← Retour

Légendes démocratiques du Nord

16px
100%

XIV
 
COMMENT ON DÉTRUIT LA RUSSIE

L’historien de la Russie, Karamzine, s’arrête à l’entrée du siècle de Pierre-le-Grand, au seuil de la période brillante et funeste où la Russie va grandir comme empire, baisser comme race et nation, achetant l’éclat extérieur par la perte de sa vitalité native.

On sait que ce vrai Russe, dans les mémoires confidentiels qu’il adressait à l’empereur Alexandre pour combattre ses velléités libérales, ses pensées d’émancipation, ne niait pas que la Russie n’eût pu, à d’autres époques, être amenée à la liberté. Mais, disait-il, l’immense extension qu’a prise parmi les Russes l’usage des spiritueux, le succès effrayant qu’a eu partout dans l’empire l’établissement de la ferme impériale des eaux-de-vie, sont loin de le préparer à l’émancipation.

L’observation de Karamzine est juste. Seulement il s’arrête à un signe extérieur; il fallait entrer plus avant, chercher ce que veut dire ce signe. Si le Russe se plonge, se perd dans l’eau-de-vie, s’il achète un moment d’oubli au prix d’une dégradation durable et d’un abaissement progressif de la race elle-même, c’est qu’il a achevé de perdre ce qui, jadis, eût soutenu son âme.

Les Russes distingués que je connais, généreux, spirituels, sont tellement cultivés, ils ont tant vécu de la vie et des livres de l’Occident, qu’ils paraissent avoir très peu le sentiment de leur peuple. Ce sont des Français, et brillants, mais nullement des Russes. Je ne vois pas en eux la profondeur naïve qu’il faudrait posséder pour suivre et bien comprendre la décadence et la mort morale de cette population infortunée.

En trois siècles, les plus brillants du monde, où l’invention a tout au moins doublé le patrimoine scientifique du genre humain, seule, la Russie n’a rien donné. Elle est restée muette dans ce grand concert des nations.

Triste signe, quoi qu’on dise. On cite les Romains, «qui ne savaient que combattre et gouverner». On se trompe. Les Romains ont couvert le monde de monuments utiles; ils l’ont doté de ce vaste système de lois que nous suivons encore. Ils vivent par leurs œuvres. Mais que la Russie disparaisse, quel monument restera d’elle? C’est une tente dressée aujourd’hui au milieu du désert, qui peut se replier demain.

Est-ce la faute du peuple russe, s’il est resté stérile? Non, sans doute. Et quel autre aurait été fécond en souffrant ce qu’il a souffert?

Nulle part il n’y a plus d’esprit que dans la haute société russe. Le peuple, c’est bien plus, il a une variété de facultés, une souplesse d’action, un esprit de ressources, un génie multiforme, qui étonne et charme parfois. Comment a-t-il gardé encore ces dons heureux, à travers les épouvantables épreuves qu’il a subies? C’est ce qu’on ne peut s’expliquer.

C’était, nous l’avons dit, un peuple tout méridional de race et de génie, aimable plus que fort, peu moral, médiocrement solide, mais doux, docile, aimant facilement.

La réputation très peu méritée de force et de résistance qu’il a dans l’opinion européenne tient de ce qu’on juge le Russe uniquement par le soldat russe, oubliant que la Russie a toujours opposé de vieux soldats à nos jeunes troupes, et qu’on met vingt années à former ces soldats. On ne leur donne cette fixité automatique qu’en les tenant toute la vie sous le drapeau, disons mieux, sous le bâton. Voilà comme on fixe le Russe; on fait le soldat, on tue l’homme. Par cette affreuse discipline, on a une machine, plus d’âme; le Russe a disparu.

Ce peuple, en deux cents ans, a subi trois opérations atroces dont la moindre pourrait amener l’extermination du génie d’un peuple.

Vers 1600, à l’époque où le servage disparaît dans l’Europe, il commence en Russie. Ce peuple, le plus mobile de tous, est incorporé à la terre, enraciné à la glèbe. Et le siècle n’est pas écoulé, qu’à cette fixité du serf agricole s’ajoutent toutes les misères et les abjections du servage.

Vers 1700, au moment où les nationalités modernes se distinguent et se déterminent avec tant d’originalité et de vigueur, Pierre-le-Grand (ou Pierre le copiste?) déclare la guerre à la nationalité de sa patrie; il défend aux Russes d’être Russes, les tond, en fait des Allemands. Une effroyable invasion d’intrigants étrangers s’empare de la Russie. Ils n’en sont pas sortis: ils règnent. Ils ont remplacé la noblesse. Hommes de cour et favoris, bureaucrates et seigneurs, d’une double tyrannie impériale et seigneuriale, ils ont écrasé, aplati l’âme russe. Ils n’ont pu la germaniser; ils l’ont anéantie.

Voilà la seconde opération. La troisième, que j’expliquerai tout à l’heure, la plus cruelle des trois peut-être, est celle qui s’accomplit en ce moment dans la propriété et dans les conditions du servage. Ici encore et plus que jamais, on verra la Russie marcher, pour la troisième fois, au rebours de l’Europe. Sous son immobilité apparente, elle va à reculons dans la barbarie, affreux progrès contre nature; le servage n’est plus assez barbare, elle retourne à l’esclavage antique[2].

Le plus étrange dans ces tristes nouveautés si contraires à l’esprit européen, c’est que la Russie se figure imiter l’Europe. Et d’abord l’Allemagne. Le profond génie allemand dans ses trois idéalités, philosophie, musique, poésie, est justement ce qu’on copie le moins. L’Allemand, non idéaliste, est une triste nature d’homme. C’est celui-là que la Russie adopte. Le commis et le caporal, l’écritoire et le bâton, voilà ce qu’elle a pris de l’Allemagne.

Le servage s’est cruellement appesanti, devenant pédantesque et systématique comme l’intendant allemand qui maintenant régit les terres. Le maître russe, léger, variable et fantasque lui-même, passait aux serfs plus d’une fantaisie. L’Allemand ne passe rien. Sous sa discipline ennuyeuse est mort d’abattement le pauvre génie slave, avec sa mobilité indépendante, ses douces mélodies, sa légère existence, libre comme l’oiseau des bois.

Ce chant mélancolique d’un homme qui paraît vif et gai, c’était l’âme même du Slave. Lui fini, tout finit. Sombre empire du silence, à peine y entend-on, aux profondes forêts, quelques notes anciennes qu’on dit à demi voix. La langue sèche, la parole tarit dans cet empire. Voyez la nation des Cosaques, nation poète jadis, elle est devenue muette du jour où elle tomba aux mains glacées de la Russie.

On put croire deux fois que ce peuple, réveillé, raffermi, prendrait l’essor, rentrerait dans la vie, se classerait parmi les nations. Souwarow, un vrai Russe, un fou rusé, bouffon, dévot, suscita l’âme russe lui donna un moment d’élan. Napoléon et 1812, le danger de la sainte Moscou, le tzar appelant ses enfants, tirant les reliques du sanctuaire et les faisant porter devant l’armée, ce fut un puissant ébranlement populaire. L’impression fut forte aussi d’aller en France, de voir Paris, le Moscou de l’Ouest, d’apprendre que la Russie n’est pas toute la terre. Un rêve en est resté et une transmission de récits. Rien n’indique pourtant qu’il en soit sorti des légendes. L’âme russe est trop malade et souffre trop pour se jouer ainsi aux fleurs de poésie. Elle est plutôt tournée à la négation.

Une chose grave, qui les a frappés, c’est d’apprendre à la longue que leur tzar a brûlé Moscou. Longtemps, dans leur respect, dans leur sentiment filial, ils ont nié absolument que leur père eût fait une telle chose.—Ce sont les Français,—disaient-ils. La lumière s’est faite, à la fin, malgré toutes les dénégations. Non seulement le dernier empereur a brûlé la ville sainte, mais celui-ci la démolit, et sans nécessité, en pleine paix. Il défait, refait le Kremlin, avec une barbare indifférence pour les vieilles religions du peuple russe. Il a vendu, en pleine place, à l’encan, les meubles vénérables des anciens tzars (pour les refaire à neuf), le siège des Iwans, de Dimitri Donski.

Ces tzars de race allemande révèlent à chaque instant leur profonde ignorance du peuple qu’ils gouvernent et de ce qu’il a de meilleur.

Exemples:

Nicolas ignorait quelle force le serment a chez le Russe, et qu’ayant une fois fait le serment il se sent fortement lié, et ne peut s’en croire libre qu’autant qu’on l’en délie régulièrement, légitimement. Il exigea à son avènement, sans délai ni explication, l’obéissance immédiate des troupes qui venaient de faire serment à Constantin. De là cette terrible et si légitime révolte, dont les conjurés profitèrent.

Alexandre ignorait le fonds de la vie russe, la famille. Autrement ce prince, nullement cruel, n’eût pas fait la tentative barbare de ses colonies militaires. Il lui parut tout naturel d’introduire un hôte inconnu, un soldat, dans la chaumière étroite du paysan, de faire coucher un soldat entre sa femme et sa fille. Pour marier les soldats répartis dans la commune, on n’était pas embarrassé. Toutes les filles du village d’un côté, de l’autre les soldats, tiraient des numéros ensemble. Le numéro 1 des soldats épousait le numéro 1 des filles. C’était tout l’arrangement. Il y eut des révoltes effroyables. Les Cosaques montrèrent une indomptable opposition à ces brutalités. Le bâton, le knout, n’y firent rien. Ils se laissaient mettre en morceaux, mais n’obéissaient pas.

Ce qui n’est pas moins remarquable et fait un honneur infini au cœur des Russes, c’est l’impression qu’ils ont reçue des infortunes de la Pologne. Nous l’avons vu déjà au moment où Kosciuszko fut relevé du champ de bataille. Mais c’est surtout dans les Mémoires de son compagnon Niemcewicz qu’il faut lire les commencements de cette réaction morale. Les soldats russes qui le gardaient n’avaient de confident que leur prisonnier polonais. La nuit, non sans péril, ils venaient près de lui, soupirer et gémir, lui dire leurs vœux, lui demander si l’on n’abrégerait jamais le service militaire, et s’ils reverraient leurs pauvres maisons.

Voilà comment la Pologne pénètre, envahit l’âme russe. Un seul Polonais prisonnier dans une citadelle, un seul incorporé dans un régiment, ébranle et trouble tout. Il n’a pourtant rien dit, cet homme. Qu’a-t-il fait? Rien. Il a gémi la nuit. Et dès lors l’ébranlement moral a commencé, il va, il gagne. L’on songe, l’on raisonne.—C’est un homme pourtant, ce prisonnier, il souffre, il n’a pas l’air coupable.—Du jour où le soldat s’est dit cela et mis à réfléchir, dès ce jour, je le dis, son cœur est en révolte.

Sur quoi fut bâti cet empire? Sur la foi, sur une foi brutale, barbare, aveugle, sans pitié, même pour soi, qui entraînait l’anéantissement de l’esprit et de la personne. Quand ce boyard empalé par Iwan criait pendant deux jours de son effroyable agonie: «Mon Dieu, sauvez le tzar!» alors, sans doute, l’empire russe était ferme.

Par quoi chancelle-t-il? Je le dis, par le doute. Il est entré en lui. Et ce qui honore la nature humaine, c’est que la pitié y a fait autant que le reste.

Tout le monde connaît, au moins par les gravures, le sanctuaire de la Russie, le Kremlin, ces massives et bizarres constructions, ces palais monstres, où respire le génie mongol, et qu’on serait tenté d’appeler une pétrification de la Terreur. Ces monstres du monde des fées vivaient, ce semble, et sont devenus pierres en voyant Iwan-le-Terrible. En vain Napoléon y a porté la main, en vain l’effroyable incendie enveloppa le Kremlin de ses flammes. Il était resté ferme... De nos jours, il faiblit, sa base de granit chancelle, et par moments la sublime flèche paraît ivre, elle branle... Pourquoi? ah! pour bien peu de chose. Un souffle dans ses fondations, une plainte aux caveaux de ses églises, un sourd gémissement aux tombes impériales... Tout le monde l’a entendu, hors un seul... Cette chose faible et forte qui fait trembler les tours, qu’est-ce donc?... Un soupir.

Soupir sacré de la nature contre un monde dénaturé, gémissement mêlé des douleurs de deux nations!... Il ne s’est pas enfermé là; il a monté, grossi comme une trombe... Il ne s’est pas perdu aux forêts, aux marais; il s’en est emparé, et les forêts se sont mises à gémir, les eaux à sangloter, les sapins à pleurer!

Prenez garde, cet homme insouciant, léger et mélancolique à la fois, qui chantait au travail sa chanson monotone, il a assez chanté, il songe, et il est entré en pensée. Il pensera désormais et toujours.

Et toute sa pensée, je vais vous la dire d’un seul mot, qui la résume toute, et le grand changement qui se fait depuis trente années dans sa condition: Né serf, il meurt esclave.

Serf, il avait pied et racine en la terre; il était arbre, résigné comme l’arbre; il végétait misérable et paisible. L’imprudente tyrannie de ses maîtres l’a déraciné.

Les seigneurs, détachant des parties de leurs biens pour vente ou pour partage, ont cru ne couper que la terre, et ils ont coupé l’homme. Il vivait moins en lui qu’en la commune; ils ont brisé cet ensemble vivant où s’harmonisait, dans un communisme immémorial, toute la vie du paysan russe. La terre passant de main en main dans le cercle de la commune, comme la coupe circule au banquet, c’était le fonds moral du Slave.

Ce n’est pas tout. La commune brisée et la terre divisée, ils lui ont raccourci sa part de cette terre. «Si ta famille est trop nombreuse, va, va chercher ton pain, charpentier, jardinier, batelier du Volga; va, et rapporte-nous l’argent.»

Cela est dur, injuste. S’il était serf, c’était serf de la terre, non serf mobile, mais serf dans la famille, dans la commune, entouré des consolations, des adoucissements du travail commun; n’importe, il se résigne, il va.—Il revient fidèle, il rapporte... Mais alors, ce n’est pas assez; ils ont bâti d’immenses maisons, l’horreur des Russes, d’affreux bagnes, qu’ils appellent des fabriques, des manufactures, où les hommes vendus viennent travailler et mourir sous le fouet. Vendus? non, je me trompe, l’empereur philanthrope a défendu qu’on vende; on loue un homme pour quatre-vingt-dix ans!

Pauvre race, douce, faible, toute dominée par les sentiments naturels, qui avait vu l’État dans la famille, et dans le maître un père!... C’était un spectacle risible et touchant, quand un nouveau seigneur arrivait au village; ils pleuraient tous de joie: «Petit père!» criaient-ils, ils se jetaient à genoux, lui racontaient leurs maux, toutes les affaires de leurs familles; plusieurs à haute voix se confessaient à lui.

Le père des pères, le tzar! qu’était-ce donc, grand Dieu? ils confondaient dans leurs prières le tzar du monde et le tzar du ciel.

Ce sentiment filial, si fort dans l’âme russe, à quelles terribles épreuves n’a-t-il pas été mis? Est-il père, ce seigneur avide qui vend ses hommes? Est-il père, ce tzar qui protège si peu, qu’on aime mieux être serf que libre?

Ce monde qui perd peu à peu son idée, sa base antique, la paternité, ne s’asseoit pas encore sur la base nouvelle, la loi, le gouvernement de l’homme par lui-même.

O désert, ô vide, ô néant! Plus de père. Pas encore la loi.

Moins désolés, ces grands plateaux tartares où la terre nue, salée, stérile, n’a rien de la nature que l’aigre sifflement du vent de Sibérie.

Le gouvernement russe produit en ce moment une chose terrible. En maintenant une séparation absolue et comme un cordon sanitaire entre les populations russes et le reste du monde, il n’empêche nullement ces populations de perdre leur ancienne idée morale, et il les empêche de recevoir l’idée occidentale, qui les replacerait sur une base nouvelle. Il les tient vides et nulles moralement, sans défense contre les suggestions du mauvais esprit et la tentation du désert.

Quand on dit qu’un de nous, Occidentaux, est douteur, sceptique, cela n’est jamais vrai absolument. Tel peut être douteur en histoire, qui est ferme croyant en chimie, en physique. Tout homme ici a foi en quelque chose; l’âme n’est jamais vide. Mais là, dans ce monde tout ignorant, barbare, qu’on maintient vide d’esprit, et qui le devient de tradition, si cet état durait, si l’homme descendait la pente du doute, rien ne l’y arrêterait, rien n’y ferait contrepoids ou balance; nous aurions l’effroyable spectacle d’une démagogie sans idée, sans principe ni sentiment; un peuple qui marcherait vers l’Occident, d’un mouvement aveugle, ayant perdu son âme, sa volonté, et frappant au hasard, automate terrible; comme un corps mort galvanisé, qui frappe et peut tuer encore.

Qui sauvera la Russie de cette infernale perdition, et l’Europe de la nécessité d’exterminer ce géant ivre et fou?

C’est surtout la pauvre Pologne.

Ce que la Russie a de meilleur en ce moment, ce qui la rattache à l’humanité et à Dieu, c’est le mouvement de cœur que la Pologne a suscité en elle.


2. On affirme hardiment que, dans ce terrible accroissement de misère, la population augmente rapidement. Mais qui peut dire avec certitude ce qui en est? Qui connaît la Russie?—M. de Falloux a dit à la tribune, avec une remarquable intrépidité d’ignorance: La Russie, en 1789, avait trente-trois millions d’âmes (qu’en sait-il?), et aujourd’hui elle en a soixante-dix millions! (Qu’en sait-il?)—En réalité, que veulent les Russes et les amis des Russes en lançant au hasard ces chiffres romanesques? terroriser l’Europe.—Nul doute que le communisme russe, par son imprévoyance, ne soit propre à augmenter la population; mais cette même imprévoyance, meurtrière sous un tel climat, la décime cruellement, surtout pour les premières années; l’immense majorité des enfants ne naissent que pour mourir.—Comment la Russie aurait-elle une vraie statistique? Toute statistique est née d’hier. La France, le seul État qui pourrait en avoir une, étant le mieux centralisé, n’a pu, même en 1826, faire un dénombrement sérieux. (Voir là-dessus le très judicieux M. Villermé.)

Le dernier observateur et le plus sérieux qui ait visité la Russie, M. Haxthaüsen, malgré tout son respect pour le gouvernement russe, avoue qu’il n’y a aucun fonds à faire sur les documents statistiques qu’il publie. Il établit, par plusieurs bonnes raisons, qu’on ne peut connaître la population des villes, qui est très mobile. Pour la Russie des campagnes, elle est si peu connue encore, qu’il y a dans les forêts des villages dont la police ne sait pas même les noms: ce sont surtout les dissidents qui fuient les persécutions religieuses.

La population flottante est immense; beaucoup changent de pays pour changer de condition. Ceux qui reçoivent sur leurs terres des serfs fugitifs, et les acquièrent ainsi, ont soin, pour les cacher, de les mettre sous le nom de quelque serf mort. De là ces prodigieuses longévités qu’on ne voit qu’en Russie. Tel y vit deux ou trois vies d’homme, cent cinquante ans et plus.

La population augmente-t-elle? Lentement, si l’on juge de l’empire par certains gouvernements mieux connus, par exemple celui de Charkow, qui avait, en 1780, 800,000 âmes, et, en 1838, 1,150,000 âmes. (Voir l’ouvrage spécial et estimé de Passek, sur le gouvernement de Charkow.)

Au reste, que la population augmente plus ou moins rapidement, c’est un fait secondaire, en comparaison d’un autre très certain, c’est que la race baisse, comme énergie, force et vitalité. Voyez dans les revues, et les plus belles, celles de la garde russe, ces pauvres visages pâles, ces yeux éteints, sans vie. La race change notablement depuis trente années, et par le progrès de la misère et par l’abus des spiritueux.


XV
 
CE QUE LA POLOGNE PEUT FAIRE AVANT LA RÉVOLUTION

Tout ce que nous avons dit sur le néant moral où arrive la Russie est faible en comparaison de ce que les Russes en ont dit eux-mêmes. Cet état est si douloureux, que, bâillonnés, muselés, du fond de leur in-pace, ces pauvres muets n’en ont pas moins éclaté. Plusieurs, comme l’illustre amiral Tchitchacoff, ont hautement désespéré, quitté la patrie. D’autres, en restant, ont acheté de la vie le bonheur d’être libres une heure, en criant: «La Russie est morte!»

On pouvait deviner ce triste mystère dans les poésies désolées de leurs derniers poètes, pleines de deuil, d’ironie sceptique. Mais ces avis indirects ne satisfaisaient pas l’âme russe; elle était trop oppressée.

Un matin, dans une revue généralement discrète et pâle, le Télescope de Moscou, un article, échappé par la distraction de la censure, fait trembler toute la Russie. Cet article, signé Tschadaef, était l’épitaphe de l’empire, celle de l’auteur aussi: il savait qu’écrire ces choses, c’était accepter la mort, plus que la mort, des tortures et des prisons inconnues. Du moins, il soulagea son cœur. Avec une éloquence funèbre, un calme accablant, il fit sur son pays comme un testament de mort. Il lui demande compte de toutes les amertumes qu’on inflige à qui veut penser, il analyse avec une profondeur désespérante, inexorable, le supplice de l’âme russe; puis, se détournant avec horreur, il maudit la Russie. Il lui dit qu’elle n’a jamais existé humainement, qu’elle ne représente qu’une lacune de l’intelligence humaine, déclare que son passé a été inutile, son présent superflu, et qu’elle n’a aucun avenir.

L’empereur a fait enfermer cet homme dans une maison de fous. Mais la Russie, le cœur percé, a cru qu’il avait raison. Elle s’est tue. Depuis 1842, pas une production russe, ni bonne, ni mauvaise. Le terrible article, en réalité, a clos et scellé le tombeau.

Sous la tombe est une étincelle[3]. Nous ne souscrivons nullement aux anathèmes de Tschadaef.

En bas, nous voyons un peuple faible, mais d’autant plus élastique, qui peut encore se relever. Et il se relèvera un jour par la fraternité de la Pologne.

En haut, nous voyons des hommes peu nombreux, mais admirables, des héros!... Comment appeler autrement les hommes du 14 décembre, eux qui, seuls, dans la gueule même du dragon, ont tenté ce coup hardi?... Comment donner un autre nom au glorieux martyr Bakounine, aujourd’hui enseveli, les fers aux pieds, dans un cachot de Russie?... Ah! grand cœur, noble nature, frère aimé de la Pologne et de la France, excusez-moi d’avoir dit ces choses sévères sur le pays que vous aimez. Dieu m’est témoin que, si parfois la main m’a tremblé en écrivant ces lignes sur la Russie, c’est à vous que je pensais (vous que je ne connais pas), c’est vous uniquement que je craignais de blesser... S’il arrivait que mon livre perçât les murs où vous êtes enfermé, qu’il vous dise que nos cœurs sont tout pleins de vous, et nos yeux de larmes en pensant à vous, et que le monde sent le poids de vos fers...

Pourquoi, malgré nos vives, nos ardentes sympathies pour les grands patriotes russes, avons-nous cru devoir exposer notre opinion si librement sur la Russie? C’est que, hélas! il nous est impossible jusqu’ici de distinguer le peuple russe du gouvernement qui l’écrase. Nous les voyons seuls encore, ces illustres citoyens. Ils sont les citoyens du monde, bien plus que de la Russie. Les révoltes sont fréquentes en ce pays; mais une révolution, quel jour arrivera-t-elle? Il y faut une communauté d’idées que rien ne nous indique encore.

Donc, nous devons envisager la Russie en masse, provisoirement, et simplement comme une force,—force barbare, monde sans loi, monde ennemi de la Loi, qui ne fait aucun progrès en ce sens, au contraire, qui marche à rebours et retourne aux barbaries antiques, qui n’admet la civilisation moderne que pour dissoudre le monde occidental et tuer la loi elle-même.

Le monde de la Loi a sa frontière où elle fut au Moyen-âge, sur la Vistule et le Danube.

La Russie n’admet rien de nous, que le mal. Elle absorbe, attire à elle tout le poison de l’Europe. Elle le rend augmenté et plus dangereux.

Quand nous admettons la Russie, nous admettons le choléra, la dissolution, la mort. «Quoi! philosophes! nous dit de sa plus douce voix la jeune école russe qui fleurit dans nos revues[4], vous vous éloignez de vos frères!... Où est la philosophie?»

Telle est la propagande russe, infiniment variée, selon les peuples et les pays. Hier elle nous disait: «Je suis le christianisme.» Demain elle nous dira: «Je suis le socialisme.»

Elle emploie les journalistes, des gens du monde, des femmes spirituelles et charmantes... Comment refuser la coupe des belles mains de Médée?

Ici ce sont des articles[5], des gravures même habilement exposées sur nos promenades. Au Danube, ce sont des chansons russes qu’on fait circuler, chansons faites par les poètes officiels de l’empereur, pour amener les Serbes, les Bulgares, etc., à se remettre aux mains protectrices de la Russie.

Cette propagande, en Pologne, a un caractère sinistre qui rappelle les menées de l’Autriche avant le massacre de la Galicie.

La Russie a employé un moyen terrible de se populariser auprès du paysan: sa cruelle persécution des Juifs, continuée plus cruellement par l’enlèvement annuel de leurs enfants.—Effroyable flatteur du peuple, qui, sans lui faire aucun bien, le séduit par le mal des autres! Une enquête, il est vrai, a été ordonnée aussi pour améliorer le sort des cultivateurs. Non suivie et sans résultat, elle n’en fait pas moins croire aux paysans que le tzar s’intéresse à eux.

Que fera maintenant le propriétaire polonais? Il est entre deux abîmes.

La Russie irrite le paysan contre lui, lui dit: «Il ne fait rien pour vous.»

Maintenant qu’il essaye de faire quelque chose, c’est un homme désigné, suspect. Un matin, sous un prétexte, enlevé, jeté dans un coffre, cahoté à mort pendant quinze cents lieues, il s’en ira habiter pour toujours le pays dont on ne revient pas.

Je le sais trop, Polonais, sous ce gouvernement terrible, il vous est difficile de changer le sort du peuple.

La plupart des réformes sont ajournées forcément aux jours de liberté.

Moralement, vous pouvez beaucoup. Si la loi est impuissante, si l’action est interdite, rien ne peut enchaîner le cœur.

Oserai-je former un vœu, souhaiter une chose pratique qu’on ne peut guère empêcher? Supprimez, autant qu’il se peut, les intermédiaires qui vous séparent du cultivateur; renvoyez l’intendant, l’agent, l’économe. Occupez-vous vous-mêmes de votre terre et de ceux qui la cultivent. Vivez parmi eux, avec eux, aimez-les, tout est gagné.

«Il faut aimer pour être aimé», disait le général Hoche.

Ce peuple vous demande plus que la liberté, plus que la propriété, qu’il a méritée si bien, plus que l’égalité sociale,—il demande surtout l’amitié.

Nous connaissons votre grandeur de cœur. Ceux qui ont aimé jusqu’à leurs bourreaux pourraient-ils ne pas aimer leurs pauvres compatriotes?

Le paysan a sujet d’aimer votre vieille République de Pologne, qui lui demanda un tribut si faible, si léger, en comparaison d’aujourd’hui; qui l’abrita des barbares derrière ce peuple chevalier d’un million de lances, dont pas un homme, durant des siècles, n’est mort qu’au champ de bataille.

Et vous, fils de ces chevaliers, aimez, admirez ce peuple, qui, dans vos terribles luttes, tellement inégales, contre la Russie, vous donna ces vaillants faucheurs, la terreur des Cosaques, qui se battit sans s’informer si la liberté reconquise le serait pour lui, qui, dans les légions polonaises, anobli, chevalier lui-même, sous le drapeau de la France, marcha du même pas près de vous, et, par des exploits incroyables, s’est placé avec vous dans l’égalité de la gloire.

La nationalité polonaise si cruellement attaquée, mutilée dans son territoire, brisée dans l’existence de ses hommes les plus dignes, poursuivie avec fureur par l’arbitraire et par la loi, il dépend toujours de vous de la raffermir et de la refaire plus solide qu’elle ne fut. Cette fois, qu’elle se révèle hors des lois, ailleurs qu’en l’État, qui est toujours vulnérable. Fondez-la dans l’âme humaine, au sanctuaire de toute vie; enfoncez-en la racine en ce qui n’est point attaquable ni accessible aux tyrans, dans l’amour mutuel de l’homme et dans la fraternité.

Si les actes vous sont interdits, les sentiments ne le sont pas. Veuillez, aimez; personne n’en méconnaîtra les signes. La fraternité de cœur, l’égalité volontaire, se manifestent aisément.

Si vous ne pouvez encore changer l’état social des habitants des campagnes, vous pouvez changer leur esprit. L’on vous a empêchés de leur fonder des écoles; mais chacun de vous est une école. Ne vous enfermez point dans vos maisons solitaires, pour languir, attendre, mourir, pour tourner, retourner en vous le fer aigu de la douleur.—Sortez, venez dans le peuple, partagez les travaux des hommes: descendez sur le sillon, suivez la charrue; dites-leur tant de choses qu’ils ignorent, hélas! et qui sont le cœur du cœur, le plus profond de leur être. Ce peuple, tel a été le terrible effet des longues misères, ne se connaît plus lui-même. S’il se souvenait! Combien il en serait relevé! Quel chaud et puissant cordial lui rentrerait dans la poitrine!... La culture qu’il lui faudrait, ce n’est pas, comme on le croit, d’apprendre un moment à lire (pour l’oublier le lendemain, n’ayant ni livres, ni loisir). Ce qu’il lui faut, et ce qu’il recevrait avidement, ce sont ses propres souvenirs, rafraîchis et réveillés; ce sont ses glorieuses antiquités, c’est la Pologne elle-même.—Dites-lui vos grandes guerres des Turcs, et l’Europe défendue par vous; dites-lui Jean Sobieski, la délivrance de Vienne, le salut de l’Allemagne; dites-lui le vieux chant slave, qui lui fut un jour redit par un pape.—Des envoyés de Pologne, se trouvant à Rome, demandaient des reliques au pape pour en faire don à leurs églises. Ils en eurent cette réponse: «Pauvres gens, que venez-vous demander ici des reliques?... Avez-vous donc oublié la vieille chanson de votre pays: O Polonais! Polonais! ouvrez partout où vous voudrez la terre de Pologne, prenez-en, tout ce que vous prendrez, c’est toujours cendre de martyrs

Bel aveu, noble réponse, qui fait honneur à l’Italien. La Pologne a sa sainteté en elle-même, non dans la Rome des papes. La ville des catacombes ne lui renverra pas la vie, non plus que le don des miracles. La Rome qui ressuscite sous nos yeux, c’est la Rome ennemie des papes, la vraie Rome de l’Antiquité.

Dans un sublime chant polonais (Vision de la nuit de Noël), on voit le dôme de Saint-Pierre, fendu, qui s’affaisse... Et les derniers des Polonais, par un dévouement suprême à ce qu’ils ont adoré, le soutiennent encore, ce dôme, sur la pointe de leurs lances.

Rome ne soutient pas la Pologne[6]. La Pologne soutient Rome encore,—Rome amie de la Russie, Rome qui reçut ce Phalaris ivre et rouge de sang chrétien.

Prenez-y garde, Polonais, depuis qu’il a prié dessous, il tombe, il s’écroule, ce dôme, rien n’en arrêtera la chute; il descend dans la boue sanglante... Votre fidélité obstinée n’empêchera rien.

Voyez ce que le catholicisme a fait de l’Irlande; effroyable destinée! La population subsiste nombreuse, et la race a disparu, a perdu sa vitalité, s’est neutralisée, évanouie. Voyez la stérilité de l’Espagne depuis Philippe II. Voyez que de siècles la foi des esclaves, la foi des morts, a retenu l’Italie comme enfermée dans un tombeau. La France enfin, ah! quelle blessure vient de lui porter le catholicisme! elle en saignera à jamais... maudite de l’Italie!

De grâce, ne perdez pas de vue la première origine de vos malheurs. Vous étiez au seizième siècle le plus tolérant, le plus doux des peuples, ainsi que le plus guerrier. L’invasion des jésuites en Pologne, leurs persécutions, ont séparé de vous, livré à vos ennemis, vos frères du rite grec, les Cosaques. Cette lance acérée qui depuis entra au cœur de la Pologne, qui l’a donnée à la Russie, sinon le catholicisme?

C’est le catholicisme encore qui, au milieu du dernier siècle, excluant les dissidents de l’élection royale, donna prétexte à la Russie et la popularisa en Europe comme défenseur de la liberté religieuse contre le clergé polonais.

Ceux qui voudraient aujourd’hui asseoir votre nationalité sur ce qui vous a perdus, sont vos plus cruels ennemis. Qu’ils le sachent ou non, ils vous perdent. En donnant le catholicisme comme caractère essentiel de la nationalité polonaise, ils éloignent à jamais de vous vos jeunes frères du Danube, les Slaves, fils de l’Église grecque, qui, si la Pologne se proclame étrangère à eux par l’opposition de sa foi, écouteront la Russie.

Malheureux prêtres, n’est-ce pas assez d’avoir, il y a deux cents ans, découvert le flanc de la Pologne, de l’avoir désarmée de sa vaillante barrière, la nation des Cosaques? Aujourd’hui, vous lui ôtez ces frères, ces alliés nouveaux, que venait de lui susciter la bonté de la Providence. Ces Slaves, nés d’hier comme peuple, ils regardent de tous côtés, ils se cherchent des parents, ils ont besoin d’aimer une grande nation; ils vont se cherchant des frères. La Pologne leur dira-t-elle: «Je ne suis pas votre sœur... J’ai mon Dieu; cherchez vos Dieux?»

Je ne vous propose pas de renier vos croyances, Polonais, je le sais, vous êtes fidèles; vous ne sûtes jamais déserter. Cette foi, je ne vous demande pas de l’abjurer, mais de la comprendre, de l’étendre et de l’agrandir. Vous avez longtemps, comme tous les enfants, répété des mots; hommes par l’âge et la douleur, il est temps d’aller à l’idée. Le Dieu qu’on vous mit sur l’autel dans telle image de pierre, sentez-le donc maintenant dans le genre humain, dans son image de chair. La religion du monde n’est plus la foi égoïste qui fait son salut à part et va solitaire au ciel. C’est le salut de tous par tous, la fraternelle adoption de l’humanité par l’humanité. Plus d’incarnation individuelle: Dieu dans tous, et tous Messies!

Qui, de nos jours, ne sent Dieu tressaillir en lui? qui, dans les heures de souffrances, par le cœur, ne sent l’avenir?

Mais il ne faut pas seulement le voir et le sentir, il faut le vouloir, et par un immense élargissement du cœur, accepter d’avance tous les sacrifices que nous imposera demain le monde nouveau.

Qui n’aura à sacrifier? De quelque côté que je regarde les nations qui vont être les acteurs du nouveau drame, je vois qu’avant toute action Dieu va leur demander à chacune de lui donner ce à quoi elles tiennent le plus; généralement le vieux vice, le vice chéri, cultivé au fond de l’âme. A l’Italie, il dira: «Donne-moi tes vieilles discordes, ton esprit d’isolement et d’orgueil local; j’en veux faire un sacrifice... Tu ne seras libre que dans l’unité.» A l’Allemagne, il dira: «Donne-moi tes deux vices d’esprit opposés, et que tu trouves moyen d’unir à la fois: scolastique et rêverie. Donne-moi la somnolence de tes bourgeois philistins. Donne-moi ta foi aux livres, à tous les mensonges écrits.»—A la Hongrie, il dira: Vaillant peuple, donne ton orgueil; donne ta vieille royauté... Sois frère au milieu de tes frères... la royauté vaut-elle la fraternité?...

L’ennemi est peu de chose au grand combat qui se prépare. L’ennemi redoutable est en nous, en nous le mal qu’il faut craindre! Et la France! je n’ose penser à tout ce que Dieu doit réclamer d’elle, pour qu’elle soit digne d’agir! Ah! peuple que l’Angleterre même a nommé le soldat de Dieu, songe à quelle purification ce titre t’oblige! La chevalerie, souviens-t’en, n’avait droit de prendre l’épée qu’après la purification de l’âme et du corps, le bain qui ôte les souillures...

Qui précédera tout le monde au sacrifice préalable, la vieille de la bataille au soir? La Pologne, comme toujours.

Elle n’a pas attendu. Les premiers, tels de ses enfants ont mis sur l’autel une offrande inouïe, immense... la haine de la Russie!

Ce qui reste est plus facile. Il y faut bien moins d’efforts. C’est que, des grands aux petits, des petits aux grands, la Pologne, en son intérieur, s’adopte, s’aime elle-même.

Je me fie ici, pour cette révolution nouvelle du cœur de peuple, non aux Polonais seulement, mais à vous surtout, Polonaises!... Les femmes de cette nation eurent toujours l’initiative. Aux plus extrêmes périls, aux plus héroïques efforts, elles n’ont pas quitté leurs époux. L’amour n’est pas un vain mot en Pologne. Elles les suivaient dans les batailles, elles les suivent au martyre. La sinistre route qui, par deux mille lieues de sapins, mène aux glaces de la Sibérie, s’est vue couvertes de longues files de femmes polonaises, suivant, les enfants dans les bras, les pieds tout sanglants, leurs époux enchaînés, sous la lance des Cosaques. Embrassant ce long supplice en le bénissant de leur sainteté, elles ont vaincu par l’amour toutes les fureurs des tyrans, emparadisé la Sibérie, et fait de l’enfer un ciel...

Anges, déployez vos ailes dans un nouvel héroïsme. Précédez-nous ici encore dans cette route difficile de la pauvreté volontaire, de la simplicité de vie que ce temps va nous demander. Douce est la fraternité, mais sa voie est âpre. Plus d’un la trouve trop dure. Plus d’un allègue la famille. Ils seraient simples pour eux-mêmes, disent-ils; s’ils ont du luxe, s’ils ne peuvent se faire pauvres, fraterniser avec les pauvres, la femme les en empêche; ils sont fastueux pour l’objet aimé. La femme seule peut les affranchir.

Pour ces derniers sacrifices, pour cette grande ouverture de cœur que la situation commande, il ne faut pas moins, Polonais, que cette vaillance native qui vous fit toujours aller en avant. Dans cette route nouvelle aussi, vous serez encore l’avant-garde; vous passerez les premiers la voie étroite et le Pont-Aigu que tant d’autres hésitent à passer.

Ai-je besoin de vous rappeler un de vos plus beaux souvenirs, cet âpre défilé d’Espagne qui par vous est immortel.» Trois fois, dit le guerrier-poète qui a chanté cet exploit, trois fois les escadrons français, comme un jet puissant des fontaines, jaillirent jusqu’au sommet du mont. Autant de fois, de cascades en cascades, ils déroulèrent dans l’abîme... Les Français, riches de gloire, trouvaient la montagne inaccessible, comme le ciel l’est aux possesseurs de trésors. Silencieux, impatients, attendaient les lanciers de Pologne... «A vous, dit leur commandant, voyageurs expérimentés, qui franchîtes les glaces des Alpes, les sables de Syrie, à vous d’ouvrir ce chemin...» La trompette sonne, les lances plongent au travers de la mitraille... Tout à coup un grand silence. Toute la batterie s’est tue... L’aigle blanc s’est reposé au faîte de Somo-Sierra.

A vous cette fois encore. Que la France ait la Pologne avec elle dans cette route nouvelle, plus âpre que Somo-Sierra. Qu’elle l’ait pour compagne et pour sœur. Et, dût-elle en être devancée d’un pas, elle n’en serait pas jalouse. Elle lui dit: «Ta gloire est ma gloire... Allons ensemble au sacrifice, et nous entraînerons le monde. Qu’il suive en nous l’avant-garde de la Fraternité humaine!»


Qu’il soit bien entendu que les éloges donnés a M. Haxthaüsen s’appliquent à l’Haxthaüsen de 1846, nullement à celui de 1856, au premier volume de son livre, et non au troisième. Rien de plus curieux à observer que la russification de ce pauvre homme, le progrès de la fascination ou de la terreur qu’on exerce sur lui. Il faut aussi tenir compte de l’effet de la Révolution de 1848, qui a jeté tant d’autres Allemands dans un complet idiotisme.—Peu importe. Le premier volume, dans ses nombreuses contradictions avec ceux qui suivent, n’en est pas moins un monument très précieux.


3. L’étincelle! ne serait-elle pas dans une brochure admirable qui paraît à l’instant (1851)? L’auteur, né Russe, mais doté d’autre part du plus généreux sang du Rhin, écrit dans notre langue avec une vigueur héroïque, qui brise l’anonyme et révèle partout le grand patriote. J’ai lu et relu dix fois avec stupeur. J’y croyais voir les vieux héros du Nord tracer d’un fer impitoyable la sentence de ce misérable monde... Hélas! ce n’est pas seulement la condamnation de la Russie, c’est celle de la France et de l’Europe.—«Nous fuyons la Russie, dit-il; mais tout est Russie; l’Europe est un cachot.»—Tant que l’Europe a de tels hommes, pourtant, rien n’est désespéré encore. (Du Développement des idées révolutionnaires en Russie, par Iscander.)

4. On sait combien la Russie est hermétiquement fermée aux journaux et aux revues de l’Europe. Une des nôtres est exceptée, par la protection spéciale de l’empereur. On a soin qu’elle arrive jusqu’en Sibérie. Pourquoi tant de faveur? On peut le deviner. Une revue française, toute pleine des éloges de la Russie, est justement ce qui peut le mieux tromper ses infortunés lecteurs sur la pensée de la France, leur faire croire que le monde est décidément converti au mal, finir pour eux tout espoir ici-bas. Représentez-vous, dans cet extrême Nord, dans les nuits éternelles, l’infortuné Polonais qui s’efforce, à la lueur des aurores boréales, de lire ces pages écrites dans la langue chérie, la langue de la France, qui cherche avidement quelques bonnes nouvelles, et qui voit que la France est morte... Quel accroissement de supplice! C’est ainsi que la Russie, cette savante maîtresse en douleurs, a trouvé un moyen de rebriser les cœurs déjà brisés, de doubler les ténèbres du pôle, d’ajouter un degré de glace au froid qui rompt l’acier... Qu’ainsi le désespoir vienne de l’espoir, je veux dire de la France! ah! c’est un coup de maître: il faut rendre les armes; tous les bourreaux sont dépassés!

5. Même des livres, et de forme grave. M. Alexis de Saint-Priest, fils d’une princesse russe et d’une famille comblée par la Russie a reconnu magnifiquement les bienfaits de cette patrie adoptive. Il a écrit, dans la Revue des Deux Mondes, une Histoire du démembrement de la Pologne, qui met le tort du côté des victimes. La France lui a ouvert ses mystérieux trésors diplomatiques. Il a pu, à son aise, y choisir tout ce qui pouvait colorer l’invasion russe; il a fait un livre spirituel, mais qui le serait davantage s’il était moins hardiment partial.

6. Ceci répond à l’erreur grave qu’on trouve dans une brochure, du reste excellente, pleine de choses ingénieuses et profondes: La Russie considérée au point de vue européen, 1831.


Chargement de la publicité...