Gare de chemin de fer.—Les gares sont des abris sous
lesquels les trains s'arrêtent; c'est là que descendent et montent les
voyageurs, c'est là qu'on charge et décharge les marchandises. Les
gares des grandes villes, surtout celles de Paris, sont de véritables
monuments.
La gaîté de Julien revenait peu à peu: il voulut aider lui-même, de
son lit, à faire le paquet de voyage, et il n'oublia pas de mettre
dans sa poche son livre sur les grands hommes, afin, disait-il, de
bien s'amuser à lire dans le chemin de fer.
Lorsque les préparatifs furent achevés, André régla partout les
dépenses qu'il avait faites; puis il prit le petit Julien dans ses
bras. Julien portait de sa main valide le paquet de voyage attaché au
fameux parapluie. Quoique bien embarrassés ainsi, les deux enfants se
rendirent néanmoins à la gare, qui n'était éloignée que d'un quart
d'heure.
Une demi-heure après, les deux enfants étaient assis l'un près de
l'autre dans un wagon de 3e classe. Au bout d'un instant la
locomotive siffla et le train partit à toute vitesse.
Grenoble.—Cette ville de 45,000 âmes est divisée en
deux parties par l'Isère, sur laquelle elle a de magnifiques quais.
Elle est renommée, ainsi que Valence et Vienne, pour ses fabriques de
gants et de peaux délicates. C'est près de Grenoble que se trouve le
couvent de la Grande-Chartreuse, situé dans un site superbe, et où se
vend la liqueur connue sous ce nom.
Julien n'avait encore jamais voyagé en chemin de fer: il s'amusa
beaucoup la première heure, il regardait sans cesse par la portière,
émerveillé d'aller si rapidement et de voir les arbres de la route qui
semblaient courir comme le vent.
Derrière eux, les belles cimes des Alpes du Dauphiné montraient leurs
têtes blanches de neige que le soleil faisait reluire.—Vois-tu,
Julien, cette chaîne de montagnes que nous laissons derrière nous?
C'est par là qu'est Grenoble, la capitale du Dauphiné.
—Oh! que ce doit être beau, Grenoble, si c'est au milieu des monts!
—J'ai lu en effet dans ma géographie que c'est une des villes de
France qui ont les plus belles vues sur les montagnes. Elle est dans
la vallée du Graisivaudan, dominée par des forts qui la rendent
presque imprenable.
Julien, malgré son pied malade, ne pouvait s'empêcher de se traîner
sans cesse du banc à la portière. Enfin, pour se reposer, il ouvrit
son livre d'histoires.
—André, dit-il, voilà longtemps que je n'ai lu la vie des grands
hommes de la France; puisque nous passons en ce moment dans le
Dauphiné, je veux connaître les grands hommes de cette province.
André s'approcha de Julien, et tous les deux tenant le livre d'une
main lurent tout bas la même histoire, celle de Bayard, le chevalier
sans peur et sans reproche.
«Enfant, faites que votre père et votre mère, avant leur mort, aient à
se réjouir de vous avoir pour fils.» (La mère de Bayard.)
A quelques lieues de Grenoble, au milieu des superbes montagnes du
Dauphiné, on trouve les ruines d'un vieux château à moitié détruit par
le temps: c'est là que naquit, au quinzième siècle, le jeune Bayard,
qui par son courage et sa loyauté mérita d'être appelé «le chevalier
sans peur et sans reproche.»
Son père avait été lui-même un brave homme de guerre. Peu de temps
avant sa mort, il appela ses enfants, au nombre desquels était Bayard,
alors âgé de treize ans. Il demanda à chacun d'eux ce qu'il voulait
devenir.
Bayard, né au château de Bayard (Isère) en 1476. C'est
lui qui arma le roi François Ier chevalier après la victoire de
Marignan (1515). Il défendit victorieusement Mézières contre toute une
armée de Charles-Quint (1521). Il mourut en Italie en 1524.
—Moi, dit l'aîné, je ne veux jamais quitter nos montagnes et
notre maison, et je veux servir mon père jusqu'à la fin de ses jours.
—Eh bien, Georges, dit le vieillard, puisque tu aimes la maison,
tu resteras ici à combattre les ours de la montagne.
Pendant ce temps-là, le jeune Bayard se tenait sans rien dire à côté
de son père, le regardant avec un visage riant et éveillé.
—Et toi, Pierre, de quel état veux-tu être? lui demanda son
père.
—Monseigneur mon père, je vous ai entendu tant de fois raconter
les belles actions accomplies par vous et par les nobles hommes du
temps passé, que je voudrais vous ressembler et suivre la carrière des
armes. J'espère, Dieu aidant, ne vous point faire déshonneur.
—Mon enfant, répondit le bon vieillard en pleurant, Dieu t'en
donne la grâce.—Et il avisa au moyen de satisfaire le désir de
Bayard.
Quelques jours après, le jeune homme était dans la cour du château,
vêtu de beaux habits neufs en velours et en satin, sur un cheval
caparaçonné: il était prêt à partir chez le duc de Savoie, où il
devait faire l'apprentissage du métier de chevalerie. Vous savez,
enfants, que les chevaliers étaient de nobles guerriers qui juraient
solennellement de consacrer leur vie et leur épée à la défense des
veuves, des orphelins, des faibles et des opprimés.
La mère de Bayard, du haut d'une des tourelles du château,
contemplait son fils les larmes aux yeux, toute triste de le voir
partir, toute fière de la bonne grâce avec laquelle le jeune homme
se tenait en selle et faisait caracoler son cheval. Elle descendit
par derrière la tour, et le faisant venir auprès d'elle, elle lui
adressa gravement ces paroles:
—Pierre, mon ami, je vous fais de toutes mes forces ces trois
commandements: le premier, c'est que par dessus tout vous aimiez
Dieu et le serviez fidèlement; le second, c'est que vous soyez doux
et courtois, ennemi du mensonge, sobre et toujours loyal; le
troisième, c'est que vous soyez charitable: donner pour l'amour de
Dieu n'appauvrit jamais personne.
Le jeune Bayard tint parole à sa mère. A vingt et un ans, il fut
armé chevalier. Pour cela, il fit ce qu'on appelait la veillée des
armes; il passa toute une nuit en prières; puis le lendemain matin
un chevalier, le frappant du plat de son épée, lui dit:—Au nom
de Dieu, je te fais chevalier.
Armement d'un chevalier.—C'était seulement à 21
ans qu'on pouvait être armé chevalier. Après s'être baigné et avoir
passé la veillée en prières à l'église, le futur chevalier était
présenté au seigneur qui devait l'armer.
Les grandes actions de Bayard sont bien connues; il serait trop long
de les raconter toutes ici. Un jour, il sauva l'armée française au
pont de Carigliano, en Italie; les ennemis allaient s'emparer de ce
pont pour se jeter par là à l'improviste sur nos soldats. Bayard,
qui les vit, dit à son compagnon:—Allez vite chercher du
secours, ou notre armée est perdue. Quant aux ennemis, je tâcherai
de les amuser jusqu'à votre retour.
En disant ces mots, le bon chevalier, la lance au poing, alla se
poster au bout du pont. Déjà les ennemis allaient passer, mais,
comme un lion furieux, Bayard s'élance, frappe à droite et à
gauche et en précipite une partie dans la rivière. Ensuite, il
s'adosse à la barrière du pont, de peur d'être attaqué par
derrière, et se défend si bien que les ennemis, dit l'histoire
du temps, se demandaient si c'était bien un homme. Il combattit
ainsi jusqu'à l'arrivée du secours. Les ennemis furent chassés
et notre armée fut sauvée.
Après une vie remplie de hauts faits, Bayard reçut dans une
bataille un coup d'arquebuse au moment où il protégeait la
retraite de notre armée. Il faillit tomber de son cheval, mais
il eut l'énergie de se retenir, et appelant son
écuyer:—«Aidez-moi, dit-il, à descendre, et appuyez-moi contre
cet arbre, le visage tourné vers les ennemis: jamais je ne leur
ai montré le dos, je ne veux pas commencer en mourant.»
Tous ces compagnons d'armes l'entouraient en pleurant, mais lui, leur
montrant les Espagnols qui arrivaient, leur dit de l'abandonner et de
continuer leur retraite.
Bientôt en effet, les ennemis arrivèrent; mais tous avaient un tel
respect pour Bayard qu'ils descendaient de cheval pour le saluer.
A ce moment un prince français, Charles de Bourbon, qui avait trahi
son pays et servait contre la France dans l'armée espagnole,
s'approcha comme les autres de Bayard:—Eh! capitaine Bayard, dit-il,
vous que j'ai toujours aimé pour votre grande bravoure et votre
loyauté, que j'ai grand'pitié de vous voir en cet état!
—Ah! pour Dieu, Monseigneur, répondit Bayard, n'ayez point pitié de
moi, mais plutôt de vous-même, qui êtes passé dans les rangs des
ennemis et qui combattez à présent votre patrie, au lieu de la servir.
Moi, c'est pour ma patrie que je meurs.
Le duc de Bourbon, confus, s'éloigna sans répliquer.
Peu de temps après, Bayard adressait tout haut à Dieu une dernière
prière. La voix expira sur ses lèvres: il était mort.
Les ennemis, emportant son corps, lui firent un solennel service qui
dura deux jours, puis le renvoyèrent en France.
—André, dit le petit Julien avec émotion, voilà un grand homme que
j'aime beaucoup.
Et il ajouta tout bas en s'approchant de son aîné, d'un petit air
contrit:—Sais-tu, André? je n'ai pas été bien courageux quand nous
avons quitté M. Gertal. J'étais si las et si triste que volontiers, au
lieu d'aller plus loin, j'aurais voulu retourner à Phalsbourg; il me
semblait que je ne me souciais plus de rien que de vivre tranquille
comme autrefois, mais j'ai eu bien honte de moi tout à l'heure en
lisant la vie de Bayard. O André, j'ai dû te faire de la peine; mais
je vais tâcher à présent d'être plus raisonnable, tu vas voir.
André embrassa l'enfant:
—A la bonne heure, mon Julien, lui dit-il, nous ne sommes que de
pauvres enfants, c'est vrai, mais néanmoins nous pouvons prendre
ensemble la résolution d'être toujours courageux nous aussi et
d'aimer, comme le grand Bayard, Dieu et notre chère France par dessus
toutes choses.
Le pauvre peut aider le pauvre aussi bien et souvent mieux que le
riche.
Au bout de trois heures, le train s'arrêta à la gare d'Avignon. Du
chemin de fer on voyait la ville, et André montra en passant à Julien
un grand monument situé sur le penchant d'un rocher, et qui, avec ses
vieux créneaux, ressemble à une forteresse. C'était l'ancien château
où les papes résidaient lorsqu'ils habitaient le Comtat-Venaissin,
enclavé dans la Provence.
Pendant ce temps le train s'était remis en marche. On traversa sur un
beau pont la Durance, ce torrent terrible par ses inondations, qui
descend en courant des montagnes, et dont les eaux, amenées par un
long aqueduc, alimentent la ville de Marseille.
Avignon et le chateau des papes.—Avignon (40,000
hab.), ancienne capitale du Comtat-Venaissin, sur le Rhône, servit
autrefois de résidence aux papes. On y voit encore leur palais,
majestueux monument du quatorzième siècle.
Bientôt la campagne de la Provence, qui avait été jusqu'alors couverte
de cultures et où on apercevait le feuillage gris des oliviers, devint
stérile, sans herbe et sans arbres. Les enfants étaient entrés dans
les plaines de la Crau, puis de la Camargue, desséchées par le souffle
du mistral, couvertes de cailloux, et qui ressemblent à un désert de
l'Afrique transporté dans notre France. Là paissent en liberté de
nombreux troupeaux de bœufs noirs et de chevaux demi-sauvages,
semblables aux chevaux arabes.
Puis on entra sous un grand tunnel, celui de la Nerthe, qui a plus
d'une lieue de long. Peu de temps après, on arrivait dans la vaste
gare de Marseille, et les deux enfants sortirent de wagon au milieu
du va-et-vient des voyageurs. Ils se sentaient tout étourdis du voyage
et assourdis par les sifflets des locomotives, par le fracas des
wagons sur le fer, par les cris des employés et des conducteurs de
voitures.
La Provence, le Comtat-Venaissin et le comté de
Nice.—Ces provinces ont été de tout temps célèbres par leur climat
délicieux, leurs fruits exquis, leur ciel bleu. Outre la ville
d'Avignon, centre du commerce de la garance, outre les grands ports de
Marseille (360,000 hab.), de Toulon (80,000 hab.), et de Nice (70,000
hab.), on remarque les villes d'Aix et d'Arles, où se fabrique une
huile très renommée; Draguignan, chef-lieu du Var; Digne, chef-lieu
des Basses-Alpes, Hyères, Grasse, Cannes, Nice et Menton sont des
villes célèbres par la douceur de leur hiver.
André s'informa avec soin du chemin à suivre pour se rendre à
l'adresse de son oncle. Puis, courageusement, il reprit Julien entre
ses bras et, à travers la foule qui allait et venait dans la grande
ville, il s'achemina tout ému.
—Quoi! pensait-il, nous voilà donc enfin au terme de notre voyage!
Mon Dieu! pourvu que nous trouvions notre oncle et qu'il se montre
content de nous voir!
Aqueduc de Roquefavour amenant a Marseille les eaux de
la Durance.—Depuis longtemps la grande ville de Marseille manquait
d'eau, ce qui la rendait malsaine. On a eu l'idée d'y amener les eaux
de la Durance à l'aide d'un grand canal long de 120 kilomètres et qui
a coûté 40 millions de francs. Cette eau fraîche vivifie la ville et
la banlieue. Le canal passe sur les arches d'un aqueduc près de
Roquefavour.
Le petit Julien n'était pas moins ému qu'André; il faisait les mêmes
réflexions sans oser le dire. En même temps, il admirait le courage
de son aîné, dont le calme et la douceur ne se démentaient jamais.
Enfin on atteignit la rue tant désirée; avec un grand battement de
cœur on frappa à la porte et on demanda Frantz Volden.
Un marin d'une quarantaine d'années vint ouvrir et répondit:—Frantz
Volden n'est plus ici, voilà tantôt cinq mois qu'il est parti.
Chevaux sauvages de la Camargue.—La Camargue est une
grande île formée par le Rhône, qui se divise, comme le Nil, en
plusieurs bras avant de se jeter dans la mer. Elle se compose de
vastes plaines rarement défrichées, où paissent en liberté et presque
à l'état sauvage de nombreux troupeaux de bœufs noirs et de
chevaux. Ces derniers descendent, dit-on, des chevaux arabes amenés
autrefois dans le pays par les invasions des Sarrasins.
—Mon Dieu! s'écria André avec anxiété; et il devint tout pâle comme
s'il allait tomber. Mais bientôt, surmontant son trouble, il reprit:
—Où est-il allé? savez-vous, monsieur?
Tunnel de la Nerthe, près de Marseille.—Un tunnel
est un passage pratiqué sous terre ou à travers une montagne, dans
lequel s'engagent les trains de chemin de fer. Le plus grand tunnel de
France a été longtemps celui de la Nerthe, qui a près de 5 kilomètres
de longueur. Un autre tunnel, plus grand encore, a été construit
récemment pour mettre en communication la France et l'Italie: c'est
celui du mont Cenis, dont la longueur dépasse 12 kilomètres.
—Parbleu, jeune homme, dit celui qui avait ouvert la porte, entrez
vous reposer: Frantz Volden est mon ami; nous causerons mieux de lui
dans la maison que sur la porte. Le mistral n'est pas chaud ce soir:
on voit que nous arrivons à la fin de novembre.
Et le brave homme, montrant le chemin aux enfants, marcha devant eux
dans un corridor étroit et sombre. André suivait, portant Julien sur
ses bras. Le petit garçon était bien désolé, mais il se rappela fort à
point les résolutions de courage qu'il venait de prendre après avoir
lu la vie du chevalier sans peur et sans reproche: il voulut donc
faire aussi bonne figure devant cette déception nouvelle que le grand
Bayard eût pu faire en face des ennemis.
On arriva dans une chambre où la femme du marin préparait le souper.
Trois enfants en bas âge jouaient dans un coin. André s'assit près de
la fenêtre et le marin en face de lui.
—Voici ce qui en est, reprit le marin. Ce pauvre Volden avait en
Alsace-Lorraine un frère aîné à l'égard duquel il a eu des torts
jadis, ce qui fait qu'ils ne s'écrivaient point. Depuis la dernière
guerre, Frantz songeait souvent au pays. Il se disait tous les jours:
«Mon aîné doit être bien malheureux là-bas, car il a subi les misères
de la guerre et des sièges; mais moi, j'ai quelques économies et je
lui dirai:—Oublie mes torts, Michel. Viens-t'en en France avec moi,
nous achèterons un petit bout de terre, et nous ferons valoir cela à
nous deux.» Mais auparavant Frantz avait des affaires à régler à
Bordeaux, et il est parti par Cette pour s'y rendre, travaillant le
long de son chemin à son métier de charpentier de marine, afin de se
défrayer du voyage.
—Hélas! dit André tristement, nous venons, nous, jusque
d'Alsace-Lorraine pour le trouver. Nous sommes les fils de ce frère
qu'il voulait revoir, et qui est mort; mais en mourant, notre père
nous avait fait promettre d'aller rejoindre notre oncle, et nous
sommes venus. Nous avions d'abord écrit trois lettres, mais on ne nous
a pas répondu.
—Je le crois bien, dit le marin en ouvrant son armoire et en montrant
les trois lettres précieusement enveloppées: elles sont arrivées après
le départ de Frantz. J'attendais à avoir son adresse pour les lui
envoyer; mais depuis cinq mois il ne m'a pas donné signe de vie.
André réfléchissait tristement.—Comment allons-nous faire? dit-il
enfin. Nous ne savons pas l'adresse de notre oncle à Bordeaux; et
d'ailleurs nous ne pourrions aller jusque-là: mon jeune frère ne peut
plus marcher, il est au bout de ses forces. D'autre part, nous n'avons
plus assez d'argent pour prendre le chemin de fer jusqu'à Bordeaux.
—Allons, allons, ne vous désolez pas à l'avance, dit le marin. Les
pauvres gens sont au monde pour s'entr'aider. Nous ne sommes pas
riches non plus, nous autres; mais à cause de cela on sait compatir au
malheur d'autrui.
—Eh! oui, dit la femme du marin, nous nous aiderons tous, et le bon
Dieu fera le reste. Voyons, mettons-nous à table. Mon mari est un
homme de bon conseil: en mangeant, il va débrouiller votre affaire,
n'est-ce pas, Jérôme?
En même temps l'excellente femme avait attiré la table dans le milieu
de la chambre. Bon gré mal gré, elle plaça André à sa droite et Julien
à sa gauche. Elle mit ses deux fils aînés, deux beaux jumeaux de
quatre ans, de chaque côté de leur père: puis elle plaça sur ses
genoux sa petite fille la dernière née, et le sourire sur les lèvres,
elle servit à chacun une bonne assiette de soupe au poisson qui est le
mets favori de la Provence.
La prière nous donne le courage et l'espoir.
Pendant le dîner, André raconta leur voyage de point en point, puis il
chercha son livret d'ouvrier et ses certificats pour les montrer à
Jérôme.
Jérôme avait écouté le récit d'André avec une grande attention; il
feuilleta de même son livret avec soin; ensuite il réfléchit assez
longtemps sans rien dire. Sa femme l'observait avec confiance. De
temps à autre elle clignait de l'œil en regardant André et Julien
comme pour leur dire:—Soyez tranquilles, enfants, Jérôme va tout
arranger.
Jérôme, en effet, sur la fin du dîner, sortit de ses réflexions
silencieuses.—Je crois, dit-il, qu'il y aurait un moyen de vous tirer
d'embarras, mes enfants.
—Quand je vous le disais! s'écria la femme du marin avec
admiration.—En même temps, le petit Julien faisait un saut de plaisir
sur sa chaise, et André poussait un soupir de soulagement.
Jérôme reprit:—Avez-vous peur de la mer?
—Oh! monsieur, dirent à la fois les deux enfants, depuis si longtemps
nous désirons la voir! Nous n'avons pas pu encore aller sur le port
depuis que nous sommes à Marseille, car nous sommes venus droit chez
vous; mais je vous réponds que nous n'aurons pas peur de la mer.
—A la bonne heure, reprit le marin. Eh bien, mon bateau vous mènera à
Cette[iv], un joli port du département de l'Hérault: je mets à la voile
après-demain. Une fois à Cette, j'interrogerai les uns et les autres
sur Volden: nous autres mariniers nous nous connaissons tous, et déjà,
à mon dernier voyage, j'avais chargé un camarade qui partait vers
Bordeaux par le canal du Midi de prendre des informations sur
l'adresse de Volden. Nous aurons donc, je l'espère, des nouvelles de
votre oncle à Cette. Aussitôt on le préviendra de votre arrivée, et je
vous confierai à un marinier qui vous conduira par le canal jusqu'à
Bordeaux.
—Mais, monsieur, dit le petit Julien, les bateaux, ce sera peut-être
encore trop cher pour notre bourse.
—Mon petit homme, vous avez un frère courageux qui ne craint point le
travail: j'ai vu cela sur ses certificats. S'il veut faire comme je
lui dirai et nous aider à charger ou décharger nos marchandises, non
seulement le bateau ne lui coûtera rien, mais il gagnera votre
nourriture à tous les deux et quelques pièces de cinq francs le long
du chemin. Il aura du mal, c'est vrai, mais ici-bas rien sans peine.
—Comment donc! s'écria André avec joie, je ne demande qu'à
travailler. C'est ainsi que nous avons fait avec M. Gertal depuis
Besançon jusqu'à Valence.
—Mon Dieu, fit Julien, quel malheur que je ne puisse marcher!
J'aurais fait les commissions, moi aussi, comme je faisais pour M.
Gertal, et même je sais vendre un peu au besoin, allez, monsieur
Jérôme.
Le patron Jérôme sourit à l'enfant:
—Vous avez raison, petit Julien, répondit-il, d'aimer à vous rendre
utile; faites toujours ainsi, mon enfant. Dans la famille, voyez-vous,
quand tout le monde travaille, la moisson arrive et personne ne pâtit.
Mais en ce moment il ne faut songer qu'au repos, afin de vous guérir
au plus vite.
Pendant qu'André et Julien remerciaient Jérôme, sa femme se mit à
préparer pour les enfants l'ancienne chambre où couchait leur oncle.
Cette chambre n'avait pas été louée depuis le départ de Frantz Volden.
Les enfants, dès le soir même, y furent installés. C'était un petit
cabinet haut perché sur une colline et qui dominait les toits de la
ville.
Quand André ouvrit la fenêtre, il poussa un cri de surprise:—Oh!
Julien, dit-il, que c'est beau!
Marseille et ses ports.—Marseille, le premier port de
France, est une ville excessivement commerçante et industrielle de
360,000 habitants. Dans ses ports, que protègent de longues jetées, se
rendent par milliers des vaisseaux venus de tous les points du globe.
Elle fait un très important commerce avec l'Algérie et la Tunisie.
Enfin ses ateliers produisent une grande quantité d'objets de toute
sorte: ses seules savonneries donnent plus de 60 millions de
kilogrammes de savon par an.
Et, prenant Julien dans ses bras, il le porta jusqu'à la fenêtre.—La
mer, la mer! s'écria Julien.
De la fenêtre, en effet, on découvrait à perte de vue la mer, d'un
bleu plus foncé encore que le ciel; on apercevait aussi les ports de
Marseille et les navires innombrables dont les mâts se pressaient les
uns contre les autres, agitant aux tourbillons du mistral leurs
pavillons de toutes les couleurs. Les derniers rayons du soleil
couchant emplissaient l'horizon d'une lumière d'or. Les deux enfants,
serrés l'un contre l'autre, regardaient tour à tour l'immensité du
ciel et celle de la mer, puis les trois ports pleins de navires et la
grande ville qui s'étendait au-dessous d'eux. Devant ce spectacle si
nouveau, ils étaient tout émus.
En même temps ils pensaient avec joie aux bonnes paroles de
Jérôme.—Je suis bien content, dit André, d'avoir entendu parler de
notre oncle: il me semble que je le connais à présent, et je l'aime
déjà, notre oncle Frantz!
—Et moi aussi, dit Julien. Quelle bonne idée il a de vouloir acheter
un bout de champ! C'est justement tout à fait mon goût. Ce serait si
bon d'avoir un champ à cultiver, des vaches à soigner: Oh! André, je
traverserais toutes les mers du monde rien que pour cela.
André sourit à l'enfant.—Allons, dit-il, je vois que mon Julien a la
vocation de la culture, et que l'oncle Frantz et lui feront vite une
paire d'amis. En attendant, il faut se reposer, afin d'avoir bien des
forces pour le voyage.
La nuit venue, avant de s'endormir, Julien dit à André:
—Nous allons remercier Dieu de tout notre cœur.
—Et aussi, ajouta André, lui demander la persévérance, afin de ne
plus nous décourager à chaque traverse nouvelle, afin d'apprendre à
être toujours contents de notre sort.
Et joignant les mains en face du ciel étoilé que reflétait la mer, les
deux orphelins firent à haute voix la prière du soir.
La première embarcation des hommes a été un tronc d'arbre. Que de
progrès accomplis depuis ce jour! Le simple tronc d'arbre est devenu
une vraie ville flottante.
Dès le lendemain, André commença à se rendre utile au patron, voulant
le dédommager de la nourriture et du coucher qu'il leur donnait. Le
jeune garçon descendit donc de bonne heure, vêtu de ses habits de
travail, et suivit le marin au port, où l'on devait achever le
chargement du bateau.
Le bateau de Jérôme faisait le petit cabotage de la Méditerranée,
c'est-à-dire la navigation sur les côtes, transportant d'un port à
l'autre les marchandises. En ce moment, c'était un chargement de
sapins du nord, qu'il s'agissait de transporter à Cette pour faire des
mâts de navire. André aida de tout son courage au chargement.
Le petit Julien, resté à la maison, gardait les enfants de la femme du
marin, pendant que celle-ci, profitant de cette aide, était allée
laver un gros paquet de linge.
A l'heure du dîner, André mangea rapidement, puis il prit Julien dans
ses bras:—Comme tu dois t'ennuyer immobile ainsi! lui dit-il. J'ai
une bonne heure de repos devant moi, et je vais en profiter pour te
montrer quelque chose de bien intéressant. Nous allons voir le port et
les grands navires qui traversent l'océan; j'ai obtenu d'un matelot
la
permission de visiter l'intérieur d'un magnifique bateau à vapeur.
Julien tout joyeux passa un bras autour du cou de son frère, et un
quart d'heure après ils étaient sur le quai.
—Oh! mon Dieu, mon Dieu, dit Julien, que de navires! Il y en a de
toutes les grandeurs.
—Et ils viennent de tous les pays, dit André. Regarde celui-ci, qui
est un des plus beaux du port en ce moment; c'est celui que nous
allons voir. C'est le Sindh, qui fait la traversée de la Chine en
France: il est arrivé ici avant-hier.
André, tenant Julien avec précaution, descendit dans une barque, et le
batelier les conduisit en ramant auprès du grand navire, peint en noir
et orné de dorures, qui s'élevait bien au-dessus d'eux comme un
édifice porté par l'eau.
Pont supérieur d'un paquebot a vapeur.—A droite, se
trouve la roue à l'aide de laquelle on manie le gouvernail. Près de
là, on voit les cabines du capitaine et des officiers. A gauche, sont
les cages des animaux. Les passagers logent au-dessous, à l'étage plus
bas: les petits trous que l'on voit le long du vaisseau sont les
fenêtres de leurs cabines.
Ils montèrent avec précaution l'escalier mobile qui est attaché au
flanc du bâtiment, et bientôt tous les deux se trouvèrent sur le
pont, c'est-à-dire sur le plancher supérieur; car les grands
vaisseaux sont comme des maisons flottantes à plusieurs étages, et
chacun de ces étages s'appelle un pont.
Le marin auquel André avait parlé à l'avance les attendait. Il leur
fit faire tout le tour de la vaste plate-forme. Il leur montra à un
des bouts le grand tourniquet avec lequel on manœuvre le
gouvernail; la cabine du capitaine était près de là, mais il était
défendu d'y entrer sans permission. De chaque côté du navire étaient
suspendus en l'air des chaloupes et canots, que l'on peut faire
glisser dans la mer, et qui servent aux marins à quitter ou à regagner
le navire.
—Voyez ces petites embarcations, dit le matelot; si par malheur le
paquebot venait à être incendié ou à sombrer en pleine mer, c'est dans
ces chaloupes ou ces canots que nous nous réfugierions, marins et
passagers.
Race blanche. Race rouge. Race jaune. Race Noire.
Les quatre races d'hommes.—La race blanche, la plus parfaite des
races humaines, habite surtout l'Europe, l'ouest de l'Asie, le nord de
l'Afrique, et l'Amérique. Elle se reconnaît à sa tête ovale, à une
bouche peu fendue, à des lèvres peu épaisses. D'ailleurs son teint
peut varier.—La race jaune occupe principalement l'Asie orientale, la
Chine et le Japon: visage plat, pommettes saillantes, nez aplati,
paupières bridées, yeux en amandes, peu de cheveux et peu de
barbe.—La race rouge, qui habitait autrefois toute l'Amérique, a une
peau rougeâtre, les yeux enfoncés, le nez long et arqué, le front très
fuyant.—La race noire, qui occupe surtout l'Afrique et le sud de
l'Océanie, a la peau très noire, les cheveux crépus, le nez écrasé,
les lèvres épaisses, les bras très longs.
—Sont-elles petites, dit Julien, en comparaison du grand navire! on
dirait des coques de noix.
—Dieu merci, de tels accidents sont rares, dit le marin. Le vaisseau
est solide; il est presque tout en fer.
Pendant ce temps, des matelots chargés du service des cuisines ou du
transport des marchandises allaient et venaient autour des enfants. Il
y en avait de tous les pays et presque de toutes les races d'hommes,
les uns jaunes, les autres noirs. A quelques pas, un jeune Chinois au
teint olive, la tête ornée d'une longue queue, les pieds nus dans des
sandales pointues, pompait de l'eau.—Quoi! dit Julien, il y a une
pompe ici comme dans une cour.
—Certes oui, dit le marin: nous avons dans le fond du navire un
réservoir d'eau douce: comment ferions-nous sans eau bonne à boire
pendant une traversée qui dure trois mois?... Voulez-vous voir à
présent notre étable?
—Votre étable! répondit Julien avec étonnement.
Cabines de passagers a bord d'un navire.—Les cabines
des passagers sont si basses d'étage, qu'on touche presque le plafond
de la tête; ordinairement on met plusieurs lits l'un sur l'autre pour
ménager mieux la place. Les petites fenêtres sont protégées par des
serrures solides, afin qu'on puisse les fermer hermétiquement pendant
les tempêtes, car sans cette précaution les vagues jailliraient dans
les cabines.
—Mais oui, dit le marin, en montrant des espèces de grandes cages
d'une propreté exquise, dans lesquelles il y avait une vache, des
veaux et des moutons. Voici un agneau qui est à bord du navire; c'est
le favori du capitaine: on le laisse de temps en temps se promener en
liberté sur le pont. A côté, voilà les poules qui nous donnent de bons
œufs frais pour les malades.
Julien n'en pouvait croire ses yeux. Ce qui le surprenait le plus,
c'était l'ordre admirable et la propreté qui régnaient à bord.
—Songez donc, mon petit, dit le marin, que sans la propreté il n'y a
de santé pour personne, surtout pour le matelot.
Après avoir visité le pont, on descendit par un escalier en bois à
l'étage inférieur.—Je vais vous montrer, dit le marin, les chambres
ou cabines où couchent les passagers.
Il ouvrit une des portes, et Julien vit une chambrette fort propre
avec une table, des chaises, des fauteuils. Pour ménager la place,
plusieurs petits lits étaient placés les uns au-dessus des autres.
—Quand on veut monter dans le second lit, dit le marin, on prend une
chaise, et on se trouve au-dessus de son voisin.
Au fond était une petite fenêtre, hermétiquement close pour empêcher
l'eau des vagues de pénétrer à l'intérieur.
Puis ce furent les salles de bains qu'on visita avec leurs jolies
baignoires, la salle à manger avec sa longue table; on regarda les
buffets, où les verres et les assiettes étaient fixés pour éviter que
le mouvement du navire ne les brisât. Au-dessus de la table pendait
une toile tendue:—Voyez-vous? dit le marin, quand les passagers
dînent et que la chaleur est trop forte, par exemple sur la mer Rouge
ou sous l'Équateur, un Chinois placé près de la porte agite cette
toile avec une corde: la toile se remue alors comme un grand éventail,
et donne de l'air aux passagers... Ce piano, qui est au fond de la
salle, sert à égayer les longues soirées à bord du navire.
—Comme tout est prévu! disait Julien; ce navire est une vraie ville
qui se promène sur l'eau.
—Mais où couchent donc les matelots? demanda André.
—Venez, venez, dit le marin.—Et on entra dans une grande salle
basse.—Voici notre dortoir, dit-il.
—Comment cela? reprit Julien, je ne vois pas un lit.
—Patience, j'en vais faire un pour vous montrer.
Hamacs des matelots.—Dans les navires, où l'on a si
peu de place, il faut que des centaines d'hommes couchent dans un très
petit espace: les matelots ne se servent point de lits. Ils ont de
petites couchettes qu'on ramasse le jour et qu'on suspend le soir.
Et en moins de rien le marin saisit au plafond un paquet qu'il
déroula. C'était une natte de forte toile, longue et étroite. Il
accrocha une des extrémités à un crochet fixé au plafond, l'autre à un
second crochet placé à deux mètres de distance; puis, se tenant des
deux mains à l'un des crochets, il s'enleva de terre et bondit dans
cette couchette suspendue en l'air.
—Voici, dit-il, le lit fait et votre serviteur dedans. J'ai de plus
une couverture pour m'envelopper. C'est tout ce qu'il faut au matelot
pour dormir à l'aise dans son hamac, bercé par la mer au bruit des
vagues.
—Alors, dit Julien, tous les crochets que je vois servent pour les
lits de tous les matelots?
—Justement, mon petit. Et voyez, chaque crochet a un numéro d'ordre,
chaque hamac aussi. Il y a quarante numéros, nous couchons ici
quarante hommes, et nous avons chacun le nôtre.
On visita aussi les cuisines avec leurs grands fourneaux que chauffe
la machine à vapeur du navire, puis la boulangerie et le four. Enfin
on allait, on venait, montant et descendant les différents étages, et
chemin faisant on rencontrait des Chinois aux larges pantalons jaunes,
ou des Arabes aux yeux brillants et sauvages, car une partie des
hommes de peine du navire est composée de Chinois et d'Algériens.
Lorsqu'on eut bien tout examiné, on remercia le marin et on s'en alla
vite; car André ne voulait pas être en retard pour l'heure du travail.
—Que tu es bon de te donner tant de peine pour moi, mon frère! dit
Julien, pendant qu'André l'emportait dans ses bras. Cela doit bien te
fatiguer de me soutenir toujours.
—Non, mon Julien, dit André; j'ai une bonne santé et je suis fort; ne
crains pas de me fatiguer. C'est à ceux qui sont plus forts d'aider
les plus faibles, et je ne suis jamais si heureux que quand nous
partageons un plaisir ensemble.
Ayons tous un même cœur pour aimer la France.
Après avoir ramené son frère à la maison, André continua d'aider toute
la journée Jérôme à charger le bateau, auquel le patron avait donné le
nom de la Ville d'Aix en souvenir de son pays natal.
Le lendemain ce bateau, aussi modeste et pauvre que le paquebot à
vapeur était superbe, mit de bonne heure à la voile.—Le vent est
favorable, disait Jérôme, il faut en profiter.
On sortit du port, et on passa devant les forts qui le protègent,
devant les murailles qui s'avancent en mer pour le défendre contre la
violence des vagues. Enfin on vit s'ouvrir l'horizon sans limite de la
pleine mer, qui semblait dans le lointain se confondre avec le ciel.
Julien ne pouvait se lasser de regarder cette grande nappe bleue sur
laquelle le bateau bondissait si légèrement; le vent enflait les
voiles et on marchait vite. André observait la manœuvre avec
attention pour apprendre ce qu'il y avait à faire. La mer était bonne,
et les deux jeunes Lorrains n'éprouvèrent pas le mal de mer, ce
malaise suivi de vomissements dont sont pris souvent ceux qui vont sur
mer sans y être habitués.

Notre-dame de la Garde a Marseille.—Cette église, très
vénérée des marins, est bâtie sur une hauteur et domine toute la
ville. On aperçoit de loin en mer sa tour aiguë et la statue de la
Vierge qui la surmonte.—A gauche se trouve un sémaphore,
c'est-à-dire un poste d'où l'on fait des signaux aux navires qui
passent en mer.
Le long du chemin le patron et les deux hommes d'équipage, lorsqu'ils
se trouvaient à portée de Julien, lui adressaient la parole et lui
montraient les divers points de la côte.
Du bateau, on put apercevoir longtemps la ville de Marseille, dont les
innombrables maisons se pressaient au bord de la mer, le clocher de
Notre-Dame de la Garde surmonté d'une statue colossale qui brillait de
loin au soleil, enfin la ceinture de hautes collines qui s'élevaient
de chaque côté de la ville, baignant leur pied jusque dans la mer.
—Comme elle est belle, cette côte de Provence! dit Julien. Elle est
toute découpée en caps arrondis. Comment donc s'appellent ces
montagnes qui ondulent, là-bas, à droite?
Un vaisseau cuirassé,—On appelle de ce nom des
vaisseaux tout entourés d'une épaisse cuirasse de fer sur laquelle les
boulets glissent sans pouvoir s'enfoncer: ce sont comme des
forteresses flottant sur l'eau. Les vaisseaux de premier rang ont 3
ponts et 120 canons. Notre flotte française, la plus forte après celle
de l'Angleterre, compte 50 vaisseaux à vapeur cuirassés et en tout 430
bâtiments de guerre.
—Ce sont les montagnes qui entourent Toulon, répondit le père Jérôme.
Toulon est là-bas tout au fond. Voilà encore un port superbe!
Seulement ce ne sont plus guère des navires de commerce qui s'y
abritent, comme à Marseille: ce sont des vaisseaux de guerre, car
Toulon est notre grand port de guerre sur la Méditerranée. Les navires
de guerre ne sont pas moins curieux à voir que les paquebots de
passagers. Là, tout est bardé de cuivre ou de fer, tout est cuirassé
pour résister aux boulets ennemis, et, de chaque côté du pont, on voit
les gueules menaçantes des canons.
—C'est dommage que nous ne passions pas par Toulon.
—Merci, petit! cela allongerait un peu trop notre route. Nous allons
tout droit à Cette sans perdre de temps.
Le bateau allait vite en effet, et parfois la poussière humide des
vagues arrivait jusque sur la figure de Julien. Celui-ci voyait
toujours se succéder devant lui les côtes et les golfes de Provence,
bordés de montagnes.
Bois d'orangers aux environs de Nice.—L'oranger, ce
bel arbre aux fleurs si suaves et aux fruits d'or, fut apporté dans
nos pays pendant les croisades.—Ses fruits mûrissent au printemps. Il
ne peut vivre en pleine terre que sous les chauds climats de la
Provence, du comté de Nice et du Roussillon.
—Quelle superbe contrée, disait le patron Jérôme, que cette Provence
toute couverte d'oliviers, de pins et d'herbes odorantes! C'est mon
pays, ajouta-t-il, fièrement, et vois-tu, petit, à mon avis, c'est le
plus beau du monde.
—Patron, dit l'un des marins, le lieu où l'on est né est toujours le
premier du monde. Ainsi, moi qui vous parle, je ne connais rien qui me
rie au cœur comme le joli comté de Nice; car je suis né là sur la
côte, dans une petite maison entourée d'orangers et de citronniers qui
toute l'année sont couverts de fleurs et de fruits. Ma mère était sans
cesse occupée à cueillir les citrons ou les oranges pour les porter à
Nice sur sa tête dans une grande corbeille. Nulle part je ne vois rien
qui me paraisse charmant comme nos bois toujours verts d'orangers, de
citronniers et d'oliviers, qui descendent des hauteurs de la montagne
jusqu'au bord de la mer. Tout vient si bien dans notre chaud pays! Il
y a autant de fleurs en hiver qu'au printemps; pendant que la neige
couvre les contrées du nord, les étrangers malades viennent chercher
chez nous le soleil et la santé.
Palmier.—Les palmiers sont une famille d'arbres de
haute taille couronnés à leur sommet par un faisceau de larges
feuilles dites palmes. Le plus important des palmiers est le
dattier, qui produit les fruits sucrés appelés dattes.
—Et la Corse, donc, s'écria l'autre marin. Quel pays, quelle
fertilité! Elle a en raccourci tous les climats. Sur la côte, du côté
d'Ajaccio, c'est la douceur du midi; notre campagne est pleine aussi
d'orangers, de lauriers et de myrtes, comme votre pays de Nice,
camarade. Nos oliviers sont dix fois hauts comme ceux de votre
Provence, patron. Et le cotonnier, le palmier peuvent croître chez
nous comme en Algérie. Cela n'empêche pas qu'on trouve sur nos hautes
montagnes neuf mois d'hiver, de neige et de glace, et de grands pins
qui se moquent de l'avalanche.
—Oui, dit le patron; mais vous n'avez pas de bras chez vous; la Corse
est dépeuplée et vos terres sont incultes.
—Patron, c'est vrai. Nous tenons plus volontiers un fusil que la
charrue. Mais patience, nos enfants s'instruiront, et ils comprendront
alors le parti qu'ils peuvent tirer des richesses du sol. En
attendant, la France nous doit le plus habile capitaine du monde,
Napoléon Ier.
—Eh bien, moi, dit le petit Julien qui était content aussi de donner
son avis, je vous assure que la Lorraine vaut toutes les autres
provinces. Il n'y a point d'orangers chez nous, ni d'oliviers; mais on
sait joliment travailler en Lorraine, les femmes comme les hommes, et
l'on a su s'y battre aussi; car nous avons eu Jeanne Darc et de grands
généraux.
—Alors, pour nous mettre d'accord, dit André en souriant à l'enfant,
disons donc que la France entière, la patrie, est pour nous tout ce
qu'il y a de plus cher au monde.
—Bravo! vive la France, dit d'une même voix le petit équipage.
—Vive la patrie française! reprit le patron Jérôme; quand il s'agit
de l'aimer ou de la défendre, tous ses enfants ne font qu'un cœur.
«Nul bien sans peine.» (Pierre Puget.)
Pendant que le patron de la Ville d'Aix s'éloignait pour donner des
ordres, Julien atteignit son fidèle compagnon de voyage, son livre sur
les grands hommes de la France.
—Voyons donc, se dit-il, pendant que tout le monde est occupé, moi je
m'en vais faire connaissance avec quelques-uns des noms célèbres de la
Provence.
Et il se mit à lire avec attention.
I. A Marseille, naquit un grand homme qui fut à la fois sculpteur,
peintre et architecte, Pierre Puget. La sculpture est l'art de tailler
dans la pierre, le marbre ou le bois, des hommes, des animaux ou
d'autres objets; par exemple, les statues qui ornent les places
publiques sont l'œuvre des sculpteurs.
Pierre Puget sculptant une statue.—Pour sculpter,
l'artiste applique sur le bloc de marbre un ciseau et frappe dessus
avec un marteau. Ainsi il pratique avec adresse des creux et des
saillies dans le marbre, qui prend sous le ciseau la forme des êtres
vivants.—Un des chefs-d'œuvre de Pierre Puget est son
martyre de saint Sébastien qui périt percé de flèches.
Le jeune Puget travailla d'abord chez un constructeur de navires et, à
l'âge de seize ans, il se fit remarquer pour un superbe navire qu'il
avait orné de dessins et de sculptures en bois. A cette époque, on
avait coutume d'orner le devant des navires de statues, d'anges aux
ailes déployées, de guirlandes dorées qui étincelaient au soleil, et
on s'adressait pour tous ces ornements à des sculpteurs habiles.
Mais, à ce moment de sa vie, le rêve du jeune Puget n'était pas de
sculpter: c'était d'apprendre la peinture et, pour l'étudier, d'aller
en Italie, où étaient alors les plus grands maîtres de cet art. Dans
ce but, il travailla avec courage comme ouvrier pendant un an, afin de
gagner la somme nécessaire à son voyage. Puis, à dix-sept ans, il
partit à pied, s'arrêtant en route quand l'argent lui manquait, et
recommençant à travailler jusqu'à ce qu'il eût gagné de quoi aller
plus loin. Comme on pense, il eut bien des peines à endurer pour
arriver au terme de sa route, et il se trouva souvent dans la misère.
Une fois arrivé en Italie, il étudia la peinture auprès de différents
maîtres. Il montrait déjà dans cet art un véritable génie, lorsqu'il
tomba gravement malade. Le médecin lui dit qu'il ne se guérirait pas
s'il continuait à peindre, à cause de l'odeur malsaine des peintures,
et qu'il lui fallait changer d'occupation pour sauver sa santé. Le
jeune peintre se trouva ainsi obligé de recommencer des études
nouvelles: il ne se découragea pas, et il reprit son premier métier de
sculpteur. Sa gloire ne perdit rien au change, car c'est dans la
sculpture qu'il a acquis, non sans des peines et des travaux
incessants, une impérissable renommée.
Pierre Puget avait gravé dans sa maison ces paroles qui semblent
résumer sa vie:
«Nul bien sans peine.»
—Voilà une devise dont je veux me souvenir toujours, dit Julien; cela
me donnera du courage.
Il reprit ensuite son livre et continua:
L'École de droit a Paris.—La principale école de
droit se trouve à Paris, en face du Panthéon. On en compte dix autres
en France.
II. La Provence a produit plusieurs orateurs et hommes de loi
célèbres. Près d'Aix est né Mirabeau, le plus grand de nos orateurs
pendant la Révolution de 1789.
C'est aussi en Provence que naquit un rival de Mirabeau, Portalis, qui
prit une grande part dans la suite à la formation du Code civil. Vous
savez, enfants, qu'on appelle Code le livre où sont réunies toutes
les lois du pays: le Code est le Livre des lois. Eh bien, depuis
la fin du siècle dernier et le commencement du dix-neuvième siècle, un
code nouveau a été établi en France; Portalis est un de ceux qui ont
le plus contribué à faire ce code, à chercher les lois les plus sages
et les plus justes pour notre pays.
Le code français est une des gloires de notre nation, et les autres
peuples de l'Europe nous ont emprunté les plus importantes des lois
qu'il renferme. Ceux qui veulent devenir magistrats ou avocats font de
ces lois une étude approfondie, et on appelle Écoles de droit les
établissements de l'État où on enseigne le code.
Un homme courageux compte sur ce qu'il peut gagner par son travail,
non sur ce qu'il peut emprunter aux autres.
Le vent continuant d'être bon, on ne tarda pas à perdre de vue la
Provence. On aperçut les côtes basses du Languedoc, toutes bordées
d'étangs et de marais salants, où l'eau de mer, s'évaporant sous la
chaleur du soleil, laisse déposer le sel qu'elle contient.
Arènes de Nimes.—Les anciens appelaient arènes un
amphithéâtre où ils venaient regarder des spectacles, des combats
d'hommes et de bêtes. Les arènes de Nîmes sont un magnifique
amphithéâtre où pourraient s'asseoir 30,000 spectateurs. Souvent,
pendant les guerres, les habitants de Nîmes se sont réfugiés dans les
arènes et s'en sont servis comme de citadelle. Nîmes a aujourd'hui
plus de 60,000 habitants; c'est l'entrepôt des soies du midi de la
France.
—En face de quel département sommes-nous? demanda Julien, qui
cherchait à s'instruire.
—C'est le Gard, dit le patron.
—Chef-lieu Nîmes, répondit Julien.
—Oui, répondit Jérôme; Nîmes est une grande et belle ville, où sont
de magnifiques monuments d'autrefois. Il y a un vaste cirque de
pierres appelé les arènes, où on donnait dans les anciens temps des
jeux et des spectacles.
Montpellier et la promenade du Peyrou.—La place du
Peyrou, à Montpellier, est l'une des plus belles promenades qui
existent. Du haut de la colline où elle est placée, la vue s'étend sur
les montagnes des Cévennes et sur la mer, qu'on aperçoit dans le
lointain comme une ligne bleuâtre. Sur la place se trouve la statue de
Louis XIV, qui a fait construire cette promenade par le célèbre
architecte le Nôtre. La ville de Montpellier compte 60,000 habitants.
Elle a une faculté de médecine célèbre. Elle fait un grand commerce de
vins et eaux-de-vie.
Peu d'heures après on était en vue du département de l'Hérault. Le
patron fit observer à Julien qu'avec une longue vue on pourrait
apercevoir les maisons de la ville de Montpellier, ainsi que le beau
jardin du Peyrou qui la domine.
—Nous voici près de Cette, ajouta-t-il. Nous arriverons de bonne
heure.
Le soir, en effet, n'était pas encore venu quand on aperçut Cette et
la montagne assez haute qui la domine.
Lorsqu'on eut replié les voiles et attaché le bateau, le patron
s'informa de Frantz Volden auprès d'un marinier qui arrivait de
Bordeaux par le canal du Midi. On lui apprit que Volden était bien
malheureux: il était venu à Bordeaux pour retirer ses économies de
chez un armateur à qui il les avait confiées, mais cet armateur avait
fait de mauvaises affaires; tout ce que Volden possédait se trouvait
englouti. Volden en avait conçu un tel chagrin qu'il avait fini par
tomber gravement malade. A cette heure, il était à l'hôpital de
Bordeaux, atteint d'une fièvre typhoïde, dans un état de délire et de
faiblesse tels qu'il ne fallait pas songer à lui annoncer
immédiatement la mort de son frère Michel en Alsace-Lorraine et
l'arrivée de ses neveux.
Jérôme, en apprenant ces tristes nouvelles, se trouva bien embarrassé
pour donner conseil à André et à Julien.
Languedoc, Roussillon et comté de Foix.—Le haut
Languedoc est couvert par les monts des Cévennes: Mende, Privas, le
Puy en sont les villes principales. On y élève les vers à soie; on y
fabrique des dentelles. Le bas Languedoc est couvert de vignobles dont
plusieurs sont célèbres, comme Lunel et Frontignan.—Les vins
liquoreux du Roussillon sont également renommés; Perpignan et une
place de guerre de premier ordre.—Le comté de Foix est une contrée
montagneuse, connue pour ses fers et ses forges.
—Mes enfants, leur dit-il, réfléchissez vous-mêmes. Si vous allez à
Bordeaux par le canal et qu'André travaille à bord, cela ne vous
coûtera rien, c'est vrai, mais ce sera un voyage d'un mois, et très
pénible, en hiver surtout. Peut-être feriez-vous mieux de prendre le
chemin de fer: je puis vous prêter une trentaine de francs pour
compléter ce qui vous manque, et dès demain vous serez rendus à
Bordeaux sans fatigue.
—Je vous suis bien reconnaissant, patron Jérôme, répondit André d'une
voix tremblante, car il était accablé par le nouveau malheur qui les
frappait; mais, en supposant que nous prenions aujourd'hui le chemin
de fer pour arriver à Bordeaux demain, que deviendrions-nous dans
cette grande ville, si je ne trouvais pas tout de suite de l'ouvrage?
Songez-y donc: Julien ne peut marcher, notre oncle est à l'hôpital, et
n'a peut-être pas d'économies pour sa convalescence.
—C'est vrai, dit Jérôme, frappé du bon sens d'André.
—Quelle situation, alors, patron Jérôme! non seulement il nous serait
impossible de vous rembourser les trente francs que vous m'offrez si
généreusement, mais il nous faudrait essayer d'emprunter encore à
d'autres. Non, cela n'est pas possible. Nous prendrons le bateau,
Julien et moi, et nous écrirons dans quelques jours à notre oncle pour
lui annoncer notre arrivée. Voyez-vous, mon père me l'a appris de
bonne heure: c'est se forger une chaîne de misère et de servitude que
d'emprunter quand on peut vivre en travaillant. C'est si bon de manger
le pain qu'on gagne! Quand on est pauvre, il faut savoir être
courageux, n'est-ce pas, Julien?
—Oui, oui, André, répondit l'enfant.
—Un mois, d'ailleurs, est vite passé avec du courage. Dans un mois
Julien aura retrouvé ses jambes, notre oncle sera sans doute
convalescent; nous arriverons à Bordeaux avec nos économies au complet
et avec ce que j'aurai gagné en plus pendant le mois. Nous pourrons
peut-être alors être utiles à mon oncle, au lieu de lui être à charge.
Pour cela, nous n'avons besoin que d'un mois de courage; eh bien! nous
l'aurons, ce courage, n'est-ce pas, Julien?
André, en parlant ainsi, avait dans la voix quelque chose de doux et
d'énergique tout ensemble: la vaillance de son âme se reflétait dans
ses paroles. Julien le regarda, et il se sentit tout fier de la
sagesse courageuse de son aîné.
—Oui, André, s'écria-t-il, je veux être comme toi, je veux avoir bien
du courage. Tu verras: au lieu de me désoler, je vais me remettre à
m'instruire, je prendrai mes cahiers et travaillerai sur le bateau
comme si j'étais à l'école. Un bateau sur un canal, cela doit aller si
doucement que je pourrai peut-être écrire comme en classe. Et puis
enfin, je prierai Dieu bien souvent pour que notre oncle se guérisse.
—Dieu t'exaucera, mon enfant, dit le patron Jérôme en embrassant le
petit garçon. En même temps, il tendait à André une main affectueuse,
et à demi-voix:
—Je vous approuve, André, lui dit-il; c'est bien, à la bonne heure!
J'ai eu du plaisir à vous entendre parler ainsi. Vous me rappelez les
beaux arbres de votre pays, ces grands pins de l'Alsace et du nord
dont le cœur est incorruptible, et dont nous faisons les plus
solides mâts de nos navires, les seuls qui puissent tenir tête à
l'ouragan. Quand la rafale souffle à tout casser, quand tout craque
devant elle, elle arrive bien à plier le mât comme un jonc; mais le
rompre, allons donc! il se redresse après chaque rafale, aussi droit,
aussi ferme qu'auparavant. Faites toujours de même, enfants; ne vous
laissez pas briser par les peines de la vie, et après chacune d'elles,
sachez vous redresser toujours, toujours prêts à la lutte.
Le petit Julien, en écoutant la comparaison du marin Jérôme, avait
ouvert de grands yeux; il ne comprenait cela qu'à moitié, car il
n'avait nulle idée de la tempête; néanmoins cette image lui plaisait;
il aimait à se représenter les beaux arbres de la terre natale tenant
vaillamment tête aux bourrasques de l'Océan, et il se disait:—C'est
ainsi qu'il faut être; oui, André est courageux, et je veux être
courageux comme lui.
Quand on vous parle avec mauvaise humeur, la meilleure réponse est de
garder le silence et de montrer votre bonne volonté.
Le patron Jérôme, dès le lendemain, usa de son influence auprès d'un
marinier qu'il connaissait pour l'engager à emmener avec lui les deux
enfants. Après bien des pourparlers, il obtint qu'André toucherait
vingt francs de salaire en arrivant à Bordeaux.
—C'est peu, dit-il à André, mais le Perpignan est un bateau bien
installé. Vous y serez mieux couché et mieux nourri que sur bien
d'autres. Le patron, un marin du Roussillon, est un parfait honnête
homme. Rappelez-vous seulement qu'il est vif comme la poudre et soyez
patient.
André et Julien, après avoir remercié Jérôme, reprirent encore une
fois leur petit paquet de voyage. Mais Julien voulut absolument
essayer ses forces: en s'appuyant beaucoup sur le bras d'André et à
peine sur son pied malade, il arriva à faire quelques pas, ce qui le
transporta de joie.
—Oh! s'écria-t-il en battant des mains de plaisir, je marcherai avant
un mois, tu verras, André.
André était lui-même tout heureux, mais il ne voulut pas que l'enfant
se fatiguât. De plus, il avait hâte d'arriver pour ne pas faire
attendre le nouveau patron. Il reprit donc Julien sur son bras et
suivit le plus vite qu'il put une partie des quais de Cette, jusqu'à
ce qu'il aperçût le Perpignan. Mais il eut beau se hâter, il arriva
en retard.
Pont tournant sur le canal du Midi a Cette.—Les canaux
ne sont pas toujours assez profondément creusés pour que les bateaux
puissent passer sous les arches des ponts. Afin que les bateaux ne
soient pas arrêtés au passage, on a inventé les ponts tournants qui
s'ouvrent par la moitié ou tournent tout entiers sur
eux-mêmes.—Cette, qui par son canal du Midi communique avec l'océan,
est, après Marseille, notre port le plus important sur la
Méditerranée. Elle fait un grand commerce de vins et eaux-de-vie et
compte 30,000 hab.
Le patron était à bord, fort impatient, car il n'attendait qu'André
pour donner le signal du départ; ce qui lui fit accueillir les enfants
avec la plus grande brusquerie: il se repentait déjà, disait-il, de
s'être chargé d'eux, et il le leur répéta devant tous les marins.
André s'excusa aussi poliment qu'il put, et Julien, tout interdit, se
blottit en silence sur un coin du pont, entre deux sacs de garance
d'Avignon, où le patron d'un geste avait fait signe de le déposer.
Le bateau se mit en marche. Julien n'était pas gai, mais il fut
heureusement tiré de ses réflexions en voyant une chose qu'il n'avait
jamais vue. Au moment où le bateau arriva devant un pont qui
traversait le canal, on s'arrêta: le pont était en effet trop bas pour
que le bateau pût passer dessous. Mais tout d'un coup, à un signal
donné, le pont, qui était en fer, se mit lui-même en mouvement, et
tournant comme le battant d'une porte, laissa passage au bateau. Le
Perpignan continua fièrement sa route.
Julien fut émerveillé. Il aurait bien voulu questionner quelqu'un,
mais il n'osait pas: chacun était à son poste, fort occupé. André,
appuyé sur une longue perche à crochets de fer qu'il plongeait dans
l'eau et retirait tour à tour, poussait comme les autres le bateau,
qui s'avançait ainsi lentement.
Julien prit alors le parti de réfléchir tout seul à ce qu'il voyait,
puis de lire dans son livre.
Il ouvrit le chapitre sur les grands hommes du Languedoc.
—Tiens, dit-il, voici justement qu'il s'agit du canal du Midi, où
nous sommes à cette heure.
Et il commença l'histoire de Riquet.
Celui qui accomplit une œuvre utile ne doit point se laisser
décourager par la jalousie: tôt ou tard, on lui rendra justice.
I. Riquet naquit au commencement du dix-septième siècle, à Béziers.
L'idée qui le préoccupa pendant toute sa vie fut celle d'établir un
canal entre l'Océan et la Méditerranée, et d'unir ainsi les deux mers.
Mais, entre l'Océan et la Méditerranée, on rencontre une chaîne de
montagne qui s'élève comme une haute muraille: les Cévennes ou
Montagnes-Noires. Comment faire franchir cette chaîne de montagnes par
un canal? Tel était le problème que Riquet se posait depuis longtemps.
Un jour, dit-on, il était dans la montagne, sur le col de Naurouze qui
sépare le versant de l'Océan et le versant de la Méditerranée. Là,
regardant les plaines qui s'étendaient à sa droite et à sa gauche, il
pensait encore à ses projets. Tout d'un coup un ruisseau qui coulait à
ses pieds vers l'Océan, rencontrant un obstacle, se trouva refoulé en
arrière et se mit à descendre du côté opposé, vers la Méditerranée.
Cette vue frappa l'esprit de Riquet comme un trait de
lumière.—Oh! se dit-il, c'est ici la ligne de partage des eaux;
si je pouvais amener assez d'eau à cet endroit où je suis, je pourrais
ainsi alimenter à la fois les deux côtés d'un canal allant par ici à
l'Océan, et par là à la Méditerranée.
Ingénieurs des ponts-et-chaussées levant un
plan.—L'ingénieur placé à droite mesure l'élévation du terrain à
l'aide d'un instrument appelé niveau d'eau. Pour cela, il regarde à
travers cet instrument la mire que tient l'homme placé dans le fond.
Celui qui est penché vers la terre mesure la superficie du terrain à
l'aide d'une longue chaîne dite chaîne d'arpenteur.
Alors Riquet se mit à l'œuvre. Il explora les montagnes de tous
côtés, découvrit des sources qui coulaient sous les rochers, fit des
plans de toute sorte et enfin trouva la quantité d'eau nécessaire pour
alimenter le canal qu'il projetait.
Il alla proposer ses plans au grand homme qui était alors
ministre, Colbert, dont on vous parlera plus tard. Colbert comprit
l'importance de l'idée de Riquet. Avec son aide, Riquet commença cette
entreprise qui, pour l'époque, était gigantesque. Mais que d'obstacles
il eut à surmonter! Il n'avait pas les titres d'ingénieur et il était
l'objet de la jalousie des ingénieurs en titre. Sans cesse il
rencontrait leur opposition; il fut même forcé de faire percer
secrètement une montagne que ces derniers avaient déclarée impossible
à percer.
Réservoir d'eau pour le canal du Midi.—Pour
retenir l'eau et la distribuer avec mesure, on a imaginé depuis
longtemps de construire de grands réservoirs. Dans le canal du Midi,
on a fermé des vallées par de larges murailles; l'eau se trouve ainsi
emprisonnée entre la montagne et le mur; en s'écoulant par une cascade
ou par de grands robinets, elle alimente le canal été comme hiver.
Il fit aussi construire de vastes réservoirs où vient s'accumuler
l'eau de la montagne: pour cela, il barra avec un mur énorme un vallon
où vont de toutes parts se rendre les eaux. De ces réservoirs l'eau
jaillit avec un bruit de tonnerre. Elle arrive ensuite au col de
Naurouze, et de là, elle redescend doucement vers les deux mers,
retenue tout le long de son chemin par des écluses qu'on ouvre et
qu'on referme pour laisser passer les bateaux.
Riquet, fatigué par son immense travail et par toutes les contrariétés
qu'il avait subies, mourut six mois avant l'achèvement de son
entreprise; mais elle fut continuée et menée à bonne fin par ses deux
fils. Plus tard, la France a su rendre justice à Paul Riquet, et on a
chargé le célèbre sculpteur David d'Angers de lui élever une statue
dans sa ville natale.
Julien avait lu avec attention la vie de Riquet.
—Oh! pensa-t-il, je suis content de savoir l'histoire de ce beau
canal qui a été si difficile à creuser et où notre bateau passe si
facilement aujourd'hui! Je m'en vais, pendant notre voyage, regarder
ces grands travaux-là tout le long de la route... Voyons maintenant ce
qui vient à la suite.
La Pérouse, né à Alby en 1741, mourut vers l'année
1788, aux environs des Iles Vanikoro.
II. C'est aussi dans le Languedoc, à Alby, qu'est né un des plus
grands navigateurs, dont le nom est connu de tous, La Pérouse. Tout
jeune encore, ayant lu le récit des longs voyages sur mer et des
découvertes de pays nouveaux, il fut pris du désir d'être marin, entra
à l'école de marine, puis dans la marine royale.
Sauvages de l'Océanie.—Une grande partie des îles
de l'Océanie est peuplée par des sauvages de race malaise. Ils ont le
teint d'un rouge de brique foncé, le nez court et gros, la bouche très
large, les yeux bridés, les cheveux noirs. Ils sont habiles marins et
se hasardent au loin sur leurs pirogues d'écorce: ils assaillent et
pillent les vaisseaux que la tempête jette sur leurs côtes; plusieurs
tribus sont anthropophages.
Après de nombreuses expéditions sur mer, où il s'était distingué par
son habileté et son courage, le roi Louis XVI le chargea de faire un
grand voyage autour du monde en cherchant des terres nouvelles ou de
nouvelles routes pour les navigateurs.
Dans sa lettre à la Pérouse, Louis XVI lui disait ces belles paroles:
«Que des peuples dont l'existence nous est encore inconnue apprennent
de vous à respecter la France; qu'ils apprennent surtout à la
chérir... Je regarderai comme un des succès les plus heureux de
l'expédition qu'elle puisse être terminée sans qu'il en ait coûté la
vie à un seul homme.»
Pendant trois ans la Pérouse voyagea de pays en pays, de mers en mers.
Il envoyait de ses nouvelles par les vaisseaux qu'il rencontrait ou
par les côtes habitées où il relâchait.
Puis tout à coup on ne reçut plus de lui ni de ses compagnons aucun
message. Toutes les nations de l'Europe, qui suivaient de loin avec
intérêt le grand navigateur français, commencèrent à s'émouvoir. On
envoya des navires à sa recherche. Avait-il fait naufrage, était-il
enfermé dans quelque île déserte ou prisonnier chez des peuples
sauvages, on ne le savait, et pendant longtemps on ignora ce qu'il
était devenu.
Enfin, en 1828, un autre navigateur non moins célèbre, Dumont
d'Urville, né en Normandie, découvrit après bien des recherches,
dans une île de l'Océanie, les débris de deux navires naufragés,
des ferrures, des instruments, de la vaisselle, des canons roulés par
les flots. Il retrouva la montre même de la Pérouse entre les mains
des indigènes; il interrogea ces derniers, qui lui répondirent
qu'autrefois une tempête furieuse avait brisé deux navires, la nuit,
sur les rochers de l'île. D'après les réponses embarrassées des
sauvages qui firent ce récit, Dumont d'Urville soupçonna que la
tempête n'avait peut-être pas fait périr tout l'équipage; peut-être
plusieurs naufragés et la Pérouse lui-même avaient-ils pu gagner
l'île, mais là ils s'étaient trouvés chez des tribus barbares qui
avaient dû leur faire subir de mauvais traitements.
D'Urville éleva, sur le rivage désert de l'île bordée d'écueils, un
mausolée qui rappelle le souvenir du malheureux la Pérouse.
Il n'est point de cœur que la douceur d'un enfant ne puisse
gagner.
Pendant que Julien lisait attentivement dans son livre, le patron du
Perpignan l'observait du coin de l'œil.
—Voilà un petit bonhomme qui jusqu'à présent n'est pas bien
embarrassant, pensa-t-il. Quant à l'autre, il a l'air adroit de ses
mains et intelligent, et il ne craint pas sa peine. Allons, cela ira
mieux que je ne croyais.
Et comme il était brave homme au fond, il se repentit de la bourrade
par laquelle il avait salué les enfants à leur arrivée. Il s'approcha
de Julien et lui passant sa grosse main sur la joue:—Eh bien, dit-il,
nous sommes donc savants, nous autres? Qu'est-ce que nous lisons là?
Le conte du Petit-Poucet ou celui du Chaperon-Rouge?
Julien releva la tête, et fixant sur le patron des yeux étonnés, qui
étaient restés un peu tristes depuis sa maladie:—Des contes, fit-il,
oh! que non pas, patron; ce sont de belles histoires, allez. Et même
les images du livre aussi sont vraies. Tenez, voyez: cela, c'est le
portrait de la Pérouse, un grand navigateur qui est né à Alby. Je
crois que notre bateau ne passera pas à Alby, mais cela ne fait rien:
je me rappellerai Alby à présent.
Le patron sourit.
—Alors, dit-il, tu vas être sage comme cela tout le temps du voyage,
et apprendre comme si tu étais en classe?
—Oui, patron, dit Julien doucement; j'ai promis à André de ne pas
trop vous embarrasser.
Et il saisit la petite main gauche de Julien qui se trouvait être la
plus près de lui; puis, familièrement, il la secoua entre les siennes
en signe d'amitié.
Par malheur cela se trouvait être la main blessée de Julien. L'enfant
devint tout pâle, il étouffa un petit cri.
—Quoi donc! dit brusquement le patron d'un air agacé. Eh bien, es-tu
en sucre, par hasard, et suffit-il de te toucher pour te casser?
—C'est que..., répondit Julien en soupirant, cette main-là est comme
ma jambe, elle a une entorse.
—Allons, bon, tu n'as pas de chance avec moi, petit, dit le patron
d'un ton radouci.
Julien le regarda moitié ému, moitié souriant:
—Oh! que si, dit-il, puisque vous n'êtes plus fâché, la poignée de
main est bonne tout de même.
Le bourru se dérida complètement:—Tu es un gentil enfant, dit-il.
Il se pencha vers Julien, et posant ses deux mains d'Hercule sous les
bras du petit garçon:
—As-tu encore des entorses par là? dit-il.
—Non, non, patron, dit Julien en riant.
—Alors, viens m'embrasser.
Et il souleva l'enfant comme une plume, l'enleva en l'air jusqu'à la
hauteur de sa grosse barbe, et posant un baiser retentissant sur
chacune de ses joues:
—Voilà! nous sommes une paire d'amis à présent.
Les bateliers regardaient leur patron avec surprise, et pendant que,
délicatement, il remettait le petit garçon entre les deux sacs qui lui
servaient de fauteuil, André les entendit dire:—Ce bambin ne sera pas
trop malheureux ici.
Julien tout réconforté souriait de plaisir dans son coin, et André
s'applaudissait de voir combien la douceur et la bonne volonté avaient
vite triomphé des mauvaises dispositions et des manières brusques du
patron.
Les montagnes, avec leurs neiges et leurs glaciers, sont comme de
grands réservoirs d'où s'écoule peu à peu l'eau qui arrose et
fertilise nos plaines.
La récolte du miel a Narbonne.—Les miels les plus
connus sont ceux de Narbonne, du Gâtinais, de la Saintonge et de la
Bourgogne. Les hommes qui récoltent le miel se revêtent de gants et
d'une sorte de masque en fil de fer afin d'éviter les piqûres des
abeilles, qui défendraient leur miel avec un acharnement furieux.
Tout le long du chemin, le Perpignan s'arrêtait dans les villes
importantes. A Béziers, les mariniers embarquèrent dans le bateau des
eaux-de-vie qu'on fabrique dans cette ville. Plus loin on chargea des
miels récoltés à Narbonne, et renommés pour leur goût aromatique. A
Carcassonne on débarqua de la laine pour les draps, car dans l'antique
cité de Carcassonne, perchée sur une colline et entourée d'une
ceinture de vieilles tours, il y a de nombreux tisserands qui
fabriquent des lainages.
La cité de Carcassonne.—La vieille cité de Carcassonne
est encore à peu près telle qu'elle était au moyen âge. Elle se dresse
au sommet d'une colline avec ses hautes murailles, ses tours aux
formes les plus variées et ses portes fortifiées.—La nouvelle ville,
très régulièrement bâtie, s'étend au pied de la colline, au bord de
l'Aude.
Au moment où on venait de quitter Carcassonne, le ciel, qui avait été
nuageux jusqu'alors, s'éclaircit un matin, et Julien en s'éveillant
aperçut vers le sud une grande chaîne de montagnes couvertes de
neiges. Des pics blancs et de longs glaciers étincelaient au soleil.
—Oh! dit Julien, on croirait voir encore les Alpes.
—C'est la chaîne des Pyrénées, dit le patron. Tiens, Julien, vois-tu
là-bas ce pic pointu et tout blanc qui dépasse les autres de toute sa
hauteur? C'est le Canigou, la plus haute montagne du Roussillon; c'est
de ce côté-là que je suis né, moi. Par là-bas, à droite, ce sont les
montagnes de l'Ariège ou du comté de Foix, riches en mines de fer;
puis viennent les Hautes-Pyrénées, où jaillissent un grand nombre de
sources d'eaux chaudes que les malades fréquentent en été. C'est dans
le département des Hautes-Pyrénées que se trouvent aussi les plus
beaux sites de ces montagnes, entre autres le cirque de Gavarnie avec
sa magnifique cascade et son pont de neige qui ne fond jamais.
La cascade de Gavarnie dans les Pyrénées.—Le village
de Gavarnie, dans les Hautes-Pyrénées, possède un des plus beaux sites
du monde. C'est un cirque immense fermé par des montagnes couvertes de
neiges, qui se dressent tout d'un coup à pic devant le voyageur. Du
haut d'une de ces murailles gigantesques se précipite une cascade
haute de 800 mètres. Tout auprès se trouve le pont de neige.
—Est-ce que vous avez vu cela, patron? dit Julien.
—Oui, mon ami, et même je me suis promené sous le pont de glace. Les
arcades de neige gelée en sont si hautes et si larges qu'on peut
passer dessous facilement; on a alors sur sa tête une belle voûte de
neige brillante, ornée de découpures comme celles que les sculpteurs
font aux voûtes des chapelles; en même temps on marche de rocher en
rocher dans le lit même du torrent, qui passe près de vous en grondant
et en roulant les cailloux avec fracas.
—Cela doit être bien beau à voir, dit Julien; mais que devient-il
ensuite, ce torrent-là, savez-vous, patron?
Pont de Saint-Sauveur dans les Pyrénées.—Ce pont n'a
qu'une seule grande arche. Il est jeté d'une montagne à
l'autre, au-dessus d'un abîme d'une telle profondeur qu'on n'entend
pas une pierre tomber quand on l'y jette.
—Ce torrent-là? Eh bien, mais il continue à courir à travers les
montagnes, en se creusant le lit le plus sauvage qui se puisse
imaginer. Quand il arrive, après cinq lieues de course, au village de
Saint-Sauveur, on le traverse sur un pont superbe de pierre et de
marbre. C'est un des plus beaux ponts que j'aie vus. Le torrent coule
dessous dans un abîme à plus de 80 mètres de profondeur; puis il
continue sa course désordonnée jusqu'à ce qu'il arrive à la capitale
du Béarn, à la ville de Pau, patrie de Henri IV; notre torrent
s'appelle alors le Gave de Pau; plus loin enfin il se joint à l'Adour,
et, devenu fleuve avec lui à Bayonne, il reçoit les navires et les
emmène jusqu'à l'Océan.
—Voilà une histoire de torrent qui m'a bien amusé, dit Julien. Oh!
j'aimerais suivre ainsi le cours d'un torrent depuis la montagne d'où
il sort jusqu'à la mer où il se jette.
—Et certes, ajouta le patron, tu n'en pourrais suivre de plus
pittoresque que ce sauvage Gave de Pau.
Quand on approcha de Toulouse, le temps, tout en s'éclaircissant,
s'était fort refroidi, et le vent soufflait avec force, comme
d'ordinaire dans la plaine du Languedoc. Le petit Julien, quoiqu'il
commençât à se servir de sa jambe, ne pouvait encore marcher beaucoup,
si bien qu'à rester immobile les journées au long, il y avait des
moments où il se sentait glacé. Heureusement le patron l'avait pris en
affection, et quand il voyait à l'enfant un air triste, il
l'enveloppait dans sa peau de mouton jusqu'au cou et lui faisait
prendre un doigt de vin chaud pour le réchauffer. Grâce à ces petits
soins, si le voyage ne se faisait pas sans souffrir, il se faisait du
moins sans maladie.
«Il suffit de savoir les vingt-quatre lettres de l'alphabet et de
vouloir; avec cela, on apprend tout le reste.»
A Toulouse, il fallut se donner bien de la peine, car l'ancienne
capitale du Languedoc, peuplée de 130,000 âmes, est une grande ville
commerçante: le Perpignan lui apportait quantité de marchandises,
principalement de beaux blés durs d'Afrique, que l'on débarqua avec
l'aide d'André au magnifique moulin du Bazacle, sur la Garonne.
Toulouse et le Capitole.—Le capitole était un mont de
l'ancienne Rome, au sommet duquel un temple était bâti: ce nom a été
donné par Toulouse à son superbe hôtel de ville. Toulouse est comme la
capitale du sud-ouest de la France; c'est à la fois une ville savante
et une ville industrieuse. Elle est l'entrepôt de toutes les
marchandises qui se rendent de la Méditerranée dans l'Océan.
—Rappelle-toi, petit Julien, dit André, que la meunerie est une des
industries où la France fait merveille. Ce n'est pas le tout de faire
pousser du blé, vois-tu; il faut savoir en tirer les plus belles
farines. Eh bien, les farines de France sont renommées pour leur
finesse, et Toulouse est dans cette partie du midi le grand centre de
la meunerie.
Revenu au bateau, Julien prit son livre et lut la vie d'un des grands
hommes de Toulouse.
A Toulouse naquit, au seizième siècle, un enfant nommé Jacques Cujas,
qui montra de bonne heure un ardent désir de s'instruire. Son père
n'était qu'un pauvre ouvrier qui travaillait à préparer et à fouler la
laine, un foulon. Le petit Cujas supplia son père, tout en
travaillant avec lui, de lui donner un peu d'argent pour acheter des
livres. Le père finit par lui en donner, et l'enfant, au lieu
d'acheter des livres qui eussent pu l'amuser, acheta des grammaires
grecques et latines, des ouvrages anciens fort sérieux, grâce auxquels
il espérait s'instruire. Le jeune Cujas, sans aucun maître, se mit à
apprendre le latin et le grec, et il travailla avec tant de courage
qu'il sut bientôt ces deux langues si difficiles.
Cujas, né en 1522, mort à Toulouse, en 1590.
A cette époque, Toulouse était comme aujourd'hui une ville savante, et
elle avait une grande école de droit. La science du droit, enfants,
est une belle science: elle enseigne ce qui est permis ou défendu dans
un pays, ce qui est juste ou injuste envers nos concitoyens.
Elle étudie également quelles sont les lois les meilleures et
les plus sages qu'un pays puisse se donner, quels sont les moyens de
perfectionner la législation et de rendre ainsi les peuples plus
heureux.
Le jeune Cujas voulut être un grand homme de loi, un grand
jurisconsulte. Il étudia donc le droit sous la direction d'un
professeur qui avait été frappé de son intelligence. Bientôt il devint
professeur à son tour, et sa réputation était si grande que des jeunes
gens venaient de toutes les parties de l'Europe afin d'avoir pour
maître Cujas. Plus tard, Cujas professa successivement le droit à
Cahors, à Valence, à Avignon, à Paris, à Bourges. Ses élèves le
suivaient partout, comme une cour suit un prince. On lui offrit
d'aller en Italie enseigner le droit; il ne voulut pas quitter sa
patrie.
La bonté de Cujas égalait son génie: il aidait à chaque instant de sa
bourse les étudiants, qui avaient pour lui non moins d'affection que
de respect.
Les travaux de Cujas ont été fort utiles aux progrès de la science du
droit en France, et à celui des bonnes lois. Encore aujourd'hui on
étudie avec admiration ses savants ouvrages. On lui a élevé une statue
à Toulouse sur une des places de la ville, devant le palais du
tribunal où se rend la justice.
On retrouve une force nouvelle en revoyant les siens.
Le Perpignan, au-dessus de Toulouse, quitta le canal du Midi et
entra dans la Garonne, ce beau fleuve qui descend des Pyrénées pour
aller se jeter dans l'Océan au delà de Bordeaux. Le courant rapide du
fleuve entraînait le bateau, ce qui fit qu'il n'y eut plus besoin de
manier la perche à grand effort ou de se faire traîner à l'aide d'un
câble par les chevaux, d'écluse en écluse. Les mariniers et André
eurent donc plus de loisir pour regarder le riche pays de Guyenne et
Gascogne, où ils ne tardèrent pas à entrer.
La jambe de Julien était presque guérie. A mesure qu'elle allait
mieux, la gaîté de l'enfant lui revenait, et aussi le besoin de sauter
et de courir. A la pensée qu'on arriverait bientôt à Bordeaux, il ne
se tenait pas de plaisir.—Pourvu que notre oncle Frantz soit guéri
aussi! pensait-il.

Guyenne, Gascogne et Béarn.—La Guyenne et Gascogne est
la plus grande province de France, et, si on excepte le département
des Landes, c'est une des plus riches. Bordeaux, Lesparre, Libourne
font un grand commerce de vins; Mont-de-Marsan est une charmante
petite ville au milieu des pins; Périgueux (25,000 hab.) et Bergerac
font le commerce des truffes, des vins et des bestiaux; Agen (20,000
hab.), ville commerçante, est renommée pour ses pruneaux; Auch a une
belle cathédrale; à Tarbes (20,000 hab.)se trouve un grand arsenal;
Cahors a des vins estimés; Montauban (26,000 hab.) tisse la soie;
Rodez, la laine.—Le Béarn possède la belle ville de Pau (30,000
hab.), où les malades viennent passer l'hiver, et le port de Bayonne.
Enfin, au bout de quelques jours, la Garonne alla
s'élargissant de plus en plus entre ses coteaux couverts des premiers
vignobles du monde. En même temps on apercevait un plus grand nombre
de bateaux. Bientôt même, au loin, on vit sur le fleuve toute une
forêt de mâts.
Le pont de Bordeaux.—Bordeaux est une très belle
ville, magnifiquement bâtie, de 200,000 hab. Elle se déploie sur la
rive gauche de la Garonne, dans une longueur de plus de quatre
kilomètres. A ses pieds le large fleuve forme un port où 1,000 navires
d'un fort tonnage peuvent trouver un abri. Parmi les principaux
monuments on compte le pont de pierre construit au commencement de ce
siècle et long d'un demi-kilomètre.
—André, disait Julien en frappant dans ses mains, vois donc; nous
arrivons, quel bonheur!
On apercevait en effet Bordeaux avec ses belles maisons et son
magnifique pont de 486 mètres jeté sur le fleuve.
Chacun, sur le Perpignan, était plus attentif que jamais à la
manœuvre, afin qu'il n'arrivât pas d'accident. Bientôt le
Perpignan acheva son entrée et prit sa place au bord du quai animé,
où des marins et des hommes de peine allaient et venaient chargés de
marchandises.
Une planche fut jetée pour aller du bateau au quai, et l'on mit pied à
terre.
Le patron, qui avait l'œil vif, avait remarqué un homme assis à
l'écart sur un tas de planches et qui, pâle et fatigué comme un
convalescent, semblait considérer avec attention le mouvement
d'arrivée du bateau. Le patron frappa sur l'épaule d'André:—Regarde,
dit-il, je parie que voilà ton oncle, auquel tu as écrit l'autre jour.
André regarda et le cœur lui battit d'émotion, car cet inconnu
ressemblait tellement à son cher père qu'il n'y avait pas moyen de se
tromper.—Julien, dit-il, viens vite.
Et les enfants, se tenant par la main, coururent vers l'étranger.
Julien, de loin, tendait ses petits bras; frappé, lui aussi, par la
ressemblance de son oncle avec son père, il souriait et soupirait tout
ensemble, disant:—C'est lui, bien sûr, c'est notre oncle Frantz, le
frère de notre père.
En voyant ces deux enfants descendus du Perpignan et qui couraient
vers lui, l'oncle Frantz à son tour pensa vite à ses jeunes neveux. Il
leur ouvrit les bras:—Mes pauvres enfants, leur dit-il en les
embrassant l'un et l'autre, comment m'avez-vous deviné au milieu de
cette foule?
—Oh! dit Julien avec sa petite voix qui tremblait d'émotion, vous lui
ressemblez tant! J'ai cru que c'était lui!
L'oncle de nouveau embrassa ses neveux, et tout bas:—Je ne lui
ressemblerai pas seulement par le visage, dit-il; enfants, j'aurai son
cœur pour vous aimer.
—Mon Dieu, murmurèrent intérieurement les deux orphelins, vous nous
avez donc exaucés, vous nous avez rendu une famille!
Il faut se soumettre à la loi, même quand elle nous paraît dure et
pénible.
L'oncle Frantz était sorti de l'hôpital depuis huit jours. Il avait
loué sur un quai de Bordeaux une petite chambre. Dans cette chambre
il y avait un second lit tout prêt pour l'arrivée des deux orphelins.
Quoique Frantz eût été gravement malade, il reprenait ses forces assez
vite. C'était un robuste Lorrain, de grande taille et de constitution
vigoureuse.—Dans huit jours, dit-il aux enfants, je serai de force à
travailler.
—Attendez-en quinze, mon oncle, dit André; cela vaudra mieux.
La place des Quinconces a Bordeaux.—C'est l'une des
plus belles de France. De là on découvre le port de Bordeaux avec la
forêt des mâts, les larges cheminées des paquebots, les machines
appelées grues qui servent à charger ou décharger les marchandises et
qui s'élèvent en l'air comme de grands bras. A l'extrémité de la place
se dressent de hautes colonnes au sommet desquelles, la nuit,
s'allument des feux.
Après les chagrins que Frantz Volden venait d'éprouver, il se sentit
tout heureux d'avoir auprès de lui ces deux enfants. La sagesse et le
courage d'André l'émerveillaient et le réconfortaient, la vivacité et
la tendresse de Julien le mettaient en joie. L'enfant depuis bien
longtemps n'avait été aussi gai. Quand il marchait dans les rues de
Bordeaux ou sur la grande place des Quinconces, tenant son oncle par
la main, il se dressait de toute sa petite taille, il regardait les
autres enfants avec une sorte de fierté naïve, pensant en
lui-même:—Et moi aussi j'ai un oncle, un second père, j'ai une
famille! Et nous allons travailler tous à présent pour gagner une
maison à nous.
—Enfants, dit un matin l'oncle Frantz, voici mon avis sur notre
situation. Nous avons beau être sur le sol de la France, cela ne
suffit pas aux Alsaciens-Lorrains pour être regardés comme Français;
il leur faut encore remplir les formalités exigées par la loi dans le
traité de paix avec l'Allemagne. Donc nous avons tous les trois à
régler nos affaires en Alsace-Lorraine. La loi nous accorde encore
pour cela neuf mois. Une fois en règle de ce côté, une fois notre
titre de Français reconnu, nous songerons au reste.
—Oui, oui, mon oncle, s'écrièrent André et Julien d'une même voix,
c'est ce que voulait notre père, c'est aussi ce que nous pensons.
—D'ailleurs, ajouta André, notre père nous a appris qu'avant toutes
choses il faut se soumettre à la loi.
—Il avait raison, mes enfants; même quand la loi est dure et pénible,
c'est toujours la loi, et il faut l'observer. Seulement
l'Alsace-Lorraine est loin et nos économies bien minces, car les six
mille francs que j'avais placés sont perdus sans retour: c'était le
fruit de vingt années de travail et de privations, et tout est à
recommencer maintenant. Tâchons donc de faire notre voyage sans rien
dépenser, mais au contraire en gagnant quelque chose, comme vous
l'avez fait vous-mêmes depuis quatre mois. Vous savez que par métier
je suis charpentier de navire. Eh bien, il y a au port de Bordeaux un
vieil ami à moi, le pilote Guillaume, dont le vaisseau va partir
bientôt pour Calais. Il m'a promis de prier le capitaine du navire de
m'employer à son bord.
—Moi-même, dit André, j'y pourrai gagner quelque chose.
—Et moi? demanda Julien.
—Nous débattrons par marché ton passage, et nous nous embarquerons
tous les trois. C'est un de ces navires de grand cabotage nombreux à
Bordeaux, qui ont l'habitude d'aller, en suivant les côtes, de
Bordeaux jusqu'à Calais. Nous serons là-bas dans quelques semaines et
avec un peu d'argent de gagné. Nous reprendrons de l'ouvrage sur les
bateaux d'eau douce qui naviguent sans cesse de Calais en Lorraine, et
nous arriverons ainsi sans qu'il nous en ait rien coûté.
—Nous allons donc voir encore la mer! dit Julien.
—Oui, et une mer bien plus grande, bien plus terrible que la
Méditerranée: l'Océan. Mais ce qui me contrarie le plus, Julien, c'est
que tu vas encore te trouver à manquer l'école pendant plusieurs mois.
—Oh! mais, mon oncle, soyez tranquille: je travaillerai à bord du
navire comme si j'étais en classe. André me dira quels devoirs faire,
et je les ferai. De cette façon, quand nous serons enfin bien établis
quelque part et que je retournerai
dans une école, je ne serai pas le dernier de la classe, allez!
—A la bonne heure! dit l'oncle Frantz. Le temps de la jeunesse est
celui de l'étude, mon Julien, et un enfant studieux se prépare un
avenir honorable.
Il y a quelque chose de supérieur encore au génie, c'est la bonté.
Julien, en attendant le départ du navire qui devait l'emmener sur
l'Océan, s'empressa de mettre à exécution la promesse qu'il avait
faite à son oncle de travailler avec ardeur.
Il s'installa avec son carton d'écolier et son encrier en corne dans
un coin de la chambre, et, d'après les conseils de son oncle qui lui
recommandait toujours l'ordre et la méthode, il fit un plan sur la
meilleure manière d'employer chaque journée. Il y avait l'heure de la
lecture, celle des devoirs, celle des leçons et aussi celle du jeu.
L'heure de la lecture venue, Julien ouvrit son livre sur les grands
hommes et se mit à lire tout en faisant ses réflexions; car il savait
qu'on ne doit par lire machinalement, mais en cherchant à se rendre
compte de tout et à s'instruire par sa lecture.
I. Quoique Bordeaux soit une ville commerçante avant tout, elle n'en a
pas moins le goût des lettres, et c'est près de Bordeaux qu'est né un
des plus grands écrivains de la France, Montesquieu.
—Tiens, dit Julien, j'ai vu la rue Montesquieu à Bordeaux; c'était
bien sûr en l'honneur de ce grand homme. Il m'a l'air d'être un
savant, voyons cela.
Et Julien lut ce qui suit:
Montesquieu, né en 1689, mort près de Bordeaux en
1755.
Montesquieu était d'une famille de magistrats et, jeune encore, il
entra lui-même dans la magistrature. On appelle magistrats les hommes
chargés de faire respecter la loi: ainsi, les juges devant lesquels on
amène les criminels sont des magistrats, les présidents des
tribunaux et des cours de justice sont aussi des magistrats.
Les fonctions de Montesquieu ne l'empêchèrent point de consacrer tous
ses loisirs à l'étude; lui, qui par profession s'occupait de la loi,
s'appliqua à étudier les lois des différents peuples pour les comparer
et chercher les meilleures. Il a écrit là-dessus de beaux livres, qui
comptent parmi les chefs-d'œuvre de notre langue. Les immenses
travaux qu'il eut à faire pour écrire son principal ouvrage, l'Esprit
des lois, altérèrent sa santé. Il mourut en 1755. Admiré de toute
l'Europe, il fut regretté jusque dans les pays étrangers.
Montesquieu avait le plus noble caractère: il était bon, indulgent,
bienfaisant sans orgueil, compatissant aux maux d'autrui. «Je n'ai
jamais vu couler de larmes, disait-il, sans en être attendri.» L'amour
de l'humanité était chez lui une véritable passion.
Montesquieu est le premier écrivain français qui ait protesté
éloquemment contre l'injustice de l'esclavage, établi alors dans
toutes les colonies. Si cette institution honteuse a aujourd'hui
presque disparu des pays civilisés, c'est en partie grâce à
Montesquieu et à ceux qui, persuadés par ses écrits, ont condamné
cette barbarie à l'égard des noirs.
—Oh! dit Julien, je me rappelle que c'est la France qui a la première
aboli l'esclavage dans ses colonies, et j'en suis bien fier pour la
France. Mais lisons l'autre histoire; c'est celle d'un général, à ce
que je vois.
II. Périgueux, jolie ville de 23,000 âmes, sur l'Isle, a vu naître
Daumesnil. Les soldats qui combattaient avec lui l'avaient nommé le
brave. A Wagram, il eut la jambe emportée par un boulet. Devenu
colonel, puis général, il fut nommé gouverneur de Vincennes, un des
forts qui défendent les approches de Paris. Le peuple l'appelait
Jambe de Bois.
Chateau-fort de Vincennes, près de Paris. Il fut
construit par Philippe-Auguste. Louis IX y venait souvent et rendait
la justice aux portes du château, sous un chêne qu'on a montré
longtemps. Plus tard, le château fut transformé en prison; maintenant
c'est un des grands forts qui défendent Paris.—A Vincennes, se
trouve une importante ferme-modèle, où les élèves de l'Institut
agronomique de Paris viennent étudier l'agriculture pratique.
En 1814, les armées étrangères qui avaient envahi la France
entourèrent Vincennes et envoyèrent demander à Daumesnil de rendre sa
forteresse.—«Rendez-moi d'abord ma jambe, répondit-il.» Et comme
l'un des envoyés, irrita de cette saillie, lui répliquait: «Nous vous
ferons sauter,» Daumesnil, lui montrant simplement un magasin où
étaient amassés 1800 milliers de poudre: «S'il le faut, répondit-il,
je commencerai et nous sauterons ensemble.» Les envoyés se retirèrent,
peu rassurés, et le fort ne put être pris.
Le polygone de Vincennes.—On appelle polygone le lieu
ou les artilleurs s'exercent à construire des batteries, à
manœuvrer et à tirer les canons. Au milieu d'un vaste terrain vide
se trouve une butte en terre qui sert de point de mire aux boulets.
Les artilleurs sont à une grande distance de cette butte, et, d'après
des calculs exécutés sur un carnet, ils tournent la gueule du canon
dans la direction voulue et lancent le boulet.
L'année suivante, les ennemis envahirent de nouveau la France et
revinrent mettre le siège devant le fort de Vincennes. De nouveau, ils
députèrent des envoyés vers Daumesnil; mais comme la violence et les
menaces n'avaient point réussi l'année précédente auprès du général,
on essaya de le corrompre par de l'argent. Il était pauvre, on lui
offrit un million pour qu'il rendit la place de Vincennes. Daumesnil
répondit avec mépris à l'envoyé qui lui avait remis une lettre secrète
du général prussien:
—Allez dire à votre général que je garde à la fois sa lettre et
la place de Vincennes: la place, pour la conserver à mon pays, qui me
l'a confiée; la lettre, pour la donner en dot à mes enfants: ils
aimeront mieux cette preuve de mon honneur qu'un million gagné par
trahison. Vous pouvez ajouter que, malgré ma jambe de bois et mes
vingt-trois blessures, je me sens encore plus de force qu'il n'en faut
pour défendre la citadelle, ou pour faire sauter avec elle votre
général et son armée.
Ainsi Vincennes demeura imprenable grâce à ce général qui, comme on
l'a dit, «ne voulut jamais ni se rendre ni se vendre.»
—Bravo! s'écria fièrement le petit Julien, voilà un homme comme je
les aime, moi. Plaise à Dieu qu'il en naisse beaucoup en France comme
celui-là! Vive la ville de Périgueux, qui a produit un si honnête
général.
Et après avoir regardé de nouveau le fort de Vincennes, pour faire en
lui-même des comparaisons entre cette forteresse et les autres qu'il
connaissait, Julien tourna la page et passa à l'histoire suivante:
III. Fénelon, dont la statue s'élève à Périgueux, est, avec
Bossuet, le plus illustre des prélats français et en même temps un de
nos plus grands écrivains. Il fut archevêque de Cambrai et précepteur
du petit-fils de Louis XIV.
Fénelon, né au chateau de Fénelon, (Périgord) en 1651,
mort à Cambrai en 1715. Il fit ses études à l'Université de Cahors,
puis à Paris. Ses ouvrages les plus connus des enfants sont
Télémaque et les Fables.
La ville de Cambrai a gardé le souvenir de sa bonté et de sa
bienfaisance. En l'année 1709, au moment où la guerre désolait la
France attaquée de tous les côtés à la fois, nos soldats étaient dans
les environs de Cambrai, mal vêtus et sans pain, car les horreurs de
la famine étaient venues s'ajouter à celles de la guerre. Fénelon fit,
pour soulager notre armée, tout ce qu'il était possible de faire,
ordonnant aux paysans de venir apporter leurs blés et donnant lui-même
généreusement tout le blé qu'il possédait.
—Oh! le grand cœur, s'écria Julien. J'aime beaucoup Fénelon, et je
suis content qu'on lui ait élevé une statue.
Résiniers des Landes.—Le pin est un arbre très
précieux et qui devrait être plus répandu, car il croît sur les
terrains les plus pauvres; il assainit et fertilise le sol: de plus il
est d'un bon rapport (50 fr. en moyenne par hectare). Outre son bois,
on tire chaque année du pin la résine. Pour cela, des ouvriers font
une entaille au-dessous de laquelle ils placent un petit pot; la
résine sort goutte à goutte et remplit ce pot, qu'il suffit de revenir
chercher au bout de plusieurs mois. On devrait par un sage calcul
d'hygiène et d'agriculture couvrir de pins une foule de pays incultes,
qui, pauvres aujourd'hui, seraient bientôt enrichis et assainis par
cette plantation.
Un berger des Landes.—On appelle échasses deux perches
ou bâtons munis d'une espère d'étrier ou fourchon qui soutient le
pied. Elles sont serrées aux jambes par des courroies. Les échasses ne
sont pas seulement un jouet d'enfant, les pâtres des Landes et du bas
Poitou s'en servent pour marcher dans les marais et dans les sables.
IV. Le département des Landes, voisin de la Gironde, est loin de lui
ressembler. C'est l'un des moins fertiles et des moins peuplés de la
France, l'un de ceux où l'industrie des habitants a le plus besoin de
suppléer à la pauvreté du sol. Il est couvert de bruyères et de
marécages, et, en bien des endroits, ne nourrit que de maigres
troupeaux de moutons. Pendant longtemps on crut que rien ne pourrait
venir dans ce terrain stérile, mais on a fini par reconnaître
qu'un arbre peut y croître et le fertiliser: le pin, qui en couvre
maintenant une grande partie et dont on récolte la résine.
C'est dans ce pays, plus pauvre encore autrefois, que naquit, d'une
humble famille, un enfant qui est devenu par sa charité une des
gloires de la France. Saint Vincent de Paul est né à Dax. Tout enfant,
il gardait les troupeaux. Élevé au milieu de la pauvreté et de la
misère, il en éprouva plus vivement le désir de la soulager. Il
consacra sa vie entière à secourir les infortunés. C'est lui qui a
établi en France les hospices pour les enfants abandonnés.
—Oh! je le connaissais déjà, ce saint-là, dit Julien, et je l'aime
depuis longtemps. Je sais qu'il obtint des richesses et dépensa en un
hiver trois millions pour nourrir la Lorraine qui mourait de faim.
Mais j'avais oublié où il était né, et je suis bien aise de le savoir.
En même temps, Julien regarda dans son livre une image qui
représentait un pâtre des Landes suivant les troupeaux sur des
échasses; car il y a de nombreux marécages dans les Landes, et on se
sert d'échasses pour ne pas enfoncer dans la vase. Cette image amusa
beaucoup Julien.
—Peut-être bien, se disait-il, que saint Vincent de Paul, quand il
était petit, gardait comme cela ses troupeaux monté sur des échasses.
Je suis sûr à présent de ne plus oublier où est né le bon saint
Vincent de Paul.
Par les lettres, nous pouvons converser les uns avec les autres malgré
la distance qui nous sépare.
La veille du jour où le navire devait partir, André reçut une lettre à
laquelle il ne s'attendait guère. Il regarda avec surprise tous les
timbres dont la poste l'avait recouverte: Clermont à Marseille,
Marseille à Cette, Cette à Bordeaux. Elle était allée à la recherche
des enfants dans les principales villes où ils avaient passé.
—Que de peine la poste a dû se donner, dit Julien, pour que ce petit
carré de papier nous arrive! je n'aurais jamais cru que la poste prît
tant de soin!
André ouvrit la lettre. Elle avait été écrite par le brave petit
Jean-Joseph. Ayant reçu quelques sous pour la fête de Noël, il les
avait employés à acheter un timbre-poste et du papier; puis, de sa
plus belle écriture, il avait écrit à André et à Julien pour leur
souhaiter la bonne année, pour leur dire qu'il ne les oubliait pas,
qu'il ne les oublierait jamais, que toujours il se rappellerait qu'il
leur devait la vie.
André et Julien furent bien émus en lisant la petite lettre de
Jean-Joseph; cette preuve de la reconnaissance du pauvre enfant
d'Auvergne les avait touchés jusqu'aux larmes.
—Julien, dit André, toi qui as le temps, il faudra, quand nous serons
à bord du navire, répondre une longue lettre à Jean-Joseph: cela lui
fera plaisir.
—Oui, je lui raconterai notre voyage, cela l'amusera beaucoup, et
j'écrirai bien fin, pour pouvoir en dire bien long. Oh! que c'est donc
agréable de savoir écrire, André! Quand on est bien loin de ses amis,
quel plaisir cela fait de recevoir des nouvelles d'eux et de pouvoir
leur en donner!
Réponse de Julien à Jean-Joseph.
Lundi matin.
Mon cher Jean-Joseph,
André et moi nous avons été bien contents, oh! bien contents, quand
nous avons reçu votre lettre, et nous vous souhaitons nous aussi la
bonne année, mon cher Jean-Joseph, et qu'il ne vous arrive que du
bonheur.
Mais savez-vous où nous l'avons lue, votre petite lettre du jour de
l'an? C'est à Bordeaux. Et savez-vous où je vous écris celle-ci, moi?
Non, jamais, jamais vous ne devineriez cela, Jean-Joseph. Alors je
vais vous le dire. C'est au beau milieu de l'Océan, sur le pont du
navire le Poitou, qui est un grand vaisseau à voile. On l'appelle
le Poitou parce que le capitaine auquel il appartient est de
Poitiers.
Mais vous n'avez jamais vu la mer, Jean-Joseph, ni les navires non
plus. Alors, il faut que je vous explique cela. Imaginez-vous que
l'Océan me paraît grand comme le ciel. Partout autour de moi, devant,
derrière, je ne vois que de l'eau. Le ciel a l'air de toucher à la mer
de tous les côtés, et notre navire avance au milieu comme une petite
hirondelle, bien petite, qui paraît un point dans l'air.
Pourtant il est très grand tout de même le Poitou, et on est bien
installé dessus. On est même bien mieux que dans un autre bateau où
j'ai navigué déjà sur la Méditerranée.
La Méditerranée est aussi une grande mer, mais elle est bien loin de
ressembler à l'Océan. Elle n'a point de marées, point de flux et de
reflux, comme disent les matelots, tandis que l'Océan a des marées
très hautes. J'étais bien en peine de ce que cela signifiait, la
marée; mais j'en ai vu une au port de la Rochelle, où notre navire
s'est arrêté un jour, et je vais vous dire ce que c'est.
La marée basse et la marée haute.—Le lieu représenté
par la gravure est le mont Saint-Michel, près de Granville. C'est un
rocher isolé sur les côtes de Normandie; à marée haute, il est entouré
par les flots, à marée basse, les flots l'abandonnent et on peut s'y
rendre à pied ou en voiture.
Le Poitou, l'Aunis, et la Saintonge ont des côtes sur
l'Océan, avec le port commerçant de la Rochelle (20,000 h.) et le port
militaire de Rochefort (30,000 h.). La ville principale de ces
provinces est Poitiers (31,000 hab.), cité savante et industrieuse. On
remarque aussi Angoulême (28,000 hab.), centre de la fabrication du
papier, Niort (21,000 hab.), la Roche-sur-Yon, Châtellerault avec une
fabrique renommée de couteaux et d'armes blanches, Saintes et Cognac
qui font un grand commerce d'eaux-de-vie.
Vous saurez d'abord, Jean-Joseph, que l'eau de toutes les mers remue
toujours; elle n'est jamais tranquille une seule minute, elle danse à
droite, à gauche, en haut, en bas, la nuit comme le jour. Seulement la
Méditerranée saute sans avancer sur le rivage et reste toujours au
même endroit, comme l'eau d'une rivière ou d'une mare. L'eau de
l'Océan, au contraire, avance, avance pendant six heures sur la terre
comme une inondation: alors il y a de grands terrains tout couverts
d'eau; puis après, elle redescend pendant six autres heures, et on
peut marcher à pied sec là où elle était, comme j'ai fait à la
Rochelle. Seulement on n'y peut rien laisser, vous pensez bien, ni
rien bâtir; car elle revient ensuite pendant six autres heures et elle
emporterait tout; et c'est comme cela, toujours, toujours, depuis que
le monde est monde. Il paraît que c'est la lune qui attire ainsi et
soulève l'eau de l'Océan. Je vous dirai, Jean-Joseph, que c'est tout à
fait amusant, quand on est sur le bord de la mer, de jouer à courir au
devant des vagues. On a beau se dépêcher, voilà que quelquefois les
vagues courent plus vite que vous, et on en reçoit de bonnes giboulées
dans les jambes; et on rit, parce qu'on a eu peur tout de même.
Mais je suis sûr, Jean-Joseph, qu'en lisant ma lettre vous vous
dites:—Est-il heureux, ce Julien-là, de voyager ainsi et de voir tant
de belles choses, tandis que moi je fais tout bonnement des paniers le
soir à la veillée, après avoir gardé les bêtes aux champs tout le
jour! Ah! Jean-Joseph, ne vous pressez pas tant de parler. Quand vous
saurez nos aventures, vous verrez qu'il y a bien des ennuis partout,
allez.
D'abord, les premiers jours qu'on était sur le navire, il y avait de
grosses vagues, si grosses que cela nous ballottait comme les feuilles
sur un arbre quand le vent souffle. On ne pouvait pas marcher sur le
plancher du navire sans risquer de tomber. Il fallait donc rester
toujours assis comme si on était en pénitence, et puis à table, quand
on voulait boire, le vin vous tombait tout d'un coup dans le col de
votre chemise, au lieu de vous tomber dans la gorge. Et alors, petit à
petit, à force d'être toujours secoué comme cela, on finissait par
avoir envie de vomir. Les marins riaient:—Bah! disaient-ils, ce n'est
rien, petit Julien, c'est le mal de mer, cela passera.
Hélas! Jean-Joseph, cela ne passait pas vite du tout; on ne pouvait
plus ni boire ni manger, on ne faisait rien que de vomir. Mon Dieu!
j'aurais bien voulu, je vous assure, être alors avec vous à tisser des
paniers le soir, tout uniment, au coin du feu.
Enfin, tout de même, à la longue cela s'en est allé; ce coquin de mal
de mer est passé, et je me suis remis à travailler dans un petit coin
du navire, comme si j'étais à l'école.
Jeudi matin.
Ne voilà-t-il pas une autre affaire, Jean-Joseph! Une tempête qui nous
assaille. Une tempête méchante comme tout. C'était un vent comme vous
n'en avez jamais vu, bien sûr; et tant mieux pour vous, Jean-Joseph,
de ne pas connaître cela.
Les vagues se heurtaient les unes aux autres, hautes comme des
montagnes, et avec un bruit pareil à celui du canon. Par moment, elles
emportaient le navire, et nous avec, tout en l'air; et puis après,
elles nous rejetaient tout en bas, comme pour nous mettre en pièces.
Elles passaient sans cesse par-dessus le pont, et les matelots, qui
sont des hommes bien braves, allez, Jean-Joseph, les matelots avaient
des figures sombres comme des gens qui auraient peur de mourir; mais
peur en eux-mêmes, sans en dire un mot aux autres. Jugez si le cœur
me battait, à moi. Je ne cessais de prier le bon Dieu de nous
secourir. Je pensais à toute sorte de choses d'autrefois qui me
rendaient plus triste encore. Je me souvenais des belles prairies de
l'Auvergne, où on marchait tranquillement sans avoir peur d'être
englouti; et j'aurais bien aimé entendre les mugissements de vos
grandes vaches rouges, au lieu des grondements terribles de l'Océan
qui nous secouait.
Tout d'un coup, Jean-Joseph, voilà un bruit effroyable qui se fait
entendre. J'en ai fermé les yeux d'épouvante; je pensais: c'est fini,
bien sûr, le navire est en morceaux.
—Rassure-toi, mon Julien, m'a dit alors André: c'est le grand mât qui
s'est rompu; mais nous en avons un de rechange. Notre oncle Frantz
sait son métier de charpentier: il réparera cette avarie.
Mais malgré tout j'avais peur encore. Enfin, pour en finir,
Jean-Joseph, vous saurez que la tempête a duré de cette manière un
jour tout entier. Le soir, elle s'est calmée:—Dors sans inquiétude,
petit Julien, m'a dit mon oncle.
Comme en effet je n'entendais plus le vent siffler et la mer gronder,
je me suis mis à remercier Dieu de tout mon cœur et à m'endormir
bien content.
C'était hier, tout cela, Jean-Joseph; et aujourd'hui, pendant que j'en
avais la mémoire fraîche, je vous ai tout raconté.
Maintenant, quand vous penserez à nous, Jean-Joseph, priez le bon Dieu
pour que ces vilaines tempêtes ne reviennent pas; car il paraît que
c'est le moment de l'année où il y en a beaucoup. Nous avons encore
bien des jours à passer sur le navire le Poitou, et il y a des
endroits très mauvais où on va aller, les côtes de la Bretagne par
exemple, et aussi les falaises de Normandie; ces côtes-là, c'est tout
plein de récifs, m'ont dit les matelots. Les récifs, voyez-vous, ce
sont des rochers sous l'eau; il y en a de pointus qui défoncent les
navires quand le grand vent les pousse dessus. Bref, Jean-Joseph, tout
cela est un peu triste. Mais que voulez-vous? il n'arrive que ce que
Dieu permet, et alors, à la volonté de Dieu. Cela fait que personne ne
se désole; tout le monde rit et travaille d'un bon courage ici, moi
comme les autres.
Allons, si je continue, ma lettre n'aura pas de fin. Je vous embrasse
donc bien vite, mon cher Jean-Joseph, et je prie Dieu pour que nous
nous revoyions un jour.
Votre ami, Julien.
La science découvre des merveilles partout, jusqu'au fond de la mer.
Un jour que le petit Julien s'était attardé tout un après-midi dans la
cabine à faire ses devoirs, il fut bien étonné en revenant sur le pont
de ne plus apercevoir la mer, mais un beau fleuve bordé de verdoyantes
prairies et semé d'îles nombreuses. Le navire remontait le fleuve,
d'autres navires le descendaient, allaient et venaient en tous sens.
—Oh! André, dit Julien, on croirait revenir à Bordeaux.
—Nous approchons de Nantes, dit André; tu sais bien que Nantes est
comme Bordeaux un port construit sur un fleuve, sur la Loire.
Une raffinerie de sucre a Nantes.—Le sucre se fait,
comme on sait, avec le jus de la canne à sucre ou celui de la
betterave, qu'on fait bouillir dans une chaudière. Le sucre, clarifié
et raffiné dans le grand appareil représenté à gauche, tombe bouillant
dans des réservoirs. On le verse ensuite dans des moules et on l'y
laisse refroidir. Ainsi se forment ces pains de sucre que l'ouvrier de
droite tire des moules.
Le navire en effet, après plusieurs heures et plusieurs étapes, arriva
devant les beaux quais de Nantes. Julien fut enchanté de se dégourdir
les jambes en marchant sur la terre ferme. Il alla avec André faire
des commissions dans cette grande ville, qui est la plus considérable
de la Bretagne et une de nos principales places de commerce.
Mais le séjour fut de courte durée. On chargea rapidement sur le
navire des pains de sucre venant des importantes raffineries de la
ville, des boîtes de sardines et de légumes fabriquées aussi à Nantes,
et des vins blancs d'Angers et de Saumur. Puis on redescendit le
fleuve. On repassa devant l'île d'Indret, où fument sans cesse les
cheminées d'une grande usine analogue à celle du Creuzot. On revit à
l'embouchure de la Loire les ports commerçants de Saint-Nazaire et de
Paimbœuf, où s'arrêtent les plus gros navires de l'Amérique et de
l'Inde. Enfin on se retrouva en pleine mer.
Le Poitou était pour Julien un petit monde, qu'il aimait à parcourir
depuis le pont jusqu'à la cale. Chemin faisant il observait les
moindres objets et se faisait dire d'où ils venaient, où ils allaient.
Il y avait surtout à bord quelqu'un que Julien interrogeait
volontiers: c'était Guillaume le pilote, qui était presque toute la
journée à son gouvernail, dirigeant avec habileté le navire le long de
cette côte de France bien connue de lui.
Le père Guillaume était un vieil ami de Frantz, car ils avaient
navigué ensemble bien des fois; le père Guillaume aimait les enfants,
et Julien fut tout de suite de ses amis. Chaque jour ils faisaient
ensemble un bout de conversation. Guillaume avait beaucoup voyagé, il
racontait volontiers ce qu'il avait vu dans les pays lointains, et
Julien l'aurait écouté les journées au long sans s'ennuyer. Parfois
aussi c'était Julien qui faisait la lecture à haute voix et Guillaume
qui l'écoutait.
—Père Guillaume, lui dit-il un jour, je n'ai vu que deux mers, la
Méditerranée et l'Océan, et elles ne se ressemblent pas; vous qui avez
vu bien d'autres mers, dites-moi donc si elles se ressemblent entre
elles.
Plantes de la mer.—Sous la mer, il existe des
montagnes et des vallées, des vallées impénétrables, de vastes
prairies où viennent brouter les animaux marins. Les principales
plantes de la mer sont les algues et les varechs. On y trouve
aussi un grand nombre d'animaux-plantes, comme le corail et la
méduse représentés dans la gravure.
—Petit Julien, vois-tu, les différentes mers sont comme les
différents pays: chacune a son aspect. Ainsi la Méditerranée est
bleue, l'Océan où nous voici est verdâtre, la mer de Chine et la mer
du Japon ont une teinte jaune, la mer de Californie est rosée, ce qui
fait qu'on l'appelle mer Vermeille.
—Père Guillaume, qu'est-ce qui fait ces couleurs-là?
—Tantôt ce sont les rayons lumineux d'un beau ciel, comme pour la
Méditerranée que tu as vue, tantôt le sable ou les rochers du fond de
la mer, tantôt les algues ou plantes marines qu'elle renferme.
—Comment! est-ce qu'il y a des plantes dans la mer?
—Je crois bien! et de quoi vivraient donc tous les poissons et les
animaux que la mer renferme? La mer a ses prairies, petit Julien, et
ses fleurs aux couleurs les plus vives, et ses forêts de lianes, si
serrées et si touffues à certaines places que la navigation est
difficile dans ces parages. Quand Christophe Colomb partit pour
découvrir l'Amérique et que son vaisseau traversa cette partie de
l'Océan couverte de lianes, les matelots, qui n'en avaient jamais vu
une si grande quantité, furent effrayés et ne voulaient plus avancer,
craignant que le navire ne restât pris au piège dans ces plantes
marines. Il y en a, vois-tu, qui ont plus de cinq cents mètres de
longueur.
L'école navale de Brest est destinée à former des
officiers pour la marine de l'État. Elle est établie dans la rade de
Brest. Là, on enseigne aux élèves toutes les sciences qui sont
nécessaires à la navigation: ils étudient les cartes terrestres et
marines; ils apprennent à relever à l'aide d'instruments la longitude
et la latitude des lieux où ils se trouvent, et par conséquent leur
position exacte sur le globe. On leur enseigne enfin l'art de
manœuvrer et de diriger les vaisseaux.
—Est-ce qu'elles sont belles, les fleurs de la mer?
—Il y en a de très belles, qui reflètent les couleurs de
l'arc-en-ciel comme la queue du paon. D'autres sont roses, d'autres
d'un beau rouge ou d'un vert tendre.
—Oh! que j'aimerais à les voir!
—Au port de Brest, où nous arriverons bientôt, nous monterons en
barque, petit Julien, et je te mènerai en chercher, si j'ai une heure
de libre.
—Est-ce possible, père Guillaume?
—Eh oui, Julien; nous en trouverons à marée basse dans les rochers de
la côte.
Julien ne songea plus qu'au moment où le navire s'arrêterait au port
afin d'aller voir les plantes de la mer.
Un des coquillages de la mer.—Les coquillages de la
mer font partie des animaux appelés mollusques, dont les plus connus
sont l'huître et l'escargot.
Bientôt le Poitou arriva devant la vaste rade de Brest, dont la
difficile entrée est bordée de rochers et protégée par des forts. Une
fois ce passage franchi, c'est la rade la plus sûre du monde. Brest,
où se trouve notre école navale, est avec Toulon notre plus grand port
militaire, et Julien put voir de près les vaisseaux de guerre
immobiles dans le port, les marins de l'État avec leurs costumes
bleus, leur figure bronzée, leur démarche décidée.
Le père Guillaume n'oublia pas la promesse qu'il avait faite à Julien.
Une après-midi où le capitaine n'avait plus besoin de lui, il sauta
avec l'enfant dans une petite barque. Tous deux allèrent visiter la
côte. Ils descendirent à marée basse sur les rochers que la mer
recouvre quand elle est haute. Le père Guillaume tenait Julien par la
main, de peur qu'il ne fît un faux pas sur les rochers glissants et
encore humides. Julien ne cessait de pousser des exclamations devant
tout ce qu'il voyait.—Oh! les jolies plantes vertes! on dirait de
longs rubans! Et celles-ci, elles sont découpées comme de la dentelle!
Et ces coquillages, comme ils sont luisants! Je ferai sécher ces
plantes, et j'en emporterai dans mon carton d'écolier, avec toute
sorte de coquillages. Quand j'irai en classe, je les ferai voir à mes
camarades, et je leur dirai que j'ai rapporté cela de Brest.
Autrefois, pendant les tempêtes, les peuplades sauvages allumaient des
feux sur le rivage de la mer pour attirer les vaisseaux, les faire
périr contre les écueils et se partager leurs dépouilles. De nos
jours, tout le long des côtes, de grandes lumières s'allument aussi
chaque soir; mais ce n'est plus pour perdre les navires, c'est pour
les guider et les sauver. Les hommes comprennent mieux maintenant
qu'ils sont frères.
Un soir, pendant que le brave pilote était à son gouvernail (car le
navire avait regagné la haute mer), Julien s'approcha du père
Guillaume. C'était l'heure du coucher du soleil, et au loin, dans le
grand horizon de la mer, on voyait le soleil s'enfoncer lentement dans
les flots comme un globe de feu. Les gerbes de flammes dessinaient un
immense sillon sur les vagues, et toute la pourpre des cieux à cet
endroit se réfléchissait dans les eaux.
Julien s'était assis, croisant les bras; il regardait le coucher du
soleil, qui lui semblait bien beau, et il attendait que son vieil ami
fût disposé à lui parler des choses de la mer.
—Petit Julien, dit le matelot, qui devinait la pensée de l'enfant, tu
regardes ces flots tout embrasés par le soleil couchant; eh bien, j'ai
vu quelque chose de plus beau encore.
—Qu'était-ce donc? fit l'enfant avec curiosité.
—C'était ce qu'on appelle la mer phosphorescente.
—C'est donc bien beau, cela, père Guillaume?
—Je crois bien! Ce n'est plus comme ce soir un point de l'Océan qui
s'allume; c'est l'Océan tout entier qui ruisselle de feu et brille la
nuit comme une étoffe d'argent. Quand avec cela le vent souffle, les
lames qui s'élèvent ressemblent à des torrents de lumière.