Légendes démocratiques du Nord
APPENDICE
I
LANGUE ET LITTÉRATURE
La langue moldo-valaque est une langue toute latine, qui mérite, autant et plus que notre roman du Moyen-âge, le nom que portait celui-ci: lingua romana rustica.
C’est très probablement, avec peu de changements, un de ces anciens dialectes italiens des campagnes qu’on parlait sous l’Empire, et dont on a retrouvé quelques mots dans les inscriptions de l’Italie. Les colons de Trajan, établis en Dacie, ont emprunté très peu aux langues barbares qui les environnaient. Ils ont gardé leur charmante langue virgilienne avec d’autant plus de fidélité, qu’elle répondait parfaitement à leurs habitudes agricoles et pastorales.
Si le grand poète paysan du temps d’Auguste, l’homme timide, candide et rougissant, la vierge aux longs cheveux, si Virgile eût été maître de son sort et de sa langue, je crois qu’il n’aurait pas écrit dans la langue souveraine de Rome le chant où il a mis son cœur, les Animaux malades, du troisième livre des Géorgiques, il l’eût écrit dans la langue vaincue, celle des pauvres dépossédés par les proscriptions, celle des exilés, dans l’un des humbles dialectes qu’on parlait à Mantoue, aux Alpes, et plus tard au delà des Alpes, dans les lointaines colonies de Dacie.
Et pourquoi eût-il préféré ces langues de campagne? parce qu’elles ne sont pas entendues de l’homme seul, mais de toute la nature. Les Animaux malades auraient entendu le chant de Virgile et senti sa tendresse, dans le valaque ou l’italien.
Je veux dire l’italien comme il dut être alors. Car cette langue s’est urbanisée; elle est devenue langue de cité et de places publiques. L’italien de Dacie, l’italien exilé, est resté, lui, une langue des champs, pour ainsi dire, commune au pasteur et à son troupeau. Le Valaque, courbé de fatigue, le cœur plein de chagrins, les confie du matin au soir à ses camarades de labour, à ses grands bœufs mélancoliques, et il en est parfaitement compris. Que dis-je? la plus sauvage, la plus indocile créature, le buffle, l’œil perdu dans les poils, n’en est pas moins sensible, quand l’homme aux tresses noires l’admoneste, le nomme de son nom, fait appel à son émulation, à ses sentiments d’honneur et d’amitié.
Ce peuple, si cruellement traité par l’homme, a réfugié son cœur dans la nature. Il l’aime toute, et sans choisir. Tout ce qui vit autour de lui, lui est cher et sacré. Et ce n’est pas seulement l’hirondelle du toit, la cigogne fidèle; le serpent même est bien reçu; il devient aisément un hôte de la maison; on ne lui refuse pas le lait des vaches; il partage avec les enfants. En revanche, il les aime, il aime ses hôtes, les flatte, les remercie à sa manière.
Un de nos amis, s’arrêtant chez une paysanne de Transylvanie, la trouva toute en larmes. Elle venait de perdre son fils, âgé de trois ans. «Nous avions remarqué, dit-elle, que tous les jours l’enfant prenait le pain de son déjeuner et s’absentait une bonne heure. Un jour, je le suivis et je vis, dans un buisson, à côté de l’enfant, un grand serpent qui prenait sur ses genoux le pain qu’il avait apporté. Le lendemain, j’y conduis mon mari, qui, s’effrayant de voir ce serpent étranger, non domestique et malfaisant peut-être, le tue d’un coup de hache. L’enfant arrive, et voit son ami mort. Désespéré, il retourne au logis en pleurant, criant: Pouiu! (c’est un mot de tendresse qu’on donne à tout ce qu’on aime, mot à mot, cher petit oiseau). Pouiu! répétait-il sans cesse. Et rien ne put le consoler. Après cinq jours de larmes, il est mort en criant: Pouiu!»
Cette sensibilité facile, étendue à toute la nature, avec laquelle naît le Valaque, a donné à sa langue un charme tout particulier. Je ne crois pas qu’elle ait la splendeur et le retentissant de l’italienne. C’est bien sa sœur, mais une sœur attendrie par le malheur et la souffrance. Tout comme elle, peut-être encore plus, elle a une foule de jolis diminutifs, affectueux et caressants, amoureux, enfantins. Mais ce qu’elle a de plus, ce semble, c’est qu’une larme lui tremble dans la voix, et sa parole est un soupir.
La fleur charmante que nous nommons très prosaïquement le muguet, c’est lacrimiore en valaque, nom touchant et délicieux.
Dès l’ouverture du livre d’Alexandri, on est pris à la tête, au cœur, d’un étrange parfum, tout plein d’ivresse et de vertige.
On ne sait pourquoi, mais on pleure.
Mélancolie très douce, pourtant mélancolie légère... Le nuage n’est pas si épais, qu’un peu d’azur ne soit là-bas.
Voici un chant délicieux de Rosetti, universellement chanté dans les villes, qui a aussi ce caractère. Je le tire de la Transylvanie de De Gerando, où l’on trouvera aussi les vrais Valaques dans d’excellentes gravures.
Je ne crois pas qu’il y ait sur terre une langue plus propre à l’amour que cette langue rustique,—langue de forêts et de déserts, d’amour et d’amitié au fond des solitudes,—la langue qu’aux clairières des Karpathes une mère seule avec la biche, comme Geneviève de Brabant, parlerait à son nourrisson, au faon, son frère de lait.
Quand je me suis enquis de cette littérature, et que j’ai regardé quelle part y avait l’amour, j’ai vu que cette part n’était rien moins que le tout.
Et cela se comprend, la Roumanie, toute italienne, si loin de son berceau, isolée et murée entre je ne sais combien de grands États barbares, est entrée le moins qu’elle a pu en communication avec cette effroyable Babel; elle n’a parlé qu’à elle-même, à son cœur et de son cœur même.
Cette pauvre petite Italie solitaire, qui avait joué encore un grand rôle aux quinzième et seizième siècles, en battant vaillamment les Turcs, depuis, écrasée de toutes parts, semble alors ne vouloir plus rien voir, ni rien savoir, oublier tout, se cacher tout en soi. Le malheur de chaque jour étouffe tout sentiment public. En revanche, les sentiments privés, l’amour, l’amour de la famille, emplissent l’âme, la charment, la consolent. Elle n’a plus rien à dire au monde; elle ne parle qu’à l’objet aimé.
L’amour a été la profonde liberté de ce peuple. Il l’a conservé jeune à travers tant d’événements. Amour, nature, c’est tout. Rien de plus attendrissant. La vieille Europe savante n’a aucune défense contre le charme inattendu de cette jeune fleur, qui vient lui dire: «Oh! que tu as souffert! Oh! que tu es vieillie!... Moi, qui souffris bien plus, j’ai plié, j’ai cédé; et me voilà sans ride...»
Ce qui touche infiniment dans l’homme adolescent où la nature est tout encore, c’est le premier rayon, l’aube de la conscience lorsqu’elle vient à poindre. De même en cette jeune âme du peuple, rien ne m’a plus intéressé que les traditions, les chants où cet enfant qui semble ne savoir qu’aimer, cueillir les fleurs, soupirer et gémir, du fond des soupirs enfantins, tout à coup se réveille, parle une parole d’homme, et laisse échapper les oracles de la destinée.
Au premier rang de ces rares et attendrissantes révélations de lui-même, qui ont apparu à ce peuple (plus à son cœur qu’à son esprit), mettons le chant de Mariora Floriora, qui termine les Doinas de M. Alexandri, chant moderne de forme, mais fondé sur une tradition antique.
«Dites-nous-le, ce chant...» Je m’en garderai bien. Achetez les Doinas. Lisez-les dans la charmante traduction de Voïnesco. Au dernier chant, l’âme fond tout entière; langueur et pourtant vivacité, inexprimable morbidesse!... Ce chant se meurt d’amour... Et sous cette forme, vraie, sincère, de tendresse et de passion, un grand mystère national est transparent, une pensée profonde... Le mot de la sibylle sur ce peuple, d’une sibylle enfantine, amoureuse.
Il m’échappa, ce cri, ce vers du grand Rückert: «Bouche d’enfant! bouche d’enfant!... et plus sage que Salomon!...» (O Kindermund! Kindermund!...)
Tout le chant pourrait se traduire par ce mot: Elle mourut, de quoi? d’avoir aimé l’étranger.
Oui, cette sensibilité facile d’un peuple qui si longtemps a subi, enduré ses tyrans, c’est le mystère même de sa longue mort.
Tout cela caché, perdu, enfoui sous une immense ondée des plus charmantes fleurs, d’une forme si amoureuse et si naïve qu’on est tenté de croire que le grand poète n’a pas su un moment ce qu’il disait lui-même.
Comment vous dire ce qu’est cette Mariora Floriora? C’est la fée des montagnes moldaves, le doux génie de la contrée. Les fleurs, ses sœurs, les rivières, les montagnes, lui font une cour assidue, et travaillent toutes à la parer... Et cependant son petit cœur lui dit qu’il lui manque quelque chose encore.
Un beau cavalier descend des montagnes; son coursier sauvage porte au front une étoile d’argent. Le cavalier la prie d’amour, et le jeune cœur bat bien fort. Mais une rivale surgit, une souriante jeune fille, avec une belle chemise brodée aux épaules et des papillons d’or aux cheveux. Son sein est un jardin de fleurs, et parmi, se trouvent de petits bouquets de cerises et de fraises parfumées. Elle offre innocemment ces fruits... Et c’est la défaite de la Floriora, elle succombe à la jalousie. Elle arrête la main du cavalier qui allait prendre les fruits, et elle lui donne à la place «son propre jardin».
Ils sont heureux, ils disparaissent. La nuit complaisante survient. Les étoiles malicieuses cherchent en vain Floriora.
Au jour, elle fait venir un char, un coursier rapide, «si rapide que son ombre ne peut le suivre.» Assise avec son amant, elle glisse, brillante et triomphante, sur les longues plaines qui suivent les Karpathes.
«Mais quand les montagnes la virent assise à côté de l’étranger, elles desséchèrent les feuilles de leurs forêts, troublèrent le cristal de leurs sources, étouffèrent la voix de leurs oiseaux.
«Et lorsque les fleurs aperçurent leur jeune reine à côté de l’étranger, elles penchèrent tristement leurs fronts, elles se couvrirent de larmes, elles tremblèrent, comme avant l’orage, et dépérirent en un clin d’œil.». . . . . . . . . . . .
Dès lors Floriora devient languissante elle-même. Elle pleure. Elle écoute en vain son amant chanter ses doinas. Rien ne peut rassurer son cœur... Bientôt apparaît au ciel un noir orage: «Le voilà! s’écrie-t-elle, le voilà! le génie de mort qui va m’enlever... Dieu l’envoie... Depuis que je t’aime, les montagnes ont pleuré; les fleurs des plaines sont allées au ciel se plaindre de mon abandon.»
13. Ces mots sont littéralement italiens: sai quando versavi lagrime.
14. En italien: ti sringeva in braccia... ou plus correctement fra le braccia.
II
LE BORDER ET LE COMBAT DES RACES
Le grand combat des races et des langues est à la frontière transylvaine et moldo-valaque. C’est à cette contrée que nous pouvons rapporter, sans nul doute, les deux chants populaires qui suivent.
Le premier, et probablement le moins ancien, est une bravade, un de ces défis de bravoure comme on en trouve en toute lutte analogue, spécialement dans les ballades du Border anglo-écossais. Mais indépendamment de la lutte de races, il y a celle de l’autorité et du bandit. Le Hongrois Janoch, ancien brigand, avec sa table de pierre à lettres d’or, a bien l’air d’être l’homme de l’autorité, un magistrat militaire qui s’est mis en campagne contre le bandit moldave. Ce qui peint tout à fait la nation, c’est que celui-ci ne bat les Hongrois qu’après leur avoir joué un petit air de flûte. On croirait lire le Persan Kourouglou, si bien traduit par Mme Sand.
Quant à la Petite Brebis, c’est un chant du caractère le plus antique, une chose sainte et touchante à fendre le cœur. Rien de plus naïf et rien de plus grand. C’est là qu’on sent bien profondément ce dont nous parlions tout à l’heure, cette aimable fraternité de l’homme avec toute la création.
Il y a aussi, il faut le dire, et c’est malheureusement le trait national, une résignation trop facile. L’homme ne se dispute pas à la mort; il ne lui fait pas mauvaise mine; il accueille, il épouse aisément «cette reine, la fiancée du monde», et consomme, sans murmurer, le mariage. Hier sorti de la nature, il semble aujourd’hui trouver doux de rentrer déjà dans son sein.
La traduction qui suit est mot à mot, et d’une extrême littéralité:
Le reste n’a pu être retrouvé.
15. C’est-à-dire l’entrée de l’heureuse patrie moldave, sur la frontière de Transylvanie.
III
DE L’HISTOIRE DE LA ROUMANIE ET DE SA DESTINÉE
Un illustre Roumain écrivait à un ami Français ces remarquables paroles:
«Que de jours, de nuits sans sommeil, j’ai passés en lisant ces chants populaires où l’histoire de notre patrie est écrite pour nous, mais pleurant des larmes amères de ce que le monde est privé de sa plus belle page!... Je puis le dire sans modestie comme sans amour-propre, l’histoire de la Roumanie contient dix-huit siècles de miracles autant que de souffrances.
«Supposons un moment que la France ait vécu cinq siècles constamment au moment sublime de vos Fédérations, cinq siècles sur le champ de Jemmapes, et huit siècles sur Waterloo, et tout cela sans historien, de sorte que le monde ignore jusqu’à l’existence de votre patrie... Oh! ne faisons pas cette supposition, votre cœur en souffrirait trop.»
Je crois pourtant qu’un véritable historien, un pénétrant critique, recueillant de toutes parts dans les annales des peuples voisins les faits historiques de la Roumanie, pourra retrouver son passé et reconstituer son histoire.
Ce monument peut-être existe. On nous assure que l’éminent et à jamais regrettable Balcesco a laissé un grand ouvrage sur l’histoire de son pays.—Puisse-t-il paraître bientôt!
Il y a, dit-on, profité de plus d’un document inconnu, miraculeusement retrouvé.
En 1846, il eut le bonheur de découvrir, dans un monastère de Karpathes, un poème historique de grande valeur. Cantarea Roumaniâ, chant de la Roumanie.—C’était toute l’histoire en quelques pages, et tirée de l’âme du peuple.
Impossible de découvrir l’auteur et l’époque. Il croit que c’est un moine nourri dans la solitude de la Bible et des psaumes.—Car souvent il y a eu dans les monastères et les grottes des Karpathes des moines qui ont exprimé dans une poésie biblique les souffrances du peuple, et ont cherché à voir dans l’avenir. Le plus connu est le Père Spiridion. Les moines de basse classe et les prêtres roumains, tant dans les principautés que dans la Transylvanie, ne se sont jamais séparés du peuple, ni par le genre de vie ni par le cœur. De là vient uniquement leur influence sur le peuple.
Le caractère de l’écriture et certaines expressions lui font croire que ce poème a été composé dans une de ces années où il y eut un grand mouvement populaire, comme en 1830. Les révolutions françaises, polonaises, les mouvements de l’Italie, retentirent jusque dans les solitudes des Karpathes et ouvrirent le cœur de l’ermite, qui regarda sa patrie et sa vie gémissante sous la domination russe. Il repassa chacun des jours de l’ancien temps, et, écoutant les bruits du monde, il montra à sa patrie les signes de l’affranchissement.
On a trop oublié le rôle éminemment guerrier qu’a joué autrefois la Roumanie.
C’est-elle pourtant qui, avec la Hongrie et la Pologne, soutint l’atroce combat de cinq siècles entiers qui ferma l’Europe aux Tartares d’abord, puis aux Ottomans.
Le sauveur de la chrétienté, Jean Huniade, fut-il Hongrois ou Roumain? C’est une question controversée entre les deux peuples.
Je lis dans la brochure nouvelle de M. Armand Lévy cette page éloquente: «Quarante églises semées sur le sol moldave témoignent encore des quarante victoires d’Étienne-le-Grand sur les Turcs... Si l’Évangile en cette nation trouva son boulevard, et si des milliers de Roumains ont témoigné pour la foi à Nicopolis comme à Varna, au temps nouveau la Révolution chaque fois y trouva son écho: et quand, il y a près de soixante ans, elle nous demandait de la reconnaître comme république, et quand naguère elle se levait toute confiante dans les sympathies et les promesses de la France de Février. Et les martyrs n’ont pas manqué à la cause nationale depuis Cantacuzène, dépouillé et proscrit: Brazoiano et Balaceano mis à mort, les Vacaresco exilés en Chypre, tous victimes des Phanariotes; plus tard, l’hospodar Ghika, décapité pour avoir protesté contre la prise, de la Bukovine par l’Autriche, en 1777, et Vladimiresco, qui, en 1821, renversa les princes étrangers du Phanar, fut pris dans un piège de conférences, et assassiné de la main des aides de camp d’Ypsilanti; jusqu’aux Deux cents de Bucharest qui défendirent l’entrée de la cité, héros de la dernière heure; jusqu’aux libérateurs proscrits de 1848, témoins et reproches vivants de la patrie au milieu des nations étrangères.»
Ce peuple, malgré tant de misères, malgré l’écrasement où le tient la Russie, ressuscitera-t-il? Nous n’en faisons nul doute.
Pourquoi?
Il a ce qu’ont très peu de peuples, une idée simple et forte de son passé, de son avenir.
De son passé.—Il se croit Romain. Il porte l’aigle romaine. Il se sent parent de Trajan.
De son avenir.—Il ne flotte nullement sur l’idée de la Révolution. Ses apôtres de 1848, dans leur extrême péril, sous le pied du colosse déjà levé, n’ont pas eu, comme nous, le loisir de sophistiquer. Ils ont dit à leur peuple: «La Révolution, c’est la liberté et la terre, la possession de la terre.» Les seules propriétés nationales qui font le tiers du pays auraient suffi pour doter toute la population agricole (Balcesco, page 53).
Avec ce simple mot, si la France eût voulu leur vendre des armes (ce qu’elle refusa obstinément), ils levaient toute la population contre la Russie. Un petit peuple qui se lève tout entier est plus nombreux que la plus grande armée du monde.
La résistance héroïque des pompiers de Bucharest prouve assez ce que ce peuple eût pu faire. Les régiments valaques de la Transylvanie comptent parmi les meilleurs de l’empire d’Autriche.
Des deux partis qui divisaient la révolution, le parti turc s’est trompé, à coup sûr; l’expérience a bien prouvé que la Turquie et l’Angleterre ne pouvaient donner aucune protection.
Le parti qu’on nommait français, l’avenir le nommera le vrai parti roumain. Quoiqu’il espérât quelque appui de la France, c’est dans la Roumanie même qu’il mettait toute sa force, dans une révolution profonde, profondément fondée. Le paysan propriétaire eût fait des efforts incroyables. La Russie, très embarrassée, n’eût jamais passé en Hongrie.
Un grand poète, un philologue illustre, et qui, sous mille rapports, a bien mérité de son pays, M. Héliade, a eu le tort très grave de ne pas reconnaître franchement que son parti s’était trompé, le tort plus grave d’insinuer que ses adversaires (les meilleurs patriotes de l’Europe!) étaient des amis de la Russie qui la servaient par une fausse exagération! Les Rosetti, les Golesco, les Bratiano, agents russes!!!
Le jour s’est fait. On comprend aujourd’hui que non seulement ils ne se trompèrent pas dans l’intérêt de leur pays, mais que leur révolution radicale et territoriale, qui armait tout un peuple d’au moins trois cent mille combattants, eût doublé la guerre de Hongrie et recréé contre la barbarie la vieille barrière du Danube, qui garda si longtemps l’Europe.
Les grandes et nobles paroles des paysans que j’ai citées se trouvent dans la précieuse brochure de M. Balcesco.
Un heureux hasard me permet d’y ajouter la traduction suivante des procès-verbaux de deux séances de la commission mixte des propriétaires et des paysans. Jamais plus graves questions n’ont été discutées avec plus de simplicité et de grandeur.
PREMIÈRE SÉANCE.—10 AOUT 1848.
La séance du 10 août 1848 s’est ouverte à neuf heures sous la présidence de M. Jonesco (agronome distingué). Sur trente-quatre députés qui devaient composer la commission, vingt-deux étaient venus, dont quatorze paysans, et huit propriétaires. L’ordre du jour les appelait à discuter comment devaient se faire les semailles d’automne.
Le paysan Néagou (qui est en même temps prêtre) demande la parole; trois députés propriétaires la réclament aussi.
Néagou développe les plaintes des paysans. Il rappelle qu’en temps de calamités les propriétaires quittent le pays, tandis que les paysans restent pour tout souffrir et garder les propriétés; cela seul suffirait pour leur constituer un droit. Sans les paysans, la terre aurait-elle aucune valeur? Par eux, elle s’est améliorée et enrichie; par eux, elle a pu payer au propriétaire d’immenses revenus; à ce titre, les propriétaires restent les débiteurs des paysans.—Il propose, non seulement pour les semailles d’automne, mais comme base d’un arrangement définitif dans la question de la propriété, que le paysan laboure et sème, comme il l’entendra, en payant la dîme ou dixième au propriétaire.
M. Jonesco prétend que cette dîme serait un servage et pour le propriétaire et pour le paysan.
M. Linche se croit incompétent; la commission n’a rien à faire qu’à préparer à l’assemblée un projet sur la propriété. Jusque-là, il faut suivre l’ancienne loi, quoique mauvaise.
M. Céouchesco (propriétaire) appuie l’avis du paysan Néagou, en le limitant à la question des semailles d’automne.
M. Robesco (propriétaire) propose que le paysan laboure pour le propriétaire un pogon et demi (mesure roumaine), et tout le reste pour lui. Plus tard on fixera la valeur comparative de la terre du propriétaire et du travail du paysan.
Presque tous les députés paysans adoptent cette proposition.
(Adoption fort prudente, selon nous. L’arpentage d’une mesure de terre est chose simple et sans conteste. Mais l’appréciation du dixième du produit est chose fort délicate, susceptible de chicane, et qui eût fait encore intervenir l’autorité entre le propriétaire et le paysan.)
DEUXIÈME SÉANCE.—11 AOUT 1848.
A la fin de la première séance, le président avait lu l’ordre du jour de la deuxième.
Le paysan est-il libre de son travail?
Le paysan est-il libre sur la propriété?
Les assistants s’écrient que cela ne fait aucun doute.
Le président de la séance, M. Racovitza, dit qu’on ne peut discuter, attendu que tous les membres ne sont pas présents. On annonce que, dans un district, les propriétaires, ne reconnaissant point la Révolution, n’ont voulu ni s’assembler, ni élire un député. Le président se retire.
L’assemblée ne se sépare point. Elle reste dans un profond silence. M. Jonesco croit devoir passer outre, et dit:—Messieurs, il faut ouvrir la voie à la discussion, lui poser son principe: «La propriété est sacrée, parce qu’elle est le produit du travail. Le travail est sacré, par ce qu’il est la sueur du travailleur.» Ce principe est reconnu même par l’ancien Règlement, dont les lois, faites par les seuls boyards, sont restées inconnues aux paysans.
—Rien n’est plus vrai! s’écrient tous les députés paysans.
M. Jonesco: Le principe était bon, mais l’application fut mauvaise. En Moldavie, en Valachie, ce Règlement asservit le travail. Nous le détruisons.
Un Député paysan (se séparant de son parti): Sans doute, ces principes sont vrais... Mais, quant au Règlement, il n’a pas été réellement appliqué...
M. Linche: Remarquez bien cette parole!
M. Jonesco répond que le Règlement consacrait la propriété sans consacrer le travail. Il montre, d’autre part, ce que la propriété a de respectable en ce pays, la terre ayant été peuplée par colonisation, non par usurpation, par invasion, comme en Asie, en Servie, etc. Du reste, si l’on fait aujourd’hui un partage de la terre entre le propriétaire et le paysan, il serait absurde de dire qu’elle pourra être de nouveau partagée, etc. Il revient à l’ancien Règlement et l’attaque de nouveau, comme funeste aux travailleurs.
M. Linche: Je ne viens pas le défendre, Dieu m’en garde! Je ne viens pas examiner s’il a été bien ou mal appliqué. Je reconnais le droit que la nation a de se donner des lois. Je veux seulement prouver que la corvée n’était pas un servage, comme vient de le dire M. Jonesco. Le servage est l’état déplorable de celui qui n’est maître ni de lui ni de son travail, et ne peut avoir ni volonté ni propriété. Non, c’était comme une obligation de fermage; un intérêt du capital mis dans la terre et déterminé par la loi. L’application du principe a seule été mauvaise. M. Linche continue en défendant la propriété, comme fait; il ne croit pas avoir besoin, comme M. Jonesco, de dire que la terre a été autrefois achetée par ceux qui la possèdent. Radou Négrou (Rodolphe le Noir), premier prince du pays, a partagé la terre entre ses braves en récompense de leurs services militaires. D’eux sont sorties les familles héroïques des Busesco, des Calofiresco, etc., dont les propriétés nous sont venues par héritage. Je reconnais le droit qu’a la nation de faire ses lois, pourvu qu’elle les fonde sur les deux principes de la liberté du travail et de l’inviolabilité de la propriété.
Le paysan Néagou: On prétend que la corvée n’était pas un servage, que c’était comme une obligation de fermage, librement consentie! Quoi! vous me dites, par exemple: «Attelle tes bœufs, viens me conduire à Domnitsa.» Je pars, je vous conduis. Et là, au lieu d’apprécier la longueur du chemin, vous êtes quitte en me payant cinq piastres (environ trente-trois sous de France). Et il faut bien que je les reçoive. Où irais-je réclamer mon droit?... Voilà ce que vous appelez une chose de libre consentement!
Lipan (député paysan): Quel servage plus grand, messieurs? Jugez-en par ceci: ma femme accouche, personne que moi pour la soigner, elle et son enfant. Au troisième jour, arrive le gendarme, qui me fait marcher, me mène, à coups de fouet, travailler au champ (il y a dix ans, messieurs, et vous verriez encore les marques)... Là, on me fait travailler, sans me donner de nourriture, sans me permettre d’aller voir ma femme et mon enfant, ni de leur chercher à manger. Je me lamente, et ils me battent... Au temps des Turcs, le sabre frappait, tuait; il ne torturait pas comme le fouet... Nous n’en avions rien lu, de votre Règlement, et nous l’avons senti tout à coup sur le dos.
—Oh! oui, disent les députés paysans. Le Règlement a été un servage.
Lipan: Une autre fois, ma femme et moi nous sommes enlevés pour le fauchage, tenus là, avec l’homme armé derrière nous. Et nous avions laissé un enfant de trois mois, un enfant qui ne dit encore ni mère, ni père, à l’ardeur du soleil, avec des guêpes à la bouche, mangé des mouches et des cousins... Est-ce là un esclavage?... Du matin jusqu’au grand midi, ma femme n’a pas pu aller allaiter son enfant.
M. Linche: Je ne nie pas, monsieur, que le Règlement n’ait été sévère. Mais l’usage et l’application ont été pires encore... Oui, la propriété est sacrée, et le travail encore plus. Je regrette seulement que ceux qui devaient pacifier travaillent à irriter les plaies plus qu’à la pacification.
M. Lahovari (propriétaire): Oublions... car, dans ce passé, il y a eu bien des choses injustes, mais qui n’étaient pas illégales.
Le paysan Néagou: Oui, messieurs, oublions... il est bien reconnu que le travail est sacré... Oublions. Si messieurs les propriétaires veulent bien accorder quelque chose, la paix est entre nous.
—Oui! s’écrient tous les paysans.
Le président veut clore la séance. Quoique les députés paysans demandent qu’on leur donne le temps de réfléchir encore, on insiste. La séance est levée, la discussion remise au lendemain.