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Les abeilles

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The Project Gutenberg eBook of Les abeilles

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Title: Les abeilles

Author: Jean M. Pérez

Release date: March 1, 2011 [eBook #35445]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ABEILLES ***

BIBLIOTHÈQUE
DES MERVEILLES
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION
DE M. ÉDOUARD CHARTON
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LES ABEILLES





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17445—IMPRIMERIE A. LAHURE
9, rue de Fleurus, à Paris.
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BIBLIOTHÈQUE DES MERVEILLES
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LES
ABEILLES

PAR

J. PÉREZ
Professeur à la Faculté des sciences de Bordeaux

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OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 119 VIGNETTES
PAR CLÉMENT

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PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1889
Droits de propriété et de traduction réservés



TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS

Ce livre, comme tous ceux de la collection dont il fait partie, est une œuvre de vulgarisation.

Adonné passionnément à l'étude du petit monde qu'il décrit, l'auteur n'a pas cru cependant devoir s'astreindre rigoureusement aux seules notions classiques, et s'interdire toute opinion, toute idée personnelle. Dans les sciences d'observation, les données nouvelles ne sont pas nécessairement, comme ailleurs, moins accessibles que les plus anciennes. Elles ne supposent pas, ainsi qu'il arrive souvent dans d'autres sciences, la connaissance de tous les faits de même ordre antérieurement acquis. Aussi, sans laisser en aucune façon d'être élémentaire, ce livre sur les Abeilles offrira-t-il çà et là quelques notions en désaccord avec certaines idées reçues, ou qu'on chercherait vainement dans les traités spéciaux. Elles sont d'ailleurs émises avec toute la réserve qui convient en pareil cas, sans s'imposer en aucune manière, sans prétendre forcer la conviction du lecteur. L'auteur aurait cru manquer de sincérité, en donnant sans restriction, sous prétexte qu'elles ont généralement cours, des opinions qu'il ne saurait partager.

Après le souci du vrai, qui ne doit céder à des considérations d'aucune sorte, la clarté a été sa préoccupation constante. Pour l'obtenir, aucun sacrifice n'a paru trop cher. L'intérêt, l'importance même des faits n'ont pas toujours trouvé grâce et fait hésiter sur leur suppression, quand la complication des détails ou le trop de spécialité des notions pouvaient entraîner quelque obscurité. On n'ose pas se flatter d'avoir toujours atteint le but que l'on poursuivait; on espère du moins que le lecteur voudra bien tenir compte des efforts qui ont été faits pour cela.

INTRODUCTION

«Qui pourrait ne pas s'intéresser aux Abeilles? Tant d'idées attrayantes s'associent à leur nom! Il réveille en nous les images de printemps, de brillant soleil, de plantes fleuries; il nous rappelle les prairies gaiement émaillées, les haies verdoyantes, les tapis de thym parfumé, les landes odorantes. Il nous parle en même temps de l'industrie, de la prévoyance, de l'économie d'un État bien policé, où la subordination est absolue, point dégradante[1]

Tel est le début d'un livre sur les Abeilles d'Angleterre. C'est là un point de vue, ce sont là des impressions de naturaliste, tout au moins d'homme instruit. Tout autres sont les motifs qui de tout temps ont fixé l'attention de l'homme sur les Abeilles. Civilisé ou sauvage, ces merveilleux insectes ont toujours eu le rare, l'unique privilège de l'attirer également.

Certes, les Fourmis sont tout aussi curieuses, plus étonnantes même par les multiples formes de leur vie sociale, par l'infinie variété de leur industrie. Mais l'homme ne les connaît souvent que par leurs importunités et leurs déprédations. Indifférentes ou nuisibles, jamais utiles, ou peu s'en faut, les Fourmis n'ont pu éveiller la curiosité et exciter l'intérêt que chez l'homme d'étude.

L'utilité! C'est là une qualité qui fait les attachements solides et durables; et l'Abeille possède à un haut degré ce précieux avantage. Le délicieux aliment qu'elle fabrique excita toujours puissamment la convoitise de notre espèce, comme celle de beaucoup d'autres. De quels labeurs, de quels supplices il en fallut d'abord payer la conquête, cela se voit encore de nos jours dans les régions incultes de l'Afrique et de l'Amérique.

L'essaim libre, recherché avec passion, exploité aussitôt, n'était jamais qu'une aubaine fort rare. Surveillé avec un soin jaloux, sa possession était toujours incertaine. L'idée devait naturellement et promptement venir de le mettre à portée de soi, près de sa demeure. L'Abeille agréa sans hésiter le logis offert par la main de l'homme. L'apiculture était née.

A quelle époque remonte la domestication de l'Abeille? On ne saurait le dire. Au début de toutes les civilisations, nous la trouvons déjà familière aux premières populations pastorales ou agricoles dont l'histoire garde le souvenir. Les plus antiques monuments des traditions sémitiques et aryennes, les Védas aussi bien que les livres bibliques et homériques, nous montrent l'Abeille domestiquée et honorée des hommes. Et le culte dont elle était l'objet n'a longtemps fait que grandir dans les siècles. Elle a eu l'insigne gloire d'être chantée par d'immortels poètes. La légende mythologique et la poésie grecque ont redit la gloire et les vertus de la Mélisse, nourricière du grand roi des dieux et des hommes. Anacréon chante l'Amour piqué par une abeille en cueillant des roses. Une abeille de l'Hymette vient, au berceau de Platon, se poser sur les lèvres fleuries de l'harmonieux philosophe. Les Romains, selon leur tempérament national, ont vanté l'Abeille en gens pratiques: Virgile en dit les mœurs et l'éducation aux amis de l'agriculture; Horace la propose aux poètes et à lui-même comme le modèle ardent et industrieux du travail poétique. L'Antiquité fit de la Mouche à miel le symbole de la douceur, des travaux rustiques, du génie littéraire. Elle devint, au moyen âge, dans les armoiries, les devises, l'emblème de l'activité, de l'ordre, de l'économie. Plus ambitieuse encore, et par là moins prudente, elle a voulu parer les insignes du pouvoir absolu, moins apte qu'elle aux travaux de la paix, et plus prompt à dégainer l'arme de guerre, cet aiguillon fatal à qui blesse et à qui est blessé.

Après l'admiration reconnaissante, l'étude réfléchie. L'étonnante cité des Abeilles ne pouvait manquer d'attacher une foule d'observateurs. Aristote, Virgile même l'étaient déjà, et non des plus médiocres. On y crut d'abord reconnaître l'image fidèle des sociétés humaines, moins les défauts, toutefois, et les vices qui souvent causent la ruine de ces dernières. Quand le véritable esprit scientifique eut conduit à une interprétation plus juste et plus vraie, la ruche n'en resta pas moins toujours une merveille sans égale.

Aux patients observateurs qui en révélaient les mystères, s'adjoignirent—quel honneur pour les petites créatures!—de savants mathématiciens, qui ne dédaignèrent pas de soumettre au critérium de leurs calculs la perfection de leur architecture. Et les Abeilles se trouvèrent être ingénieurs habiles et experts ouvriers.

La reconnaissance des hommes à l'égard des Abeilles s'est un peu amoindrie, par suite de la découverte du Nouveau Monde, et leur astre a pâli depuis que leur miel a été supplanté par le miel de roseau, comme on appelait jadis le sucre de canne. Mais leur renom séculaire a gagné d'un côté ce qu'il semblait perdre de l'autre. Depuis que le miel a cédé au nouveau venu la place importante et exclusive qu'il occupait dans l'économie domestique, la Science, comme pour compenser la perte des sympathies de la foule, s'est de plus en plus attachée aux Abeilles. C'est dans les temps modernes que leur étude a réalisé les plus grands progrès; c'est de nos jours que date véritablement leur connaissance positive.

Nous n'en voulons pour preuve que ce simple parallèle. L'antiquité ne connaissait que la Mouche à miel; le moyen âge et l'époque immédiatement postérieure n'ajoutaient rien aux notions d'Aristote et de Pline; de nos jours, la science a enregistré plus de 1000 espèces d'Abeilles sauvages, vivant dans nos contrées. Et cette énorme population, dont on ne soupçonnait pas l'existence, remplit, à côté de l'antique Melissa, un rôle important dans la nature. Chacune de ces abeilles a ses habitudes, ses mœurs, son industrie. Aucune, il est vrai, n'est directement utile à l'homme. Aucune n'accumule dans de vastes magasins des provisions qu'il puisse détourner à son profit et mettre au pillage. Vivant pour la plupart solitaires, travaillant isolément chacune pour son propre compte, ou plutôt pour sa progéniture, elles n'ont que faire de vastes établissements; et puis leurs humbles demeures se cachent dans les profondeurs du sol. C'est en vain qu'elles butinent ardemment dans nos champs et dans nos jardins; que leur gaie chanson répand dans les arbustes en fleurs une vague et douce harmonie. Elles n'ont, pour attirer les regards, ni les amples ailes, ni la brillante parure du Papillon. Leur taille, leur vêtement les laissent confondues dans la plèbe sans nom des Mouches. Leur existence éphémère passe ignorée du vulgaire. Le naturaliste seul les connaît et les aime. Aussi leur histoire, toute récente, laisse-t-elle encore bien des vides, bien des lacunes à combler.

Telles qu'on les connaît, cependant, elles méritent l'attention de l'homme réfléchi. D'abord, rien, en soi, n'est indifférent dans la nature; tout a sa part d'intérêt, comme sa place dans le monde. De plus, les Abeilles sauvages nous montrent que celle qui nous est familière n'est pas une unité sans rapports avec d'autres êtres; qu'elle est un membre, favorisé, si l'on veut, mais un membre et rien de plus, d'une grande famille, où la ressemblance est frappante, où les instincts divers se rattachent les uns aux autres, s'expliquent souvent les uns par les autres.

Une saisissante unité domine en effet les infinies variations de tous ces mellifères; on y passe par degrés de l'être le plus accompli, le plus richement doté par la nature, au moins favorisé, au plus humble. Au haut de l'échelle, la vie sociale, les cités permanentes, le travail commun, savamment outillé, harmonieusement combiné; et tout au bas, l'individu isolé, dénué d'engins, pauvre d'instincts, vivant d'une vie aussi simple que monotone. Entre ces deux extrêmes, de nombreux intermédiaires. Si bien que, sauf des termes manquant dans la série, que l'avenir retrouvera peut-être, on pourrait, de variations en variations, de perfectionnements en perfectionnements, refaire, par la pensée, le chemin qu'a pu suivre la nature dans la réalisation successive des différents types d'Abeilles.

Un autre genre d'intérêt s'attache encore à ces Abeilles sauvages. Pour être loin d'atteindre la perfection que nous avons l'habitude d'admirer dans l'Abeille des ruches, leurs travaux ne sont point dépourvus d'art. Leur industrie, alors même qu'elle est le plus fruste, et négligente du fini des détails, ne laisse pas de manifester, par ses tâtonnements, par ses variations même, une certaine dose de discernement, disons-le, d'intelligence. La constante perfection, chez l'Abeille domestique, semblerait plutôt ne relever que de l'instinct.

Nous aurons à passer en revue les principaux types d'Abeilles, les plus intéressants: c'est dire les mieux connus. Les Abeilles exotiques, bien peu étudiées jusqu'ici, au point de vue biologique, seront presque absolument et forcément laissées de côté; et parmi celles de nos pays, quelques-unes auront le même sort. Tant pis pour celles qui n'ont pas d'histoire. Le lecteur n'aurait que faire d'une simple diagnose descriptive.

Nous ne pouvons donc—et nous le regrettons plus que personne—donner ici un tableau complet de la vie des Abeilles, impossible dans l'état actuel de la science. L'esquisse que nous allons essayer d'en tracer suffira cependant, nous l'espérons, à montrer que si l'Abeille des ruches nous est seule directement utile, elle ne l'est point à remplir dans la nature un rôle considérable, et que l'Abeille sauvage a droit aussi à une part d'intérêt et même de reconnaissance. Puissions-nous surtout avoir contribué à faire connaître et aimer davantage cette Abeille policée, notre devancière en civilisation, que nous n'avons peut-être pas égalée, à certains égards, dans les relations de notre vie sociale!

LES ABEILLES


QU'EST-CE QU'UNE ABEILLE?—ORGANISATION GÉNÉRALE ET FONCTIONS.

On n'a longtemps connu sous le nom d'Abeille que l'antique mouche à miel, l'Apis des Latins, la Melissa des Grecs.

Fig. 1.—Une Abeille. Fig. 1.—Une Abeille.

Linné étendit le nom à plusieurs hyménoptères vivant tous, comme l'Abeille domestique, du nectar des fleurs et de leur poussière fécondante. De plus en plus distendu par la multitude croissante des espèces qui venaient y prendre place, le genre Apis de Linné ne tarda pas à se résoudre en un grand nombre de genres et à s'élever au rang de tribu ou de famille.

On désigne aujourd'hui sous le nom d'Abeilles, d'Apiaires, de Mellifères ou d'Anthophiles, les hyménoptères dont la larve se nourrit de miel et de pollen, quels que soient d'ailleurs le genre de vie et les mœurs de l'adulte.

Ce groupe est un des plus importants de l'ordre des Hyménoptères, car il ne compte pas moins de 12 à 1500 espèces, en Europe seulement, et il serait difficile d'évaluer avec quelque précision le nombre de celles qui habitent les autres parties du monde.

Fig. 2.—Tête d'Abeille. Fig. 2.—Tête d'Abeille.

Une grande diversité règne, naturellement, dans une famille aussi nombreuse. Néanmoins l'organisation fondamentale est toujours la même et se maintient au milieu de l'extrême variabilité des détails. C'est ce fonds commun à toutes les abeilles que nous jugeons utile de faire connaître sommairement, avant d'aborder l'étude particulière des genres.


Le corps d'une Abeille, comme celui de tout insecte, se compose de trois parties nettement séparées par deux étranglements: la tête, le thorax et l'abdomen. Ces trois parties sont rattachées entre elles par un trait d'union parfois très grêle et très court, flexible et mou, faisant office à la fois et de ligament et de conduit tubuleux, livrant passage aux viscères.

La tête (fig. 2), le plus important de ces segments par les fonctions élevées qui lui sont dévolues, présente en avant et en dessous l'ouverture buccale. Sur les côtés; deux surfaces luisantes, convexes, se résolvant, à la loupe, en une multitude de petits compartiments polygonaux, sont les yeux composés ou en réseau (b). Au haut du front et en son milieu, trois petits points, brillants comme des perles, ordinairement disposés en triangle, sont les yeux simples ou les ocelles, appelés aussi stemmates (a).

Vers le centre de la face sont insérés deux organes linéaires, coudés, très mobiles, les antennes, rappelant assez bien, par leur forme générale, un fouet avec son manche (c). Elles comprennent une partie basilaire, simple,—le manche du fouet,—appelée le scape, et une seconde partie, plus longue, formée de plusieurs petits articles placés bout à bout, le funicule ou flagellum, représentant la corde du fouet.

Inutile de définir autrement la face, partie antérieure et moyenne de la tête, les joues, situées plus bas et sur les côtés, le front, le vertex, l'occiput, qui se partagent la partie supérieure de la tête, sans aucune délimitation bien précise.

Immédiatement au-dessus de la bouche, dont la structure complexe sera plus loin décrite, se voit une plaque tégumentaire un peu bombée, assez distinctement limitée sur son pourtour, occupant toute la largeur de la partie inférieure de la face. C'est le chaperon ou clypeus (i).


La seconde partie du corps, le thorax ou corselet, comprend, comme chez tous les insectes, trois segments: le prothorax, ou segment antérieur, le mésothorax, ou segment moyen, et le métathorax, ou segment postérieur.

Le prothorax, ordinairement peu développé dans sa partie dorsale, souvent semblable à une étroite collerette, porte la première paire de pattes.

Le mésothorax, très apparent en dessus, où il forme la majeure partie du dos, porte en dessus la deuxième paire de pattes, et, sur les côtés, la première paire d'ailes.

Le métathorax, assez développé d'ordinaire, porte la troisième paire de pattes et la deuxième paire d'ailes. Il présente, en dessus et dans la région médiane, deux organes assez importants au point de vue descriptif, l'écusson et le postécusson, dont les formes variables et la coloration sont fréquemment utilisées pour les distinctions spécifiques.


L'abdomen ou ventre, dénué d'appendices locomoteurs, est formé de plusieurs segments placés bout à bout, susceptibles de jouer les uns sur les autres, de s'invaginer plus ou moins chacun dans celui qui le précède, ou de s'en retirer, de manière à diminuer ou augmenter la capacité de l'abdomen, ou, inversement, de se laisser distendre ou rétracter, suivant la turgescence ou la vacuité des viscères.


Après l'énumération sommaire qui vient d'être faite des parties du corps de l'Abeille visibles extérieurement, nous allons rapidement passer en revue ses différentes fonctions. Nous aurons l'occasion de revenir sur la plupart des organes déjà signalés, pour en mieux faire connaître la structure et en indiquer les usages.

Organes de la digestion.—La bouche d'un insecte quelconque comprend: une lèvre supérieure, une lèvre inférieure, et, entre les deux, une paire de mandibules et une paire de mâchoires, se mouvant en un plan horizontal et non de haut en bas, comme chez les animaux supérieurs. Ces différentes pièces, au fond toujours les mêmes, subissent des variations fort remarquables suivant le régime de l'animal, et leurs modifications fournissent des éléments d'une importance majeure pour la caractéristique des groupes. Chez l'Abeille, la structure compliquée des parties de la bouche, leur adaptation à des usages multiples, en font un appareil d'une rare perfection.

La lèvre supérieure ou labre (fig. 2, h), fait immédiatement suite au chaperon. Mobile sur sa base, articulée au bord inférieur du chaperon, elle recouvre plus ou moins les autres pièces buccales. Sa forme varie considérablement suivant les genres.

Les mandibules (g), faibles ou robustes, variées à l'infini dans leurs formes, sont instruments de travail et non de mastication; elles font office de scie, de ciseaux, de tenailles, de pelle, de bêche, de truelle, de polissoir, au besoin d'armes pour combattre.

Sous les mandibules, les mâchoires—de nom seulement,—s'allongent, s'effilent en minces lames (f), acuminées ou obtuses, souvent barbelées, propres à lécher, à humer les liquides, fonction dans laquelle elles viennent en aide à la lèvre inférieure. Sur le côté externe, dans une sorte de pli ou d'échancrure, s'insère un appendice linéaire, formé d'un petit nombre d'articles, comme une très petite antenne, le palpe maxillaire.

Bien différente de la large plaque qui mérite véritablement le nom de lèvre, chez un insecte broyeur, la lèvre inférieure, chez une abeille, est tout un appareil compliqué. Une partie basilaire, épaisse et solide, constitue la lèvre proprement dite. A une certaine distance de son point d'attache à la partie inférieure de la tête, elle émet plusieurs organes distincts: un médian, qui en est le prolongement direct, c'est la langue (d), et deux latéraux, les palpes labiaux (e).

Sur les côtés de la langue, se voient deux petites écailles allongées, qui embrassent sa base rétrécie, et qu'on appelle paraglosses. La langue elle-même, garnie de petits poils nombreux sur sa surface, est très variable dans sa forme. Tantôt très longue, tantôt très courte, elle est aiguë chez la majorité des abeilles, courte et élargie, échancrée au milieu, étalée de part et d'autre en deux lobes arrondis, chez un petit nombre (fig. 3 et 4).

Les palpes labiaux, courts quand la langue l'est elle-même, conservent alors aussi la forme normale de leurs articles. Quand la langue s'allonge, ils s'allongent eux-mêmes; mais l'élongation ne porte que sur les deux articles basilaires qui en même temps s'aplatissent et prennent à eux deux l'aspect d'une mâchoire. Les articles terminaux, conservant leur forme, ou bien s'étendant sur le prolongement des premiers, ou bien, insérés non loin de l'extrémité acuminée du second article, se déjettent en dehors comme d'insignifiants appendices.

Fig. 3.—Langue d'Abeille courte et aiguë.                                     Fig. 4.—Langue d'Abeille courte et obtuse.
Fig. 3.—Langue d'Abeille courte et aiguë.                   Fig. 4.—Langue d'Abeille courte et obtuse.

La longueur de la langue a une plus grande importance que sa forme aiguë ou obtuse. Nous venons de voir déjà que la conformation des palpes labiaux est en relation étroite avec la longueur ou la brièveté de la langue.

D'autres caractères importants correspondent à ces deux types de conformation de cet organe. D'où la division des abeilles en deux grandes tribus: les Abeilles à langue longue ou Apides et les Abeilles à langue courte ou Andrénides. Ce dernier groupe se subdivise d'ailleurs, d'après les deux formes de langue courte que nous avons signalées, en Acutilingues et Obtusilingues, dénominations qu'il n'est pas nécessaire de définir.

Les Abeilles à langue longue sont les plus parfaites de toutes. Elles comprennent l'Abeille domestique et celles qui s'en rapprochent le plus. Les Abeilles à langue obtuse sont de toutes les moins perfectionnées, celles que, pour cette raison, on a lieu de considérer comme les représentants actuels des Abeilles primitives.

C'est un organe si important que la langue d'une Abeille, il est si hautement spécialisé et si caractéristique de cette famille d'insectes, qu'il ne nous paraît point suffisant d'avoir indiqué sa conformation générale. Nous jugeons indispensable de donner une idée plus exacte et plus complète de sa complication et de son admirable adaptation à la fonction qui lui est dévolue.

Fig. 5.—Extrémité de la langue de l'Abeille domestique. Fig. 5.—Extrémité de la langue de l'Abeille domestique.

Nous n'en décrirons qu'une, qui n'est peut-être ni la plus complexe ni la plus parfaite, mais du moins la mieux étudiée, celle de l'Abeille domestique. Elle a fait l'objet de bien des recherches, donné lieu à bien des controverses, et l'on n'en est point surpris, quand on connaît sa structure.

Un médiocre grossissement, celui d'une simple loupe, montre la langue de l'Abeille comme une tige graduellement rétrécie vers le bout (fig. 2), que termine un petit renflement globuleux, une sorte de bouton (fig. 5). Des poils raides, modérément serrés, en garnissent toute la surface, non point irrégulièrement semés, mais naissant tous de lignes circulaires assez rapprochées, qui, du haut en bas, rayent toute sa surface en travers.

Fig. 6.—Section de la langue de l'Abeille.  m, mâchoires; p, paraglosses; pl, palpes labiaux. Fig. 6.—Section de la langue de l'Abeille. m, mâchoires; p, paraglosses; pl, palpes labiaux.

Ses faces antérieure et latérales sont régulièrement convexes; la face postérieure présente tout du long un profond sillon, dont la forme et les rapports ne sont bien mis en évidence que par une section transversale de la langue (fig. 6). On voit ainsi que ce sillon longitudinal donne accès dans un vaste canal, dont toute la surface intérieure est tapissée d'une fine villosité. Cette même section, en avant de ce conduit en révèle un autre beaucoup plus fin, comme un second sillon dans le fond du premier. Ce conduit capillaire est lisse intérieurement; ses bords seulement sont garnis de poils tournés en sens inverse d'un côté et de l'autre, de manière à produire une obturation complète et isoler le petit canal du plus grand.

En haut, les parois du canal capillaire se déjettent à droite et à gauche, et s'étalent; le conduit s'ouvre ainsi vers la base et au-dessous de la langue. Un peu avant le bout de l'organe, l'étroit canal est partagé en deux par une cloison médiane, qui, parvenue à la base du bouton terminal, s'étale en une sorte de cuiller (fig. 5), où viennent aboutir les deux branches du conduit.

Nous verrons dans un instant comment fonctionne cet étrange appareil.


Quelle que soit sa forme, la langue, avec les mâchoires, est logée dans un vaste sillon longitudinal creusé dans la partie inférieure de la tête. Mais ce sillon, même pour une langue courte, serait insuffisant à la loger, s'il était, au repos, étalé dans toute sa longueur. Aussi est-elle ployée en deux, chez les Andrénides, le pli étant au niveau de la base de la langue. Les mâchoires prennent part elles-mêmes à cette plicature, vers le point où s'insèrent leurs palpes, et, appliquées sur la langue au repos, elles la recouvrent complètement, comme deux valves protectrices.

Chez les Apides, la longueur de la langue est telle, que le pli dont nous venons de parler serait insuffisant. Il en existe encore un autre, celui-ci formant un coude vers le milieu de la partie basilaire de la lèvre, pli qui jamais ne s'efface entièrement, pour tant que l'organe s'étende. Ici, comme chez les Abeilles à courte langue, cet organe, au repos, est recouvert par les mâchoires appliquées; mais il est des genres où il est tellement développé, qu'il dépasse plus ou moins l'extrémité de ces opercules.

Le schéma ci-joint exprime clairement les deux dispositions de la langue au repos, chez une Abeille à langue courte et chez une Apide: a est la base de l'organe ou la lèvre, b est la langue.

Fig. 7.—Schéma de la disposition d'une langue courte et d'une langue longue. Fig. 7.—Schéma de la disposition d'une langue courte et d'une langue longue.


Grâce aux nombreuses villosités qui la couvrent, la langue est un véritable pinceau, très propre à s'imbiber des liquides dans lesquels elle est plongée. Associée aux palpes labiaux, aux mâchoires, elle constitue un appareil admirablement conformé pour humer les liquides. D'après M. Breithaupt, qui a récemment fait une intéressante étude anatomique et physiologique de la langue de l'Abeille, c'est le vaste conduit dont la langue forme le plancher et les mâchoires le plafond, qui est la principale voie par où le liquide aspiré s'élève jusqu'à la bouche. Les mouvements de va-et-vient lentement répétés de ces organes favorisent cette ascension.

L'Abeille peut encore lécher, à la manière d'un chien, en promenant le dessus et les côtés de la portion terminale de sa langue sur les surfaces humectées.

Quand il s'agit de recueillir un liquide étalé en couche très mince sur une surface, ni l'un ni l'autre des moyens précédents n'aurait la moindre efficacité. C'est alors qu'intervient le rôle du canal capillaire, qui peut d'ailleurs agir aussi dans les autres circonstances. L'extrémité de la langue, le petit bouton terminal, s'applique par sa face antérieure sur la surface humide; l'organe en cuiller s'emplit de liquide, qui aussitôt monte par capillarité dans l'intérieur du conduit, et parvient ainsi dans la bouche.

La langue agit donc, dans ce dernier cas, comme une véritable trompe. C'est encore son seul mode d'action possible, quand il s'agit d'atteindre un liquide trop éloigné pour qu'elle y puisse plonger à l'aise. Un apiculteur américain, Cook, en a fait l'expérience en mettant à la portée de ses abeilles du miel contenu dans des tubes étroits ou à une certaine distance d'une toile métallique, dont les mailles laissaient passer la langue des abeilles. Toutes les fois que le miel était accessible à la cuiller, il était absorbé.

Ce rôle de trompe, qui tour à tour a été attribué et dénié à la langue de l'Abeille, paraît donc bien établi. Cette trompe, suivant sa longueur, est capable d'aller chercher un aliment plus ou moins profondément situé. C'est en pareilles circonstances que la lèvre inférieure se déploie et s'étend par l'effacement de ses plicatures, afin de porter l'extrémité de la langue aussi loin qu'il est nécessaire ou possible.

Sans jamais être aussi bien douées, sous ce rapport, que les Lépidoptères, certaines abeilles sont en mesure d'atteindre le nectar de fleurs assez longuement tubulées. Par contre, la plupart des abeilles à langue courte se voient interdire l'accès de nectaires placés au fond de corolles trop étroites pour admettre leur corps tout entier; elles lèchent bien plus qu'elles ne hument, et les Obtusilingues ne peuvent faire autre chose que lécher.

La conformation des pièces buccales, et plus particulièrement de la lèvre inférieure, peut donc servir de mesure à la perfection relative des abeilles.


A ces organes compliqués, réellement extérieurs, fait suite une cavité médiocre, le pharynx, à proprement parler la cavité buccale. A l'entrée de cette cavité, un rebord transversal supérieur, l'épipharynx, et un inférieur, l'hypopharynx, comme deux lèvres internes, la séparent des pièces buccales.

Au pharynx fait suite un œsophage grêle (fig. 8, a), qui se renfle, à une certaine distance de la tête, en un sac globuleux et très extensible, le jabot (j).

Dans le fond du jabot est logé le gésier, organe conoïde, dont les parois sont garnies intérieurement de quatre colonnes charnues. La contraction de ces muscles fait ouvrir, par abaissement, quatre pièces valvulaires fermant hermétiquement, à l'état de repos, l'ouverture cruciforme du gésier. Un col assez long prolonge cet organe en arrière; il ne s'aperçoit pas, dans l'état normal du gésier, invaginé qu'il est dans le réservoir suivant.

Fig. 8.—Tube digestif de l'Abeille. Fig. 8.—Tube digestif de l'Abeille.

Le ventricule chylifique (v), cavité cylindroïde assez vaste, semble suivre immédiatement le jabot. Mais il suffit d'une certaine traction, rompant quelques adhérences, pour évaginer le tube capillaire, continuation du gésier, ce qui montre les véritables rapports des trois organes. Des sillons annulaires plus ou moins prononcés se dessinent en travers sur le ventricule, graduellement rétréci vers sa terminaison à l'intestin.

Celui-ci, grêle et filiforme dans sa première portion, est renflé et turbiné dans la seconde, le rectum (g), dont les parois sont munies de six fortes colonnes charnues longitudinales, et qui aboutit à l'anus.

Le jabot fait office de réservoir à miel, et, dans une certaine mesure, d'organe d'élaboration de ce produit. Ses parois sont musculeuses. Au retour des champs, l'abeille contracte son jabot distendu et en dégorge le contenu dans la cellule.

La valvule du gésier, close en temps ordinaire, s'ouvre quand il est besoin, pour laisser fluer dans le ventricule la quantité de miel nécessaire à l'alimentation de l'insecte.

C'est dans le ventricule que s'opère la digestion et en même temps l'absorption de ses produits. Cet organe cumule les fonctions de l'estomac et de l'intestin grêle des animaux supérieurs.

Fig. 9.—Glandes salivaires de l'Abeille. Fig. 9.—Glandes salivaires de l'Abeille.

Comme annexes de l'appareil digestif, il existe deux organes glandulaires importants: les glandes salivaires et les vaisseaux de Malpighi.

Les glandes salivaires sont très compliquées, et au nombre de trois paires, au moins chez l'Abeille domestique, une paire thoracique et deux paires cervicales, qui sécrètent des liquides jouissant, selon toute vraisemblance, de propriétés distinctes (fig. 9).

Les vaisseaux malpighiens, longs et nombreux tubes à fond aveugle, d'un blanc jaunâtre, flottants dans la cavité abdominale, vont déboucher tout autour de l'extrémité inférieure du ventricule chylifique. Ils remplissent le rôle d'appareil urinaire (fig. 8, m).


La circulation du sang, la respiration sont, chez l'Abeille, ce que l'on sait de ces fonctions chez les Insectes en général. Nous les supposerons donc connues, nous bornant à ajouter, en ce qui concerne les organes respiratoires, qu'il existe, chez elle, particulièrement dans l'abdomen, des trachées vésiculeuses d'un volume énorme, vastes réservoirs à air (fig. 10), alternativement comprimés et dilatés par des contractions rythmiques de l'abdomen, et contribuant ainsi à activer la circulation de l'air dans tout l'appareil, et par suite la fonction respiratoire elle-même.

Fig. 10.—Appareil respiratoire de l'Abeille.                                     Fig. 11. Appareil à venin.
Fig. 10.—Appareil respiratoire de l'Abeille.                               Fig. 11. Appareil à venin.

Appareil vulnérant.—La très grande majorité des Abeilles sont armées d'un aiguillon, dont la blessure est souvent douloureuse. Cet aiguillon est formé de deux stylets (fig. 11), élargis vers la base, aigus à l'extrémité et souvent barbelés sur les côtés. Entre ces deux pièces, une fine rainure est destinée à recevoir le venin et à l'inoculer dans la blessure. Une gaine, le gorgeret, formée de deux pièces creuses et allongées, aiguës aussi, enveloppe l'aiguillon et sert à le diriger au moment de l'action; l'extrémité de cette gaine pénètre, en même temps que l'aiguillon, dans la plaie. Le liquide vénéneux vient d'un réservoir ovoïde où il s'accumule, et dont il est expulsé par pression, au moment où la piqûre est produite. Ce liquide, très énergique chez certaines espèces, est le résultat de la sécrétion d'une double glande tubuleuse, à conduit excréteur simple, s'abouchant à la partie supérieure du réservoir à venin.

L'appareil vénénifique est spécial aux femelles. Les mâles en sont toujours dépourvus et sont absolument inoffensifs. Aussi le connaisseur peut-il impunément, au grand ébahissement des gens du peuple, saisir à la main les mâles d'abeilles de l'aspect le plus terrifiant, Bourdons ou Xylocopes.

C'est un préjugé assez répandu, que l'Abeille paye toujours de sa vie le moment de colère qui l'a portée à se servir de son aiguillon, celui-ci restant nécessairement dans la plaie. L'Abeille domestique est à peu près seule à perdre son aiguillon, dont les barbelures sont relativement très prononcées et l'empêchent parfois, et particulièrement quand elle s'en est servie contre l'homme, de le retirer des tissus. Mais il n'en est pas ainsi d'ordinaire, et l'on doit disculper la nature de l'inconséquence qui consisterait à produire une arme toujours fatale à l'animal qui l'emploie. Nombre d'Abeilles, Bourdons et Xylocopes surtout, blessent cruellement sans aucun danger pour elles.


Membres.—Les organes de locomotion, chez l'Abeille, sont les pattes, pour la marche, les ailes, pour le vol.

Les pattes (fig. 12), comme chez tous les insectes, sont formées d'une pièce d'insertion, la hanche, a, d'un article plus court, le trochanter, b, qui unit la hanche au fémur, c, ou cuisse, après laquelle vient, le tibia, d, suivi des tarses, e, au nombre de cinq. Le premier article des tarses, le plus volumineux, égal d'ordinaire en longueur aux quatre articles qui le suivent, offre souvent un développement très marqué, qui en fait une sorte de palette; le dernier article, plus ou moins conique, est armé au bout de deux ongles divergents et crochus.

Fig. 12.—Patte d'Abeille. Fig. 12.—Patte d'Abeille.

Les pattes sont ordinairement garnies de poils plus ou moins abondants. Aux pattes postérieures, leur forme et leur arrangement particulier constituent des brosses, des étrilles, des peignes, des houppes, organes importants de récolte pour le pollen des fleurs, d'extraction des provisions amassées, de brossage, etc. Rarement simples, les poils des Mellifères sont le plus souvent rameux, pennés, palmés, et parfois d'une grande élégance dans leur complication.

Fig. 13.—Étrille ou peigne des antennes. Fig. 13.—Étrille ou peigne des antennes.

Signalons enfin les épines simples ou doubles qui arment l'extrémité des tibias. L'épine unique dont est muni le tibia de la première paire mérite une attention particulière (fig. 13, a). Elle s'élargit et s'amincit latéralement en deux sortes de lames, dont le tranchant regarde le bord supérieur et interne du premier article des tarses, qui porte une échancrure ou encoche profonde, b, à peu près semi-circulaire. Cet étrange appareil est un objet de toilette. L'Abeille qui veut nettoyer ses antennes, passe sur chacune d'elles la patte correspondante, de manière à amener l'antenne dans l'angle formé par le premier article des tarses et l'épine du tibia, et à la loger dans l'échancrure; et là, tandis qu'elle glisse de la base au bout du funicule, entre l'échancrure et la lame, elle est râclée et nettoyée de tous les grains de poussière qui peuvent la salir.

Les ailes, au nombre de quatre, sont insérées sur les côtés du corselet, au-dessous d'une écaille convexe qui protège leur articulation et se trouve en rapport avec quelques autres pièces cornées, auxquelles viennent s'insérer les muscles moteurs de ces lames membraneuses.

Les ailes, ordinairement transparentes, souvent enfumées, quelquefois obscurcies par une teinte noire ou bleuâtre, sont parcourues par des nervures qui les soutiennent et font leur rigidité. Ces nervures dessinent sur la membrane alaire un réseau, toujours compliqué, dont les mailles portent le nom de cellules.

La distribution des nervures, les cellules qu'elles forment, ont dès longtemps été employées dans la classification comme caractères génériques. Nous n'aurons garde d'exposer ici la terminologie passablement compliquée créée à ce propos. Nous nous contenterons de ce qu'il y a de plus indispensable à connaître dans la nervation de l'aile antérieure.

Le bord supérieur ou antérieur de l'aile de la première paire (fig. 14) est parcouru de a en b, par une nervure appelée radiale. Un peu en arrière de celle-ci, et lui étant parallèle, est une seconde nervure dite cubitale. Ces deux nervures sont arrêtées à une tache due à un épaississement de la matière chitineuse, qu'on appelle le point épais ou stigma. Les cellules portant dans la figure des chiffres inclus constituent la partie dite caractéristique de l'aile, à cause de l'importance de sa considération dans la caractérisation des genres. 1 est la cellule radiale ou marginale; 2, 3, 4 sont, dans cet ordre, les cellules 1re, 2e, 3e cubitales ou sous-marginales. On donne les noms de 1re et 2e nervures récurrentes aux nervures r et r', qui aboutissent à l'une ou à l'autre des deux dernières cellules cubitales, et en des points variables suivant les genres.

Le vol des Insectes a fait l'objet, dans ces dernières années, d'études importantes de M. Marey. Malgré l'intérêt de ces recherches, nous ne pouvons nous arrêter ici sur les résultats obtenus par ce savant.

Fig. 14.—Aile. Fig. 14.—Aile.

Le vulgaire attribue aux vibrations des ailes le bourdonnement des Insectes. De tout temps les savants ont contredit cette opinion, qui d'ailleurs n'est fondée sur aucune notion précise. Différents auteurs ont même fait des expériences d'où il résulterait que le bourdonnement est surtout produit par les vibrations de l'air frottant contre les bords des orifices stigmatiques du thorax, sous l'action des muscles moteurs des ailes.

Bien que ces vibrations de l'air entrant et sortant alternativement par les orifices des stigmates n'aient jamais été directement démontrées, certaines expériences semblaient cependant apporter leur appui à cette manière de voir. Les savantes recherches d'un naturaliste allemand, Landois, qui avait reconnu et minutieusement décrit un véritable appareil vocal dans les stigmates, l'avaient même rendue classique. Des expériences dans le détail desquelles nous ne pouvons entrer ici nous ont convaincu que les savants ont tort—une fois n'est pas coutume,—et que la vérité se trouve précisément dans la croyance vulgaire.

Les causes du bourdonnement résident certainement dans les ailes. On a depuis longtemps reconnu que la section de ces organes, pratiquée plus ou moins près de leur insertion, influe d'une manière plus ou moins marquée sur le bourdonnement. Il devient plus maigre et plus aigu; le timbre est lui-même notablement modifié: il perd le velouté dû au frottement de l'air sur les bords des ailes, et devient nasillard. Le timbre perçu dans ces circonstances n'a rien qui ressemble au son que peut produire le passage de l'air à travers un orifice. Il est tout à fait en rapport, au contraire, avec les battements répétés du moignon alaire contre les parties solides qui l'environnent, ou des pièces cornées qu'il contient, les unes contre les autres.

Le bourdonnement, en somme, est dû à deux causes distinctes: l'une, les vibrations dont l'articulation de l'aile est le siège, et qui constituent le vrai bourdonnement, l'autre, le frottement des ailes contre l'air, effet qui modifie plus ou moins le premier.

Quelles que soient d'ailleurs les causes du bourdonnement, on sait que sa tonalité est en rapport avec le nombre des vibrations qui l'accompagnent. Elle s'élève, le son devient d'autant plus aigu, que la taille est moindre. Chez le Bourdon terrestre, le bourdonnement de la femelle est plus grave que celui du mâle de l'intervalle de toute une octave; chez l'ouvrière, il est plus aigu encore que chez le mâle, et, d'autant plus que l'animal est moindre. D'une espèce à l'autre, on note parfois des différences marquées pour une même taille. Le chasseur d'abeilles connaît d'expérience l'acuité particulière du chant que fait entendre le Bourdon des bois; elle suffit pour faire reconnaître, au vol, telle variété de ce Bourdon ayant même livrée que certaines autres espèces. Enfin, dans un même individu, la fatigue, en diminuant le nombre des vibrations, déprime la tonalité; toute cause d'excitation, la fureur par exemple, la relève au contraire.


Système nerveux.—Le système nerveux des Abeilles (fig. 15) est conforme au type général de cet appareil chez les Insectes. C'est une double chaîne de petites masses nerveuses appelées ganglions, réunis entre eux dans le sens longitudinal, par des cordons nerveux appelés connectifs. Les deux ganglions juxtaposés au même niveau sont plus ou moins confondus en une masse d'apparence unique, émettant en avant et en arrière deux connectifs, et on la désigne toujours comme un ganglion simple.

Fig. 15.—Système nerveux de l'Abeille. Fig. 15.—Système nerveux de l'Abeille.

La chaîne nerveuse règne tout le long de la région ventrale de l'animal, au-dessous du tube digestif. Dans la tête seulement un ganglion, le premier, se trouve au-dessus de ce tube, c'est le ganglion sus-œsophagien. Les connectifs qui l'unissent au ganglion suivant (g. sous-œsophagien), s'écartent pour passer l'un à droite, l'autre à gauche de l'œsophage, qu'ils embrassent, constituant de la sorte, avec le premier ganglion, le collier œsophagien.

Le ganglion sus-œsophagien, simple en apparence, se compose réellement de plusieurs. On y distingue, outre les lobes cérébraux proprements dits, deux énormes lobes optiques fortement saillants sur les côtés, où ils émettent deux gros nerfs optiques; deux lobes antérieurs, dits olfactifs, se rendant aux antennes; au-dessus, deux lobes dont le volume varie comme le degré d'élévation des facultés psychiques de l'insecte, les corps pédonculés, dont la surface est marquée de plis plus ou moins compliqués.

Le ganglion sous-œsophagien innerve les parties de la bouche.

Chacun des ganglions de la chaîne abdominale envoie des nerfs aux régions qui l'avoisinent. Il est à considérer comme un centre distinct et indépendant, dans une certaine mesure, car il émet des fibres nerveuses motrices et des fibres sensitives; il perçoit des impressions sensitives et il est agent de réactions motrices. Mais il subit en même temps l'influence du ganglion sus-œsophagien, qui intervient comme régulateur et coordinateur des actions émanées de chacun des autres ganglions. Le ganglion sus-œsophagien préside aussi aux mouvements généraux, dont il fait l'ensemble et l'harmonie. Mais d'autre part, grâce à l'autonomie de chaque ganglion, chacun des segments se comporte, jusqu'à un certain point, comme un individu distinct, et de là vient la résistance vitale parfois si remarquable de chacun des tronçons en lesquels on a décomposé un animal articulé. Physiologiquement, aussi bien qu'anatomiquement, l'Insecte est donc justement nommé, (Insectum, ἑντομον, animal entrecoupé.)

L'appareil nerveux dont nous venons de parler représente, chez les Insectes, le système nerveux céphalo-rachidien (cerveau, cervelet, moelle épinière) des animaux vertébrés. Il existe, chez ces derniers, un autre appareil nerveux, surajouté au premier, et tenant sous sa dépendance les organes de la nutrition (tube digestif, appareils circulatoire et respiratoire, etc.). Un système physiologiquement analogue se trouve aussi chez les Insectes. Nous nous bornons à signaler sa présence chez l'Abeille.


Sens de la vue.—Nous avons vu que les Abeilles possèdent des yeux de deux sortes: les yeux composés ou à facettes et les yeux simples ou ocelles.

Les yeux composés sont situés sur les côtés de la tête, dont ils couvrent une étendue variable, mais toujours assez grande, surtout chez les mâles, ordinairement mieux doués sous ce rapport que les femelles.

Les ocelles, rarement absents, sont disposés en triangle sur le haut du front.

Ces deux sortes d'yeux fonctionnent d'une façon absolument différente. Les ocelles constituent chacun un œil complet. Derrière leur cornée très lisse, très brillante et très convexe, est un cristallin conique, produisant sur une rétinule des images renversées. L'ocelle est donc fonctionnellement comparable à un de nos yeux.

Fig. 16.—Cornéules des yeux de l'Abeille. Fig. 16.—Cornéules des yeux de l'Abeille.

Il en est tout autrement des yeux composés. Ils représentent un très grand nombre de petits yeux, plusieurs centaines, accolés les uns contre les autres, dirigés vers tous les points de l'horizon, grâce à la convexité de la surface formée par leur réunion. Cette disposition compense leur fixité, et permet à l'animal d'avoir, avec des yeux immobiles, un champ visuel d'une grande étendue. Chacun de ces yeux élémentaires, différent en cela de l'ocelle, ne peut former d'images véritables, car il n'admet dans son intérieur, et suivant son axe, qu'un très fin pinceau de rayons lumineux émanant d'une portion très restreinte de l'espace. La résultante de la fonction de tous ces yeux ne peut donc être qu'une image en mosaïque. Cette opinion, émise par J. Müller, et bien des fois combattue, paraît être définitivement admise aujourd'hui, à la suite des travaux concordants d'un très grand nombre de savants.

Après avoir démontré expérimentalement que la perception optique des mouvements est indépendante de celle des couleurs, Exner conclut que les yeux composés sont admirablement propres à la perception des déplacements d'un corps dans le champ de la vision. L'œil composé reçoit de la lumière d'un objet dans un grand nombre de ses éléments. C'est donc dans un grand nombre d'éléments que l'impression sera modifiée, en intensité lumineuse, en coloration, etc., si l'objet vient à se déplacer, et par suite le mouvement de celui-ci sera vivement perçu. L'observation montre en effet, qu'on irrite à coup sûr les abeilles, si l'on se livre à des mouvements brusques devant leur ruche, tandis qu'on peut, impunément se placer devant son entrée, au point de gêner les allées et venues des butineuses, sans exciter leur colère.

Mais si l'œil composé est très sensible aux mouvements des objets, il ne reçoit par contre que des images assez vagues de leur forme et de leurs contours. La perception est d'autant plus nette, que la surface des yeux est plus grande et le nombre de leurs facettes plus considérable.

Il résulte d'expériences de M. Forel que les Insectes voient mieux au vol qu'au repos, avec leurs yeux composés; qu'ils apprécient assez nettement, au vol, la direction et la distance des objets, du moins pour de faibles distances; qu'ils perçoivent beaucoup mieux les couleurs que les formes. Quant aux ocelles, ils ne fourniraient, d'après M. Forel, qu'une vue très incomplète, et seraient tout à fait accessoires, chez les Insectes possédant en outre des yeux composés.


Odorat.—C'est un fait incontestable que les Insectes ont, en général, une très vive perception des odeurs, et ce sens atteint, chez certains, une délicatesse inouïe. On s'accorde assez, malgré quelques contradictions d'ailleurs réfutées, à placer le siège de cette faculté dans les antennes.

Lefebvre[2] a montré qu'une abeille, occupée à absorber un liquide sucré, ne remarque la présence d'une aiguille imprégnée d'éther, que si on l'approche de ses antennes, et nullement quand on l'approche de l'abdomen, même à toucher ses orifices respiratoires.

Perris[3] a fait voir, par de nombreux exemples, que c'est à l'aide des antennes, que divers Hyménoptères reconnaissent leur proie et même la découvrent cachée dans la terre ou le bois. Ils montrent en ces circonstances une merveilleuse sagacité, qui est le fait de leur sens antennaire.

Les abeilles n'ont nullement besoin d'être guidées par la vue pour découvrir une substance dont elles sont friandes. Elles savent, par l'odorat, découvrir du miel caché au fond d'un appartement où elles ne sauraient le voir de dehors, et jusque dans une cave assez obscure. C'est par l'odorat, et à l'aide de leurs antennes, dont elles se palpent réciproquement, que les Abeilles sociales se reconnaissent pour habitantes d'un même nid ou pour étrangères entre elles.

Perris attribue aussi un rôle, dans l'olfaction à très courte distance, aux palpes maxillaires et labiaux.


Ouïe.—Un grand nombre d'auteurs ont placé dans les antennes le siège de l'audition. On a fait remarquer combien ces organes, composés d'une série d'articles très mobiles, étaient favorablement conformés pour répondre aux vibrations que l'air peut leur transmettre. On ne voit pas bien cependant ce que ces ébranlements mécaniques ont de commun avec des sensations auditives. On sait d'ailleurs que, chez certains Orthoptères, l'organe auditif réside dans le tibia des pattes antérieures, et sir John Lubbock a découvert dans le tibia des Fourmis un curieux appareil qu'il suppose pouvoir être l'oreille de ces insectes. Mais, pour ce qui est des antennes, pas un fait encore n'est venu confirmer l'hypothèse qui leur attribue la perception des sons.

Voici ce que dit Lubbock à ce sujet: «Le résultat de mes expériences sur l'audition chez les Abeilles m'a considérablement surpris. On croit généralement que les émotions des abeilles sont exprimées dans une certaine mesure par les sons qu'elles produisent, ce qui semblerait indiquer qu'elles ont la faculté d'entendre. Je n'ai en aucune façon l'intention de nier qu'il en soit ainsi. Toutefois je n'ai jamais vu aucune d'elles se soucier des bruits que je pouvais produire, même tout près d'elles. J'expérimentai sur une de mes abeilles avec un violon. Je fis le plus de bruit que je pus, mais à ma grande surprise elle n'y prit garde. Je ne la vis même pas retirer ses antennes.... J'essayai sur plusieurs abeilles l'action d'un sifflet pour chiens, d'un fifre aigu; mais elles ne parurent nullement s'en apercevoir, pas plus que de diapasons dont je me servis sans succès. Je fis aussi des essais avec ma voix, criant près de la tête des abeilles; mais en dépit de tous mes efforts je ne pus attirer leur attention. Je répétai ces expériences la nuit, alors que les abeilles reposaient, mais tout le bruit que je pus faire ne parut pas les déranger le moins du monde[4]».

Déjà Perris n'avait pas été plus heureux, en faisant «bourdonner des diptères, grincer des corselets de longicornes, etc., à quelque distance d'individus de même espèce et de sexes différents»; M. Forel pas davantage, en faisant «grincer les hautes cordes d'un violon à 5 ou 4 centimètres d'abeilles en train de butiner dans les fleurs; en criant, sifflant à pleins poumons, à quelques centimètres de divers insectes.» Tant qu'ils ne voyaient pas l'expérimentateur, il n'y faisaient aucune attention.

Nous pouvons donc conclure avec certitude que les Abeilles, comme la plupart des Insectes, sont privées de la faculté de percevoir les sons. Il ne semble même pas qu'il y ait lieu de faire, avec sir J. Lubbock, cette réserve, que les Insectes pourraient peut-être entendre des sons qui n'existent point pour nous, car ce n'est là qu'une supposition, née sans doute de la répugnance à admettre que ces animaux soient dépourvus d'un sens qui nous semble si important.


Tact.—Tous les Insectes sont doués d'une sensibilité tactile fort délicate. Cette faculté est loin d'être répandue uniformément sur tout le corps; certaines parties même semblent être peu ou point impressionnables, les ailes par exemple. Les antennes sont à cet égard douées d'une exquise finesse de perception, que l'on a bien souvent mise à l'actif de l'audition, qui n'existe pas. Les palpes, les tarses, sont encore des organes fort sensibles aux attouchements.

La plupart des Insectes, et en particulier les Abeilles, perçoivent avec une délicatesse extrême les plus faibles ébranlements, soit qu'ils proviennent de l'air, où qu'ils soient transmis par les corps sur lesquels leurs pieds reposent. Alors que les bruits les plus intenses laissent indifférente la population d'une ruche, le plus léger souffle à l'entrée, le moindre choc sur la paroi éveille une rumeur dans l'intérieur, et fait sortir un certain nombre d'abeilles irritées, toutes prêtes à repousser une attaque.

Un organe affecté à plusieurs fonctions remplit d'ordinaire assez mal chacune d'entre elles. En dépit de la loi de division du travail, la coexistence de deux sens dans les antennes ne nuit en rien à l'exquise finesse des sensations tactiles ou olfactives.

L'admirable organe que l'antenne! Et combien de notions il procure à l'Abeille! Dans l'obscurité de la ruche ou la nuit d'un terrier, ce qui la guide, c'est l'antenne. Dans les détours, le labyrinthe compliqué des rayons, ce qui lui fait retrouver, sans le secours des yeux, la cellule, entre mille, qu'elle a pris pour tâche de remplir, c'est l'antenne. L'antenne est la main et les doigts qui instruisent de la forme et des contours des objets. Elle est le compas qui mesure les dimensions d'un espace, les proportions à donner à la cellule de cire ou d'argile. C'est par elle encore que l'Abeille recueille l'effluve odorant émané de la fleur lointaine, ou du dépôt de miel que l'œil ne saurait voir; qu'elle reconnaît les membres de la famille, et distingue la sœur de l'étrangère, l'amie de l'ennemie. Est-ce là tout? Qui pourrait le dire? Il est bien probable que les antennes rendent à l'Insecte encore d'autres services que nous ignorons, que nous ne pouvons même pas soupçonner.


Gout.—Ce sens existe, à n'en pas douter, chez les Abeilles. Lorsqu'un de ces hyménoptères est une fois venu se gorger de miel en un endroit où il a été placé tout exprès, il ne manquera pas d'y revenir. Mais si l'on a mêlé au miel une substance telle que l'alun ou la quinine, l'insecte se retire avec dégoût à peine il y a touché.

On a souvent attribué aux palpes la fonction gustative. Mais on peut les couper sans que cette fonction semble le moins du monde atteinte. C'est dans la bouche même qu'en est le siège, probablement en certaines parties des mâchoires et de la langue, et mieux encore dans un organe nerveux décrit par Wolff dans l'épipharynx, organe particulièrement développé chez les Abeilles, mais qui existe aussi chez les Fourmis.


Instinct et intelligence.—— De toutes les facultés dont le système nerveux est le siège, les plus élevées, l'instinct et l'intelligence, existent à un haut degré chez les Abeilles, comme chez les Fourmis. Elles font même de ces animaux les plus remarquables des Hyménoptères, et même de tous les Insectes. Nous trouvons aussi chez eux, mais moins développés, les sentiments affectifs, apanage exclusif, cela se conçoit, des espèces sociales. Nous ne dirons rien ici de ces facultés. Ce livre n'est, à proprement parler, que l'histoire de l'instinct et de l'intelligence des Abeilles. Leurs faits et gestes en diront suffisamment là-dessus. Aussi nous abstenons-nous ici de généralités parfaitement inutiles.


Des sexes. Disparité sexuelle.—Chez les Abeilles, comme chez tous les Insectes, en général, la femelle seule a la mission de pourvoir aux besoins de la progéniture. A elle seule revient le soin de lui préparer le vivre et le couvert. Une exception à cette loi se voit chez plusieurs Abeilles sociales, de même que chez les Fourmis, où la mère de toute la colonie n'a autre chose à faire que de pondre; les aînés de ses enfants se chargent pour elle de tous les soins de la maternité.

Bien variés, dans la série des Abeilles, sont les travaux que ces soins réclament, bien différents aussi les aptitudes, les instruments qu'ils exigent. Aussi les femelles, à qui ces fonctions incombent, sont-elles fort diversifiées entre elles, portant chacune les attributs de leur métier, d'ailleurs robustes, car elles ont souvent à peiner beaucoup. Les mâles, au contraire, dont le seul rôle est la fécondation, souvent malingres, comparés à leurs compagnes, diffèrent peu les uns des autres, et leur uniformité, dans certains groupes, est même extraordinaire. Chez l'Insecte, du reste, le sexe féminin a d'habitude la prééminence; il est le sexe fort, le sexe noble, si l'on veut, noble par le travail et par l'intelligence.

En dehors du très court instant où leur intervention est nécessaire, les mâles passent leur temps à se rassasier du suc des fleurs, à prendre leurs ébats, à s'ensoleiller, à dormir. Ils sont si près d'être inutiles, que parfois l'on s'en passe: la parthénogénèse, ou génération virginale, n'est pas rare chez les Insectes, et nous la trouverons chez les Abeilles.

Les sexes, d'après ce que nous venons de dire, se distinguent presque toujours aisément chez ces insectes. La disparité sexuelle y est le plus souvent très accentuée, au point même qu'en certains cas, apparier les deux sexes est une grande difficulté, que l'observation seule peut résoudre: il faut, ou bien surprendre les couples sur le fait, ou bien les voir naître d'un même berceau. Mais, en dehors de toute comparaison d'un sexe à l'autre, rien n'est plus aisé que de reconnaître si l'on a affaire à un mâle ou à une femelle. Celle-ci n'a jamais que douze articles aux antennes et six segments à l'abdomen. Le mâle a treize articles aux antennes et sept segments abdominaux. La femelle enfin est armée d'un aiguillon, qui manque toujours au mâle.


Développement.—Le développement des Abeilles présente les mêmes phases générales que celui des autres insectes: œuf, larve, nymphe, adulte, en un mot les métamorphoses que tout le monde connaît. Nous ne pouvons ici nous y appesantir; l'étude des différentes sortes d'Abeilles nous fournira l'occasion de donner quelques renseignements sur ces divers états, quand il en vaudra la peine. Quant à l'évolution embryonnaire, malgré les faits d'un haut intérêt qu'elle pourrait présenter, le grand nombre de notions spéciales qu'elle exigerait pour être suivie avec fruit nous entraînerait fort loin, et nous n'osons vraiment pas l'aborder.

CLASSIFICATION DES ABEILLES.

Bien qu'il y ait eu des naturalistes pour le prétendre, la classification n'est pas, tant s'en faut, le but ultime de la science. Elle est avant tout un procédé, un moyen d'étude, un élément de simplification et de clarté. C'est à ce titre, et afin d'éviter des redites, que nous nous permettons de donner ici, avant d'aborder l'étude particulière des différentes sortes d'Abeilles, un rudiment de leur classification.

Nous savons déjà que, d'après la conformation de leur langue, les Abeilles se divisent en deux grandes tribus, les Abeilles a langues longue, qu'on appelle encore Apides ou Abeilles normales (Shuckard), et les Abeilles a langue courte, appelées aussi Andrénides, du nom d'un de leurs genres les plus importants, ou Abeilles subnormales (Shuckard).

Chacune de ces divisions se subdivise à son tour, les Apides en Sociales et Solitaires; les Andrénides, qui d'ailleurs sont toutes solitaires, en Acutilingues et Obtusilingues. Enfin, les Solitaires, d'après les situations de l'appareil collecteur, aux pattes postérieures ou sous l'abdomen, se partagent en Podilégides et Gastrilégides.

Nous nous contenterons de cette ébauche de classification, que le tableau suivant fixera mieux dans l'esprit.

à langue longue
Apides
Sociales.
Solitaires.
Podilégides.
Abeilles Gastrilégides.
à langue courte. . . . .Acutilingues.
Andrénides Obtusilingues.

Entre ces quatre grands groupes se répartissent fort inégalement une cinquantaine de genres européens et plus de soixante exclusivement exotiques. Pour les raisons que nous avons fait connaître, nous ne pourrons guère nous attacher qu'à une trentaine de ces genres, presque tous européens.

Quant à l'ordre que nous suivrons dans cette revue, il ne sera point celui que le lecteur eût pu prévoir d'après ce qui a été dit des rapports hiérarchiques des différentes sortes d'abeilles entre elles. Nous ne prendrons point l'Abeille à son état le plus inférieur, pour nous élever par degrés à la plus parfaite. Si naturelle, si satisfaisante pour l'esprit que cette méthode puisse être, elle exigerait, pour être menée à bien, tout l'appareil d'une démonstration rigoureuse, qui ne fait grâce d'aucun détail, ne néglige aucun élément de conviction. Tel ne saurait être le caractère de ce livre, avant tout élémentaire et facile.

Nous suivrons précisément l'ordre inverse de celui que nous eussions préféré. A tout seigneur tout honneur. Au premier rang viendra l'Abeille la plus anciennement et la plus vulgairement connue, la Mouche à miel, puis ses congénères les plus immédiats. Les Abeilles solitaires viendront ensuite, à commencer par celles qui diffèrent le moins des sociales, et nous terminerons par celles qui s'en éloignent le plus.

APIDES SOCIALES

Une espèce animale est d'ordinaire représentée par deux formes, le mâle et la femelle. Chez les Insectes sociaux, le type spécifique comporte au moins trois formes. La femelle s'y dédouble, pour ainsi dire, en deux autres, qui se partagent les fonctions ailleurs dévolues à la femelle unique: la production des jeunes d'un côté, leur élevage de l'autre. Il existe ainsi une femelle ou reine, et des ouvrières.

Plus le départ entre les deux fonctions est complet, moins elles empiètent l'une sur l'autre, et plus la société est parfaite. La division du travail est la loi de perfectionnement de toute société, humaine ou animale.

Les Abeilles sociales nous offrent, à ce point de vue, trois degrés: le Bourdon, la Mélipone, l'Abeille des ruches.

Le mâle n'est pour rien dans cette hiérarchie. Il reste, chez les Abeilles sociales, ce qu'il est partout ailleurs: il féconde la pondeuse, et c'est tout. Ainsi en est-il aussi chez les Fourmis. Mais dans les sociétés de Termites (Névroptères), le mâle peut perdre ses prérogatives ordinaires, pour devenir, lui aussi, un travailleur, un soldat, le défenseur de la communauté. C'est peut-être le seul cas, dans toute la classe des Insectes, où le mâle renonce à l'éternelle paresse qui est l'apanage de son sexe.

L'ABEILLE DOMESTIQUE.

Le genre Apis, dans lequel Linné confondait tout ce qu'aujourd'hui nous appelons les Abeilles ou Apiaires, ne renferme plus actuellement que l'Abeille domestique (Apis mellifica) et un petit nombre d'espèces voisines, habitant toutes l'ancien monde.

De toutes ces abeilles, la seule bien connue est celle de nos ruches, répandue en nombreuses variétés dans toute l'Europe, le nord de l'Afrique et une partie de l'Asie.


Il est de connaissance vulgaire que toute colonie d'abeilles, une ruche, contient les trois sortes d'individus dont nous avons parlé: des ouvrières, une reine et des mâles ou faux-bourdons.

L'ouvrière.—Tout le monde la connaît, tout le monde l'a vue, cette infatigable mouche, dont l'extérieur, sombre et sévère, n'a rien pour appeler l'attention, rien, si ce n'est son incessante activité. Toujours en mouvement, visitant une fleur après l'autre, sans un instant de répit, jamais on ne la voit posée, à ne rien faire ou à s'ensoleiller, comme tant d'autres (fig. 17, a).

Son corps est à peu près cylindrique, modérément velu, sauf le vertex et le corselet, qui sont assez densément vêtus, le premier de poils noirâtres, le second de poils d'un roux brun; l'abdomen est cerclé de bandes d'un fin duvet plus clair. La tête, aplatie sur le devant, est triangulaire, vue de face. Trois forts ocelles en triangle se voient au milieu des poils du vertes. Sur le côté, les yeux composés, à facettes très petites, condition favorable à une vision nette, sont pubescents à la loupe, circonstance qui ne nuit en rien à leur fonction, car les poils sont portés, non sur les cornéules, mais sur leur pourtour. Du milieu de la face naissent deux antennes assez courtes, géniculées après le premier article, à lui seul aussi long que la moitié du funicule. Sous un large chaperon apparaît un labre court, allongé en travers; sous le labre, des mandibules convexes en dehors, concaves en dedans, élargies au bout, non denticulées, comme de larges cuillers. Les mâchoires, la lèvre inférieure si compliquée nous sont connues.

Fig. 17—Abeilles ouvrière, reine, mâle. Fig. 17—Abeilles ouvrière, reine, mâle.

Le thorax n'a rien qui mérite de fixer notre attention, non plus que les ailes, où nous signalerons seulement une cellule radiale très allongée, trois cubitales, la seconde en long trapèze irrégulier, la troisième très étroite, obliquement couchée sur la seconde.

Les pattes nous arrêteront plus longtemps. Celles de la première paire sont assez grêles; le premier article des tarses, aussi long que les suivants réunis, est garni en dessous de poils courts et serrés, formant brosse. Aux pattes de la deuxième paire, ce premier article des tarses est fortement élargi en palette et muni aussi en dessous d'une brosse. Les pattes (fig. 18 a et b) de la troisième paire sont tout à fait caractéristiques, et témoignent d'une adaptation non moins parfaite que celle de la lèvre inférieure. Le tibia, très aplati, en forme de long triangle, a sa face extérieure presque plane, un peu creusée, absolument lisse et très brillante. Les côtés du tibia sont ciliés de longs poils, un peu voûtés au-dessus de cette surface unie, parfaitement disposés pour contribuer à y maintenir la pâtée de pollen. Nous venons de décrire ce que l'on appelle la corbeille. Le premier article des tarses qui suit, comme celui de la deuxième paire, est en forme de palette; mais cette palette est plus longue, surtout plus large; la brosse qu'elle porte est formée de crins plus forts, disposés en travers sur huit ou neuf rangées; c'est une véritable étrille. L'extrémité inférieure et interne du tibia est garnie d'une rangée de courtes épines; l'angle supérieur et externe du premier article des tarses se prolonge en une sorte de talon ou éperon qui concourt, avec les épines du tibia, à détacher et saisir sous l'abdomen les plaques de cire.

Fig. 18.—Pattes postérieures des trois sortes d'abeilles. Fig. 18.—Pattes postérieures des trois sortes d'abeilles.

L'abdomen, tronqué en avant, conique en arrière, est très convexe et presque cylindrique dans son ensemble.


La reine (fig. 17 b).—La reine ou femelle diffère de l'ouvrière, à première vue, par sa taille beaucoup plus grande. Sa tête est un peu plus étroite, son corselet guère plus gros, en sorte que la différence de grandeur tient surtout à l'abdomen. Cet organe est en effet un peu plus large, surtout plus long, jusqu'à égaler de deux à trois fois la longueur de la tête et du corselet réunis. Du reste, le développement de cet organe varie beaucoup suivant l'état physiologique de l'abeille. Il est énorme au temps de la plus grande ponte; il est plus ou moins réduit en d'autres temps, parfois même au point de n'avoir plus que les dimensions de celui d'une ouvrière. Il se distend par l'écartement de ses anneaux, ou se resserre, suivant le volume variable des ovaires.

Les organes buccaux sont sensiblement réduits chez la reine, qui jamais ne visite les fleurs: la langue est beaucoup plus courte, les mâchoires également; les mandibules étroites, bidentées. Les pattes (fig. 18 c), assez robustes, sont dénuées de brosses et de corbeilles.


Le mâle (fig. 17 c).—Le mâle ou faux-bourdon est gros et robuste, sa forme générale cylindrique, sa villosité abondante. Les yeux composés atteignent un développement énorme dans ce sexe: de la base des mandibules, ils s'étendent de part et d'autre jusqu'au milieu du vertex, où ils se rejoignent, séparés par un simple sillon, et ils empiètent notablement sur la face, réduite au quart à peine de la surface de toute la tête. Les yeux simples, refoulés vers la face par la grande extension des yeux à réseau, sont néanmoins volumineux. Les antennes, à scape fort court, comptent 13 articles au lieu de 12 comme il est de règle chez toute espèce d'abeilles. Les organes buccaux sont remarquablement courts. Le thorax est densément revêtu d'une villosité serrée, veloutée. Les pattes antérieures et moyennes sont grêles; les postérieures (fig. 18 d), plus fortes, manquent de tout instrument de travail et sont convexes extérieurement. L'abdomen est gros, obtus aux deux bouts, aussi long que la tête et le corselet réunis, formé de 7 segments au lieu de 6 (ouvrière et reine), le dernier presque entièrement caché, au-dessous, par le sixième.


La ruche.—Nous connaissons, quant à l'extérieur du moins, les habitants de la ruche. Un mot de leur demeure.

Un essaim, qu'il soit logé dans le creux d'un vieil arbre, dans un trou de rocher, ou dans un de ces petits édifices dont l'apiculteur fait les frais, habite un assemblage de gâteaux ou rayons de cire, pendant verticalement du plafond de la ruche, parallèles entre eux, séparés par des intervalles fixes, et comprenant chacun deux rangées de cellules.

Ces cellules, dont l'axe est perpendiculaire au plan du rayon, et par conséquent horizontal, sont, on le sait, hexagonales. Elles diffèrent suivant l'insecte qui s'y développe. Celles qui sont destinées aux ouvrières sont petites: 19 à la file font un décimètre. Celles qui servent au développement des mâles sont plus grandes: 15 au décimètre. Tel gâteau ne montre que des cellules d'ouvrières; tel autre n'a que des cellules de mâles. Souvent le même rayon est en partie fait de cellules d'ouvrières (fig. 19 b), en partie de cellules de mâles (fig. 19 c).

Les gâteaux, ou plutôt leurs cellules, ne servent pas seulement de berceau pour les abeilles. Ils servent aussi de magasins de provisions pour le miel et pour la pâtée de pollen.

C'est dans les intervalles des rayons que se tient la population de la ruche, retirée, resserrée dans le cœur de l'édifice, quand le temps est froid, pour bien conserver la chaleur intérieure, ou partout répandue sur les rayons, quand la température est chaude, et que les habitants sont nombreux. Mais c'est là où se trouvent des œufs, des larves ou des nymphes, du couvain en un mot, que se tiennent de préférence les abeilles, pressées les unes contre les autres, attentives aux soins à donner aux jeunes, et entretenant autour d'eux une douce chaleur nécessaire à leur évolution normale.

Fig. 19.—Cellules ou alvéoles. Fig. 19.—Cellules ou alvéoles.

La température intérieure de la ruche, prise dans la chambre à couvain, peut osciller de 23° à 36°. Au-dessus de ce point, les abeilles cessent tous travaux, et se tiennent à l'extérieur en grandes masses.

Ce logis est calfeutré avec le plus grand soin; le moindre trou, la plus étroite fissure, sont hermétiquement bouchés à l'aide d'une matière résineuse, la propolis, que les abeilles se procurent, dit-on, sur les arbres résineux ou sur les bourgeons des peupliers. Un orifice de forme quelconque, et de dimensions en général médiocres, est seul laissé sur une des façades de la ruche, pour l'entrée et la sortie des abeilles. Des sentinelles veillent sans cesse à cette porte, et leurs antennes ne manquent jamais de prendre des renseignements sur les arrivants.


PHYSIOLOGIE DE LA RUCHE

La mère.—Il serait bien long de rappeler tout ce que l'enthousiasme des premiers observateurs a conçu d'idées erronées sur le compte des abeilles, relativement à leurs mœurs, à leurs lois sociales, à leur gouvernement. Et d'abord, on a longtemps cru que le chef de la ruche était, non point, une reine, mais un roi. Et les despotes couronnés pouvaient admirer et envier ce monarque de la ruche, fier d'une autorité incontestée, toujours choyé, toujours honoré; qui n'a même à se préoccuper de rien, car un monde d'esclaves, jeunes, vieux, mais également dévoués, se charge de tous soins, de toutes affaires au dedans et au dehors.

Il faut quelque peu rabattre de ce tableau. Ce roi, d'abord, c'est une reine;, que dis-je? une reine qui ne gouverne ni ne règne; c'est une femelle, une pondeuse, la mère de toute la colonie. Et c'est tout. Sa seule fécondité fait son prestige, et le culte qui l'environne, et les soins de tous ses enfants, dont une foule toujours se presse autour d'elle, la flattant amoureusement des antennes, présentant souvent à sa bouche une goutte de miel, une garde du corps qui suit tous ses pas, et au besoin saurait vaillamment la défendre.

De la mère et de sa vitalité dépendent la population et l'opulence de la colonie. Une mère chétive et souffreteuse fait une ruche pauvre et misérable. Avec une robuste pondeuse, un essaim populeux, des magasins regorgeant de richesses. Non, ce n'est pas un instinct mal adapté que celui qui fait la constante sollicitude, les soins empressés des abeilles pour leur mère commune. Le pur intérêt, la froide raison, ne calculeraient pas autrement.

Se nourrir et puis pondre, c'est là toute l'affaire, toute la vie de cette prétendue reine. Et ce n'est pas, nous l'allons voir, une sinécure. Mais, d'autre part, l'œuf pondu, tout est dit; la pondeuse n'en a cure. Il sera assidûment visité par les ouvrières, son éclosion surveillée, et la jeune larve à peine née, aussitôt pourvue d'aliments. Donner le jour à sa progéniture, c'est assez pour la mère; les ouvrières ses filles seront les nourrices; à elles tous les soins des enfants au berceau, l'élevage de leurs sœurs.

Peu de jours après sa naissance, la jeune femelle, si le temps le permet, sort une première fois de la ruche. C'est ce qu'on appelle la promenade nuptiale, qui se répète un nombre variable de fois, jusqu'à ce qu'elle ait rencontré un faux-bourdon qui la féconde. Cet acte s'accomplit dans les airs, et nul homme encore n'en a été témoin. La femelle fécondée rentre dans la ruche, et n'en sortira plus de sa vie, si ce n'est lors de la formation d'un essaim.

Tant qu'elle vivra, elle pondra désormais des œufs fertiles, sans qu'elle ait besoin de convoler à de nouvelles noces. Le liquide séminal provenant du mâle se trouve contenu dans un petit réservoir globuleux, d'un millimètre à peine de diamètre. C'est bien peu; et cependant c'est assez pour subvenir à la fécondation des œufs que l'abeille pourra pondre pendant toute la durée de son existence. Quelquefois cependant, sur ses derniers jours, la provision peut s'épuiser, et nous verrons les conséquences de cet accident.


Aux âges de barbarie de la science, c'était une opinion générale qu'en des cas exceptionnels un animal pouvait provenir de son parent sans fécondation préalable. On attribuait à des causes peu connues, souvent surnaturelles, l'apparition d'un être dont le mode d'origine n'avait pas été observé. La science moderne a fait justice des absurdités; mais, trop absolue, elle avait écarté la génération sans baptême séminal des théories positives. On sait aujourd'hui, grâce à des observations nombreuses et irréprochables, qu'un certain nombre d'êtres vivants viennent au monde n'ayant pour tout parent qu'une mère. Lucina sine concubitu. C'est ce qu'on appelle la parthénogenèse, ou la génération par des femelles vierges. Tel est le cas des Pucerons, comme le démontra, dans le siècle dernier, le philosophe et naturaliste Bonnet, de Genève; des Lépidoptères du genre Psyché, ainsi que l'a établi de nos jours de Siebold; des Hyménoptères de la tribu des Cynipides, auteurs de ces excroissances souvent bizarres, que portent fréquemment certaines plantes, particulièrement le chêne, et qu'on nomme des galles. Bornons-nous à ces exemples; la liste des animaux reconnus parthénogénésiques serait fort longue. Elle comprend aussi l'Abeille.

Un curé de Silésie, apiculteur zélé, Dzierzon, frappé d'un certain nombre de faits curieux, que la pratique avait signalés depuis longtemps aux éleveurs d'abeilles, sans leur en révéler la cause, en chercha l'explication et la trouva dans la parthénogenèse. Il en formula la théorie dans les propositions suivantes:

1º Tout œuf de l'Abeille-mère qui reçoit le contact du fluide séminal devient un œuf de femelle ou d'ouvrière; tout œuf qui n'a pas subi ce contact est un œuf de mâle.

2º L'Abeille-mère pond à volonté un œuf de mâle ou un œuf de femelle.

Ces propositions venaient bouleverser les idées généralement admises sur la multiplication des êtres. Elles rencontrèrent beaucoup de contradicteurs et suscitèrent de vifs débats parmi les apiculteurs. La théorie de Dzierzon finit cependant par triompher de toutes les résistances. Or, voici de quelle façon merveilleusement simple elle donnait la clef de certains phénomènes.

Les gâteaux présentent parfois une irrégularité remarquable, qui coïncide avec un développement exagéré de la population mâle. Les apiculteurs allemands désignent par une dénomination spéciale ces gâteaux mal faits; ils les appellent buckelige Waben (gâteaux bossus), et par suite buckel Brut (couvée bossue), la génération qui en provient. Quelle est la cause de ces anomalies? Elles résultent, selon Dzierzon, de ce que la jeune reine, mal conformée pour le vol, n'a pu quitter la ruche, ni, partant, être fécondée. Il s'ensuit fatalement qu'elle n'a pu pondre que des œufs de faux-bourdons. Or, ces œufs n'ont pas été pondus seulement dans les cellules destinées à recevoir des mâles, mais aussi dans les cellules d'ouvrières, beaucoup plus petites. Les larves de faux-bourdons sont bientôt à l'étroit dans ces compartiments qui ne vont pas à leur taille. Les abeilles, qui s'en aperçoivent, se hâtent de les agrandir, et on les voit, une fois clos, se soulever en dôme saillant au-dessus du niveau des cellules renfermant des ouvrières.

Vers la fin de sa vie, la reine, sans cesser d'être féconde, produit une proportion d'œufs mâles toujours croissante avec l'âge, et finit même parfois par n'en plus produire de l'autre sexe. C'est qu'une ponte prolongée a épuisé la provision de substance fécondante renfermée dans le réservoir séminal. Plus d'œuf fécondé par conséquent; tout œuf pondu est un œuf de mâle.

On voit parfois des ouvrières pondre quelques œufs, et toujours des œufs de mâles; le fait est signalé par Aristote lui-même. Il n'a rien d'extraordinaire, si l'on observe que les ouvrières ne sont que des femelles, dont les organes génitaux ont subi un arrêt de développement. L'imperfection de l'appareil reproducteur les rend inaptes à la fécondation, sinon à la production de quelques œufs, qui seront inévitablement des œuf de mâles.

Il existe deux variétés, entre autres, deux races d'abeilles: l'une est celle de nos pays, l'autre est la race italienne, l'Abeille ligurienne, l'Abeille chantée par Virgile, et préférée à la première à cause de son humeur, dit-on, plus paisible et de la supériorité de ses produits. Aussi essaye-t-on de la propager hors de son pays. Des croisements en résultent. Or voici ce qui arrive invariablement, affirme Dzierzon. Qu'une abeille allemande reçoive un mâle italien, vous obtiendrez des femelles et des ouvrières mi-parties allemandes et italiennes et des mâles purs allemands; et réciproquement, une femelle italienne et un mâle allemand donneront des mâles de pure race italienne et des femelles et ouvrières dont les caractères seront un mélange de ceux des deux races. Preuve que le mâle et la femelle concourent également à la production des femelles, et que le mâle n'entre pour rien dans la procréation des mâles.

Reste à démontrer la seconde partie de la théorie, savoir: que la reine pond à volonté des œuf de l'un ou de l'autre sexe. Nous savons que les cellules de mâles diffèrent de celles d'ouvrières par leurs dimensions. Or l'Abeille-mère ne s'y méprend jamais, et, sauf les cas de non-fécondation, chaque sorte de cellule reçoit l'œuf qui lui convient. Elle pondrait donc, selon son bon plaisir, des mâles ou des femelles.

Telle est, dans ce qu'elle a d'essentiel, la théorie de la parthénogenèse de l'Abeille, telle que Dzierzon l'a formulée et que l'acceptent la presque totalité des apiculteurs et des zoologistes.

Le lecteur nous permettra de lui opposer quelques doutes. Et d'abord, n'est-elle pas exorbitante, cette faculté concédée à l'Abeille, seule parmi tous les êtres vivants, non seulement de connaître le sexe de l'œuf qu'elle va pondre, mais, bien plus, de pouvoir volontairement en déterminer le sexe? Tout œuf est originairement mâle. Fécondé, il change de sexe et devient femelle. On dit bien, pour expliquer un fait si extraordinaire, que la pondeuse peut, à volonté, en comprimant ou non le réservoir séminal, déverser sur l'œuf qui descend dans l'oviducte une certaine quantité de matière fécondante, ou bien le laisser passer sans le gratifier de cette aspersion, si elle veut faire un mâle. Il faut cependant remarquer qu'on n'a jamais songé à attribuer à aucun autre animal qu'à l'Abeille le pouvoir d'agir volontairement sur des phénomènes qui, par leur essence même, semblent absolument soustraits à l'influence de la volonté. Il ne serait donc pas trop, pour établir chez elle l'existence d'une aussi étrange faculté, d'une foule d'expériences concordantes. Or pas un fait expérimental ne l'a jamais prouvée. Cette faculté reste donc une hypothèse, une explication, et rien de plus.

C'est déjà bien assez de reconnaître à l'Abeille, non point la notion du sexe de l'œuf qu'elle va pondre, ce qu'on ne saurait raisonnablement admettre, mais l'instinct de déposer dans chaque sorte de cellule des œufs du sexe approprié. Sa faculté élective va jusque-là, mais pas plus loin; encore est-elle en certains cas mise en défaut, et il n'est pas rare de trouver quelques mâles égarés dans des cellules d'ouvrières, par le fait d'une pondeuse cependant en bonne santé et normalement féconde. L'expérience a même montré à M. Drory, que si toutes les grandes cellules ont été enlevées de la ruche, la mère, le moment venu de pondre des œufs de mâles, n'hésite nullement à les déposer dans les cellules d'ouvrières; et, inversement, elle pond des œufs d'ouvrières dans des cellules de mâles, si l'on n'en a pas laissé d'autres à sa disposition.

La parthénogenèse n'est point ici en cause. Le fait de la ponte d'œufs fertiles par une reine non fécondée n'est nullement contesté. La fécondation n'est point nécessaire, pour que des germes mâles se développent; mais cela ne veut point dire que la fécondation n'ait sur ces germes aucune influence. Ils n'en subissent pas moins l'action du fluide séminal, qui leur transmet, à des degrés divers, la ressemblance paternelle. Les faux-bourdons peuvent naître sans père; mais, si un père intervient, il leur imprime plus ou moins fortement le cachet de sa race.

On peut constater, en effet, contrairement aux assertions de Dzierzon, que, dans une ruche dont la mère est de race italienne pure, mais a été fécondée par un mâle du pays, les faux-bourdons qui, théoriquement, devraient tous être des italiens purs, sont des métis, aussi bien que les ouvrières. Les mâles tiennent donc de leur père, tout comme leurs sœurs, et l'Abeille ne fait point exception à la loi commune.

La production des œufs de l'un ou de l'autre sexe paraît être une nécessité physiologique, étroitement liée à des conditions particulières de température et d'alimentation, et sans aucun rapport avec la volonté de l'Abeille. C'est normalement au printemps, et à une époque précise, que les mâles commencent à se montrer dans les ruches. On sait, d'autre part, que les colonies parvenues à la fin de l'hiver avec des provisions abondantes sont celles où les mâles se montrent le plus tôt. Souvent il suffit de nourrir artificiellement une ruche, au début du printemps, pour y hâter l'apparition des mâles. La précocité ou le retard des beaux jours interviennent encore pour hâter ou différer la ponte des mâles. Et l'on ne voit pas où et comment la volonté de la pondeuse pourrait se glisser comme facteur dans ce phénomène, si nettement soumis aux fluctuations des circonstances extérieures. Il est vrai que les apiculteurs nous diront que la reine, voyant le temps si beau et les provisions abondantes, se met en devoir de pondre des mâles. Mais quelle sagacité, quelle pénétration ont donc ces gens si bien renseignés sur les pensées qui peuvent éclore dans la cervelle d'une abeille?


Deux jours après la promenade nuptiale, la jeune mère commence sa ponte. Les œufs ne sont point déposés au hasard çà et là, dans les cellules vides. Le haut des rayons est laissé, en général, pour les provisions, miel et pollen. La pondeuse se place vers le milieu du rayon; là, un premier œuf est déposé dans une cellule, puis dans les cellules contiguës et ainsi de suite, l'espace garni d'œufs allant toujours en s'élargissant sans jamais présenter aucun vide, en sorte que les premiers œufs pondus se trouvent au centre de cet espace, les plus récemment pondus sur les bords.

Quand la mère a ainsi pourvu d'œufs une certaine étendue du rayon, elle passe sur l'autre face, et pond de même dans les cellules adossées aux premières. Puis elle passe aux rayons juxtaposés au premier, à droite et à gauche, ensuite aux suivants, en s'écartant toujours symétriquement de part et d'autre du premier, qui occupe ainsi le centre des rayons porteurs d'œufs ou de couvain. Cette disposition a l'avantage de réunir dans la partie centrale de la ruche, la plus facile à maintenir à la température convenable, tout ce qu'il y a d'œufs ou de larves; c'est là que les ouvrières se trouvent réunies en masses pressées, réchauffant le couvain de leur propre chaleur.

L'activité de la ponte dépend surtout de l'abondance des récoltes que font les ouvrières, partant de la richesse de la floraison à un moment donné. C'est au printemps, après le long repos de l'hiver, qu'a lieu la plus grande ponte; elle est beaucoup moindre durant tout le reste de la saison, surtout en automne. Il semble que, plus la maison s'enrichit, plus la mère est nourrie; or, plus elle mange, plus ses ovaires grossissent, par le grand nombre d'œufs qui viennent à maturité. Le développement de ses organes internes se trahit extérieurement par le volume de son abdomen: il est énorme au printemps, et il semble parfois que l'Abeille ait peine à le traîner.

Les premières pontes ne donnent que des ouvrières; un peu plus tard, en avril ou dès la fin de mars, la mère commence à pondre des mâles. Il n'est guère pondu d'œufs de ce sexe au delà de juin et juillet. Quant aux œufs qui donnent naissance à des reines, nous ne nous en occuperons pas pour le moment.


Comme la grande majorité des Insectes, les abeilles subissent des métamorphoses, et passent par les trois états connus sous les noms de larve, nymphe, insecte parfait. C'est un grand avantage, pour des insectes sociaux, que d'avoir un développement rapide: il y a gain de temps et de travail, et prompte réparation des déchets que, pour une cause ou une autre, la population de la ruche peut avoir subis. Peu d'insectes ont une évolution aussi courte que les abeilles. Et il est remarquable que chez elles, des trois sortes d'individus, celui qui se développe le plus vite est celui dont la privation est le plus sensible, la mère, qui éclôt le seizième jour après la ponte; puis vient l'ouvrière, dont le développement comprend vingt-deux jours; enfin le mâle, qui en exige vingt-cinq.

Voici du reste un tableau détaillant la durée des différentes phases de la métamorphose, qui dispensera de plus amples explications.

 MÈRE.OUVRIÈRE.MALE.
 jours.jours.jours.
État d'œuf4 4 4
État de larve5 5 6
Filage du cocon1 2 3
Repos2 3 4
État de nymphe4 8 8
TOTAL16 22 25

Combien d'œufs peut pondre journellement une mère? On n'est pas exactement renseigné à ce sujet. Certains estiment qu'au printemps, au temps de la plus grande ponte, le chiffre des œufs pondus en un jour peut atteindre 4000! D'autres ne croient pas qu'il dépasse 1200.

M. Sourbé[5], acceptant comme moyenne de la ponte le chiffre de 2000 œufs par jour, arrive par un calcul facile, basé sur le tableau qui précède, aux résultats suivants:

1erjour: 2000 œufs.
2ejour: 2000 + 2000 = 4000 œufs.
3ejour: 2000 + 2000 + 2000 = 6000 œufs.

Les œufs du premier jour éclosant le quatrième, il ne pourra jamais y avoir plus de 6000 œufs dans la ruche.

Par un calcul analogue, on arrive à trouver que, le vingt et unième jour, date de la première éclosion d'ouvrières, il existera en tout 42 000 cellules remplies d'œufs de larves et de nymphes, chiffre qui ne sera jamais dépassé par la totalité du couvain de tout âge.

Quant au chiffre de la population totale, en tant qu'ouvrières actives, il varie dans des limites fort étendues, de 10 000 à 50 ou 60 000 individus, parfois davantage. Avec quelle fierté et combien plus de justesse, la mère de tous ces enfants pourrait s'appliquer la présomptueuse parole de Louis XIV: L'État c'est moi!

Outre qu'elle est soumise à diverses oscillations dans le cours d'une année, la fécondité de la mère décroît avec l'âge, et nous avons déjà dit que, vers la fin de sa vie, la mère produit des mâles de plus en plus nombreux et finit même par ne plus pondre que des mâles. La ruche, comme on dit, devient alors bourdonneuse.

Mais elle peut aussi le devenir dans d'autres circonstances, soit que la reine, mal conformée, n'ait pu effectuer la promenade nuptiale, soit que, fait peu connu des apiculteurs, un état pathologique particulier ait atteint les organes reproducteurs de l'Abeille, tant les ovaires, dont les germes tendent à l'atrophie, que le contenu du réservoir séminal, dont les éléments se dissolvent, et qui perd ainsi son pouvoir fécondant.

Toute ruche bourdonneuse est vouée à une destruction prochaine, les faux-bourdons ne faisant que consommer sans rien produire, si l'apiculteur, à temps informé, ne se hâte d'introduire du couvain extrait d'une autre ruche, avant que toute la population ouvrière ait disparu de la colonie menacée.

Chose bien remarquable, et qui met en évidence une grave imperfection de l'instinct. Les abeilles ne sont pas moins attentives et moins affectueuses à l'égard d'une mère bourdonneuse, que pour une mère normalement féconde. Elles massacreront sans pitié la femelle douée des meilleures qualités, qu'on tente d'introduire dans la ruche, pour la substituer à la mauvaise pondeuse, pour qui elles continuent d'avoir les attentions les plus délicates. Mieux avisées, elles devraient se hâter de supprimer la mère inféconde et la remplacer par une nouvelle, alors qu'il en est temps encore, et qu'il reste dans la ruche un peu de couvain d'ouvrières. Nous verrons, en effet, comment, d'une larve d'ouvrière elles savent faire une reine. La ruche donc, en certains cas, s'anéantit par suite de l'imperfection de l'instinct des abeilles.


La mère est, en temps ordinaire, d'humeur fort placide, à tel point qu'on peut la saisir à la main sans craindre d'être piqué, alors qu'une ouvrière, en pareil cas, userait infailliblement de son aiguillon. Mais il est des circonstances où la mère, elle aussi, est accessible à la colère.

Pas plus que les ouvrières elle ne supporte une rivale dans la colonie. Quand, dans une ruche déjà pourvue d'une reine, une seconde vient à éclore, l'ancienne essaye de la tuer en la frappant de son aiguillon, qu'elle ne dégaine en aucune autre circonstance. Le plus souvent les abeilles l'en empêchent. Mais les deux reines ne cohabitent pas cependant sous le même toit. La séparation est nécessaire. L'ancienne mère laisse la place vide à la nouvelle, et part avec une partie de la population. C'est ce qu'on appelle l'essaimage.

S'il en faut croire Huber, les choses ne se passeraient pas toujours aussi paisiblement, et, au lieu d'une séparation à l'amiable, c'est un combat qui aurait lieu, un duel à mort, dont le célèbre observateur des abeilles a décrit les émouvantes péripéties. Nous lui laisserons la parole.

Après avoir raconté comment, dans une ruche contenant cinq ou six cellules royales, la première jeune reine éclose se jeta avec fureur sur la première cellule royale qu'elle rencontra, parvint à l'ouvrir de ses mandibules, introduisit son abdomen dans l'ouverture, perça la reine près d'éclore de son aiguillon, et procéda de même à l'égard des autres, Huber voulut voir ce qui arriverait dans le cas où deux reines sortiraient en même temps de leurs cellules.

«Le 15 mai, dit-il, deux jeunes reines sortirent de leurs cellules presque au même moment. Dès qu'elles furent à portée de se voir, elles s'élancèrent l'une contre l'autre avec l'apparence d'une grande colère, et se mirent dans une situation telle, que chacune avait ses antennes prises dans les dents de sa rivale; la tête, le corselet et le ventre de l'une étaient opposés à la tête, au corselet et au ventre de l'autre; elles n'avaient qu'à replier l'extrémité postérieure de leurs corps, elles se seraient percées réciproquement de leur aiguillon, et seraient mortes toutes deux dans le combat. Mais il semble que la nature n'a pas voulu que leur duel fit périr les deux combattantes; on dirait qu'elle a ordonné aux reines qui se trouveraient dans la situation que je viens de décrire de se fuir à l'instant même avec la plus grande précipitation. Aussi, dès que les rivales dont je parle sentirent que leurs parties postérieures allaient se rencontrer, elles se dégagèrent l'une de l'autre, et chacune s'enfuit de son côté.

...«Quelques minutes après que nos deux reines se furent séparées, leur crainte cessa, et elles recommencèrent à se chercher; bientôt elles s'aperçurent, et nous les vîmes courir l'une contre l'autre: elles se saisirent encore comme la première fois, et se mirent exactement dans la même position: le résultat en fut le même; dès que leurs ventres s'approchèrent, elles ne songèrent qu'à se dégager l'une de l'autre, et elles s'enfuirent. Les ouvrières étaient fort agitées pendant tout ce temps-là, et leur tumulte paraissait s'accroître, lorsque les deux adversaires se séparaient; nous les vîmes à deux différentes fois arrêter les reines dans leur fuite, les saisir par les jambes, et les retenir prisonnières plus d'une minute. Enfin, dans une troisième attaque, celle des deux reines qui était la plus acharnée ou la plus forte, courut sur sa rivale au moment où celle-ci ne la voyait pas venir; elle la saisit avec ses dents à la naissance de l'aile, puis monta sur son corps, et amena l'extrémité de son ventre sur les derniers anneaux de son ennemie, qu'elle parvint facilement à percer de son aiguillon; elle lâcha alors l'aile qu'elle tenait entre ses dents et retira son dard; la reine vaincue tomba, se traîna languissamment, perdit ses forces très vite et expira bientôt. Cette observation prouvait que les reines vierges se livrent entre elles à des combats singuliers. Nous voulûmes savoir si les reines fécondes et mères avaient les unes contre les autres la même animosité.»

Trois cellules royales operculées furent placées dans une ruche dont la mère était très féconde. Elles furent l'une après l'autre éventrées par la mère, et les nymphes tuées. Huber introduisit ensuite dans cette même ruche une autre reine très féconde, qui, victime de la curiosité de l'observateur, fut, après une courte lutte, poignardée par la «reine régnante».

L'imagination ne se mêlerait-elle point pour quelque part à ces récits de l'illustre aveugle? Nous serions porté à le croire, d'autant plus que, depuis Huber, personne encore, à notre connaissance, n'a été témoin de ces duels entre les reines.

Toujours est-il que, dans les circonstances ordinaires, la ruche ne contient qu'une reine, qu'une pondeuse. C'est en vain que, dans une colonie pourvue de sa mère, on essayerait d'en introduire une seconde. Elle est rejetée, peu de temps après, à l'état de cadavre, exécutée par les ouvrières bien plutôt que par la mère. Une fois du moins, j'en ai la certitude, une reine perdue, s'étant jetée dans une de mes ruches, put à peine franchir le trou de vol. Assaillie par les sentinelles, elle fut presque aussitôt ramenée à l'extérieur, et je la vis, sur le tablier, tiraillée en tous sens par une multitude d'abeilles, frappée enfin de l'aiguillon par l'une d'elles et rejetée, inanimée, au pied de la ruche. Pour qu'une reine étrangère soit agréée, il faut que la ruche soit orpheline; la nouvelle arrivée est alors accueillie avec empressement et choyée comme la mère commune.

On a cependant signalé des cas de coexistence de deux reines fécondes dans une même colonie. Le fait est exceptionnel, mais on est obligé de l'admettre, car il est affirmé par plus d'un observateur digne de foi. Et d'ailleurs il s'explique. La reine, nous le savons, est toujours entourée d'une garde qui la défend contre toute agression. Il peut arriver qu'une jeune reine venant d'éclore soit immédiatement entourée de jeunes ouvrières qui n'ont pas eu le temps de connaître leur mère. Elles adoptent la jeune reine, la défendent contre leurs sœurs aînées, qui voudraient s'en débarrasser; et comme la reine légitime est, de son côté, protégée de même par les vieilles abeilles contre les gardiennes de la jeune reine, il s'ensuit que l'une et l'autre se maintiennent, comme deux compétiteurs à l'empire, à la tête de deux factions rivales.


Combien de temps vit une reine? Trois ou quatre ans sont la durée normale de son existence. On a vu cependant des reines encore vivantes après cinq étés, soit cinq années de vie active. C'est une longue vie pour un insecte. Encore un des plus remarquables effets de l'adaptation. La mort de la mère, en effet, est toujours un grave dommage pour la colonie. Elle se traduit inévitablement par la cessation de la ponte durant tout le temps qui s'écoule entre la disparition de la pondeuse et son remplacement. Et ce temps peut comprendre une vingtaine de jours au moins, si la ruche ne contient pas déjà des cellules royales avec larves ou nymphes. On peut juger, par les évaluations qu'on a faites de la ponte journalière, combien l'interrègne représente d'œufs non pondus, d'habitants perdus pour la colonie.


Les males.—Les mâles ou faux-bourdons, nous le savons déjà, n'ont d'autre rôle à remplir que celui de féconder les jeunes reines. Quoiqu'un seul soit élu pour cette importante fonction, et pour qu'elle soit assurée, leur nombre est considérable dans la ruche, et dépend de son importance. Il peut y en avoir de quelques centaines à deux ou trois milliers. Ils ne travaillent ni n'exercent aucune fonction utile dans la colonie. Jamais on ne les voit sur les fleurs; ils ne se nourrissent qu'aux frais de la maison et aux dépens des provisions de miel amassées dans les rayons. Leur vie est tout entière dans cette phrase de Kirby: Mares, ignavum pecus, incuriosi, apricantur diebus serenis, gulæ dediti.

Ils ne sortent de la ruche que dans les beaux jours et aux heures les plus chaudes de la journée, surtout de midi à deux ou trois heures. Leur vol est très bruyant et suffit à les distinguer des ouvrières. En dehors des quelques heures où ils prennent leurs ébats dans les airs, ils passent leur temps à se gorger de miel ou à dormir paresseusement sur les rayons.

Ils se montrent dès le mois d'avril, avant le temps de l'essaimage et de l'éclosion des jeunes reines. Sur la fin de juillet, en général, il ne s'en produit plus. Comme ils consomment beaucoup, que leur présence est une cause de déchet très sensible, les ouvrières se hâtent de s'en débarrasser, dès qu'ils ne sont plus utiles, après l'essaimage, ou dès qu'une cause quelconque appauvrit la colonie. Elles expulsent sans pitié ces bouches inutiles et les jettent violemment à la porte. On a dit qu'elles les tuent. Cela n'est pas exact, le mot pris à la lettre, car elles ne les frappent point de l'aiguillon. Mais, les tirant de leurs mandibules par les pattes, par les antennes, elles les mettent simplement dehors, où on les trouve transis, se mouvant péniblement, montrant par les quelques articles qui leur manquent aux antennes ou aux pattes, les traces de la violence qui les a arrachés du nid. Ils périssent ainsi misérablement de faim et de froid. Ah! les hommes ne sont pas heureux, dans cet État où les femmes gouvernent et ont seules le privilège de porter l'épée!


Les ouvrières. La cire. Édification des rayons.—Lorsqu'un essaim, échappé d'une ruche, s'établit en quelque endroit pour y fonder une nouvelle colonie, les ouvrières s'empressent de bâtir des gâteaux. La matière dont ils sont faits, chacun le sait, est la cire. Cette substance est le produit d'une sécrétion. Les glandes cirières sont placées sous l'abdomen. Si l'on soulève le bord écailleux d'un segment, pour mettre à découvert la base du segment suivant, ou simplement si l'on exerce sur l'abdomen une traction suffisante pour dégager les segments les uns des autres, on voit, sur la partie habituellement recouverte par le segment précédent, à droite et à gauche de la ligne médiane, une surface en forme de pentagone irrégulier, d'aspect jaunâtre, de consistance molle. C'est là que la cire est sécrétée, à l'état de minces lamelles ayant la forme de la surface glandulaire elle-même (fig. 20).

Les quatre segments intermédiaires sont seuls pourvus de glandes cirières; elles manquent au premier et au dernier, et font absolument défaut aux mâles et aux reines.

Quand une abeille veut faire usage de la cire qu'elle a produite, elle détache les lamelles cireuses de dessous son abdomen, à l'aide de la pince formée par le crochet ou éperon du premier article des tarses postérieurs et l'extrémité garnie d'épines du tibia. Au moment où elle est détachée, la substance cireuse est transparente. Portée à la bouche de l'Abeille et pétrie par les mandibules avec la salive, elle devient opaque et acquiert les qualités qu'on lui connaît.

Fig. 20.—Glandes cireuses de l'Abeille. Fig. 20.—Glandes cireuses de l'Abeille.

Quand les abeilles se disposent à bâtir, elles s'attachent au plafond du local adopté, et, vers son milieu, elles établissent une petite lame verticale de cire. Pour poser ce premier fondement du rayon, elles procèdent de la façon suivante. Une première abeille, la bouche munie d'un peu de cire, préalablement pétrie avec la salive, refoule les autres en s'agitant d'une sorte de tremblotement très vif, se fait une place libre à l'endroit choisi, et là elle dépose la cire qu'elle tient entre ses mandibules, l'applique et la travaille en une petite lame saillante. Une autre lui succède et agrandit la lame, puis une troisième, et ainsi de suite, jusqu'à ce que la lame, accrue par ces apports répétés, descende d'une longueur de 2 à 5 centimètres. Ce n'est encore qu'une simple cloison, comme le plan axial du futur rayon, sans la moindre ébauche de cellules; son épaisseur est d'environ 3 à 4 millimètres.

Bientôt une abeille va creuser, avec ses mandibules, au haut de cette lame, une cavité arrondie dont elle fixe les déblais sur le pourtour, vers le haut, et qu'elle façonne en une sorte de margelle. Une autre vient continuer ce premier travail. Puis on voit deux ouvrières, opposées l'une à l'autre, chacune sur une des faces de la cloison, travailler à deux cavités adossées. D'autres abeilles viennent successivement renforcer ces travailleuses; il y en a bientôt, dix, vingt, puis enfin un si grand nombre, qu'il devient impossible de rien voir.

Les cavités, d'abord arrondies, prennent bientôt, au fur et à mesure que leur fond s'amincit, la forme de pyramides à trois pans, et les rebords, primitivement circulaires, prennent la forme de six pans inclinés de 60 degrés les uns sur les autres. Les cellules sont déjà reconnaissables; elles n'ont plus qu'à s'allonger horizontalement, leurs pans à s'accroître, pour atteindre leur longueur normale et se parfaire.

Pendant que les cellules s'ébauchent dans le haut de la cloison, celle-ci continue à s'étendre sur tout son pourtour, mais plus rapidement dans le sens vertical, en sorte que le gâteau en train de s'accroître présente une forme elliptique, à grand axe vertical. Au fur et à mesure, les cellules s'allongent avec une telle uniformité, que le gâteau, toujours aminci sur les bords, augmente régulièrement d'épaisseur vers sa partie moyenne et basilaire, où sont les cellules les plus anciennes. Son pourtour est toujours à l'état de cloison, avec des ébauches de cellules. Il en est autrement quand le gâteau a atteint tout le développement que les abeilles jugent à propos de lui donner: son bord inférieur alors s'épaissit, les cellules extrêmes atteignant à leur tour les dimensions normales.

La première rangée de cellules, celles qui adhèrent à la voûte, n'ont jamais la forme des vraies cellules; deux pans supérieurs et l'angle de 60° qu'ils forment, y sont remplacés par la surface plane du plafond. En outre, ces cellules faisant office de support du rayon, sont faites d'une substance complexe, peut-être d'un mélange de cire et de propolis, bien plus ferme et plus tenace que la cire pure.

Les cellules adossées sur les deux faces du rayon ne sont pas directement opposées une à une, ainsi que la forme pyramidale de leur fond le fait pressentir. Si l'on enfonce, en effet, une épingle dans chacune des trois faces du fond d'une cellule, on voit, sur l'autre côté du rayon, que chacune des épingles se trouve être sortie dans une cellule différente; on reconnaît ainsi que l'axe d'une cellule correspond à l'arête commune de trois cellules juxtaposées, sur l'autre côté du rayon.

Les abeilles n'attendent point qu'un gâteau ait atteint ses dimensions définitives pour en commencer d'autres. Dès que le premier a acquis une certaine étendue, parfois une longueur de quelques centimètres seulement, deux autres gâteaux sont construits simultanément, à droite et à gauche du premier; puis, quelque temps après, deux autres à droite et à gauche des seconds, et ainsi de suite, jusqu'à ce que le nombre soit jugé suffisant, nombre qui dépend de la population et de la fécondité de la mère.

D'après ce qui précède, les rayons descendent verticalement de la voûte et sont par suite parallèles entre eux. Mais cette régularité est loin d'être constante. Bien souvent il arrive, on ne sait par quel caprice, que les abeilles posent la première assise d'un rayon dans une direction oblique par rapport à celle du rayon voisin; le nouveau rayon sera vertical comme les autres, mais il ne leur sera plus parallèle; au contraire, son plan faisant un angle avec celui du voisin, le rencontrera et se soudera à lui. Cette irrégularité est souvent fort désagréable pour l'apiculteur, et gênante pour ses observations ou ses manipulations; mais les abeilles n'en ont cure. Elles font même souvent pis que cela, en déviant les gâteaux de leur direction verticale et fixant le bord inférieur ainsi détourné, soit à un autre gâteau, soit à la paroi de la ruche.

Ces anomalies, qui sont fréquentes, semblent indiquer que la verticalité des rayons n'est pas une condition recherchée par les abeilles, mais un résultat fortuit de la manière dont leurs constructions sont édifiées. Quand les abeilles cirières pendent en plusieurs grappes de la voûte et construisent simultanément plusieurs gâteaux, ces grappes demeurent le plus souvent isolées les unes des autres et subissent ainsi, avec le gâteau qu'elles forment, la direction que leur imprime la pesanteur. Mais si les abeilles d'une grappe s'accrochent à celles d'une autre ou à la paroi voisine, la grappe, ainsi déviée de la verticale, tire sur le gâteau en voie d'accroissement, dont la mollesse est grande et la rigidité nulle; le gâteau se tord, devient gauche et va se fixer au premier obstacle voisin.

Nous savons que les abeilles construisent deux sortes de cellules, sans compter les cellules royales, les petites cellules ou cellules d'ouvrières et les grandes cellules, ou cellules de faux-bourdons. Les unes et les autres ont une longueur de 13 millimètres à 13mm,5. L'épaisseur totale du rayon est de 26 à 27 millimètres. Un intervalle de 9 millimètres environ sépare entre eux les rayons.


Ces délicates constructions de cire sont une des plus étonnantes merveilles de l'instinct. On remplirait un volume des pages éloquentes, souvent jusqu'à l'enthousiasme, que l'admiration du génie architectural des abeilles a dictées aux apiculteurs, aux savants, aux poètes.

Avec un minimum de matériaux, faire des cellules ayant la plus grande capacité possible; trouver la forme de ces cellules qui permette d'utiliser pour le mieux l'espace disponible; faire, en un mot, dans un espace donné, le plus de cellules possible d'une capacité déterminée, tel est le difficile problème que les abeilles ont pratiquement résolu. Le plus habile ouvrier, qui aurait à en chercher la solution, à l'aide du compas, de la règle et de l'équerre, serait singulièrement embarrassé. Figures géométriques définies, mesures d'angles précises, rhombes et trapèzes, prismes et pyramides, la solution exige ces notions et d'autres encore. Et tout cela n'est qu'un jeu pour des mouches. Bien plus, leurs procédés n'ont rien de commun avec ceux du géomètre; elles commencent leur travail et le développent comme jamais praticien ne songerait à le faire. Il découperait, lui, dans une lame plane, des losanges, des trapèzes de dimensions et d'angles voulus, et les raccorderait ensuite. Tout autrement fait l'Abeille. Sous sa mandibule, son unique instrument de travail, une surface sphérique devient graduellement pyramidale; un rebord circulaire peu à peu se plie en une ligne régulièrement brisée, et se transforme en hexagone.

Bien des efforts ont été faits pour essayer de comprendre comment ces petites créatures arrivent à exécuter un travail aussi parfait. Darwin seul a réussi à porter quelque lumière dans une question si obscure, et à démontrer que «ce magnifique ouvrage est le simple résultat d'un petit nombre d'instincts fort simples[6]».

Nous résumerons la démonstration de l'illustre naturaliste.

Invoquant d'abord «le grand principe des transitions graduelles,» Darwin constate que l'Abeille se trouve au plus haut degré d'une échelle, dont le plus bas est occupé par le Bourdon et un degré intermédiaire par la Mélipone. Le Bourdon travaille sans ordre, surtout sans économie; ses alvéoles sont ellipsoïdes, simplement rapprochés, souvent irréguliers. Nous savons que ceux des abeilles sont des prismes hexagonaux contigus, adaptés à un fond pyramidal, formé de trois faces losangiques. Les constructions de la Melipona domestica, du Mexique, que Huber a étudiées, tiennent le milieu entre celles des abeilles et celles des bourdons, et font comprendre comment la nature a pu passer de la plus grossière de ces formes à la plus parfaite. Les cellules à couvain de la Mélipone sont cylindriques, assez régulières, et ne servent pas de réservoirs à miel. Les provisions sont amassées dans de grandes urnes sphéroïdales, tantôt isolées, tantôt contiguës, formant une agglomération irrégulière.

Considérons deux urnes dans ce dernier cas. La distance de leurs centres étant moindre que la somme de leurs rayons, les deux sphères se coupent, comme on dit en géométrie, suivant un cercle commun à l'une et à l'autre. Au lieu de laisser les deux sphères empiéter l'une sur l'autre, les Mélipones élèvent entre elles une cloison plane, qui est précisément ce cercle d'intersection dont nous venons de parler. Si, au lieu de deux sphères s'entrecoupant, nous concevons qu'il y en ait trois ou un plus grand nombre, il existera trois cloisons planes ou davantage. Remarquons que trois cloisons concourantes auront pour intersection commune une ligne droite; et telle est l'origine de chacune des arêtes horizontales du prisme hexagonal de l'Abeille. Enfin, si une sphère repose sur trois autres, les trois surfaces planes auront la forme d'une pyramide et représenteront le fond de la cellule de l'Abeille.

«En réfléchissant sur ces faits, ajoute Darwin, je remarquai que si la Mélipone avait établi ses sphères à une égale distance les unes des autres, si elle les avait construites d'égale grandeur, et disposées symétriquement sur deux couches, il en serait résulté une construction probablement aussi parfaite que le rayon de l'Abeille.

«Nous pouvons donc conclure en toute sécurité que, si les instincts que la Mélipone possède déjà, et qui ne sont pas très extraordinaires, étaient susceptibles de légères modifications, cet insecte pourrait construire des cellules aussi parfaites que celles de l'Abeille. Il suffit de supposer que la Mélipone puisse faire des cellules tout à fait sphériques et de grandeur égale; et cela ne serait pas très étonnant, car elle y arrive presque déjà.

....«Grâce à de semblables modifications d'instincts, qui n'ont en eux-mêmes rien de plus surprenant que celui qui guide l'Oiseau dans la construction de son nid, la sélection naturelle a, selon moi, produit chez l'Abeille d'inimitables facultés architecturales.»

Sans entrer dans plus de détails, ce qui précède nous semble suffire pour faire saisir le sens de la démonstration de Darwin. Elle ôte à l'instinct de l'Abeille tout le merveilleux qu'à première vue il semble avoir; elle le fait rentrer dans la loi commune du développement graduel des facultés de tout ordre, elle le rend, en un mot, accessible à la science.

Il n'est pas inutile d'ajouter à ce propos, que la précision mathématique dont on s'était plu à gratifier les travaux de l'Abeille, s'évanouit lorsqu'on y regarde de près et qu'on y apporte des mesures rigoureuses. Ni les cellules d'une même sorte n'ont des dimensions absolument identiques, ni leurs éléments une régularité irréprochable, ni les lames qui les forment une épaisseur toujours la même. Mais où donc, dans la nature, est la perfection géométrique? Le cristal lui-même ne la réalise point. Réaumur était donc dans l'illusion, quand il proposait de prendre dans les dimensions des cellules d'abeilles l'unité qui devait servir de base au système des mesures.

Des défectuosités d'un autre ordre altèrent encore la régularité des rayons. Quand il s'agit de passer d'une sorte de cellules à une autre, des cellules d'ouvrières aux cellules de mâles, le raccordement des unes aux autres étant impossible, la transition se fait par le moyen de cellules de dimensions intermédiaires, et, çà et là, par des vides, par des espaces inutilisés, perdus en un mot. Enfin, à certains moments où le temps presse, où la récolte de miel est surabondante, au lieu de construire de nouveaux gâteaux, on se contente, si l'espace le permet, d'allonger démesurément les cellules déjà construites, et, tout en les allongeant, on les courbe, on les relève du côté de l'orifice, afin d'empêcher l'écoulement du miel. Ceci n'est plus de la géométrie, cela est vrai, mais c'est de la physique bien comprise.


Les rayons servent à une double fin, l'élevage du couvain et l'emmagasinage des provisions.

Le couvain est la grande préoccupation des abeilles. Il est l'objet de leurs soins incessants. C'est pour lui que sont entrepris presque tous les travaux de la ruche; c'est pour lui qu'est faite la majeure partie de la récolte. Si bien que c'est le signe certain de l'existence d'une mère féconde dans la ruche, que de voir rentrer des butineuses chargées de pollen. Dès que cet apport cesse, on peut être sûr qu'il n'y a pas de larves à nourrir, que la mère ne pond plus, ou qu'elle a cessé de vivre.

Nous avons déjà vu que les abeilles se tiennent en masses pressées à la hauteur des cellules garnies de couvain, qu'elles entretiennent ainsi dans une chaleur convenable. Le refroidissement est très préjudiciable au couvain.

A peine la jeune larve est-elle sortie de l'œuf, qu'elle reçoit de la nourriture. Son alimentation varie avec l'âge: au début, c'est une substance fluide, de nature albumineuse, à laquelle se mêle bientôt une certaine quantité de miel; puis enfin une bouillie faite de pollen et de miel, que les nourrices vont puiser dans les cellules où ces aliments sont tenus en réserve.

La larve se tient courbée au fond de la cellule, dont elle remplit bientôt toute la largeur; elle est alors obligée de se détendre un peu, à mesure qu'elle grossit, et de s'allonger en spirale. Elle ne se tient point immobile: la nourriture lui étant servie en avant de la tête, il lui faut, pour l'atteindre, progresser en tournant autour de l'axe de la cellule. Depuis son éclosion jusqu'au terme de sa croissance, elle ne fait qu'un repas ininterrompu, tant les nourrices mettent de ponctualité à la servir.

Une particularité, qui d'ailleurs lui est commune avec les larves des autres abeilles, a beaucoup intrigué jadis les naturalistes. Tout le temps qu'elle mange et se développe, elle ne fait point d'excréments, de sorte qu'on a longtemps cru que la larve n'avait point d'anus, et que son intestin se terminait en un fond aveugle. La partie terminale de l'intestin, extrêmement grêle, avait échappé aux anatomistes, et avait fait admettre une anomalie qui n'existe pas. C'est quand elle est repue et qu'elle a atteint toute sa taille, que la larve se débarrasse de tous les résidus accumulés de sa digestion, et on les retrouve, sous forme de crottins brunâtres, au fond de la cellule.

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