Légendes démocratiques du Nord
PRINCIPAUTÉS DANUBIENNES
Ton innocence, chère enfant, garda ta mère dans les plus grands dangers, quand elle-même sauva les forts et les vaillants, les sauveurs de ton peuple. Ta vue désarma les barbares. Sans toi, les libérateurs de la Roumanie étaient perdus, ensevelis aux déserts de la mort, aux glaces russes, d’où l’on ne revient pas.
Puisse ta jeune patrie, née d’hier comme toi, innocente comme toi, la dernière née des nations et l’orpheline, l’enfant trouvée (ainsi l’appelle un de ses fils); puisse la Roumanie, à travers tant d’orages, aborder avec toi au bon port de la Providence!
I
LE DANUBE
Il y a déjà longtemps que ce vieux roi des fleuves de l’Europe, roi captif, roi barbare, aux tragiques aventures, s’est posé devant moi comme un sombre problème, qui peut-être est celui du monde.
La première fois que nous nous rencontrâmes, j’eus une triste intuition de lui et de sa destinée.
Je descendais les hauteurs de la forêt Noire et j’entrais dans la Souabe. «Voulez-vous voir, me dit-on, la source du Danube?» On me mène au petit jardin d’un ex-prince allemand. On me montre un petit bassin, misérable baquet de pierre. «Regardez au fond... le voilà.»
J’avais beau regarder. A peine un faible mouvement indiquait le point d’où commence à sourdre cette grande puissance, ce géant des fleuves qui, par sept cents lieues de cours, va porter une mer d’eau douce au sein de la mer Noire.
«Triste origine! me dis-je. Pauvre fleuve! sujet à ta source d’une principauté sans sujets, tu t’en vas de captivité en captivité, d’obstacle en obstacle, de tyran en tyran. Durement barré sur ta route et forcé de monter au nord, tordu vers le midi à Bude, tordu vers l’ouest à Belgrade, tu mords ta rive de Servie, et tu n’en es pas moins brisé, rebrisé aux Portes de Fer. Affranchi du pont de Trajan, que te sert qu’il soit détruit? tu vas finir honteusement aux douanes du Cosaque. Là, tu expires, et tes maîtres ont stipulé, chose impie! qu’à tes fertiles embouchures, plus fécondes que le Nil, le pays serait à jamais désert!
«Tes trois peuples sont trois prisonniers. On leur a fermé les deux portes par où ce grand monde intérieur pouvait respirer, l’Adriatique et la mer Noire.
«Ils te disent barbare, sauvage. Ce sont eux qui t’ont fait tel. Rien d’inhumain dans ton génie. Un caractère de mansuétude résignée, virile, frappe dans les images des captifs danubiens qu’on voit au Musée du Louvre. Et les bustes gigantesques des hommes de Dacie que conserve le Vatican, majestueusement chevelus comme les monts des Karpathes, ont la douceur du noble cerf qui erre aux grandes forêts. Ton génie est bien plus encore dans les graves mélodies qui se mêlent au bruit de tes flots et suivent ton cours. L’âpre douceur des chants du pasteur serbe, le rythme monotone du batelier, le refrain du Roumain et du raïa bulgare, tout se fond dans une vaste plainte, qui est comme ton soupir, ô fleuve de la captivité!
«Qui a souffert, si ce n’est toi? qui a porté le grand combat du monde, le choc alternatif du nord et du midi, guerres de races, guerres de nations et guerres de religions? Que de carnages et de supplices!»
Mais l’éternel supplice, c’est la fluctuation et l’incertitude du sort, c’est la misère et l’avanie. Quand le patient raïa a desséché, fertilisé, on vient lui prendre sa terre; il recommence à côté. On a vu en une fois trente mille familles bulgares émigrer de la rive turque et passer en Valachie, de la misère à la misère. Ils fuyaient l’avanie fantasque; mais qu’est la Valachie? l’avanie permanente.
Par une dérision singulière des lois que nous croyons imposer à l’histoire, le temps, qui améliore, dit-on, partout, ici a toujours empiré. Avant-garde jadis du grand empire romain et bien-aimée colonie de Trajan, puis petit royaume barbare, belliqueux, héroïque, et l’une des barrières de l’Europe, la Roumanie désarme et perd son institution militaire quand l’Europe a formé la sienne. Elle en est au seizième siècle à disputer la liberté civile; le servage y commence quand l’Occident ne connaît plus de serfs. Une constitution libérale lui vient, pour comble de misère, la liberté, pour payer double impôt. Dernier bienfait qui extermine, l’amitié de la Russie.
II
LA ROUMANIE
Peuples de l’Occident qui, depuis si longtemps, loin de la barbarie, cultivez les arts de la paix, gardez toujours un reconnaissant souvenir pour les nations orientales qui, placées aux frontières de l’Europe, vous ont couverts et préservés du déluge tartare, des armées des Turcs et des Russes; n’oubliez pas tout ce que vous devez à la Hongrie, à la Pologne, à l’infortunée Roumanie.
Ces peuples ont souvent arrêté les Barbares, souvent les ont lassés. Même vaincus, ils vous servaient encore, usant la rage des ennemis de Dieu à force de souffrir.
Comment appellerai-je la Roumanie, les Valaques et Moldaves? la nation sacrifiée. La Hongrie, la Pologne, ont eu du moins la gloire de leurs souffrances, leur nom a retenti par toute la terre. Les peuples du bas Danube ont à peine obtenu l’intérêt de l’Europe.
Huit millions d’hommes de même langue, de même race, une des grandes nations du monde, passaient inaperçus! Pourquoi? C’est le fond même de leur misère; battus d’une mer orageuse de cent peuples divers, changeant toujours de maîtres, ils lassaient l’attention, ils troublaient le regard de leur apparente mobilité. Le vertige venait à considérer leur histoire, comme le voyageur qui, assis au bord du Danube, contemplant son cours orageux, voudrait fixer des yeux, saisir, compter la vague qui toujours va montant sur la vague, puis las, découragé, détournerait les yeux, plaignant son travail inutile.
Le flot varie sans cesse, le fond ne varie pas. La Roumanie, de Trajan jusqu’à nous, se reste fidèle à elle-même, fixe en son génie primitif. Peuple né pour souffrir, la nature l’a doué de deux choses qui font durer: la patience, l’élasticité, qui font que, toujours courbée, toujours elle se relève. Ne la comparez pas aux monuments romains, aux voies éternelles qui sillonnent son territoire. C’est plutôt la résistance, la forte et souple résistance des digues de fascines où l’Océan se brise; il aurait emporté des digues de granit.
Le fond de cette résistance n’est point la sombre acceptation du mal, le triste fanatisme de l’autre rive du Danube, cette mort du cœur qui a stérilisé le monde musulman: non, c’est un principe vivant, l’amour obstiné du passé, le tendre attachement à cette infortunée patrie, qu’on aime plus, plus elle est malheureuse. Le Roumain ne la quitte jamais que pour y revenir. Il garde, invariable, tout ce qui lui vient de ses pères, l’habit, les mœurs, la langue, et son grand nom surtout: Romains! Noblesse bien prouvée. Leur langue est toute latine[9]. Le laborieux génie des patientes légions qui ont couvert le monde de leurs travaux revit dans cette grande colonie de l’Empire. Le colon italien a épousé la fille et la sœur du Danube; mais c’est le premier élément qui domine dans ce mélange. Si le Valaque n’a pas l’élan, la furia hongroise, il a la fixité, l’opiniâtreté des légions antiques. C’est un proverbe roumain (digne de Rome): «Donnez, jusqu’à la mort!—Dâ, pe moarte.»
Les souffrances inouïes de ce peuple, les durs et brusques changements surtout qui ont troublé sa destinée, n’ont guère permis à sa poésie de prendre l’essor. Pour art, il a eu ses soupirs, des mélodies touchantes et d’un charme mélancolique. Comme tout peuple d’origine italienne, il est sensible à la couleur. Les églises, surtout chez les Valaques transylvains, sont toutes peintes de la main des peintres paysans. Leurs lits sont peints; leurs selles et le joug de leurs buffles le sont également. Le coffre que la femme apporte au mariage, l’élégante tunique qu’elle brode elle-même, offrent dans leurs ornements peints la plus frappante ressemblance avec les plus anciennes mosaïques romaines.
Leurs danses sont romaines aussi, et leurs jeux ceux de l’Antiquité. C’est un peuple élégant, d’élocution facile, et qui parle à merveille. Nulle différence d’idiome du paysan au lettré; à vrai dire, c’est comme en Italie, il n’y a pas de peuple, ou, si l’on veut qu’il y en ait, l’élégance et la distinction se trouvent surtout dans les campagnes. Un de mes amis, né Français, Hongrois de cœur, nullement suspect de partialité pour les Valaques, trouvait chez eux (dans la Transylvanie) je ne sais quoi des bergers de Virgile.
Leurs mœurs sont très faciles et trop peut-être. Cela est vrai, du moins, des villes, spécialement des capitales, mélange d’étrangers corrompus. Il n’y a pas de meilleur peuple, à cela près, ni plus aimable, ne se plaignant jamais, remerciant toujours, quoi qu’on fasse pour eux. La douceur, la tendresse du cœur valaque, se révèlent en leur langue, pleine de diminutifs gracieux, caressants. Elles sont plus sensibles encore dans leurs actes et leur vie habituelle. Il se commet infiniment peu de crimes en Roumanie, et la peine de mort a pu y être abolie depuis longtemps. Jamais, tant qu’elle fut appliquée, on ne pouvait trouver de bourreau dans le peuple; on appelait des étrangers.
Leur aimable hospitalité accueille, cherche, prévient l’inconnu. Dans plusieurs des contrées valaques, ils ont la touchante coutume de déposer au bord des routes des vases remplis d’eau pour le voyageur qui pourrait passer. Entrez dans cette cabane. Une belle femme qui filait vient au-devant de vous, elle vous salue gracieusement dans son charmant langage antique. Elle quitte tout, s’empresse, vous reçoit comme aurait fait une fille, une sœur au frère bien-aimé de retour. Elle court à la fontaine, et, selon les anciens usages, vous offre apa n’inceputa, l’eau pure à laquelle nulle main n’a touché. Vos mains lavées, elle jette dessus cette toile brillante de paillettes d’or qu’elle fit pour son mariage, pour en parer le cou de celui qu’elle aimait. Elle offre tout ce qu’elle a, sa meilleure crème, ses fruits réservés pour un fils absent; l’étranger est bien plus: c’est l’envoyé de Dieu.
«Ah! si mon mari était là, il vous mettrait dans votre route; il serait votre guide. Il est bien loin dans la montagne.—Pourquoi si loin?—Hélas! je ne l’aurais pas dit... Le propriétaire est bien dur; nous ne pouvons payer, si nous ne menons nos bestiaux paître au loin, parmi les rochers, dans les terrains sans maîtres... Et, par-dessus, le Cosaque est venu, il a volé nos foins; la pauvre vache, l’hiver, vivait d’écorce d’arbres... Ils ont tué nos bœufs; pour labourer, il a fallu nous atteler nous-mêmes.»
Trop douloureuse histoire, tant de fois renouvelée! fatalité pesante!... Le maître a pu changer, mais la misère jamais. Jadis d’innombrables troupeaux, des millions de moutons, de bœufs, passaient en tribut le Danube. Ils restent aujourd’hui dans le pays, mais pour le maître seul. Qu’y a gagné le paysan? L’ordre est entré dans l’administration, le fisc a mieux compté... mieux pressuré le laboureur. Un affreux proverbe valaque était celui-ci: pour le cultivateur qui n’a pu payer, le fisc mettait au registre: «Nous l’avons passé au piment.» Le malheureux, mis dans la cheminée au-dessus d’un réchaud allumé et couvert de piment, y restait vingt minutes. Devenu violet, hérissé, presque mort, on le tirait de là, on le prononçait insolvable, ou, pour dire comme le percepteur: Secoué, tondu ras et tordu à sec.
Telle est l’effroyable barbarie avec laquelle on a si longtemps traité le peuple le plus patient et le plus doux du monde.
Hommes de toute nation, de toute opinion, lisez la belle et noble proclamation de la révolution de Valachie en 1848; voyez la modération incroyable, la clémence dont elle fit preuve, les ménagements qu’elle garda pour tous; vos yeux, nous en sommes sûrs, n’iront pas jusqu’au bout sans s’obscurcir de larmes.
Et cette révolution si douce fut fortement fondée. Elle est au cœur du peuple maintenant et n’en sortira plus. Elle a sa racine en ceci que, non seulement la liberté lui fut donnée, mais la propriété: la terre au paysan, une pièce de terre suffisante pour sa famille. Dans une contrée, inculte encore en grande partie, on peut donner à tous sans ôter à personne.
Ces immenses prairies désertes qui surprennent le voyageur de leur incroyable richesse, de la variété d’un prodigieux tapis de fleurs, sont le seul pays en Europe qui rappelle la grandeur des sites américains. Des migrations nombreuses pourraient s’y faire, sans passer l’Océan; des peuples viendraient s’y asseoir, et il y aurait place encore. L’homme seul, la barbarie des guerres, le cruel calcul des tyrans, ont pu y créer le désert, y rendre inutile, sans la décourager pourtant, la maternelle bonté de la nature.
9. Ce sont visiblement les frères de l’Italie et de la France. Une conformité qui étonne, c’est que plusieurs des mois valaques ont des noms analogues à ceux de notre calendrier républicain. Mai s’appelle, chez eux, floréal; octobre brumarchi ou le petit brumaire; novembre, brumaru ou le grand brumaire.
III
LA RÉVOLUTION VALAQUE EN 1848
C’était le 18 juin 1848. Mme Rosetti était dans les douleurs d’un premier enfantement. Son mari, au pied de son lit, attendait, plein d’anxiété, d’impatience; il regardait sa montre. Sa femme savait pourquoi: à six heures devait se faire le premier pas de la révolution.
Rosetti devait accompagner deux amis qui partaient pour soulever le pays. La patrie l’appelait. Il était retenu par les cris de sa femme. Non moins inquiète du retard, elle voulait puissamment qu’il fût libre. Il le fut. L’enfant était né! «Dieu merci!... Embrasse-le, et pars!» telles furent ses premières paroles; elle sourit de bonheur, quoique le premier baiser qu’elle reçut comme mère fût un baiser d’adieu.
Fixée au lit, dans ce moment de trouble, immobile et ne pouvant rien, elle souffrait beaucoup et se taisait. Elle n’était pas seule, et ne pouvait pas même suivre son mari en esprit. Sa chambre était ouverte, les visites arrivaient; de compatissantes amies venaient curieusement, regardaient, observaient. Cette chambre, cet appartement, c’était, on ne l’ignorait pas, le vrai foyer du mouvement, c’était la France à Bucharest, et la France de Février. Les actes de Paris, ses brûlantes paroles, avaient eu leur écho dans le salon de Rosetti. Cette naissance même et ce berceau effrayaient comme augure: l’enfant, cette Liby qui semblait innocente, fallait-il s’y fier? N’était-ce pas la révolution?
La tyrannie avait un œil ouvert sur Mme Rosetti, un espion dans sa chambre, qui ne la quittait pas. Dans ces moments d’un premier accouchement, où la jeune femme aurait besoin des soins et des bras maternels, une étrangère la soignait, mais pour la dénoncer. Pas un mouvement, pas un soupir, qui ne fût noté: une femme s’échappait par moments et courait dire à la princesse ce qu’elle avait vu ou soupçonné.
La révolution éclata à Bucharest le 23 juin, la veille même du jour où celle de Paris périt étouffée dans le sang, périt, et non pas seule! Les libertés renaissantes de toutes les nations de l’Europe en reçurent l’affreux contre-coup!
Le 22 avait été un jour brûlant, d’excessive chaleur. La nuit, l’accouchée, dans son lit, entendait d’étranges bruits, des clameurs et des sifflements, des décharges lointaines, sans savoir si c’était l’orage ou la révolution. Tout à coup les fenêtres s’ouvrent à grand bruit; les vitres se brisent, les rideaux volent. La mère, saisie, serre son enfant. Une trombe avait rasé la ville, le grand souffle de Dieu! les âmes des ancêtres? ou celle de la patrie nouvelle? La Roumanie naissait dans les tempêtes.
Un matin, une dame, une amie véritable, trop instruite de la vérité, entre et dit: «Rosetti devrait bien se cacher.» Un bruit d’armes, d’éperons, se fait bientôt entendre. Un ami entre, pâle: «Rosetti est arrêté!» A ce coup, elle ne fit paraître aucune émotion; elle serra, croisa ses deux mains sous sa couverture. On lui apporte à boire; elle boit lentement. Ceux qui l’observaient n’aperçurent nul trouble, nul signe de crainte.
Elle se contint ainsi tant qu’elle eut des témoins suspects. Le soir, deux serviteurs entrèrent, vieilles gens attachés dès longtemps à la maison des Rosetti: un Albanais, une vieille nourrice. Ils regardèrent, avec des yeux pleins de larmes, le portrait de la mère de Rosetti, morte naguère; l’accouchée avait mis ce portrait au pied de son lit, pour la voir pendant ses douleurs et s’encourager de cette vue.—«Ah! que Dieu a bien fait, disaient-ils, de prendre avec lui notre bonne dame, avant qu’elle ait vu de telles choses!» A ces paroles touchantes, Mme Rosetti ne put plus résister... son cœur s’ouvrit; des larmes abondantes lui vinrent, la soulagèrent, après ce grand effort.
La révolution eut lieu, on le sait, par le bon cœur du peuple, qui ne put laisser dans les fers ceux qui s’étaient risqués pour lui. Il força les prisons. Voilà Rosetti libre; il revenait chez lui, rassurer, consoler sa femme. Un homme tout défait l’arrête dans la rue; c’est le gendre du prince: «Sauvez le prince, dit-il, le peuple menace sa vie.» Rosetti, au fond du palais, le trouve pâle et tremblant, prêt à faire, à dire, à signer tout ce qu’on lui présente. Il signe, et de grand cœur, l’acte des libertés du peuple. Il prend pour ses ministres les hommes de la révolution.
Mais la peur succède à la peur. Le consul de Russie lui montre les armées du tzar qui vont fondre sur lui. Il veut fuir, il abdique. «Les portes sont ouvertes, dit Rosetti, c’est moi qui vous sauverai.» Le jour même, en effet, à travers un peuple frémissant, Rosetti l’emmenait en voiture. Le soir encore, il fit partir le ministre détesté du prince, plus haï que son maître. Mais, cette fois, le peuple était furieux; on ne pouvait le payer de paroles: «Qui l’a sauvé? Qui l’a sauvé?» C’était le cri général qui courait partout: «Trahison!» Rosetti paraît au balcon et dit froidement: «Qui l’a sauvé?... C’est moi!» Il y eut un moment de silence. Puis, un tonnerre d’applaudissements s’éleva de la place; le peuple fut reconnaissant de trouver en son chef sa pensée véritable, sa meilleure volonté, obscurcie un moment par la vengeance et la fureur.
Il avait bien gagné cette fois de revoir sa famille, l’enfant, la jeune mère, cette femme courageuse, adorée. Il traversa les rues, pleines d’une population attendrie, sous une pluie de bénédictions et de fleurs. Les fleurs sont rares à Bucharest. Chacun n’en a que ce qu’il cultive à sa fenêtre. Une femme, transportée, réunit son jardin en une seule couronne aux trois couleurs françaises et l’offrit à Rosetti. «Tiens, dit-il en la déposant sur le lit de sa femme; toi aussi tu l’as méritée.»
IV
LA TRAHISON
La voilà née, cette révolution brillante et pure! Mais combien en péril! L’ennemi de toutes parts... Les Turcs, les Russes, les Autrichiens, ne vont-ils pas s’abattre sur ce pays infortuné, sans défense naturelle, sans forteresse, tant de fois ouvert à l’ennemi!... Où est la France? Ah! la France est bien loin... Elle-même se cherche, après les jours affreux de Juin, et elle ne peut plus se trouver.
Pendant que la révolution valaque regarde d’où viendra l’ennemi, elle l’a en elle-même. Une réaction militaire se fait dans Bucharest, sur le faux bruit de l’arrivée des Russes. Le gouvernement, entre ces deux périls, se retire aux montagnes, seules forteresses où l’on puisse tenir. Heureusement le peuple ne l’entend pas ainsi. Perdre en un jour toutes ses espérances, ses lois nouvelles et les hommes qu’il aime!... Sans chef, il prend les armes; d’un rapide effort il renverse la réaction russe et les amis de l’étranger. C’était le 12 juillet; Mme Rosetti, qui n’avait pu suivre son mari, qui écoutait, dans une extrême anxiété, les bruits terribles qui remplissaient la ville, entend avec transport les cris vainqueurs du peuple. Elle fait venir une voiture, ne marchant pas encore; elle prend Liby dans ses bras et se lance dans cet océan d’hommes armés. Une foule compacte ne permettait pas d’arriver au palais. Un des plus jeunes chefs, Bratiano le jeune, haranguait au balcon. La voiture est saluée, entourée, assiégée, presque écrasée, Mme Rosetti se fait donner des ciseaux, et découpe, pour toute la foule, la précieuse écharpe bleue, or et rouge, que son mari porta aux premiers jours de la révolution, qu’elle avait serrée jusque-là et réservée pour ses enfants.
Moment sublime d’héroïque fraternité, d’une joie grave et non sans ombre!... On voyait l’avenir. L’ennemi arrivait tout à l’heure. Cette femme qui apportait son enfant, elle-même, à la patrie, elle eût voulu donner des armes, et elle n’avait qu’un drapeau à donner, un drapeau coupé entre tous; elle en distribuait les fragments, comme on jette des fleurs aux martyrs.
Un spectacle inouï s’offrait aux regards. Ce n’était pas seulement Bucharest et la ville, mais les campagnes tout entières avaient avidement saisi la délivrance. La liberté y fut non seulement adoptée, mais comprise. Les adresses innombrables, les discours, les observations que les paysans transmirent au gouvernement, et que peut-être on publiera un jour, témoignent de la vive intelligence de ce peuple longtemps dédaigné, de sa naïve sagesse. Un fonds admirable de vie subsistait sous l’oppression, cachée par l’excès des misères. Tout cela s’éveille un matin. Le pays tout entier se met en mouvement. Des lieux les plus sauvages apparaissent des foules. On eût dit que les pierres, tout à coup debout, animées, s’étaient changées en hommes. Un déluge vivant descendait au midi vers Bucharest et le Danube.
La Russie, très bien informée, ne jugea point à propos de hasarder ses troupes. Un peuple en ces moments, fût-il sans armes, est une force énorme, une puissance illimitée, comme celle de la nature; toute armée se briserait contre. On employa la trahison.
Et d’abord, on cacha la main de la Russie. Nulle part l’uniforme détesté n’apparut. Les Cosaques, la lance en arrêt, restèrent à la frontière. On fit entrer les Turcs. L’armée turque vint, mais en amie; elle avança, négociant, demandant qu’on effaçât telle chose de la constitution, qu’on ajoutât telle autre. Dans cette armée, près de ses chefs, et pour les surveiller, se trouvait le vrai chef qui menait tout, le général russe Duhamel, le tyran naguère de la Valachie.
La plaine de Bucharest offrait un spectacle extraordinaire. D’un côté, l’armée turque, suspendue sur la ville comme un nuage sombre, qui ne laisse pas voir ce qui est dans ses flancs. Est-ce la grêle, ou la pluie fécondante? D’autre part, cent cinquante mille Valaques couvraient la plaine, grand peuple, qui venait, plein de confiance, s’entendre avec ses magistrats et baiser les pieds de la Liberté. Sa statue colossale ornait la grande place. Ils voyaient les Turcs de bon œil, comme amis, comme défenseurs. Ces amis, en effet, veulent voir de plus près les chefs du peuple, Rosetti et les autres, aviser avec eux sur ce qui est à faire: on les prie de venir au camp. Ils y vont, et la réception fraternelle qu’ils y trouvent, c’est de se voir enveloppés d’un triple rang de baïonnettes. Le Russe, assis près du pacha, leur indiquait assez qu’ils étaient tombés dans la toile de l’horrible araignée du Nord.
A ce moment, Mme Rosetti, sa Liby dans les bras, avec les dames de la ville, était au milieu de la plaine; elle distribuait du pain aux paysans. Ce peuple immense, qui campait là, souffrait beaucoup et du défaut de vivres et du froid des nuits, bivouaquant sous le ciel dans cette saison déjà froide aux plaines du Danube (25 septembre). N’importe, ils restaient là, avec une patience admirable. Leur instinct leur disait qu’ils devaient, à tout prix, veiller, défendre peut-être leurs libertés naissantes.
Un violent tumulte s’élève, la foule tourbillonne, plusieurs arrachent leurs bonnets, leurs cheveux. Trahison! Ils voyaient au loin de toutes parts les escadrons des Turcs qui marchaient sur la ville, pour entrer par toutes ses portes. Elle aussi, elle veut rentrer, donner l’alarme; un cavalier turc l’en empêche, arrête ses chevaux; elle montre Liby; le Turc lâche les rênes. Elle rentre, elle crie, elle appelle ses femmes; déposant son enfant chez elle à la garde de Dieu, elle veut courir seule au Palais du gouvernement. Les Turcs étaient déjà partout; des scènes hideuses de pillage se voyaient à chaque maison. Un ami la rencontre, l’arrête: «Où courez-vous? Les membres du gouvernement qui restaient ont eux-mêmes empêché le peuple de combattre...» Malgré cette défense, le corps des pompiers de Bucharest refusa de se rendre; une heure entière, cent cinquante hommes tinrent contre douze mille; ils tuèrent une foule de Turcs, et, périssant eux-mêmes, sanctifièrent leur jeune drapeau de leur sang.
La position de ces misérables pillards n’était nullement sûre dans Bucharest. Il y avait toujours là, à la porte, un grand peuple indigné et sombre, qui ne s’en allait pas. Le lendemain de l’invasion, un homme colossal entre chez Mme Rosetti, malgré ses domestiques. Ce géant, les bras nus, ceint de l’écharpe des Valaques, s’était signalé dans le combat. «Madame, lui disait-il, laissez-nous faire; nous avons enterré des armes et des drapeaux; nous sommes deux mille hommes bien résolus; nous tomberons sur le camp; nous les délivrerons.» Mais elle recevait en même temps, par le consul anglais, la parole du commandant turc, qui affirmait que, sous trois jours, ils seraient délivrés.
Au troisième, on ne peut les délivrer encore. Mais demain, à midi, ils partiront pour la frontière hongroise avec des passeports et une escorte pour qu’ils n’aient rien à craindre des surprises des Russes. Le matin, bien avant midi, elle retourne au camp... Plus de camp, plus de tentes; tout a disparu par enchantement; la place est vide et la plaine déserte. Une sentinelle turque était là seule, et sans rien dire, de la pointe de sa baïonnette derrière l’épaule, montra le chemin de Turquie, le midi et non l’est. Ce fut un trait de lumière; elle comprit, malgré tous ses amis, malgré les assurances renouvelées du consul anglais, qu’on ne les menait pas à la frontière hongroise, mais bien vers le Danube, que la Russie défendait aux Turcs de tenir leur parole, et les constituait geôliers de ses ennemis.
Tout le jour, elle achève à la hâte la vente de ce qu’elle a de précieux, reçoit des dons, des pleurs de ses amies. Elle quitte, pour toujours, cette maison aimée, ce cher foyer de la famille, qui fut celui des libertés d’un peuple. Elle s’en va, le soir, n’emportant rien que ses habits, un manteau pour couvrir son enfant; de longtemps elle ne devait, dans la poursuite de ses chers prisonniers, habiter sous un toit. Liby, si jeune, pour maison, pour berceau, n’eut que le manteau de sa mère.
V
MADAME ROSETTI POURSUIT ET REJOINT LES PRISONNIERS
Un seul homme l’accompagnait, et c’était un danger de plus. Elle emmenait, déguisé, avec elle, un proscrit qu’on cherchait partout, celui en qui on redoutait l’esprit le plus rare chez ces races, la fixe volonté; celui qui, dans sa tête sombre, sous sa forêt de cheveux noirs, couve, toujours silencieux, la résolution immuable, l’inextinguible flamme, témoin vivant des origines romaines de ce peuple.—C’était l’aîné des Bratiano.
Il la quitte bientôt, sentant combien sa tête, si connue et si cruellement poursuivie, aurait aggravé son péril.
Donc seule, la nuit entière, sous une violente pluie, elle alla, navigua à travers les steppes inondés et sans route. Les cataractes du ciel s’étaient ouvertes; le sauvage Danube, soulevé en nuées, retombait en torrents. La nature semblait faire la guerre à cette pauvre femme errante, à l’enfant innocent.—En réalité, elle les servait.—Cette pluie protégeait le voyage; on ne rencontrait personne; on n’eût pas soupçonné l’invasion de deux armées barbares; les plus barbares, les Russes, étaient entrés!
L’émotion, le froid, la fatigue, avaient tari son sein. Liby criait; ses cris navraient sa mère. On change de chevaux à une misérable cabane; une paysanne en sort: «Eh! madame, donnez-moi l’enfant, il prendra de mon lait.» Douce consolation! de trouver au désert, dans cette nuit glacée où le ciel semblait impitoyable, l’aimable hospitalité, la chaleur du cœur maternel!
Au matin, elle voit enfin le fleuve immense, et au delà la rive, une petite ville turque. Son cœur ne l’avait pas trompée. Un bateau de guerre était à l’ancre, au milieu du Danube, et contenait les prisonniers[10]. Un homme était sur le rivage; elle s’adresse à lui; c’était, par grand bonheur, le médecin du chef turc de la ville. Par lui, elle demande à partager la captivité de son mari. Demande refusée heureusement: enfermée avec eux, elle n’aurait guère pu les servir. Elle les verra seulement. Une barque était là, avec sept Turcs, qui pouvaient mener au bateau. Trompée par les Turcs tant de fois, elle avait sujet d’hésiter. N’était-ce pas un leurre, une cruelle dérision? Ces Turcs, barbares et corrompus, respecteraient-ils la jeune femme qui venait seule à eux? Loin du rivage et de l’autorité, ne se feraient-ils pas un jeu du plus cruel des attentats? Elle ne s’arrêta à nulle de ses idées; elle mit Liby sur sa poitrine; armée d’elle et cuirassée d’elle, forte de son enfant, elle se mit hardiment dans la barque, et elle n’y trouva que respect.
Elle est enfin sur le ponton, elle voit ses amis; elle met son enfant dans les bras de son père; elle donne à tous les proscrits des nouvelles des leurs, une ligne à chacun, des messages d’affection. Rien n’était plus misérable que leur situation: nourris de quelques oignons secs et de biscuits de mer, couchant sur les boulets, mal abrités de l’air, presque sans vêtements (ils étaient tels que la trahison les avait trouvés au camp des Turcs); plusieurs ont gardé des douleurs, des maux de poitrine, dont rien n’a pu jusqu’ici les guérir[11].
On les menait vers Orsova, première ville de l’empire d’Autriche, où les Turcs assuraient qu’ils seraient délivrés. Mme Rosetti les devance. Elle les y attend. Mais quelle longue attente! Cette traversée de trente-six heures, ils la firent en trois semaines. Remorqués contre le courant par des hommes à pied, ils avançaient à peine. Parfois on s’arrêtait tout un jour au milieu du fleuve. Ce retard étonnant ne s’explique que par une chose.—La Porte négociait à Pétersbourg; peut-être alléguait-elle la parole donnée; on attendait des ordres, ce que déciderait la clémence connue de la Russie.
Dans ce retard si long, Mme Rosetti se consumait d’impatience, formant mille vains projets, les yeux attachés tristement sur ce grand fleuve indifférent, qui roulait et roulait toujours sans lui rien apporter de ce qu’elle brûlait de savoir. Elle eut pourtant une consolation: un ami dévoué vint la rejoindre, un Hongrois, mais Roumain de cœur, un héros d’amitié. Rosenthal, artiste distingué, avait improvisé à Bucharest la Liberté qu’adora tout un peuple. Fugitive dans son plus touchant symbole, dans Liby et sa mère, la Liberté trouva en Rosenthal un compagnon fidèle.
Puisse ce souvenir fonder l’alliance nouvelle entre les deux grands peuples qui pour un moment se sont méconnus! Ce cher trésor de la patrie roumaine eut pour défenseur un Hongrois.
Un jour, assis sur une pierre, le fleuve sous les yeux: «Que ferez-vous? dit Rosenthal à son amie rêveuse.—Je les suivrai partout, et je partagerai leur sort.—Mais quoi! un tel voyage pour une faible femme qui allaite un enfant, à travers ces pays barbares, ces routes dangereuses!» Il énuméra les raisons par lesquelles on pouvait combattre son projet, et la trouva inébranlable. «Je pensais comme vous, dit-il, mais j’ai voulu vous éprouver. Et moi aussi je vous suivrai partout.»
Rare, touchante fidélité d’une amitié si pure! Ce frère et cette sœur, unis de cœur, dans un tel dévouement, qui les séparera dans l’avenir[12]?
Ils n’attendent plus. Ils partent, louent une petite barque, se lancent sur le grand fleuve. Ils rencontrent bientôt un bateau à vapeur. Le capitaine illyrien leur témoigne un vif intérêt, il a rencontré les prisonniers la veille, il les a vus passer près de Vidin. Demain, probablement, ils quitteront les pontons pour franchir la Porte-de-Fer, ce dangereux passage du Danube; ils passeront à Sem, et sans doute on pourra les voir. Mme Rosetti obtient sur le bateau quelques habits valaques; elle se déguise en paysanne pour approcher plus aisément. Sous ce costume, qui garantissait mieux des froids brouillards d’octobre dont le fleuve se couvre au matin, glacée, mais non de cœur, serrant son enfant dans ses bras, elle fuit la rive turque, les yeux fixés sur une forteresse qui la domine au loin. Quoique à grande distance, elle voit, elle distingue les prisonniers qu’on fait monter au fort.
Les forteresses turques sont misérables, et leurs garnisons encore plus. Ce sont de vieux logis croulants et délabrés qu’habitent des fantômes. Leurs tristes gardiens semblent les spectres d’un empire en ruine. «Ces forteresses, disait-elle, je les aurais prises moi seule.»
Elle rôdait autour, sans perdre de temps, s’enquérait, s’ingéniait. Enfin, elle fait si bien, qu’elle obtient de les voir. Elle monte. Ils étaient avertis, ils attendaient; tous étaient aux créneaux. Sa seule apparition semblait avoir changé leur fortune; ils se croyaient libres déjà, et criaient: «Vive la République!»
Depuis longtemps sans communication, sans journaux, sans nouvelles, dans leur misérable prison flottante, ils avaient gardé leur espoir, leur sérénité même. Tout leur semblait parler de délivrance. Vrais enfants de la France, ils n’avaient pas le moindre doute qu’elle ne vînt à leur secours, ne traversât l’Europe, le monde, s’il l’eût fallu, pour les délivrer.
Combien plus de soleil virent-ils, d’azur au ciel, quand parmi eux s’assit cet ange d’espérance!
La scène était touchante, et personne n’y eût résisté. Le flegme des Turcs n’y tint pas. Ils se mirent tous de la partie, et la joie fut commune. L’un d’eux pleurait. La sombre forteresse humide où l’herbe croît au milieu des chambres, avait pris comme un air de fête pour recevoir une telle femme, et elle s’illuminait de son regard.
«Comment vous faisiez-vous entendre de ces Turcs, de tant de populations qu’il vous a fallu traverser?» A cette question que lui font ses amis, elle répond toujours: «Je n’en sais rien; je parlais la langue que Dieu m’inspirait, et ils me comprenaient toujours.»
Qu’elle avait bien raison de dire qu’à elle seule elle aurait pris ces forts! Celui-ci déjà s’était rendu, et elle y était maîtresse. Les Turcs lui offraient leur repas, la servaient, allant chercher du lait pour son enfant. Ces vieux soldats farouches, les voilà changés en nourrices; ils s’emparent de l’enfant, le bercent, et Liby s’endort dans leurs bras.
10. Ce bateau, arche sainte du naufrage d’un peuple, contenait son gouvernement, sa littérature (en partie), son âme et sa pensée, espérons-le, son avenir!.... des politiques, des historiens, des professeurs, des magistrats, des poètes, des économistes, etc.: Aristra, Balcesco, Boliac, Balitiniano, Jean Bratiano, trois Golesco, Gradistiano, Jonesco, Ipatesco, Inagovono, Rosetti, Voinosco, Zane.
11. L’un d’eux et des plus regrettables, M. Blacesco, n’a plus fait que languir. Nous l’avons perdu. C’était un érudit de premier ordre, et pourtant un esprit pratique, très net, très lumineux. Il eût été le grand historien de son pays, et sans nul doute un de ses chefs les plus sages. Je ne connais rien de meilleur jusqu’ici sur ce sujet, rien de plus instructif, que sa brochure intitulée: Question économique des principautés danubiennes. Ce petit livre fut écrit en 1850, et dans l’hypothèse où le pays ne pourrait s’affranchir qu’avec l’aide de la Porte. La question est montrée de profil, mais avec une rare netteté.
12. L’infortuné a sauvé ses amis, mais pour tomber plus tard lui-même dans les mains de l’Autriche. Il s’est tué, ou on l’a tué. Ce Hongrois, ce Valaque... ah! disons aussi ce Français, est un deuil commun pour trois peuples. Un excellent tableau reste de lui, d’une jeunesse, d’un charme incroyables; il représente la Roumanie dans le champ de la Liberté, où cent mille hommes entouraient la tribune.
VI
L’ÉVASION (OCTOBRE 1848)
La France, si malade en elle-même, était vivante au fond de ce fort turc; elle rayonnait sur le Danube dans le cœur de ces étrangers. Son secours attendu faisait leur joie. Les vents leur en parlaient. Et si un souffle de l’ouest venait jusqu’aux créneaux, ils allaient voir si ce n’était pas un bruit de nos armées en marche.
Leur confiance baissa malheureusement, quand un de ces Turcs, devenu leur ami, dit à l’oreille de Mme Rosetti ce seul mot: Bosnia. Ils comprirent que la longue hésitation de la Porte était finie, qu’elle allait obéir aux Russes, enfermer les captifs dans un fort de Bosnie et les leur garder là.
Il faut donc se hâter, trouver dès demain, s’il se peut, un moyen d’évasion. Ils conviennent que le lendemain, en passant devant Orsova, ville valaque de l’empire d’Autriche, au moment où les barques approchent du rivage, ils sauteront à terre, invoqueront le secours de la population valaque. Mme Rosetti les devance à Orsova, et elle apprend que la tentative échouerait. Le gouverneur autrichien de la ville est dévoué aux Russes; loin de favoriser l’évasion, il y mettrait obstacle; ressaisis, leur captivité n’en serait que plus dure et plus difficile à briser.
Comment les avertir? Mme Rosetti y parvint.
Avec une présence d’esprit admirable, quand elle les vit tous sur les ponts de leurs barques, déjà prêts à sauter, elle tend sa petite Liberté à son père et leur dit: «Ne la prenez pas avant que je ne vous la donne.» Ils comprirent et ne descendirent pas.
Ce n’était pas dans une ville comme Orsova, et sous l’œil des autorités, qu’une tentative pouvait réussir. Il fallait plutôt un village, une population simple et bonne de paysans valaques qu’on pût intéresser au sort de leurs compatriotes, animer, ameuter contre les Turcs. Mme Rosetti eut ce bonheur d’obtenir qu’ils feraient le voyage sur bateaux autrichiens, et seraient ainsi remorqués le long de la rive autrichienne, dont presque tous les villages sont valaques. Elle suivait par terre dans les rudes chariots du pays, qui ne sont autre chose que de simples troncs d’arbres, mal agencés ensemble. Souvent elle descendait, suivait à pied les bords très hauts et escarpés, portant Liby, faisant des signes aux prisonniers et leur jetant des fleurs. Ils la voyaient d’en bas, leur chère libératrice, marcher vive et gracieuse, dans son costume de jeune femme valaque; un simple fichu sur la tête retenait ses cheveux. Belle, brunie au soleil, sous cet habit de paysanne, sans autre éclat que celui de ses yeux étincelants d’esprit de bonté, et elle leur fit souvent l’effet d’un ange de Dieu, et ils n’étaient pas loin de lui faire des prières.
Je m’aperçois ici que je n’ai rien dit de la figure de Mme Rosetti, de sa race, de sa naissance. Parfaitement Valaque de cœur, de volonté, de langue, fille d’un capitaine écossais, mais Française du côté maternel, elle est née à Guernesey. Nous la revendiquons comme Française et peut-être Bretonne d’origine. Elle a été élevée en France, plusieurs années en Provence, et vous la croiriez Provençale. Elle a épousé en 1847 Rosetti, le charmant poète, dont les chansons sont nationales dans la Roumanie.
Elle est petite et brune. Nez fin, mais point du tout classique; beaux cheveux bruns; beaux yeux veloutés et brillants. Dans les yeux, dans la bouche (qui est toute nature, tout éloquence et tout amour), une conciliation infinie, quelque chose à la fois d’attrayant et de ferme, beaucoup d’adresse et de prudence.
Ce caractère si fort, avec ce courage de lionne, semble faible en un point. Soit système, soit excès d’amour, elle dépend de tous les caprices de ses enfants, les endure et leur obéit jusqu’à extinction de ses forces.
Très ferme en tout le reste. Le plus rare des courages, elle l’a eu, elle l’a. Personne ne porte avec plus de grâce la pauvreté démocratique. Personne ne sait mieux l’adoucir pour les siens. Admirable au jour du danger, elle ne l’est pas moins dans les longues épreuves de l’exil, dans ses tristesses et ses privations. Mais près d’elle, qui les sentirait? Admirable mystère de la solidarité moderne! c’est près d’une étrangère, d’une fille adoptive de la Roumanie, que l’exilé roumain sent le mieux la patrie présente, son vivant génie, son foyer.
Revenons.
L’obstacle pour communiquer, c’était la quarantaine, sévère en ce pays. Tout ce qui a touché la rive turque est repoussé de l’autre rive. Un agent la suivait exprès pour empêcher la communication. A une halte, séparée par une grille du pont qui menait aux bateaux, arrêtée par un officier autrichien qui gardait le pont, elle lui tend Liby:—«Quoi! monsieur, songez donc que cette enfant veut embrasser son père! Il y a si longtemps qu’elle ne l’a vu!» L’officier détourna la tête et ne résista plus:—«Madame, faites du moins que je ne vous voie pas.»
Elle gagnait ainsi tout le monde. Les règlements fléchissaient ainsi devant elle. Le lendemain, à midi, elle obtint qu’ils déjeuneraient ensemble. Un cavalier cependant arrivait en grande hâte, un officier turc envoyé par le gouverneur de la dernière forteresse où ils étaient entrés. Ordre de rebrousser chemin, de revenir au fort.
Tout le village était là cependant, qui regardait les prisonniers, un village de paysans valaques, que Mme Rosetti avait mis déjà dans les intérêts de leurs infortunés compatriotes.—Ceux-ci, encouragés par la sympathie visible des paysans, déclarent qu’ils ne retourneront pas.—L’officier turc, en comptant ses soldats, sent bien qu’il ne peut entreprendre de lutter contre tout un village; il va chercher de nouveaux ordres.—Les prisonniers, sans perdre de temps, jettent leurs habits sur leurs bras, et se mettent à marcher, du pas dont vont des hommes qui courent après leur liberté. Les Turcs, ne pouvant mieux, s’efforcent de les suivre. Ce n’était pas sans peine: ils allaient à pied aussi vite que Mme Rosetti en voiture. Elle avait pris du vin en route, et leur en donnait à chaque halte. Les Turcs aussi, quoique inquiets d’un voyage qui semblait une fuite, se consolaient en buvant tout le long de la route; ils étaient, après tout, sur la rive chrétienne et se sentaient plus libres des prescriptions de Mahomet.
Le soir, on arriva ainsi à Sfenitza. Mme Rosetti, qui était en avant, avait fait préparer un grand repas, force vin et café, liqueurs. Les Turcs, déjà troublés par ce qu’ils ont bu tout le jour, viennent enterrer là tout ce qui leur reste de raison. Ils fument, ils tombent de sommeil. L’un d’eux, n’y pouvant résister, eut soin de dire aux prisonniers: «Songez bien à ne pas partir sans m’avoir éveillé.»
Dans cette quiétude profonde, les Turcs sont troublés tout à coup. Entrent le maire et le curé, une foule d’habitants du village qu’amène Mme Rosetti.—«Où sont vos passeports? leur dit le maire. En avez-vous? Comment osez-vous bien venir en armes sur les terres de Sa Majesté l’empereur?» Les pauvres Turcs ne savent que répondre. Les rôles sont changés: ce sont eux qui sont prisonniers. Ils négocient pour qu’on les laisse libres.
VII
LA FUITE A TRAVERS TROIS PEUPLES EN ARMES
ARRIVÉE A VIENNE
Il était minuit, et cinq chariots attendaient à la porte. Mme Rosetti, son ami, le Hongrois, assistaient à l’explication. Mais déjà les prisonniers, montés en chariots, couraient joyeusement la campagne. Elle couvrit ainsi la retraite, et ne tarda pas à les rejoindre.
Vingt heures de suite, pour leur premier trajet, ils roulèrent dans ces rudes chariots de troncs d’arbres. Bien souvent il fallait descendre. La route suit le bord du Danube; elle surplombe à chaque instant l’abîme, rien de plus dangereux. La pauvre femme allait toujours, chargée de son enfant; elle ne connaissait, ne voulait que les bras de sa mère. Les forces lui manquaient. Son mari ne pouvait l’aider qu’en la soutenant quelque peu par derrière, et lui soulevant les bras.
Au village où ils descendirent, une seule cabane restait, une misérable hutte, seul débris qu’avait épargné la lutte des Hongrois et des Serbes. C’était la partie la plus dangereuse du voyage qui leur restait à faire. La guerre la plus sauvage, une guerre implacable de races, désolait ces contrées. Chaque parti, acharné, allait à la chasse de l’autre. On tuait sans pitié tous ceux qui ne pouvaient prouver sur-le-champ qu’ils étaient du même parti. Nos fugitifs avaient tout à craindre; ni les Slaves ni les Hongrois n’étaient pour eux; les Valaques mêmes, parfois, se montrèrent ennemis, les croyant des boyards, des grands seigneurs qui fuyaient Bucharest; ils se figuraient voir en eux les tyrans chassés de la Valachie.
Guerre affreuse! guerre déplorable! fruit horrible de l’aveuglement, des mensonges perfides qu’avaient semés les Russes!... Leurs intérêts, à tous ces peuples, étaient généralement les mêmes, et ils se croyaient ennemis!... Les Hongrois, mêmes, s’ils perdaient une partie de leur domination, gagnaient, ce qui vaut bien plus, la consolidation définitive des libertés hongroises et l’abaissement de l’Autriche.
Dans les trois camps, hongrois, slave et valaque, nous avions des amis... J’y songe avec horreur! Tels qui étaient les miens, mes élèves et presque mes fils, pouvaient, dans ces rencontres aveugles, en tuer d’autres non moins amis pour moi. Aux camps hongrois, aux camps valaques ou slaves, les écoles de Paris étaient représentées! De quelque côté qu’on tuât, Paris devait pleurer, et le deuil était pour la France.
Tout le long de la route passaient des gens armés. La nuit, d’horribles cris en toutes langues. Des morts dans les fossés. Des villages déserts et des maisons à demi brûlées. De moment en moment, des objets de pillage, non enlevés, mais sabrés en menus morceaux, et comme déchiquetés avec fureur, de sorte que personne ne pût en profiter.
Dans le Banat, de temps à autre, des piquets de cavalerie arrêtaient la petite caravane. Elle fut ainsi, une fois, arrêtée et menée dans un camp serbe, au moment même où l’on voyait en face, sur de hautes collines, un fort parti de cavaliers hongrois qui semblaient tout près de descendre. Le combat ne pouvait tarder.
«Qu’on me mène, dit-elle, devant le général.—Madame, il dîne.»—A force d’instances, elle est introduite dans la tente, seule devant tous ces officiers.—«Général, nous ne pouvons rester ici, au moment où l’on va se battre.»
Le général fait introduire son mari, ses amis, les reçoit poliment, leur offre le café. L’un d’eux, oubliant le danger, entamait avec le chef serbe une conversation politique. Mme Rosetti, inquiète des lenteurs, peut-être calculées, de ce chef, se saisit des passeports qu’elle aperçoit sur une table, prend la plume, la lui met en main: «Signez, général», lui dit-elle. Il signe. Elle les distribue.
Au dernier, qui était celui de Mme Rosetti, et qui portait aussi son nom de famille (Grant): «Une Anglaise!» s’écrie-t-il. Il ne pouvait le croire. Et, en effet, elle est bien peu Anglaise. Tout en elle semblerait plutôt d’une femme du Midi.
Ils purent donc continuer leur voyage; ils allaient, à travers la guerre, à travers mille dangers. Les insurgés pouvaient les égorger. Le gouvernement autrichien pouvait les arrêter. N’était-il pas averti par les Turcs ou les Russes de leur évasion? A Panchova, près de Semlin, Mme Rosetti se hasarda d’aller à cette ville et d’y prendre des informations. Là, le consul anglais et d’autres personnes obligeantes lui dirent qu’ils avaient tout à craindre, que le consul russe ne manquerait pas de les faire arrêter. Sans retard ils se séparèrent; leur grand nombre les trahissait. La plupart, ils prirent place sur le bateau à vapeur qui remonte la Save. Toutes sortes de gens étaient sur ce bateau, de races, de langues, de partis, tous armés jusqu’aux dents, disputant sans pouvoir s’entendre sur les affaires du temps. A chaque instant, on tirait les poignards; d’autres, par jeu, tiraient des coups de pistolet.
Le plus singulier du voyage, c’est que sur le chemin les proscrits, tout à leurs idées, n’étaient pas tellement occupés du danger qu’ils ne fissent de la propagande. Au camp serbe dont on a parlé, ils expliquaient au chef combien les Serbes, les Slaves en général, avaient travaillé contre eux-mêmes, en relevant l’empire d’Autriche, combien ils s’étaient placés dans une fausse position. Ce dernier mot fut senti à merveille, répété plusieurs fois. «Fausse, très fausse, en effet», disaient-ils. Du reste, ces idées étaient déjà au cœur des Serbes. Et la première chose qui frappa les Valaques, en entrant dans les murs désirés d’Agram, où ils croyaient trouver enfin quelque sécurité, ce fut l’arrestation de plusieurs officiers croates ou serbes que les Autrichiens faisaient au moment même. Ceux-ci en étaient déjà à mettre aux fers leurs défenseurs.
Plus lugubre encore fut leur entrée à Vienne. C’était le lendemain du bombardement. L’Autriche, victorieuse par la discorde insensée des trois peuples, venait, sur ces débris, ces ruines inégales et branlantes, de rétablir pour quelque temps le trône de sa caducité.
VIII
CE QU’EST DEVENUE LA ROUMANIE.—INVASIONS PÉRIODIQUES DE LA RUSSIE
Nos fugitifs sont du moins en sûreté. Ils traversent l’Allemagne émue, frémissante, en deuil. Ils commencent à respirer. Non, disons plutôt à gémir. L’exil s’ouvre amer, infini, avec ses perspectives obscures, comme ces longues nuits d’hiver qui enveloppent le jour et n’ont pas de matin. C’était en effet l’entrée de l’hiver (novembre 1848).
«Voici la France pourtant, voici la flèche de Strasbourg. Voici encore le drapeau qui fut l’espoir des nations. Hélas! pourquoi est-il si pâle? Hier, teint du sang de la vigne, du brillant azur du ciel, on le voyait de six cents lieues. Aujourd’hui il a les teintes maladives de l’automne. L’orage a lavé ses couleurs? Ou bien, France, seraient-ce tes larmes sur le monde qui a cru en toi?»
Telles les pensées des exilés.
Plus exilé peut-être encore celui qui reste fixé au sol de son pays.
L’Occident, dans son égoïsme, a ignoré les calamités qui enveloppaient l’Orient. Les sauterelles dévorantes s’étaient abattues sur les champs de la Moldavie, de la Valachie. C’est de ce nom que les Roumains désignent les armées russes; armées affamées, mendiantes; où elles passent, rien ne reste. La spéculation cruelle des chefs sur la nourriture des soldats suffirait pour faire de ceux-ci d’épouvantables pillards, insatiables et voleurs même après qu’ils sont repus. Une armée de cent mille hommes vole au moins pour trois cent mille. Des corps semblent organisés spécialement pour le vol: le Cosaque, jadis brigand héroïque, brigand poète aux champs de l’Ukraine, est devenu sous les Russes un avide soldat de police, de douanes, contrebandier lui-même, brocanteur, marchand de dépouilles. Sur son laid petit cheval, d’intelligence avec lui, ses longues jambes pendantes jusqu’à terre, vous le rencontrez partout, son ballot en croupe, piquant de la lance la vache du pauvre paysan. A qui se plaindre? A qui pleurer? L’officier est philanthrope; il lit Lamartine ou Byron; mais que voulez-vous, mon pauvre homme? sachez que telle est justement l’institution de l’armée russe. Comment empêcherions-nous le Cosaque d’être Cosaque, le vautour d’être vautour?
Telle est l’œuvre de l’Angleterre, telle est sa protection. C’est elle qui, décourageant le mouvement national de la Roumanie, la reliant à la Turquie incapable de la couvrir, l’ouvre en réalité aux Russes. C’est elle qui, par les lueurs fausses d’un patronage impuissant, tient ces contrées infortunées sous la fatalité d’un renouvellement éternel des captivités barbares.
Ce que les Tartares faisaient par l’instinct de la barbarie, la Russie le fait par un machiavélisme calculé. Tous les vingt ans, elle inonde le pays et le pousse au désespoir; elle veut lui rendre désirable le suicide de sa nationalité. Ses agents ont beau jeu pour dire: «Réfugions-nous au grand empire; devenons une province russe.»
Bonne occasion d’ailleurs de refaire l’armée et de la nourrir. Ses squelettes déguenillés viennent dans cette terre promise mettre de la chair sur leurs os.
Le pays serait trop riche, malgré la dureté excessive et l’énormité des tributs. Le paysan, de ses jeûnes, de ses souffrances volontaires, des privations de sa famille, améliore la terre à la longue, élève quelques bestiaux. On se hâte d’y mettre ordre. Dès que le pays refleurit un peu, descendent les affamés du Nord.
Ceux-ci procèdent à la spoliation totale, au complet déménagement. Alors la cabane se vide de tout ce qui peut s’emporter; alors l’étable est démeublée; alors tout grain disparaît, même celui des semences. Et le désespoir devient tel qu’en 1832, sans l’action du gouvernement et les injonctions les plus fortes, la population (diminuée d’un quart en trois ans!) ne voulait plus labourer. Le pays eût été rendu à l’état de steppes tartares et cosaques; il allait redevenir une grande prairie déserte.
Le pillard s’éloigne alors à regret, mais calcule qu’on va remettre le rustre au travail et lui préparer, pour un temps prochain, une fructueuse invasion.
Le fisc le veut, et le boyard le veut, le bâton est levé; il retombe donc au travail, le malheureux, ruiné, le dos mal cicatrisé des coups qu’il a reçus des Russes, trop souvent gardant, en sa famille outragée, une blessure moins guérissable! les voilà tous au sillon. La femme noyée de larmes, malade, et qui sait? enceinte, remplace le bœuf de labour, tire avec l’homme à la charrue; le soir, couchés sur la terre froide, dans la hutte dépouillée, et soupant d’écorces d’arbres.
Que raconté-je? Le passé? Non, le présent même de juillet 1853. Cette grande exécution de la Roumanie, périodiquement saccagée, recommence en ce moment.
Populations charitables qui venez de verser sur le sort des nègres tant de larmes d’attendrissement, âmes sensibles, lectrices émues du bon Oncle Tom, n’avez-vous donc gardé aucune larme pour les blancs? Savez-vous bien qu’en Russie, en Roumanie, en général dans l’orient de l’Europe, il y a soixante millions d’hommes plus malheureux que les noirs?
Ce qui est sûr, c’est que ces blancs, infiniment plus développés, sentent d’autant mieux leur misère. La pièce la plus originale, la plus forte, la plus curieuse que la mémorable année 1848 ait donnée au monde, c’est l’enquête débattue entre les propriétaires valaques et les paysans. Aucun acte plus solennel, aucun qui ait pénétré plus avant dans les questions suprêmes auxquelles la société est suspendue. Ces paysans du Danube se montrèrent bien autrement forts de raison, d’éloquence même, que celui de la poésie. J’ose dire qu’en nul pays peut-être on n’eût trouvé à ce degré, chez les habitants des campagnes, cette noble sève primitive, cette vigueur de bon sens antique et en même temps la logique droite, perçante et sans réplique, que les modernes se figurent leur appartenir en propre.
Mais ce qui est au-dessus, ce qui tirera des larmes à tous ceux qui ont un cœur, c’est la modération et la douceur de ces infortunés Valaques. Ils ne demandèrent que la moitié de ce qui, en 1790, avait été accordé au paysan de Moldavie, pays où la terre a infiniment plus de valeur.
Un boyard.—Cette terre, avec quoi la payeras-tu?
Le paysan.—Voyez-vous cette main noire et dure? Eh bien, c’est elle qui fait la richesse... L’argent ne vient pas du ciel.
Autre paysan.—De l’argent? oh! il n’en manque pas; il y en a pour vous en donner. L’État paye, le trésor paye. Qu’est-ce que le trésor? c’est nous puisque nous le remplissons.
«Si le trésor ne peut payer, dit un autre, nous travaillerons. A tant de travaux perdus nous ajouterons encore. De nos bras, comme d’une source, jailliront l’or et l’argent. Nous vous payerons votre sol; nous vendrions, s’il le fallait, jusqu’aux cendres sacrées du foyer.»
Ils disaient encore aux boyards: «Ne croyez pas qu’avec nous l’État manque jamais de forces: nous sommes là pour lui en donner; nous ne le laisserions pas rougir devant les nations étrangères!»
Nobles et grandes paroles! et qui semblent bien modérées, quand on songe qu’à ce moment, maîtres de tout en réalité, ils demandaient à peine la concession élémentaire de l’Assemblée constituante de 89 en sa fameuse nuit du 4 août.
Que ferons-nous pour ces hommes, si dignes de notre intérêt? Que fera l’Occident?
Rien.
Ce que veulent les gouvernements, je l’ignore; quant aux peuples, je le sais.
Ce qu’ils veulent, c’est le confortable, le confortable: idée variable, indéfiniment élastique, qu’on va étendant toujours, et dont la poursuite remplit une vie soucieuse.
Ne leur demandez rien de plus, leur égoïsme sensible permet aux malheurs lointains d’arriver à leur oreille, de se faire écouter; c’est tout, ils s’en tirent avec quelques larmes. Et cet exercice modéré de la sensibilité est une jouissance encore: «Ils jouissent de leurs larmes», mot juste et fin du bon Homère.
«Si vous n’espérez rien de plus, pourquoi donc écrivez-vous?»
Pour moi, pour mon propre cœur.
Pour expiation de ce que dut faire la France de 1848, et de ce qu’elle n’a pas fait.
J’écris pour ceux qui errent, qui souffrent et attendent, pour ces ombres que je vois là-bas dans la mélancolie de Paris et dans les brouillards de Londres. Je leur envoie ce message vivifiant de la patrie.
Dans les lettres d’un des illustres exilés roumains d’Angleterre (lettres fortes, touchantes, religieuses, dignes de l’immortalité), j’ai lu qu’au temps des Soliman, une fille de la Valachie, enlevée, vendue au sérail, devint maîtresse de son maître, sultane; elle n’en était pas moins souffrante, malade, et se mourait d’ennui. Les médecins avaient beau chercher; nul remède à ce mal profond. La seule chose qui parfois relevât la fleur languissante, c’était l’eau de son ruisseau natal. Le sultan, par ses messagers, faisait venir l’eau précieuse. L’exilée y buvait la vie, la patrie, la force d’espérer.