereux rochers de la côte, et son flanc avait été si largement ouvert que de toutes parts on entendait l'eau entrer en bouillonnant dans la cale. Le bâtiment appesanti s'enfonçait peu à peu dans les flots, comme si une main invisible l'eût entraîné au fond de l'Océan.
Lorsque André arriva sur le pont du navire, il tenait toujours Julien dans ses bras. Il s'arc-bouta contre un mât, car les lames écumantes sautaient sur le pont et lui fouettaient les jambes avec assez de force pour le renverser. Le capitaine, jugeant qu'il n'y avait plus d'espoir et pas une minute à perdre, venait de commander de mettre la chaloupe à la mer. A la lueur des éclairs, on voyait les matelots courir en désordre. C'était un affolement général.
Bientôt quelques matelots s'écrièrent que l'embarcation était trop petite pour contenir tout le monde, d'autant plus que l'oncle Frantz et les deux enfants se trouvaient en sus de l'équipage habituel.
—Qu'on mette le canot à la mer, dit le capitaine.
Le petit canot du Poitou était une seconde embarcation beaucoup plus légère que la chaloupe, et si frôle qu'elle semblait ne pas pouvoir résister un instant aux vagues furieuses.
L'un des matelots s'approcha du capitaine, et d'une voix brève, hardie, pleine de révolte, en montrant le canot du doigt:
—Capitaine, dit-il, pas un homme de l'équipage ne montera là-dedans. La chaloupe peut à peine contenir l'équipage habituel du bâtiment; vous avez pris en surplus le charpentier et ses deux neveux, ils sont de trop, c'est à eux de se servir du canot. Nous, nous avons droit à la chaloupe.
—Nous ne céderons la chaloupe à personne, répétèrent les autres voix des matelots.
Le capitaine essaya de protester, mais ses paroles furent couvertes par les voix en révolte qui répétaient pour s'encourager:—C'est notre droit, c'est notre droit.
Alors le vieux pilote Guillaume, s'avançant vers les matelots:—Au moins, dit-il, sauvez cet enfant.
Et il voulut prendre Julien dans ses bras pour le leur passer; mais le petit garçon s'accrocha résolument au cou d'André:—Je ne veux pas être sauvé sans mon frère, dit-il, je ne le quitterai pas.
A travers le bruit terrible de la tempête on entendit pour toute réponse ce cri égoïste et sauvage des matelots:—Qu'il reste alors! chacun pour soi.
Les instants pressaient. L'oncle Frantz se dirigea vers le petit canot.—Viens, André, dit-il, et apporte-moi Julien.
En parlant ainsi la voix de Frantz tremblait, comme celle d'un homme qui songerait qu'il va emmener à une mort presque certaine ce qu'il a de plus cher au monde: car Frantz connaissait mal la côte, et le canot était si fragile qu'il paraissait impossible qu'il résistât aux lames.
Au même moment la voix vibrante du pilote Guillaume retentit:—Attendez-moi, Frantz, s'écria-t-il; ce n'est pas moi qui abandonnerai deux enfants et un ami en péril. Nous nous sauverons tous, Frantz, ou nous mourrons ensemble.
Puis, s'adressant au capitaine qui, irrésolu, ne savait dans quelle embarcation sauter:—Capitaine, ma place est ici, la vôtre est avec vos hommes, partez; je me charge du canot.
Le capitaine se dirigea vers la chaloupe; l'instant d'après elle avait disparu s'éloignant dans l'horizon noir, et le vieux pilote était seul dans le canot avec Frantz et les enfants.
XCIX.—La nuit en mer.
Comment nous acquitter du bien qu'on nous a fait? En faisant nous-même du bien à tous ceux qui ont besoin de nous.
Le canot était si léger qu'il semblait que la première vague eût dû l'engloutir, mais il bondissait sur la cime du flot pour retomber l'instant d'après dans le sillon que le flot laisse derrière lui. Le pilote tenait le gouvernail; l'oncle Frantz et André maniaient chacun une rame d'une main vigoureuse.
Chaque vague envoyait en passant dans le canot ces flaques d'eau que les marins appellent des paquets de mer, et le canot n'eût pas tardé à être submergé si Julien, les pieds dans l'eau, n'avait travaillé sans cesse à le vider. Souvent même André était obligé de laisser la rame pour aider l'enfant.
Le plus grand péril pour le moment, c'étaient les écueils où le navire venait de s'échouer. On ne les voyait point, mais on entendait le perpétuel mugissement, bien connu des marins, que les flots produisent en se brisant contre les rochers; et parfois, quand un éclair déchirait la nue, on apercevait à l'endroit des récifs toute une longue ligne blanche d'écume.
La tempête.—Les tempêtes de la mer sont produites par le vent et l'orage qui bouleversent les flots. Sous ce rapport, le nord-ouest de la France est parmi les contrées de l'Europe les plus exposées aux orages. Dans la tempête, les vagues fouettées par le vent bondissent jusqu'à une hauteur de douze mètres.
Avec une merveilleuse habileté le vieux pilote, qui connaissait toutes les côtes de France depuis vingt ans, et encore mieux celles de Bretagne et de Normandie, guidait l'embarcation pour regagner la haute mer. Il n'y avait aucun port assez rapproché où l'on pût trouver un abri; mieux valait le large que la côte hérissée de récifs.
Ce fut une longue nuit d'angoisses. Enfin les premiers rayons du jour parurent et éclairèrent la mer bouleversée. Nos amis étaient seuls sur l'Océan, enveloppés par une brume épaisse comme cela arrive dans les tempêtes.
Ils se regardèrent les uns les autres; puis l'oncle Frantz, comme saisi d'une pensée soudaine, serra les mains du vieux pilote dans les siennes, et d'une voix que l'émotion suffoquait:—Guillaume, dit-il, comment nous acquitterons-nous jamais envers toi?
—C'est bien simple, répondit le vieux marin en promenant autour de lui ses yeux clairs et résolus; et plus gravement il reprit:—Frantz, dans un même péril, tu feras pour un autre ce que je fais pour toi aujourd'hui, et les enfants de même.
—Nous le ferons, répondit Frantz d'un accent ému.
—Nous le ferons, répétèrent André et Julien; et ce dernier, levant ses petites mains jointes vers le pilote, souriait à travers ses larmes comme si un coin du ciel noir s'était enfin éclairci.
Alors une sorte de calme s'éleva du fond de ces quatre âmes que la mort enveloppait encore de toutes parts: il semblait qu'en s'engageant à vaincre dans l'avenir de nouveaux périls pour le salut d'autres hommes, on eût déjà triomphé du péril présent.
C.—La dernière rafale de la tempête.—La barque désemparée.
Espérer et lutter jusqu'au bout est un devoir.
A ce moment, une dernière rafale s'éleva, mais si brusque, si violente que personne n'eut le temps de s'y préparer. Une lame énorme, furieuse, venant de l'avant, brisa d'un seul coup les deux rames. En même temps, elle emplit à moitié d'eau la barque, roula Julien, aveugla André et l'oncle Frantz, qui perdirent pied.
La bourrasque passée, nos quatre naufragés furent presque étonnés de se retrouver encore ensemble et de voir que la barque, quoique remplie d'eau, était toujours à flot. Par malheur elle était absolument désemparée; on ne pouvait plus la diriger, on se trouvait comme une épave flottante à la merci du vent et des vagues, qui pouvaient entraîner de nouveau l'embarcation sur des récifs et l'y briser.
On s'empressa de vider le canot, ce qui fut long. Puis chacun se rassit, en proie à de nouvelles anxiétés.
Guillaume était devenu sombre. Immobile au fond de la barque, il suivait d'un œil triste l'horizon brumeux. Ses paupières étaient humides, comme si, par la pensée, il eût entrevu au delà des côtes de l'Océan une petite maison cachée sous les arbres, et au cher foyer de la maison une femme inquiète et deux têtes blondes, celles de ses petites filles.
Un soupir profond souleva la poitrine du vieux marin, et ses yeux continuèrent à se perdre dans l'horizon vide.
Alors deux bras caressants se posèrent sur son épaule et la petite voix tendre de Julien s'éleva. On eût dit que l'âme naïve de l'enfant avait lu dans celle du vieillard et qu'elle venait lui répondre.
—Père Guillaume, murmura-t-il à son oreille, Dieu est bon, et je le prie de tout mon cœur: vous reverrez votre maison.
—Dieu t'entende, Julien! fit le vieillard en serrant l'enfant dans ses bras.
CI.—Le noyé et les secours donnés par Guillaume.
Que d'hommes ont été rappelés à la vie par des secours intelligents et persévérants!
Après ce moment d'effusion, Guillaume fit un effort, et chassant ses pensées tristes:
—Ces enfants-là doivent être épuisés, dit-il. Puisque nous n'avons plus rien à faire qu'à nous laisser ballotter au hasard, il faut réparer nos forces en prenant de la nourriture.
On atteignit alors quelques provisions qu'on avait emportées en toute hâte au moment d'embarquer: du biscuit, de la viande sèche et un petit baril d'eau douce. On brisa comme on put le biscuit, et quand chacun eut repris des forces, on se sentit plus de courage et d'espoir.
La barque flottait au hasard, jouet des flots; tous les yeux étaient fixés sur l'horizon.
Julien, qui regardait comme les autres la mer avec attention, s'approcha de l'oncle Frantz:
—Mais voyez donc, dit-il; il y a quelque chose qui flotte là-bas sur l'eau: qu'est-ce que ce peut être?
—Quelque épave de la tempête, sans doute, dit l'oncle Frantz. Peut-être quelque débris du navire.
—Mais non, je vous assure, dit André à son tour. Tenez, il me semble que ce sont des vêtements qui flottent. Ne serait-ce point le corps d'un homme?
—Il a raison, dit le vieux pilote. Ce doit être un naufragé comme nous, mais plus malheureux que nous.
Tous les yeux fixés sur ce point cherchaient à deviner. On ne pouvait encore bien distinguer l'objet qui flottait sur l'eau. Tout d'un coup une vague plus forte le rapprocha de la barque.
—Oh! mon Dieu! s'écria l'oncle Frantz, qui avait aperçu le visage pâle du naufragé, c'est le capitaine du navire.
Et jetant à la mer un paquet de cordages qui se trouvait à bord de la barque désemparée, il parvint à attirer à lui le corps flottant et à le hisser dans le canot.
On le coucha aussitôt sur le côté. Guillaume desserra les dents du capitaine: on vit l'eau ressortir de sa bouche. Ensuite Guillaume le frictionna par tout le corps pour rappeler la chaleur, et, appuyant la main sur sa poitrine, il la fit successivement se lever et s'abaisser pour imiter les mouvements de la respiration.
Le corps semblait toujours inanimé. Le père Guillaume, sans se décourager, approcha alors sa bouche de la sienne et lui souffla doucement de l'air. Il fit cela avec patience pendant assez longtemps. André et Julien, se dépouillant de leur veste, avaient recouvert le noyé pour le réchauffer.
Enfin le souffle du capitaine parut répondre à celui de Guillaume; un léger tressaillement agita son corps, ses lèvres remuèrent et ses yeux se rouvrirent. L'oncle Frantz, prenant une gourde d'eau-de-vie, lui en versa quelques gouttes qui le ranimèrent tout à fait.
Quand il put parler, le capitaine raconta à ceux dont les soins intelligents venaient de le sauver que la chaloupe chargée de monde avait eu une avarie, avait pris l'eau et sombré. Il avait nagé pendant plusieurs heures, espérant rencontrer quelque navire. Puis il avait aperçu de loin le canot et s'était dirigé vers lui. Enfin les forces l'avaient abandonné, et depuis il ne savait plus ce qu'il était devenu.
CII.—L'attente d'un navire et les signaux de détresse.
De même que, sur mer, les vaisseaux se détournent de leur route pour venir au secours des naufragés, de même, dans la vie, nous devons aller vers ceux qui souffrent et faire pour eux sans hésiter les sacrifices que réclame leur misère.
Vers midi, le vent changea brusquement. En même temps, la brume qui n'avait cessé d'envelopper la barque se dissipa peu à peu, et les naufragés, qui étaient maintenant cinq, purent observer l'horizon sur tous les points.
—En temps ordinaire, dit Guillaume, nous ne tarderions pas à apercevoir quelque navire, car la Manche est la mer la plus fréquentée du globe; mais après une telle tempête, c'est grand hasard si quelque vaisseau a pu tenir la mer et si l'on vient à notre secours.
—Espérons pourtant, dit le capitaine.
Et la barque continua de voguer au hasard des vents et des vagues.
Vers deux heures on aperçut du côté du sud un petit point blanc qu'on avait peine à distinguer de l'écume des flots. Mais en le regardant, les yeux du vieux pilote brillèrent:
—Voici une voile, dit-il; puisse-t-elle venir vers nous!
Le navire approchait en effet. Après une demi-heure d'attente, qui sembla un siècle aux naufragés, on découvrit distinctement les trois mâts.
—On peut maintenant nous voir, dit le capitaine, tâchons d'être aperçus.
Le pilote, qui avait la plus haute taille, prit un mouchoir rouge, l'attacha au tronçon d'une rame qui restait et l'agita en l'air comme signal de détresse.
Ce fut alors un grand silence, plein d'anxiété: tous les yeux étaient tournés vers le même point. Le navire approcha encore, mais il se dirigeait vers les côtes d'Angleterre, et, continuant rapidement sa route, il ne vit pas le frêle canot perdu au milieu de la mer.
Peu à peu les mâts semblèrent s'abaisser en s'éloignant, le navire ne parut plus qu'un point, le point lui-même disparut, et le canot des naufragés continua de flotter seul sur l'immense Océan.
Tous les cœurs étaient gros d'angoisse. Un silence morne régna de nouveau dans la petite barque.
Le soleil allait déjà se coucher et emporter avec lui la dernière espérance des naufragés, lorsque Julien, dont les yeux étaient tournés vers l'ouest, aperçut au loin une sorte de petit nuage noirâtre qui flottait au-dessus de l'horizon.
—Ne voyez-vous pas ce nuage? dit-il à son oncle.
Celui-ci regarda, puis, se levant tout à coup:—Oh! dit-il, ce n'est point un nuage, c'est de la fumée. Sûrement un vapeur est par là. Nous pouvons encore espérer.
Bientôt en effet la fumée sembla approcher, épaissir; puis, quelques minutes plus tard, on distinguait le haut des mâts et de la cheminée du vaisseau.
On se leva et on agita tout ce qu'on possédait d'étoffes à couleurs voyantes. Julien avait joint ses petites mains, les yeux tournés vers le ciel.
Tout d'un coup le navire à vapeur changea de direction et marcha juste sur le canot. Le signal avait été aperçu et on venait pour secourir les naufragés.
Quelques instants après, ils étaient tous à bord du grand bateau à vapeur la Ville de Caen, qui reprenait sa route vers Dunkerque, les emportant avec lui.
CIII.—Inquiétude et projets pour l'avenir.
Une famille unie par l'affection possède la meilleure des richesses.
Dans l'ivresse de se voir enfin sauvés, Julien et André s'étaient jetés au cou de leur oncle et du brave Guillaume.
—Ami, dit Frantz au vieux pilote normand, désormais c'est entre nous à la vie et à la mort. Nous te devons d'exister encore: dispose de nous au besoin.
—Frantz, dit Guillaume, s'il en est ainsi, je veux te demander une chose.
—Quoi que ce soit, dit Frantz, je le ferai.
—Eh bien, Frantz, lorsque tu auras terminé tes affaires en Alsace-Lorraine, viens me trouver dans le petit bien que je possède auprès de Chartres; je sais que, si tu n'avais pas perdu toutes tes économies à Bordeaux, tu aurais acheté un bout de terre pour t'y établir; moi, me voilà propriétaire et je n'entends pas grand'chose à l'agriculture; viens te reposer un mois auprès de moi. Tu m'aideras de tes conseils, nous réfléchirons ensemble à l'avenir, et si le cœur te disait de l'installer auprès de nous, nous serions bien heureux.
—Hélas! mon brave Guillaume, répondit Frantz, j'irai te voir, je te le promets, mais je ne pourrai rester longtemps: nous avons notre vie à gagner, André et moi, nous avons à élever et à instruire Julien.
—Que comptez-vous faire?
—Je n'en sais trop rien encore, dit Frantz en soupirant. Cette tempête a achevé de bouleverser mes projets. Nos vêtements à tous sont au fond de la mer, et si je n'avais eu soin de mettre dans ma ceinture mes papiers avec une centaine de francs qui nous restaient, nous n'aurions plus rien que nos bras à cette heure.
—Ah! mon Dieu, c'est pourtant vrai, s'écria Julien, toutes nos affaires sont restées sur le navire et ont sombré avec. Et mon carton de classe, mes cahiers et mes livres que j'avais si bien pris soin d'emporter de Phalsbourg, tout est perdu! Quel dommage! je n'y avais pas songé encore.
Et l'enfant laissa tomber ses bras d'un air désolé. Mais à ce moment il sentit quelque chose de dur dans sa poche, et il ne put retenir un petit cri de plaisir:
—Oh! fit-il, j'ai tout de même encore un livre, mon livre sur les grands hommes. Il était dans ma poche et il s'est trouvé sauvé sans que j'y pense.
Le vieux pilote embrassa Julien, et serrant la main de Frantz:—Allons, dit-il, ne nous désolons pas, Frantz. Songe que dans ma vie j'ai passé des heures plus dures encore, et pourtant me voilà petit propriétaire à présent. Ton tour de bonheur arrivera aussi, tu verras; il arrive toujours pour ceux qui comme toi ne craignent ni la peine ni le travail, parce qu'ils veulent honnêtement se tirer d'affaire.
—Et puis, mon oncle, ajouta André, vous n'êtes pas seul, et nous, nous ne sommes plus orphelins. A nous trois, nous formons une petite famille. Nous nous aimons, nous nous soutiendrons tous les trois; nous serons heureux, allez, sinon par la richesse, au moins par l'affection.
CIV.—Une surprise après l'arrivée à Dunkerque.—Les quatre caisses.—Utilité des assurances.
En s'entendant les uns avec les autres et en se cotisant, on parvient de notre temps à réparer des malheurs qui étaient autrefois irréparables.
Le paquebot arriva rapidement à Dunkerque. Ce port, le plus fréquenté du département du Nord, tire son nom des dunes de sable près desquelles la ville est bâtie. C'est, avec Boulogne et Calais, un centre important pour la pêche des harengs et des sardines.
Les dunes de Dunkerque.—On appelle dunes des collines de sable qui se sont formées sur les bords de l'Océan ou de la Manche. Elles sont stériles et souvent habitées par des renards. On arrête les dunes, dans le Nord, en y plantant une sorte de jonc marin, et dans les Landes en y plantant des pins maritimes. Les plantations ou semis faits sur les dunes sont exemptés d'impôts pendant trente ans.
Frantz désirait se rendre au plus vite en Alsace-Lorraine avec ses neveux sans rien dépenser; il songea à se procurer de l'occupation sur un des bateaux qui font le service des canaux du Nord et qui, regagnant le canal de la Marne au Rhin, passent tout près de Phalsbourg.
On parcourut la ville animée de Dunkerque; on passa devant la statue de Jean Bart que David a sculptée, et Julien admira l'air résolu du célèbre marin.
L'oncle Frantz ne trouva pas du premier coup ce qu'il désirait. Ce fut seulement après deux jours de recherches, bien des peines et bien des tracas, qu'il obtint de l'ouvrage à bord d'un bateau. Encore ne lui promit-on d'autre salaire que leur nourriture à tous les trois.
La pêche du hareng.—Le hareng est un joli poisson glauque sur le dos et blanc sous le ventre. Chaque année, au mois de mars, les harengs descendent des mers du Nord par bancs immenses et voyagent le long de nos côtes. C'est alors que les pêcheurs vont jeter dans l'eau leurs grands filets qu'ils retirent chargés de harengs. Cette pêche est aussi importante que celle de la morue.
Nos amis s'en revenaient donc la tête basse, le front soucieux, songeant qu'il allait falloir entamer leur petite réserve d'argent pour s'acheter des vêtements de rechange; et ils étaient si tristes qu'ils marchaient sans rien se dire, préoccupés de leurs réflexions.
—Eh bien, s'écria Guillaume qui les attendait sur le seuil de la porte, arrivez donc: il y a du nouveau qui vous attend.
Julien, en voyant la figure radieuse du brave pilote, devina vite que les nouvelles étaient bonnes; il s'élança à sa suite de toutes ses petites jambes, et on monta quatre à quatre l'escalier de la mansarde qu'on avait louée en arrivant.
Quand la porte fut ouverte, Julien demeura bien surpris. Il aperçut au beau milieu de la mansarde quatre caisses de voyage portant chacune le nom de l'un de nos quatre voyageurs. Julien, naturellement, s'empressa d'ouvrir celle qui portait son nom, et il fit un saut d'admiration en voyant dans le tiroir de la caisse de bonnes chemises à sa taille, des bas, des souliers neufs, un chapeau en toile cirée et une paire de pantalons en bon drap.
—Mais, père Guillaume, dit l'enfant en déployant toutes ces richesses, est-ce que c'est possible que ce soit pour moi, tout cela! D'où vient cette belle caisse? Et André qui en a autant! et mon oncle aussi, et vous aussi! Qu'est-ce que cela veut dire?
Jean Bart, né à Dunkerque en 1631[iii], mourut en 1702. Fils d'un simple pêcheur, il devint l'un de nos plus illustres marins. Un capitaine anglais l'invita un jour à dîner; il se rendit sans défiance sur son navire; mais c'était une trahison: à la fin du dîner les matelots anglais se jetèrent sur Jean Bart pour le faire prisonnier. Celui-ci, avec un sang-froid admirable, se dégageant brusquement, courut vers un tonneau de poudre, en approcha une mèche allumée qu'il avait saisie et cria aux Anglais d'une voix tonnante: «Si vous faites un pas vers moi, je fais sauter le navire et nous avec.» Les Anglais interdits s'écartent, les marins de Jean Bart ont le temps d'arriver, s'emparent du navire, et Jean Bart triomphant ramène à Dunkerque les Anglais prisonniers sur leur propre vaisseau.
—Petit Julien, répondit le père Guillaume, ravi de la bonne surprise qui épanouissait tous les visages, c'est le cadeau d'adieu de notre capitaine. Il a fait dresser avec moi, comme la loi l'y obligeait, le procès-verbal du naufrage du navire: le Poitou était assuré avec toute sa cargaison et le capitaine ne perdra rien: il a trouvé juste que nous ne perdions rien aussi, et il nous envoie ces vêtements en échange de ceux qui ont coulé avec le navire. En même temps, il a ajouté le paiement promis à chacun de nous pour la traversée. Volden, voici tes cinquante francs; André, en voici trente, et toi, Julien, voici un carton d'écolier tout neuf pour te récompenser d'avoir été courageux en mer comme un petit homme.
Julien ne se possédait pas d'aise. Cette caisse à son adresse, c'était le premier meuble qu'il eût possédé:
—Mon oncle, disait-il en sautant de plaisir, voyez donc, nous avons maintenant un mobilier: c'est comme si nous possédions chacun une armoire!
Tout d'un coup, il s'interrompit pour pousser une nouvelle exclamation de surprise:
—Ah! mon Dieu! dit-il, jusqu'à mon joli parapluie que M. Gertal m'avait donné et que j'avais tant de regret d'avoir perdu! Eh bien, le capitaine en a mis un au fond de la caisse, et il est tout pareil, regarde, André.
—Je m'imagine, dit l'oncle Frantz en tendant la main avec émotion à Guillaume, qu'il y a quelqu'un qui a sans doute aidé la mémoire du capitaine.
—Mon vieil ami, dit Guillaume, j'étais chargé de faire l'inventaire complet; j'ai tâché de ne rien oublier.
Ce soir-là, nos quatre amis dînèrent bien contents. Après dîner on alla remercier le capitaine, et chemin faisant Julien ne put s'empêcher de dire qu'il trouvait que les assurances sont une bien bonne chose.
—Oui certes, petit Julien, répondit Guillaume. En donnant aux compagnies d'assurances une faible somme chaque année, on se trouve protégé autant que faire se peut contre les malheurs de toute sorte. Je me suis déjà dit qu'en arrivant chez moi la première chose que je vais faire, ce sera d'assurer contre l'incendie le petit bien dont nous avons hérité et d'assurer contre la grêle mes récoltes de chaque année.
Et le vieux pilote ajouta sentencieusement:
—L'homme sage n'attend point que le malheur ait frappé à sa porte pour lui chercher un remède.
CV.—Le Nord et la Flandre.—Ses canaux, son agriculture et ses industries.—Lille.
Les pays du nord sont ceux que la nature a le moins favorisés; mais l'intelligence et le travail de l'homme ont corrigé la nature et y ont produit des richesses.
Le lendemain, nos amis se séparèrent en se promettant de se revoir bientôt. Guillaume allait retrouver sa femme, Frantz et ses neveux se dirigeaient vers Phalsbourg pour y terminer leurs affaires.
Lorsque le bateau quitta Dunkerque pour naviguer sur le canal, Julien, debout sur le pont, observait le pays avec attention.—Regarde bien, Julien, lui dit l'oncle Frantz, qui était tout près, enfonçant dans l'eau sa longue perche; le département du Nord où nous voici vaut la peine que tu l'admires. C'est, après le département de la Seine, le plus peuplé de France, et l'agriculture comme l'industrie y est prospère.
—Ces provinces sont riches et couvertes de villes florissantes. Leur fertilité en blé les a fait nommer le grenier de la France. Lille a environ 200,000 habitants. L'ancienne capitale de l'Artois était Arras (30,000 hab.), fortifiée par Vauban. L'ancienne capitale de la Picardie était Amiens (70,000 hab.). Cette ville importante est située sur la Somme, rivière aux eaux dormantes. C'est encore un grand centre industriel; on y fabrique des tapis et des velours renommés. Abbeville (20,000 hab.) est connue pour sa serrurerie.
En effet, tout le long des bords du canal, souvent noircis par la poussière du charbon de terre, on voyait se déployer de grandes plaines où travaillaient sans relâche les cultivateurs affairés. On était à la fin de janvier, et chacun préparait la terre à recevoir les semences du printemps.
L'œillette.—C'est le nom vulgaire de certains pavots cultivés pour leurs graines. Le pavot renferme une substance vénéneuse, l'opium, mais ses graines en sont totalement dépourvues, et ce sont elles qui fournissent l'huile d'œillette, peut-être la meilleure après l'huile d'olive.
—Dans deux mois, ajouta l'oncle Frantz, ce ne sera partout qu'un immense tapis vert: ici, du chanvre et du lin, dont on fera les belles toiles du Nord ou les dentelles de Valenciennes et de Douai; là, le colza, la navette et l'œillette pour les huiles, le houblon pour la bière, les betteraves pour les raffineries de sucre et pour la nourriture des bestiaux, enfin les céréales de toute sorte; car ici il n'y a jamais un mètre de terrain inoccupé.
—Pourquoi ne voit-on pas de vaches dans les champs par ici? observa Julien.
—C'est qu'on les nourrit à l'étable pour la plupart. Ce qui n'empêche pas les vaches flamandes d'être une des plus belles races françaises. Elles sont grandes et donnent beaucoup de lait. Les moutons flamands sont aussi renommés; avec leur laine on fait les belles étoffes qui se vendent à Roubaix et à Tourcoing.
Une filature de lin a Lille.—Le lin est de toutes les fibres de plantes celle qu'il était le plus difficile de filer à la mécanique. C'est par une merveille de l'industrie que les machines réussissent maintenant à transformer ces fibres si courtes en fils longs et souples qui vont s'enroulant sur des bobines.
—Et toutes ces grandes cheminées, mon oncle, dit Julien, qu'est-ce donc?
—Ce sont les cheminées d'usines de toute sorte, raffineries de sucre, distilleries d'eau-de-vie, fabriques d'amidon. Bientôt nous verrons les moulins à huile et à farine. Plus tard nous rencontrerons des puits de mines: les mines d'Anzin et de Valenciennes produisent à elles seules le quart de toute la houille retirée du sol français.
—Oh! oh! dit le petit Julien, je suis bien content de connaître la Flandre; je vois que le nord de la France n'en est pas la partie la moins bonne.
Bientôt on arriva à Lille, la cinquième ville de France, qui est en même temps une place forte de premier ordre, tout entourée de remparts et de bastions, et qui soutint plusieurs sièges héroïques. Julien fut envoyé faire quelques commissions à travers Lille: il revint émerveillé du mouvement qu'il avait vu partout, et du bruit des grandes filatures dont on entendait en passant siffler les machines à vapeur.
Comme il avait vu sur une place de Lille le nom de Philippe de Girard, il songea aussitôt à interroger son livre sur ce grand homme.—Quel bonheur, pensa-t-il, que j'eusse mon livre dans ma poche lors de la tempête! L'Océan ne l'a pas englouti, mon cher livre; il me semble que je l'aime plus encore, à présent qu'il a fait avec moi tant de courses extraordinaires. Voyons ce qu'il va m'apprendre sur Lille.
Et l'enfant ouvrit son livre.
CVI.—Un grand homme auquel le Nord doit une partie de sa prospérité: Philippe de Girard.—La machine à filer le lin.
Un seul homme, par son génie et sa persévérance, peut faire changer de face toute une contrée.
En l'année 1775, un petit enfant nommé Philippe de Girard venait au monde dans un village du département de Vaucluse.
—Le département de Vaucluse, se dit Julien, chef-lieu Avignon; j'ai passé par là en allant à Marseille, je me le rappelle très bien.
Dès que le petit Philippe sut lire, il employa toutes ses journées à étudier, à feuilleter des livres savants.
A l'heure des récréations, Philippe allait jouer dans le jardin paternel, mais ses jeux étaient de nouveaux travaux. Il construisait de petits moulins que faisait tourner le ruisseau du jardin: il fabriquait de toutes pièces ou dessinait sur le papier des machines de diverses sortes.
A l'âge de quatorze ans, Philippe de Girard avait déjà inventé une machine pour utiliser la grande force des vagues de la mer.
Il n'avait pas seize ans lorsqu'un malheur frappa sa famille: son père et sa mère furent forcés de quitter la France pendant la Révolution, et ils perdirent tout ce qu'ils possédaient.
Errant dans des pays étrangers, réduits à la pauvreté la plus grande, les parents de Philippe de Girard seraient peut-être morts de misère sans le courage de leur jeune fils.
Philippe met tout son génie au service de son amour filial; c'est lui qui gagne le pain de son père et de sa mère, il est leur secours, leur consolation, leur honneur. Il travaille sans repos, et c'est pour eux qu'il travaille.
En 1810, Philippe et sa famille étaient réunis à table pour déjeuner. En ce moment, un journal arriva. Son père l'ouvrit, y jeta les yeux, puis le passant à son fils: «Tiens, Philippe, voilà qui te regarde.»
Et le jeune homme lut dans le journal ce décret de Napoléon Ier:
«Il sera accordé un prix d'un million de francs à l'inventeur (de quelque nation qu'il puisse être) de la meilleure machine à filer le lin.»
Philippe de Girard, né en 1775 dans un village du département de Vaucluse, mourut en 1845.
—Un million! s'écria Philippe. Oh! si je pouvais le gagner et vous rendre votre fortune d'autrefois!...
Après le dîner, Philippe va se promener dans le jardin sous les grands arbres, réfléchissant, cherchant comment faire. Il se procure du lin, du fil, une loupe (une loupe est une sorte de verre qui grossit les objets pour les yeux); puis il s'enferme dans sa chambre, et, tenant d'une main le lin, de l'autre le fil, il se dit: «Avec ceci, il faut que je fasse cela.»
Il passa la journée et la nuit à réfléchir, imaginant et construisant dans sa tête des machines de toute sorte.
Le lendemain, quand il revint à la même heure pour le déjeuner en famille, il dit à son père:
—Le million est à nous, la machine est trouvée!
L'idée principale de la machine était trouvée en effet, mais, pour l'exécuter, Philippe de Girard rencontra les plus grandes difficultés. Il dépensa le peu d'argent qu'il avait; enfin, après plusieurs années, au moment où la machine était enfin parfaite et où Philippe allait recevoir son prix, Napoléon tomba. Le gouvernement qui lui succéda refusa de payer le million promis.
Alors Philippe ruiné s'exila. Il alla fonder en Pologne une manufacture de lin qui prit une grande importance et fut même le centre d'une nouvelle ville. Cette ville porte le nom de Girard et elle est désignée sur les cartes actuelles par le nom de Girardoff.
Ainsi, grâce à un travail assidu, Girard finit par obtenir et par donner aux siens la richesse qu'il avait failli déjà trouver. Néanmoins, jusqu'à la fin de sa vie il ne cessa de travailler et d'inventer sans relâche; c'est par vingtaines que se comptent les machines que l'industrie lui doit.
Mais sa plus belle œuvre, ce fut cette machine à filer le lin qui devait être une des richesses de sa patrie. Elle se répandit partout rapidement, surtout dans le Nord. C'est une simple machine qui a fait la fortune et la grandeur de plusieurs villes du Nord, principalement de Lille, centre de l'industrie du lin. Aussi la ville de Lille s'est-elle toujours montrée reconnaissante envers Philippe de Girard.
L'État fait aujourd'hui une pension à sa nièce et à sa petite-nièce.
CVII.—L'Artois et la Picardie.—Le siège de Calais.
Le courage rend égaux les riches et les pauvres, les grands et les petits, dans la défense de la patrie.
Julien, tournant la page de son livre, continua sa lecture:
L'Artois et la Picardie sont, comme la Flandre, des pays de plaines très fertiles qui produisent en abondance le blé, le colza et le lin. Ces trois provinces industrieuses, placées en face de l'Angleterre, font aussi un grand commerce maritime. Par les ports de Boulogne et de Calais passent chaque année, par centaines de mille, les personnes qui se rendent d'Angleterre en France ou de France en Angleterre.
Il y a cinq cents ans, le roi d'Angleterre, Édouard III, avait envahi la France et assiégé Calais. Les habitants, pendant une année entière, soutinrent vaillamment le siège; mais les vivres vinrent à manquer, la famine était affreuse, il fallut se rendre.
Le brave gouverneur de la ville, Jean de Vienne, fit dire au roi d'Angleterre que Calais se rendait et que tous ses habitants demandaient à quitter la ville.
Eustache de Saint-Pierre et les bourgeois de Calais.—C'est en 1347 que le roi d'Angleterre réduisit à merci la ville de Calais. Cette ville ne fut enlevée aux Anglais qu'en 1558 par le duc de Guise. Calais a aujourd'hui 12,000 habitants; c'est une place forte de première classe.
Le roi répondit qu'il ne les laisserait pas sortir, mais ferait tuer les plus pauvres et accorderait la vie aux riches au prix d'une forte rançon.
Voici la belle réponse que lui fit alors Jean de Vienne.
—Seigneur roi, nous avons tous combattu aussi loyalement les uns que les autres, nous avons tous subi ensemble bien des misères, mais nous en subirons de plus grandes encore plutôt que de souffrir que le plus petit de la ville soit traité autrement que le plus grand d'entre nous.
Le roi furieux répondit qu'en ce cas il les ferait tous pendre.
Les chevaliers anglais réussirent pourtant à le calmer un peu, et il se contenta d'exiger que Calais lui livrât six bourgeois, parmi les notables, pour être mis à mort.
Le gouverneur de la ville vint alors au marché pour annoncer la triste nouvelle. Il fit sonner la cloche. Au son du la cloche, hommes et femmes se réunirent pour l'entendre.
Grande fut la consternation en apprenant l'arrêt du roi d'Angleterre. Tous se regardaient les uns les autres, se demandant quelles seraient parmi eux les six malheureuses victimes. Tout d'un coup le plus riche bourgeois de la ville, Eustache de Saint-Pierre, se leva; il s'avança vers le gouverneur et, d'une voix ferme, il se proposa le premier pour mourir.
Aussitôt trois autres bourgeois imitent son noble exemple et, quand il ne reste plus que deux victimes à choisir, tant d'habitants se proposent pour mourir et sauver leurs concitoyens, que le gouverneur de la ville est obligé de tirer au sort.
Ensuite les six bourgeois partirent au camp anglais, en chemise, pieds nus, la corde au cou, portant les clefs de la ville. Ils s'agenouillèrent devant le roi en lui tendant les clefs.
Il n'y eut alors, parmi les Anglais, si vaillant homme qui pût s'empêcher de pleurer en voyant le dévouement des six bourgeois. Seul, le roi d'Angleterre, jetant sur eux un coup d'œil de haine, commanda que l'on coupât aussitôt leurs têtes. Tous les barons et chevaliers anglais versaient des larmes et demandaient de faire grâce, mais Édouard, grinçant des dents, s'écria:
—Qu'on fasse venir le coupe-tête.
Au même moment, la reine d'Angleterre arriva. Elle se jeta à deux genoux aux pieds du roi, son époux:
—Grâce, grâce! dit-elle; et elle pleurait à tel point qu'elle ne pouvait se soutenir. Ah! gentil sire, je ne vous ai jamais rien demandé; aujourd'hui je vous le demande, pour l'amour de moi, ayez pitié de ces six hommes!
Le roi garda le silence durant quelques moments, regardant sa femme agenouillée devant lui:—Ah! madame, dit-il, j'aimerais mieux que vous fussiez ailleurs qu'ici.
Enfin il s'attendrit et il accorda la grâce des six héros de Calais.
CVIII.—La couverture de laine pour la mère Étienne.—Reims et les lainages.
Se souvenir toujours d'un bienfait, c'est montrer qu'on en était vraiment digne.
La cathédrale de Reims est un admirable édifice du treizième siècle. On en voit ici l'extérieur et les superbes tours. L'intérieur n'est pas moins magnifique: il est éclairé par des vitraux remarquables et orné d'innombrables statues. C'est dans la cathédrale de Reims qu'étaient couronnés les rois de France.
—Mon oncle, dit un jour André à l'oncle Frantz, il y a une chose qui me préoccupe; lorsque nous avons quitté la Lorraine, le père et la mère Étienne nous ont aidés comme si nous étions leurs enfants, et la bonne mère Étienne, sans rien me dire, a glissé dans ma bourse deux pièces de cinq francs que j'y ai trouvées à Épinal. Cependant ils sont très gênés, car ils ont perdu toutes leurs économies pendant la guerre, et moi, malgré nos peines, j'ai néanmoins en ce moment deux fois plus d'argent qu'en quittant Phalsbourg. Je voudrais bien leur rendre ces deux pièces de cinq francs et leur en montrer ma reconnaissance.
—Je t'approuve, André, dit l'oncle Frantz: il faut toujours, dès qu'on le peut, rendre ce qu'on a reçu et répondre à un bon procédé par un autre. Nous passerons chez la mère Étienne avant d'arriver à Phalsbourg, et nous lui offrirons quelque chose.
—Mon oncle, dit Julien qui avait écouté avec attention, je me rappelle que Mme Étienne nous avait mis la nuit sur notre lit des habits pour nous couvrir, car, disait-elle, elle n'avait plus une seule couverture de laine depuis la guerre.
—En effet, dit André, et malgré cela elle n'a pas hésité à nous donner ses petites économies! Bonne mère Étienne!
Ouvrières de Reims cardant et peignant la laine.—La laine, comme le coton, a besoin d'être débarrassée de tous les filaments étrangers et de toutes les impuretés. Pour cela on la carde. Ce mot vient d'une espèce de chardon à tête épineuse, la cardère, dont on se sert pour brosser la laine. Ensuite on la peigne comme nous peignons nos cheveux.
La Champagne tire son nom de ses vastes plaines couvertes en partie de vignobles, en partie de vastes forêts. Mézières (le chef-lieu des Ardennes) est une place forte sur la Meuse. Sedan est une petite place forte célèbre par la défaite de Napoléon III. Châlons-sur-Marne, Reims (65,000 hab.), Épernay font un grand commerce de vins. Troyes (36,000 hab.) fabrique de la bonneterie et des toiles, Chaumont des gants et des couteaux. Langres a une coutellerie très renommée.
—Eh bien, mes enfants, dit l'oncle Frantz, nous arriverons bientôt à Reims, profitons-en pour acheter une chaude couverture que nous offrirons à la mère Étienne. Reims est la ville des lainages par excellence, et notre bateau va y rester assez de temps pour que nous y puissions faire notre achat.
L'oncle Frantz et les deux enfants parcoururent la belle ville de Reims, la plus peuplée du département de la Marne. Ils visitèrent la superbe cathédrale, et Julien, se rappelant les récits de la mère Gertrude, dit à son oncle que Jeanne Darc avait fait autrefois dans cette cathédrale sacrer le roi Charles VII.
C'était un jour de marché, et partout s'étalaient les produits de la Champagne, qui consistent surtout en lainages, en fers, en vins célèbres.
—Les lainages, dit l'oncle Frantz, sont la plus ancienne des industries françaises et une de celles où la France l'emporte sur ses rivales. On carde et on peigne les laines, puis on les tisse, et les tissus de Reims, ainsi que les draps de Sedan, sont justement renommés.
Tout en causant ainsi, on choisit une bonne couverture, chaude et grande, et on se réjouit par avance du plaisir qu'on aurait à l'offrir à la mère Étienne.
On reprit ensuite le chemin du bateau et on recommença à travailler en songeant qu'on arriverait bientôt en Lorraine.
Julien s'empressa de se remettre lui aussi au travail; il fit une belle page d'écriture, des problèmes que l'oncle Frantz lui avait donnés à résoudre et qui roulaient sur l'achat et la vente des lainages. Puis il prit son livre d'histoires et lut ce qui s'y trouvait sur la Champagne.
CIX.—Les hommes célèbres de la Champagne.—Colbert et la France sous Louis XIV.—Philippe Lebon et le gaz d'éclairage.—Le fabuliste la Fontaine.
Nous jouissons tous les jours, et souvent sans le savoir, de l'œuvre des grands hommes: c'est un bienfait perpétuel qu'ils laissent après eux.
Colbert, né à Reims en 1619, mort en 1683.—Il diminua les impôts que payait seul le peuple et augmenta ceux que les nobles payaient. Il encouragea l'agriculture: c'est aussi grâce à lui que l'industrie française se développa, et qu'elle a acquis cette élégance qui la distingue encore au milieu des industries de toutes les nations. En même temps, il améliorait les routes, et fit creuser par Riquet le canal du Midi. Enfin il encouragea les arts et les lettres et attira à Paris les savants, les sculpteurs comme Puget, les peintres, les poètes, les écrivains de tout genre.
I. Le plus grand ministre de Louis XIV et l'un des plus grands hommes qui aient gouverné la France, ce fut Colbert, le fils d'un simple marchand de laines de Reims qui avait pour enseigne un homme vêtu d'un long vêtement de drap avec ces mots: Au long-vêtu. Colbert avait pris dans le commerce des habitudes d'ordre et d'intègre probité, qu'il apporta plus tard dans les affaires publiques. Le cardinal Mazarin dit à son lit de mort à Louis XIV: «Sire, je vous dois beaucoup, mais je crois m'acquitter en quelque sorte avec Votre Majesté en vous donnant Colbert.» Les prévisions de Mazarin ne furent pas trompées, et c'est à Colbert qu'est due pour la plus grande partie la gloire du siècle de Louis XIV.
A cette époque, une foule de gens prenaient dans le trésor public et gaspillaient l'argent de la France. Colbert, par sa fermeté et sa sévérité, réprima tous ces abus. On l'appelait «l'homme de marbre», parce qu'il ne donnait à chacun que ce qui lui était dû, sans se laisser fléchir par les menaces ou par les promesses.
«Sire, écrivait-il au roi, un repas inutile de mille écus me fait une peine incroyable; et lorsque au contraire il est question de millions d'or pour la Pologne, je vendrais tout mon bien et j'irais à pied pour y fournir, si cela était nécessaire.» Car c'était alors l'époque où les nations qui entouraient la Pologne commençaient à s'en disputer les provinces.
Colbert fit plus que de donner tout son bien pour la France: il lui donna tout son temps, toutes ses forces, toute sa vie. Il travaillait seize heures par jour, soutenu par l'idée qu'il travaillait au bonheur du peuple et à la gloire de la France.
Malheureusement, ce labeur perpétuel ruinait sa santé. En outre les courtisans le haïssaient, car il n'aimait point à leur accorder des faveurs injustes. Le roi Louis XIV finit par méconnaître ses services, et par le disgracier au moment où il allait mourir épuisé par ses travaux.
Mais Colbert laissait en mourant de grandes œuvres, et le bien qu'il avait fait à la France ne fut point perdu. Maintenant encore, dans l'état florissant où nous sommes, on pourrait retrouver la trace des efforts de Colbert. On comprend à peine comment ce grand ministre put suffire à accomplir à la fois tant de travaux et de réformes diverses.
Usine a gaz.—Pour fabriquer le gaz, on enferme du charbon dans de grands cylindres de fonte et on le fait chauffer; le gaz s'en échappe et, après avoir été purifié, il se rend sous ces espèces de grandes cloches renversées qu'on voit à gauche dans la gravure, et qu'on appelle gazomètres. De ces cloches partent les tuyaux qui conduisent le gaz dans les magasins et dans les rues.
—Mon Dieu, dit Julien en lui-même, voilà un homme qui a été bien utile à la France; et pourtant c'était le fils d'un simple marchand de draps, ce Colbert. Mais ce n'était pas un paresseux seize heures de travail par jour, comme il prenait de la peine! Allons, je vois que, pour arriver à faire bien des choses et à les bien faire, il faut travailler sans cesse.
II. Philippe Lebon naquit dans un village de la Haute-Marne. Devenu ingénieur des ponts et chaussées, il était à la campagne, chez son père, lorsqu'il fit une des plus importantes découvertes de notre siècle. Il était occupé à des expériences de physique et de chimie, et chauffait sur le feu une fiole remplie de sciure de bois: le feu s'étant communiqué à la fumée et au gaz qui s'échappaient de la fiole, ce gaz se mit à brûler d'un vif éclat. Aussitôt, Philippe Lebon conçut la pensée d'éclairer les maisons et les villes au moyen du gaz qui sort du bois ou du charbon de terre quand on les chauffe fortement. Il était tellement enthousiasmé de sa découverte, qu'il disait aux habitants de son village:
—Je retourne à Paris, et de là je puis, si vous voulez, vous chauffer et vous éclairer avec du gaz que je vous enverrai par des tuyaux.
La Fontaine naquit à Château-Thierry (Aisne) en 1621 et mourut en 1695. A cette époque Château-Thierry faisait partie de la province de Champagne.
On le traita de fou, mais son invention, loin d'être une folie, est une des plus utiles applications de la science.
Philippe Lebon eut bien de la peine pour faire accepter en France son idée, et même il n'y put réussir. C'est en Angleterre qu'on adopta d'abord sa découverte.
Au milieu de ses efforts et de ses courageux essais, Philippe Lebon rencontra une mort tragique. Il fui assassiné, en 1804, à Paris, dans les Champs-Élysées, sans qu'on ait jamais pu découvrir ni son meurtrier ni le motif de cet assassinat. Une pension fut accordée par l'État à la veuve de Philippe Lebon.
III. Outre ces inventeurs célèbres, la Champagne a produit un de nos plus grands poètes.
A Château-Thierry, dans l'Aisne, vivait au dix-septième siècle un excellent homme de mœurs fort simples, qui était chargé d'inspecter les eaux et forêts. Il passait en effet une grande partie de son temps dans les bois. Il restait tout songeur sous un arbre pendant des heures entières, oubliant souvent le moment de dîner, ne s'apercevant pas parfois de la pluie qui tombait. Il jouissait du plaisir d'être dans la campagne, il regardait et observait tous les animaux; il s'intéressait aux allées et venues de toutes les bêtes des champs, grandes ou petites. Et les animaux lui faisaient penser aux hommes; il retrouvait dans le renard la ruse, dans le loup la férocité, dans le chien la fidélité, dans le pigeon la tendresse. Il composait alors dans sa tête de petits récits dont les personnages étaient des animaux, des fables où parlaient le corbeau, le renard, la cigale et la fourmi.
Vous avez reconnu, enfants, ce grand poète dont vous apprenez les fables par cœur, la Fontaine. C'est un des écrivains qui ont immortalisé notre langue: ses fables ont fait le tour du monde; on les lit partout, on les traduit partout, on les apprend partout. Elles sont pleines d'esprit, de grâce, de naturel, et en même temps elles montrent aux hommes les défauts dont ils devraient se corriger.
CX.—Retour à la ville natale.—André et Julien obtiennent le titre de Français.—La tombe de Michel Volden.
Le souvenir de ceux qui nous furent chers est dans la vie comme un encouragement à faire le bien.
Après une semaine de fatigue on arriva enfin en Alsace-Lorraine. On quitta le bateau à quelques kilomètres de Phalsbourg; nos voyageurs transportèrent leurs malles et s'installèrent dans une auberge à bon marché qu'ils connaissaient.
Puis l'oncle Frantz, usant de ses droits de tuteur auprès des autorités allemandes, s'empressa de déclarer pour ses neveux et pour lui-même leur résolution de rester Français et d'habiter en France. Comme ils étaient en règle pour toutes les formalités nécessaires, acte en fut dressé sans obstacle.
Alors l'oncle Frantz et les deux enfants se sentirent tout émus d'être enfin arrivés au but qu'ils avaient poursuivi avec tant d'énergie et de persévérance. Ils songèrent à la France; ils étaient heureux de lui appartenir et d'avoir une patrie; et cependant il ne restait plus devant eux rien autre chose, ni maison, ni ville où l'on pût s'installer et vivre tranquille: désormais il faudrait travailler sans relâche pour gagner le pain quotidien jusqu'à ce qu'on eût enfin un foyer, «une maison à soi,» comme disait le petit Julien. Mais ces trois âmes courageuses ne s'en effrayaient pas:—Le devoir d'abord, disait l'oncle Frantz, le reste ensuite!
Julien et André, le cœur gros de souvenirs, suivaient avec émotion les rues de la ville natale. On passa devant la petite maison où Julien et André étaient nés, où leur mère, où leur père étaient morts. Chemin faisant on rencontrait des visages amis, de vieilles connaissances qui vous souhaitaient la bienvenue, comme maître Hetman, l'ancien patron d'André.
Après la maison paternelle, la première où se rendirent les enfants fut celle de l'instituteur qui les avait instruits, et auquel ils voulaient exprimer leur reconnaissance.
L'instituteur découvrit dans un coin de son jardin quelques fleurs en avance sur le printemps, et Julien fit un gros bouquet de ravenelles d'or et de pervenches bleues. Puis nos trois amis, dans une même pensée, se dirigèrent vers le petit cimetière de Phalsbourg.
Le soleil allait bientôt se coucher, empourprant l'horizon, lorsqu'on arriva près de la tombe de Michel Volden. On s'agenouilla devant la petite croix en fer qu'André avait lui-même forgée autrefois et placée sur la tombe de son père; puis on y déposa le bouquet de Julien.
Alors de ces trois cœurs remplis de tendresse et de regrets s'éleva intérieurement une prière.
L'oncle Frantz, immobile sur le gazon funèbre, repassait en son âme les souvenirs de sa jeunesse; il songeait aux belles années passées en compagnie de ce frère qui dormait son dernier sommeil au milieu des vieux parents, sur la terre natale devenue une terre étrangère! il lui jurait en son cœur d'être le père de ses deux orphelins.
Quant à André et à Julien, ils avaient les yeux pleins de larmes:—Père, murmuraient-ils, nous avons rempli ton vœu, nous sommes enfin les enfants de la France; bénis tes fils une dernière fois. Père, père, notre cœur est resté tout plein de tes enseignements; nous tâcherons d'être, comme tu le voulais, dignes de la patrie, et pour cela nous aimerons par dessus toute chose le bien, la justice, tout ce qui est grand, tout ce qui est généreux, tout ce qui doit faire que la patrie française ne saurait périr.
CXI.—Une lettre à l'oncle Frantz.—Un homme d'honneur.—La dette du père acquittée par le fils.
Que notre nom soit sans tache, et que devant personne nous n'ayons à en rougir.
Le lendemain, au moment de quitter Phalsbourg, l'oncle Frantz reçut une lettre de Bordeaux, lettre courte, simple, dix lignes seulement; mais ces dix lignes imprévues lui causèrent une telle émotion qu'il faillit se trouver mal.
«Frantz, disait la lettre, vous aviez placé toutes vos économies chez mon père, et sa ruine vous a absolument ruiné, vous aussi. Elle en a ruiné beaucoup d'autres, malheureusement, et le but le plus cher de ma vie sera de les rembourser tous. Je ne le puis que très lentement; néanmoins, comme de tous les créanciers de mon père vous êtes celui auquel il s'intéresse le plus, je veux commencer par vous le devoir que je me suis imposé d'acquitter peu à peu tous les engagements de mon père. Présentez-vous donc à la banque V. Delmore et Cie, rue de Rivoli, à Paris: il vous sera versé sur la présentation de vos titres les 6,500 francs qui vous sont dus.»
—André, Julien, s'écria l'oncle Frantz en ouvrant ses bras aux deux enfants, et en les serrant étroitement sur son cœur, remerciez Dieu avec moi et n'oubliez jamais le nom de l'homme d'honneur qui vient de m'écrire.
André lut la lettre tout haut; Julien écoutait, les yeux grands ouverts de surprise.
—Est-ce possible? s'écria-t-il. Alors, mon oncle, nous ne sommes plus pauvres, et nous pourrons, nous aussi, cultiver un petit bien comme vous le vouliez? Oh! mon Dieu, mon Dieu, quel bonheur!
Et l'enfant riait de plaisir en disant:—Nous aurons de belles vaches comme la fermière de Celles, j'apprendrai à labourer, à tailler les arbres, à soigner les bêtes, n'est-ce pas, mon oncle? Oh! que ce monsieur est brave et honnête tout de même, de rembourser ainsi les dettes de son père! Mon oncle, je prierai Dieu pour lui tous les jours de ma vie.
—Tu auras raison, Julien, dit l'oncle, car ce souvenir te rappellera constamment que l'honneur vaut toutes les fortunes du monde: un honnête homme estime plus haut que tout le reste un nom sans tache.
CXII.—Paris.—La longueur de ses rues.—L'éclairage du soir.—Les omnibus.
Que de mouvement et d'activité, mais aussi que de peines et de fatigues dans l'existence des grandes villes!
L'Ile-de-France a formé cinq départements, dont les chefs-lieux sont: Beauvais, célèbre par le courage de Jeanne Hachette; Versailles (50,000 h.), où résidaient naguère le Sénat et la Chambre des députés; Paris (2,300,000 h.), et les petites villes de Melun et de Laon.
Le soir même nos trois amis, après avoir rendu visite au vieux sabotier Étienne et à sa femme, repartirent pour la France. Ils avaient résolu d'aller retrouver Guillaume, en passant par Paris pour y recevoir les fonds de l'oncle Frantz.
André et Julien étaient ravis de passer par Paris.—Nous n'y resterons pas longtemps, dit l'oncle Frantz; néanmoins je profiterai de notre passage pour vous faire connaître un peu la capitale de notre chère France.
Cette fois on avait pris trois places dans le chemin de fer.
La Place de la Concorde a Paris.—La place de la Concorde est la plus belle et la plus monumentale de Paris. Elle est ornée de colossales statues en pierre qui représentent les principales grandes villes de France, entre lesquelles la concorde doit régner.
On arriva le lendemain à cinq heures du matin. Après avoir installé ses malles dans une chambre voisine de la gare, on revêtit ses habits neufs, on mangea un morceau de pain et de fromage d'un grand appétit et l'on se mit en route.
La rue de Rivoli a Paris.—La rue de Rivoli, ainsi nommée à cause d'une victoire remportée en Italie par nos troupes, est l'une des principales rues de Paris. D'un côté, elle est bordée par le palais et le jardin des Tuileries, par le Louvre, par l'Hôtel-de-Ville; de l'autre côté par de riches maisons et par des arcades sous lesquelles affluent les promeneurs.
Les magasins commençaient à s'ouvrir, les omnibus se mettaient en mouvement; Julien s'émerveillait de voir tant de monde aller et venir.
Cependant il ne tarda pas à trouver que les rues de Paris étaient bien longues et que ses petites jambes n'avaient jamais été à pareille épreuve.
—Sais-tu, lui dit André, comme on parcourait l'interminable rue de Rivoli, qui s'étend depuis la place de la Concorde jusqu'au delà de l'Hôtel-de-Ville, sais-tu quelle longueur feraient toutes les rues de Paris si elles étaient à la suite les unes des autres.
—Oh! point du tout, dit Julien; André, dis-le-moi vite si tu le sais.
—Eh bien, elles feraient une rue longue de neuf cents kilomètres, c'est-à-dire plus longue que le chemin de Paris à Marseille; et un homme qui accomplirait à pied quarante kilomètres par jour mettrait vingt-cinq jours pour parcourir cette rue.
Une rue du vieux Paris.—Combien les rues de nos villes ressemblaient peu autrefois à ce qu'elles sont aujourd'hui! Elles étaient si étroites qu'on voyait à peine le jour entre les deux rangées de maisons. Le soir, jusqu'au temps de Philippe-Auguste, les rues n'étaient point éclairées et on ne pouvait sortir sans risquer d'être volé ou assassiné. Aussi, à sept heures du soir, toutes les églises sonnaient le couvre-feu, c'est-à-dire qu'à partir de cette heure on devait éteindre son feu, sa lampe et ne plus sortir de sa maison.
—Oh! dit Julien, faut-il qu'il y ait des rues dans ce Paris!.. Est-ce qu'on les éclaire toutes quand vient le soir?
—Certainement, dit l'oncle Frantz; ce n'est plus comme autrefois, où les rues du vieux Paris n'étaient point éclairées. Chaque soir trente mille becs de gaz s'allument, les magasins s'illuminent et toutes les voitures passent avec des lanternes brillantes.
—Cela doit faire un bel éclairage, s'écria Julien en sautant pour tâcher d'oublier qu'il était fatigué; je vais être content de voir cela. Tout de même, il faut de bonnes jambes aux Parisiens, car il y a joliment à marcher pour aller d'un bout de leur ville à l'autre.
—Les voitures les aident, petit Julien, dit Frantz. Vois tous ces omnibus qui s'entre-croisent dans les rues. Moyennant 15 centimes on te fera monter sur le haut et tu seras traîné pendant une heure d'un point de Paris à l'autre.
—Oh! comme c'est bien inventé, cela! dit l'enfant. Je vois que tout le monde en profite pour aller à ses affaires, car les omnibus sont remplis de voyageurs. Tiens, s'écria-t-il, voici une voiture pleine de facteurs avec leurs boîtes aux lettres devant eux.
—Tous les facteurs sont conduits en voiture vers les quartiers différents qu'ils ont à desservir, dit l'oncle Frantz; sans cela leurs jambes n'y suffiraient pas, et les lettres mettraient trop de temps à arriver.
Tout en causant on parvint enfin à la maison du banquier, non loin des Halles centrales. L'oncle Frantz entra chez le banquier et y reçut l'assurance que le lendemain matin il toucherait les 6,500 francs qui lui étaient dus. Tranquilles sur ce point, nos trois amis reprirent leur promenade.
CXIII.—Les Halles et l'approvisionnement de Paris.—Le travail de Paris.
Villes et champs ont besoin les uns des autres. L'ouvrier des villes nous donne nos vêtements et une foule d'objets nécessaires à notre entretien; le travailleur des champs nous donne notre nourriture.
Les halles centrales a Paris.—Les halles centrales de Paris forment un vrai monument dont le faîte s'élève à 25 mètres au-dessus du sol. Il est construit presque tout en fonte ou en zinc. De nombreux vitraux en cristal dépoli et des persiennes laissent partout entrer la lumière sans le soleil. Les Halles centrales sont un établissement unique en son genre dans le monde.
On se trouvait tout près des Halles centrales, l'oncle Frantz y conduisit les enfants. Il était neuf heures du matin, c'est-à-dire le moment de la plus grande animation. Julien n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles.—Oh! oh! s'écria-t-il, c'est bien sûr une des grandes foires de l'année! Que de monde et que de choses il y a à vendre!
L'oncle se mit à rire de la naïveté de Julien.
—Une foire! s'écria-t-il; mais, mon ami, il n'y en a jamais aux Halles; le bruit et le mouvement que tu vois aujourd'hui sont le bruit et l'animation de chaque jour.
—Quoi! c'est tous les jours comme cela!
—Tous les jours. Il faut bien que ce grand Paris mange. Songe qu'il renferme plus de deux millions d'habitants, dont un demi-million d'ouvriers qui travaillent avec courage depuis l'aube jusqu'au soir. Tous ces habitants, en revenant du travail, de leurs affaires, de leurs plaisirs, ont bon appétit et espèrent trouver à dîner.
—Oh! dit le petit Julien, ils auront certes de quoi le faire. Jamais depuis que je suis au monde je n'ai vu en un seul jour tant de provisions. Regarde, André, ce sont des montagnes de choux, de salades; il y en a des tas hauts comme des maisons! Et des mottes de beurre empilées par centaines et par mille!
—Sais-tu, dit André, ce qu'il faut à peu près de bœufs et de vaches pour nourrir Paris pendant un an? J'ai vu cela dans un livre, moi; il faut cent soixante mille bœufs ou vaches, cent mille veaux, huit cent mille moutons et soixante mille porcs, sans compter la volaille, le poisson et le gibier.
—Mais, dit l'enfant, ce Paris est un Gargantua, comme on dit; où trouve-t-on tous ces troupeaux?
—Julien, dit l'oncle Frantz, ces armées de troupeaux arrivent à Paris de tous les points de la France: Paris a sept gares de chemins de fer; il a aussi la navigation de la Seine à laquelle aboutissent les réseaux des canaux français. Par toutes les voies les provisions lui arrivent. Tiens, regarde par exemple cet étalage de légumes: il y a là des choses qui ont passé la mer pour arriver à Paris; voici des artichauts, penses-tu qu'il puisse en pousser un seul en ce moment de l'année dans les campagnes voisines de Paris?
—Non, il fait encore trop froid.
—Eh bien, Alger où il fait chaud envoie les siens à Paris, qui les lui paie très cher. Ces fromages viennent du Jura, de l'Auvergne, du Mont-d'Or, que tu te rappelles bien; ces montagnes de beurre, ces paniers d'œufs viennent de la grasse Normandie et de la Bretagne: Paris mange chaque année pour dix-sept millions de francs d'œufs, ce qui suppose près de deux cents millions d'œufs.
—Mon Dieu, dit Julien, que de monde est occupé en France à nourrir Paris!
—Petit Julien, dit André, pendant que les agriculteurs sèment et moissonnent pour Paris, Paris ne reste pas à rien faire, lui, car c'est la ville la plus industrieuse du monde. Ses ouvriers travaillent pour la France à leur tour, et leur travail est d'un fini, d'un goût tels qu'ils n'ont guère de rivaux en Europe. Et les savants de Paris, donc! ils pensent et cherchent de leur côté; leurs livres et leurs découvertes nous arrivent en province.
—Oui, ajouta l'oncle Frantz, ils nous enseignent à cultiver notre intelligence, à chercher le mieux sans cesse, pour faire de la patrie une réunion d'hommes instruits et généreux, pour lui conserver sa place parmi les premières nations du monde.
CXIV.—Paris autrefois et aujourd'hui.—Notre-Dame de Paris.
Paris est l'image en raccourci de la France, et son histoire se confond avec celle de notre pays.
On quitta les Halles et on se dirigea vers la Cité, qui est une île formée par la Seine au milieu de Paris. Pour s'y rendre on traversa la Seine sur l'un des vingt-deux ponts que Paris possède. Au milieu, Frantz fit arrêter les enfants.
Lutèce ou le Paris d'autrefois.—Lutèce était dans une île de la Seine qui est la Cité d'aujourd'hui. Elle était habitée par une peuplade gauloise appelée les Parisiens, d'où est venu le nom de Paris.
—Regardez, leur dit-il, voilà la Cité, le berceau de Paris. C'est là qu'il y a deux mille ans s'élevait une petite bourgade appelée Lutèce: on ne voyait alors en ce lieu qu'une centaine de pêcheurs, s'abritant à l'ombre des grands arbres et de la verdure que fertilisait le limon du fleuve. La Seine leur servait de défense et de rempart, et deux ponts placés de chaque côté du fleuve permettaient de le traverser.
L'intérieur de Notre-Dame de Paris.—C'est une des plus vastes nefs du moyen âge: elle a 180 mètres de long, elle a 31 arcades terminées en courbes élancées et pointues qu'on appelle ogives. Elle est éclairée par 37 fenêtres et par de magnifiques roses en pierre découpées, qu'on nomme rosaces.
Peu à peu Paris s'est agrandi. Son histoire a été celle de la France. A mesure que la France sortait de la barbarie, Paris, séjour du gouvernement, s'élevait et prenait une importance rapide. Nul événement heureux ou malheureux pour la patrie, dont Paris et ses habitants n'aient subi le contre-coup. Et tout dernièrement encore enfants, rappelez-vous que Paris, mal approvisionné, souffrant de la faim et du froid, a résisté six mois aux Allemands quand on ne le croyait pas capable de tenir plus de quinze jours. Séparé de tout le pays par le cercle de fer des ennemis, il n'avait point d'autres nouvelles de la patrie que celles qui lui arrivaient sur l'aile des pigeons messagers échappés aux balles allemandes.
—Oh! j'aime Paris, dit Julien, et je suis bien content de le connaître... Mon oncle, ajouta-t-il ingénument, quand nous serons aux champs, nous ferons pousser du blé nous aussi pour nourrir la France et le grand Paris.
Tout en causant on avait traversé le pont et l'on arriva en face de Notre-Dame, l'église métropolitaine de Paris. Ce fut le tour d'André de dire ce qu'il savait.
—Petit Julien, vois-tu cette belle église tout ornée de dentelles découpées dans la pierre, de statues taillées avec art; elle aussi a assisté aux premiers jours de la France. La première église de Paris fut bâtie ici il y a quinze cents ans, elle s'appelait Notre-Dame. Lorsqu'elle devint trop petite et commença à tomber en ruines, on entreprit la construction de celle-ci sur la place même où était l'ancienne Notre-Dame, et on mit un siècle à la construire. Les voûtes de Notre-Dame, depuis lors, n'ont cessé de retentir chaque fois que la France était en péril ou en fête. Elles ont été l'écho des soupirs de tout un peuple. Leurs cloches ont sonné non seulement pour la naissance et la mort d'un homme, mais pour les espérances et les deuils de la patrie entière.
—Oh! dit Julien, entrons donc nous aussi à Notre-Dame, voulez-vous, mon oncle? et nous y prierons Dieu tous les trois pour la grandeur de la France.
CXV.—L'Hôtel-Dieu.—Les grandes écoles et les bibliothèques de Paris.
La charité est plus grande en notre siècle qu'autrefois; mais elle ne fera que s'accroître sans cesse, et un jour viendra sans doute où on s'étonnera de toutes les misères qui sont encore aujourd'hui sans secours.
—Mon oncle, dit Julien en sortant de l'église, qu'est-ce que c'est que ce grand bâtiment qui est là tout près?
L'Hôtel-Dieu a Paris.—C'est le plus ancien et le plus célèbre hôpital de Paris, qui en possède encore bien d'autres. On y traite de douze à treize mille malades par an. Il a été complètement rebâti.
—C'est l'Hôtel-Dieu, le premier et le plus ancien hôpital de Paris. Paris en a seize autres, et malgré cela Paris manque souvent de lits pour ses malades. Alors on donne des secours à domicile en attendant qu'il se trouve une place vide. Il n'y a pas longtemps que ces nombreux hôpitaux existent; la moitié date de notre siècle. L'Hôtel-Dieu seul fut bâti il y a douze cents ans par saint Landry, évêque de Paris.
Plus nous allons, mes enfants, plus la charité se fait grande aux cœurs de tous les hommes, plus ils s'aiment entre eux, car jamais on n'eut plus de pitié qu'en notre siècle pour ceux qui souffrent. Songez-y, au siècle dernier, Louis XVI, ayant visité les hôpitaux, vit avec étonnement les malades entassés cinq ou six dans le même lit, si bien que l'un mourait au milieu des autres et restait à côté d'eux sans qu'on s'en aperçût. Si pareille chose se voyait de nos jours, quel est celui qui ne parlerait pas bien vite d'y porter remède?
—Mon Dieu, dit Julien, on était donc bien pauvre dans ce temps-là?
—Oui, mon enfant, il y avait alors peu d'industrie en France, partant pas assez de travail et point d'argent. Le peuple ne savait ni lire ni écrire; conséquemment il faisait tout par routine. La terre cultivée avec ignorance rapportait très peu et les famines étaient fréquentes.
—Je suis bien content que ce ne soit plus comme cela, dit Julien, et que chacun songe maintenant à s'instruire.
Tout en écoutant l'oncle Frantz, nos enfants suivaient les quais. Le long du chemin ils passèrent devant le joli clocher doré de la Sainte-Chapelle, le Palais de justice, le quai aux Fleurs couvert d'étalages des fleurs les plus variées.
Puis on arriva dans le quartier des Écoles, et l'on vit en passant une foule de jeunes gens qui allaient aux cours de la Sorbonne, du Collège de France, de l'École de médecine, de l'École de droit. Julien s'émerveillait aussi de voir tant de boutiques de livres, avec de belles cartes aux devantures.
L'Institut de France.—C'est dans ce palais que siègent les cinq grandes Académies dont l'ensemble forme l'Institut de France. On appelle académie une réunion d'hommes illustres dans les lettres, dans les sciences ou dans les arts. Tout le monde connaît l'Académie française qui compta parmi ses membres Bossuet, Racine, Corneille, Boileau et tant d'autres: l'Académie des sciences compta parmi les siens Buffon, Monge, Lavoisier, Fresnel, etc.
André s'arrêta longtemps devant un magasin où l'on fabriquait des instruments de précision: cet art qui lui rappelait son métier l'intéressait. Derrière la vitrine on apercevait les ouvriers au travail, polissant l'acier, limant, ajustant avec une adresse merveilleuse les appareils les plus compliqués.—Oh! s'écriait André, comme on travaille bien à Paris!
Un cours a l'École de médecine.—Les médecins doivent connaître le corps humain avec tous ses organes, qu'ils auront plus tard à soigner. Les professeurs montrent aux élèves sur les squelettes tous les os qui composent la charpente de notre corps. Dans la salle de dissection ils leur montrent les muscles et les nerfs. La science des diverses parties du corps s'appelle anatomie.
Plus loin on admira des instruments d'optique, longues vues marines, microscopes pour observer les plantes et les animaux invisibles, thermomètres marquant le chaud et le froid, baromètres annonçant le beau temps ou la tempête.
Une salle d'étude a la bibliothèque nationale de Paris.—C'est le roi Charles V, dit le Sage, qui fonda cette bibliothèque devenue si célèbre. Il avait rassemblé dans une tour, dite tour de la librairie, 600 volumes manuscrits, car l'imprimerie n'était pas inventée. Sous Colbert la bibliothèque nationale prit des développements immenses. C'est maintenant la plus grande qui existe et qui ait existé: elle possède deux millions de livres imprimés et deux cent mille manuscrits. Chaque jour, par centaines, des hommes, des jeunes gens laborieux, des femmes viennent consulter, dans l'une des vastes salles de ce palais, les ouvrages dont ils ont besoin.
—Mon oncle, disait Julien, c'est donc à Paris qu'on fait tous ces instruments qui servent à la science?
—Oui certes, Julien, et nous voici en ce moment dans le quartier savant de Paris. Là est l'Institut de France, où se réunissent les cinq Académies composées des hommes les plus illustres; là sont les écoles de premier ordre que la France ouvre à ses enfants: l'École normale supérieure, d'où sortent les professeurs qui enseigneront dans les lycées et collèges; l'École polytechnique, où s'instruisent les officiers qui commanderont les régiments français et les futurs ingénieurs qui feront pour la France des travaux difficiles, ponts, aqueducs, canaux, ports, machines à vapeur. C'est encore dans ce quartier que se trouve l'École de médecine, où se préparent un grand nombre de nos médecins, et l'École de droit, d'où sortent beaucoup de nos avocats.
—Oh! dit Julien, que de mouvement on se donne à Paris, que de peines on prend pour s'instruire! Je me rappelle que le petit Dupuytren avait étudié la médecine à Paris et que Monge a professé à l'École polytechnique.
—Paris a aussi d'admirables bibliothèques, dit l'oncle Frantz, comme la Bibliothèque nationale, qui contient deux millions de volumes. Là sont rassemblés les livres les plus savants; professeurs ou élèves les consultent chaque jour; de tout ce travail, de tous ces efforts sont sortis et sortiront encore la gloire, la richesse et l'honneur de la patrie.
En causant ainsi on marchait toujours et on commençait à être bien las; on songea à se reposer un peu et à réparer ses forces: le morceau de pain et de fromage du matin était déjà loin.
L'oncle Frantz entra avec ses neveux dans un petit restaurant, et pour une modique somme on fit un bon repas, car nos amis n'étaient pas difficiles, et en marchant depuis le matin ils avaient gagné un robuste appétit.
—Maintenant, dit Frantz, nous allons monter en omnibus et nous rendre au Jardin des Plantes, où se trouvent réunis les plantes et les animaux curieux du monde entier.
—Oh! dit Julien, quel bonheur! Aller en voiture et voir des bêtes, que me voilà content!
CXVI.—Une visite au Jardin des Plantes.—Les grands carnassiers.—Les singes.
Visiter un jardin d'histoire naturelle, c'est comme si on faisait un voyage à travers toutes les parties du monde et tous les règnes de la nature.
Les trois visiteurs montèrent sur le haut d'un omnibus, et la lourde voiture partit au trot, les emportant tout le long des quais animés qui bordent la Seine. Julien et André ouvraient leurs yeux tout grands pour tout voir.
Après une demi-heure, l'omnibus s'arrêta devant la grille d'un vaste parc, et nos trois amis entrèrent sous les arbres qui entrecroisent leurs branches au-dessus des allées.
Là, bien des gens allaient et venaient, mais c'était surtout vers la droite qu'on voyait une grande foule et ce fut par là que l'oncle Frantz mena Julien.