Vers la fin du siècle dernier naquit, de parents très pauvres, le jeune Guillaume Dupuytren. Son père s'imposa de dures privations pour le faire instruire. L'enfant profita si bien des leçons de ses maîtres, et ses progrès furent si rapides que, dès l'âge de dix-huit ans, il fut nommé à un poste important de l'École de médecine de Paris: car Guillaume voulait être médecin-chirurgien. Il le fut bientôt en effet, et ne tarda pas à devenir illustre. On le demandait partout à la fois, chez les riches comme chez les pauvres; mais lui, qui se souvenait d'avoir été pauvre, prodiguait également ses soins aux uns et aux autres. Il partageait en deux sa journée: le matin soignant les pauvres, qui ne le payaient point, le soir allant visiter les riches, qui lui donnaient leur or. Il mourut comblé de richesses et d'honneur, et il légua deux cent mille francs à l'École de médecine pour faire avancer la science à laquelle il a consacré sa vie.
Le tour de la France par deux enfants: Devoir et Patrie
Carte du Nivernais, du Berry, du Bourbonnais et de la Marche.—Ces provinces sont parfois couvertes de landes et de marécages, comme dans le Berry. Le Nivernais et le Bourbonnais ont à la fois une agriculture et une industrie très actives: le Berry est moins avancé sous ce rapport. Dans la Marche se trouvent de petites villes industrieuses, comme Guéret et Aubusson, dont les tapis sont renommés.
—Oui, la richesse du département de la Nièvre, ce sont surtout ses forêts. Il y a beaucoup de cours d'eau, au moyen desquels on expédie les bois en les faisant flotter. N'as-tu pas déjà remarqué, Julien, le long de notre route, ces bois et ces grosses bûches qui descendent tout seuls les rivières?
—Oui, oui: il y a sur le rivage des ouvriers armés de crocs qui empêchent les bûches de s'arrêter en chemin.
Flottage des bois dans la Nièvre.—Pour transporter sans frais les bois abattus, on les amène jusqu'au bord des rivières ou des ruisseaux, et on les y jette pêle-mêle, bûche à bûche. Quand les bois sont descendus jusqu'à l'endroit où la rivière s'élargit et devient navigable, on les arrête et on les dispose en forme de radeaux dits trains de bois, sur lesquels montent les mariniers pour les diriger.
Chêne. Châtaignier. Orme. Pin.
Les arbres de nos forets.—Le chêne est un arbre magnifique qui vit communément 100 ou 150 ans et qui dépasse parfois 500 ans. Son bois est un des plus durs: son écorce, appelée tan, sert au tannage des cuirs: ses glands servent à nourrir les porcs.—La France possède aussi de grandes forêts de châtaigniers, qui se trouvent surtout dans le Limousin, l'Auvergne, les Cévennes, etc. Les châtaignes forment un des principaux aliments des montagnards de ces pays.—L'orme, qui sert à ombrager la plupart de nos grandes routes et de nos promenades, est aussi un très bel arbre donnant d'excellent bois de charpente et de chauffage.—Les pins, qui nous donnent la résine, croissent en grand nombre dans la Gascogne et la Provence.
—Eh bien, c'est un homme de la Nièvre, Jean Rouvet, qui a eu le premier, il y a déjà quatre cents ans, la bonne idée de faire flotter les bois de cette manière en les abandonnant au cours de l'eau. Ainsi arrivent jusqu'à Paris et dans les autres villes les bois qui servent à chauffer les habitants ou à construire les maisons.
—Tiens, dit Julien, voilà justement des bûcherons qui abattent là-bas de grands chênes. Partout où on regarde, on ne voit rien que des chênes.
—C'est que le chêne est le principal de nos arbres; il couvrait autrefois presque toute la France. Mais nous avons aussi le châtaignier, l'orme, le hêtre, les pins et les sapins.
—Oh! pour les pins et les sapins, nous les connaissons bien, dit André: il y en a assez dans les Vosges.
—Ici, dans la Nièvre, c'est le chêne qui domine.
—Le chef-lieu de la Nièvre, c'est Nevers, se mit à dire le petit Julien tout fier, car il cherchait cela depuis deux minutes; et Nevers est sur la Nièvre.
—Eh bien, savant petit Julien, dit le patron, tu te rappelleras qu'il y a à Nevers une importante fonderie de canons pour la marine, où l'on fond les canons en coulant le métal dans des moules, comme nous avons vu faire au Creuzot. Un peu plus loin, à Bourges, se trouve aussi une fonderie d'armes.
—Bourges, c'est l'ancienne capitale du Berry et le chef-lieu du Cher, n'est-ce pas, monsieur? dit André.
—Précisément. Et toi, Julien, n'as-tu jamais entendu parler du Berry?
—Oh! si, monsieur Gertal, car on parle toujours des moutons du Berry, ce qui me fait penser qu'il doit y avoir de beaux moutons dans ce pays-là.
—Tu ne te trompes pas, et les laines du Berry sont renommées.
—Est-ce que nous allons encore voir Bourges et le Berry, monsieur Gertal?
—Comme tu y vas, Julien! Nous ne voyageons pas pour notre plaisir, mais pour nos affaires, et nous ne pouvons visiter toutes les villes de France. Nous n'avons point d'affaires dans le Berry. C'est dans le Bourbonnais que nous allons bientôt entrer. Le Bourbonnais a formé le département de l'Allier.
Moule d'un canon.—Ce moule se trouve placé sous terre. On verse dedans le métal fondu; ensuite, quand le métal est refroidi, on brise le moule: le métal a pris la forme d'un canon.
—Julien, dit André, quel est le chef-lieu du département de l'Allier? Le sais-tu aussi bien que celui de la Nièvre?
—L'Allier, dit Julien en cherchant, l'Allier... chef-lieu... Eh bien, ne voilà-t-il pas que je ne me rappelle point du tout!
La buvette des eaux minérales a Vichy.—Dans les établissements d'eaux minérales, on voit l'eau de la source sortir de la terre ou du rocher, bouillante, tiède, ou froide. C'est là que viennent boire les malades, et cet endroit s'appelle la buvette.
—Et le petit garçon baissa la tête tout honteux.
—Chef-lieu, Moulins, dit M. Gertal. Allons, Julien, nous passerons demain à Moulins; cela fait que tu connaîtras cette ville, et tu ne l'oublieras plus.
—Mais dites-moi, monsieur Gertal, qu'y a-t-il donc à se rappeler dans le département de l'Allier?
—C'est, je crois, dans l'Allier que se trouve Vichy, le grand établissement d'eaux minérales, dit André.
—Justement, dit le patron.
—Moi, je sais ce que c'est que les établissements d'eaux pour les malades, dit Julien. En Lorraine, il y a Plombières, et Mme Gertrude m'a raconté cela; et puis j'ai vu Plombières dans des images.
—Eh bien, Vichy est le plus grand établissement d'eaux minérales du monde entier: il s'y est rendu, en certaines années, jusqu'à cent mille personnes. Tous ces gens venaient pour remettre leur santé, pour boire l'eau chargée de divers sels qui jaillit toute chaude de terre, ou pour prendre des bains dans cette eau. C'est que, vois-tu, petit Julien, les eaux minérales sont encore au nombre des principales richesses de la France: nul pays ne possède autant de sources célèbres pour la guérison des maladies.
LII.—La probité.—André et le jeune commis.
Honneur et probité, voilà la vraie noblesse.
—André, dit un jour M. Gertal, voici un énorme paquet de marchandises que je viens de vendre. Il est trop lourd pour Julien; charge-le sur ton épaule et va le porter à son adresse. Voici la facture, mets-la dans ta poche: elle s'élève à deux cents francs. Si on te paie tout de suite, tu diminueras six francs: cela engagera le client à payer comptant une autre fois.
André chargea aussitôt le paquet sur son dos et partit. C'était dans un faubourg éloigné de Moulins qu'il se rendait, et il était assez fatigué en arrivant. Un jeune commis le reçut, car le maître de la maison venait de sortir et avait laissé l'argent à son commis pour payer à sa place.
Le jeune homme dit à André qu'il avait là les deux cents francs tout prêts.
—Puisque votre patron paie tout de suite, dit André en comptant l'argent, M. Gertal m'a dit de rabattre six francs sur la facture. Les voici; vous les remettrez à votre maître.
—Certainement, certainement, répondit le commis en traînant sur les mots d'un air narquois. A vrai dire, ce seront six francs qui ne profiteront guère: mon maître n'y compte pas, et ils seraient bien mieux placés moitié dans votre poche, moitié dans la mienne.
En disant cela, il riait d'un gros rire en dessous et il tournait entre ses doigts les six pièces d'un franc, regardant André de côté pour voir ce qu'il dirait.
André, trop honnête pour supposer que ce fût sérieux, n'en rougit pas moins jusqu'aux oreilles, tant cette manière de parler lui déplaisait. Cependant il se tut par politesse pour le commis et prit la plume pour acquitter la facture.
Le jeune homme, en voyant André rougir, s'imagina que c'était par timidité et que ce silence était de l'indécision; il reprit donc, pensant le décider.
—Hélas! par le temps qui court l'argent est dur à gagner pour les employés. On les exténue de fatigue, on les paie mal, et pourtant les maîtres regorgent d'argent. Mais, Dieu merci, avec un peu d'adresse on peut suppléer à l'avarice des patrons... Tenez, ajouta-t-il en baissant la voix et en présentant trois francs à André, partageons l'aubaine; nous nous arrangerons et personne ne le saura.
André cette fois fut si indigné qu'il ne se contint pas.
—Malheureux, s'écria-t-il, vous ne m'avez donc pas regardé en face, que vous me croyez capable de mettre dans ma poche l'argent d'autrui?
En même temps, avec la rapidité de pensée qui lui était naturelle, il arracha des doigts du commis la facture qu'il venait d'acquitter, et d'une main que l'émotion rendait tremblante il reprit la plume, puis marqua en grosses lettres qu'il avait fait au nom de M. Gertal un rabais de six francs.
—A présent, dit-il en posant la plume et la facture sur la table, vous serez bien forcé de rendre à votre maître exactement ce qui lui est dû.
Et tournant le dos avec mépris, il s'en alla.
Comme il traversait la cour, l'employé le rejoignit en courant:—Vous êtes un honnête garçon, lui dit-il d'un ton doucereux, mais vous entendez mal la plaisanterie, je ne voulais que rire un peu. Ne parlez pas de ce qui vient de se passer, je vous en prie: cela n'était pas sérieux, vous me feriez du tort, j'ai ma vieille mère à soutenir...
—Taisez-vous, menteur, interrompit une voix par derrière; et en même temps la figure courroucée du maître de la maison se dressa devant le commis infidèle. Taisez-vous, reprit-il, et n'essayez pas d'attendrir cet honnête garçon par un double mensonge: car vous n'avez pas de mère à soutenir et vous ne plaisantiez pas tout à l'heure, quand vous vouliez entraîner ce brave enfant à manquer de probité comme vous. J'ai tout entendu du cabinet voisin, car il y a longtemps que je vous soupçonne et que je vous guette pour vous prendre la main dans le sac. A présent, je sais à quoi m'en tenir sur votre compte. Quant à vous, mon jeune ami, dit-il en se tournant vers André, voici les six francs que votre probité voulait me conserver, je vous les donne.
—Non, monsieur, dit simplement André, je n'ai fait que mon devoir tout juste; je rougirais d'être récompensé pour cela.
Et après avoir salué poliment, il s'éloigna sans vouloir rien accepter.
Et il marchait d'un pas allègre, pensant en lui-même:
—Allons donc! est-ce que l'honneur doit se payer? L'honneur ne se paie pas plus qu'il ne se vend: mon vieux père nous a dit cela cent fois à Julien et à moi, et je ne l'oublierai jamais.
LIII.—Les monts d'Auvergne.—Le puy de Dôme.—Aurillac.—Un orage au sommet du Cantal.
Il y a peu de pays aussi variés que la France: elle a tous les aspects, tous les climats, presque toutes les productions.
Peu de temps après cette aventure, nos voyageurs quittèrent le Bourbonnais et entrèrent en Auvergne. On se rendait à Clermont-Ferrand. Il faisait une belle journée d'automne, le soleil brillait dans un ciel sans nuages. Comme la route montait beaucoup, nos amis étaient descendus et ils gravissaient la côte à pied tous les trois, afin de soulager un peu Pierrot. Julien se dégourdissait les jambes en sautant de çà de là, tout joyeux du beau temps qu'il faisait. Bientôt pourtant il se rapprocha de M. Gertal et d'André, et du haut d'une grande côte d'où la vue dominait l'horizon, il leur montra une chaîne de montagnes ensoleillée.
Auvergne et Limousin.—L'Auvergne est une contrée très montagneuse, avec une population laborieuse et pauvre. Les vallées sont très fertiles et charmantes d'aspect. Outre Clermont (65,000 hab.), Aurillac et Thiers, il y a un assez grand nombre de petites villes industrieuses, telles que Riom, Ambert, Issoire et Saint-Flour.—Le Limousin est comme l'Auvergne couvert de montagnes, mais moins élevées. Le département de la Haute-Vienne renferme la grande ville de Limoges (63,000 hab.); dans la Corrèze se trouvent Tulle, qui a donné son nom à un tissu de coton très léger et transparent, et Brives-la-Gaillarde, dont le nom seul indique la prospérité.
Puys d'Auvergne.—On nomme puy en Auvergne d'anciens volcans éteints dont on voit encore le cratère ouvert au sommet. Le puy de Dôme a donné son nom à un département. Il y a aussi une ville qui s'appelle le Puy, et qui est le chef-lieu de la Haute-Loire, dans le Languedoc.
—Qu'est-ce donc, je vous prie, demanda-t-il, que ces monts qui sont là tout entassés les uns auprès des autres? Voyez! il y en a qui ressemblent à de grands dômes; d'autres sont fendus, d'autres s'ouvrent par en haut comme des gueules béantes. Voilà des montagnes qui ne sont point du tout pareilles aux autres que nous avons vues.
—Julien, ce sont les dômes et les puys d'Auvergne. Le plus élevé que tu aperçois là-bas, c'est le puy de Dôme.
—Tiens, s'écria l'enfant, j'ai vu à l'école dans mon livre de lecture une image qui montre les volcans éteints de l'Auvergne; alors les voilà donc devant nous, monsieur Gertal?
—Justement, mon enfant, toutes ces montagnes ont été autrefois d'anciens volcans.
—Oh! monsieur Gertal, cela devait être bien beau, mais aussi bien effrayant à voir, quand toutes ces grandes bouches lançaient du feu et de la fumée. L'Auvergne devait ressembler à un enfer. C'est égal, je préfère que ces volcans-là soient éteints, et qu'il y ait de belle herbe verte au pied.
—Petit Julien, regarde bien à ta gauche, à présent. Vois-tu cette plaine qui s'étend à perte de vue? C'est la fertile Limagne, la terre la plus féconde de France. Elle est arrosée par de nombreux cours d'eau et produit en abondance le blé, le seigle, l'huile, les fruits.
Bœuf de Salers (Auvergne).—La race de Salers, d'une couleur rouge acajou, est la meilleure pour le travail; elle est intelligente, docile, infatigable au labeur, et s'acclimate partout; mais sa viande n'est pas très estimée.
—Alors, monsieur Gertal, l'Auvergne est donc, comme la Côte-d'Or, bien riche?
—Petit Julien, la Limagne ne couvre pas tout le territoire de l'Auvergne; elle n'occupe que vingt-quatre lieues carrées. En revanche la montagne ne produit que des pâturages et des bois; l'hiver y est bien long et rigoureux.
—Oui, oui, dit l'enfant; c'est comme dans le Jura et la Savoie. Y a-t-il aussi bien des troupeaux par là?
—Certainement; dans le département voisin, le Cantal, il y a même une race de bœufs très renommés, la race de Salers, et l'on fait de bons fromages dans le Cantal.
—Le chef-lieu du Cantal, c'est Aurillac, n'est-ce pas, monsieur Gertal.
Chaudronnerie d'Aurillac.—La chaudronnerie est l'art de fabriquer tous les ustensiles en métal qui servent à faire chauffer l'eau et les aliments. La petite chaudronnerie fabrique les chaudrons de cuisine, les casseroles, les poêlons, etc. La grosse chaudronnerie fabrique les énormes chaudières des locomotives ou des bateaux à vapeur, les cuves des teinturiers, etc. L'Auvergne et la Normandie sont les centres de la chaudronnerie.
—Tout juste, une jolie ville aux rues bien propres, arrosée par des ruisseaux d'eau courante. Le Cantal est un département pauvre; ses habitants sont souvent obligés d'émigrer, comme on fait en Savoie, pour aller gagner leur vie ailleurs: ils se font portefaix, charbonniers, et souvent chaudronniers. Le métier de chaudronnier est un de ceux que les Auvergnats préfèrent, et Aurillac est un des grands centres de la chaudronnerie. Mais, petit Julien, puisque tu es savant en géographie, sais-tu ce que c'est que le Cantal?
—Oh! dame, monsieur Gertal, je ne sais pas tant de choses, moi; mais je pense que cela doit être une rivière, comme l'Allier que j'ai vu à Moulins.
—Allons donc! c'est une montagne. Le Plomb du Cantal a près de 1,900 mètres de hauteur, il y a de la neige sur le sommet une bonne partie de l'année. Pour moi, je n'oublierai jamais le Cantal, vois-tu, parce que j'y suis monté.
—Vraiment, monsieur Gertal? Est-ce que c'est difficile d'aller là comme au mont Blanc?
—Oh! non, certes; seulement l'orage nous prit au haut: il pleuvait à verse, il soufflait un vent effroyable, et il n'y avait qu'un petit bout de rocher abrupt pour tout abri; l'orage dura quatre heures, et nous avons grelotté tout le temps sur ce sommet, mes amis et moi.
—Oh! dit Julien, moi, je serais descendu bien vite en courant pour me réchauffer.
—Toi, petit, tu aurais dû faire comme les camarades, attendre. Quand un brouillard ou une pluie couvre les montagnes du Cantal, si l'on est au sommet, il faut bon gré mal gré y rester jusqu'à la fin, ou risquer des chutes dangereuses. On voit au-dessous de ses pieds une mer de nuages noirs sillonnés par la foudre; ce n'est pas le moment de descendre.
—Certes, dit André, je comprends cela. Et Julien a-t-il donc déjà oublié combien les brouillards sont terribles sur la montagne?
—Non, mon frère, dit le petit garçon. Je me rappellerai toujours les Vosges, et cette nuit où tu m'as réchauffé dans tes bras et où je me suis endormi en priant Dieu d'avoir pitié des deux orphelins à l'abandon.
—Et Dieu t'a exaucé, enfant, dit le patron, puisque vous voilà à moitié de votre long voyage et en bon chemin.
LIV.—Julien parcourt Clermont-Ferrand—Les maisons en lave.—Pâtes alimentaires et fruits confits de la Limagne.—Réflexions sur le métier de marchand.
Le vrai bonheur est dans la maison de la famille.
Quand le petit Julien arriva à Clermont et qu'il eut parcouru les rues de la ville pour faire les commissions du patron, il fut tout désappointé.
—Oh! André, dit-il au retour pendant le dîner, que c'est triste, cette ville-là! les maisons sont si hautes, et toutes les pierres noires comme de l'ardoise! on dirait une prison; pourquoi donc, monsieur Gertal?
—C'est qu'ici, presque tout est construit en lave.
—En lave? ce n'est pas beau, la lave; qu'est-ce que c'est donc?
—Julien, dit André, tu réponds trop vite; cela fait que tu parles sans réfléchir. Voyons, qu'est-ce qui sort des volcans?
Une coulée de lave le long d'une rivière.—Lorsque la lave des volcans coulait liquide et brûlante sur leurs flancs, elle s'amassait là où elle rencontrait des obstacles, et en se refroidissant elle forma ainsi des sortes de murs. Plus tard, ces murs se sont fendus et divisés régulièrement. La coulée de lave représentée ici a l'aspect d'une rangée de tuyaux d'orgue.
Cette fois, Julien réfléchit un moment et dit:
—Je me rappelle, à présent: il sort des volcans une sorte de boue brûlante appelée lave. Il y a beaucoup d'anciens volcans en Auvergne, il doit y avoir de la lave; mais on fait donc des maisons avec la lave des volcans?
—Oui, Julien, reprit M. Gertal, la lave refroidie a la couleur de l'ardoise, ce qui est sombre, c'est vrai; mais la lave a une dureté et une solidité égales à celles du marbre. Il y a en Auvergne des masses de lave considérables qu'on appelle des coulées parce qu'elles ont coulé des volcans; on en rencontre parfois qui bordent le lit des rivières comme une longue rangée de tuyaux d'orgue; il y a aussi dans la lave des trous, des colonnades, des grottes curieuses ayant toute sorte de formes. Depuis cinq siècles on exploite en Auvergne des carrières de lave, et on en a retiré de quoi bâtir toutes les maisons de la Limagne, et des pays voisins.
Une grotte de lave.—Dans la lave sortie autrefois des volcans se creusent des grottes avec des colonnes, dont quelques-unes ont des formes les plus curieuses.
—Tout de même, dit le petit Julien, c'est bien singulier de penser que les volcans nous ont donné la maison où nous voilà!
—Ils ont aussi donné à la Limagne sa richesse. Généralement les terrains volcaniques sont plus fertiles. C'est avec les blés abondants de la Limagne que Clermont fait les excellentes pâtes alimentaires, les vermicelles, les semoules dont j'ai acheté une grande quantité et que nous chargerons demain dans la voiture. Les fruits secs et confits que Clermont prépare si bien et à bon marché ont aussi mûri dans la Limagne.
—Est-ce que vous en avez acheté, monsieur Gertal?
—Oui, dit le patron, et j'en trouverai une vente certaine, car ils sont renommés. En même temps, il chercha dans sa poche et atteignit un petit sac:—Voici des échantillons; goûtez cette marchandise, enfants.
Il y avait des abricots, des cerises, des prunes. Julien fut d'avis que la Limagne était un pays superbe, puisqu'il donne des fruits si parfaits, et que les habitants étaient fort industrieux de savoir si bien les conserver.
Dentellière d'Auvergne.—La dentelle se fait sur un métier portatif, sorte de coussin, au milieu duquel se trouve une petite roue percée de trous qui correspondent au dessin de la dentelle. Les dentellières ont souvent le tort de tenir leur métier sur leur genoux, au lieu de le placer sur une table; elles peuvent ainsi devenir contrefaites et même, à la longue, elles s'exposent aux paralysies, à cause de la position immobile qu'elles gardent pour ne pas ébranler leur métier.
M. Gertal reprit alors:—Pour votre vente à vous, enfants, je vous achèterai des dentelles du pays: à Lyon, vous les vendrez à merveille.
—Des dentelles! s'écria Julien; mais, monsieur Gertal, est-ce que nous saurons vendre cela?...Comment voulez-vous?...—Et l'enfant regardait le patron d'un air penaud.
—Bah! pourquoi non, petit Julien? Je te montrerai. Il est bon de s'habituer à travailler en tout genre quand on a sa vie à gagner. Un paquet de dentelles sera moins lourd à porter chez les acheteurs que deux poulardes.
—Pour ça, c'est vrai, reprit gaîment le petit garçon; les poulardes étaient pesantes, monsieur Gertal: vous les aviez joliment choisies. Mais, dites-moi, en Auvergne, les femmes font donc de la dentelle et des broderies, comme dans mon pays de Lorraine?
—Elles font des dentelles à très bas prix et solides. Il y a soixante-dix mille ouvrières qui travaillent à cela dans l'Auvergne et dans le département voisin, la Haute-Loire, chef-lieu le Puy. Comme la vie est à bon marché dans tous ces pays, et que les populations sont sobres, économes et consciencieuses, elles fabriquent à bon compte d'excellente marchandise, et le marchand qui la revend n'a point de reproches à craindre.
—C'est un métier bien amusant d'être marchand, dit le petit Julien; on voyage comme si on avait des rentes, et on gagne l'argent aisément.
—Petit Julien, répondit M. Gertal, je m'aperçois que tu parles souvent à présent sans réflexion. En ce moment-ci, il se trouve que la vente est bonne et qu'on gagne sa vie, c'est agréable; mais tu oublies qu'il y a des mois et quelquefois des années où on ne vend pas de quoi vivre, et petit à petit on mange tout ce qu'on avait amassé. Et puis, tu crois donc que moi, qui ai vu cent fois ces pays nouveaux pour toi, je n'aimerais pas mieux, à cette heure, être au coin de mon feu, assis auprès de ma femme avec mon fils sur les genoux, au lieu d'errer sur toutes les grandes routes en songeant à ma petite famille et en m'inquiétant de tout ce qui peut lui arriver pendant mon absence?
—Oh! c'est vrai, monsieur Gertal; voilà que je deviens étourdi tout de même! Je parle comme cela, du premier coup, sans réfléchir; ce n'est pas beau, et je vais tâcher de me corriger. Je comprends bien, allez, que, pour celui qui a une famille, rien ne vaut sa maison, son pays.
LV.—La ville de Thiers et les couteliers.—Limoges et la porcelaine.—Un grand médecin né dans le Limousin, Dupuytren.
Ce qu'il y a de plus heureux dans la richesse, c'est qu'elle permet de soulager la misère d'autrui.
Ce fut à la petite pointe du jour qu'on quitta Clermont; aussi on arriva de bonne heure à Thiers. Cette ville toute noire, aux rues escarpées, aux maisons entassées sur le penchant d'une montagne, est très industrieuse et s'accroît tous les jours. Elle occupe vingt mille ouvriers, et c'est aujourd'hui la plus importante ville de France pour la coutellerie.
Atelier de coutellerie a Thiers.—La coutellerie fabrique tous les couteaux, grands et petits, dont nous nous servons, ainsi que les canifs, grattoirs, etc. Les ouvriers représentés préparent les lames. D'autres, pendant ce temps, ont préparé les manches des couteaux, et il n'y aura plus qu'à les emmancher. Le grand soufflet qui sert à exciter le feu de la forge est mis en mouvement par un chien qui tourne dans une sorte de cage ronde comme font les écureuils.
Pendant que Pierrot dînait, nos amis dînèrent eux-mêmes, puis on se diligenta pour faire les affaires rapidement, car le patron ne voulait pas coucher à Thiers.
M. Gertal emmena les enfants avec lui, et ils achetèrent un paquet d'excellente coutellerie à bon marché, pour une valeur de 35 fr.; la veille, on avait déjà employé à Clermont les 35 autres francs en achats de dentelles.
Ouvriers fabriquant de la porcelaine.—La porcelaine se fabrique avec une terre très fine, le kaolin, qu'on réduit en pâte. Ensuite on divise cette pâte en feuilles blanches comme des feuilles de papier. L'ouvrier de droite tient une de ces feuilles entre ses mains et va l'appliquer sur le moule pour en faire un saladier. En même temps il faut tourner le moule. L'ouvrier de gauche est plus avancé en besogne. Sa feuille a déjà la forme du moule et il achève de l'appliquer avec une éponge. Il n'y a plus ensuite qu'à faire cuire au four les objets fabriqués.
Quand on fut en route, tandis que Pierrot gravissait pas à pas le chemin montant, Julien dit à M. Gertal:
—Avez-vous vu, monsieur, les jolies assiettes ornées de dessins et de fleurs dans lesquelles on nous a servi le dessert à Thiers? Moi, j'ai regardé par derrière, et j'ai vu qu'il y avait dessus: Limoges. Je pense que cela veut dire qu'on les a faites à Limoges. Limoges n'est donc pas loin d'ici?
—Ce n'est pas très près, répondit M. Gertal. Cependant le Limousin touche à l'Auvergne. C'est un pays du même genre, un peu moins montagneux et beaucoup plus humide.
—Je vois, reprit Julien, que dans ce pays-là on fabrique beaucoup d'assiettes, puisqu'il y en a jusque par ici.
—Oh! petit Julien, il y en a par toute la France, des porcelaines et des faïences de Limoges. Non loin de cette dernière ville, à Saint-Yrieix, on a découvert une terre fine et blanche: c'est cette terre que les ouvriers pétrissent et façonnent sur des tours pour en faire de la porcelaine. Il y a à Limoges une des plus grandes manufactures de porcelaine de la France. Limoges est du reste une ville peuplée, commerçante et très industrieuse.
Dupuytren, un des plus grands chirurgiens du dix-neuvième siècle, est né à Pierre-Buffières (Haute-Vienne), en 1777; il est mort en 1835.
André était à côté de Julien.
—Eh bien, lui dit-il, puisque nous parlons de Limoges et du Limousin, où nous ne devons point passer, cherche dans ton livre: il y a sans doute des grands hommes nés dans cette province. Tu nous feras la lecture, et ce sera pour nous comme un petit voyage en imagination.
Julien s'empressa de prendre son livre et lut la vie de Dupuytren.
LVI.—Une ferme dans les montagnes d'Auvergne.—Julien et le jeune vannier Jean-Joseph.—La veillée.
Enfants, si par la pensée vous vous mettiez à la place de ceux qui ont perdu leurs parents, combien les vôtres vous deviendraient plus chers?
Nos trois voyageurs arrivèrent à un hameau situé dans la montagne au milieu des «bois noirs,» comme on les appelle, à une dizaine de kilomètres de Thiers. On descendit chez un fermier du hameau que le patron connaissait. Puis M. Gertal, qui ne perdait jamais une minute, courut la campagne pour acheter des fromages d'Auvergne. Il les fit porter dans sa voiture, afin qu'on fût prêt à repartir le lendemain.
Pendant ce temps, Julien et André étaient restés chez la fermière et passaient la veillée en famille. Les femmes, réunies autour de la lampe, étaient occupées à faire de la dentelle; les hommes, rudes bûcherons de la montagne, aux épaules athlétiques, reposaient non loin du feu leurs membres fatigués, tandis que la ménagère préparait la soupe pour tout le monde.
Dans un coin voisin du foyer, un petit garçon de l'âge de Julien, assis par terre, tressait des paniers d'osier.
Julien s'approcha de lui, portant sous son bras le précieux livre d'histoires et d'images que lui avait donné la dame de Mâcon; puis il s'assit à côté de l'enfant.
Le jeune vannier se rangea pour faire place à Julien, et sans rien dire le regarda avec de grands yeux timides et étonnés; puis il reprit son travail en silence.
Le vannier.—C'est l'ouvrier qui fabrique des vans, des corbeilles et des paniers, avec des brins d'osier, de saule et autres tiges flexibles qu'il entrelace adroitement. Les vanniers ne doivent pas tenir serrées entre leurs lèvres les baguettes d'osier dont ils veulent se servir ni les mâcher entre leurs dents: cette mauvaise habitude entraîne des maladies de la bouche.
Ce silence ne faisait pas l'affaire de notre ami Julien, qui s'empressa de le rompre.
—Comment vous appelez-vous? dit-il avec un sourire expansif. Moi, j'ai bientôt huit ans, et je m'appelle Julien Volden.
—Je m'appelle Jean-Joseph, dit timidement le petit vannier, et j'ai huit ans aussi.
—Moi, j'ai été à l'école à Phalsbourg et à Épinal, dit Julien, et j'ai là un livre où il y a de belles images; voulez-vous les voir, Jean-Joseph?
Jean-Joseph ne leva pas les yeux.
—Non, dit-il, avec un soupir de regret; je n'ai pas le temps: ce n'est pas dimanche aujourd'hui et j'ai à travailler.
—Si je vous aidais? dit aussitôt le petit Julien, avec son obligeance habituelle; cela n'a pas l'air trop difficile, et vous auriez plus vite fini votre tâche.
—Je n'ai pas de tâche, dit Jean-Joseph. Je travaille tant que la journée dure, et j'en fais le plus possible pour contenter mes maîtres.
—Vos maîtres! dit Julien surpris; les fermiers d'ici ne sont donc pas vos parents?
—Non, dit tristement le petit garçon; je ne suis ici que depuis deux jours: j'arrive de l'hospice, je n'ai pas de parents.
Le gentil visage de Julien s'assombrit:
—Jean-Joseph, moi non plus je n'ai pas de parents.
Jean-Joseph secoua la tête:—Vous avez un grand frère, vous; mais moi, je n'ai personne du tout.
—Personne! répéta Julien lentement comme si cela lui paraissait impossible à comprendre. Pauvre Jean-Joseph!
Et les deux enfants se regardèrent en silence. Près d'eux, André debout les observait. Il n'avait pas perdu un mot de leur conversation, et malgré lui le visage triste du petit Jean-Joseph lui serra le cœur: il songea combien son cher Julien était heureux d'avoir un grand frère pour l'aimer et veiller sur lui.
Cependant Julien rompit de nouveau le silence:—Jean-Joseph, dit-il, aimez-vous les histoires?
—Je crois bien, répondit le jeune vannier; c'est tout ce qui m'amuse le plus au monde.
Et il jeta un regard d'envie sur le livre de Julien.
—Eh bien, dit Julien, voilà ce que nous allons faire. Je vous lirai une histoire de mon livre; je lirai tout bas; cela ne dérangera personne et cela nous amusera tous les deux sans vous faire perdre de temps.
Le visage de Jean-Joseph s'épanouit à son tour en un joyeux sourire:—Oui, oui, lisez, Julien. Quel bonheur! vous êtes bien aimable de partager avec moi votre récréation.
Julien tout heureux ouvrit son livre.
—Ces histoires-là, dit-il, ce ne sont pas des contes du tout, c'est arrivé pour tout de bon, Jean-Joseph. Ce sont les histoires des hommes illustres de la France; il y en a eu dans toutes les provinces, car la France est une grande nation; mais nous lirons l'histoire des hommes célèbres de l'Auvergne, puisque vous êtes né en Auvergne, Jean-Joseph.
—C'est cela, dit Jean-Joseph; voyons les grands hommes de l'Auvergne.
Julien commença à voix basse, mais distinctement.
LVII.—Les grands hommes de l'Auvergne.—Vercingétorix et l'ancienne Gaule.
Il y a eu parmi nos pères et nos mères dans le passé des hommes et des femmes héroïques; le récit de ce qu'ils ont fait de grand élève le cœur et excite à les imiter.
La France, notre patrie, était, il y a bien longtemps de cela, presque entièrement couverte de grandes forêts. Il y avait peu de villes, et la moindre ferme de votre village, enfants, eût semblé un palais. La France s'appelait alors la Gaule, et les hommes à demi sauvages qui l'habitaient étaient les Gaulois.
Nos ancêtres, les Gaulois, étaient grands et robustes, avec une peau blanche comme le lait, des yeux bleus et de longs cheveux blonds ou roux qu'ils laissaient flotter sur leurs épaules.
Ils estimaient avant toutes choses le courage et la liberté. Ils se riaient de la mort, ils se paraient pour le combat comme pour une fête.
Leurs femmes, les Gauloises, nos mères dans le passé, ne leur cédaient en rien pour le courage. Elles suivaient leurs époux à la guerre; des chariots traînaient les enfants et les bagages; d'énormes chiens féroces escortaient les chars.
—Regardez un peu, Jean-Joseph, l'image des chariots de guerre.
Jean-Joseph jeta un coup d'œil rapide et Julien reprit:
L'histoire de ce qui s'est passé en ce temps-là dans la Gaule, notre patrie, est émouvante.
Il y a bientôt deux mille ans, un grand général romain, Jules César, qui aurait voulu avoir le monde entier sous sa domination, résolut de conquérir la Gaule.
Chariot de guerre des Gaulois.—Nos ancêtres de la Gaule aimaient beaucoup la guerre et les voyages. Ils s'assemblaient par grandes multitudes: les uns montaient sur des chars, les autres allaient à pied, et ils partaient ainsi à la conquête de lointains pays. Dans les batailles, ils lançaient des flèches et des javelines du haut des chars comme du haut de tours roulantes.
Nos pères se défendirent vaillamment, si vaillamment que les armées de César, composées des meilleurs soldats du monde, furent sept ans avant de soumettre notre patrie.
Mais enfin la Gaule, couverte du sang de ses enfants, épuisée par la misère, se rendit.
Un jeune Gaulois, né dans l'Auvergne, résolut alors de chasser les Romains du sol de la patrie.
Il parla si éloquemment de son projet à ses compagnons que tous jurèrent de mourir plutôt que de subir le joug romain. En même temps, ils mirent à leur tête le jeune guerrier et lui donnèrent le titre de Vercingétorix, qui veut dire chef.
Bientôt Vercingétorix envoya en secret dans toutes les parties de la Gaule des hommes chargés d'exciter les Gaulois à se soulever. On se réunissait la nuit sous l'ombre impénétrable des grandes forêts, auprès des énormes pierres qui servaient d'autels; on parlait de la liberté, on parlait de la patrie, et l'on promettait de donner sa vie pour elle.
Un autel des anciens Gaulois.—On trouve dans certaines contrées de la France, et surtout en Bretagne, des sortes de grandes tables de pierre qui, construites depuis les temps les plus reculés, servaient d'autels aux Gaulois, nos ancêtres. C'est sur ces tables qu'ils sacrifiaient leurs victimes, et ces victimes étaient parfois des hommes, des prisonniers de guerre, des esclaves. On appelle ces monuments de pierre des dolmens.
Julien s'interrompit encore pour montrer à Jean-Joseph un autel des anciens Gaulois, puis il reprit sa lecture:
Au jour désigné d'avance, la Gaule entière se souleva d'un seul coup, et ce fut un réveil si terrible que, sur plusieurs points, les légions romaines furent exterminées.
César, qui se préparait alors à quitter la Gaule, fut forcé de revenir en toute hâte, pour combattre Vercingétorix et les Gaulois révoltés. Mais Vercingétorix vainquit César à Gergovie.
—Gergovie, dit Jean-Joseph, c'est un endroit à côté de Clermont, j'en ai entendu parler plus d'une fois. Continuez, Julien; j'aime ce Vercingétorix.
Six mois durant, Vercingétorix tint tête à César, tantôt vainqueur, tantôt vaincu.
Enfin César réussit à enfermer Vercingétorix dans la ville d'Alésia, où celui-ci s'était retiré avec soixante mille hommes.
Alésia, assiégée et cernée par les Romains, comme notre grand Paris l'a été de nos jours par les Prussiens, ne tarda pas à ressentir les horreurs de la famine.
—Oh! dit Julien, un siège, je sais ce que c'est: c'est comme à Phalsbourg, où je suis né et où j'étais quand les Allemands l'ont investi. J'ai vu les boulets mettre le feu aux maisons, Jean-Joseph; papa, qui était charpentier et pompier, a été blessé à la jambe en éteignant un incendie et en sauvant un enfant qui serait mort dans le feu sans lui.
—Il était brave, votre père, dit Jean-Joseph avec admiration.
—Oui, dit Julien, et nous tâcherons de lui ressembler, André et moi. Mais voyons la fin de l'histoire:
La ville, où les habitants mouraient de faim, songeait à la nécessité de se rendre, lorsqu'une armée de secours venue de tous les autres points de la Gaule se présenta sous les murs d'Alésia.
Une grande bataille eut lieu; les Gaulois furent d'abord vainqueurs, et César, pour exciter ses troupes, dut combattre en personne. On le reconnaissait à travers la mêlée à la pourpre de son vêtement. Les Romains reprirent l'avantage; ils enveloppèrent l'armée gauloise. Ce fut un désastre épouvantable.
Dans la nuit qui suivit cette funeste journée, Vercingétorix, voyant la cause de la patrie perdue, prit une résolution sublime. Pour sauver la vie de ses frères d'armes, il songea à donner la sienne. Il savait combien César le haïssait; il savait que plus d'une fois, dès le commencement de la guerre, César avait cherché à se faire livrer Vercingétorix par ses compagnons d'armes, promettant à ce prix de pardonner aux révoltés. Le noble cœur de Vercingétorix n'hésita point: il résolut de se livrer lui-même.
Au matin, il rassembla le conseil de la ville et y annonça ce qu'il avait résolu. On envoya des parlementaires porter ses propositions à César. Alors, se parant pour son sacrifice héroïque comme pour une fête, Vercingétorix, revêtu de sa plus riche armure, monta sur son cheval de bataille. Il fit ouvrir les portes de la ville, puis s'élança au galop jusqu'à la tente de César.
Arrivé en face de son ennemi, il arrête tout d'un coup son cheval, d'un bond saute à terre, jette aux pieds du vainqueur ses armes étincelantes d'or, et fièrement, sans un seul mot, il attend immobile qu'on le charge de chaînes.
Vercingétorix, de la tribu des Arvernes (habitants de l'Auvergne), vivait au dernier siècle avant J.-C.
Vercingétorix avait un beau et noble visage; sa taille superbe, son attitude altière, sa jeunesse produisirent un moment d'émotion dans le camp de César. Mais celui-ci, insensible au dévouement du jeune chef, le fit enchaîner, le traîna derrière son char de triomphe en rentrant à Rome, et enfin le jeta dans un cachot.
Six ans Vercingétorix languit à Rome dans ce cachot noir et infect. Puis César, comme s'il redoutait encore son rival vaincu, le fit étrangler.
—Hélas! dit Jean-Joseph avec amertume, il était bien cruel ce César.
—Ce n'est pas tout, Jean-Joseph, écoutez:
Enfants, réfléchissez en votre cœur, et demandez-vous lequel de ces deux hommes, dans cette lutte, fut le plus grand.
Laquelle voudriez-vous avoir en vous, de l'âme héroïque du jeune Gaulois, défenseur de vos ancêtres, ou de l'âme ambitieuse et insensible du conquérant romain?
—Oh! s'écria Julien tout ému de sa lecture, je n'hésiterais pas, moi, et j'aimerais encore mieux souffrir tout ce qu'a souffert Vercingétorix que d'être cruel comme César.
—Et moi aussi, dit Jean-Joseph. Ah! je suis content d'être né en Auvergne comme Vercingétorix.
On garda un instant le silence. Chacun songeait en lui-même à ce que Julien venait de lire. Puis le jeune garçon, reprenant son livre, continua sa lecture.
LVIII.—Michel de l'Hôpital.—Desaix.—Le courage civil et le courage militaire.
I. Enfants, voici encore une belle histoire, l'histoire d'un magistrat français qui ne connut jamais dans la vie d'autre chemin que celui du devoir, et qui se montra aussi courageux dans les fonctions civiles que d'autres dans le métier des armes.
Michel de l'Hôpital naquit, en Auvergne, au seizième-siècle. Son travail assidu, ses études savantes et son grand talent le firent arriver à un poste des plus élevés: il fut chargé d'administrer les finances de l'État.
Bien d'autres, avant lui, s'étaient, à ce poste, enrichis rapidement, en gaspillant sans scrupule les trésors de la France. Michel, qui avait la plus sévère honnêteté, réforma les abus et donna l'exemple d'un entier désintéressement. Pauvre il était arrivé aux finances, pauvre il en sortit; tellement que le roi fut obligé de donner une dot à la fille de Michel de l'Hôpital pour qu'elle pût se marier.
Michel de l'Hopital, né à Aigueperse (Puy-de-Dôme), en 1505, mort en 1573.
La probité que Michel avait montrée dans l'administration des finances lui valut d'être nommé à un poste plus important encore. Cette fois, ce n'étaient plus les trésors de l'État qu'il avait entre les mains, c'était l'administration de la justice qui lui était confiée: il fut nommé grand chancelier du royaume.
Dès le début, on voulut lui arracher une injustice, et obtenir qu'il signât un arrêt de mort immérité. On le menaçait lui-même de le mettre à mort, s'il ne signait cet arrêt. La réponse de Michel de l'Hôpital fut telle, qu'il serait à souhaiter que tout Français l'apprit par cœur:
—Je sais mourir, dit-il, mais je ne sais point me déshonorer.
Et Michel ne signa pas.
Pendant plusieurs années il occupa son poste de chancelier sans qu'il fût possible à personne de le corrompre, ni par des présents ni par des menaces.
Enfin, cette franchise courageuse et cette probité déplurent. De plus, il voulait empêcher, au sein de la France, ces dissensions entre Français, ces guerres civiles et religieuses qui la désolaient alors. La reine Catherine de Médicis lui enleva sa charge, et Michel se retira sans regret à sa campagne.
Peu de temps après, on vint lui apprendre qu'un grand massacre se faisait dans le royaume par ordre du roi Charles IX, le massacre de la Saint-Barthélemy. On lui dit que le nom de Michel de l'Hôpital était sur la liste des victimes et que les assassins allaient arriver. Michel ne se troubla point et commanda qu'au lieu de fermer les portes on les ouvrît toutes grandes.
A ce moment, un messager de la cour, envoyé en toute hâte, vint lui annoncer que le roi lui faisait grâce. Michel répondit fièrement:
—J'ignorais que j'eusse mérité ni la mort ni le pardon.
Quelle que fût l'énergie de Michel de l'Hôpital, son grand cœur ne put supporter la vue des malheurs dont la patrie était alors accablée. Sa vie fut abrégée par la tristesse. Il mourut six mois après la Saint-Barthélemy, dans une pauvreté voisine de la misère.
Enfants, vous le voyez, il n'y a pas seulement de belles pages dans l'histoire de notre France; hélas! il y en a qui attristent le cœur, comme les massacres commandés par Charles IX, et qu'on voudrait pouvoir effacer à jamais. Enfants, c'est le juste châtiment de ceux qui ont fait le mal, que leurs actions soient haïes dans le passé comme elles l'ont été dans le présent, et que leur souvenir indigne les cœurs honnêtes.
Quand Charles IX eut inondé la France sous des flots de sang, il ne put étouffer la voix de sa conscience. A son lit de mort, il fut poursuivi par d'horribles visions: il croyait apercevoir ses victimes devant lui. L'étrange maladie dont il mourut redoublait ses terreurs; il avait des sueurs de sang et son agonie fut affreuse.
Enfants, comparez en votre cœur le roi Charles IX et Michel de l'Hôpital. L'un mourut pauvre après avoir vécu esclave de la justice et de l'honneur, n'ayant qu'une crainte au monde, la crainte de faillir à son devoir: son nom est resté pour tous comme le souvenir de la loyauté vivante, chacun de nous voudrait lui ressembler. L'autre vécut entouré des splendeurs royales; mais, au milieu des plaisirs et des fêtes, ce cœur misérable ne put trouver le repos. Objet de mépris pour lui-même, il l'était aussi pour ceux qui l'approchaient, et il le sera toujours pour ceux qui liront son histoire.
Enfants, n'oubliez jamais ce que Michel de l'Hôpital aimait à répéter:—Hors du devoir, il n'y a ni honneur ni bonheur durable.
II. C'est encore l'Auvergne qui a vu naître, l'an 1768, un homme de guerre également célèbre par son courage et par son honnêteté: Desaix.
—Oh! oh! Jean-Joseph, vous devez être content. Les hommes courageux ne manquent pas dans votre pays. Voyons la suite:
Desaix à l'âge de vingt-six ans était déjà général. Il prit part aux grandes guerres de la Révolution française contre l'Europe coalisée.
Desaix, né en 1768, près de Riom (Puy-de-Dôme), mourut, en 1800, à la bataille de Marengo, au moment où il venait de décider la victoire.
Desaix était d'une extrême probité. Quand on frappait les ennemis d'une contribution de guerre, il ne prenait jamais rien pour lui, et cependant il était lui-même pauvre; «mais, disait-il, ce qu'on peut excuser chez les autres n'est pas permis à ceux qui commandent des soldats.» Aussi était-il admiré de tous et estimé de ses ennemis. En Allemagne, où il fit longtemps la guerre, les paysans allemands l'appelaient le bon général. En Orient, dans la guerre d'Égypte où il suivit Bonaparte, les musulmans qui habitent le pays l'avaient surnommé le sultan juste, c'est-à-dire le chef juste.
En 1800, se livra dans le Piémont, près de Marengo, une grande bataille. Nos troupes, qui avaient traversé les Alpes par le mont Saint-Bernard pour surprendre les Autrichiens, se trouvèrent attaquées par eux. Après une résistance héroïque, nos soldats pliaient et commençaient à s'enfuir. Tout à coup, Desaix arriva en toute hâte à la tête de la cavalerie française; il se jeta au milieu de la mêlée, donnant l'exemple à tous et guidant ses soldats à travers les bataillons autrichiens, qui furent bientôt bouleversés. Mais une balle ennemie le blessa à mort et il tomba de son cheval; au moment d'expirer, il vit les ennemis en fuite: il avait par son courage décidé la victoire. «Je meurs content, dit-il, puisque je meurs pour la patrie.»
Ses soldats lui élevèrent un monument sur le champ même de la bataille. Plus tard, sa statue fut érigée à Clermont-Ferrand.
Vercingétorix et Desaix furent des modèles du courage militaire; Michel de l'Hôpital fut un modèle de courage civique, non moins difficile parfois et aussi glorieux que l'autre. Partout et toujours, dans la paix comme dans la guerre, faire ce qu'on doit, advienne que pourra, voilà le vrai courage et le véritable honneur.
—Faire ce qu'on doit, advienne que pourra, répéta Jean-Joseph, je veux me rappeler cela toujours, Julien.
—Moi aussi, dit Julien, je veux faire mon devoir toujours, quoi qu'il puisse arriver.
André, tout en causant avec les bûcherons, avait continué de prêter attention à la conversation des deux enfants; la dernière phrase le frappa, et lui aussi, sérieux, réfléchi, se disait en lui-même:
—Faire ce qu'on doit, advienne que pourra, c'est une belle pensée que je veux retenir!
LIX.—Le réveil imprévu.—La présence d'esprit et l'initiative en face du danger.
Ne pas se laisser troubler par un danger, c'est l'avoir à moitié vaincu.
Lorsque M. Gertal rentra, on se mit à table tous ensemble, et le Jurassien, désignant Jean-Joseph:—Tiens, dit-il au fermier, où avez-vous donc pris ce jeune garçon que je ne vous connaissais point? il a l'air intelligent.
—Pour cela, oui, dit le cultivateur, il est intelligent et il me rendra service s'il continue. J'avais besoin d'un enfant de cet âge pour garder les bêtes: je suis allé le chercher à l'hospice; on aime assez à placer les orphelins aux champs chez de braves gens; on me l'a confié. Il est encore si timide et étonné, il fait si peu de bruit, qu'à tout moment on oublie qu'il existe; mais cela ne m'inquiète pas, monsieur Gertal, il ne se dégourdira que trop à la longue.
—D'autant que vous êtes le meilleur des hommes, dit M. Gertal, et que vous aimez les enfants.
Après le repas, la veillée ne se prolongea guère: chacun se coucha de bonne heure. André et Julien furent conduits dans un petit cabinet servant de décharge; Jean-Joseph monta au second sous les combles, où il y avait une étroite mansarde, et M. Gertal eut, au premier étage, le meilleur lit.
—Tenez-vous tout prêts dès ce soir, dit le patron aux enfants: nous partirons demain de bonne heure; la voiture est chargée, il n'y a que Pierrot à atteler et je vais boucler ma valise avant de me mettre au lit.
—Oui, oui, soyez tranquille, monsieur Gertal, dirent les enfants.—Et avant de se coucher, ils bouclèrent aussi toute prête la courroie de leur paquet.
Depuis longtemps chacun dormait dans la ferme lorsque André se réveilla tout suffoquant et mal à l'aise.
Il était si gêné qu'il put à peine, au premier moment, se rendre compte de ce qu'il éprouvait. Il sauta hors de son lit sans trop savoir ce qu'il faisait et il ouvrit la fenêtre pour avoir de l'air.
Le vent froid de la montagne s'engouffra aussitôt en tourbillonnant dans la pièce et ouvrit la porte mal fermée. Alors une fumée épaisse entra dans le cabinet, puis un crépitement suivit, comme celui d'un brasier qui s'allume. André pris de terreur courut au lit où dormait Julien; il le secoua avec épouvante.—Lève-toi, Julien, le feu est à la ferme.
L'enfant s'éveilla brusquement, sachant à peine où il en était, mais André ne lui laissa pas le temps de se reconnaître. Il lui mit sur le bras leurs vêtements; lui-même saisit, d'une main, sur la chaise, le paquet de voyage bouclé la veille; de l'autre, il prit la main de Julien, et l'entraînant avec lui, il courut à travers la fumée réveiller M. Gertal et jeter l'alarme dans la ferme.
—André, cria le patron, je te suis, éveille tout le monde; puis cours vite à Pierrot, attèle-le, fais-lui enlever la voiture hors de danger; après cela nous aiderons le fermier à se tirer d'affaire.
André, toujours tenant Julien, s'élança au plus vite. Quand il arriva aux étables, la flamme tournoyait déjà au-dessus, car il y avait des fourrages dans le grenier, et des étincelles avaient embrasé la toiture en chaume.
—Habille-toi, dit André à Julien, qui claquait des dents au vent de la nuit.
Lui-même, à la hâte, passa une partie de ses vêtements, et prenant le reste, il jeta le tout dans la voiture.
Bientôt M. Gertal arriva, ainsi que les gens de la ferme. C'était un brouhaha et un effroi indescriptibles. On n'entendait que des cris de détresse, auxquels se mêlaient le mugissement des vaches qu'on essayait de chasser de leur étable et le bêlement des moutons qui se pressaient effarés sans vouloir sortir.
Au milieu de ce désordre général, à travers la fumée aveuglante, André et le patron réussirent pourtant à atteler Pierrot à la voiture. On mit Julien dedans, et André, d'un vigoureux coup de fouet, entraîna le tout dans le chemin éclairé par les lueurs rouges de l'incendie.
Quand la voiture fut hors de danger, André attacha le cheval à un arbre et dit à son frère.
—Petit Julien, tâche de sortir de ton étonnement afin de te rendre utile. Voyons, éveille-toi; cherche des pierres pour caler les roues de la voiture; moi, je cours aider les braves gens de la ferme qui sont dans l'embarras: quand tu auras fini, tu viendras me rejoindre.
—Oui, dit Julien, d'une voix qu'il essaya de rendre assurée, va, André.
Et il sauta hors de la voiture, pendant qu'André courait comme une flèche rejoindre M. Gertal près de la maison en feu.
LX.—L'incendie.—Jean-Joseph dans sa mansarde.—Une belle action.
Puisque tous les hommes sont frères, ils doivent toujours être prêts à se dévouer les uns pour les autres.
L'incendie avait fait des progrès effrayants. Les flammes tournoyaient dans les airs au gré de l'ouragan; la toiture en chaume tantôt s'effondrait, tantôt tourbillonnait en rafales étincelantes; mais on ne pouvait songer à éteindre l'incendie, car il n'y avait point de pompes à feu dans le hameau. On essayait seulement d'arracher aux flammes le plus de choses possibles: les bestiaux d'abord, la récolte ensuite. Chacun travaillait avec énergie. Le fermier n'avait malheureusement pas assuré sa maison, bien qu'on le lui eût cent fois conseillé. En voyant ainsi le fruit de trente années de labeur opiniâtre dévoré par les flammes, le malheureux était comme fou de désespoir et ne savait plus ce qu'il faisait.
Cependant le petit Julien avait repris son calme, et bientôt il arriva à son tour.
Sa première pensée fut de chercher Jean-Joseph à travers la foule; personne ne songeait à Jean-Joseph et ne savait où il était.
—Bien sûr, dit le petit garçon avec effroi, Jean-Joseph est resté dans sa mansarde; je cours le chercher.
Il partit en toute hâte, mais déjà il n'y avait plus moyen de monter jusque-là: l'escalier s'était effondré et les flammes tourbillonnaient à l'entrée.
Julien revint dans la cour: la lucarne de la mansarde était hermétiquement close par son petit volet. A coup sûr Jean-Joseph dormait encore sans se douter du danger.
Julien saisit une pierre ronde assez grosse, et avec habileté il la lança dans le volet de toutes ses forces. Ce volet, qui s'ouvrait en dedans et ne tenait que par un mauvais crochet, céda aussitôt: au milieu du crépitement de l'incendie, on distingua le bruit de la pierre roulant dans la mansarde, tandis que la petite voix de Julien criait:—Jean-Joseph! Jean-Joseph!
L'instant d'après, le visage épouvanté de Jean-Joseph se montra à la lucarne. Le pauvre enfant dressait au-dessus de sa tête ses deux petites mains jointes dans un geste désespéré; le vent poussait des traînées de flammes au-dessus de la lucarne, et à leur clarté sinistre on voyait de grosses larmes couler sur les joues pâles de l'enfant, tandis que sa voix appelait:—Au secours! au secours!
André, qui s'était absenté un instant avec M. Gertal, revint alors, traînant une échelle: on l'appliqua sous la lucarne. Elle était trop courte de près de deux mètres.
—N'importe, dit M. Gertal, je monterai au dernier échelon: je suis très grand, l'enfant descendra sur mes épaules. André, tiens bien l'échelle.
M. Gertal monta, mais il était pesant, l'échelle mauvaise; un barreau vermoulu se brisa et le brave Jurassien roula par terre.
—C'est impossible, dit-il en se relevant.
—C'est impossible, répéta chacun, et quelques-uns détournaient la tête pour ne pas voir la toiture prête à s'écrouler sur l'enfant.
Alors André, sans dire un mot, avec une rapidité de pensée merveilleuse, saisit un grand fouet de roulier qui dans le désarroi général traînait par terre. Il prit son couteau, coupa la lanière en cuir du fouet, s'en servit pour lier solidement le gros bout du fouet contre le dernier barreau de l'échelle afin d'en faire un appui solide; puis, avec dextérité, il appliqua de nouveau l'échelle contre la muraille:
—A votre tour, monsieur Gertal, dit-il, tenez-moi l'échelle: je suis moins pesant que vous, et j'ai dans le haut un barreau solide.
En même temps André s'élança légèrement sur les barreaux, qui pliaient sous son poids. Arrivé au dernier, celui qu'il avait consolidé, il se retourna doucement sans trop appuyer, présentant le dos à la muraille et se soutenant contre, puis, levant ses deux bras jusqu'à la hauteur de la lucarne:
—Aide-toi de mes bras, Jean-Joseph, dit-il d'une voix calme; descends sur mes épaules et n'aie pas peur.
Jean-Joseph s'assit sur la lucarne, puis se laissa glisser le long du mur jusqu'à ce que ses pieds touchassent le dos d'André. Une pluie d'étincelles jaillissait autour d'eux, le barreau consolidé fléchissait encore sous son double poids; la position était si périlleuse que les spectateurs de cette scène fermèrent un instant les yeux d'épouvante.—Mon Dieu! disait le petit Julien agenouillé à quelques pas et joignant les mains avec angoisse, mon Dieu! sauvez-les.
Quand André sentit Jean-Joseph sur ses épaules, il le fit glisser dans ses bras, par devant lui; puis il le posa sur le second barreau de l'échelle:—Descends devant à présent, lui dit-il, et prends garde au barreau cassé dans le milieu.
Jean-Joseph descendit rapidement, André à sa suite. Ils arrivaient à peine au dernier tiers de l'échelle qu'un bruit se fit entendre. Une partie du toit s'effondrait; des pierres détachées du mur roulèrent et vinrent heurter l'échelle, qui s'affaissa lourdement.
Un cri de stupeur s'échappa de toutes les bouches; mais, avant même qu'on eût eu le temps de s'élancer, André était debout. Il n'avait que de légères contusions, et il relevait le petit Jean-Joseph, qui s'était évanoui dans l'émotion de la chute.
Quand l'enfant revint à lui, il était encore dans les bras d'André. Celui-ci, épuisé lui-même, s'était assis à l'écart sur une botte de paille.
Le premier mouvement du petit garçon fut d'entourer de ses deux bras le cou du brave André, et le regardant de ses grands yeux effrayés qui semblaient revenir de la tombe, il lui dit doucement:—Que vous êtes bon!
Puis il s'arrêta, cherchant quel autre merci dire encore à son sauveur et quoi lui offrir; mais il songea qu'il ne possédait rien, qu'il n'avait personne au monde, ni père, ni mère, ni frère, qui pût remercier André avec lui, et il soupira tristement.
—Jean-Joseph, dit André, comme s'il devinait l'embarras de l'orphelin, c'est parce que je sais que tu es si seul au monde que j'ai trouvé le courage de te sauver. A ton tour, quand tu seras grand et fort, il faudra aider ceux qui, comme toi, n'ont que le bon Dieu pour père ici-bas.
—Oui, reprit Jean-Joseph du fond de son cœur, quand je serai grand, je vous ressemblerai, je serai bon, je serai courageux!
—Et moi aussi, et moi aussi, reprit la petite voix tendre de Julien, qui accourait avec un paquet de vêtements qu'on lui avait donnés pour vêtir Jean-Joseph, car le pauvre enfant à moitié nu frissonnait sous le vent froid de la montagne.
Lorsque cette nuit pénible fut achevée, le lendemain, au moment de partir, M. Gertal prit le fermier à part:
—Mon brave ami, lui dit-il, je vous vois plus désespéré qu'il ne faut. Voyons, du courage, avec le temps on répare tout. Tenez, les affaires ont été bonnes pour moi cette année, Dieu merci; cela fait que je puis vous prêter quelque chose. Voici cinquante francs; vous me les rendrez quand vous pourrez: je sais que vous êtes un homme actif; seulement promettez-moi de ne pas vous laisser aller au découragement.
Le fermier, ému jusqu'aux larmes, serra la main du Jurassien, et on se quitta le cœur gros de part et d'autre.
Une fois en voiture avec les deux enfants, M. Gertal posa la main sur l'épaule d'André; il le regardait avec une sorte de fierté et de tendresse.
—Tu n'es plus un enfant, André, lui dit-il, car tu t'es conduit comme un homme. Tout le monde perdait la tête; toi, tu as gardé ta présence d'esprit; aussi je ne sais ce qu'il faut le plus louer, ou du courage que tu as montré ou de l'intelligence si prompte et si nette dont tu as fait preuve.
Il se tourna ensuite vers Julien.
—Et toi aussi, mon petit Julien, tu as eu la bonne pensée de songer à Jean-Joseph quand tout le monde l'oubliait; tu l'as éveillé avec la pierre que tu as lancée dans le volet, et c'est à toi qu'il doit d'exister encore, puisque personne ne pensait à lui. Vous êtes deux braves enfants tous les deux, et je vous aime de tout mon cœur. Continuez toujours ainsi, car il ne suffit pas dans le péril d'avoir un cœur courageux: il faut encore savoir conserver un esprit calme et précis, qui sache diriger le cœur et qui l'aide à triompher du danger par la réflexion.
LXI.—Les chèvres du mont d'Or.—Ce que peut rapporter une chèvre bien soignée.
Le bétail bien logé et bien nourri rapporte le double.
On quitta l'Auvergne et on entra dans le Lyonnais. M. Gertal fit remarquer aux enfants qu'on était dans l'un des départements les plus industrieux de la France, celui du Rhône. Aux environs de Lyon, nos trois amis firent un détour et passèrent au milieu de villages animés; Julien demanda le nom de cet endroit.—C'est le mont d'Or, dit M. Gertal; un joli nom, comme tu vois. Ne le confonds pas avec la montagne que nous avons vue en Auvergne, non loin de Clermont, et qui s'appelle le mont Dore. Sais-tu qu'est-ce qui fait la richesse de ces villages où nous sommes? Ce sont des chèvres que les cultivateurs élèvent en grande quantité. Dans aucun lieu de la France il n'y a autant de chèvres sur une si petite étendue de terrain. On en compte 18,000.
Chèvres en stabulation.—La chèvre est un des animaux qui s'accommodent le mieux du séjour de l'étable, quand l'étable est bien propre, bien tenue et point humide. On a calculé que vingt-quatre chèvres et un bouc peuvent rapporter par année, en lait ou en jeunes chevreaux, jusqu'à 1,200 francs de bénéfice net.
—18,000 chèvres! dit Julien, mais je n'en vois pas une. Nous en avons vu tant au contraire, en Auvergne, galoper sur les montagnes! Elles étaient bien jolies.
—Elles étaient fort jolies en effet, mais le cultivateur n'élève point les chèvres seulement pour leur gentillesse: c'est surtout pour le lait et les jeunes chevreaux qu'elles donnent. Eh bien, pour donner du lait, les chèvres n'ont pas un besoin absolu de galoper sur les montagnes. Quand on les place dans des étables bien propres et bien soignées et qu'on les nourrit convenablement, elles s'accommodent à ce genre de vie qui consiste à garder l'étable et qu'on appelle la stabulation. C'est ce qui arrive ici où nous sommes. Les 18,000 chèvres dont je te parle sont toutes enfermées dans des étables. De cette manière elles ne nuisent point à la culture des champs et ne vont point dévorer à tort et à travers les jeunes pousses des arbres. D'autre part, chacune donne jusqu'à six cents litres de lait par an. On fait avec ce lait un fromage estimé, si bien que chaque chèvre rapporte chaque année aux habitants 125 fr. par tête: il y a, sur ces 125 francs à déduire la nourriture; mais elle est peu coûteuse.
—125 fr. par tête, dit Julien, et 18,000 chèvres! cela fait bien de l'argent. Je n'aurais jamais cru que les chèvres fussent des animaux si utiles. Est-ce singulier à penser, que toutes ces chèvres sont renfermées et que nous n'en voyons pas une!
Au même moment, comme ils passaient près d'une ferme, on entendit un petit bêlement auquel bien vite répondirent de droite et de gauche d'autres bêlements semblables.
—Oh! les entendez-vous? dit Julien. Les voilà toutes qui se répondent les unes aux autres.
Julien riait de plaisir; mais ce joli bruit champêtre s'éteignit, étouffé par le bruit du trot de Pierrot qui courait vers Lyon à toutes jambes.
LXII.—Lyon vu le soir.—Le Rhône, son cours et sa source.
Les fleuves sont comme de grandes routes creusées des montagnes à la mer.
C'était déjà le soir quand nos voyageurs arrivèrent près de Lyon. Devant eux se dressaient les hautes collines couronnées par les dix-sept forts de Lyon et par l'église de Fourvières, qui dominent la grande cité. Ces collines étaient encore éclairées par les derniers rayons du crépuscule tandis que la ville se couvrait de la brume du soir. Mais bientôt tous les becs de gaz s'allumèrent comme autant d'étoiles qui, perçant la brume de leur blanche lueur, illuminaient la ville tout entière et renvoyaient des reflets jusque sur les campagnes environnantes.
—Que c'est joli! disait Julien; je n'avais jamais vu pareille illumination.
Bientôt nos amis arrivèrent sur les magnifiques quais du Rhône qui, avec ceux de la Saône, se développent sur une longueur de 40 kilomètres. A leurs pieds coulait en grondant le fleuve, que remontaient et descendaient des bateaux à vapeur.
—Oh! le grand fleuve! disait Julien. J'avais bien vu dans ma géographie que le Rhône est l'un des plus beaux fleuves de France, mais je ne me le figurais point comme cela.
Source du Rhone dans un glacier des Alpes.—Les grands fleuves prennent souvent naissance dans les glaciers. Ces amas de glaces, en effet, fondent lentement par en-dessous à la chaleur de la terre. Ainsi se forment, sous les glaciers, des torrents, des ponts de glace, des cavernes. La gravure représente une caverne de ce genre, d'où sort le torrent qui deviendra plus tard le Rhône.
—J'ai lu aussi, monsieur Gertal, dit André, que le Rhône est sujet à des débordements terribles. Il est pourtant bien bas en ce moment, et au milieu s'étendent de grandes îles de sable.
—Oui, mon ami, il est bas; mais ce qui le fait grossir si rapidement au printemps, c'est la fonte des neiges. Vous savez qu'il prend sa source au milieu des montagnes neigeuses de la Suisse, dans un vaste glacier, d'où il s'échappe par une grotte de glace. De là, il descend vers Genève. Vous rappelez-vous ce beau lac de Genève que nous avons vu ensemble du haut du Jura?
—Oh! oui, monsieur Gertal, je me le rappelle, dit Julien; les Alpes l'entourent comme de grandes forteresses, et tout au loin on aperçoit le haut du mont Blanc.
—Eh bien, le Rhône entre par un bout du lac et le traverse tout entier; mais le Rhône a un cours si rapide qu'il ne mêle point ses eaux à celles du lac. On le voit qui dessine au travers un large ruban de seize lieues de long. Puis il sort du lac, entre en France par le département de l'Ain et arrive jusqu'ici sans s'attarder en route, car c'est le plus impétueux de nos fleuves. Seulement, aux premières journées du printemps, quand les neiges fondent sur toutes les montagnes à la fois et que les torrents se précipitent de toutes parts, il reçoit tant d'eau que son vaste lit ne peut plus la contenir. Aussi la ville de Lyon a-t-elle été bien souvent ravagée par les inondations; d'autant plus que la Saône se met souvent aussi à déborder. En 1856, tous les quartiers qui avoisinent le Rhône ont été couverts d'eau et dévastés. Des maisons pauvres et mal bâties étaient emportées par le fleuve, et leurs habitants périssaient dans les eaux, ou, si l'on parvenait à les sauver, ils se trouvaient sans abri et réduits à la dernière misère.
—Oh! dit Julien, ceux qui habitent près de ce fleuve doivent avoir peur quand ils le voient grossir. A Phalsbourg, c'est bien plus commode: on n'a point du tout à craindre d'inondation, car on est sur une colline, bien loin de la rivière.
On sourit de la réflexion du petit Julien.
Bientôt on arriva à la maison où l'on devait passer la nuit, et Julien s'endormit en voyant encore en rêve la grande ville, ses longs quais, ses ponts et son fleuve bruyant.
LXIII.—Les fatigues de Julien.—La position de Lyon et son importance.—Les tisserands et les soieries.
L'industrie des habitants fait la prospérité des villes.
—Oh! monsieur Gertal, quelle grande ville que ce Lyon! s'écria le petit Julien, qui n'en pouvait plus de fatigue un matin qu'il revenait de porter un paquet chez un client. J'ai cru que je marcherais tout le jour sans arriver, tant il y a de rues à suivre et de ponts à passer!
—Allons, assieds-toi et dîne avec moi, dit M. Gertal; cela te reposera. André gardera l'étalage pendant ce temps. Quand nous aurons mangé, nous irons le remplacer au travail et il viendra dîner à son tour; car, dans le commerce, il faut savoir bien disposer son temps.
Julien s'assit, et pendant que le patron lui servait le potage, il s'écria encore:
—Mon Dieu! que c'est grand, cette ville de Lyon!
—Mais, dit le patron, tu sais bien que c'est la seconde ville de France, petit Julien.
—Tiens, c'est vrai, cela. Mais, monsieur Gertal, qu'est-ce qui fait donc que certaines villes deviennent de si grandes villes, tandis que les autres ne le deviennent point?
Le lyonnais est une petite province dont l'intelligence des habitants a fait une des plus importantes de France. Outre les grandes villes industrieuses de Lyon et de Saint-Étienne, d'autres, comme Tarare, Roanne, Montbrison, filent le coton et fabriquent la mousseline. Givors et Rive-de-Gier sont de grands entrepôts de charbons; Villefranche et Beaujeu font le commerce des vins.
—Cela tient presque toujours à l'industrie des habitants et à la place que les villes occupent, petit Julien. Tu as une carte de France dans le livre qu'on t'a donné à Mâcon, et puisque tu as toujours ce cher livre dans ta poche, ouvre-le et regarde la position de Lyon sur ta carte! Vois, Lyon est situé à la fois sur la Saône et sur le Rhône. Par la Saône il communique avec la Bourgogne et l'Alsace; par le Rhône, avec la Suisse d'un côté et avec la Méditerranée de l'autre. Par le canal de Bourgogne et les autres canaux, il communique avec Paris et la plupart des grandes villes de France. Six lignes de chemins de fer aboutissent à Lyon, et ses deux grandes gares sont sans cesse chargées de marchandises. N'est-ce pas là une magnifique position pour le commerce d'une ville, Julien?
—Oui, dit Julien, dont le petit doigt avait suivi sur la carte les chemins indiqués par M. Gertal; je connais déjà une partie de ces pays-là. Je comprends très bien maintenant ce que vous me dites, monsieur Gertal: pour qu'une ville prospère, il faut qu'elle soit bien placée et qu'il y ait bien des chemins qui y aboutissent.
—Justement; mais ce n'est pas le tout: il faut encore que la ville où toutes ces routes aboutissent soit industrieuse et que ses habitants sachent travailler. C'est là la gloire de Lyon, cité active et intelligente entre toutes, cité de travail qui a su, depuis plusieurs siècles, maintenir au premier rang dans le monde une de nos plus grandes industries nationales: la soierie. Il y a à Lyon 120,000 ouvriers qui travaillent la soie, petit Julien, et dans les campagnes environnantes 120,000 y travaillent aussi: en tout 240,000.
—240,000! fit Julien, mais, monsieur Gertal, cela fait comme s'il y avait douze villes d'Épinal occupées tout entières à la soie!
Ouvrier de Lyon tissant la soie a l'aide du métier Jacquard.—La plupart des ouvriers de Lyon travaillent chez eux avec des métiers qu'ils possèdent ou qu'on leur prête. D'autres travaillent dans de grands ateliers où les métiers sont mus par la vapeur. Du haut des métiers on voit se dérouler toutes faites les pièces de soieries ou de rubans.
—Oui, Julien. As-tu vu, en passant dans les faubourgs de la ville, ces hautes maisons d'aspect pauvre, d'où l'on entend sortir le bruit actif des métiers? C'est là qu'habite la nombreuse population ouvrière. Chacun a là son petit logement ou son atelier, souvent perché au cinquième ou sixième étage, souvent aussi enfoncé sous le sol, et il y travaille toute la journée à lancer la navette entre les fils de soie. De ces obscurs logements sortent les étoffes brillantes, aux couleurs et aux dessins de toute sorte, qui se répandent ensuite dans le monde entier. Il se vend chaque année à Lyon pour plus de 500 millions de francs de soieries. Du reste, le travail de la soie n'est pas le seul à occuper les Lyonnais. Ils tiennent encore un beau rang dans cent autres industries.
—Monsieur Gertal, j'ai vu sur une place, en faisant ma commission, la statue d'un grand homme, et on m'a dit que c'était celle de Jacquard, un ouvrier de Lyon. Je vais ouvrir encore mon livre pour voir si on y a mis ce grand homme-là.
Julien feuilleta son livre et ne tarda pas à voir la vie de Jacquard.—Le voilà tout justement! Eh bien, je la lirai quand nous aurons quitté Lyon et que nous serons en voiture sans avoir rien à faire; car à présent nous avons trop à travailler pour y songer.
—Tu as raison, Julien, il faut que chaque occupation vienne à sa place. L'ordre dans les occupations et dans le travail est encore plus beau que l'ordre dans nos vêtements et dans notre extérieur.
M. Gertal se leva de table, car tout en causant on avait bien dîné.—Il faut se remettre au travail, dit-il; il est l'heure. Retournons à notre étalage et venons retrouver André.
LXIV.—Le petit étalage d'André et de Julien à Lyon.—Bénéfices du commerce.—L'activité et l'économie, premières qualités de tout travailleur.
Etre actif, c'est économiser le temps.
C'était plaisir de voir avec quel soin nos trois amis arrangeaient chaque jour, sur une des places de Lyon les plus fréquentées, leur petit étalage de marchandises.
Il y en avait là pour tous les goûts. Dans un coin, c'étaient les beaux fruits de l'Auvergne, les pâtes et vermicelles fins de Clermont: dans un autre, l'excellente coutellerie achetée à Thiers s'étalait reluisante; puis, au-dessus, les dentelles d'Auvergne se déployaient en draperies ornementales, à côté des bas au métier achetés dans le Jura. Enfin, sous une vitrine à cet usage, brillaient dans tout leur éclat quelques montres de Besançon avec chaînes et breloques, et des boucles d'oreilles fabriquées en Franche-Comté; puis des objets sculptés dans les montagnes du Jura, anneaux de serviettes, tabatières, peignes et autres, complétaient l'assortiment.
André debout à un coin, M. Gertal à l'autre, s'occupaient à la vente. Julien, assis sur un tabouret, se reposait après chaque commission pour se préparer à en faire d'autres.
Du coin de l'œil il suivait, avec un vif intérêt, le petit tas de coutellerie et le paquet de dentelles qui représentaient leurs économies. Souvent, parmi les passants affairés de la grande ville, quelques-uns s'arrêtaient devant l'étalage, frappés du bon marché et de la belle qualité des objets, et aussi de l'air avenant des marchands. A mesure que le tas diminuait et que le paquet arrivait à sa fin, la figure de Julien s'épanouissait d'aise.
Un soir enfin, André vendit à une dame son dernier mètre de dentelle et à un collégien son dernier couteau. Les enfants comptèrent leur argent, qu'André avait mis soigneusement à part, et, à leur grande joie, ils virent qu'ils avaient 85 fr.
—85 fr.! disait le petit Julien en frappant de joie dans ses mains. Quoi! nous avons plus du double d'argent que nous n'avions en quittant Phalsbourg!
—C'est que, dit M. Gertal, ni les uns ni les autres nous n'avons perdu de temps ni regretté notre peine.
—C'est vrai, dit André, et vous nous avez donné l'exemple, monsieur Gertal.
La rue de la République, a Lyon.—Les grandes rues ne servent pas seulement à charmer les yeux par la régularité et par la beauté de leurs maisons ou de leurs magasins; elles assainissent les villes en permettant à l'air d'y circuler plus librement.
—Voyez-vous, mes enfants, reprit le patron, quand on a sa vie à gagner et qu'on veut se tirer d'affaire, il n'y a qu'un moyen qui vaille: c'est d'être actif comme nous l'avons été tous. Regardez autour de nous, dans cette grande ville de Lyon, quelle activité il y a! L'homme actif ne perd pas une minute, et à la fin de la journée il se trouve que chaque heure lui a produit quelque chose. Le négligent, au contraire, remet toujours la peine à un autre moment: il s'endort et s'oublie partout, aussi bien au lit qu'à table et à la conversation; le jour arrive à sa fin, il n'a rien fait; les mois et les années s'écoulent, la vieillesse vient, il en est encore au même point. C'est au moment où il ne peut plus travailler qu'il s'aperçoit, mais trop tard, de tout le temps qu'il a perdu. Pour vous, enfants, qui êtes jeunes, prenez dès à présent, pour ne la perdre jamais, la bonne habitude de l'activité et de la diligence.
—Oui certes, pensait le petit Julien, je veux être actif comme M. Gertal, qui trouve le temps de faire tant d'ouvrage dans un jour. Tous les marchands ne lui ressemblent pas. J'en vois beaucoup le long de notre route qui ne se donnent pas tant de peine; mais il me semble que ceux-là pourront bien être obligés de travailler alors qu'ils n'en auront plus la force, tandis que M. Gertal aura gagné de quoi se reposer sur ses vieux jours.
—C'est égal, reprit André pendant qu'on suivait la longue rue de la République, la plus belle et la plus large de la ville, nous aurions eu beau prendre de la peine, sans votre aide, monsieur Gertal, nous n'aurions pu réussir. C'est à vous que nous devons tout cet argent gagné. Que vous avez été bon de nous aider ainsi à nous tirer d'affaire!
—Mes enfants, c'est un service qui m'a peu coûté: vous avez profité des frais que je fais pour mon commerce à moi-même. Que cela vous soit une leçon pour plus tard: n'oubliez jamais ce que nous avons fait ensemble et ce que font tous les jours les paysans du Jura dans leurs associations. Si tous les hommes associaient ainsi leurs efforts, ils arriveraient vite à triompher de leurs misères.
LXV.—Deux hommes illustres de Lyon.—L'ouvrier Jacquard. Le botaniste Bernard de Jussieu. L'union dans la famille.—Le cèdre du Jardin des Plantes.
Ce que la patrie admire dans ses grands hommes, ce n'est pas seulement leur génie, c'est encore leur travail et leur vertu.
Quand on eut quitté Lyon et ses dernières maisons, tandis que la voiture courait à travers les campagnes fertiles et les beaux vignobles du Lyonnais, Julien prit son livre et, profitant de la première côte que Pierrot monta au pas, fit la lecture à haute voix.
I. A Lyon est né un homme qu'on a proposé depuis longtemps comme modèle à tous les travailleurs. Jacquard était fils d'un pauvre ouvrier tisseur et d'une ouvrière en soie. Dès l'enfance, il connut par lui-même les souffrances que les ouvriers de cette époque avaient à endurer pour tisser la soie. La loi d'alors permettait d'employer les enfants aux travaux les plus fatigants: ils y devenaient aveugles, bossus, bancals, et mouraient de bonne heure.
Jacquard, né à Lyon en 1752, mort en 1834 à Oullains (Rhône).
Le jeune Jacquard, mis à ce dur métier, tomba lui-même malade. Ses parents, pour lui sauver la vie, durent lui donner une autre occupation; ils le placèrent chez un relieur, et ce fut un grand bonheur pour l'enfant, car, une fois dans l'atelier de reliure, il ne se borna pas à cartonner les livres qu'on lui apportait: à ses moments de loisir, il lisait ces livres, et il acquit ainsi l'instruction élémentaire qu'on n'avait pu lui donner.
Une fois instruit, le studieux ouvrier sentit s'éveiller en lui le goût de la mécanique, et il conçut l'idée d'une machine qui accomplirait à elle seule le pénible travail qu'il avait lui-même accompli jadis. Mais de tristes événements vinrent interrompre ses recherches: c'était le moment des guerres de la Révolution, où les citoyens combattaient les uns contre les autres en même temps que contre les ennemis de la France. Il se fit soldat et alla combattre, lui aussi, pour la patrie.
Pendant qu'il était sur le champ de bataille, son fils unique mourut à Lyon. Sa femme était dans la misère, tressant, pour vivre, des chapeaux de paille. C'est alors qu'il revint de l'armée, et ce fut au milieu de cette tristesse et de cette misère générale qu'il finit par construire la machine à laquelle il a donné son nom.
Mais que de temps il fallut pour que cette merveilleuse machine fût estimée à son vrai prix! Les ouvriers mêmes dont elle devait soulager le travail, la voyaient de mauvais œil. Un jour, on la brisa sur la place publique, et le grand homme qui l'avait inventée eut lui-même à souffrir les mauvais traitements d'ouvriers ignorants.
Le cèdre du Jardin des Plantes.—Le cèdre est célèbre depuis les temps les plus reculés par la beauté et l'incorruptibilité de son bois. C'est en bois de cèdre que Salomon fit construire les lambris du temple de Jérusalem. Jadis le cèdre couvrait les hautes montagnes du Liban. Le premier cèdre planté en France fut apporté en 1734 au Jardin des Plantes de Paris par Jussieu.
Enfin, au bout de douze ans d'efforts, son métier fut généralement adopté et fit la richesse de Lyon.
Les ouvriers, qui craignaient que la machine nouvelle ne leur nuisît et ne leur enlevât du travail, virent, au contraire, leur nombre augmenter chaque jour: il y a maintenant à Lyon plus de cent mille ouvriers en soieries. Et partout on a adopté le métier de Jacquard, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Amérique et jusqu'en Chine. Chaque ville manufacturière invitait Jacquard à venir organiser chez elle les ateliers de tissage. La ville de Manchester en Angleterre lui offrit même dans ce but beaucoup d'argent; mais Jacquard, voulant conserver toutes ses forces et tout son travail pour sa patrie bien-aimée, refusa.
La ville de Lyon, reconnaissante envers cet homme qui a fait sa prospérité, lui a élevé une statue sur une de ses places.
Parmi les hommes célèbres que Lyon a produits, on peut citer encore Bernard de Jussieu, né dans les dernières années du dix-septième siècle. Il s'adonna à l'étude des plantes; cette étude s'appelle la botanique. C'est Bernard de Jussieu qui trouva le moyen de bien classer les milliers de plantes que produit la nature, de les distinguer les unes des autres et de savoir les reconnaître. Il avait tant travaillé que, sur la fin de sa vie, il devint presque aveugle; il ne pouvait plus ni lire, ni écrire, ni surtout distinguer ses chères plantes; mais son neveu, auquel il avait communiqué son savoir, l'aida de ses yeux et de son intelligence: le neveu voyait à la place de l'oncle, et il lui disait tout ce qu'il voyait. L'œuvre de Jussieu put donc être continuée, et ne fut pas même interrompue par sa mort.
Ainsi, dans une famille unie, chaque membre aide les autres et les remplace au besoin dans leur travail.
Quand on se promène à Paris, au Jardin des Plantes, on voit un grand arbre, un magnifique cèdre, qui rappelle Bernard de Jussieu. C'est, en effet, ce dernier qui l'a rapporté dans son chapeau et planté en cet endroit, alors que le grand arbre n'était encore qu'une petite plante.
LXVI.—Une ville nouvelle au milieu des mines de houille: Saint-Étienne.—Ses manufactures d'armes et de rubans.—La trempe de l'acier.
Les richesses d'un pays ne sont pas seulement à la surface de son sol: il y en a d'incalculables enfouies dans la terre et que la pioche du mineur en retire.
Après avoir traversé un joli pays, verdoyant et bien cultivé, nos voyageurs virent de loin monter dans le ciel un grand nuage de fumée. En approchant, Julien distingua bientôt de hautes cheminées qui s'élevaient dans les airs à une soixantaine de mètres.—Oh! dit Julien, on dirait que nous revenons au Creuzot, mais c'est bien plus grand encore. Combien voilà de cheminées!
—C'est Saint-Étienne, dit M. Gertal. Et Saint-Étienne a en effet plus d'un rapport avec le Creuzot, car, là aussi, on travaille le fer, l'acier; on y fait la plus grande partie des outils de toute sorte qui servent aux différents métiers.
—Je me souviens, dit André, que l'enclume sur laquelle je travaillais portait la marque de Saint-Étienne.
—Toutes ces usines-là, mes amis, ne sont pas aussi vieilles que moi. Parmi les grandes villes de la France, Saint-Étienne est la plus récente. Il y a cent ans c'était plutôt un bourg qu'une ville, car elle n'avait que six mille habitants; aujourd'hui elle en a cent trente mille.
—Vraiment, monsieur Gertal? et quand vous l'avez vue pour la première fois, elle n'était point comme à présent?
Vue de Saint-Étienne.—C'est après Lyon la plus grande ville du Lyonnais. Autrefois sous-préfecture, elle est devenue le chef-lieu du département de la Loire. C'est aux environs de cette ville que le premier des chemins de fer français a été construit par l'ingénieur Séguin. Aujourd'hui Saint-Étienne a trois lignes de chemins de fer pour desservir son industrie, et compte 130,000 habitants.
—Non certes, petit Julien; et je suis sûr que cette année encore je vais y voir bien des maisons nouvelles, des rues tout entières que je ne connaissais point.
—Mais pourquoi Saint-Étienne s'agrandit-il comme cela?
—Vois-tu, mon ami, ce qui fait la prospérité de cette ville, c'est qu'elle est tout entourée de mines de houille. Ces mines lui donnent du charbon tant qu'elle en veut pour faire marcher ses machines.
A ce moment, on entrait dans Saint-Étienne et on y voyait de grandes rues bordées de belles maisons, mais tout cela était noirci par la fumée des usines; la terre elle-même était noire de charbon de terre, et quand le vent venait à souffler, il soulevait des tourbillons de poussière noire.
La voiture se dirigea vers une hôtellerie que connaissait M. Gertal et qui était située non loin de la grande Manufacture nationale d'armes.
Quand on arriva, il était déjà tard et le travail venait de cesser à la Manufacture. Alors, à un signal donné, on vit tous les ouvriers sortir à la fois: c'était une grande foule, et Julien les regardait passer avec surprise, en se demandant comment on pouvait occuper tant de travailleurs.
—Et tous les fusils dont la France a besoin pour ses soldats! lui dit André; ne crois-tu pas qu'il y ait là de quoi donner de la besogne? Sans compter les sabres, les épées, les baïonnettes: la plus grande partie de tout cela se fait à Saint-Étienne. C'est dans la petite rivière qui coule ici, et qui s'appelle le Furens, qu'on trempe l'acier des sabres et des épées, pour les rendre plus durs et plus flexibles.
Ouvrier trempant l'acier.—Pour donner de la dureté et de l'élasticité à l'acier (par exemple, aux lames de sabres et d'épées), on le fait rougir, puis on le trempe tout à coup dans l'eau froide.
—Oui, mes amis, dit M. Gertal, Saint-Étienne est la ville du fer et de l'acier. Cependant l'industrie du fer n'occupe encore que la moitié de ses nombreux ouvriers. Ce ne sont point des objets de quincaillerie que je vais acheter ici; ce sont des soieries, des rubans, des velours. Il y a à Saint-Étienne plus de 40,000 ouvriers occupés à tisser la soie. Ici encore on trouve ces métiers inventés par Jacquard qui fabriquent jusqu'à trente-six pièces de rubans à la fois.
En disant ces mots, M. Gertal sortit avec les deux enfants pour aller faire des achats. Il se rendit chez plusieurs fabricants de rubans et de soieries, où l'on entendait encore, malgré l'heure tardive, le bruit monotone des métiers.
M. Gertal devait rester un jour seulement à Saint-Étienne. Le surlendemain, au moment du départ, il dit à Julien:
—Mon ami, le temps approche ou nous allons nous quitter. Te rappelles-tu la promesse que je t'ai faite à Besançon? Je ne l'ai pas oubliée, moi. Voici le petit cadeau que tu désirais.
En même temps, M. Gertal atteignit un parapluie soigneusement renfermé dans un fourreau en toile cirée.—Je te l'ai acheté ici même, dit-il.
—Oh! merci, monsieur Gertal, s'écria Julien en ouvrant le parapluie. Mais, ajouta-t-il, il est en soie, vraiment! Oh! qu'il est grand et beau! voyez, monsieur Gertal, comme André et moi nous serons bien garantis là-dessous! Et avec cela il est léger comme un jonc. Que vous êtes bon, monsieur Gertal!
Puis, passant le parapluie à André, qui le remit dans son étui, l'enfant courut aussitôt embrasser le patron.
On quitta ensuite la grande ville industrielle pour se diriger vers le sud-est, et on passa du Lyonnais dans le Dauphiné.
LXVII.—André et Julien quittent M. Gertal.—Pensées tristes de Julien.—Le regret de la maison paternelle.
Combien sont heureux ceux qui ont un père, une mère, un foyer auquel viennent s'asseoir, après le travail, tous les membres de la famille unis par la même affection!
C'était à Valence, chef-lieu du département de la Drôme, dans le Dauphiné, que nos trois amis devaient se quitter.
M. Gertal y acheta diverses marchandises, y compris des objets de mégisserie, gants, maroquinerie et peaux fines, qu'on travaille à Valence, à Annonay et dans toute cette contrée de la France. Ensuite M. Gertal se prépara à repartir.
Après six semaines de fatigue et de voyage, il avait hâte de retourner vers le Jura, où sa femme et son fils l'attendaient. Les enfants, d'autre part, avaient encore soixante lieues à faire avant d'arriver à Marseille.
Ce fut sur la jolie promenade d'où l'on découvre d'un côté les rochers à pic qui dominent le Rhône, de l'autre côté les Alpes du Dauphiné, que nos amis se dirent adieu.
—André, dit M. Gertal, quand tu m'as demandé quelque chose comme salaire à Besançon, je n'ai rien voulu te promettre, car je ne te connaissais pas; mais depuis ce jour tu t'es montré si laborieux, si courageux, et tu m'as donné si bonne aide en toute chose, que je veux t'en montrer ma reconnaissance. J'ai fait l'autre jour à Julien le cadeau que je lui avais promis; voici maintenant quelque chose pour toi, André.
Et il tendit au jeune garçon un porte-monnaie tout neuf, où il y avait trois petites pièces de cinq francs en or.
Mégissier travaillant a assouplir une peau.—Lorsque le cuir a été tanné et qu'il a subi les premières préparations, il reste à le rendre doux et souple. Pour cela, l'ouvrier l'étend sur une table et le frotte avec un instrument en bois cannelé qu'on nomme marguerite.—On appelle mégissiers les ouvriers qui travaillent les peaux fines, et corroyeurs ceux qui travaillent les peaux plus grossières.
—Avec vos autres économies, dit M. Gertal, cela vous fera à présent cent francs juste. J'ai aussi tenu à mentionner sur un certificat ma bonne opinion de toi et l'excellent service que tu as fait pour mon compte depuis six semaines. Le maire de Valence a légalisé ma signature et mis à côté le sceau de la mairie. Voilà également ton livret bien en ordre. Dieu veuille à présent, mes enfants, vous accorder un bon voyage.
Et le Jurassien, sans laisser à André le temps de le remercier, l'attira dans ses bras ainsi que le petit Julien.
Il était ému de les quitter tous les deux. Au moment de se séparer, il se souvenait des jours passés avec eux, du travail qu'on avait fait ensemble, et aussi des plaisirs et des anxiétés éprouvés en commun. Il songeait à cette nuit d'angoisse en Auvergne pendant l'incendie, et, par la pensée, il revoyait André emportant dans ses bras le pauvre Jean-Joseph. A demi-voix, le cœur gros, il dit aux enfants en leur donnant le baiser d'adieu:
Le Dauphiné, baigné par le Rhône et dominé par les Alpes, est habité par une population énergique. Outre la ville de Grenoble (45,000 hab.), renommée pour ses gants et ses liqueurs, Vienne est connue pour ses manufactures de draps et ses tanneries, Valence et Montélimar[ii] pour leurs soies et leurs nougats. Gap est une petite ville située dans les montagnes, qui fait le commerce des bestiaux. Briançon, place forte, est la ville la plus élevée de France; elle est à 1,300 mètres au-dessus du niveau de la mer.
—Le ciel vous bénisse, enfants, et que Dieu vous rende le bien que vous avez fait au petit orphelin d'Auvergne.
Une heure après, les deux enfants, leur paquet sur l'épaule, suivaient la grande route de Valence à Marseille, qui longe le cours du Rhône.
Le petit Julien était sérieux; par moments, il poussait un gros soupir; ses yeux baissés étaient humides comme ceux d'un enfant qui a grande envie de pleurer. Ce nouveau départ lui rappelait les départs précédents. Il songeait à Phalsbourg, à la bonne mère Étienne, à Mme Gertrude, et aussi au pauvre Jean-Joseph qui, en le quittant, lui avait dit:—Que j'ai de peine, Julien, de penser qu'ici-bas nous ne nous verrons peut-être jamais plus!
Et en remuant tous ces souvenirs dans sa petite tête, l'enfant se sentit si désolé que le voyage lui parut devenu la chose la plus pénible du monde. Lui, si gai d'ordinaire, ne regardait même pas la grande route, tant elle lui paraissait longue, et triste, et solitaire. Le cadeau de M. Gertal, qui l'avait tant ravi au premier moment, ne l'occupait guère: il portait son parapluie neuf d'un air fatigué sur l'épaule. Il ne put s'empêcher de dire à André:
—Mon Dieu! que c'est donc triste de quitter sans cesse comme cela les gens qui vous aiment et de n'avoir plus de famille à soi, d'amis avec qui l'on vive toujours, ni de maison, ni de ville, ni rien! André, voilà que j'ai de la peine à présent, d'être toujours en voyage.
Et Julien s'arrêta, car sa petite voix était tremblante comme celle d'un enfant qui a les larmes dans les yeux.
André le regarda doucement:—Du courage, mon Julien, lui dit-il. Tu sais bien que nous faisons la volonté de notre père, que nous faisons notre devoir, que nous voulons rejoindre notre oncle et rester Français, coûte que coûte. Marchons donc courageusement, et au lieu de nous plaindre, remercions Dieu au contraire de nous avoir rendu si douces les premières étapes de notre longue route. Combien chacun de nous serait plus à plaindre s'il était absolument seul au monde comme Jean-Joseph! O mon petit Julien, puisque nous n'avons plus ni père ni mère, aimons-nous chaque jour davantage tous les deux, afin de ne pas sentir notre isolement.
—Oui, dit l'enfant en se jetant dans les bras d'André. Et puis, sans doute aussi le bon Dieu permettra que nous retrouvions notre oncle, et alors nous l'aimerons tant, quoique nous ne le connaissions point encore, qu'il faudra bien qu'il nous aime aussi, n'est-ce pas, André?
LXVIII.—Les mûriers et les magnaneries du Dauphiné.
Que de richesses dues à un simple petit insecte! Le ver à soie occupe et fait vivre des provinces entières de la France.
Pour achever de distraire Julien de ses pensées tristes, André lui fit remarquer le pays qu'ils parcouraient. Il faisait un beau soleil d'automne et les oiseaux chantaient encore comme au printemps, dans les arbres du chemin.
—Ne remarques-tu pas comme il fait chaud, dit André; le soleil a bien plus de force dans ce pays-ci: c'est que nous approchons du midi. Vois, il y a encore des buissons de roses dans les jardins.
L'enfant, jusqu'alors plongé dans ses réflexions, avait marché sans rien observer de ce qui l'entourait. Il leva les yeux sur la route, et il remarqua à son tour que presque tous les arbres plantés dans la campagne avaient leurs feuilles arrachées, sauf un ou deux. Sur ceux-ci des jeunes gens étaient montés, qui cueillaient une à une les feuilles vertes et les déposaient précieusement dans un grand sac. Ils le refermaient ensuite et le remportaient sur leurs épaules.
—Tiens! dit l'enfant, l'étrange chose! Pourquoi donc cueille-t-on les feuilles de ces beaux arbres? Serait-ce pour donner à manger aux vaches?
—Mais non, Julien; réfléchis, tu vas trouver ce que l'on veut faire quand tu sauras que ce sont là des mûriers.
—Des mûriers?... reprit Julien. Oh! mais oui, je sais à présent. On nourrit les vers à soie avec les feuilles de mûrier.
Ver a soie sur une feuille de murier.—Le ver à soie a environ 0m06 de long; il est blanc avec une petite tête. Le mûrier blanc, dont il se nourrit, est originaire de la Chine. On a pu l'acclimater dans le midi de la France et même dans certains points du centre comme la Touraine. Cet arbre s'élève de 8 à 10 mètres dans nos climats, et jusqu'à 20 mètres dans les climats chauds.
—Justement, dit André. C'est dans la vallée du Rhône, dans le Dauphiné et dans le Languedoc, qu'on élève les vers, pour tisser plus tard leur soie à Lyon et à Saint-Étienne. Comme nous suivrons le Rhône à travers le Dauphiné et la Provence jusqu'à Marseille, nous verrons dans la campagne des mûriers presque tout le temps.
—Et ce sont les vers à soie qui mangent ces sacs de feuilles? Mon Dieu, faut-il qu'il y en ait de ces vers!
Une magnanerie dans le Dauphiné.—Les magnaneries sont des chambres dans lesquelles on a installé les unes au dessus des autres, des claies de roseaux. Les œufs des vers à soie sont placés sur ces claies, et pour qu'ils puissent éclore, on chauffe ces chambres. Souvent les magnaneries sont mal tenues et trop petites pour le nombre de vers qu'on y entasse; ce qui a amené dans les dernières années une dégénérescence des vers à soie.
—Il s'est trouvé des années, m'a dit M. Gertal, où on a récolté dans la vallée du Rhône jusqu'à vingt-huit millions de kilogrammes de cocons de soie; et un cocon, qui est le travail d'un seul ver, pèse si peu, qu'il avait fallu pour produire tous ces cocons plus de vingt milliards de vers à soie.
—Qu'est-ce qui élève tout cela, sais-tu, André?
Ce sont ordinairement les femmes et les filles des cultivateurs. Les chambres où on élève les vers à soie s'appellent des magnaneries, parce que, dans le patois provençal, on appelle les vers des magnans. Il paraît que dans ces contrées chaque ferme, chaque maison a sa magnanerie, petite ou grande. Les vers sont là par centaines et par milliers, se nourrissant avec les feuilles qu'on leur apporte.
—André, nous verrons peut-être des magnaneries là où nous coucherons?
—C'est bien probable, répondit André.
Quand le soir fut venu, les enfants demandèrent à coucher dans une sorte de petite auberge, moitié ferme et moitié hôtellerie, comme il s'en rencontre dans les villages. Ils firent le prix à l'avance, et s'assirent ensuite auprès de la cheminée pendant que la soupe cuisait.
Julien regardait de tous les côtés, espérant à chaque porte qui s'ouvrait entrevoir dans le lointain la chambre des vers à soie, mais ce fut en vain.
L'hôtelière était une bonne vieille, qui paraissait si avenante qu'André, pour faire plaisir à Julien, se hasarda à l'interroger, mais elle ne comprenait que quelques phrases françaises, car elle parlait à l'ordinaire, comme beaucoup de vieilles gens du lieu, le patois du midi.
André et Julien, qui s'étaient levés poliment, se rassirent tout désappointés.
Les gens qui entraient parlaient tous patois entre eux; les deux enfants, assis à l'écart et ne comprenant pas un mot à ce qui se disait, se sentaient bien isolés dans cette ferme étrangère. Le petit Julien finit par quitter sa chaise, et s'approchant d'André, vint se planter debout entre les jambes de son frère. Il s'assit à moitié sur ses genoux, et le regardant d'un air d'affection un peu triste, il lui dit tout bas:—Pourquoi donc tous les gens de ce pays-ci ne parlent-ils pas français?
—C'est que tous n'ont pas pu aller à l'école. Mais dans un certain nombre d'années il n'en sera plus ainsi, et par toute la France on saura parler la langue de la patrie.
En ce moment, la porte d'en face s'ouvrit de nouveau: c'étaient les enfants de l'hôtelière qui revenaient de l'école.
—André, s'écria Julien, ces enfants doivent savoir le français, puisqu'ils vont à l'école. Quel bonheur! nous pourrons causer ensemble.
LXIX.—La dévideuse de cocons. Les fils de soie.—Les chrysalides et la mort du ver à soie.—Comment les vers à soie ont été apportés dans le Comtat-Venaissin.
Le ver à soie nous a été apporté de Chine, le coton nous vient d'Amérique; toutes les parties du monde contribuent à nous donner les choses dont nous avons besoin.
Les enfants qui venaient d'entrer échangèrent quelques mots avec leur mère, puis ils s'approchèrent d'André et de Julien. André leur répéta la question qu'il avait adressée à l'hôtesse:—Est-ce que vous avez des vers à soie dans la maison, et pourrait-on en voir?
—La saison est trop avancée, dit l'aîné des enfants; les éducations de magnans sont finies presque partout.
—Ah! bien, fit le plus jeune, si on ne peut vous montrer les vers, on peut vous faire voir leur ouvrage. Venez avec moi: ma sœur aînée est ici tout près, en train de dévider les cocons de la récolte! vous la verrez faire.
André et Julien passèrent dans une pièce voisine. Auprès de la fenêtre une femme était assise devant un métier à dévider.—Approchez-vous, dit-elle aux deux enfants avec affabilité et en bon français, car elle ne manquait point d'instruction. Tenez, mon petit garçon, prenez, dans votre main ce cocon et regardez-le bien. C'est le travail de nos vers à soie.
—Quoi! dit Julien, cela n'est pas plus gros qu'un œuf de pigeon, et c'est doux à toucher comme un duvet.
—A présent, reprit l'agile dévideuse, regardez-moi faire. Il s'agit de dévider les cocons, et ce n'est pas facile, car le fil de soie est si fin, si fin, qu'il en faudrait une demi-douzaine réunis pour égaler la grosseur d'un de vos cheveux. N'importe, il faut tâcher d'être adroite.
Cocon.—Le cocon est une enveloppe soyeuse que se filent la plupart des chenilles et où elles s'endorment. En secouant le cocon on entend dedans le ver endormi.
En disant cela la dévideuse, qui avait en effet l'adresse d'une fée, battait avec un petit balai de bruyère les cocons, qu'elle avait placés dans une bassine d'eau bouillante afin de décoller les fils. Le premier fil une fois trouvé, elle le posait sur le bord de la bassine tout prêt à prendre. Ensuite elle en réunissait quatre ou cinq afin d'obtenir un fil plus gros et plus solide; puis elle imprimait le mouvement au métier, et la soie se trouvait dévidée en écheveaux.
Ouvrière du Dauphiné filant la soie des cocons.—A mesure que les fils de soie se déroulent des cocons, ils s'enfilent par deux trous que l'on voit à droite et à gauche, puis ils passent sur deux crochets au-dessus de la tête de la dévideuse, et de là vont s'enrouler sur un dévidoir qu'on ne voit pas dans la gravure. Ce dévidoir est mis en mouvement par les pieds de la fileuse ou par l'aide d'une autre personne.
Julien suivait des yeux les cocons, qui sautaient dans la bassine, comme auraient pu faire de petits pelotons qu'on aurait été en train de dépelotonner. A mesure que le métier tournait, les cocons se dévidaient et diminuaient de grosseur. Bientôt la fin du fil arriva, et Julien vit, de chaque cocon fini, quelque chose de noir s'échapper dans l'eau.
—Qu'est-ce que cela? fit-il.
—Ce sont les chrysalides, dit la fileuse. On appelle ainsi les vers qui se sont transformés. Vous savez bien, mon enfant, que le cocon filé par le ver à soie est une sorte de nid où il se retire comme pour s'endormir.
—Oui, madame, dit Julien, j'en ai même vu l'image en classe dans mon livre de lecture; mais le livre dit aussi que le ver à soie s'éveille par la suite, qu'il perce le cocon et sort alors changé en papillon.
—Oui, dit la fileuse, quand on le laisse faire; mais nous ne le laissons pas s'éveiller; car, s'il perçait le cocon, adieu la soie. Il ne resterait plus que mille petits brins brisés, au lieu de ce joli fil long de trois cent cinquante mètres.
—Comment l'empêche-t-on de sortir? dit Julien.
—On ramasse les cocons dans une armoire chauffée par la vapeur d'une chaudière: la vapeur étouffe les chrysalides, et elles restent mortes à l'intérieur de leurs cocons avant d'avoir eu la force de briser la soie. Ce sont les chrysalides que vous voyez flotter sur l'eau.
—Quoi? Madame, vous tuez ainsi tous vos pauvres vers?
Chrysalide.—Tous les insectes du genre de la chenille, avant de devenir papillons, restent pendant un temps plus ou moins long dans l'immobilité la plus complète, et sans prendre aucune nourriture. L'insecte dans cet état se nomme chrysalide.
—Non; pas tous. Nous en laissons quelques-uns percer leur prison et s'envoler. Aussitôt sortis, ils se hâtent de pondre de petits œufs. On recueille précieusement ces œufs, cette graine; on la ramasse, et au mois de mai prochain, de ces graines sortiront de jeunes vers à soie. Nous les soignerons comme il faut, et ils nous donneront en échange de nouveaux cocons.
—Qui donc a songé à élever les premiers vers à soie? est-ce quelqu'un de votre pays?
—Les vers à soie ne sont point un insecte de nos pays, mon enfant: ils sont originaires de la Chine. En Chine, on les élève en plein air sur les arbres, et non dans les chambres comme chez nous où il fait plus froid.
—La Chine, dit Julien, c'est en Asie.
—Oui, mon enfant, des moines voyageurs, en grand secret, ont rapporté le ver à soie de Chine en Europe. Comme les Chinois voulaient garder pour eux cette industrie précieuse, ils défendaient sous des peines sévères de la faire connaître aux étrangers; mais les moines cachèrent des œufs de ver à soie dans des cannes creuses, et ils les emportèrent en Europe avec des plants de mûrier. Plus tard, ce fut un pape qui dota la France de l'industrie des vers à soie.
—Et comment cela? demanda Julien.
—Vous connaissez bien le comtat d'Avignon, qui est tout près d'ici? A cette époque, le comtat appartenait aux papes. Grégoire X y fit planter des mûriers et éleva des vers à soie. Bientôt on imita dans toute la vallée du Rhône les gens d'Avignon, et à présent on élève des milliards de vers chaque année.
Julien remercia beaucoup la fileuse de tout ce qu'elle venait de lui apprendre, et on alla se mettre à table.
LXX.—Le mistral et la vallée du Rhône.—Le canal de Lyon à Marseille.—Un accident arrivé aux enfants.—Premiers soins donnés à Julien.
C'est surtout quand le malheur arrive, qu'on est heureux d'avoir une petite épargne.
Le lendemain, pour continuer leur voyage, les enfants purent profiter de l'occasion d'un char-à-bancs. La route se fit d'abord le plus gaîment du monde. Le ciel était d'un bleu éblouissant; toutefois, depuis la veille, un grand vent froid du nord-ouest s'était levé et soufflait à tout rompre. C'était ce vent de la vallée du Rhône que les gens du pays appellent mistral, d'un mot qui veut dire le maître, car c'est le plus puissant des vents, et il a une telle force qu'il a pu faire dérailler des trains de chemins de fer en marche.
Julien s'étonnait de voir, malgré cela, l'air si lumineux et la campagne si riante.
Canal d'irrigation.—Les canaux d'irrigation destinés à répandre l'eau dans les champs sont absolument nécessaires dans les départements du midi, où les plantes souffrent surtout de la sécheresse. La vallée du Rhône, si aride, verra ses terrains doubler et tripler de valeur lorsque le canal d'irrigation actuellement projeté répandra dans la campagne les eaux fertilisantes qu'il aura empruntées au Rhône. Ce canal servira en même temps à la navigation et permettra aux bateaux de remonter plus facilement de Marseille jusqu'à Lyon.
—Oh! dit le conducteur de la voiture, si nous n'avions pas ce mistral, quel pays merveilleux ce serait que le Dauphiné et la Provence! Mais ce vent froid et desséchant est un fléau. Malgré cela, la terre est si fertile que, partout où on peut arroser nos champs, les moissons se succèdent avec une fécondité surprenante.
—Comment? dit André, on arrose les champs, chez vous!
—Je crois bien! Partout où on peut faire couler l'eau, la culture triple de bénéfice dans le midi. Malheureusement l'eau est rare; mais on nous promet que bientôt on fera le long du Rhône, depuis Lyon jusqu'à Marseille, un superbe canal au moyen duquel on pourra arroser tout notre pays et le transformer en un vrai jardin.
Pendant qu'on devisait ainsi, la voiture avançait bon train: le vent la poussait par derrière et ajoutait sa force à celle du cheval. Mais, à un détour de la route, qui descendait en pente rapide, le vent souffla si fort que la voiture se trouva précipitée en avant avec une violence sans pareille.
Le cheval n'eut pas la force de se maintenir, et il s'abattit brusquement. La secousse fut telle que les voyageurs se trouvèrent lancés tous les quatre hors de la voiture.
Chacun se releva plus ou moins contusionné, mais sans blessure grave. Seul, le petit Julien avait le pied droit et le poignet tellement meurtris et engourdis qu'il ne pouvait appuyer dessus. Quand il voulut se relever et marcher, la douleur l'obligea de s'arrêter aussitôt. En même temps, il se sentait la tête toute lourde et le front brûlant; il se retenait à grand'peine de pleurer.
André était bien inquiet, craignant que l'enfant n'eût quelque chose de brisé dans la jambe et dans le bras.
Le conducteur, fort inquiet lui-même, s'approcha de Julien; il lui fit remuer les doigts de la main et ceux du pied blessé, et voyant que le petit garçon pouvait remuer les doigts:—Il n'y a probablement rien de brisé, dit-il; c'est sans doute une simple entorse au pied et à la main.
Puis, s'adressant à André:—Jeune homme, prenez votre mouchoir et celui de l'enfant; mouillez-les avec l'eau du fossé: appliquez ces mouchoirs mouillés en compresses, l'un au pied, l'autre au poignet de votre frère. L'eau froide est le meilleur remède au commencement d'une entorse ou de toute espèce de blessure; elle empêche l'enflure et l'irritation.
Pendant qu'André s'empressait de soigner son petit frère et lui appliquait les compresses d'eau froide, le conducteur releva le cheval, qui n'avait pas de mal; mais les brancards de la voiture étaient brisés. Il était impossible de remonter dans le char-à-bancs, et il fallut aller chercher de l'aide pour le traîner jusque chez le charron du plus prochain village.
Julien ne pouvait marcher, et il se plaignait de plus en plus d'un violent mal de tête.
André le prit dans ses bras et, le cœur tout triste, il fit ainsi une demi-lieue de chemin en portant le petit garçon qui se désolait.
André, disait le pauvre enfant, qu'allons-nous devenir à présent que je ne puis plus marcher? Comment ferons-nous pour aller jusqu'à Marseille?
—Ne te tourmente pas, mon Julien. N'avons-nous pas cent francs à nous? Nous profiterons de ces économies que nous avons eu le bonheur de faire, et nous prendrons le chemin de fer d'ici à Marseille. Oh! Julien, quelle joie d'avoir une petite épargne, quand le malheur arrive!
—Mais cela coûtera bien cher, André. Il ne nous restera plus rien une fois à Marseille. Et si nous ne trouvons pas notre oncle, que deviendrons-nous? O mon Dieu, que nous sommes donc malheureux!
—Mais non, mon Julien; le voyage ne coûtera pas aussi cher que tu crois: une trentaine de francs, peut-être même pas. Tu vois bien que nous ne sommes pas trop à plaindre.
—Oh! j'ai bien du chagrin tout de même! dit l'enfant en soupirant. Je vais être un embarras.
—Ne parle pas ainsi, Julien, dit André en serrant l'enfant sur son cœur. Si tu as du courage, si tu ne te désoles pas, tout se passera mieux que tu ne penses. N'avons-nous pas traversé déjà bien des épreuves, et la bonté de Dieu nous a-t-elle jamais fait défaut? Compte encore sur elle, mon Julien, et restons calmes en face d'un malheur qu'il n'a pas dépendu de nous d'éviter.
Du bras qu'il avait de libre l'enfant entoura le cou de son frère, et l'embrassant il répondit entre deux soupirs:
—Je vais tâcher d'être raisonnable, André, et je vais prier Dieu pour qu'il me donne du courage.
LXXI.—La visite du médecin.—Les soins d'André.
L'affection et l'intelligence de celui qui soigne un malade ne contribuent pas moins à sa guérison que la science du médecin.
En arrivant au bourg voisin de l'accident, les deux enfants furent installés chez une excellente femme du lieu.
Le petit Julien souffrait de plus en plus. Il portait sans cesse la main à son front: la tête, disait-il, lui faisait bien plus de mal que tout le reste.
On le coucha pour le reposer, mais il ne put dormir. La fièvre l'avait pris, une de ces fièvres brûlantes qui sont le principal danger des chutes.
André alarmé courut chercher le médecin. Par malheur, ce dernier était absent et ne devait rentrer que dans la soirée. André l'attendit avec anxiété, assis auprès du lit de son frère, dont il aurait tant voulu apaiser la souffrance. Les yeux fixés avec tendresse sur le visage accablé de Julien, il se sentait pris d'une tristesse indicible; il eut voulu souffrir mille fois à la place de l'enfant; il demandait à Dieu de lui donner à lui toutes les peines et de guérir son cher Julien.
Le petit garçon avait fini par ne plus se plaindre: il semblait plongé dans un rêve plein d'angoisse; il avait le délire et murmurait tout bas des mots sans suite.
—Que demandes-tu, mon Julien? dit André en se penchant vers l'enfant.
Julien le regarda tristement comme s'il ne reconnaissait plus son frère, et d'une voix lente, accablée:
—Je voudrais retourner à ma maison, dit-il.
—Pauvre petit! pensa André, le chagrin qu'il avait hier ne l'a pas quitté. Ce long voyage semble maintenant au-dessus de ses forces. O mon Dieu, comment donc faire pour lui redonner du courage?
—Mon Julien, répondit André doucement, nous aurons bientôt une maison à nous, chez notre oncle à Marseille.
—A Marseille!... fit l'enfant avec l'air effrayé que donne le délire. C'est trop loin, Marseille... Puis il laissa tomber sa petite tête avec accablement en répétant plus fort:—C'est trop loin, c'est trop loin.
—Qu'est-ce qui est trop loin, mon ami? dit la voix tranquille du médecin qui venait d'entrer.
Julien releva la tête, mais il ne semblait plus voir personne. Puis, d'un air triste, lentement et traînant sur les mots:—Tout le monde a sa maison, reprit-il; moi aussi, j'avais une maison, et je n'en ai plus. Oh! que je voudrais bien y retourner!
—Où souffres-tu, mon enfant? dit le médecin en prenant la main de Julien dans la sienne.
Julien ne répondit pas, mais il se mit à pleurer et à se plaindre par mots entrecoupés.
André alors expliqua leur accident de voiture, puis l'entorse au pied et au poignet.
—L'entorse ne sera pas grave, dit le médecin après examen; mais cet enfant a une forte fièvre et un délire qui m'inquiète. Qu'est-ce que cette maison qu'il demande?
André expliqua la mort de leur père, leur départ d'Alsace-Lorraine, leur long voyage; comment Julien avait été courageux tout le temps et même gai; mais qu'à chaque nouvelle séparation, et surtout à la dernière, il avait eu grand'peine à se consoler.
«Pauvres orphelins, pauvres enfants de l'Alsace-Lorraine!» pensait le médecin en écoutant André; «si jeunes, et obligés à déployer une énergie plus grande que celle de bien des hommes!»
André se tut, attendant l'avis du médecin: il était tout pâle d'anxiété sur l'état de son frère, et deux grosses larmes brillaient dans ses yeux.
—Allons, dit le docteur, j'espère que cette fièvre et ce délire n'auront pas de suite: vous avez fait ce qu'il faut toujours faire dans les maladies, vous avez appelé le médecin à temps. Ne vous couchez pas, mon ami; de demi-heure en demi-heure vous ferez prendre à votre frère une potion calmante que je vais vous écrire; veillez-le avec soin. S'il peut s'endormir d'un bon sommeil, il sera hors de danger. Je reviendrai demain matin.
André resta toute la nuit au chevet de Julien, veillant l'enfant comme eût fait la plus tendre des mères, le calmant par des mots pleins de tendresse, ne cessant de demander à Dieu, dans la tristesse de son cœur, aide et protection.
—Seigneur! s'écriait-il, redonnez à mon Julien la santé, l'énergie et le courage, afin que nous puissions accomplir la volonté de notre père.
Julien était toujours dans une agitation extrême. La nuit touchait à sa fin, et l'inquiétude d'André allait croissant.
Enfin Julien épuisé de fatigue resta immobile; puis, peu à peu, il garda le silence, ses yeux se fermèrent; il s'endormit, sa petite main dans celle de son frère.
André, immobile, n'osait remuer dans la crainte d'éveiller l'enfant. En voyant quel calme sommeil succédait au délire, il sentit l'espérance remplir son cœur; il remercia Dieu. Il songea à son pauvre père qui, bien sûr, lui aussi, les protégeait par delà la tombe, et de nouveau il s'adressa à lui, le priant de veiller sur son cher petit Julien.
Enfin, brisé de fatigue et d'émotion, il finit par s'endormir lui-même à son tour, la tête appuyée sur le bois du lit où Julien reposait, la main immobile dans celle de l'enfant.
LXXII.—La guérison de Julien.—Le chemin de fer.—Grenoble et les Alpes du Dauphiné.
La maladie nous fait mieux sentir combien les nôtres nous aiment, en nous montrant le dévouement dont ils sont capables.
Heureusement les prévisions du médecin se réalisèrent. Quand Julien s'éveilla, il était beaucoup mieux: le délire avait disparu et la fièvre était presque tombée.
Deux jours de repos achevèrent de le remettre.
Le médecin permit alors aux deux jeunes Lorrains de partir pour Marseille, mais il prit André à part et lui recommanda de ne pas laisser le petit garçon se fatiguer.
—L'entorse du pied, dit-il, ne permettra pas à votre frère de marcher facilement avant un mois. D'ici là, il faut distraire cet enfant et ne pas le laisser s'attrister tout seul, de crainte que la fièvre nerveuse dont il vient d'avoir un accès ne reparaisse.
André remercia le médecin de ses bons avis; il ne savait comment lui montrer sa reconnaissance, car le docteur, loin de vouloir être payé, avait fait cadeau à son petit malade d'une pantoufle de voyage pour le pied blessé.