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Légendes démocratiques du Nord

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IX
 
DU TZAR COMME PAPE ET COMME DIEU. PERSÉCUTIONS RELIGIEUSES

Un personnage du théâtre antique, dans le violent bonheur d’un premier transport d’amour, s’écrie: «Je suis devenu Dieu!»

La mort est comme l’amour; elle enivre. La joie sauvage que donnent les grandes destructions porte à l’âme un même vertige. Celui qui croit détruire un monde n’envie rien au Créateur. Il dit: «Je suis devenu Dieu!»

Plus que Dieu.—Dieu crée lentement dans la douceur infinie de la maternité divine, avec les ménagements de la nature.—Le destructeur, au contraire, est fier de détruire brusquement. Ce qui lui plaît dans la mort, c’est le changement à vue. Sa joie serait de détruire d’un mot ce qui a coûté tant d’années; de pouvoir dire d’un monde humain: «J’ai passé, il n’était plus.»

C’est au milieu de la grande destruction de la Pologne que le chef de la Russie a commencé à prendre au sérieux son titre de Vicaire de Dieu et d’Émanation divine, qui est dans son catéchisme. Chef et juge de ses prêtres (aux termes de leur serment), il a commencé à agir comme pape russe dans la persécution des catholiques et l’extermination des juifs. Ses images byzantines, distribuées à profusion, l’ont proposé, sous l’auréole de saint Nicolas, à l’adoration du Danube et des populations grecques de l’empire turc.

Mais que ferait ce nouveau Dieu? Il ne le savait pas lui-même.

Prescripteur des nobles en Pologne, il a été en Russie, un moment, révolutionnaire, appelant les nobles à l’émancipation des serfs, qu’ils ne peuvent accomplir qu’au prix d’une loi agraire. S’il eût suivi cette pente, il devenait une sorte de Messie des serfs, un Messie barbare, terrible à l’Europe.

Il n’a osé. Et, se tournant tout à coup de l’autre côté, se portant pour pape et général de la contre-révolution, il a fait déclarer, après le siège de Rome (octobre 1849), que l’Église latine, déchue et finie, n’avait plus qu’à se réunir à l’Église catholique, universelle de Moscou.

Cet étrange père spirituel, qui convertit par le fer, qui bénit avec le knout, combattu entre deux principes, et d’autant plus violent, a donné, dans une courte période de vingt années, des signes étonnants, inouïs, de sa prétention d’être Dieu. Ni les empereurs-pontifes de l’ancienne Rome, quand ils se dressaient des autels, ni les pontifes-rois de la nouvelle Rome, quand ils divisèrent le globe ou défendirent à la terre de tourner, n’ont porté plus haut leur orgueil.

Il a défendu au temps d’être le temps, démenti les mathématiques et l’astronomie, imposé le vieux calendrier, abandonné du reste du monde. Il a défendu à la valeur d’être la valeur, ordonnant que trois roubles désormais en vaudraient cinq. Il a défendu à la raison d’être la raison, et, quand il s’est trouvé un sage en Russie, on l’a enfermé chez les fous.

Ce qui l’a encouragé dans ses prodigieuses excentricités, il faut le dire, c’est de se voir seul en ce monde, toute force morale se trouvant, dans cette période, affaiblie ou ajournée.

Le pontificat du passé, Rome s’était avilie, le pape n’osant plus agir que comme petit prince italien.

Le pontificat du présent, la France s’était oubliée dans son anglomanie industrielle et sous sa royauté bourgeoise.

Rome, toutefois, il faut l’avouer, n’a pas péri uniquement par la faiblesse personnelle des papes, mais par une conséquence logique des doctrines catholiques. Ces doctrines ne sont autre chose que l’obéissance. Rome l’a constamment enseignée. Non seulement en 1831, quand la Pologne mourante lui tendait la main, elle l’a envoyée au tzar; mais, en 1832, elle a flétri la révolution polonaise, enjoint aux Polonais d’obéir à leur bourreau.

Rome, en échange de cette lettre, croyait obtenir du tzar qu’il recevrait un nonce à Saint-Pétersbourg. Loin de là, il commença brusquement la guerre au pape (1833), ordonna la conversion subite des Grecs-Uniates, sujets de l’Église latine. Le procédé était simple. On entourait le village, on knoutait le prêtre et on l’enlevait. Le pope, le fouet à la main, passant en revue sur la place son troupeau tremblant, menaçait, battait. On enfermait les obstinés dans des étuves pleines de la fumée du bois vert. La Grâce opérait sur-le-champ au moyen de l’asphyxie. Tous alors se trouvant d’accord, on les consignait dans l’église, et, le bâton haut, on leur fourrait l’eucharistie dans la bouche.

La plus terrible de ces dragonnades se passa hors de la Pologne, dans les colonies militaires, dans les solitudes de la Russie où elles sont établies. Les récalcitrants y furent mis, et sous le prétexte de discipline militaire, écrasés de coups, n’ayant pas même la consolation du martyre religieux, tués, non comme catholiques, mais comme des soldats rebelles.

Cependant, en grand triomphe on proclama la conversion. Miracle visible. Le clergé, pleurant de joie, demande sa réunion à l’Église de Moscou. L’empereur daigne l’accorder. Son journal officiel, dans un article édifiant, chante un hosannah pieux: «Heureuse réunion! s’écrie-t-il, et qui n’a point coûté de larmes! On n’y a employé que la douceur, la persuasion!»

A cela que disait le pape? Si fier contre la Prusse dans les affaires de Cologne, il restait humble et tremblant devant la Russie. Il gémissait à huis clos, dans un consistoire secret. Mais, en public, il accueillait le jeune fils de l’empereur. A peine, en 1842, quand le tzar prend les églises et les biens ecclésiastiques, à peine le pape hasarde-t-il, toujours en consistoire secret, une plainte respectueuse, et encore, dans cette plainte, il flétrit de nouveau la révolution polonaise, et l’appelle rébellion.

Aux timides paroles du pape, qui circulaient dans l’Europe, spécialement par les journaux semi-officiels du gouvernement français, l’empereur avait répondu d’avance par des actes, à la façon barbare, d’une manière aussi cruelle qu’habile. Pour prouver son christianisme, établir qu’il était un ferme et rude chrétien, il lançait son ukase exterminateur contre les juifs.

Telle est la logique féroce qui pourtant frappa les esprits dans ces sauvages contrées. «Comment douter que l’empereur ne soit croyant et pieux, quand on le voit crucifier ceux qui crucifièrent le Christ?»

Il établit ainsi la gloire de sa piété, à bon marché, in anima vili, dans la personne de ceux que personne ne défendait, que personne ne plaignait. Les Allemands, qui, dans mainte ville, poursuivaient les juifs à coups de pierres, conçurent dès lors beaucoup d’estime pour l’empereur de Russie.

L’ukase paraît un matin. L’empereur vient de découvrir (ce qu’on savait de tout temps) que les juifs de Pologne, exclus de toute industrie, vivent de brocantage et de contrebande. Ordre de les transporter sur-le-champ au fond de la Russie. Il n’y eut jamais une telle désolation depuis la ruine de Jérusalem. Nul délai. Les Cosaques arrivent. Voilà leurs effets dans la rue... «Allons, en avant! détalez... Il faut partir, l’ordre est tel... Pas un jour, pas une heure...» Vieillards, femmes, petits enfants, ils partent, ils se traînent. Le soldat presse derrière et pique au besoin. Ils tombent épuisés, affamés. On les laisse sans secours crever là, comme des chiens. La femme défaille et se meurt; le mari doit continuer.

Est-ce assez? non. Les survivants, dans leurs nouvelles demeures, voient commencer pour eux une horrible persécution, la conscription des enfants! On les enlève, à six ans, faibles et tendres encore, pour le service militaire ou pour la marine. Mais la race juive, de longue date étrangère au service militaire, y est absolument impropre. Tous ces enfants meurent. Le juif ne vit pas soldat.

L’empereur a bien calculé. Cette cruelle exécution a été fort populaire. Les paysans russes et polonais détestent les juifs. Ils ne réfléchissent pas que si cette race infortunée fait des métiers odieux, on ne lui en laisse pas d’autres. Le génie qu’ont montré aux derniers temps tant de juifs de diverses contrées, la beauté orientale de leur race, leurs femmes, les plus belles du monde, tout doit faire regretter les moyens sauvages d’extermination qu’on emploie contre eux en Russie.

L’empereur, ici, flattait le peuple. Et il l’a flatté encore en réduisant, d’une fois, toute la noblesse du royaume de Pologne de cinquante mille familles à cinq mille. Peu de temps après, il lançait son fameux ukase du 2 avril 1842, pour l’affranchissement des serfs de Russie.

L’affranchissement nominal et la prétendue liberté des serfs de la couronne n’avaient rien de bien tentant pour les serfs des nobles. Les premiers, à la vérité, exercent tout métier qui leur plaît; mais l’agent impérial les tient sous une férule plus dure que celle d’aucun maître. La vénalité de cet agent, qu’il faut satisfaire sans cesse, leur fait regretter le servage.

Que voulait vraiment l’empereur, en provoquant, par l’ukase de 1842, les seigneurs à contracter avec leurs paysans, pour en faire de prétendus libres, c’est-à-dire pour les faire passer sous le bâton impérial?

Il voulait faire peur aux nobles.

L’affranchissement réel ne peut se faire par ceux-ci qu’en donnant aux paysans, avec la liberté, une large part de terre. Celle-ci, mieux cultivée, leur rendrait aisément un revenu égal à celui qu’ils auraient perdu. Plusieurs le pensent et le disent, et pourtant n’osent rien faire. Ils prétendent connaître au vrai la pensée de l’empereur, sa jalousie sur cette question. Ils assurent qu’il s’irriterait d’être obéi là-dessus, qu’il jugerait fort suspects ceux qui, prenant au sérieux sa parole officielle, commenceraient ce grand mouvement. Un auteur grave, Tolstoï, dit qu’en certaines provinces les paysans supposaient que les princes et les nobles avaient au ciel d’autres patrons que les leurs, un Dieu à part, Dieu de richesse, qui leur prodiguait les biens. Dans la famine et l’hiver de 1845-1846, les paysans d’Esthonie, Livonie et Courlande se convertirent en grand nombre pour avoir quelques secours. Seulement ils supposaient qu’embrassant la foi de l’empereur, passant au dieu de richesse, ils acquéraient la propriété de la terre qu’ils cultivaient. L’empereur fut obligé d’arrêter ces conversions trop rapides. Nous tenons ces détails de personnes qui les ont recueillis sur les lieux mêmes, à Riga et Dorpat.

L’empereur trembla de se voir à la tête d’une immense jacquerie, communiste et religieuse.

Il recula devant l’accomplissement de ce que ses prétentions spirituelles et son appel à l’affranchissement semblaient le conduire à vouloir. Un pas de plus, peut-être, il devenait un Messie des serfs. On sait par les nombreux exemples des histoires de l’Orient combien l’étincelle fanatique gagne vite dans ces masses aveugles. Elles auraient adoré, suivi celui qui, par le massacre, leur eût à la fois donné la propriété et la liberté.

Donc, l’empereur recula. Il se rapprocha des nobles, qu’il avait naguère menacés.

Et maintenant, les deux partis, tzar et noblesse, sont en face, n’agissant pas, n’osant agir, se terrifiant l’un l’autre, comme deux araignées en observation qui ne savent bien si elles sont amies ou ennemies, et si l’une et l’autre, en se regardant ne songent pas à se dévorer.


X
 
DU TZAR, COMME PAPE ET COMME DIEU.—ON LE PROPOSE POUR PAPE UNIVERSEL

Le paysan russe, qui voit dans son catéchisme le nom de l’empereur imprimé en grandes lettres comme celui de Dieu, tandis que celui de Jésus est en lettres minuscules, se fait, sans doute, une idée très haute de la puissance impériale. Il y lit que l’empereur est une émanation de Dieu. Qu’est-ce qu’une émanation? S’il s’informe auprès du pope ou de l’employé impérial (fils de pope ordinairement), on lui dit qu’en effet l’esprit de Dieu doit être dans l’empereur, puisque le tribunal ecclésiastique, qui tient lieu de patriarche, le reconnaît pour chef et juge de l’Église, puisqu’il choisit les évêques. C’est à lui directement que les fonctionnaires civils et militaires de l’empire attestent chaque année, par certificats, qu’ils ont rempli exactement leurs devoirs religieux.

Grande est la surprise de ce paysan, s’il va à Saint-Pétersbourg, à Moscou, et qu’il y voie l’empereur. Quoi! c’est là une émanation? Quoi! ce personnage religieux dont dépendent les évêques est un officier avec l’uniforme serré et la tenue raide de tout autre militaire russe?

Selon une tradition, peut-être peu fondée en fait, mais très digne d’attention, comme toute tradition populaire, un soldat voyant l’empereur pour la première fois et devant prêter serment, aurait refusé de le faire, ne pouvant croire, disait-il, que ce militaire pût être vraiment l’empereur.

Le Russe a naturellement une idée noble, douce et sainte du pouvoir souverain. Il suppose que celui qui tient ici-bas la place du Père du monde est un père aussi (batouska). Et ce nom de père qu’il adresse à l’empereur, contient pour lui l’idée de pontife et de juge.

Le tzarisme moderne, modelé par Pierre-le-Grand et ses successeurs sur le despotisme prussien, avec toute son escorte de soldats et de bureaucrates, ne répond aucunement à l’idée patriarcale que le Russe a au fond du cœur.

L’empereur lui-même croit-il y répondre? A-t-il la sécurité que donnerait cette conviction? J’en doute. A quelque époque que je remonte jusqu’à Pierre-le-Grand, les voyageurs sont unanimes pour représenter le tzar, quel qu’il sort, comme un prince moins majestueux qu’on ne l’attendrait d’un tel souverain, un homme agité, inquiet. Ce caractère se retrouve dans l’empereur actuel, dont la taille haute et magnifique serait naturellement majestueuse. Il se donne trop de mouvement. A l’église même, dans une occasion solennelle, au mariage de son fils, M. de Custine remarquait cette agitation.

S’il se sentait fermement assis sur sa base légitime, l’idée russe, s’il se rendait le témoignage de répondre à la pensée d’un peuple de tant de millions d’hommes, certes il ne serait pas agité. Cette grande âme nationale, quand elle est dans une poitrine, elle lui donne une assiette solide et profonde, un puissant équilibre de paix.

L’autorité est paisible, quand elle se sent en communion avec les hommes, dans la grande société du peuple et de Dieu. Elle est trouble ici, parce qu’elle est seule, profondément seule, parce que, dans ce grand silence de l’empire, elle n’entend que sa propre voix, sans être avertie, rassurée par la voix du bon sens public. Elle sait qu’elle est une force; est-elle bien sûre d’être un droit?

Il n’y a point de droit en Russie. La loi y est impossible. Les soixante volumes de lois que l’empereur a fait compiler sont une vaste dérision.

Tout le droit y repose sur cette base, qui l’empêche d’être un droit: Le bien est ce qui est conforme à la volonté de son maître. Le mal est ce qui est contraire à cette même volonté.

L’édifice porte sur le vide. La morale n’étant pas dans les fondements, la législation s’élève, sans soutien, comme dans l’air. Nulle à la base, elle est nulle et impossible jusqu’au sommet. Qui le porte, ce code impossible? L’arbitraire. Et c’est lui seul qui s’exécute au nom du code.

Mais ce n’est pas l’arbitraire du maître seulement qui joue sous ce jeu des lois, c’est l’arbitraire de tous les maîtres inférieurs (les agents du souverain), intermédiaires infidèles qui trompent à leur profit la tyrannie supérieure, exploitent et rendent dépendante cette fière puissance. Elle menace, elle ordonne, et le plus souvent, sans le savoir ou le sachant, elle obéit à ses agents, les derniers des hommes. De sorte qu’en regardant bien le singulier édifice de violences et de ruses décoré du nom de lois, au sommet même de cette pyramide de servage, nous apercevons un serf.

Serf de ses agents, de ses ministres, de ses juges, serf de leur infidélité, la sentant à chaque instant.

Là est le martyre de l’empereur.

Il ne faut pas s’étonner si, dans sa défiance et dans son inquiétude, il trouble à chaque instant l’ordre qu’il a fait, enlevant les affaires à leurs juges naturels, les faisant arriver d’abord aux tribunaux supérieurs. Mais ces juges, si haut placés, ne sont pas plus sûrs que les autres. L’empereur sent sous ses pieds tout un remuement d’intrigues, il s’indigne. Il appelle la cause à lui-même. Il jugera seul. A-t-il le temps, la science, les études nécessaires? Il faut pourtant qu’il décide, il faut qu’il croie à sa sagesse, ou plutôt à son instinct, à l’inspiration d’en haut, qu’il sente en lui le Saint-Esprit.

Ainsi, cette vaste comédie de lois et de tribunaux, tout cet effort pour organiser un monde de justice, restent chose vaine. Tout est parti de l’arbitraire de l’empereur, tout revient à l’inspiration de l’empereur. Qu’il le veuille ou non il faut qu’il soit pape.

Terrible punition d’un orgueil si grand. Tandis que, dans un monde de nature et de justice, tout va descendant par sa pente, et la justice, découlant comme un fleuve salutaire, vivifie le corps social,—ici, tout va remontant, tout revient contre la nature frapper au sommet, à une faible tête humaine, où, dit-on, résident la sagesse et l’esprit de Dieu.

Les agents du pouvoir central se trouvent trop bien de cette situation monstrueuse pour ne pas désirer sans cesse que l’empereur laisse tout revenir à lui, qu’il suspende la justice et tranche tout par sa papauté.

La tendance d’un tel État est visiblement de devenir de moins en moins un État, de plus en plus une religion. Tout est religieux en Russie. Rien n’est légal, rien n’est juste. Tout est ou veut être saint.

L’administration intérieure est sainte. Les popes sont des employés, des commis religieux. Les commis sont fils de popes.

L’action extérieure est sainte; elle consiste surtout dans la propagande ecclésiastique qui pousse la Russie chez tous les peuples barbares. C’est une sorte d’invasion religieuse.

Tout cela se fait presque à l’insu de l’Europe. On en parle infiniment peu. La Russie n’aime pas qu’on dise rien d’elle, même en bien. Ses agents, travaillant les principaux organes de la presse européenne, négocient sa discrétion.

Laissez cette sainte Russie marcher sous la terre. Dieu saura, dans son jour, la manifester pour l’édification du monde.

Ce qui est déjà pour les âmes pieuses d’une grande consolation, c’est de voir qu’aujourd’hui tous les honnêtes gens, de Moscou à Rome, Jésuites et Cosaques, se sont rapprochés.

Les catholiques mal appris, qui, si longtemps, malgré le pape, ont défendu la Pologne, aboyé à la Russie, sont venus à résipiscence, et ne soufflent plus.

Il y a eu pourtant un moment où cette muette Russie, qui aime tant le silence, l’a rompu elle-même. Le cœur lui a échappé; un cri de victoire, étouffé bientôt, lui est sorti de la bouche.

C’est après l’affaire de Hongrie, après le siège de Rome, lorsque la Révolution apparut blessée à mort de sa propre main, que l’empereur lança un manifeste sur le ton de la Croisade: «La Russie remplira sa sainte mission...»

Quelle mission? Cela n’était pas bien spécifié encore. Celle de faire triompher le pape? Au siège de Rome, en effet, près des délégués pontificaux, en tête du corps diplomatique, siégeait l’envoyé de Russie.

Mais la joie était trop profonde, trop forte la passion, pour s’en tenir aux mots obscurs. L’empereur a laissé éclater son mépris pour Rome, désormais noyée dans le sang. Il a cru, non sans raison, qu’elle ne se relèverait pas d’un tel triomphe. Au moment où il venait d’aider si puissamment à son rétablissement temporel, il a fait proclamer sa déchéance spirituelle.

La forme a été bizarre, indirecte, mais fort claire, très authentique. Nulle parole en ce pays, sur des matières si graves, qui ne soit autorisée. Et la parole, ici, a été portée par un agent même de la diplomatie russe, un homme de l’empereur.

Il y a toujours autour de lui des hommes jeunes, impatients, inspirés de la violente école de M. de Maistre, qui, malgré les vieux diplomates, brûlent de parler et d’éclater. Ils ont visiblement profité d’un accès d’orgueil du maître pour se faire autoriser à une démarche inouïe, contraire à la ligne de réserve, de silence et de ruse que suit toujours la Russie.

Une lettre du 13 octobre 1849, datée de Saint-Pétersbourg, signée: Un diplomate russe, paraît dans une revue. L’auteur est l’envoyé de l’empereur en Bavière. Le titre: La papauté et la question romaine, au point de vue de Saint-Pétersbourg.

La forme, mystique et dévote, n’en rappelle pas moins souvent, par des traits humains, demi-ironiques, le rude maître dont l’auteur a suivi l’inspiration. Sans le vouloir, ni sans s’en apercevoir peut-être, il prend par moments une voix dure, amère et haute, comme serait celle du puissant seigneur dont il est le secrétaire.

L’article est plein de mépris pour la France et l’Occident, de pitié pour Rome, d’une méprisante pitié. «Rome, qui fut la racine de l’Occident, était encore sa dernière force. Elle succombe. La question romaine est démontrée insoluble, Rome était inconciliable avec Rome, le pape et l’État romain ne pouvant plus se reconnaître l’un l’autre. Le pape est puni de Dieu pour avoir dévié de l’unité catholique, pour avoir absorbé le centre chrétien dans l’égoïsme papal et romain.»

Mais si c’est là une fin, voici un commencement. Nous aurions tort d’être effrayés. Le monde ne mourra pas encore. Elle existe, cette unité catholique qui peut tout sauver; elle est dans l’Église grecque. Celle-ci attend que la dépositaire des destinées chrétiennes de l’Occident, Rome malade et vieillie lui restitue ce dépôt sacré.

Il n’est pas difficile de tirer la conclusion. Rome, condamnée par son égoïsme, va réunir la papauté latine à celle du pape de Moscou, apparemment moins égoïste. Et comme ce pape militaire unit les deux glaives, temporel et spirituel, comme il peut lancer, pour apôtres, huit cent mille Russes et Cosaques, l’ordre sera bientôt rétabli dans le monde social et dans celui de la conscience.

Huit cent mille! c’est beaucoup sans doute. Mais, quand on n’exagérerait point, cela ne dispense pas d’obéir à la logique.

Contre qui cette croisade? contre l’individualisme démocratique, dit-on. Mais qu’est-ce, le tzar lui-même et le gouvernement russe? c’est l’individualisme.

Et il y a cette différence, c’est que, si le moi républicain c’est un moi inquiet, remuant, plein d’agitation, cette inquiétude est féconde, cette agitation produit. Elle suscite incessamment la scintillation de la vie. La démocratie d’Athènes, la démocratie de Florence, furent la gloire du genre humain.

Le tzarisme aussi est un moi individuel; mais que produit-il? Qui ne voit que la Russie est par lui éteinte, inféconde, comme morte? Son repos n’est pas un repos: c’est le rêve d’un homme enterré vivant. Ah! pour parler du bonheur seul, et sans rien dire de la gloire, combien lui vaudrait mieux toute l’agitation de la liberté!

Prodigieuse entreprise! Vous ne pouvez pas seulement organiser chez vous le monde de l’ordre civil, le monde inférieur! Et vous prétendez au monde supérieur de la religion! Ennemis de la Loi, vous voulez monter plus haut que la Loi, vous attentez au monde de la Grâce!... Impuissants aux œuvres de l’homme, alors vous vous dites Dieu.

Vous vous donnez pour Église! Mais vous ne savez pas seulement ce que c’est qu’une Église.

Oh! une Église de Dieu, qui me donnerait de la voir! Le Moyen-âge en eut l’image infidèle, et le monde moderne y va lentement. Tout au moins la grande et prochaine Révolution qui arrive nous permettra certainement d’en poser la première pierre, qui est la Justice.

Une Église, c’est un esprit,—un esprit d’amour fraternel.

Une Église, c’est une communion dans cet esprit—une communion vraie et profonde, dans une parfaite intelligence.

Une Église, c’est une civilisation qui rayonne de cette intelligence et de cet amour.

Pas un seul de ces trois traits d’une véritable Église ne peut s’appliquer à vous. Où est l’esprit? Vide et nul. Et la communion d’esprit? Fausse; vous défendez d’instruire le peuple. Et la civilisation?... On ne peut trouver sur le globe aucune stérilité pareille à celle de l’Église grecque, dans cette période de mille ans.

Mais ce qui vous interdit plus fortement ce nom d’Église, c’est l’effusion du sang, la dépense terrible, insensée, que vous faites de la vie humaine. Le fer, le feu, le bâton n’y ont pas suffi; vous y employez les climats, les éléments, les puissances meurtrières de la nature.

Comment toucher à l’autel avec des mains pleines de sang!

L’empereur a été à Rome en 1846; il a été bien reçu du pape; il a été à Saint-Pierre, il a fait sa prière au tombeau des saints.

Qu’eût fait saint Ambroise? n’eût-il pas été debout, à la porte, pour arrêter l’empereur? N’aurait-il pas dit: «Avant d’entrer dans le temple, daigne Votre Majesté nous montrer ses mains.»

«On se souvient dit l’auteur russe que je citais tout à l’heure, on se souvient de l’émotion qui accueillit à Saint-Pierre l’apparition de l’empereur orthodoxe revenu à Rome après plusieurs siècles d’absence. Émotion légitime! L’empereur prosterné n’était pas seul», etc.

Non, certes, il n’était pas seul. Et il y avait autour de lui une bien grande compagnie. Il y avait les martyrs de Russie à droite, et ceux de Pologne à gauche. Les âmes de quelques cent mille hommes, ce jour-là, remplissaient l’église; tant de milliers qui moururent de misère en Sibérie, tant de milliers battus à mort, un peuple d’ombres infortunées, d’enfants surtout, polonais, juifs, si cruellement enlevés à leurs mères, qui ont eu la Mort pour mère et nourrice, et dont on trouve les jeunes os sur toutes les routes... Ah! ceux-là étaient tous aussi, ce jour, à Saint-Pierre, et leurs voix montaient jusqu’à Dieu!

Le pape n’a pas vu, n’a pas entendu ces âmes. Et dès lors il est jugé.

Il s’est tu. La France ne se taira pas. Elle parlera à sa place. Gardienne de la Nouvelle Église, elle arrêtera à l’entrée cet infernal Messie, qui arrive au nom de Dieu.

Meurtrier de l’œuvre de Dieu, de sa création vivante, que venez-vous faire ici?

Un monde commence, un monde d’humanité et de justice.

La France se tient au seuil, et vous n’irez pas plus loin. Elle dit pontificalement: «Vous n’entrerez pas.»


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