Légendes démocratiques du Nord
LES
MARTYRS DE LA RUSSIE
I
AUX OFFICIERS RUSSES
Messieurs,
Encore un sacrifice humain. Hier même (le 20 juillet), Varsovie saisie d’horreur a vu, sans cause ni prétexte, quatre prisonniers tout à coup tirés des cachots, jugés et condamnés par vos tribunaux militaires, écrasés sous le bâton.
Nul complot récent qui explique cet événement atroce. C’étaient d’anciens prisonniers politiques. Leurs familles croyaient que l’arrivée de l’empereur, la célébration prochaine du vingt-cinquième anniversaire de son avènement, pourraient leur valoir leur grâce. C’est la grâce qu’ils ont eue.
Est-ce bien vous, Messieurs, vous pleins de l’esprit de la France, nourris d’elle et de sa pensée, vous, Français bien plus que Russes, qui pouvez ordonner ces barbares, ces ignobles supplices?
Nous n’ignorons pas l’épouvantable terreur qui pèse sur vous. Une main de fer vous rive à ces affreux jugements et vous fait signer ces arrêts. Plus d’un briserait son épée, s’il ne risquait que de mourir.
Nous vous connaissons, nous savons que, quand vous êtes loin des regards, vous hasardez d’être humains. Je pourrais dire où et comment, mais je ne vous dénoncerai pas. Il est à croire qu’au 20 juillet vous avez réduit le nombre de victimes qu’on vous demandait. De trente-quatre qu’on vous fit juger, trente vivront: ils vont en Sibérie.
Quel était le crime de ces Polonais? Celui de penser exactement comme vous.
Qui plus que vous déteste, exècre le gouvernement barbare de ces Allemands bâtards qui écrasent la Russie? La plupart d’entre vous, messieurs, si on leur ouvrait le cœur, qu’y trouverait-on, sinon la révolution, la foi du 14 décembre, l’impérissable étincelle de Pestel et de Ryleïeff? Désolante fatalité, d’aller à travers l’Europe combattant ou condamnant les complices de vos pensées, les martyrs de votre foi, ceux dont vous enviez la mort!
Vous admiriez ces Hongrois que brisa en 1849 l’intervention russe. Les supplices qui suivirent, les outrages exécrables qu’ont subis des femmes héroïques vous les ressentez comme nous.
Vous admiriez ces héros de la Révolution polonaise qui, en 1837, du fond de la Sibérie, par un coup d’incroyable audace, entreprirent d’armer le désert; vous étiez plus morts qu’eux le jour où ils tombèrent sous le bâton, sous les coups de vos soldats en larmes et désespérés.
Quel poignard dut percer vos cœurs lorsqu’en 1847, du gibet, Wisniowski cria cette grande parole: «Aimez-vous et pardonnez.»
Ceux d’entre vous qui servaient en 1831 ont, auront toujours aux yeux et au cœur une désolante image, de quoi gémir à jamais et se réveiller dans leurs nuits. Ils se souviennent de Kronstadt, du solennel martyre de l’armée polonaise, dans ce port si fréquenté, sous les yeux indignés de tous les marins du monde. Plusieurs centaines de braves prisonniers de guerre, et par capitulation, refusèrent d’abjurer la patrie et de se faire Russes. Battus, guéris, rebattus quand leurs blessures se fermaient, ils persévérèrent, invincibles, jusqu’à ce que les charrettes les emportassent en lambeaux, chairs informes, hideuses, où rien ne rappelait plus l’homme.
Quels sont vos sentiments secrets dans ces terribles épreuves? Nous ne les ignorons pas.—Qu’il me soit permis de dire un fait:
Dans une guerre très récente, un de vos jeunes officiers, arrivant dans une ville du pays envahi, se trouva logé chez une grande dame qui, pleine de ressentiment contre les Russes et la Russie, le fit recevoir par ses gens et refusa de le voir. A grand’peine il réussit à pénétrer jusqu’à elle, et d’abord parla très haut. Elle, immuable, héroïque, répondit comme eût répondu la Patrie même à l’ennemi... Le cœur du jeune homme n’y tint pas, et, saisi d’admiration: «Madame, dit-il en se jetant à ses pieds et versant des larmes, nous sommes plus malheureux que vous;... et moi-même, que vous voyez, j’ai tous les miens en Sibérie.»
Ainsi donc, vous avancez, muets, pâles, l’arme au bras, pour exécuter malgré vous l’arrêt d’une fatalité ennemie. Vous avancez, tête basse, sans regarder derrière vous ni devant vous. Derrière est la Sibérie, peuplée de noblesse russe, le Caucase ou l’abattoir où l’on vous fait massacrer. Et vous n’en allez pas moins.—Derrière est la révolution, à laquelle vous sympathisez, la France et les idées françaises qui sont votre substance même. Et vous n’en allez pas moins.
Ayez pitié de vous-mêmes... Et que risquez-vous enfin, sinon de mourir?
Mais ne mourez-vous pas déjà? Cette vie, n’est-ce pas une mort?
Plusieurs, dans cette situation désolante, essayent de se tromper eux-mêmes. Ils s’efforcent d’être ambitieux pour la grandeur de la Russie.
Distinguons, messieurs, distinguons. Ce mot a deux sens bien divers, l’empire et la nation. Or, l’empire n’a pas fait un pas, je me charge de le prouver, qui n’ait été un pas aussi dans l’anéantissement de votre génie national, l’effacement de l’esprit slave qui était en vous. La seule bonne définition du terrible gouvernement que vous subissez, c’est: la mort de la Russie.
D’autres, sans chercher à se tromper, ferment les yeux, se livrent à la fatalité; ils s’asseoient en plein scepticisme, se posent sur l’abîme même: «Qui sait où est la raison? disent-ils. Nous sommes corrompus, c’est vrai. L’Occident ne l’est pas moins... Jouissons, et puis mourons.»
Oui, l’Occident est corrompu, mais dans les couches supérieures, les seules que vous connaissez, bien plus que dans celles d’en bas. La France a de plus cela, que, plus ou moins corrompue, elle garde toujours une puissante virtualité de régénération morale par la force des idées. La France vit de l’esprit, et elle y trouve d’inépuisables ravivements, des retours et des renaissances. Ses abattements sont grands. Le monde crie alors: «Elle est morte.» On le criait à Rosbach. Et c’est justement de là, qu’éveillée d’une faible étincelle, elle reprit force et chaleur, ranima ceux qui la croyaient éteinte, et, transfigurée par l’esprit, devint le soleil du monde.
Cette force de régénération, elle est dans l’idée, qui se renouvelle. Que serait-ce si un peuple qui perdrait son idée antique était sevré de toute autre, isolé, tenu hors des communications vitales, si l’on empêchait l’air d’arriver jusqu’à lui?
C’est le cas du peuple russe.
Sa vie était dans la commune, petite association patriarcale qui divise la terre à ses membres, et leur en répartit la culture alternative. Puissant lien entre les hommes. Maintenant l’homme est déraciné de la terre et de la commune. Possesseur jadis de cette terre, serf, depuis deux siècles attaché à elle, il se consolait en la croyant attachée à lui.—Voilà qu’il n’en est plus qu’une dépendance mobile, un meuble qu’on vend aux mines, aux fabriques.
Chose touchante, et qui arrache les larmes! Cette population vouée au servage avait fait un effort de cœur pour l’assimiler aux sentiments de la nature; le serf appelait le maître son père. Il était l’enfant du seigneur, et le seigneur fils du tzar. Tout ce monde était suspendu à l’idée de paternité. Là fut la foi russe et tout le cœur russe... Et vous l’avez brisé, ce cœur!
Livrant le serf à vos agents, qui le réduisent au désespoir, il vous a fallu appeler au secours contre ses révoltes la police impériale, solliciter son extension dans tout l’empire, faire venir dans chaque village l’homme pâle et malveillant qui menace le paysan et qui dénonce le maître. Jadis, très dépendants sans doute dans vos rapports avec le tzar, vous aviez du moins ce bonheur que ces rapports étaient rares; maîtres chez vous, dès que l’hiver rompait les communications, la tyrannie cessait pour vous. Huit mois par an, vous étiez rois. A l’automne, vous fermiez la porte, et nul ne venait vous troubler. Maintenant, partout sur vos terres, vous rencontrez l’homme sinistre, l’œil trouble et louche, par où le tzar vous voit de Saint-Pétersbourg.
Un de mes amis, se trouvant dans un palais russe, au centre de la Russie, loin des routes, assistait à un grand dîner que la dame de la maison donnait à la nombreuse noblesse du voisinage. La salle du banquet avait vue sur un grand parc, dont la principale allée aboutissait en face de la croisée du milieu et de la place que la dame occupait à table. Tout à coup elle se tait, devient immobile, ses yeux se fixent... puis voilà qu’elle pâlit; elle est livide, tremblante... Ses dents claquent... Elle est près de s’évanouir. Un personnage militaire entre dans la salle; c’était le général de la gendarmerie impériale qu’elle avait vu dans l’allée. Elle se croyait perdue. Il la rassure heureusement. Un accident survenu dans ses équipages l’avait arrêté, et il s’était détourné pour lui faire une visite.
Voilà comme vous vivez. Serrés entre deux terreurs, craignant d’en bas les révoltés, d’en haut l’écrasante idole qui chaque jour pèse davantage, vous vous réfugiez sous elle. Vous fuyez, où? malheureux! A l’autel sanglant de Moloch.
Ce qu’il dévore, ce dieu terrible, ce ne sont pas seulement des individus; ce sont les facultés, les puissances, les vitalités de la Russie.
De 1812 à 1825, vous essayâtes l’activité publique. La doucereuse paternité d’Alexandre se fit la confidente de votre philanthropie. Le coup du 14 décembre effraya, serra les cœurs, les refoula dans l’égoïsme. L’activité littéraire continua encore, au défaut de l’activité publique; même dans cette sphère innocente, l’âme russe fut poursuivie, la poésie tuée avec les poètes... Lermontoff? tué. Griboiédoff? tué. Pouchkine? tué. Et de quelle tragique mort[7]!
Peu après 1840, finit votre littérature. Grand silence. Vous ne parlez plus. Croyez-vous qu’on vous tienne quittes? Non, une carrière nouvelle de persécutions s’est ouverte, plus profonde, plus terrible. Ce despotisme, jusqu’ici extérieur, matériel, il veut pénétrer les âmes, et s’inquiète de la foi.
«Vous obéissez, c’est bien. Comme Pologne et comme Russie, vous êtes brisée, c’est bien... Il manque pourtant quelque chose, sans quoi je ne veux pas du reste; c’est que vous me reconnaissiez comme règle de la raison, comme arbitre de la foi, que vous honoriez en moi l’union des deux puissances hors desquelles il n’y a rien. Si toutes deux sont en moi, je suis complet, je suis Dieu.»
Ainsi dit Nabuchodonosor, il l’a fait proclamer par un de ses serfs (janvier 1850); il a déclaré que Rome était finie, l’Église latine réunie à l’Église grecque, seule catholique, universelle, que le tzar était le seul pontife du monde.
Le grand-duc Michel l’avait dit, il y a vingt ans, en visitant Saint-Pierre de Rome, au moment où le pape officiait: «Cela est beau, cela est grand; mais combien cela sera plus beau quand nous officierons ici!»
L’empereur a fait plus que de dire. Dès 1833, il a agi comme pape, par la persécution atroce des Uniates (des Grecs réunis aux Latins). La Pologne, écrasée politiquement, a fourni encore les victimes à cette terrible exécution religieuse.
Que reste-t-il au nouveau Dieu, sinon de sévir contre la Russie, contre les sectaires innombrables qui s’y cachent jusqu’ici sous la protection des seigneurs? Ces infortunés déjà fournissent, année moyenne, cinq cents condamnés à la Sibérie.
Ainsi va cette puissance de mort, brisant, dévorant. Si elle n’avait rien à mettre dans ses mâchoires meurtrières, elle se mangerait elle-même.—Vie politique? dévorée. Vie littéraire? dévorée. Elle en veut maintenant à la vie religieuse, en Russie et en Europe. Elle avance, gueule béante. Pourquoi la révolution lui est-elle intolérable? L’organe du tzar l’a dit avec beaucoup de franchise: parce que la révolution française est une religion.
La France ni la révolution ne sont point inquiètes et ne craignent rien.—Qui doit craindre?—Vous surtout, messieurs. La machine par laquelle cette puissance agit sur le monde, elle prend son point d’appui en vous, elle pèse sur vous et vous écrase. Elle ne fait rien au dehors, sans qu’elle ne le fasse au dedans.
Ce n’est pas un homme seulement, notez-le, c’est une machine. La mort d’un individu (quoique sa violence personnelle ajoute à la pression), sa mort, dis-je, ne suffira pas à relâcher la mécanique si prodigieusement tendue.
Qui peut la desserrer, messieurs? Vous, plus que personne. Le tzar même ne peut rien sans vous.
S’il a tendu la machine par la violence naturelle au pouvoir suprême, par l’emploi des étrangers, ignorants de l’esprit russe,—vous aussi vous l’avez tendue en aggravant le sort du serf, en rendant partout nécessaire, pour contenir les révoltés, l’intervention de la puissance impériale. Vous avez donné au trône du tzar ce poids nouveau, effroyable, sous lequel craque la Russie.
Votre situation est forte encore, votre puissance énorme pour le bien et pour le mal. Ce peuple, entre le tzar et vous, vous préférerait. Affranchi, il est livré à une pire servitude, celle des bureaucrates vendus, sans cœur ni honneur. Ce qu’il demande, c’est que, vous associant au véritable élément russe, la commune, vous la protégiez et contre le gouvernement et contre vos agents mêmes. La commune, sous votre abri, s’essayera à la liberté. Écoutez les anciens, les vieillards, respectez les coutumes; faites taire votre intendant devant le starost et les patriarches du lieu. Écartez les gens d’affaires. Rendez les redevances modérées, raisonnables; que l’obrok (redevance fixe), malheureusement moins répandu de nos jours dans la Grande-Russie, devienne universel, remplace les corvées variables, et soit librement consenti.
Le gouvernement local étant ainsi desserré, le gouvernement central sera pour vous un protecteur moins nécessaire. Il vous sentira fort de l’amour des vôtres, et il vous ménagera. Tout ira s’adoucissant par un mouvement gradué, comme sont ceux de la nature.
La Russie, pour sa grandeur, n’a pas besoin de rester un monde dénaturé.
«Revenez à la nature.»
Quand une fois on en sort, une énormité rend nécessaire, indispensable, telle autre, non moins monstrueuse.
Pour ne donner qu’un exemple, votre cancer, la Pologne, demande le Caucase pour écoulement. Et le cancer du Caucase demande sans cesse le sang russe, le sang polonais.
«Revenez à la nature.»
Détendez la rigueur atroce de votre police en la rendant inutile. Elle le sera si le serf vous bénit.
Détendez la rigueur barbare de votre institution militaire. La forme y a détruit le fonds. Elle n’en serait que plus guerrière, si elle n’était tombée sous la pédantesque brutalité de la discipline allemande.
La Russie est conquérante, elle doit l’être, selon la nature, et sa conquête est au Midi.
Consultez le moindre Russe; il n’y en a pas un qui se soucie de l’Ouest. Ce qu’il rêve, c’est le soleil. C’est un peuple méridional de race et d’esprit, qui se trouve malheureusement exilé au Nord. Laissez-le, ce peuple grelottant, venir se chauffer au Midi, descendre aux féconds steppes qui, bien cultivés un jour, vaudront mieux que la Pologne et seront une Italie. La vraie pente de la Russie est vers la mer Noire. Les hommes, comme les fleuves, y descendent d’eux-mêmes; et toutes les fois qu’ils se rapprochent de ce paradis de Crimée, ils croient retrouver la patrie.
Revenant à votre mission légitime et naturelle, la conquête du désert méridional, vous terminerez sans regret une lutte dénaturée. Vous ferez réparation à votre sœur, la Pologne. Vous l’aiderez à se dégager de l’Allemagne, et la referez de vos mains. Elle vous réconciliera avec Dieu et avec l’Europe, et vous rentrerez bénis dans la fraternité humaine.
7. Voy. Des Idées révolutionnaires en Russie, par Iscander, 1851.—J’ai déjà signalé à l’attention ce livre héroïque d’un grand patriote russe.
II
Un libre penseur de la Frise, officier sorti de la garde russe, qui nous a donné un livre piquant sur la tyrannie militaire qu’il avait vue et subie, M. Harro-Harring, a pris cette épigraphe: Aussi (je l’ai osé), 1832.
Peu d’années auparavant, un Allemand, le lieutenant Mœrtens, sorti aussi du service russe, auteur d’un petit volume sur les affaires étrangères de la Russie, s’était retiré à Dresde. Qui ne l’eût cru en sûreté au milieu de cette capitale, sous les yeux de l’Allemagne? Il a disparu, cependant, sans laisser trace, et personne n’a pu dire ce qu’il était devenu (1829).
On accuse le gouvernement russe, et il n’en est pas fâché: il spécule sur la terreur.
Au moment où l’on apprit la révolution de Juillet, deux ingénieurs français, très connus, très distingués, MM. L... et Cl..., étaient dans un salon de Moscou. Le premier se tut; le second parla, loua la révolution. Arrêté le même soir, il partait pour la Sibérie, si notre ambassadeur n’eût été averti à temps et ne l’eût vivement réclamé.
Nul passeport ne doit rassurer l’étranger. Kotzebue avait un passeport prussien fort en règle lorsqu’il fut enlevé à Saint-Pétersbourg et mené d’une traite tout droit à Tobolsk. On avait voulu lui faire peur, et l’événement prouva qu’on avait parfaitement réussi. Il se convertit sans réserve, devint sincèrement bon Russe; si bien que l’empereur, charmé de lui au retour, le fit directeur des théâtres de la capitale. On sait que depuis cette époque sa plume, vendue à la Russie, trahit, calomnia l’Allemagne.
Notre ami, M. Pernet, directeur de la Revue indépendante, avait aussi un passeport lorsqu’il fut traîtreusement arrêté. On le laissa librement voyager jusqu’à Moscou. Là, loin des yeux de l’Europe, loin de l’ambassade française, on le saisit sans prétexte. Aucun des Russes qu’il connaît n’ose réclamer pour lui. On le jette dans un bas cachot, au niveau du fond des fossés, de sorte qu’à travers ses grilles il eût toute la journée la vue et le bruit désolant des barbares exécutions que l’on y faisait. On lui amenait là, sous les yeux, des serfs, que l’obligeante police impériale se charge de bâtonner pour leurs maîtres. Ces cris, ces plaintes douloureuses, ces coups de bâton sonnant sur les os, les furieuses clameurs des bourreaux enragés à leur office, tout cela lui composait un spectacle d’enfer qui lui brisait le cœur, absorbait horriblement ses yeux, ses oreilles, et peu à peu son cerveau. Attaché à cette grille sans pouvoir s’en séparer, en deux jours il se sentait déjà devenir comme hébété; sa pensée lui échappait... Mais que fut-ce donc encore quand on amena, demi-nues, deux jeunes filles de vingt ans, que leur maîtresse, une mégère, faisait cruellement flageller? C’étaient deux pauvres ouvrières en modes qui, ne se croyant pas serves, avaient reçu leurs amants en l’absence de la maîtresse. Elle les fit déchirer de verges. Elles criaient grâce et se tordaient... A voir ces corps de femmes en sang et les nerfs à nu, notre compatriote était près de défaillir. Enfin, on ne s’arrêta que quand une des jeunes filles tomba et qu’on vit qu’elle allait mourir... Pernet se mourait lui-même.
Tout ceci, était-ce un hasard? Il faut ne pas connaître la Russie pour le croire. On voulait briser le Français, lui donner une forte et durable impression de terreur. L’étranger, en effet, a sujet de réfléchir quand il voit que du libre au serf la distance est si petite, que le moindre homme de police arrête le libre et le fait battre. Ces modistes n’étaient point serves; elles étaient probablement Françaises; les modistes le sont toutes.
Deux Allemands, sortant de Russie et mettant le pied sur un bâtiment anglais, se jettent dans les bras l’un de l’autre: «Ah! mon ami! s’écrie l’un d’eux, nous pouvons donc respirer!»
Je ne sais si tous ceux qui partent de Russie peuvent ainsi se féliciter. La plupart y laissent une partie considérable d’eux-mêmes. Ceux qui y ont vécu quelque temps n’en parlent guère qu’avec beaucoup de prudence, soit qu’ils gardent un reste de terreur qui ne les quitte jamais, soit qu’ils se soient assimilés à cet étrange pays, russifiés pour ainsi dire. Ils ne nient point ce qu’il y a en Russie d’odieux ou de dénaturé: ils l’avouent, mais sans le blâmer. Ainsi, leur sens moral, affaibli et énervé, n’est plus celui des autres hommes. Ils sont devenus incapables d’un jugement ferme et sérieux.
La Russie, outre ses terreurs, a une puissance d’énervation considérable. Cette vie d’étuves et de bains chauds, ces maisons chauffées nuit et jour, les molles habitudes des pays d’esclaves, tout relâche la fibre morale. Le cœur, blessé d’abord des côtés barbares de l’esclavage, apprend à se taire; les côtés sensuels prévalent. Tel qui fut révolté d’abord excuse ensuite, et finit en lui-même par trouver cela très doux.
Un écrivain qui a passé vingt ans en Russie décrit le saisissement qu’il eut au premier jour où il entendit battre des femmes. Leurs voix navrantes et déchirantes arrivaient à son oreille avec toute espèce de plaintes enfantines, d’une naïveté douloureuse, tous les mots caressants par lesquels la victime espère adoucir le bourreau. La fille: «Grâce! pitié! pas aujourd’hui! je suis malade! épargnez-moi!»—La femme: «Grâce! je suis enceinte!... Ah! mon ami! doucement!... Vous allez tuer deux personnes!» Enfin, tout ce que la douleur et la peur peuvent inspirer de touchant. Il fondit en larmes. La princesse, maîtresse de la maison, qui le surprit dans cet état et qui ne pouvait le comprendre, lui dit: «Ce qui vous trouble tant, c’est vous qui en êtes la cause. Vous avez dit aimer les fraises; j’ai envoyé ces filles au bois, et elles se sont oubliées à danser dans le village.» C’était par bonté, par suite d’une attention pour l’étranger, qu’elle faisait fustiger ses quatre-vingts domestiques.
Les femmes sont, en Russie, beaucoup plus nombreuses que les hommes; l’armée fait une horrible consommation de ceux-ci. Elles travaillent peu aux champs, peu à la maison. Une domesticité oisive, avilie, est le lot d’une infinité de femmes. Une dame russe me disait: «Sur une petite terre de cent cinquante paysans, que je ne visite jamais, j’ai quarante femmes de chambre qui ne font exactement rien.» Elles sont comptées pour si peu, que les banques n’avancent d’argent que pour des serfs mâles; les femelles sont par-dessus le marché.
L’avilissement des femmes, toujours à discrétion, est une des choses qui mettent très bas la Russie. La famille russe est moins garantie que celle du nègre. Du maître aux serves, la couleur est la même, et les mélanges se font sans qu’une nuance accusatrice révèle la vraie paternité. De là, des effets hideux qu’on voit beaucoup moins dans nos colonies. Le maître fait servir ses frères, abuse de ses sœurs, souvent de ses filles. Et quand nous disons le maître, il faut entendre par là moins le seigneur que le vrai maître, l’intendant, l’agent brutal qui, dans une terre éloignée, sans contrôle ni surveillance, sans respect humain, violente à son plaisir cette population infortunée.
Quoi qu’on se plaise à dire sur l’insensibilité des serfs, nous n’en croyons pas moins que cette profanation continuelle de la famille est l’un des martyres de l’âme russe. Nul homme n’est si dégradé qu’il ne souffre de doute amer, ne sachant pas si les enfants qu’il embrasse sont à lui. Il n’y a nulle race, nul pays, d’ailleurs, où la paternité soit plus tendre. Sous l’outrage ils baissent la tête. Mais comment s’en étonner? les révoltes sont isolées, sans espoir d’affranchissement; ils n’en viennent là qu’en acceptant la certitude de mourir sous le bâton. L’homme naît prisonnier en Russie, captif par la nature même avant de l’être par l’homme. Les villages, à grandes distances, communiquent peu, séparés par les forêts, les marais, et la plus grande partie de l’année, par d’infranchissables fondrières. Là ils sont nés, là ils meurent sous la main de fer du destin. Mais ils n’en ont pas moins un cœur, et ce cœur est d’autant plus attendri pour la famille, que tout le reste est si dur! et le pouvoir, et le ciel.
On frémit de songer avec quelle facilité barbare on brise ces chers liens. Ce qui nous semble révolter le plus la nature, les enlèvements d’enfants, sont ordinaires en Russie. Personne ne s’en étonne. L’empereur en donne l’exemple. Il a pratiqué et pratique d’épouvantables razzias d’enfants. Après la révolution, c’étaient des enfants polonais qu’on enlevait sous prétexte de les élever dans le rite grec. Les mères poursuivaient les voitures et se faisaient écraser aux pieds des chevaux. Plus tard, et aujourd’hui encore, il enlève les enfants des juifs à six ans, pour les préparer, dit-on, à la vie militaire. Les pauvres petits durement menés, qui, pour bonnes et nourrices, n’ont que les Cosaques, meurent tout le long du chemin. N’importe, les conducteurs n’en amènent pas moins le nombre indiqué; ils suppléent les morts en volant les enfants des paysans russes.
Les seigneurs prennent les enfants, non seulement pour le plaisir, mais parfois par spéculation. Citons celui qui, dans ses terres, formait des petits danseurs qu’il exposait aux théâtres de Moscou et qu’il vendait à grand prix aux seigneurs qui font jouer l’opéra dans leurs châteaux.
Ces enfants, transportés ainsi dans un autre monde, recevant une éducation distinguée, meilleure parfois que celle de leur maître, sont les plus malheureux de tous. Ils restent serfs; un caprice brutal peut à chaque instant les faire retomber dans la plus dure abjection du servage. Un jeune serf que son maître avait envoyé en Italie et qui était devenu un excellent violon, souffrit tant à son retour, que, de désespoir, il maudit son art et se coupa un doigt pour se rendre incapable de tenir son instrument. Une scène encore plus tragique fut donnée par la barbarie de la maîtresse du cruel Arascheïeff, le favori d’Alexandre. Cette femme, non moins barbare, avait élevé, comme demoiselle de compagnie, une fille distinguée et charmante. Un jour, dans je ne sais quel accès de fureur, elle la fait saisir et fouetter. La sœur de la victime (qu’on dise encore que les serfs sont insensibles) poignarda la grande dame. Toute la maison passa par des tortures effroyables et fut envoyée en Sibérie.
Un petit nombre de faits tragiques éclatent ainsi et saisissent l’attention. La plupart sont étouffés. Il est impossible de savoir tout ce que cette sombre Russie, ce vaste empire du silence, contient de douleur. Nous savons quelques catastrophes. Nous ignorons ce qui serait plus important, plus instructif, la série des souffrances par lesquelles passe le serf, l’ensemble d’une destinée.
J’ai eu le rare avantage de connaître la vie complète d’une serve très intéressante et très vertueuse, qui, enlevée cruellement à sa famille, par le caprice d’une grande dame, puis abandonnée par elle, a été ici domestique de dames respectables qui m’honorent de leur amitié. Cette pure et sainte personne ne lit guère, je crois; si pourtant le hasard voulait que ces lignes tombassent sous ses yeux, qu’elle m’excuse de révéler, avec la barbarie de son pays, le mystère de son âme infiniment douce, sans fiel ni souvenir du mal, tendre et respectueuse pour ceux qui l’ont fait souffrir.
III
HISTOIRE DE CATYA, SERVE RUSSE
Je n’ai pas besoin de dire que, dans cette histoire, très simple en elle-même, j’ai soigneusement évité le moindre ornement d’imagination. Il n’est aucune circonstance que je n’aie connue par moi-même, ou par des personnes très sûres; leur nom seul, que je donnerai, sera pour le public la meilleure des garanties.
Tout le monde a vu Catya, sans la connaître, dans les tableaux où elle a servi de modèle. M. Paulin Guérin a placé sa belle tête dans plusieurs tableaux d’histoire. Le charmant peintre de femmes, M. Belloc, l’a peinte en sainte Cécile pour un curé de Paris, et a saisi parfaitement la douceur de son regard.
Sa précoce beauté la perdit. Elle était dans sa famille, au fond de la Russie, fort au delà de Moscou. C’était une famille serve, mais de gens aisés: son grand-père, qui l’aimait infiniment, faisait le commerce de fourrures. L’enfant, âgée de quatre ans, jouait sur le bord du lac, tout près de la route, lorsque des voitures passèrent, les voitures d’une grande dame, la femme du gouverneur de..., qui voyageait avec ses enfants et toute sa maison. Elle remarqua la gentillesse de Catya, et comme ses enfants étaient à peu près du même âge, elle eut la fantaisie de l’avoir et de la leur donner pour jouet. Sans autre cérémonie, sans consulter la famille, ni le maître à qui elle appartenait, elle la prit comme un chat qu’on trouverait sur la route; elle la mit dans sa voiture et poursuivit son chemin.
La famille, fort inquiète, apprit enfin l’événement. La dame s’était arrêtée dans une ville voisine. Le pauvre grand-père en larmes y court, offre une rançon, sa fortune entière, si l’on veut, pour qu’on lui rende son enfant. Il fut rudement repoussé, et battu peut-être. La dame lui rit au nez et partit, emmenant sa proie.
On sait quel est le sort des enfants des classes inférieures qu’on élève avec ceux des grands. Ceux-ci, gâtés et flattés dans leurs caprices égoïstes, font, de ces jouets vivants, de pauvres souffre-douleurs. Si les parents, d’autre part, ont quelque exemple à faire, une leçon sévère à donner, ils la donnent de préférence sur le dos du petit étranger. On sait l’histoire du jeune prince auquel on avait donné un page pour camarade; il était de règle que, si le prince manquait, le page serait fouetté.
A mesure qu’elle grandit, sa maîtresse l’employa à son service personnel comme une petite femme de chambre. Son sort semblait devoir s’améliorer. Ce fut le contraire. Ces dames, maîtresses d’esclaves, sont elles-mêmes de grands enfants, aussi fantasques que les petits, plus violents et plus tyranniques. Catya, déjà grandelette, jolie fille d’environ dix ans, commençait à être remarquée des hommes, qui ne manquaient pas sans doute d’en faire compliment à sa maîtresse. Celle-ci l’aimait d’autant moins. Elle ne perdait pas une occasion de la traiter durement. Si, par exemple, elle était un peu longue à chausser madame, celle-ci, d’un coup de pied, la jetait face contre terre.
Elle couchait, comme un chien, sur une natte à la porte. Malheur à elle quand, la nuit, on l’y entendait pleurer. Quoique enlevée de si bonne heure, elle avait emporté une trop vive image de la maison paternelle, du village, des forêts, du lac, de ses petits camarades, de ce bon temps de douceur et de liberté, des caresses du pauvre grand-père, dans les bras duquel elle s’était si souvent endormie! Ce souvenir l’a suivie toujours, aussi présent que jamais au bout de quarante années. Passé lointain et obscur, mais si doux! il a été pour elle toute la réalité de ce monde, et le reste de la vie un songe qu’elle a tristement traversé.
Elle avait à peu près douze ans lorsque sa maîtresse vint en France et l’y amena, en 1815. La dame, venue avec son mari, le laissa retourner avec l’armée russe et resta ici. Retenue par quelque caprice de passion ou de religion, dominée peut-être par quelque convertisseur (comme plus d’une dame russe au temps d’Alexandre), elle s’obstina de rester à Paris et ne voulut plus entendre parler de la Russie. Son mari, las d’écrire en vain, de prier et d’ordonner, cessa de lui rien envoyer, imaginant sans doute la ramener par la famine. Mais elle persévéra, s’établit dans un couvent de Paris pour une pension minime, renvoya tous ses domestiques. La petite Catya ne fut point exceptée. Sa maîtresse la chassa durement et brusquement, tout comme elle l’avait prise. Elle l’envoya perdre, à la lettre. Des environs du Panthéon, où la maîtresse demeurait, elle fut conduite au Marais, rue du Chaume, à la nuit tombante, et laissée sous une porte.
Il faisait déjà obscur, il pleuvait. Une dame qui passe entend pleurer un enfant, approche. Grande est sa surprise de voir cette fille, déjà grande et belle comme un ange, qui ne sait que pleurer et ne parle pas. A peine savait-elle deux mots de français. Dieu avait eu pitié d’elle. La dame était Mme Leroy, sœur de M. Belloc. La voilà, fort attendrie, qui prend Catya avec elle, s’indigne de la dureté, de la barbare indélicatesse qui peut abandonner aux hasards de la nuit d’une grande ville, une infortunée de cet âge, qu’expose encore plus sa beauté. Elle la prend chez elle, en a soin, l’élève, lui apprend notre langue, la gouverne avec une douceur qu’elle n’avait jamais rencontrée depuis la maison paternelle.
Mme Leroy, quittant Paris plus tard, la remit aux mains les plus chères, à celles de deux dames entre toutes aimées, honorées, vénérées. Pourquoi ne les nommerais-je pas et ne rappellerais-je pas ici un de mes meilleurs souvenirs, celui d’une si aimable et sainte maison? Ces dames étaient l’énergique, la spirituelle Mme de Montgolfier, alors octogénaire, femme de l’inventeur des ballons, et sa très digne fille, grand écrivain, qui n’a écrit que pour le bien, non pour le bruit, et n’a signé presque jamais. Qu’on pense si celle-ci, d’un cœur si chaleureux, si tendre, fut bonne pour Catya. La jeune fille avait grand besoin de ménagement, et aurait eu besoin d’être servie elle-même. Elle avait beaucoup grandi et était très faible. Le moindre poids à soulever, un escalier à monter la mettait hors d’haleine. On supposait qu’elle pouvait avoir un anévrisme au cœur.
Tombée en si bonnes mains, et comme l’enfant de ces dames, leur bijou, il n’était pourtant pas difficile de voir que ses souvenirs de famille la suivaient toujours, que rien ne les lui ôterait, qu’elle était toujours en Russie, toujours au bord du lac natal où on l’avait enlevée. A peine, en réalité, était-elle sortie de sa patrie. Son esprit s’était médiocrement étendu (quoiqu’elle parlât le français avec une remarquable élégance); son cœur s’était développé, et trop sans doute, mais uniquement au profit des souvenirs d’enfance. Ils ne lui revenaient point qu’elle ne se mît à pleurer.
Ces dames, la bonté même, de concert avec leur amie, Mme Belloc, résolurent de faire toutes les démarches pour lui faire retrouver sa famille. Elles trouvèrent de l’obligeance dans l’ambassade russe, mais on ne put rien découvrir. Les indications que Catya pouvait donner étaient vagues et confuses.
C’était vers 1823. Je la vis alors une fois chez ces dames. C’est la seule fois que je l’ai vue. Je me rappelle très bien l’impression qu’éprouvèrent les étrangers qui étaient au salon quand elle y entra. Il y eut d’abord un mouvement d’admiration, bientôt contenu, puis une sorte d’attendrissement. Elle était fort grande, visiblement faible; de ses jeunes bras, élégants, mais un peu grêles pour une fille de vingt ans, elle portait, un peu penchée en avant, un plateau chargé de tasses de thé. Elle semblait plier sous ce léger poids, comme un peuplier au souffle du vent. Elle souriait de sa faiblesse et semblait s’en excuser.
On était tenté de s’excuser d’être servi par elle. Son élégance, son langage, sa beauté, plus remarquable par les lignes que par la fraîcheur, donnait justement l’idée d’une princesse russe qui se serait déguisée. Mais la pureté de ses yeux, avec leur caractère de bonté et de tendresse, était d’un charme tout autre et qu’on ne rencontre guère dans les classes aristocratiques.
Cette expression de bonté, de douceur, de docilité, n’encourageait que trop les hardiesses impertinentes, et c’était pour la pauvre fille un embarras continuel. Les hommes jeunes et légers, les heureux du monde, contristaient de leurs poursuites indiscrètes ce cœur si brisé. Elle était tendre, mais d’âme pure (sans en avoir le mérite), froide comme les glaces du pôle. Sous ce rapport, il semblait qu’elle fût restée à l’âge où on l’avait enlevée.
Elle aimait à être seule. D’elle-même, et sans influence ecclésiastique, elle allait beaucoup à l’église. Elle serait devenue très mystique si elle eût eu un peu plus de culture. Ce fut très probablement pour avoir plus de solitude, de libre rêverie, et la prière à ses heures, qu’elle quitta le service, voulut avoir sa chambre et se mit à coudre. Situation difficile à Paris, où les femmes gagnent si peu. De temps à autre, manquant d’ouvrage, elle rentrait en service. Mais, dès qu’elle le pouvait, elle retournait à son désert, qui, sur les toits de Paris, lui permettait de rêver toujours au désert natal et à sa famille.
Ses protectrices, qui ne l’ont jamais perdue de vue, lui ont conseillé souvent de se marier. Les prétendants ne manquaient pas. Elle a ajourné toujours, soit que, comme les cœurs mélancoliques, elle craigne de se consoler, soit que les hommes honnêtes et bons, mais un peu rudes peut-être, qui auraient recherché sa main, aient effarouché sa délicatesse et peu répondu à ses vagues instincts de poésie. Bien ou mal mise, elle a toujours l’air d’une dame et d’une grande dame, pleine de noblesse et de douceur. Rien de fier, rien de servile. Une seule chose rappelle son passé, c’est qu’en visitant ces dames, qu’elle aime beaucoup, elle leur baise humblement les mains à l’orientale.
L’âge vient. La belle Catya doit avoir environ quarante-sept ans. Elle s’est mise en dernier lieu dans la société d’une vénérable personne qui, à quatre-vingts ans, vit encore de son travail. Mme Paul, pauvre ouvrière, qui de plus a le malheur d’être contrefaite et naine, partage son logement avec elle. Je ne sais comment elles font, mais, dans leur grande pauvreté, elles trouvent encore moyen de faire du bien à leurs pauvres voisines.
Le cœur de Catya fut mis, il y a peu d’années, à une remarquable épreuve. Elle rencontra dans la rue une dame âgée qu’elle crut reconnaître, mais mal mise, traînant un vieux châle, un vieux chapeau. Étrange renversement des choses! c’était son ancienne maîtresse, devenue plus pauvre qu’elle. Catya approche, la salue, lui baise la main; l’autre, étonnée et confuse, laisse échapper d’une âme trop pleine quelques mots de son malheur, de son extrême misère. «Ah! madame, s’écria-t-elle, se refaisant serve par l’excès de son bon cœur, vous êtes toujours ma maîtresse, et ce que j’ai est à vous.» Ce jour même, elle sortait de service et se trouvait en argent. Elle courut à son grenier, qui était tout proche, et, revenant vite, remit ses épargnes entre les mains de la dame, qui ne sut que fondre en larmes.
Nos lecteurs s’étonneront que, dans un ouvrage si court, où nous n’énumérons les souffrances de la Russie que pour arriver aux martyres qui en sont le couronnement, nous nous soyons arrêté si longtemps sur la vie de cette fille.
Nous répondons que la connaissance complète d’une seule destinée nous a plus initié au mystère de l’âme russe qu’aucun récit, aucun livre, aucune communication.
La Russie est un supplice, cela n’est que trop visible. Maintenant, jusqu’où l’âme russe en est-elle atteinte? c’est là une vraie question. Ces infortunés opposent aux coups, aux outrages, une apparente insensibilité. On sait très rarement leur langue. Et, la sût-on, dans leur défiance si légitime pour les classes qui les tyrannisent, ils se garderaient bien de livrer leur cœur. Leur existence est si incertaine, leurs plus chers liens si peu garantis, qu’ils craignent horriblement de déplaire, et quiconque les visite leur trouve le sourire sur les lèvres. Ils ont peur de paraître malheureux, et demandent presque pardon du mal qu’on leur fait. Comment saisirai-je le vrai sens, l’idée secrète d’un monde sans voix? A peine en devinerai-je quelque chose dans les mélodies profondément tristes que cet homme, qui semblait gai, fait entendre quand il est seul, quand il laboure, quand, le matin, il s’enfonce aux grandes forêts.
Catya fut pour moi l’intuition d’un monde. Sa simple vue et son histoire m’expliquèrent mille choses que j’avais lues sans les comprendre.
En l’apercevant une fois, et cette fois fut la seule, un seul mot m’échappa: Cœur brisé.
C’est le vrai nom de l’âme russe.
Nous ne généralisons pas ici à la légère. Nous avons bien des fois étudié la question.
Il n’est guère d’années où nous n’y ayons donné une attention nouvelle. Et depuis plus de vingt-cinq ans qu’elle nous apparut ainsi, cette solution, qui a subi en nous bien des épreuves variées, elle nous apparaît la même.
Nous sentîmes, ce jour, la Russie, le vrai fonds moral de ce peuple, un tel brisement du cœur que nul ne peut s’y comparer.
L’âme polonaise est malheureuse, et elle n’est pas brisée; au contraire, elle est ravivée du sentiment de son martyre.
Les servitudes orientales ne donnent non plus aucune idée de ce brisement. Rien de plus absurde que de rapprocher, comme on fait, la Russie de l’Orient. Les pays d’Asie, même les plus tyranniquement gouvernés, y participent bien plus des libertés de la nature.
L’Asie est généralement détendue et vague, même en ce qu’elle a de barbare; la Russie, tendue jusqu’à rompre, est savamment, cruellement organisée pour la douleur.
Ce qu’elle a d’atroce est ceci que, la seule chose à quoi tienne le Russe, l’unique idée qu’il ait en tête, l’unique amour qu’il ait au cœur,—tout semble combiné pour le briser à chaque instant.
Chose unique, nous le répétons, hors laquelle l’âme russe est un vide, un blanc absolu où les meilleurs yeux ne sauraient rien lire.
Quelle chose? est-ce l’idée politique, l’État? Nullement.
L’État n’est pas pour le Russe; il ne connaît que la commune, ou, s’il entrevoit l’État, c’est comme un rêve lointain, poétique.
La religion est tout extérieure pour lui; il est dévot à telle image, en y rattachant peu d’idées, nul dogme précis. Rien de plus bizarre que les sens divers qu’il donne au christianisme; il l’ignore parfaitement.
La propriété, cette idée si chère aux Occidentaux et qui les occupe tant, est nulle dans l’idée du Russe. Faites-le propriétaire, il retourne immédiatement à son communisme.
L’idée russe, la seule idée russe est le seul sentiment russe, c’est la famille, rien de plus.
Tout le reste, la commune même, vaut pour lui, comme famille, ce que la cruelle politique a surajouté à sa primitive existence. Le maître et le maître des maîtres, il ne les a compris qu’au point de vue de la famille, traduisant ces mots par d’autres si doux, le petit père, le père des pères, etc.
Le paradis de l’âme russe, c’est cette étuve, où, huit mois durant, tissant un habit grossier, s’amusant à charpenter pour le besoin de la famille, il vit sous son énorme poêle, pendant que l’aigre vent du nord, soufflant d’Archangel, passe sur la petite maison, sans trouver le moindre jour entre les arbres serrés, étoupés de mousse, qui ferme si bien le nid.
Et l’enfer de l’âme russe, c’est le brisement de la famille. Le seigneur peut le faire d’un mot. Voilà pourquoi le pauvre homme a l’âme basse devant lui. Il appartient jusqu’aux entrailles. Qu’on lui prenne sa femme ou sa fille, rien à dire; qu’on enlève son petit enfant, il faut qu’il le trouve bon.
Enfin qu’on l’enlève lui-même; qu’un matin, saisi, tondu et mis à la chaîne, on le fasse marcher aux mines, aux fabriques, à l’armée, rien à dire encore. Sa femme éplorée est obligée d’entrer au lit d’un autre homme. Elle aussi, elle est une propriété, et il ne faut pas que cette propriété chôme; il faut que, comme la terre, elle produise chaque année, qu’elle donne de nouveaux serfs et conçoive dans le désespoir.
IV
LE MINOTAURE.—DE L’ARMÉE COMME SUPPLICE
Une chose en dit sur l’armée russe plus que toutes les paroles. C’est la rareté des hommes en Russie. Les femmes sont visiblement plus nombreuses, et, ce qui le constate mieux, ce sont les unions disproportionnées qu’on leur impose: on fait souvent épouser un enfant de douze ans à une femme de vingt-cinq ans ou trente ans plutôt que de la laisser veuve.
Ce petit nombre de mâles n’est point le fait de la nature, mais celui du gouvernement; il résulte de la dépense d’hommes excessive qu’on fait pour l’armée. Il n’y pas en Russie cette foule de métiers fatigants ou malsains, qui, chez nous, emportent tant de travailleurs. Le serf russe fatigue peu; il travaille légèrement, lentement, jamais avec l’ardeur dévorante de nos hommes d’Occident.
Quelle armée est-ce donc, celle qui peut, en temps de paix (le Caucase est chose secondaire), éclaircir d’une manière si visible une population de soixante millions d’hommes? A quelque chiffre monstrueux qu’on veuille porter cette armée, on ne pourrait le comprendre si l’on ne savait de quelle manière inhumaine elle est recrutée, dressée et nourrie. Elle doit tirer du peuple trois fois plus d’hommes qu’elle ne compte de soldats. Que devient le reste? Peu, très peu, rentrent au foyer, pas un homme sur une centaine; c’est le mot de Paskevitch lui-même, que j’ai déjà cité. On ne voit nulle part en Russie ces vieux soldats amputés, si nombreux en d’autres pays. Tous guérissent; ils ont le médecin qui guérit toujours: la Mort.
Quand le duc de Raguse, dans son livre plus que russe, suppute, pour nous effrayer, que le soldat russe coûte à l’empereur deux ou trois fois moins que les nôtres, il oublie dans ce calcul que pour obtenir un soldat russe formé et durable, il a fallu préalablement qu’il en mourût deux ou trois. Il néglige, comme chose minime, au-dessous de lui sans doute, de tenir compte d’une si épouvantable consommation de chair humaine[8].
Cette mortalité atroce a trois causes principales: 1º Le Russe, physiquement (de race, de vie, d’éducation), est le moins préparé des hommes au service militaire; 2º il sert malgré lui; il se meurt d’ennui, de nostalgie; jamais il ne se console de son pays, de sa famille; 3º on n’emploie nul ménagement pour l’habituer et lui faire accepter son sort; il est brusquement transporté d’une vie à une autre toute contraire.
Une observation mérite peut-être l’attention des physiologistes, c’est que cette race semble, en comparaison des autres de l’Europe, peu formée, peu mûre, enfantine. Les têtes sont souvent jolies, jamais fortes; point de cerveaux capables et profonds. Vous rencontrez en grand nombre de jolis vieillards, à joues rosées, qui semblent jeunes sous leur barbe blanche, et point du tout vénérables.
Chez les Russes, comme chez les enfants, la vie moins organisée, faiblement centralisée, produit sans cesse des vies excentriques, je veux dire des insectes: la vermine les dévore.
Il semble qu’ils aient le sang froid ou qu’ils aient de l’eau dans le sang. Ils boivent impunément des quantités d’eau-de-vie qui brûleraient des hommes d’un tempérament plus ardent, d’un sang plus riche et généreux.
Il y a, dans nos races occidentales, qui ont traversé tant de choses, un caractère de solidité vigoureuse inconnue à la Russie. Le Russe est à nous ce qu’est à l’orme, au chêne formé par les siècles, le svelte peuplier, grande herbe poussée sur-le-champ, rapide et molle improvisation de la nature. Dans tel homme d’Angleterre, de race rouge et nourrie de viande, de parents qui toujours ont battu le fer, et qui, de forgerons, ont monté à la mécanique, il y a, dans cet homme seul, la substance de cinquante Russes. Le sobre paysan français, plein de vigueur et de sens, qui passe les hivers en plein champ, pendant que le Russe s’énerve dans son étuve de huit mois, supporterait bien mieux que lui les bivouacs du Caucase. Ce paysan est, en sept ans (1851), un soldat aussi formé que le Russe en vingt, et il a de plus un coup d’œil, une vive et forte manière de voir et d’agir, de se décider, que le Russe n’a jamais. Celui-ci, même devenu brave, a très peu d’initiative.
Observez, au même jour, deux villages, en France, en Russie, au jour du départ. Le conscrit français attache des rubans à son chapeau, et quoique souvent il pleurerait volontiers de quitter sa famille, il boit et tâche d’être gai. Le Russe se roule par terre et arrache sa barbe. Désigné par le seigneur, le plus souvent par punition, il eût pu être envoyé colon en Sibérie; il est plus malheureux encore, on le fait soldat. Chose terrible pour un homme souvent marié, père de famille, qui a trente ans ou davantage. Car jusqu’à quarante ans le paysan peut être pris, et reste dans la plus triste anxiété sur son sort.
L’enlèvement annuel des soldats par tout l’empire a tout le caractère d’une battue générale de pauvres animaux sauvages, poussés sur un point par les chiens. Autour de la chaîne qui les tient ensemble, rasés et tondus, caracole le Cosaque, véritable chien de garde de cet infortuné troupeau. Celui-ci, le seul dans l’empire dont les libertés soient quelque peu respectées, naît soldat, et, loin de payer tribut, reçoit l’argent de l’empereur. Mangeur de chair, actif et âpre, il regarde en pitié ces paysans russes faiblement nourris. Son petit cheval, laid, mal bâti, mais rapide, infatigable, appartient au cavalier. Le Cosaque, vrai factotum de la Russie, l’exploite à merveille. Pêcheur, chasseur, marchand, brocanteur et douanier, il fait la guerre à la contrebande, mais par jalousie de métier et pour pouvoir faire seul la fraude.
Qui peut dire l’épouvantable quantité de coups de bâton qui sont jugés nécessaires pour faire un bon soldat russe? Ceux qui ont vu au bain des Russes de tout état, mais principalement les soldats, les vieux grenadiers de la garde, étaient stupéfaits de leur voir le dos couturé, cruellement historié de cicatrices. Ces braves gens, qui n’avaient de blessures que par devant, portaient derrière les stigmates affreux de la discipline, et vieux soldats, vénérables après cent batailles, pour la moindre bagatelle étaient flagellés.
Non, barbares, ce n’est point là une éducation militaire. La discipline russe, comme l’ont dit souvent vos propres officiers, est un affreux monachisme des casernes, une dure règle de cloître, où les fautes les plus légères, et qui ne sont pas des fautes, sont punies si cruellement, qu’on ne trouve plus de châtiment pour les fautes réelles.
Le sublime dans ce genre, pour le baroque et l’atroce, fut le tzarewich Constantin. Pour un gant qui n’était pas d’une blancheur absolue, il faisait donner cinq cents coups de bâton. Les soldats, terrifiés, économisaient sous main pour acheter des gants eux-mêmes; ceux qu’on fournissait, dès le second blanchissage, les auraient fait bâtonner. «Je n’aime pas la guerre, disait Constantin, elle gâte le soldat et elle salit les habits.» Et quelqu’un disant, pour excuser près de lui un officier: «C’est du moins un homme qui a beaucoup de courage.—Du courage? Que m’importe? Je n’aime pas le courage.»
Il révélait là, dans sa brutalité naïve, la vraie pensée de l’autorité. Elle ne se soucie nullement du courage ni de l’énergie. L’héroïsme, même à son profit, lui serait suspect. Ce serait mal faire sa cour que d’être un héros. Il faut être un bon sujet, médiocre et humble, aller derrière, attendre l’ordre.
Si ce gouvernement si dur était du moins en proportion régulier et ferme, le mal serait bien moins grand. Pour le malheur du soldat, il y a, dans l’administration, infiniment de hasard, d’irrégularité, d’abus; tout cela connu du pouvoir, qui n’y met aucun remède. Comment ce pouvoir, très fort, ferme-t-il les yeux sur les profits monstrueux qu’on fait sur les vivres, sur la vie même des hommes? Comment n’a-t-il pas osé faire encore cette réforme simple, élémentaire, admise depuis longtemps partout, de séparer l’administration du commandement, d’ôter aux colonels la distribution lucrative des subsistances? Quelle serait l’indignation de nos officiers si on leur imposait des fonctions qui risqueraient de les enrichir!
Voilà donc ce pauvre soldat, battu, mal nourri, mal vêtu, qu’on amène à l’entrée des gorges du Caucase. Ses habitudes de jeunesse, qui furent de s’enfermer l’hiver (pendant un hiver si long), contrastent cruellement avec ces bivouacs de montagnes, ces violentes alternatives de chaud et de froid, de brûlant soleil, d’ouragans de grêle. Les logements, mal établis, souvent même n’existent pas; ils sont en projet sur la carte où l’empereur suit les opérations. Il ordonne, il y a vingt-cinq ans, de construire un fort, donne l’argent tous les ans, fait pousser ardemment l’ouvrage. Le général Woronzoff, qui croyait, comme l’empereur, que le fort existait, y envoie un bataillon; on cherche longtemps: point de fort. A la longue, on trouve pourtant un poteau qui désignait son futur emplacement. Le bataillon coucha dans les neiges de la montagne.
Je ne dirai rien du Caucase, ni de cette race guerrière supérieure non seulement aux Russes, mais à toutes les races du monde. Les Tcherkesses ont, comme on sait, fourni à l’Égypte ses mamelucks qui la gouvernèrent, et des chefs à bien d’autres pays de l’Orient. Regardez les fort bonnes gravures qu’on en voit ici. Ce sont visiblement des rois. Par leurs armes toutes royales, leurs lames héréditaires, leurs fusils de platine qui ne manquent jamais leur coup, leurs merveilleux chevaux qu’on mène à la voix, sans brides ni mors, ils sont aux Russes ce qu’est l’aigle au mouton. Souvent ils ne daignent pas tuer l’homme, ils l’emportent au galop de leur cheval, que rien ne saurait atteindre.
Le Cosaque lui-même, très guerrier, mais baroquement monté, et faisant des affaires, est un être ridicule devant ces rois de la montagne.
Il ne faut pas s’étonner de l’ennui et du dégoût que donne aux officiers russes une guerre où l’on reçoit toujours des coups sans en rendre. Ils ne sont guère moins malheureux que leurs infortunés soldats. Nobles et riches, habitués dès l’enfance aux jouissances, ils ont été de bonne heure enfermés dans une école militaire où l’on n’apprend rien. Rien de plus triste, de plus lugubre à lire dans le livre d’un officier, que le vide désolant, la désespérante inactivité où l’on tenait sous Constantin (les choses ont-elles changé?) les élèves de l’école militaire de Varsovie. Nulle instruction, nul livre, nul amusement permis, sauf les filles, tant qu’ils voulaient: méthode excellente pour énerver les corps, abaisser les âmes, faire de bons serviteurs et de bons sujets. On les trouvait exemplaires; déjà on se félicitait de les voir devenus dociles. Ces jeunes gens, qu’on croyait démoralisés, un matin, au nombre de deux cents, par une audace incroyable, marchent contre une armée russe qui croyait garder Varsovie, rallient le peuple et s’en emparent.
Quel est l’état moral du militaire en Russie? Comment se déciderait-il dans un grand conflit avec l’Europe? On ne peut nullement le prévoir; quels que soient les sentiments des officiers ou des soldats, ils portent un joug de terreur difficile à secouer.
Cette race, entre toutes celles du monde, est la plus facile à terroriser.
Entendons-nous bien sur ce mot, sur le phénomène de la terreur. Il ne s’agit point de la peur, et je ne dis point que les Russes soient lâches. La terreur est un phénomène d’imagination tout à part. C’est l’état d’un individu fasciné par une force qu’il juge irrésistible, comme celles de la nature. Tel est brave contre les hommes, qui ne l’est plus contre ces puissances mystérieuses. Eh bien, au Russe le plus brave, l’autorité apparaît comme une irrésistible fatalité naturelle. Faible individu, il se courbe sous l’idée confuse qu’il a de ce monstrueux empire; il le porte, il en sent le poids dans le commandement de ses moindres chefs. Et ce n’est pas une obéissance extérieure: il mêle à son fatalisme un sentiment religieux, il obéit dévotement.
Une remarque a été faite par un excellent juge, qui, froidement, en amateur, observait les choses. Le Russe et le Français, également braves au péril, offrent cette différence: le Russe enfonce son shako jusqu’aux yeux et avance sans regarder; le Français avance et regarde.
Les Russes ne mettent en ligne que de vieux soldats. On peut croire que ceux qui survivent, qui vieillissent dans une discipline si dure, sont des hommes d’une résistance peu commune, des soldats très fermes. On ne doit pas leur en opposer d’autres. En face d’un tel ennemi, toute armée européenne doit se fortifier toujours par les réengagements.
L’armée russe, jadis fanatique, l’est-elle aujourd’hui? Nullement. Est-elle au moins enthousiaste? Et de qui le serait-elle? Tenue trente années l’arme au bras, en présence de l’Europe, excédée, refroidie de cette parade éternelle, elle croit moins à ce Dieu de la guerre qui a toujours préféré les moyens de la diplomatie.
Rien n’a plus énervé cette armée que l’esprit d’excessive défiance que la police inquiète y a introduit. Tous épient et observent tout. Chaque officier craint d’être dénoncé par son voisin, et trop souvent le devance. Le soldat voit parfaitement ce triste état moral des chefs; il garde le respect, non l’estime. L’obéissance intérieure en est ébranlée.
Personne ne connaît bien le soldat russe. Sous cette tenue d’automate, sous ce visage de bois, il conserve un jugement parfois très critique. Il est infiniment rare qu’il le laisse pénétrer. Citons une précieuse révélation en ce genre. Notez qu’il s’agit de l’époque fanatique des soldats de Souwarow. Dans le récit qu’on va lire, très naturel, évidemment exact et véridique, on ne voit rien de cela, mais une ironie légère, une tendance fort touchante à la compassion, le vague espoir de sortir enfin du service, et ce qui ne quitte jamais le Russe, l’amour du pays, de la famille.
C’était à la mort de Catherine. Voici l’entretien des soldats que Niemcewicz entendit de sa prison: «Enfin nous aurons un tzar!» disait l’un. A quoi l’autre répondait: «Il y a longtemps que cela n’est arrivé. Notre vieille matuszka (petite maman) s’est, je crois, suffisamment divertie.»—«Plus que suffisamment, dit l’autre, chacun son tour. J’espère que maintenant nos pauvres prisonniers sortiront.»—«Il y aura de grands changements, disait un troisième. On dit que tous ceux qui ont servi trente ans auront la liberté de retourner chez eux.»—«Dieu le veuille!» dirent-ils tous avec un profond soupir.
8. Le duc de Raguse n’a pas vu cela. Et il a vu une infinité de choses incroyables: par exemple, qu’une famille de colons, nouvellement établie en Russie, en deux générations, a centuplé sa fortune! Oh! le bon pays! Tout est sur ce ton. Ce que les Russes n’ont pas osé dire eux-mêmes, ils l’ont dit par leur flatteur gagé. La seule chose où la vérité n’a pas pu être tuée tout à fait, c’est la comparaison instructive des colonies russes avec celles du Danube. Dans celles-ci, l’ingénieux créateur (le prince Eugène, au dix-septième siècle) a trouvé sur la frontière turque la famille armée et la bande armée; il a respecté la famille et constitué la bande en régiment. Il a aidé la famille et ne lui a rien ôté; ce ménagement va à ce point, que le colon-soldat est toujours, comme autrefois, habillé par la famille, et l’État paye l’habillement. En Russie, au contraire, les colonies militaires, vastes établissements de cavalerie, n’ont été créées, comme tout ce qui s’y fait, qu’au prix des plus terribles violences. La famille a été pliée, brisée, barbarement violée; l’habitant immolé au soldat comme le soldat au cheval. Les hommes ont été sacrifiés aux choses avec le plus terrible mépris de la personnalité humaine.
V
SIBÉRIE
On a parlé souvent des martyrs de Sibérie. Mais pourquoi les isoler? La ligne de séparation serait toute fictive. Sauf une aggravation de froid, la Sibérie est partout en Russie, elle commence à la Vistule.
On parle de condamnés. Mais tout Russe est un condamné.
Dans un pays où la loi, n’étant qu’une dérision, ne peut juger sérieusement, tous sont condamnés, nul ne l’est. Il n’y a point à distinguer entre souffrance et supplice.
Le supplice général n’est point tel mal matériel, c’est le brisement du cœur, c’est l’anxiété morale d’une âme brisée d’avance par l’éventualité d’un infini de malheurs. Dans ce monde si dur, où tout semble avoir la fixe rigidité des glaces, rien n’est fixe; en réalité tout est plein de chance et de doute.
Tous sont condamnés, disons-nous. Le serf l’est moins encore pour son servage et sa misère, que parce qu’il n’est pas sûr de sa misère même. Demain tout peut changer pour lui; il peut être enlevé pour l’armée ou les fabriques, sa femme donnée à un autre, sa famille dispersée.
Le soldat est un condamné, non seulement parce qu’un matin, enlevé à sa maison, il a été livré à la bastonnade perpétuelle qu’on nomme service militaire, mais encore parce qu’il ignore le temps de sa libération. Trente ans jadis, aujourd’hui vingt: voilà la loi. Mais qu’est-ce que la loi en Russie?
L’officier est un condamné. Malgré lui il est entré dans une école militaire. Malgré lui il suit la voie rude et monotone d’une éternité d’exercices, de parades, de mutations d’une garnison à l’autre. Triste moine de la guerre, tandis que sa fortune l’appelait aux jouissances du monde! Mais, s’il ne sert, qu’adviendra-t-il? sa famille, dès lors, est suspecte, elle peut être ruinée, dégradée, et lui-même il est perdu.
Perdu? Que signifie ce mot Tué? Mais c’est apparemment quelque chose de plus que tué, puisque l’officier fait la guerre, se fait tuer s’il le faut; autrement, dit-il, il serait perdu.
Le serf qu’on saisit pour l’armée, dit: «Je suis perdu!» Il est au fond du malheur, et ne peut guère descendre. L’officier peut descendre encore. Il a quelque chose à craindre, et qu’il craint plus que la mort, c’est la Sibérie.
On n’a pris que le corps du serf en le faisant soldat; on se soucie peu de son cœur. Mais, pour l’officier, c’est l’âme qu’on veut; le problème du gouvernement russe, c’était de savoir comment il se saisirait de l’âme d’un homme qu’une vie insupportable rend indifférent à la mort.
Cette âme, on l’a de bonne heure amortie dans les écoles qui n’enseignent que le vide, peu, très peu de matériel, et rien de moral; de sorte que l’ennui profond la jettent aux plaisirs énervants qui l’amortissent encore. Mais cette double opération ne réussit pas toujours à éteindre une âme forte. Ce qu’elle pourrait garder de l’homme, il faut le contenir, le dompter par une terreur morale. Quelle? Celle d’un supplice inconnu.
L’inquisition catholique, outre les cachots, les tortures, avait, pour continuer le supplice matériel, un supplice moral, l’enfer éternel, l’infini du temps. La Russie a son enfer, l’infini du lieu, l’horreur du désert, du vide.
Un infini de distance. Tel qui fait le voyage à pied, sous ses lourdes chaînes, part jeune et arrive vieux. Un homme de vingt-cinq ans, plein de vie, de sève, est parti de la Pologne. Une ombre, trois ans après, vient tomber au Kamschatka.
Un infini de souffrances résulte du climat même, impitoyable climat; quelques degrés de plus du côté de la mer de glace suffisent pour y donner la mort.
Si le Russe, même chez lui, enfermé six mois au pôle, dans une étuve brûlante, trompe à peine la fureur du Nord, qu’est-ce en cette seconde Russie, où le froid brûle, où l’acier rompt comme du verre, où les chiens qui tirent les traîneaux périraient s’ils n’avaient le ventre et les jambes garnies de fourrures.
Arriver là sans ressource, sans abri, ce serait la délivrance; on mourrait. Il ne faut pas qu’on meure vite. Établi dans un petit fort, au milieu du désert glacé, piochant ou traînant la brouette, nourri de lait aigre, de poisson gâté, deux ans, trois ans, quelquefois plus, vous mourrez lentement sous les coups.
Pour ceux même qui ne sont pas condamnés à ce sort affreux, qui ont une demi-liberté, une vie matérielle presque tolérable, l’effet moral n’est guère moins terrible. Si la Sibérie n’est pour eux un infini de souffrances, c’en est un d’oubli, où ils se sentent disparaître, mourir pour le monde des hommes, pour la famille et l’amitié. Perdre son nom, s’appeler numéro dix, numéro vingt, et si la famille dure, engendrer des enfants sans nom, une race misérable qui se perpétuera dans le malheur éternel! barbare image du dogme barbare du péché originel; l’homme perdu perd ses enfants; damné, il les damne, et, par un crescendo atroce, il se trouve que les enfants d’un homme condamné pour vingt ans aux mines seront mineurs quarante ans, cinquante, jusqu’à la mort, leurs enfants encore après eux et toute leur postérité.
La Sibérie entraîne la dégradation non seulement pour les personnes, mais pour les choses qui y sont déportées. Une cloche y fut déportée pour avoir sonné le tocsin dans une révolte. Des canons y furent déportés et reçurent le knout à Tobolsk. La dégradation est fort sérieuse pour les personnes, dans un pays où elle implique la bastonnade à volonté.
Les déportés n’eussent-ils à craindre que le changement complet de leurs habitudes, le passage d’une molle vie asiatique à une vie de travailleurs, cela suffirait pour que la Sibérie fût l’horreur des Russes. Leur mollesse supporte à peine la vie que les gens aisés mènent dans l’occident de l’Europe. Une dame russe m’avouait ne pouvoir rester ici; une infinité de douceurs orientales lui manquaient; les services de nos domestiques lui semblaient trop rudes, leurs voix dures et fières; elle ne supportait pas les froissements naturels d’un monde d’égalité. Il lui fallait les flatteries de ses femmes, leurs complaisances, des faiblesses de nourrice, une vie d’étuves et de bains, la tiède atmosphère de la maison russe. Que serait-elle devenue, cette pauvre femme, si, au lieu du voyage de Paris, qu’elle trouvait si dur, elle eût fait celui de Tobolsk?
C’est une tradition en Russie que Catherine (ou peut-être une des impératrices qui l’ont précédée), pour briser l’orgueil de certaines grandes dames, leur envoyait parfois l’ordre de se faire flageller elles-mêmes par leurs gens dans leur palais. Le chef de la chancellerie secrète intimait l’ordre avec respect, surveillait l’exécution. La triste opération finie, la patiente se rajustait et remerciait, se tenant heureuse d’en être quitte à ce prix et d’éviter la Sibérie.
Qu’on juge en effet l’horreur d’une pauvre femme craintive qui, tirée de son palais, de son luxe voluptueux, de son été éternel, peut être jetée la nuit, pour rouler quinze cents lieues, dans un coffre doublé de fer!... Ou bien encore, forcée, elle qui n’a jamais marché, de faire à pied, sous le fouet, cet effroyable voyage, mendiante, recevant sur sa route quelque misérable aumône de la charité des serfs!...
De quelque manière qu’elle aille, c’est en vérité, pour une femme, un affreux supplice de s’en aller seule, laissant son mari, ses enfants, tout ce qu’elle aimait, seule dans la nuit, dans le Nord et l’hiver, dans l’horreur de l’inconnu. Passer d’Europe en Sibérie, c’est comme tomber dans le vide. Désert d’hommes et désert d’idées. Vaste néant, sans histoire, sans traditions, sans religion (nulle autre que la sorcellerie). Un vide si complet, si parfait, que les religions même qui y sont entrées, le mahométisme tartare, par exemple, y perdent leurs dogmes, leurs légendes, leur auréole, deviennent pâles, effacées, nulles, comme l’invisible soleil de la Sibérie.
Peu résistent à cette puissance désolante de négation. Perdus dans ce vaste rien, ils se font à son image et deviennent aussi un néant.
Dans un voyage publié en 1850 à Wilna, sous la censure russe, Mlle Ève Felinska décrit l’état déplorable où elle vit, à Tobolsk, un colonel polonais. Impliqué dans l’affaire de 1825, il avait été condamné par le sénat à trois ans d’emprisonnement, seulement pour non-révélation. L’empereur ne fit aucune attention à ce jugement; il le fit déporter au nord de la Sibérie, au soixante-treizième degré, d’où, par grâce, on le laissa revenir à Tobolsk. Cet infortuné, qui avait été le plus bel homme de l’armée, n’était plus reconnaissable. «Ne pouvant se soutenir, il était assis au fond d’un fauteuil à bras. Ses cheveux (blanchis déjà), rares, mais peignés avec soin, lui tombaient sur les épaules et descendaient jusqu’aux coudes. Son visage était très pâle et bouffi, son regard éteint. L’émotion faisait trembler ses yeux et ses lèvres. On voyait qu’il voulait parler et qu’il ne le pouvait pas. Il nous fit signe de la main de nous rapprocher, afin qu’il pût nous saluer. Son esprit jouissait alors d’un moment de lucidité, mais l’émotion lui rendait difficile de se servir de sa langue, à moitié paralysée. Sachant que nous allions à Berezowa, où il avait habité, il nous engagea à loger chez son hôtesse. Toute cette conversation se faisait avec une grande peine; il fallait plutôt deviner ce qu’il voulait dire. Mais bientôt on vit qu’il avait épuisé l’usage de ses facultés, car son imagination s’étant reportée sans doute sur les rives du Tage et de la Seine, qu’il avait tant connues, il nous dit que nous trouverions à Berezowa des melons, du raisin et autres fruits méridionaux. Nous abrégeâmes notre visite, le cœur serré, tandis qu’il cherchait à nous retenir du geste, et tâchait de dire: Encore!!!»
VI
SIBÉRIE.—LES SUPPLICES
«Ici la nuit est sombre comme l’hiver. Elle est triste, mais grandiose. Quand elle est éclairée de l’aurore boréale, le ciel bleu foncé, presque noir, présente mille étoiles filantes et paraît en feu. Ce feu n’échauffe pas, n’éclaire pas. Ces astres sont mélancoliques; on les prendrait pour les regards d’esprits condamnés à fixer éternellement cette scène du malheur...
«Des colonnes de feu, des formes bizarres, terribles, majestueuses, se choquent de tous les points du ciel; vous diriez de la braise ardente, parfois des flots de sang... Est-ce que la nature, comme l’homme, aurait des visions? Cette nature du Nord, malheureuse, endormie, semble songer des rêves d’exilés.»
C’est un des traits du grand tableau que le bon général Kopec, compagnon de Kosciuszko, nous a tracés de la Sibérie orientale, où il était relégué, à la pointe du Kamschatka. Rien de plus touchant que les mémoires de cet homme simple. Rien de plus différent de ceux de son prédécesseur dans les mêmes contrées, le Polonais Beniowski. Celui-ci, indomptable, remuant, hardi joueur et plus hardi soldat, en un moment s’approprie le désert et devient roi de son exil. Il refait sa fortune, il retrouve une femme, persécute ses persécuteurs, bat ses gardiens, et au lieu de se tenir captif au Kamschatka, il l’emmène, l’embarque avec lui. Kopec s’adresse à Dieu; il est frappé au cœur, trop blessé pour tenter de telles aventures. Sans études ni instruction, mais élevé par son malheur, il met dans son simple récit la mélancolie tendre et pieuse de l’âme lithuanienne. C’est une révolution morale que signale ce livre. La Pologne est changée, elle a le don des larmes.
«Je me promenais au bord de la mer, et quand le temps était à l’orage, je voyais toutes sortes d’animaux étranges, des baleines, des lions et chiens marins. Parfois il me venait des pierres; c’étaient des ours qui les lançaient pour me blesser et m’attaquer ensuite. Cette mer est très houleuse en automne; elle brise si fort que le Kamschatka en tremble jusqu’aux fondements. Les jours sont gris et les nuits noires. Quand la tempête vient, et que l’Océan gronde, les grandes bandes de chiens qui vivent de poissons (ils sont là peut-être vingt mille) hurlent à l’Océan, et d’innombrables ours répondent par des grondements sinistres. Pendant ce temps, les volcans tonnent et vomissent des flammes et des cendres. Ah! quel spectacle d’enfer! et quelle est la situation d’un honnête homme au milieu du conflit de ces méchants éléments!»
Kopec se plaint de la nature, très peu des hommes. Il avait été traité cependant avec une grande barbarie. Blessé, malade, sans égard à ses plaies qui se rouvraient au froid, il avait été traîné jour et nuit dans un coffre doublé de fer en dedans. N’en pouvant plus, il demandait quelque repos à l’officier qui le menait. «J’ai l’ordre d’aller sans m’arrêter, dit-il, j’amènerai au moins votre corps. Vous êtes libre de mourir en route.»
Ce qui était bien triste encore pour lui, c’était de rencontrer d’immenses convois de pauvres Polonais qu’on emmenait en Sibérie, tondus, marqués au front et le nez arraché. Le chemin, en avançant, n’était plus indiqué que par des ossements d’ours, de chevaux ou d’hommes, quelques tombes d’exilés qui étaient morts dans le désert et attendaient leurs successeurs.
A un relais, il vit une femme distinguée qui était servante. «Qui êtes-vous? dit-il.—Jadis, femme d’un colonel, aujourd’hui d’un forgeron, et elle s’éloigna sans dire qui elle était.»
Kopec était perdu, Sibérien pour toujours, sans un hasard heureux. D’autres généraux, qu’on chercha pour les faire revenir, ne purent jamais se retrouver.
«Un jour, sur les débris d’un vaisseau naufragé, je regardais tristement la mer remplie de monstres. Tout à coup j’aperçois un homme beau, jeune, majestueux et d’un costume étrange; je fus saisi de cette apparition. «De quelle nation êtes-vous? me dit-il.—De la nation malheureuse.—Ah! tu es Polonais... Je suis marchand... je retourne en Russie... Écris aux tiens... Je sais ce que je risque... N’importe! va, écris.» Il brava le danger, se chargea de la lettre et la porta fidèlement.»
Les mois et les années s’écoulent. Un jour l’hôte de Kopec entre tout pâle dans sa chambre: «On a vu en mer un vaisseau.—Ah! tant mieux! dit le Polonais.—Tant pis, dit l’hôte. Le commandant d’ici va nous accuser de complots, comme il le fait parfois; il prendra nos biens et nos vies. Il sait qu’il faut trois ans pour qu’une plainte arrive.»
Le vaisseau apportait la grâce de Kopec, sa délivrance. Il n’y voulait pas croire. Quand il eut lu lui-même, il s’évanouit. Pour se remettre, il alla à la mer. «Le temps était à l’orage; les monstres venaient, par troupes, se rouler vers les côtes. Je croyais reconnaître des hommes, des visages connus, des scènes de notre vie nationale, des processions, des moines qui portaient la croix à ma rencontre. Je m’élançai... Mais on me retint.
«De retour, j’eus peine à rentrer dans ma chambre. Tous venaient me féliciter. Les femmes m’apportaient des présents, des choses bonnes et rares, du rhum, du sucre, des bougies (chose, de toutes, la plus précieuse au pays des nuits éternelles).
«Le curé, bon vieillard de quatre-vingts ans, exilé comme les autres, vint en habits sacerdotaux, avec ses chantres; six enfants des îles voisines qu’il avait formés, et qui chantaient très bien, de la manière la plus touchante. J’allumai à la fois toutes mes bougies. Leurs voix tendres nous allaient au cœur. J’ai toujours eu le don des larmes; mais cette fois j’éclatai en sanglots, ou, pour mieux dire, en cris sauvages.
«Nous nous assîmes ensuite autour de ma table de pierre, et tout le monde continua de pleurer. Je préparai du punch polonais. Chacun pensa à sa patrie, pleura. Nul n’espérait de revenir.»
«Vous, vous êtes heureux,» disaient-ils à Kopec. «Vous partez dans trois ans.» Le vaisseau, en effet, ne devait repartir qu’après être resté trois ans dans ces parages.
Combien d’histoires touchantes pourrait dire le désert s’il savait raconter! Il est muet, autant que ténébreux. Le ciel, la terre et le pouvoir semblent d’accord pour étouffer, éteindre toutes les voix humaines. Cet océan de plaines glacées est plus discret encore que l’Océan des eaux sur les naufrages qu’il recouvre. A ce vaste sépulcre, la Russie, fatale comme la mort, a confié le soin d’absorber l’héroïsme des trop brillantes nations dont elle était environnée. Ne rendant pas de prisonniers de guerre, les faisant disparaître, elle a épuisé la Suède. Les compagnons de Charles XII, transformés par elle en maçons misérables, dorment au pied des bastions de Tobolsk, péniblement bâtis par eux. La Suède s’est écoulée là. Et la Pologne y vient. La lugubre procession ne s’arrête pas; un peuple entier marche au désert, au tombeau.
Ainsi, pendant que multipliée, impersonnelle, indifférente, multiplie la Grande-Russie serve, féconde comme l’herbe des steppes, et non moins monotone,—la vigoureuse personnalité des peuples héroïques, où tout cœur fut une flamme, disparaît, s’amortit, entre sous la terre. La Sibérie couvre, enfouit son trésor.
Chose touchante! ce qu’on n’a pu cacher, ce qui a éclaté au jour, ce ne sont pas les vaillantes résistances, ce sont les dévouements de la nature, de la famille. Les héros ne sont plus; mais le père, le mari, l’amant reste, et la nature subsiste, les miracles du cœur, les victoires de l’amour sur la férocité humaine.
Tout le monde a lu dans Custine l’histoire attendrissante de la princesse Troubetzkoï, qui a tout quitté pour suivre son époux, un homme infortuné, mais peu intéressant, qui eut le grand malheur de laisser périr ses amis, de s’excuser et de survivre. Prince, était-il aimé? Rien l’indique. Condamné, il le fut. En Russie ils n’avaient pas d’enfants; en Sibérie ils en ont cinq. Cette femme admirable, par son amour inattendu, a donné au proscrit bien plus que la vengeance impériale n’avait pu lui ôter.
Consignons ici une histoire plus admirable et moins connue, très certaine, attestée par une bouche très pure, héroïque, qui ne peut mentir. En 1825, un jeune Russe (appelons-le Iwan) fut envoyé en Sibérie. Il aimait et était aimé. Une Française, jeune institutrice dans sa famille, avait de lui promesse de mariage. La famille qui ne l’ignorait pas, et craignant cette union, avait éloigné la jeune fille. A peine eut-elle appris que son amant perdu, ruiné, misérable, abandonné de tout, s’en allait à la chaîne, elle attesta sa promesse de mariage. Elle alla bravement à Saint-Pétersbourg, droit à l’empereur. Il la crut folle, essaya de la ramener, lui dit de ne pas persister à devenir la femme d’un forçat. Hélas! il était si facile que ce forçat ne le fût plus... La grâce qu’on lui accorda ne fut autre que de le suivre, de souffrir avec lui, de mourir avec lui... La pauvre Française, en effet, fut victime de son dévouement; sa faible poitrine ne tint pas contre ce climat terrible; au bout d’un an elle mourut. Son mari ne survécut pas; soit misère, soit douleur, il l’accompagna au tombeau.
Ils laissaient un enfant, malheureux orphelin, dégradé, ruiné en naissant. Les biens du père avaient passé à un fils naturel du grand-père. Celui-ci (rien n’est plus honorable pour le caractère russe) refusa de profiter de l’atrocité de la loi et rendit tout à l’orphelin.
Un danger de la Sibérie, et le plus grand, c’est de mourir avant sa mort. La variété infinie des destinées que l’on y trouve, l’arbitraire absolu qui règne là sur tous, rend trop aisé d’éteindre, d’annuler les âmes les plus fortes. La Russie n’a pas besoin de bâtir, comme l’Autriche, de savantes prisons où le condamné est forcé de prendre des métiers serviles, des arts de femme, de futiles occupations qui énervent l’esprit. Elle se fie au climat trop fort pour l’homme, et qui le brise. Elle se fie à la brutalité du caprice militaire, où tout condamné énergique trouve comme une meule qui le broie à chaque heure. Le dur soldat, renouvelé sans cesse, use le condamné dans ce frottement. Celui-ci baisse peu à peu, il s’affaisse, il perd toute faculté de résistance. L’esprit vient au secours et se montre ingénieux pour lui prouver à lui-même qu’il aurait tort de s’obstiner à ce martyre obscur. Il lui justifie ses tyrans, détruit en lui l’idée du bien, du mal, le jette dans la plus grande indifférence, lui pervertit le sens, lui fait croire que le mal est le bien.
Voilà ce que la liberté a toujours craint pour ses enfants, non la mort, une mort noble et sainte. Voilà ce que craignait l’Europe, quand elle a su que les héros de novembre 1831, condamnés à mort, étaient graciés, réservés pour la Sibérie. Nous lisons dans le beau recueil des Polonais de 1830 (par M. Straszewicz), à la fin de chaque légende: «Ils vivent, ils sont en Sibérie, voilà tout ce qu’on sait; quel est leur état de cœur? on l’ignore malheureusement.»
Eh bien! nous le savons, grâce à Dieu! Nous sommes rassurés,—leur âme n’est point morte. Ils l’ont gardée entière, et donné leur corps au destin.—Les uns morts, les autres mourants, ils sont tous restés immuables dans la foi et dans l’espérance.
Un exilé venu de Sibérie (M. Piotrowski), nous a instruits de leur martyre.
Pierre Wysocki, le jeune homme héroïque qui frappa le coup de novembre, entraîna l’école militaire à la délivrance de Varsovie, a souffert le premier. Vers 1833, arrivé en Sibérie, il osa entreprendre de revenir à main armée. On voulut le briser: on lui donna quinze cents coups. On n’en peut infliger davantage sans donner la mort. Par un raffinement barbare, on voulut qu’il vécût, qu’il fût appliqué aux plus durs travaux des forçats. Long martyre! Mais une telle âme est forte en la patrie, en Dieu!
En 1837, a péri l’illustre poète Sierocinski avec trois de ses compagnons. En 1831, jugé et condamné, malgré son âge, malgré son caractère (il était prêtre), on l’avait fait soldat. Mis à cheval et la lance à la main, l’infortuné menait la rude vie des Cosaques de la frontière, qui font en Sibérie la chasse aux Tartares, aux contrebandiers. Les autorités de la Sibérie, plus sages que celles de Saint-Pétersbourg pensèrent qu’il serait plus utile comme instituteur dans une école militaire. Là, cet homme faible et délicat, mais d’une âme énergique, conçut le plus hardi projet, celui d’imiter et de surpasser l’audace de Beniowski, de faire en toute la Sibérie ce qu’il fit pour le Kamschatka, de soulever les condamnés et la Sibérie même. Ce pays, gouverné municipalement, eût gagné sans nul doute à s’isoler du grand empire qui ne colonise le Sud qu’en faisant du Nord un désert. Ces vieilles tribus du Nord, jadis heureuses dans leur vie nomade et pastorale, ne pouvant plus promener leurs troupeaux de rennes, ne vivent que de chasse, ou plutôt elles meurent et disparaissent comme les sauvages de l’Amérique.
Une association immense se forma. Le projet était arrêté, si l’on ne pouvait résister, de se faire un passage les armes à la main et d’aller jusqu’en Bucharie, peut-être jusqu’aux Indes. Trois conjurés trahirent. De 1834 l’instruction du procès se fit, à Saint-Pétersbourg, jusqu’en 1837; Sierocinski, immuable, gardait tout le calme de l’âme, et faisait en prison des vers.
Enfin, l’horrible sentence arrive de Saint-Pétersbourg. Plusieurs Polonais et un Russe devaient recevoir sept mille coups! sans merci, sans grâce d’un seul! les autres, trois mille, ce qui suffit pour mourir.—On avait envoyé exprès le général Gatafiejew pour surveiller l’exécution. Sa férocité indigna les Russes. Au point du jour, deux bataillons complets, chacun de mille hommes, pour compter plus aisément les coups, s’alignèrent hors de la ville. Gatafiejew se plaça au centre de l’opération. Les baguettes étaient des bâtons, et les soldats furent rapprochés, pour mieux appuyer les coups.
«Il faisait très froid (mars en Sibérie!). On dépouilla Sierocinski. On l’attacha au canon d’un fusil dont la baïonnette était tournée contre sa poitrine, ce qui est l’usage. Après quoi deux soldats font la conduite entre les rangs au condamné, pour que la marche ne soit ralentie, ni précipitée. Alors le médecin du bataillon s’approcha du patient pour le ranimer avec des gouttes fortifiantes, car sa faible constitution avait été épuisée par trois ans de prison, et il semblait plutôt une ombre qu’un homme; mais il avait conservé sa force d’âme et sa volonté.
«Il détourna la tête quand le médecin lui présenta les gouttes, et répondit: «Buvez notre sang et le mien, je n’ai nul besoin de vos gouttes.» Quand on donna le signal, il dit à haute voix le psaume Miserere. Gatafiejew s’écria trois fois avec rage: «Frappez plus fort, plus fort, plus fort.» Les coups étaient si furieux, qu’ayant passé une seule fois dans les rangs, à l’autre bout du bataillon, après mille coups de bâton, il tomba sur la neige inondé de sang et s’évanouit.»
«On voulut le remettre debout, mais il ne pouvait plus se tenir sur ses jambes. Un échafaud monté sur un traîneau était déjà prêt. Sierocinski y fut placé à genoux; on lui lia les mains derrière le dos et on l’inclina en avant. Dans cette position on l’attacha sur l’échafaud, de manière que tout mouvement fût impossible. Ainsi attaché, on commença à le traîner dans les rangs. Gatafiejew criait toujours: «Plus fort! plus fort! plus fort!...» Au commencement Sierocinski poussait encore des gémissements arrachés par la douleur, qui, se ralentissant et s’affaiblissant toujours, cessèrent enfin tout à fait.
«Il respirait encore ayant reçu quatre mille coups; il expira alors; on compta les trois mille qui restaient sur son cadavre ou plutôt sur un squelette. Tous les condamnés, lui surtout, furent si accablés de coups, que, selon l’expression des témoins, Polonais et Russes avec qui j’en ai parlé, la chair s’enlevait en parcelles à chaque coup; on ne voyait plus que des os brisés. Ce carnage inouï jusqu’alors répandit une indignation générale parmi les Polonais et même les Russes.
«Deux des condamnés qui étaient morts sur la place et ceux qui respiraient encore dans d’atroces souffrances furent portés à l’hôpital, et aussitôt après les Polonais et un Russe furent enterrés dans un seul et même tombeau. On permit aux Polonais de placer une croix sur le tombeau de ces martyrs, et jusqu’aujourd’hui (en 1846) cette grande croix de bois noir s’élève dans le steppe, solitaire, étendant ses bras au-dessus de la tombe des victimes en signe de protection, et comme pour implorer la miséricorde de Dieu.»
VII
DU TERRORISME CROISSANT DE LA RUSSIE.—MARTYRE DE PESTEL ET DE RYLEÏEFF
Il y a juste cent ans que la Russie a aboli la peine de mort. Nos philosophes en pleurèrent de joie. Aujourd’hui encore, un écrivain russe, M. de Tolstoï, en triomphe. Heureuse, humaine Russie, qui seule a su respecter sur la terre l’œuvre vivante de Dieu, tandis que la Mort trône encore dans les législations impies du barbare Occident!
On ne tue pas,—on exile. Seulement il peut arriver que l’homme trop délicat, envoyé trop près du pôle, meure de froid et de misère. Que faire à cela?
On ne tue pas,—on dégrade. Seulement il peut arriver comme à la dégradation récente d’un M. Paulof. Le bourreau, en lui brisant l’épée sur la tête, appuya par mégarde, et lui enfonça le crâne.
On ne tue pas,—on bat de verges. Le knout a été aboli. N’épargne la verge à ton fils. Il peut arriver seulement que les verges soient des bâtons.
La sentence des sept mille coups dont nous avons parlé plus haut contenait cette dérision, que, si les patients survivaient, ils travailleraient aux mines jusqu’à la fin de leur vie. Or on meurt généralement à trois mille ou quatre mille coups.
Cette terrible hypocrisie, qu’on sent partout dans la Russie, n’est pas le fait de l’homme seul. Elle résulte principalement de l’insoluble problème qui est au fond de l’empire russe: Gouverner par les mêmes lois les nations les plus barbares et les plus civilisées. Cet empire est constitué par cela seul en affreux Janus, qui grimace la douceur en regardant l’Occident, tandis que vers l’Orient il montre sa face vraie, celle de la barbarie mongole.
Les populations sauvages de la Sibérie ont seules peut-être une intuition vraie de ce gouvernement. Elles ne comprennent pas l’empereur comme un homme, mais comme un monstre à deux têtes, le double griffon, l’aigle-tigre qu’elles voient sur les armes de Russie.
Là est le vrai mystère de la férocité russe. Dans cette dualité inconciliable, elle trouve son impuissance. Elle fait de furieux obstacles pour la vaincre, et tous les obstacles, elle les traite de révolte. Mais c’est elle, dans cet injuste effort, qui est en révolte contre la nature.
Quand cette dualité rencontre un homme violent et sincère, comme Pierre III ou Paul Ier, elle apparaît ce qu’elle est, une fureur, une folie.
Folie, moins de l’individu que de la situation. Pierre-le-Grand, malgré son génie, n’apparaît pas moins comme un fou dans un grand nombre de ses actes. Russe et barbare de nature, Européen de volonté, c’est contradiction vivante.
Catherine partie du point contraire, une Allemande devenue Russe, esprit très sec, très net, très froid, n’en offre pas moins dans ses actes la contradiction la plus forte. Philosophe, elle défend la tolérance en Pologne, et elle organise contre les Polonais la Saint-Barthélemy de l’Ukraine. Elle fait massacrer les révolutionnaires à Praga, et fait élever son petit-fils par un Suisse révolutionnaire.
Alexandre, élevé ainsi, Allemand par sa mère et doux de nature, est celui de tous dont le peuple russe a le plus souffert. Dans sa sauvage entreprise des colonies militaires, conduite par son barbare favori, Arascheïeff, il atteignit la Russie au cœur, dans la famille, au foyer.
Ainsi, quel que soit le caractère individuel des tzars, ce terrible gouvernement va sévissant davantage, du moins plus profondément. Alexandre, qui n’avait pas la cruelle sécheresse de Catherine, a plus cruellement atteint la Russie. Mais qu’est-ce que tout cela en présence du tzar qui règne aujourd’hui (1851)?
Personne n’a appliqué la mort sur une si grande échelle, non sur des individus, mais sur des peuples entiers. Les chiffres officiels que donnent les Russes eux-mêmes font reculer d’étonnement. D’énormes destructions d’hommes, que l’épée n’aurait jamais faites, ont été opérées avec l’aide de la nature, je veux dire par les transplantations rapides de populations entières sous des climats meurtriers.
Spectacle sauvage, unique, d’une si vaste action de la mort! Triste destinée de ce globe! La mort violente est-elle donc tellement dans les nécessités de la vie! Il y avait peu d’années que la grande destruction des guerres napoléoniennes s’était arrêtée, lorsqu’ont commencé ces migrations meurtrières plus funestes que des batailles, et qui, en pleine paix, ont éteint des générations entières.
L’empereur, dans son enfance, ne donna nul signe particulier de férocité, nul d’excentricité barbare, comme son frère Constantin. Son biographe, Schnitzler, remarque seulement qu’il avait une disposition ironique, et se plaisait à contrefaire les courtisans du palais. Il fut élevé spécialement, sous l’autorité de sa mère, par une vieille femme de cour, la comtesse de Lieven, qui ne dut pas lui montrer les meilleurs côtés de la nature humaine.
Une influence était très forte sur les princesses de la famille impériale, celle d’un savant respectable, profondément Russe, honnête et désintéressé, l’historien Karamzine. Elles lui avaient donné un logement dans les jardins de Tzarsko-Zélo. Ce bon homme, nourri dans l’Antiquité, qui avait vécu de longues années dans la familiarité des anciens tzars, n’aimait rien, n’admirait rien (après les Iwans) que la Terreur et Robespierre. Il avait été à Paris en 93, et il en avait rapporté une grande satisfaction. Quand il apprit le 9 thermidor, il fondit en larmes. Tout son travail, auprès d’Alexandre, de concert avec les princesses, c’était de l’arrêter dans ses velléités libérales.
A cette influence, vint s’en joindre une autre, forte sur la société russe, celle de M. de Maistre. Grâce à ce grand écrivain, la Russie apprit, comme de la bouche de la France, que le despotisme dont elle s’excusait était justement l’idéal des sociétés humaines. Quoique Alexandre eût un moment éloigné M. de Maistre, son influence alla grandissant, et les Soirées de Saint-Pétersbourg (1822) la portèrent au comble. Sa thèse paradoxale de l’éloge du bourreau, de ce miracle vivant trop méconnu jusque-là, fit une grande impression. Nicolas avait vingt-six ans. Ce livre dut fortifier en lui la tradition de Karamzine.
Contre ces étranges doctrines de l’arbitraire absolu, une force sacrée qui ne meurt jamais, la Loi, la Justice réclamait pourtant. Les essais législatifs de Catherine furent repris par Alexandre. Il chercha dans ses dangers un affermissement dans les lois. Speranski, en 1808, se mit à compiler le droit russe. Mais des hommes, jeunes, énergiques, ne s’en tinrent pas à compiler: ils voulurent que ce droit devînt chose vivante, et qu’il eût une âme. Un jeune homme entrevit l’idée de faire un véritable code russe, dans l’idée de la liberté.
Pestel, c’était son nom, était un homme de génie, pratique, point du tout utopiste. Il ne se faisait pas une Russie imaginaire. Il la prenait comme elle est, communiste, et la laissait telle. Il supposait qu’en fortifiant la commune, en l’affranchissant, en lui faisant appliquer son principe (la terre au travail), on avait l’élément primitif, la molécule originaire de la République; qu’en montant à l’arrondissement (la commune des communes), à la province, au centre enfin, on pouvait de l’élément russe arriver au gouvernement républicain plus aisément qu’au tsarisme tartare ou à l’impérialisme allemand.
Ce jeune homme, alors officier, et qui mourut colonel, fit la campagne de France, et y montra un sentiment exalté d’humanité et de justice. Arrivant à Bar-sur-Aube, et voyant des Bavarois maltraiter les habitants, il ne s’informa pas si ces Allemands étaient alliés des Russes, il fondit sur eux avec ses soldats.
Alexandre, à cette époque, avait donné au monde le spectacle curieux d’un tzar libéral. Les amis de Pestel y furent pris. Ce fut à Alexandre même qu’ils confièrent peu après leurs plans d’amélioration. Ils arrivaient un peu tard; Alexandre appartenait à la mystique Mme de Krudener; ce n’était plus un empereur, c’était un saint. Il avait dépouillé le vieil homme, et, en même temps, tout souvenir des promesses et des espérances qu’il avait données dans le danger. Il les écouta volontiers, s’émut, pleura, et leur dit que, pour ces choses si belles, la société n’était pas mûre.
Voyant qu’il ajournait tout à la céleste Jérusalem, ils parurent dissoudre l’association et la resserrèrent secrètement. Neuf ans durant, ils l’étendirent. Elle était tellement dans l’esprit et les nécessités du temps, qu’elle découvrit trois sociétés semblables qui ne se connaissaient pas. L’une, les Chevaliers (redresseurs d’abus), était russe. Une autre (l’Indépendance) était polonaise. Une troisième embrassait la Russie, la Pologne, tous les pays slaves, sous le nom de Slaves-Unis.
Elles se rapprochèrent, s’entendirent. Deux points seulement divisaient la grande société russe, l’affranchissement de la Pologne et la liberté des serfs. Il est juste de dire que les fondateurs de la société n’hésitaient point là-dessus. Ils avaient supprimé tout châtiment corporel parmi leurs serfs. Ils voulaient affranchir le paysan, et le rendre propriétaire, c’est-à-dire qu’ils risquaient leur vie pour le succès d’une idée qui, réalisée, leur eût tout d’abord coûté leur fortune.
Ces fondateurs, d’immortelle mémoire, furent, pour la branche méridionale de l’association, Pestel, devenu colonel, et les Mouravieff, officiers aussi; pour le Nord, c’était Ryleïeff, les Bestouchef, le prince Obolenski et quelques autres.
Quelque source que l’on consulte, il reste constant par tous les témoignages que Ryleïeff est un des plus grands caractères que présente l’histoire. Militaire, puis employé à la Compagnie américaine établie à Pétersbourg, il n’avait pas dédaigné d’accepter la place non rétribuée de secrétaire du tribunal criminel; acte d’excellent citoyen, dans un pays de vénalité, où il était important que cette place ne tombât point dans des mains indignes. Ryleïeff était un poète; on lit toujours avec larmes son poème prophétique où il se personnifie sous le nom de Mazeppa; victime liée par le dévouement au coursier fougueux, terrible, d’une révolution barbare qui devait l’emporter aux steppes de l’inconnu, le faire mourir dans le désert.
Le premier, dans ce poème, le premier des Russes, Ryleïeff écrivit ce mot, peu intelligible, à la Russie d’alors, mais grand, saint, pour l’avenir... «Je suis, avant tout, citoyen.»
C’était un homme doux, humain, autant qu’héroïque. Quelque effort que fasse l’enquête pour donner un autre aspect à son caractère, il est constant que, voyant un des conjurés décidé à tuer l’empereur Alexandre, il le pria au moins d’attendre, le conjura à genoux, et, le voyant inébranlable, lui dit: «Je te tuerai plutôt.»
Avec de si dignes chefs, le malheur des conjurés fut de ne pas se serrer davantage autour d’eux, de suivre d’autres influences et de trop étendre l’association.
Les chefs d’une autre société qu’ils avaient admis dans la leur, Michel Orloff et quelques autres, demandèrent, obtinrent qu’au-dessus de Ryleïeff dont la situation était peu élevée, au-dessus de Pestel qu’on jugeait trop fin et ambitieux, on nommât un dictateur. On prit un homme de haut rang, d’une famille qui avait disputé le trône aux Romanoff. C’était un prince Troubetzkoï, doux, faible, incertain, l’homme, en un mot, le plus propre à faire manquer une telle entreprise. Ceux qui le firent nommer ne voulaient, par la révolution, établir qu’une oligarchie de grands seigneurs, et craignaient par-dessus tout un chef énergique.
Nous n’oublierons jamais l’étonnement de l’Europe en 1825, quand on lut dans les journaux que ni Constantin, ni son frère, ne voulaient être empereurs. Ils restaient l’un devant l’autre, en présence de cette sanglante couronne et de ce trône de feu, sans vouloir y toucher du doigt. En ce pays de fratricide, chacun d’eux, prié par l’autre, semblait regarder cette invitation comme un appel à la mort. En réalité, ils étaient sincères. Constantin, roi de Pologne, mari d’une Polonaise, avait dès 1822 cédé aux larmes de sa femme et donné son désistement d’avance. Nicolas, qui ne pouvait pas ignorer cet acte, n’en fait pas moins proclamer son frère, lui fait prêter serment. Puis le nouveau désistement de Constantin arrive, il persiste; le Sénat proclame Nicolas. Cela à huis clos, à deux heures de nuit. Nulle explication pour le peuple ni pour l’armée. On dispose d’elle comme d’un troupeau; elle a juré, et l’on va lui faire jurer le contraire.
On est saisi de pitié en voyant l’incertitude, la complète nuit morale où l’âme consciencieuse du soldat russe était laissée par ses chefs. Les uns, partisans de Nicolas, ne daignèrent pas l’instruire du changement de situation. Les autres, les conjurés, ne pouvant lui faire comprendre leurs idées de liberté, lui faisaient croire que Constantin, auquel il venait de prêter serment, était le vrai tzar, qu’il était en marche, et qu’il punirait ceux qui passaient à Nicolas. Pleins de scrupules et de craintes, ces pauvres gens restèrent la plupart inertes, immobiles. Quelques-uns ne furent entraînés que par un mouvement de bon cœur et d’humanité, lorsqu’ils entendirent des décharges et qu’on leur dit qu’on massacrait leurs camarades.
L’empereur avait rempli le palais, la citadelle, de troupes, isolées de toute communication. Pour mieux s’assurer de celles du palais, il leur mit dans les mains son fils, un bel enfant de huit ans. Ils le reçurent avec larmes, et, quoiqu’ils appartinssent aux troupes finlandaises, qui étaient dans l’insurrection, ils devinrent inébranlables dans leur fidélité.
Les conjurés n’entraînèrent que le régiment de Finlande, troupe étrangère à la Russie, et qui la sert malgré elle, le régiment de Moscou, le corps des marins de la garde, et les grenadiers de la garde, ces derniers encore à grand’peine, après un court mais violent combat, où les Bestouchef sabrèrent les officiers de Nicolas et enlevèrent le drapeau.
Ils vinrent le planter sur la place immense, disons mieux, dans la plaine de Saint-Isaac, et prirent poste derrière la statue de Pierre-le-Grand. Il y avait un bon nombre de conjurés non militaires, armés jusqu’aux dents, des curieux plus nombreux et beaucoup de peuple, mais tout cela comme perdu dans cet énorme champ de Mars. Ils cherchèrent les deux colonels, chefs militaires de l’insurrection, Troubetzkoï et Boulatof. Ni l’un ni l’autre ne parurent. Boulatof resta tout le jour dans l’escorte même de l’empereur, près de sa personne, soit qu’il fût indécis encore, soit, comme il s’en est vanté, qu’il fût là pour le tuer, dès qu’il le verrait faiblir. Pour Troubetzkoï, éperdu, il laissa tout, et le commandement de l’insurrection, et le soin de ses papiers qui allaient perdre tant d’hommes; il se sauva chez une femme, sa belle-mère, puis chez l’ambassadeur d’Autriche, enfin chez l’empereur même, au milieu de son état-major, comme un lièvre effaré qui se cache au milieu des chiens.
Chef civil de l’insurrection, Ryleïeff se montra plus ferme que les deux chefs militaires. Il vint sur la place, les chercha inutilement. Le petit nombre des troupes insurgées donnait peu d’espoir. Quelques-uns lui conseillèrent d’improviser une armée, d’adjoindre à l’insurrection une masse de petit peuple qui se trouvait là. Il suffisait de lui livrer les boutiques d’eau-de-vie. Il les eut à peine forcées, qu’elle eut bientôt procédé au pillage général, au massacre de la police qui le bat horriblement et qu’il hait à la mort. Ce désordre aurait produit une immense diversion, Nicolas étant obligé d’employer une partie de ses troupes à massacrer ces massacreurs. Mais Ryleïeff refusa d’employer ce moyen affreux. Dès lors il était facile de prévoir l’événement. L’insurrection, resserrée contre le palais du Sénat, au bout d’une place immense, devait être infailliblement balayée par la mitraille, sabrée par la cavalerie. Ryleïeff quitta la place; il ne chercha pas d’asile, il retourna à sa maison et y attendit la mort.
L’empereur, pâle et défait, dit un témoin oculaire, ne montra pas moins beaucoup de courage. A la tête des gardes à cheval, il avança dans la plaine, et rencontra des détachements qui rejoignaient les insurgés. «Bonjour, mes enfants!» dit-il selon l’usage des tzars. «Hourra! Constantin!» fut toute leur réponse. On s’accorde à dire qu’il parut très ferme et ne se déconcerta point. Que dit-il? C’est ce qu’on ne sait pas d’une manière positive. Deux versions sont données, l’une par M. Schnitzler, qui était présent, l’autre par M. de Custine, à qui l’empereur même a conté la chose. La plus vraisemblable des deux, c’est qu’il aurait dit d’une voix retentissante: «Conversion à droite!... Marche!» Le soldat, automatiquement, aurait obéi.
Le jour, très court en décembre, s’écoula ainsi, sans que les insurgés vissent venir leurs deux colonels. Leur nombre diminua. Le régiment de Moscou se convertit et les quitta. Ceux qui restaient étaient très fermes. Sans s’inquiéter de l’artillerie qu’on avait amenée à l’empereur, et qui allait les foudroyer, ils repoussèrent toute parole de conciliation, criant: «Vive Constantin! vive la Constitution!» Ce dernier mot, loin d’encourager les leurs, comme ils le croyaient, jetait plutôt le soldat dans l’incertitude: «Qu’est-ce que cette Constitoutzia? disait-il. Est-ce la femme de l’empereur?»
Le gouverneur de Pétersbourg, le brave Miloradovitch, qui avait détaché quelques insurgés avec de belles paroles, pour les enfermer dans la citadelle, osa approcher, comptant sur le vieil attachement des soldats. «Traître, dirent les conjurés, tu n’es pas ici aux coulisses du théâtre. (Il courait fort les actrices.) Qu’as-tu fait de nos camarades?» Obolenski porta un coup de baïonnette au poitrail de son cheval, et Kakhofski l’abattit d’un coup de pistolet. Ce dernier, fort exalté, et qui s’était fait fort de tuer l’empereur, se croyait très affermi; mais, ayant encore tiré et tué le colonel Sturler, son cœur réclama. «Encore un sur ma conscience!» s’écria-t-il, et il jeta loin de lui son pistolet.
L’impression des marins fut la même, lorsqu’un des leurs ajustait le grand-duc Michel. Soit respect, soit débonnaireté, ils lui rabattirent le bras, firent manquer le coup.
Cependant, en grande pompe, la croix à la main, s’avançaient les métropolitains de Pétersbourg et de Kiew envoyés par l’empereur. On put voir combien le Russe, avec toute sa dévotion extérieure, est peu impressionné par les objets de son culte dans les grandes circonstances; combien il fait peu de cas de ses prêtres, il est vrai, peu édifiants. Ceux-ci furent reçus des soldats avec des huées, et leur voix fut couverte d’un roulement de tambour.
C’est ce que l’on attendait. Ayant mis Dieu de son côté, l’empereur, retiré au palais, fit commencer le combat. Ses troupes avaient vaincu d’avance. Il leur suffisait de laisser agir l’artillerie. Le grand-duc Michel, craignant que les artilleurs ne se fissent scrupule de tirer sur leurs pauvres compatriotes, commença le feu lui-même et tira le premier coup. Tirée de près, la mitraille fit un affreux abatis de corps, de membres déchirés. On tira environ dix fois, et alors ceux qui restaient se dispersèrent, poursuivis par les cavaliers, dont un détachement vint les couper par derrière. On ne sait ce qui périt; des trous faits dans la glace épaisse dont la Néva est couverte reçurent à l’instant les cadavres.
Les conjurés du Midi n’eurent pas meilleur sort. L’un des Bestouchef et les frères Mouravieff, intrépides et enthousiastes, ne s’étonnèrent pas de l’inertie où restaient la plupart de leurs associés. Ils s’adressèrent aux soldats, leur firent lire dans une église, par le prêtre même, un catéchisme républicain que Bestouchef avait fait de textes tirés de la Bible. On y disait que les hommes sont égaux et que l’esclavage est un crime contre Dieu. Ces maximes agirent peu sur eux; on ne les entraîna que par le nom de Constantin. Les partisans de Nicolas, plus nombreux, ayant de plus l’artillerie impériale, les battirent; mais leurs vaillants chefs se tuèrent ou se firent tuer: Bestouchef et Mouravieff ne furent pris que blessés grièvement.
Pestel, arrêté à Moscou, ne montra nulle émotion. Averti par un ami, il ne lui avait dit qu’un mot: «Sauvez-seulement mon Code russe.» Ce livre, enfoui dans la terre, y fut pris, livré à la commission, qui essaye dans son enquête de le rendre ridicule. On assure pourtant que les auteurs du Code de Nicolas ont été obligés d’adopter plusieurs des vues de Pestel. Ce qui est sûr, c’est que, dans la partie politique, son livre contenait des idées sages et humaines. Un relâchement raisonnable du cercle horrible de fer où étouffe la Russie, un gouvernement naturel et doux, analogue à la confédération américaine; la réparation de la grande injustice, si fatale à l’empire russe, le rétablissement intégral de la Pologne; de grandes libertés accordées aux juifs, dont ou eût soulagé la Pologne en leur donnant les moyens de faire un État en Orient.
Voilà donc Pestel, Ryleïeff, l’aimable et vaillant Alexandre Bestouchef, ces Mouravieff intrépides, le génie, la vertu, le courage, le vrai cœur de la Russie, dans les cachots de Pétersbourg. Il n’y manquait que Pouchkine, le grand poète national. Il était un des conjurés. Éloigné de la capitale, il venait combattre, mourir avec eux. Sur la route, il rencontre un lièvre, son cocher arrête; cette rencontre, pour tout Russe, est un mauvais signe. Pouchkine le fait continuer. Il rencontre une vieille femme; nouvelle halte: le cocher ne voulait plus avancer.
Enfin, rencontrant un prêtre (ce qui est pour eux le plus mauvais signe), le cocher quitte son siège, se jette à genoux, communique à son maître sa terreur superstitieuse. Le poète retourna, fut sauvé, réservé à de plus grands malheurs, à une fin tragique.
Le manifeste menaçant et terrible que l’empereur publia le lendemain avait été écrit, dit-on, par l’homme de la vieille impératrice, l’historien des Iwans, le patriarche de l’école de la Terreur, le vieux Karamzine.
Son élève et continuateur Bloudof fut secrétaire de l’enquête. Elle fut faite par une commission où l’empereur siégea lui-même dans la personne de son alter ego, son frère, le grand-duc Michel. Celui-ci, dur et farouche soldat, se peint d’un seul trait; un des conjurés confessant hardiment sa foi politique: «On devrait, dit le grand-duc, lui fermer la bouche à coups de baïonnette.»
Les résultats obtenus par cette procédure secrète pendant cinq mois d’interrogatoires, où tous les moyens d’intimidation et de corruption furent sans nul doute employés, ont été imprimés par le gouvernement, distribués par toute l’Europe. Il va sans dire que les conjurés sont là tous des lâches et des imbéciles. Le juge accusateur leur prodigue à chaque instant des épithètes outrageantes. Sûr de n’être pas démenti, il attribue à la plupart d’entre eux les plus tristes palinodies. Sans doute plusieurs, surtout des conjurés militaires, Russes de la vieille roche, habitués dès l’enfance à diviniser l’empereur, revinrent sincèrement à ce culte, et virent dans l’événement du 14 décembre le jugement de Dieu; mais pour le grand nombre des autres, n’a-t-on pas droit de supposer que des juges si partiaux n’ont voulu que les flétrir? Ce qui le fait croire, c’est que cette enquête si laborieusement travaillée contient des faits avoués faux par tous les partis, de fausses dates par exemple. Elle suppose qu’au principe des associations, en 1817, lorsque Alexandre était tellement aimé encore, consulté des conjurés mêmes, qui lui soumettaient leur plan, ils pensaient à tuer l’empereur et la famille impériale!
Quand on songe que pendant tant d’années, parmi tant de personnes, il n’y eut pas un seul traître, quand on, songe à l’intrépidité connue des chefs, à leur mort simple et sublime, comment croire qu’ils aient à plaisir dénoncé, livré leurs amis?
L’histoire gardera sa page la plus noire pour y écrire le nom des juges qui, non contents d’immoler ces grandes victimes, ont essayé, dans un pamphlet décoré du nom d’enquête, de les déshonorer et d’assassiner leur mémoire! Que dis-je? de les atteindre en un point qui touche souvent les grands cœurs plus que la gloire même, en ce qui fut la vie de la vie pour ces hommes héroïques et bons, je veux dire dans l’amitié!
Qu’on lise l’éloge enthousiaste que Ryleïeff, dans son poème, fait de celui qu’il promettait à la patrie comme un héros, de son jeune ami, Alexandre Bestouchef, on sentira la profondeur de tendresse qui fut dans cette grande âme.
Eh! qu’aurait gagné Ryleïeff à dénoncer ses amis, lui qui, dès le commencement, réclama la mort pour lui seul, déclarant que le 14 décembre était son œuvre et qu’il en était l’auteur.
Les sentiments forts et calmes qu’eut Ryleïeff au jugement sont exprimés déjà dans son poème. Par une sorte de seconde vue, le héros avait vu son sort, et d’avance il avait chanté le chant du trépas. «Ce qui parut à nos rêves un décret du ciel n’était pas encore décrété. Patience! Que le colosse accumule encore ses forces, qu’il défaille à vouloir étreindre la moitié de l’univers. Laissons-le, gonflé d’orgueil, parader aux rayons du soleil... Patience! La colère du ciel ne l’en mettra pas moins en poudre... Dieu, c’est la rémunération elle-même! Il ne permet pas que le péché, une fois semé, ne produise sa moisson.»
Cependant l’enquête, poursuivie dans les cinq mois, révélait aux yeux effrayés le nombre infini des coupables. L’empereur n’avait pas eu la moindre idée de son danger. Il crut, au 14 décembre, qu’il s’agissait de quelques hommes dévoués à Constantin, et voilà qu’on lui révélait l’immensité d’une mine terrible qui avait pénétré partout sous la terre. Nulle famille importante qui n’eût un de ses membres dans la conspiration. A vrai dire, c’était la Russie elle-même, du moins la Russie pensante, qui abjurait le tzarisme, et voulait se transformer. Ce trône où Nicolas montait, quelle était maintenant sa base? Ne portait-il pas en l’air? Uniquement sur le vague respect des serfs, sur leur espoir de trouver tôt ou tard une protection dans ce dieu inconnu, lointain, qui ne protège jamais. Sous Paul, qui avait pourtant un vif instinct de justice, les serfs qui vinrent se plaindre à lui s’en trouvèrent fort mal; il trouva la chose si dangereuse, qu’il fit avertir leurs maîtres, et renvoya aux châtiments ces infortunés. Pendant les cinq mois que dura l’enquête, on dit par toute la Russie que l’empereur Nicolas allait prononcer l’émancipation des serfs. Ils le crurent si bien qu’ils ne payaient plus. Raffermi, il rétablit l’ordre ancien et fit payer à main armée.
Que devinrent les régiments qui avaient pris part à l’insurrection? Leur sort est resté un problème. Tel bataillon fut envoyé au Caucase, tel en Sibérie. Beaucoup croient en Russie que la majeure partie des régiments de Finlande a été enfouie dans les cachots de Kronstadt, humides et sans jour, sous la mer. Ce que doit être une telle habitation, dans l’horreur du climat russe, on doit le comprendre. Ces infortunés, s’il en reste, entendent depuis trente années la Baltique rouler sur leurs têtes, enviant la vague libre et la liberté des naufrages. La pensée, la douleur peut-être, espérons-le, doivent s’éteindre dans une telle situation.
Dans les familles connues, on punit très peu de personnes, cent vingt hommes en tout. On voulut dissimuler l’étendue immense du mal. On trembla que ces bandes innombrables de coupables ne se crussent connues pour telles et ne fussent précipitées dans l’action par le désespoir. L’empereur en fit venir un grand nombre auprès de lui, les écoutant volontiers, voulant les croire innocents, les renvoyant comme tels. Vains efforts, il n’y avait plus de sûreté ni de confiance! La terreur, lancée du trône, était retournée au trône. Elle y reste, et l’empereur, né sévère, est devenu, sous cette impression de défiance universelle, de plus en plus dur et implacable. L’impossibilité de savoir ses vrais ennemis a aigri, ulcéré, ensauvagé son cœur. La Russie étant sa base, il a dû détourner, autant qu’il le pouvait, des Russes cette fureur de punir qui est devenue sa nature. Tout est coupable: c’est la Pologne, ce sont les juifs, ce sont les Grecs catholiques, c’est la Révolution, l’Europe... Ainsi, du 14 décembre jusqu’à nous, va continuant, toujours plus violent, plus terrible, ce 93 russe, qui dure depuis trente années.
Ce qui lui fit le plus d’impression, ce fut son entrevue avec Nicolas Bestouchef. Nous tirons ce sujet d’un livre très russe, très partial pour l’empereur. Il fut saisi de l’intrépidité de ce conjuré, de sa franchise, de la netteté avec laquelle il exposa tous les abus de l’empire. Il le regarda fixement et lui dit: Si j’étais sûr d’avoir en vous désormais un serviteur fidèle, je pourrais vous pardonner.—Eh! sire, répondit Bestouchef, voilà justement de quoi nous nous plaignons, que l’empereur puisse tout. Laissez la justice suivre son cours, et que le sort de vos sujets ne dépende plus que des lois!»
Cinq des condamnés du 14 décembre furent condamnés à être écartelés: Pestel, Ryleïeff, Mouravieff-Apostol, Michel Bestouchef et Kakhofski.
L’empereur les gracia, en ayant soin, toutefois, que la peine inférieure, substituée à l’écartèlement, fût plus infamante. Ils durent être pendus, supplice inouï en Russie.
Tous les cinq se montrèrent fermes.
Plusieurs ne voulurent point de prêtres, se croyant suffisamment épurés par le martyre qu’ils enduraient pour la patrie.
Pestel déclara que, plus que jamais, il était fixe dans la foi consignée dans son Droit russe.
Le 25 juillet 1825, à deux heures du matin, on éleva, sur le rempart de la forteresse, l’instrument du supplice, une haute et large potence, où cinq corps tinssent de front. Sous ce climat, on le sait, il n’y a pas de nuit réelle en juillet; le crépuscule joint l’aurore. On distinguait tout. Les troupes arrivaient, peu de spectateurs; on avait laissé ignorer le moment de l’exécution. Toute la Russie dormait pendant qu’on mourait pour elle.
A trois heures on amena les condamnés à qui on laissait la vie; on les dégrada, on brûla devant eux leur uniforme. En capote de forçats, ils partirent pour la Sibérie.
Enfin parurent les cinq condamnés à mort avec de grands capuchons qui ne laissaient pas voir leurs traits et cachaient leurs yeux.
Quand ils eurent monté les escabeaux et qu’on leur eut passé la corde au cou, la plate-forme où ils étaient s’enfonça sous leurs pieds. Deux furent étranglés. Pour les trois autres, la corde glissant sur les capuchons, les malheureux tombèrent pêle-mêle, avec la trappe et les escabeaux, dans le trou béant sous la potence. Le pendu manqué doit avoir sa grâce, selon mainte loi du Moyen-âge. Mais qui eût osé surseoir à l’exécution? L’empereur, absent de Pétersbourg, était aux jardins de Tzarsko-Zélo. On les releva meurtris, on rétablit le gibet. Ryleïeff, en remontant d’un pas ferme, prononça avec douceur un reproche à la destinée: «Il était dit que rien ne me réussirait, pas même la mort.» Un moment, il n’existait plus.
Ce grand homme avait, dit-on, lui-même souhaité mourir, sentant qu’à sa noble action se mêlait une ombre. Quelle? il l’exprima lui-même: «J’ai agi sans l’aveu du peuple russe.»
Faute du temps, et non de l’homme. Ce peuple, en pleine nuit barbare, pauvre mineur, simple enfant, ne pouvait ni s’expliquer ses propres instincts, ni voir sa pensée, ni la formuler. Nul moyen de le consulter.
Est-ce à dire que cette nuit devait être perpétuelle? qu’on devait éterniser cette incapacité en la respectant? qu’ayant un peuple encore muet, on ne devait rien faire pour lui délier la langue, lui faire dire le premier mot.
Le scrupule de Ryleïeff est naturel, on le sent. Se trouvant seul l’intelligence, la pensée et le cerveau de ce corps énorme de cinquante millions d’hommes qui ne pensaient pas encore, il fut lui-même frappé de sa responsabilité, et demanda un moment à Dieu si véritablement, lui, simple homme, pauvre individu, il était la pensée du peuple.
Scrupule respectable à jamais, qui ne tombe guère dans la tête des faiseurs de révolutions, et qui doit nous faire honorer la candeur de l’âme russe. Mais, en réalité, c’est trop.
Non, grand homme, n’en doutez pas. Vous avez été, ce jour-là, la conscience de la Russie, sa conscience prophétique. Ce qu’elle pensera, à mesure qu’elle se met à penser, fut dans le génie de Pestel et dans le cœur de Ryleïeff. L’âme de la Russie, non telle qu’elle est dans ce point d’abjection misérable, mais tout entière en tous ses âges, surtout les âges à venir, elle était en vous; vous eûtes droit d’agir et de parler pour elle; pourquoi? Vous étiez elle-même.
Mais quel service votre mort lui a rendu, à cette âme! Elle était jusque-là flottante en tout un peuple et ne pouvait rien. Arrêtée, concentrée en vous, vous la lui rendez puissante, efficace, sous la seule forme où son enfance lui permette de la saisir,—sous forme d’hommes et de martyrs,—incarnée dans votre vie, glorifiée dans votre mort. En sorte qu’au lieu des ombres douteuses qu’elle eut dans les saints du passé, elle a en vous son saint des saints. Elle n’eût pas compris vos discours, mais elle comprend bien vos reliques. Vous lui avez donné de quoi mettre à jamais sur son autel.
VIII
DE L’EXTERMINATION DE LA POLOGNE
Au moment où l’empereur, remis des impressions du 14 décembre, rattachait les serfs à la glèbe et brisait leurs espérances, ils lui donnèrent une preuve de leur courageux dévouement au bien, confirmant ce que les conjurés lui avaient dit des abus de l’empire, et les révélant, à leur grand péril. Dans une revue que faisait l’empereur, quatre paysans se présentent et demandent à lui parler. On les repousse; on leur dit d’expliquer ce qu’ils ont à dire; ils ne veulent parler qu’à lui. Admis, ils se jettent à genoux, et l’un dit: «Père, on te vole... Tu n’as qu’à aller à Kronstadt, tu verras, en plein bazar, qu’on vend dans les boutiques les agrès de tes vaisseaux, les effets de ta marine.» L’empereur envoie trois cents hommes; on cerne le bazar, on trouve les vols. Une enquête sévère commence. Peu après, chantiers, bazar, tout périt dans un incendie, et l’enquête en même temps.
L’empereur put apprécier les hommes du 14 décembre quand ces naïves voix du peuple appuyaient ainsi leurs révélations. Ils lui avaient rendu un véritable service dans leurs derniers entretiens, celui de lui montrer la Russie comme elle est, comme une grande plaie saignante. Ils lui avaient enseigné, à ce jeune militaire, né dur, ironique, le respect du peuple russe, un peuple où se trouvaient des hommes si fanatiques de loi et de justice, qu’en présence même de la mort ils ne voulaient pas de grâce arbitraire, et disaient: «Laissez faire aux lois.»
Pestel voulait un dictateur qui réorganisât, épurât l’administration. Et l’idée du peuple russe ne s’éloignait pas de cela. Il désirait un juste juge, terrible aux méchants. Et il eût fallu que ce juge se multipliât dans tout l’empire. Ce n’était pas de lois seulement, c’était d’hommes qu’avait besoin la Russie. Il eût fallu, entre le père et les enfants, choisir des juges honnêtes, les rétribuer convenablement, pour qu’ils n’eussent pas à se vendre, faire des exemples sérieux aux premières prévarications, frapper peu, mais frapper fort, rétablir la probité dans les tribunaux et l’administration, élever le niveau moral de la nation, l’aider à se dégager d’une corruption envieillie, la rendre peu à peu digne de s’administrer. Le premier point de cela, c’était qu’il y eût au sommet, non un homme de génie, mais un grand courage, un grand cœur, qui, par son exemple même, relevât le caractère russe, l’affermît, l’initiât au bien,—un héroïque éducateur de la conscience nationale.
L’empereur ne fut point cela. Mal entouré et plein de défiances légitimes, il essayait d’abord de tout faire lui-même, et il succombait à la peine. C’était moins des actes que des hommes qu’il eût fallu faire choisir et créer des agents.
Comme la plupart des hommes de cette époque, comme plusieurs des conjurés même, il croyait fortement à l’efficacité des lois. L’un d’eux, M. Tourgueneff, dans son estimable livre, semble croire que la Russie serait sauvée si elle adoptait telle loi anglaise ou française. L’empereur croyait de même que l’ordre serait dans l’empire lorsqu’on aurait compilé le digeste des lois russes. Il confia ce travail immense au légiste Speranski. En cela, il a servi l’érudition plus que la législation. Dans ce chaos infini d’ukases contradictoires, le juge choisit ce qu’il veut, et l’arbitraire est le même.
Une organisation sévère du pouvoir judiciaire devait passer avant tout. Ce que demandait le peuple, c’était partout le juste juge. Il fallait lui donner une haute et sévère éducation de justice.
Hélas! la fatalité, la passion, l’ont poussé, ce peuple, dans la voie contraire, une éducation d’injustice,—lui faisant embrasser contre un peuple frère le plus dépravant des métiers, celui de bourreau.
L’empereur cherchait la voie droite, mais il avait en lui une cause intime de déviation. Il aimait la justice, mais l’aimait d’un cœur cruel; il l’aimait dans un orgueil personnel, comme chose à lui, comme justice du tzar, non comme justice de Dieu.
Une pierre s’est trouvée sur sa route,—il a déraillé pour toujours.—Où va-t-il? On ne le sait.
Cette pierre est la Pologne.
Pierre fatale, indestructible, qu’on broie et rebroie en vain. Elle reste toujours la même.
L’enquête du 14 décembre avait dévoilé une chose qui devait étonner, toucher l’empereur, désarmer son cœur à jamais, c’était la magnanimité que les Polonais déployèrent dans leurs rapports secrets avec les conjurés russes.—Ceux-ci se montrèrent Romains, et les Polonais chevaliers. Pestel croyait, comme Brutus, qu’il faut tuer le tyran pour tuer la tyrannie. Les Polonais réclamèrent. Ils se montrèrent plus cléments pour leur ennemi que les Russes pour leur maître. Cet injuste usurpateur, ce souverain parjure, qui se jouait de la constitution qu’il avait donnée lui-même, ils insistèrent pour le sauver. Le bon et généreux colonel Krzyzanowski, cœur honnête, humain et tendre, dit au républicain russe qu’il n’avait pas ouï dire que jamais les Polonais eussent tué leurs rois.
C’est ce même colonel que Mme Félinska vit mourant en Sibérie.
Pour apprécier la magnanimité des Polonais, il faut savoir que non seulement leurs lois étaient violées, leurs assemblées illusoires; qu’on venait de leur ôter la publicité des débats, etc., etc.; mais que l’empereur les livrait personnellement au caprice, à la férocité de Constantin. Il faut savoir que celui-ci, cruel et malicieux, tigre-singe, mettait son bonheur dans les vexations les plus fantasques et dans les supplices. Chose épouvantable à dire, il avait aux cachots des Carmes, pour jouet, un prisonnier, l’infortuné Lukasinski, sur lequel il épuisa tout ce que l’imagination humaine a conçu jamais de souffrances. La faim, les chaînes, les tortures, l’horrible emploi de la soif pendant des semaines (point d’eau, et des harengs secs pour tout aliment), la bastonnade redonnée chaque fois qu’il était guéri... Et tout cela avec mesure. Constantin craignait surtout qu’il n’échappât par la mort.
L’homme de fer et d’airain qui suffit à tant de supplices était un brave officier de l’ancienne armée. Il avait recueilli les dernières paroles, le souffle de Dombrowski. Ce chef et créateur des fameuses légions polonaises, mourant en 1818, témoigna quelque regret de ce que ses héroïques compagnons avaient donné tant de sang à des causes étrangères, si peu à la Pologne même. De cette grave parole sortit toute une génération nouvelle, un nouveau monde de héros, d’intrépides conspirateurs. Le premier fut Lukasinski.
Le tyran sentait en cet homme quelque chose de terrible, l’âme de la Pologne elle-même; en lui, il tâchait de saisir cette grande âme invisible de la nation. Ne pouvant vaincre son silence, on voulut du moins le déshonorer; on supposa qu’il avait dénoncé ses complices. S’il en eût été ainsi, il n’eût pas trouvé une barbarie croissante dans son furieux geôlier. Constantin, en 1830, quand les Polonais eurent la générosité insensée de le laisser échapper, n’emporta nul autre trésor que son prisonnier; ni or, ni argent, ne valait pour sa férocité autant que son jouet vivant; lié à l’affût d’un canon qu’on tirait au grand galop, un homme, une ombre, suivait à la course le pauvre Lukasinski...
Retournons à l’affaire de décembre 1825. Les accusés polonais, le bon colonel et autres, devaient être jugés en Pologne par la haute cour ou le sénat. Ce corps, plein de partisans dévoués à la Russie, semblait devoir condamner à l’aveugle. L’empereur n’en faisait aucun doute. Mais la force de l’opinion était telle en ce moment, qu’elle emporta le sénat. Il déclara les accusés coupables de non-révélation pour le complot russe, mais innocents pour la Pologne; il ne les condamna qu’à des peines légères. Le président écrivit hardiment au tzar: «Ils ne se sont associés que pour le maintien de leur nationalité; ils partent du traité de Vienne, qui l’a reconnue. La haute cour n’a rien vu là de criminel ni de punissable.» Acte intrépide! Qu’on songe que ce n’est pas ici la grande Pologne ancienne de vingt millions d’hommes qui parle; c’est l’imperceptible Pologne telle qu’Alexandre l’a faite, réduite, pour ainsi dire, à la banlieue de Varsovie.
L’ours blanc grinça des dents.—Et quand je dis l’ours, je dis la Russie. Cette absolution indigna, révolta la plupart des Russes. Ils trouvèrent la Pologne ingrate; mieux traitée que la Russie, ayant un semblant de constitution, ne devait-elle pas se tenir heureuse? Ils lui reprochaient, en l’exagérant, sa prospérité matérielle, fruit naturel de la paix, et qu’ils croyaient l’œuvre du tzar; les embellissements de Varsovie (faits avec l’argent polonais), la création, surtout, de ces banques territoriales, qui donnent aux Polonais une si agréable facilité de se ruiner.
Et quand l’empereur vit cette irritation de la Russie, et qu’il avait son peuple avec lui, sa fureur ne se contint plus. Il ne se souvint plus des lois, ni de son rôle de législateur, de Justinien russe. Il se montra franchement, selon sa nature, un Tartare. Il ne permit pas même que l’arrêt fût public. Constantin voulait simplement une commission militaire pour fusiller les condamnés. On les enleva en Sibérie, avec un outrageant mépris du tribunal polonais et de la Pologne.
Cependant on commençait à dire à l’empereur que ce petit pays n’avait droit à rien de plus que toute autre province russe. C’était une anomalie qu’il fallait ramener à la règle, faire rentrer dans la centralisation générale de l’empire. Les souverains, admirateurs de Napoléon (surtout de ses fautes), n’estiment rien plus en lui que cet effort de centralisation qui lui fit administrer par les mêmes lois des peuples de dix langues et de mœurs contraires, la préfecture de Hambourg et celle de Rome. L’esprit légiste et bureaucrate qui régnait à Pétersbourg poussait l’empereur à ces deux choses, la centralisation injuste, la codification grossière. Il se jeta dans une œuvre insensée, immense, où il mourra à la peine: l’assimilation complète de la Pologne à la Russie, l’absorption, l’anéantissement de la nationalité polonaise.
Les errements à suivre étaient tout tracés. Catherine, qui était athée, avait pris pour point de départ contre la Pologne la question religieuse. C’est le meilleur moyen d’attaque, la plus forte prise. D’abord, on s’appuie sur la dévotion ignorante et le fanatisme russe; puis on touche à la Pologne sur un point où elle n’a pas les sympathies de l’Europe. Celle-ci se hâte de croire, en ce cas, qu’il s’agit d’une affaire de prêtres, et elle se confirme dans son indifférence et dans son repos.
Ce qui a nui le plus à la Pologne, ce sont ses défenseurs papistes, qui la montraient justement liée à ce qui meurt et doit mourir. L’Italie vaincra et vivra, parce qu’elle a quitté le prêtre, et qu’elle marche avec l’Europe. L’Irlande va s’enfonçant, parce qu’elle reste avec le prêtre, c’est-à-dire hors de l’Europe; elle a mis sa vie en ce qui est mort. La Pologne n’est pas morte; vivante, elle est dans le sépulcre, et elle n’en sortira pas tant qu’elle ne comprendra pas sa contradiction intérieure, qui neutralise sa force et l’isole du monde vivant. Peuple d’esprit héroïque et d’un libre esprit, elle se croit catholique; elle l’est, non de nature, mais de volonté, contre la Russie. Le catholicisme est justement la négation de l’individualité héroïque, qui est le fonds des Polonais.
Le pape et La Quotidienne leur ont dit plus de dix fois et avec raison: «Si vous êtes catholiques, obéissez, soumettez-vous, portez le joug de la Russie.»
M. de Montalembert, dans sa défense juvénile et chaleureuse de la Pologne (1833), a dit un mot bien étourdi, que l’empereur Nicolas eût payé fort cher. Il rapproche la gloire polonaise de celle de la Vendée. Assimilation inexacte autant qu’imprudente. La Vendée, c’est la guerre civile. La Vendée, c’est le Français frappant la France par derrière, pendant que toute l’Europe vient l’attaquer par devant. Rien de semblable dans la lutte légitime, loyale, héroïque, de l’infortunée Pologne contre l’étranger, contre la Russie.
Celle-ci, sous Alexandre, le père de la Sainte-Alliance, ous l’influence de Mme de Krudener, de M. de Maistre, avait vu dans le haut clergé polonais l’un des meilleurs instruments de l’obscurantisme. Les évêchés furent multipliés bien au delà de ce que comportait une si faible population, et rétribués énormément. Chaque évêque touchait par an soixante mille florins polonais, un cent huit mille, et le primat cent vingt mille. Quant au clergé inférieur, on le flattait en fermant les yeux sur sa prétention de ne point reconnaître les tribunaux ordinaires.
Autant l’esprit d’indépendance politique et de nationalité était réprimé durement, autant on ménageait l’indépendance ecclésiastique. On laissait le clergé régler ses affaires lui-même, de concert avec Rome. Bien plus, on lui avait livré le ministère des cultes et de l’instruction publique, où siégeait l’archevêque primat, avec deux évêques. La maison même de Constantin était un centre de bigotisme. Sa femme était le soutien de la congrégation de l’Agneau de Dieu. L’abrutissement de la Pologne semblait l’œuvre commune où s’entendaient parfaitement la tyrannie militaire et l’obscurantisme religieux.
Dans la grande affaire du jugement de la haute cour, la Russie comptait sur la voix des huit évêques qui y siégeaient. Ils auraient pu alléguer leur caractère pour se dispenser de juger. Ils jugèrent, et, suivant le torrent de l’opinion publique, déclarèrent comme les autres juges que les accusés n’étaient pas coupables en ce qui touchait la Pologne.
L’empereur prit cette absolution pour un outrage personnel. Il commença la guerre contre l’Église polonaise.
Le premier acte, sage, du reste, fut une organisation générale de l’instruction publique combinée pour ôter au clergé catholique toute influence sur l’éducation. Le second acte, plus directement agressif, fut la création d’un collège ou tribunal ecclésiastique, pour régler les affaires des Grecs-Uniates (c’est-à-dire, unis à Rome), collège analogue à celui qui gouverne, sous l’empereur, l’Église grecque de Russie. C’était un peuple de trois millions d’âmes, jusque-là soumis au pape, que le tzar réunissait au pontificat moscovite.
Il voulait aller plus avant, empêcher le clergé polonais de correspondre avec le pape autrement que par l’intermédiaire du gouvernement. C’est ce qui jeta ce clergé dans la révolution de 1830.
Chose bizarre! notre révolution de Juillet, faite surtout contre les prêtres et le bigotisme du roi, se trouva, dans ses imitatrices, la Belgique et la Pologne, une révolution de prêtres!
C’est ce qui contribua plus qu’aucune chose à perdre celle de Pologne, premièrement, en lui donnant un général ridicule, un homme du Sacré-Cœur ou de l’Agneau de Dieu, homme suspect, inepte ou perfide, qui ne ménageait que la Russie et ne faisait la guerre qu’aux Polonais patriotes.
La révolution polonaise, dans cette triste direction, s’excusant d’être une révolution, devenant une croisade, se tournait tout naturellement du côté de Rome. Elle attendait du pape un secours moral; elle supposait qu’une bulle armerait le peuple, entraînerait les masses agricoles, soulèverait la terre elle-même. Il faut lire la réponse pitoyable de Rome, et comme elle se retire honteusement derrière les puissances du premier ordre, qui fixeront le sort de la Pologne, à la satisfaction commune des parties!
Satisfaction! Il n’y eut jamais de mot plus cruellement dérisoire! C’était le moment où l’empereur, la voyant abandonnée de Rome et de la France, prenait la résolution—de l’opprimer? non—de la supprimer, de la faire disparaître de la face de la terre.
Voici le plus grand des crimes qu’on ait tentés sur la terre. Qu’on se garde de chercher aucun terme de comparaison.
On a entrepris non seulement de tuer la Pologne, ses lois, sa religion, sa langue, sa littérature, sa civilisation nationale,—mais de tuer les Polonais, de les anéantir comme race, de briser le nerf de la population, en sorte que, si elle subsiste comme troupeau de créatures humaines, elle ait disparu comme population polonaise, comme vitalité et comme énergie.
Moi-même, jusqu’ici, je n’avais pas voulu le croire. Je m’étais toujours obstiné à prendre ce mot: tuer la Pologne, pour une pure hyperbole, une exagération de rhétorique. Cependant, il faut se rendre. J’ai sous les yeux la série (incomplète encore) des ukases impériaux, qui, d’année en année, suivent imperturbablement le plan d’une destruction systématique.
Comment se fait-il que les Polonais n’aient pas entrepris ce simple travail, de réunir, d’imprimer le texte trop significatif de ces effroyables lois, d’élever à leur ennemi ce grand monument funèbre qui l’aurait mieux caractérisé que toute déclamation? Un conquérant tartare se plut à élever à sa gloire une pyramide de cent mille têtes de morts dans la plaine de Bagdad. Combien plus magnifique le monument que nous proposons, construit de milliers de lois meurtrières! Quel superbe trophée de la Mort!
Ne comparez rien à ceci.
L’ancienne Rome crut avoir détruit le nom juif. Et elle ne fit que le disperser par toute la terre. L’expulsion des juifs d’Espagne n’a pas amené leur destruction.
La Convention, dans un moment de péril et de fureur, poussée par toute l’Europe, attaquée par derrière par l’insurrection vendéenne, jura l’extermination de la Vendée. La Vendée a subsisté, et c’est un des pays les mieux peuplés de la France.
L’entreprise de Louis XIV pour convertir ou détruire les protestants présente plus d’analogie avec la destruction polonaise. Nous y trouvons, comme en Russie, un code immense de lois combinées pour la proscription. Pourtant la différence est grande. Il n’y a pas là les razzias tartares qu’on a faites sur la Pologne, les transplantations meurtrières de races et de familles. Aussi non seulement les protestants émigrés ont subsisté en Europe, mais ils ont duré et fleuri en France, dans tous les métiers d’argent: ils en prêtent aujourd’hui aux fils de leurs persécuteurs.
Non, rien ne ressemble à ceci, rien. Ni les lois, ni l’épée, n’auraient pu accomplir l’opération gigantesque d’une destruction si terrible. Deux exemples seulement pouvaient mettre sur la voie des moyens plus efficaces pour arriver à ce but.
En Irlande, on a vu un peuple qui par l’excès des misères, sans perdre sensiblement sa population, dégénérait, se fondait, s’effaçait entièrement. Des hommes restaient encore, la race n’existait plus.
En France, aux dernières années de Napoléon, toute la population active étant enlevée régulièrement par la guerre, on a vu la taille baisser. Encore quelques années d’un tel système, et la race aurait changé. Un peuple qui n’est plus renouvelé que par les infirmes, les rachitiques, les malades, doit peu à peu s’affaisser. Comme nombre, il peut rester le même; comme force, comme efficacité, il a bientôt disparu.
Voilà des exemples, voilà des leçons. En réunissant ces moyens, nous pouvons faire quelque chose dans ce grand art de la mort. Mettons ensemble la misère de l’Irlande, le recrutement de Napoléon, le fameux code des suspects pris aux lois de la Terreur ou à celles de Louis XIV; joignons à tous ces moyens occidentaux le grand moyen oriental, les brusques transplantations d’hommes sous des climats ennemis, il y aura bien du malheur si le polonisme résiste à ces moyens combinés.
Le polonisme, mot nouveau, qui désigne moins une race qu’un esprit. La Pologne n’est plus un peuple dans la pensée des destructeurs, c’est une idée, c’est une âme mauvaise, c’est une perversion de l’intelligence, quelque chose comme une hérésie.
Cela caractérise la lutte et en dit le résultat. Oui, la Pologne est un esprit, et elle n’a contre elle qu’un corps. La force barbare et cruelle qui la tient dans ses tenailles peut tout, sauf devenir un esprit. Elle reste brutalité, matière, et le devient de plus en plus. Pour l’absorption d’une âme, il faudrait qu’elle fût une âme, et cela lui est interdit.
Maintenant il faut écarter toute poésie, dire positivement, platement, la plate réalité, dire bassement les choses basses.
Quelle est la véritable puissance qui poursuit la destruction de la Pologne? L’empereur seul? Plût au ciel! Un individu se lasse. La Russie? Nullement: aujourd’hui elle ne ressent guère que de la pitié.
Non, cette puissance de mort n’est ni un homme, ni un peuple; c’est la boue organisée qu’on appelle administration: c’est la masse d’intrigants, de parvenus étrangers, insectes des marais du Nord, qui grouillent autour de l’empereur.
La Pologne est une affaire. Voilà le secret.
Des milliers d’hommes, bureaucrates, gens de police, et fonctionnaires de toute sorte, militaires, demi-militaires (comme il y en a tant en Russie), tout cela est engagé dans l’affaire, ou par des places lucratives, ou par les confiscations. L’empereur est bon, et il sait récompenser ses serviteurs. L’un d’eux, Adam de Wurtemberg, s’est fait donner par son maître la maison de sa mère vivante. Il a mis sa mère à la porte. Il a fait cribler de boulets la maison de sa grand’mère, octogénaire malade, qu’on ne pouvait transporter.
La proie augmente la faim, les mangeurs se multiplient quand l’appât abonde. La mort et la destruction, ces forces qu’on croirait négatives, se sont trouvées créatrices; elles ont eu une exécrable fécondité, elles ont fait une génération de reptiles et de vers rongeurs. Et la Russie, maintenant est enveloppée de cette vermine. On lui donne incessamment de la Pologne à dévorer.
Courez donc, vers affamés, intrigants de toute race, courez à cette curée! Le fils du pope, qui saura lire, écrire, verbaliser, aura place dans la police. Le jeune homme, petit noble, corrompu dès les écoles, avide, ambitieux, prêt à tout, saura bien se faire une case dans les monstrueux bâtiments des administrations centrales de Saint-Pétersbourg. S’il est bas, sans cœur, il montera vite. L’avancement est très rapide. Plusieurs des hauts fonctionnaires de l’empire n’ont pas trente ans. S’ils peuvent approcher du maître, s’ils trouvent jour à flatter le seul côté où on le prenne, la fureur, leur fortune est faite. A eux d’éveiller sans cesse cette fureur au nom de sa gloire, d’entretenir dans un homme placé à cette hauteur fatale le vertige, la fausse poésie qu’on trouve à s’imaginer qu’on a pu détruire un peuple.
Ces gens-là ne manqueront jamais d’ukases nouveaux à proposer. La violence de l’empereur est pour eux un fonds excellent qu’ils exploitent; jour et nuit ils y travaillent. Ils y trouvent fortune, honneurs, positions éminentes, avancement subit et brusque qui franchit tous les degrés.
Reportons-nous au moment de la première fureur de l’empereur, quand il tint la Pologne vaincue dans sa main. Une Pologne réduite à trois millions d’hommes avait osé lever l’épée sur une Russie de cinquante. Ces insolents Polonais, un Dembinski, par exemple, avaient si peu respecté la puissance impériale, qu’avec quelques poignées d’hommes ils se promenaient en long, en large, à travers les armées russes, sans qu’on pût les arrêter.
Maintenant il la tenait dans la main, cette Pologne; il la regardait de l’œil dont regarde l’ours, mangeur de miel, dans les forêts du Nord, quand il tient empoignée une abeille au creux de sa patte velue. Lui tirera-t-il une aile ou bien l’autre, ou un des membres? Il ne veut pas l’étouffer, mais qu’elle expire lentement.
La première opération fut d’assommer les prisonniers qui ne voulaient pas se faire Russes. Nous avons dit la boucherie de Kronstadt: à chaque homme, huit mille coups! Comme on meurt vers quatre mille, on avait l’attention de guérir les patients, pour rendre l’exécution possible: elle se faisait en plusieurs fois.
Ceux qui se laissaient faire Russes, on les menait au Caucase, on les plaçait aux avant-postes. Les Tcherkesses, excellents tireurs, en avaient fait bientôt justice.
L’empereur fut quelque peu dérangé dans ces jouissances par les faibles, froides et lâches représentations des gouvernements anglais et français. Il savait parfaitement que l’Angleterre, traînant son boulet industriel (boulet d’or, mais non moins pesant), ne voulait et ne pouvait rien; encore moins Louis-Philippe, humble devant Nicolas et roi à genoux. Grimace des deux côtés. Une grimace répondit. Il dit qu’il donnait aux vaincus une constitution nouvelle. Cet acte n’était rien de plus que l’anéantissement de la Pologne. Ceux qui réclamaient pour elle se tinrent satisfaits.
Dans le statut de février 1832, la Pologne devient une simple division de l’empire russe. La couronne polonaise ne se prend plus qu’à Moscou. Plus de liberté individuelle ni de liberté de la presse. Plus de diète. Des juges révocables à volonté. Toutes les places accessibles aux Russes. Plus de responsabilité des ministres. Plus d’armée spécialement polonaise. La confiscation rétablie. L’exil hors de la Pologne, c’est-à-dire en Sibérie, etc., etc.
Quel que fût cet acte étrange, l’empereur semble avoir été indigné de conserver une ombre de constitution. Les états provinciaux qu’il substituait à la diète lui semblaient une énorme, une intolérable concession. En l’accordant à l’Europe, il voulut braver l’Europe. Et, un mois après, en mars, il fit commencer l’exécution des deux mesures effroyables, la transplantation des familles et les enlèvements d’enfants.
Dans un seul gouvernement, celui de Podolie, ordre de transplanter cinq mille familles (vingt-cinq ou trente mille âmes) d’insurgés amnistiés ou de personnes suspectes; ordre de les transplanter sur la ligne du Caucase, sur les terres incultes et fiévreuses, à deux pas de l’ennemi.
La réponse du gouverneur de Podolie est intéressante.—Il y a, dit-il, trois classes de nobles: les nobles propriétaires, les nobles domestiques, laboureurs et ouvriers,—enfin les nobles des villes, bourgeois, avocats, etc. Il est bien essentiel de ne pas s’en tenir à la première, mais de prendre dans les deux autres, «de dépeupler le pays de ces gens-là».
Cet appel d’exécrable flatterie à la férocité impériale est parfaitement entendu. Dans sa lettre du 6-18 avril 1832, le ministre de l’intérieur répond que Sa Majesté a sanctionné ces règlements, ajoutant de sa main: «Ils serviront non seulement pour la Podolie, mais pour tous les gouvernements occidentaux. On n’enverra que les gens capables de travailler; leurs familles pourront être envoyées plus tard.»
Ainsi ils s’en iront seuls, séparés des leurs; la femme et les enfants restent pour mourir de faim en Pologne, et l’homme va mourir au Caucase.
Enfin, l’empereur ajoute que les nobles de la seconde classe, non propriétaires, seront mis à part, enrôlés parmi les Cosaques, sans rapport avec les colonies de leurs compatriotes.
Ce règlement épouvantable n’a pas été transitoire; il servit et sert de base à des mesures fixes qui font frémir l’humanité.
A la conscription française, qui prenait les hommes au sort, on a substitué l’horreur du recrutement russe, où l’homme est choisi, désigné au caprice du maître et des agents publics. Qu’on juge si les hommes suspects d’énergie, de polonisme, sont épargnés dans cette opération clairvoyante et partiale. Ils s’en vont ainsi au Caucase, et, selon l’aveu de Paskevitch ils n’en reviennent jamais. La Russie a trouvé là comme un horrible cautère par où elle fait écouler le meilleur sang de la Pologne, sa virilité et sa force. Elle la tient faible, malade toujours, comme après la saignée.
Toutes les rigueurs de ce système ont porté sur la seconde classe, celle des nobles paysans, classe essentiellement militaire, et qui forme, plus que les bourgeois des villes, le vrai Tiers-État de Pologne. D’abord on les a abaissés au rang des paysans soi-disant libres de la Russie (odnodwortzi); puis on a trouvé moyen de leur faire payer quatre fois pour une le tribut du sang. Tous les autres sujets de l’empire ne subissent le recrutement que tous les deux ans, et eux tous les ans. Les autres donnent cinq hommes sur mille, et eux ils en donnent dix. Ainsi, leur charge est quadruplée. Cette classe infortunée, environ d’un million d’âmes, ne résistera pas à la continuité de cette saignée horrible. On m’assure cependant que cette année (1851) l’empereur trouve la chose trop lente, et qu’on avise aux moyens de les transporter en masse dans les solitudes du midi de la Russie.
Ce qui restait à la Pologne, le statut de 1832, a été brisé par l’empereur même. Il a, dans les années suivantes, entrepris une transformation totale du pays. A la division polonaise des palatinats il a substitué la division russe des gouvernements, la monnaie russe à la monnaie polonaise, la division russe des poids et mesures à la division décimale et métrique que suivaient les Polonais, le vieux calendrier Julien au calendrier moderne du bon sens et de la science. Il a essayé, enfin, d’effacer la langue polonaise! la supprimant dans les administrations, destituant les fonctionnaires qui ne savaient pas le russe, imposant la langue russe dans les écoles polonaises, défendant à la jeunesse de parler sa propre langue! Quelques étudiants de Wilna se réunissaient en cachette pour parler entre eux polonais. Surpris, enlevés, liés à la queue des chevaux cosaques, les voilà soldats pour la vie!
C’est là, je l’avoue, ce qui me paraît l’entreprise la plus énorme, la plus monstrueusement barbare et la plus dénaturée. La langue, notre chère langue maternelle, à chacun de nous, celle dont chaque mot, chaque son, rappelle l’accent de la patrie, nous rend toutes les émotions de notre vie, notre berceau, nos amours. Ah! l’arracher de nos cœurs, c’est nous arracher de nous-mêmes. Il me semble que, pour les personnes que nous avons aimées, perdues, l’intonation des mots habituels n’est pas ce qui nous reste le moins enfoncé dans le souvenir, plus que les traits du visage, plus que le geste et le mouvement; ce que j’ai le plus gardé de mon père, avec qui j’ai vécu quarante-huit ans de ma vie, c’est sa voix... Je tressaille quand je crois encore qu’il est là, qu’il me parle et me dit: «Mon fils!»
Oui, tout le cœur est dans la langue; la famille y est, l’amour, le pays. Chacune des grandes nations a mis le meilleur d’elle-même dans sa parole et son verbe. L’héroïque langue polonaise, toute vibrante d’intonations fortes, fait sentir à celui même qui ne sait pas le sens des mots la majesté de l’ancienne République, et reproduit au cœur ému toute la gloire de son histoire. On y entend rouler la voix mâle des héros.
Le russe sonne agréablement, c’est une langue douce, flatteuse; il tient des langues mélodieuses du Midi. L’imposer à la Pologne, c’est changer en un point bien grave le caractère national, c’est l’affaiblir et l’énerver.
Je croirais volontiers, au reste, qu’en cette défense barbare ce qu’on voulait le plus, c’était d’outrager la Pologne, d’attrister son âme jusqu’à la mort, de la percer au cœur même, au point le plus vulnérable où elle pouvait souffrir.
C’est à ce temps que l’empereur faisait retentir l’Europe du discours insultant, furieux, qu’il avait lancé à la face des magistrats de Varsovie. Il ne négligeait rien pour mériter le nom d’homme impitoyable. La princesse Sangusko étant venue pour prier pour son jeune mari, qui partait pour la Sibérie, l’empereur se fit donner la sentence, et de sa main ajouta: «A pied.»
Ce terrorisme théâtral est un moyen de la Russie. On l’a vu par l’horreur de Kronstadt, étalée en spectacle au lieu le plus fréquenté, par-devant l’Europe. On ne l’a vu que de trop cette année, le 20 juillet 1851, quand le bruit s’étant répandu qu’il y aurait quelques grâces, quatre prisonniers, en réponse, furent sur-le-champ exécutés.
Parfois le gouvernement russe a paru prendre plaisir à donner pour tels de ses actes des apologies ironiques. Par exemple, en 1842, il a fait dire à Rome, et peut-être dans d’autres cours, que, s’il avait pris les biens de l’Église polonaise, c’était, pour les mieux administrer dans l’intérêt de l’Église; et que, quant aux enlèvements d’enfants dont on avait tant parlé, il ne les avait enlevés que par charité.
C’est toujours par charité qu’on enlève encore les enfants des juifs. Outre les grandes razzias que l’État en fait, les Cosaques en volent sans cesse, en font commerce et marchandise, les vendent à juste prix.
La charité impériale tient toujours sous le coup d’une profonde terreur les mères polonaises. Elles en craignent de nouveaux coups.
Ce fut au mois de mars 1832, au moment de la plus violente fureur de l’empereur, lorsqu’il ordonnait la transplantation de tant de familles, c’est alors qu’il fit saisir (c’est le mot dont se sert le conseil d’administration) les enfants mâles, vagabonds, orphelins, et pauvres, de sept ans à seize. L’ordre vint directement par l’aide de camp Tolstoï.
Paskevitch, dans son règlement, s’exprime différemment; avec deux lettres il change tout, changement qu’il n’aurait pas fait sans l’autorisation de l’empereur: il dit OU non pas et; il dit orphelins OU pauvres; différence bien cruelle, puisque dès lors on pouvait enlever des enfants non orphelins qui auraient des parents pauvres.
Le gouvernement de Varsovie, affichant cet ordre barbare, ajouta, pour adoucir et diminuer la fermentation publique, ces mots étrangers au texte: les enfants privés d’asile.
En réalité, on n’en enleva pas moins, en général, les enfants de parents pauvres, et malgré les violentes et terribles réclamations de leurs parents.
La scène fut effroyable. Après plusieurs convois d’enfants enlevés de nuit, le 17 mai 1832, on en fit partir un de jour. Les mères couraient après les charrettes en se déchirant le sein; plusieurs se jetèrent sous les roues; on les écarta à force de coups. Le 18, on enleva encore une foule de petits enfants qui travaillaient ou vendaient dans les rues. Le 19, on vida des écoles paroissiales. Ces pauvres petits, enlevés ainsi, mouraient comme des mouches sur tout le chemin. Quand ils étaient trop faibles pour continuer, on les laissait sur la route. Les gens du pays trouvaient là le corps de ces innocents avec leur pain à côté, qu’ils n’avaient pas eu la force de toucher.