Les abeilles
Ces abeilles, nous dit-il, «ne s'en tiennent pas à creuser des trous dans la terre; dans ces trous elles construisent des nids à leurs petits, avec des morceaux de feuilles arrangés si artistement, qu'il est peu d'ouvrages aussi propres à nous donner une idée du génie accordé aux insectes. Aussi avions-nous principalement ces abeilles en vue, lorsque nous en avons annoncé qui, quoique solitaires, le disputent en industrie aux mouches à miel (fig. 64 et 65).»
«Ces abeilles cachent sous terre, tantôt dans un champ, tantôt dans un jardin, des nids si dignes d'être vus. Chacun d'eux est un rouleau, un tuyau cylindrique de la longueur des étuis où nous mettons nos cure-dents, et quelquefois aussi gros. Un grand nombre de morceaux de feuilles, de figure arrondie et un peu ovale, qui ont été courbés et ajustés les uns sur les autres, forment l'extérieur de cette espèce d'étui. Si on détache ses premières enveloppes, on voit qu'il est composé de divers étuis plus courts, quelquefois de six à sept, faits aussi de morceaux de feuilles. Chacun de ceux-ci ressemble assez à un dé à coudre, dont l'ouverture n'aurait point de rebord; leur arrangement est aussi tel que celui que les marchands donnent aux dés. Le bout du second dé de feuilles entre et se loge dans l'ouverture du premier, et ainsi des autres. Cette suite de petits étuis forme l'étui total; chacun des petits est un logement préparé à un ver.»
Ces dés sont donc des cellules, «et doivent être des vases propres à contenir la pâtée qui fournit la nourriture au ver; c'est-à-dire des vases si clos, que le miel coulant dont la pâtée est imbibée ne puisse pas s'échapper. Les morceaux de feuilles dont ils sont composés ne sont pourtant qu'appliqués les uns sur les autres; ils ne sont nullement collés les uns aux autres. C'est donc l'exactitude avec laquelle ces morceaux sont ajustés qui rend les petits vases capables de contenir une liqueur.»
Quant à la forme de ces pièces, Réaumur la compare à une moitié d'ellipse coupée suivant le petit axe, l'un des quarts de la circonférence de l'ellipse étant formé par le bord découpé de la pièce, l'autre quart par le bord de la feuille même, dont on voit les dentelures. Ces pièces sont appliquées contre la paroi de la galerie en chevauchant l'une sur l'autre, de manière que chacune couvre l'un des bords de l'autre; et comme chacune d'elles est plus longue qu'une cellule, le bout inférieur en est plié et adossé au fond. Ainsi est formé un petit vase cylindrique, dont le fond et les côtés sont formés de trois morceaux de feuilles.
Un dé tout semblable est formé et immédiatement appliqué à l'intérieur du premier, puis un troisième dans le second. Ainsi, chaque cellule est formée de neuf morceaux de feuilles, peut-être plus en certains cas. Les pièces qui la composent ne sont point collées les unes aux autres; «elles ne sont retenues que par le ressort qu'elles ont acquis en se séchant, qui tend à leur conserver la figure qu'on leur a fait prendre, et leur position. D'ailleurs le pli qui ramène leur bout en dessous contribue encore à les arrêter.»
La cellule achevée est remplie d'un miel rougeâtre, mêlé d'un peu de pollen, formant un tout assez fluide, puis un œuf y est pondu. La pâtée n'atteint pas tout à fait le bord de la cellule; il s'en faut d'un millimètre environ. Reste à fermer la cellule. A cet effet, un couvercle y est adapté, avec des morceaux de feuilles, non plus ellipsoïdes, mais circulaires, d'un diamètre tel qu'ils s'adaptent parfaitement à l'intérieur du bord un peu évasé de la cellule, et sont retenus par ses parois. Trois disques de feuilles, quelquefois quatre, forment ce couvercle. Aucune substance adhésive ne colle ces disques les uns aux autres; ils n'adhèrent, comme les morceaux des parois, que par leur exacte application.
Le faible creux qui reste au-dessus de cet opercule sert de fond à une seconde cellule qui s'y emboîte, et ainsi de suite jusqu'à 4, 5, 6 ou 7 cellules.
Comment l'abeille s'y prend-elle pour découper ces morceaux de feuilles? Réaumur l'a parfaitement observé et décrit, et chacun peut s'en rendre compte aisément, après avoir constaté, dans un jardin, qu'un rosier, par exemple, a sur les bords de ses feuilles des découpures, les unes de forme elliptique, les autres de forme circulaire. Si la saison n'est pas trop avancée,—c'est surtout en juillet et août que travaillent les Mégachiles,—on n'aura pas longtemps à attendre pour voir venir une de ces abeilles qui, après avoir un instant voleté autour du rosier, se pose sur une de ses feuilles, puis, avec une vitesse et une habileté qui surprennent, y découpe un morceau et l'emporte. Tout cela est si vite fait, qu'à la première fois l'on n'a pu rien reconnaître.
Mais prenons nos précautions pour mieux voir et ne pas effaroucher l'abeille. Nous n'aurons pas longtemps à attendre. La voilà de retour au bout de quelques minutes. Après ses tours ordinaires, quelquefois sans hésiter un instant, elle se pose sur ou sous une feuille, près du bord, qu'elle embrasse de ses pattes, et, dès l'instant même où elle se pose, ses mandibules commencent leur office, entament le bord de la feuille, la tranchent par petits coups rapides, suivant une courbe elliptique, qui part du bord et y revient. Le morceau détaché, retenu entre les pattes, est emporté, légèrement ployé dans le sens de la longueur, car il est plus large que les pattes ne sont longues (fig. 66).
On reste confondu de tant de célérité, jointe à tant d'exactitude. Nous aurions peine à trancher, avec des ciseaux, aussi vite et suivant une courbe aussi régulière. Et la bestiole le fait sans hésitation aucune, comme si la justesse du résultat n'exigeait pas d'elle la moindre attention. On est bien plus surpris encore, en la voyant découper, avec la même aisance, non plus une ellipse, mais une rondelle circulaire. Combien plus difficile cependant serait pour nous cette seconde opération! Il s'agit en effet, en tranchant, de décrire une circonférence de cercle, sans se préoccuper de la longueur du rayon, ni de la position du centre, en se tenant toujours sur cette circonférence. Quel exercice et quel temps ne nous faudrait-il pas, pour parvenir à un résultat approchant seulement de la perfection que, sans effort, réalise une petite abeille!
Quelle part, en tout ceci, revient à l'intelligence, et quelle part au pur instinct? Impossible serait une réponse précise à pareille question. Mais que tout ne se réduise pas à l'automatisme et à l'inconscience, qu'une certaine intelligence se révèle dans les actes de ces petites créatures, le célèbre historien des insectes n'hésite pas à le croire, et qui mieux est, il en donne la preuve.
«Ceux qui refusent toute connaissance aux animaux, dit Réaumur, tournent contre les animaux mêmes la trop constante régularité avec laquelle ils exécutent des ouvrages industrieux; mais ils fournissent presque tous, au moins de quoi affaiblir cette objection. Ils ont leurs maladresses et leurs méprises; nos abeilles, pour soutenir leur honneur, ont à en produire. J'ai dit que celle qui arrive auprès d'un rosier en fait le tour, et souvent plusieurs fois, comme pour examiner la feuille où, par préférence, elle doit prendre une pièce; quelquefois il lui arrive de mal juger de la bonne qualité de celle qu'elle a choisie, ou de ne pas suivre assez exactement le trait de la coupe. J'ai vu plus d'une fois une Coupeuse qui, après avoir entaillé une feuille, tantôt plus, tantôt moins avant, abandonnait l'ouvrage commencé, et partait pour aller attaquer dans l'instant une autre feuille, dont elle emportait une pièce, telle qu'elle n'avait pu la trouver dans la première feuille, ou qu'elle avait réussi à mieux couper.»
Dans tout ce qui précède, nous avons supposé le nid comme n'étant composé que des cellules, des dés superposés dont la construction a été décrite. Réellement il n'en est point ainsi, et le travail est plus complexe. Avant la formation de ces dés empilés, un revêtement, fait aussi de feuilles découpées, est appliqué sur toute la longueur de la galerie qui contiendra les cellules. Les morceaux de feuilles employés à cet usage sont de forme elliptique, et plus grands que ceux qui forment les parois des cellules. Réaumur s'est assuré par l'observation que ce revêtement est fait tout d'abord dans son ensemble, avant qu'aucune cellule soit commencée, et non successivement, au fur et à mesure de l'édification des cellules. En moins d'une demi-heure, il vit faire à une coupeuse plus de douze voyages et revenir toujours chargée d'un morceau de feuille qui n'était jamais circulaire. Comme le nid se trouvait sous une pierre superposée à une autre, et horizontalement couché entre les deux, il n'y eut qu'à enlever la pierre supérieure au moment où l'abeille venait de sortir.
«Dès que la pierre eut été enlevée, dit l'observateur, les pièces que j'avais vu porter furent mises à découvert; elles formaient une espèce de tuyau, mais qui se défigura lorsqu'il cessa d'être gêné. Les morceaux de feuilles dont il était composé, et qui ne venaient que d'être pliés, n'avaient pas eu le temps de se dessécher; ils conservaient encore un ressort qui tendait à les redresser. Aussi, quand je voulus toucher au rouleau, l'édifice s'écroula en partie; mais je vis au moins qu'il n'y en avait encore que l'extérieur de fait, et que c'est par l'extérieur, par l'enveloppe, que la Coupeuse commence son nid. J'ôtai de ce nid les morceaux qui étaient tombés, et ayant tout rajusté de mon mieux, je reposai la pierre dans sa première place. Je n'avais pas eu le temps de la recouvrir de terre, ce qui n'était pas bien essentiel, que la mouche arrive.... Mais à peine fut-elle parvenue dans l'intérieur du nid, qu'elle en sortit, tout étonnée sans doute du bouleversement qu'elle y avait trouvé. Bientôt néanmoins elle prit le parti d'y revenir, et se détermina à réparer le désordre que j'avais fait. Malgré mes attentions, de la terre s'était éboulée et était tombée dans le nid; ses premiers soins furent d'en retirer cette terre; je la vis qui la repoussait en dehors avec ses jambes postérieures, et ce fut un travail qu'elle continua depuis six heures du soir jusqu'à huit heures, que je cessai de l'observer.»
Deux jours après, le travail repris était déjà fort avancé, si bien que les deux tiers de la longueur du conduit étaient remplis par des cellules.
Ne laissons point passer, sans en faire ressortir la valeur, une donnée importante, fournie par la citation qui précède. L'Abeille ne sait pas seulement construire, elle sait aussi réparer. Or une réparation appropriée au dégât montre encore mieux que le travail ordinaire, si admirable soit-il, qu'elle est plus qu'une machine inconsciente et aveugle. Son intellect va jusqu'à apprécier le désordre et y porter remède. L'instinct ici n'est point de mise.
La Coupeuse des feuilles du rosier dont nous venons de décrire les travaux est la Mégachile centunculaire (M. centuncularis), une des espèces les plus communes. Plusieurs autres espèces emploient les mêmes feuilles. Le M. maritima se sert tantôt des feuilles du poirier, tantôt de celles du marronnier. Réaumur a probablement observé cette espèce, car il parle d'une Coupeuse qu'il a vue porter les feuilles de cet arbre. Une autre (M. circumcincta), aux feuilles du rosier joint celles du Rhamnus frangula. Une jolie petite Mégachile, tout aussi répandue que la Centunculaire, la M. argentée, qui doit son nom aux poils argentés de sa brosse ventrale, tapisse ses nids des pétales jaunes du Lotus corniculatus. F. Smith affirme que la Coupeuse du rosier observée par Réaumur, taille parfois ses rondelles dans les pétales d'un Géranium écarlate.
Beaucoup d'espèces exotiques ont des habitudes analogues et sont aussi des coupeuses de feuilles. Telle est la Mégachile fasciculée (M. fasciculata) de l'Inde, qui ne s'astreint point à ranger ses cellules en série simple, mais entasse souvent, côte à côte nombre de séries partielles, quand l'espace adopté le lui permet. Un naturaliste anglais, Ch. Horne, rapporte avoir vu un nid de cette Mégachile, composé de sept séries, remplissant la gorge d'un petit vase décoratif, dans un jardin[14].
Réaumur n'a vu ses Coupeuses travailler que dans le sol, et il est disposé à croire à une erreur de la part de Ray, qui affirme avoir observé une de ces Abeilles dans une galerie creusée dans le bois. Le fait est pourtant vrai, ainsi que Lepeletier de Saint-Fargeau l'a observé, pour la Mégachile maritime. D'autres sont dans le même cas, et, selon les circonstances, travaillent la terre ou le bois.
Quelques Mégachiles exotiques ont d'autres habitudes. La Mégachile laineuse (M. lanata), espèce fort commune dans l'Inde, épargne sa peine en tirant parti des bambous coupés dont le diamètre intérieur lui paraît convenable, et elle y empile de longues rangées de cellules. Mais, loin de les faire, comme ses congénères, avec des feuilles, elle les bâtit avec de la terre mêlée de sable, le tout agglutiné avec de la salive. Fort accommodante d'ailleurs, cette Mégachile s'empare, pour y bâtir, de toutes les cavités, de tous les espaces, quelle qu'en soit la forme, pourvu qu'ils ne soient ni trop grands ni trop petits pour recevoir ses cylindres terreux. Ch. Horne donne la liste des différentes situations où il a rencontré ses nids. Elle est assez longue et assez curieuse pour mériter d'être reproduite:
1º dans des plis de papier; 2º dans le dos d'un livre laissé ouvert; 3º dans l'anse d'une tasse à thé; 4º dans la serrure d'une porte; 5º dans le canon d'un fusil; 6º sous un éventail posé sur une table; 7º dans la rainure de la charnière d'une fenêtre, où, à trois reprises, le travail de l'insecte fut détruit pendant son absence; 8º dans une bague à cachet, dont la pierre était tombée; 9º dans les plis d'un grand éventail, ou punka, qui était mis en mouvement 10 à 12 heures sur 24.
On conçoit qu'un insecte si disposé à s'emparer de toutes les ouvertures étroites, soit souvent désagréable, et que Ch. Horne le déclare very annoying. Il est d'ailleurs peu farouche: on le voit sans cesse aller et venir, avec un bourdonnement bruyant, et quand il est occupé à pétrir son argile, il ne cesse point de se faire entendre, ce qui révèle son voisinage, bien qu'il soit souvent difficile de découvrir l'endroit précis où il travaille.
Une autre Mégachile indienne, le M. disjuncta, qui est noire avec une large ceinture blanche au milieu du corps, fait aussi des nids en terre dans les bambous étroits. Ch. Horne en a trouvé une fois jusqu'à cinq rangées, côte à côte, dans une même cavité.
Notre Mégachile centunculaire, que l'on a tant de fois observée, et qui d'habitude creuse ses galeries dans le sol ou le bois, se loge exceptionnellement dans le canal médullaire des ronces sèches, rappelant ainsi l'industrie des Mégachiles indiennes dont nous venons de parler.
Quels que soient les matériaux employés par les Mégachiles, feuilles de plantes ou mortier argileux, elles établissent presque toujours leurs cellules dans des cavités ou des tubes étroits, ayant juste les dimensions qu'il faut pour les contenir; elles les disposent en tout cas les unes à la suite des autres, en séries linéaires. Toujours pressés, et jamais lâchement juxtaposés, comme cela se voit chez la plupart des Osmies, ces logements sont constamment de forme cylindrique. Le cocon est naturellement de même forme, et se termine aux deux bouts par des surfaces convexes plus ou moins surbaissées, ainsi que cela se voit chez les Osmies rubicoles; jamais le pôle supérieur ne présente l'appendice conique si marqué chez les Osmia ordinaires et les Anthidium.
Les Mégachiles sont de tous les genres d'Apiaires le plus riche peut-être en espèces. On en connaît environ trois cents, répandues dans toutes les parties du monde, mais surtout dans les contrées septentrionales et tropicales. Une espèce serait, d'après F. Smith, particulièrement remarquable par sa vaste extension, s'il est vrai qu'elle se trouve, non seulement dans toute l'Europe et dans le Nord de l'Afrique, mais encore dans l'Amérique du Nord, jusqu'au Canada et la baie d'Hudson. Cette espèce n'est autre que la vulgaire Coupeuse du rosier.
Les Chalicodomes diffèrent bien peu des Mégachiles, si peu, que plusieurs d'entre eux ont été primitivement rangés parmi ces dernières. Un pinceau de poils vers le bout des mandibules, qui sont quadrisinuées, au lieu d'être quadridentées; l'abdomen plus convexe; la cellule radiale appendiculée, voilà tout ce que l'on a trouvé pour caractériser ces Abeilles. C'est que Lepeletier de Saint-Fargeau, l'auteur du genre, fut conduit à l'établir par la considération de leur mode de nidification, sauf à s'accommoder ensuite de caractères tels quels, pour appuyer cette distinction sur des données anatomiques.
Cette nidification des Chalicodomes, jugée si importante par l'auteur que nous venons de citer, n'est cependant pas leur propriété exclusive. Nous l'avons déjà trouvée, dans ce qu'elle a d'essentiel, chez une certaine Osmie, celle du Lotus, qui colle dans les anfractuosités des pierres des cellules faites d'un mélange de terre et de petits cailloux. Le nom de Chalicodoma veut précisément exprimer ce genre de construction: il veut dire maison, demeure faite de petits cailloux.
Les Chalicodomes sont donc encore des Abeilles maçonnes. C'est même sous ce nom, qu'une de leurs espèces, peu rare aux environs de Paris, est désignée par Réaumur, qui l'a étudiée avec non moins de soin que la Coupeuse du rosier.
L'Abeille maçonne de Réaumur porte aujourd'hui le nom scientifique de Chalicodoma muraria, Chalicodome des murailles, nom qui lui vient de l'emplacement qu'elle choisit pour y bâtir ses nids. C'est en effet sur les murs de nos habitations qu'elle les construit d'ordinaire. Une exposition méridionale ou orientale lui est indispensable. Il lui faut de plus une base solide pour fondement. Le mortier ou le crépi ne sauraient lui convenir; ils pourraient se détacher et tomber avec le nid assis dessus. C'est la pierre qu'il lui faut, fruste ou façonnée, et s'il y a quelque dépression, elle s'y arrête de préférence. Souvent elle construit dans les feuillures des fenêtres, et ses nids s'y allongent dans le sens vertical; tantôt elle les couche horizontalement dans le creux d'une moulure. Quand elle est fort commune dans une localité, et qu'elle n'y est point dérangée, on la voit parfois revêtir les vieilles murailles d'une couche épaisse de nids superposés, formant une sorte de crépissage continu, à partir d'une certaine hauteur au-dessus du sol. En pleins champs et loin des habitations, les rochers, les grosses pierres reçoivent ses constructions. En Vaucluse, M. Fabre ne les a guère observées que dans cette dernière condition.
Les deux sexes de l'Abeille maçonne (fig. 67 et 68) sont très différents l'un de l'autre, à tel point que, même en les voyant sortir d'un même nid, on pourrait croire avoir affaire à deux espèces distinctes. La femelle est d'un beau noir velouté, avec les ailes violet sombre. Le mâle est d'un blond ferrugineux, avec les derniers segments noirs et les ailes transparentes.
Le Chalicodome des murailles commence ses travaux en avril. Ses matériaux sont un mélange de terre argileuse et de sable pétri avec la salive, qui transforme ce mortier, une fois desséché, en un dur ciment sur lequel la pluie est impuissante, et que l'acier d'un couteau n'entame pas sans s'ébrécher. Quand l'abeille a fait choix d'un emplacement, elle «y arrive avec une pelote de mortier entre les mandibules, et la dispose en un bourrelet circulaire sur la surface de la pierre. Les pattes antérieures et les mandibules surtout, premiers outils du maçon, mettent en œuvre la matière, que maintient plastique l'humeur salivaire peu à peu dégorgée. Pour consolider le pisé, des graviers anguleux sont enchâssés un à un, mais seulement à l'extérieur, dans la masse encore molle. A cette première assise en succèdent d'autres, jusqu'à ce que la cellule ait la hauteur voulue, de 2 à 3 centimètres.» (Fabre, Souvenirs entomologiques).
Réaumur a bien remarqué que l'intérieur de la cellule est l'objet d'une attention particulière de la part de la maçonne. Tous les grains de sable en sont éliminés avec soin, et portés dans la partie extérieure de la muraille. On voit l'abeille y entrer fréquemment pour en égaliser la surface, qui ne reçoit pas toutefois le poli qui distingue les cellules de l'Anthophore.
La cellule a son axe le plus souvent vertical, ce qui lui donne un peu l'aspect d'une petite tourelle. D'autres fois elle est plus ou moins inclinée, jamais tant cependant que le contenu, assez fluide, qu'elle est destinée à recevoir, puisse s'écouler par l'orifice. Repose-t-elle sur une surface horizontale, son pourtour est entier; sur une surface verticale, elle y est adossée, et ressemble à un dé à coudre coupé dans sa longueur; le support complète alors le contour.
«La cellule terminée, l'abeille s'occupe aussitôt de l'approvisionnement. Les fleurs du voisinage lui fournissent liqueur sucrée et pollen. Elle arrive, le jabot gonflé de miel, et le ventre jauni en-dessous de poussière pollinique. Elle plonge dans la cellule la tête la première, et pendant quelques instants on la voit se livrer à des haut-le-corps, signe du dégorgement de la purée mielleuse. Le jabot vide, elle sort de la cellule, pour y rentrer à l'instant même, mais cette fois à reculons. Maintenant, avec les deux pattes de derrière, l'abeille se brosse la face inférieure du ventre et en fait tomber la charge de pollen. Nouvelle sortie et nouvelle rentrée, la tête la première. Il s'agit de brasser la matière avec la cuiller des mandibules, et de faire du tout un mélange homogène. Ce travail de mixtion ne se répète pas à chaque voyage: il n'a lieu que de loin en loin, quand les matériaux sont amassés en quantité notable.» (Fabre.)
L'approvisionnement s'arrête quand la cellule est à moitié pleine. Un œuf est alors pondu à la surface de la bouillie pollinique, et il est procédé à la fermeture de la cellule. Un couvercle de mortier sans graviers est fait dans le haut; il est formé de dépôts annulaires allant de la circonférence au centre. La cellule, suivant Réaumur, est construite en une journée; son approvisionnement réclame une journée encore. Cette durée peut s'allonger quand le mauvais temps, ou simplement un ciel nuageux, viennent interrompre les travaux.
Une première cellule terminée, une autre s'élève, adossée à celle-ci, puis une troisième, et ainsi de suite jusqu'à une dizaine environ, plus ou moins. Elles sont édifiées l'une après l'autre; jamais une nouvelle n'est commencée avant la fermeture de la précédente. Les six à dix cellules qu'un nid peut contenir représentent-elles toute la ponte? C'est ce qu'on n'a pu décider. Il est possible qu'une seule femelle ne se borne pas à construire un nid, et qu'un premier fait, elle aille ailleurs en commencer un second, ainsi que cela arrive fréquemment chez l'Osmie.
Les cellules, telles que nous venons de les laisser, ne constituent pas le nid achevé et parfait. Un travail important reste encore à accomplir. La paroi de la cellule est mince, peu résistante au choc, peu efficace pour tenir la larve à l'abri des intempéries. Les cellules adossées laissent entre elles des sillons, des enfoncements; il faut les combler. Un dépôt de mortier grossièrement fait, mais solide, vient remplir ces dépressions et égaliser la surface. Ce n'est point assez. Un revêtement épais, uniforme, recouvre le tout, donnant à l'ensemble une forme arrondie, celle d'une demi-sphère ou d'un demi-ellipsoïde plus ou moins allongé. Sous cette muraille, épaisse d'un centimètre et plus, la larve ou l'insecte transformé pourra braver les brûlants soleils de juillet, les gelées de l'hiver, les ondées des jours d'orage.
Le nid achevé, rien ne décèle à l'extérieur son précieux contenu. On dirait une grosse éclaboussure lancée par une roue de voiture ou une boule de terre jetée violemment contre la muraille et qui s'y serait desséchée (Fig. 69).
Comme l'Anthophore, comme l'Osmie, le Chalicodome sait ménager, quand il le peut, son temps et sa peine, en s'appropriant un vieux nid, que de légères réparations suffisent à remettre à neuf. C'est même par là qu'il commence, et il ne se décide à bâtir que s'il ne trouve pas à se procurer un logement à peu de frais. Sur ce sujet, laissons la parole à M. Fabre. Tout récit serait pâle à côté du sien.
«D'un même dôme il sort plusieurs habitants, frères et sœurs, mâles roux et femelles noires, tous lignée de la même abeille. Les mâles, qui mènent vie insouciante, ignorent tout travail, et ne reviennent aux maisons de pisé que pour faire un instant la cour aux dames, ne se soucient de la masure abandonnée. Ce qu'il leur faut, c'est le nectar dans l'amphore des fleurs, et non le mortier à gâcher entre les mandibules. Restent les jeunes mères, seules chargées de l'avenir de la famille. A qui d'entre elles reviendra l'immeuble, l'héritage du vieux nid? Comme sœurs, elles y ont un droit égal: ainsi le déciderait notre justice, depuis qu'elle s'est affranchie de l'antique droit d'aînesse. Mais les Chalicodomes en sont toujours à la base première de la société: le droit du premier occupant.
«Lors donc que l'heure de la ponte approche, l'abeille s'empare du premier nid libre à sa convenance, s'y établit, et malheur désormais à qui voudrait, voisine ou sœur, lui en disputer la possession! Des poursuites acharnées, de chaudes bourrades auraient bientôt mis en fuite la nouvelle arrivée. Des diverses cellules qui bâillent, comme autant de puits, sur la rondeur du dôme, une seule pour le moment est nécessaire; mais l'abeille calcule très bien que les autres auront plus tard leur utilité pour le restant des œufs; et c'est avec une vigilance jalouse qu'elle les surveille toutes pour en chasser qui viendrait les visiter. Aussi n'ai-je pas souvenir d'avoir vu deux maçonnes travailler à la fois sur le même galet.
«L'ouvrage est maintenant très simple. L'hyménoptère examine l'intérieur de la vieille cellule, pour reconnaître les points qui demandent réparation. Il arrache les lambeaux de cocon tapissant la paroi, extrait les débris terreux provenant de la voûte qu'a percée l'habitant pour sortir, crépit de mortier les endroits délabrés, restaure un peu l'orifice, et tout se borne là. Suivent l'approvisionnement, la ponte et la clôture de la chambre. Quand toutes les cellules, l'une après l'autre, sont ainsi garnies, le couvert général, le dôme de mortier, reçoit quelques réparations, s'il est besoin, et c'est fini.»
M. Fabre a observé les travaux de deux autres espèces de Chalicodomes, que l'on ne rencontre point dans le nord de notre pays. Ce sont les Chalicodoma Pyrenaica et rufescens, deux espèces où les deux sexes ne présentent point la disparité tranchée qui s'observe chez la maçonne de Réaumur. L'une et l'autre portent à peu près le même costume, d'un roux mêlé de gris ou de brun noirâtre. Mais, si leur extérieur est à peu près le même, leur nidification est bien différente, surtout quant au choix de l'emplacement.
Le Chalicodome des Pyrénées s'installe de préférence à la face inférieure des tuiles faisant saillie au bord des toitures. Il est peu de maisons, dans la campagne, qui n'abritent les nids de cette maçonne, et quelquefois elle y établit des colonies populeuses, entassant d'une année à l'autre les nouveaux nids sur ceux des générations antérieures, et finissant ainsi par couvrir d'énormes surfaces. «J'ai vu tel de ces nids, dit M. Fabre, qui, sous les tuiles d'un hangar, occupait une superficie de 5 ou 6 mètres carrés. En plein travail, c'était un monde étourdissant par le nombre et le bruissement des travailleurs.» De là le nom de Chalicodome des hangars, dont M. Fabre se sert pour désigner cette espèce.
Le Chalicodome roussâtre a de tout autres habitudes. Il suspend sa demeure à une branche. «Un arbuste des haies, quel qu'il soit, aubépine, grenadier, paliure, lui fournit le support, habituellement à hauteur d'homme. Le chêne-vert et l'orme lui donnent une élévation plus grande. Dans le fourré buissonneux, il fait donc choix d'un rameau de la grosseur d'une paille; et sur cette étroite base il construit son édifice avec le même mortier que le Chalicodome des hangars met en œuvre. Terminé, le nid est une boule de terre, traversée latéralement par le rameau. La grosseur en est celle d'un abricot, si l'ouvrage est d'un seul, et celle du poing, si plusieurs insectes y ont collaboré; mais ce cas est rare.»
Le Chalicodome des murailles aime à puiser ses matériaux dans un terrain à moitié meuble; une allée sableuse lui convient tout à fait. Ses deux congénères préfèrent un sol battu, «une route fréquentée, dont l'empierrement de galets calcaires est devenu surface unie semblable à une dalle continue. C'est toujours au chemin, voisin de l'emplacement qu'il a choisi, qu'il va récolter de quoi bâtir, sans se laisser distraire du travail par le continuel passage des gens et des bestiaux. Il faut voir l'active abeille à l'œuvre, quand le chemin resplendit de blancheur sous les rayons d'un soleil ardent. Entre la ferme voisine, chantier où l'on construit, et la route, chantier où le mortier se prépare, bruit le grave murmure des arrivants et des partants qui se succèdent, se croisent sans interruption. L'air semble traversé par de continuels traits de fumée, tant l'essor des travailleurs est direct et rapide. Les partants s'en vont avec une pelote de mortier de la grosseur d'un grain de plomb à lièvre; les arrivants aussitôt s'installent aux endroits les plus durs, les plus secs. Tout le corps en vibration, ils grattent du bout des mandibules, ils ratissent avec les tarses antérieurs, pour extraire des atomes de terre et des granules de sable, qui, roulés entre les dents, s'imbibent de salive et se prennent en une masse. L'ardeur au travail est, telle, que l'ouvrier se laisse écraser sous les pieds des passants plutôt que d'abandonner son ouvrage.»
Tandis que le Chalicodome roussâtre est presque toujours solitaire, celui des hangars aime le voisinage de ses pareils, et c'est par milliers quelquefois qu'on le voit établi sous un même abri. Mais ce n'est point là une société véritable, où chacun, en travaillant pour soi, concourt au bien de tous. C'est un simple concours d'individus que les mêmes goûts, les mêmes aptitudes rassemblent au même endroit, où la maxime du chacun pour soi se pratique dans toute sa rigueur, «enfin une cohue de travailleurs rappelant l'essaim d'une ruche uniquement par le nombre et l'ardeur». De telles réunions sont donc la simple conséquence du grand nombre d'individus habitant la même localité. Si bien que le Chalicodome des murailles qui, en Vaucluse, passe pour solitaire aux yeux de M. Fabre, forme quelquefois, ainsi que nous l'avons observé nous-même, des cités populeuses dans les localités où il abonde. Et si le Chalicodome roussâtre ne se voit jamais en réunions nombreuses, cela tient moins sans doute à une humeur plus farouche qu'au peu de fréquence de cette espèce.
On connaît, peu ou point la nidification des autres Chalicodomes. Une très jolie espèce, à corselet d'un roux vif, avec l'abdomen noir et les pattes rouges, le Chalicodome de Sicile (Ch. sicula)[15], paraît se contenter d'une base bien fragile pour ses nids. J'ai reçu de Sicile quelques cellules bâties par cette abeille, dans le style du Chalicodome des murailles, et non encore revêtues du couvert général qui devait les englober, fixées sur un fragment d'écorce. Cette espèce sans doute s'établit dans le creux des arbres ou sous les écorces soulevées.
Commencés en avril, les travaux des Chalicodomes sont terminés avant la fin de juin. Les vers nés dans les cellules ont achevé de consommer leurs provisions dans le courant de l'été. Ils se filent alors une coque de soie mince, presque transparente, faiblement adhérente aux parois de la cellule. L'épaisse et dure couche de mortier protège suffisamment ces faibles créatures, et dispense d'une coque plus solide. En automne, les vers sont déjà transformés et passent l'hiver à l'état parfait, engourdis, les poils humides collés au tégument. Les Chalicodomes se réveillent en avril, percent la dure calotte de ciment avec leurs mandibules, en s'aidant d'un peu de liquide dégorgé pour la ramollir, et viennent à la lumière pour recommencer les travaux de ceux qui les ont précédés. Un certain nombre périssent dans les cellules, trop faibles pour percer les murs de leur berceau, dépourvus sans doute de la gouttelette de liqueur qui seule leur permet de venir à bout de ce travail.
«Quelquefois, dit Réaumur, l'ouvrage que la mouche nouvellement née a à faire paraîtrait devoir être double de l'ouvrage ordinaire; elle semblerait avoir à percer, outre sa propre cellule, celle d'une autre mouche; car quelquefois un nid se trouve composé de deux couches de cellules mises les unes sur les autres. La bonne opinion que j'ai de l'intelligence des mères maçonnes ne me permet pas de penser qu'elles fassent des fautes aussi lourdes que celle-ci le paraît. Je suis disposé à croire que, quoique les cellules soient posées les unes sur les autres, chaque mouche naissante peut sortir par un des bouts de la sienne sans passer par le logement de sa voisine.»
La perspicacité du célèbre naturaliste s'est trouvée ici en défaut, il n'y a pas à en douter. Il arrive fréquemment qu'une abeille est obligée de passer, pour sortir du nid, par le logement d'une voisine de l'étage supérieur. Mais elle n'a pas pour cela double travail à faire, bien au contraire. Sa sœur d'en haut sort toujours avant elle; elle n'a donc qu'à percer la mince cloison qui la sépare du berceau de celle-ci, pour trouver un chemin tout fait vers l'extérieur. Celle qui l'a devancée a dû faire le sien à travers toute l'épaisseur du dôme. Il arrive toujours, en pareil cas, que les habitants du premier étage sont des mâles, alors que ceux du rez-de-chaussée sont des femelles. Les deux sexes ainsi font naturellement leur sortie suivant la règle, les mâles d'abord, les femelles ensuite.
Si dignes d'intérêt par leur biologie, les Chalicodomes ont encore d'autres droits à notre attention. Ils ont été, de la part de M. Fabre, l'objet de recherches importantes au point de vue de la théorie de l'instinct. Nous ne croyons pouvoir nous dispenser d'en dire quelques mots, tout en exprimant le regret bien sincère de ne pouvoir souscrire aux conclusions de l'ingénieux observateur.
La sortie du nid.—Variant une expérience, jugée mal faite, de Réaumur, M. Fabre recueille des nids de Chalicodome des murailles, revêt les uns très immédiatement d'une enveloppe de papier gris, et couvre les autres, à distance, d'un cône de ce même papier, collé sur leur pourtour. Le temps de l'éclosion venu, les Chalicodomes des premiers nids percent leurs cellules, et en outre l'enveloppe de papier, et deviennent libres au dehors; les autres, au contraire, laissant intact le cornet de papier, meurent devant cette faible barrière.
«Le Chalicodome, conclut M. Fabre, est donc capable, pour sortir de sa cellule, d'exécuter un travail supérieur à celui qu'il doit naturellement fournir. Si l'on ajoute à la paroi de mortier qu'il doit percer pour éclore un supplément d'épaisseur, il n'est point arrêté par ce surcroît de besogne. Mais si, une fois son travail achevé, l'animal sorti de sa cellule trouve devant lui un nouvel obstacle, il est devenu inhabile, non impuissant,—l'expérience le montre,—à fournir cet excédent de travail, qui n'eût été qu'un jeu pour lui, s'il se fût trouvé surajouté, sans interposition d'arrêt, au travail normal de la perforation. Il a suffi que la paroi nouvelle soit placée à distance, pour être laissée intacte. Le travail normal de la libération accompli, l'insecte libre hors de sa cellule, l'instinct n'a plus rien à faire, et il ne fera rien. Le stupide insecte meurt derrière une barrière qui, semble-t-il, ne devrait pas l'arrêter au delà de quelques secondes.
«Ce fait me semble riche de conséquences, ajoute, avec une sorte d'enthousiasme, l'expérimentateur. Comment! voilà de robustes insectes pour qui forer le tuf est un jeu... et ces vigoureux démolisseurs se laissent sottement périr dans la prison d'un cornet qu'ils éventreraient en un seul coup de mandibules? Le motif de leur stupide inaction ne saurait être que celui-ci,» c'est que, «pour la percer, il faudrait renouveler l'acte qui vient d'être accompli, cet acte auquel l'insecte ne doit se livrer qu'une fois en sa vie; il faudrait enfin doubler ce qui de sa nature est un, et l'animal ne le peut, uniquement parce qu'il n'en a pas le vouloir. L'abeille maçonne périt faute de la moindre lueur d'intelligence. Et dans ce singulier intellect, il est de mode aujourd'hui de voir un rudiment de la raison humaine!»
Quelle conséquence importante de faits qu'on eût pu juger insignifiants! Il n'est pas, il est vrai, de vérité sans valeur. Mais au moins faut-il s'être assuré que c'est bien une vérité que l'on tient, sans quoi s'évanouissent, avec nos illusions, les déductions les plus logiques.
M. Fabre n'a-t-il jamais vu lui échapper un hyménoptère inclus par lui dans un cornet? N'est-il jamais rentré de ses chasses ayant perdu quelque capture évadée de sa prison de papier? Incontestablement, le Chalicodome incarcéré dans un cornet est capable, plus capable que beaucoup d'autres, de perforer un tel obstacle. Rien de plus aisé d'ailleurs que d'en acquérir la preuve. Et se peut-il que la circonstance particulière d'être tout frais éclos le rende incapable de triompher d'une difficulté qui pour lui n'en est pas une en d'autres temps? Autant croire que l'insecte se laisse mourir au pied d'une muraille qu'il peut très bien trouer, tout exprès pour fournir un nouvel appoint à une certaine théorie de l'instinct.
Sans vouloir examiner ici les causes de l'insuccès et de la mort de l'abeille dans l'expérience de M. Fabre, je me bornerai à montrer, en en modifiant les conditions, qu'elle avait été mal conçue.
Sur un nid de Chalicodome, j'ai, comme lui, adapté, non un dôme de papier, mais un petit chapeau d'argile fait d'un simple tube ou d'une cheminée ayant sensiblement le diamètre intérieur d'une cellule. L'un des bouts fut fermé d'un tampon d'argile; l'autre, garni d'un épais rebord de même matière, qui servit à fixer l'appareil encore humide au-dessus d'une cellule. Le jour de l'éclosion venu, le fond du chapeau fut percé d'un trou bien rond; l'insecte était sorti, après avoir percé le couvercle de sa cellule, et, à une distance de 12 ou 15 millimètres, le fond artificiel d'argile.
L'abeille avait donc fait double besogne, foré pour ainsi dire deux cellules au lieu d'une, et cela malgré l'interposition d'un intervalle notable. Qu'il ne soit donc plus question de travail une fois accompli et non renouvelable, de l'impossibilité de «doubler ce que la nature a fait un». Tout cela est dans l'esprit de l'observateur et n'est que là! Restituons à l'Insecte, avec une équitable appréciation de ses facultés, la faible, mais exacte part de raison que la nature lui a départie.
Le retour au nid.—Encore une question à laquelle M. Fabre a prêté une grande attention, qui l'occupe dans son premier volume, et à laquelle il revient plus longuement dans ses Nouveaux souvenirs.
L'abeille maçonne transportée à de grandes distances, à plusieurs kilomètres de son nid, y retourne, bien qu'on lui ait fait faire son premier voyage enfermée dans une boîte ou un cornet, sans avoir pu, par conséquent, se rendre compte du trajet qu'elle a suivi à l'aller. Quel sens la guide dans son retour? «Ce n'est certes pas la mémoire, conclut l'auteur, après une première série d'expériences, mais une faculté spéciale, qu'il faut se borner à constater par ses étonnants effets, sans prétendre l'expliquer, tant elle est en dehors de notre propre psychologie.»
A la suggestion de Charles Darwin, que ces recherches intéressaient vivement, M. Fabre fit de nouvelles expériences. Ne serait-ce point un sens de la direction, qui conduirait l'abeille dans son voyage de retour? Pour l'éprouver, au lieu d'aller par la droite ligne à l'endroit où il se propose de rendre la liberté aux prisonniers qu'il emporte, toujours maintenus dans l'obscurité d'une boîte, l'expérimentateur, ou bien tourne sur lui-même dans un sens, puis dans un autre, ou bien change de direction brusquement et à plusieurs reprises. Mais ni rotations, ni détours, ni reculs ne parviennent à dérouter les abeilles, qui toujours retournent au logis; «et le problème reste aussi ténébreux que jamais».
Serait-ce le courant magnétique terrestre, qui guiderait les voyageurs dans leur retour? Autre hypothèse imaginée aussi par l'illustre naturaliste anglais, et qui inspira des expériences demeurées sans résultat. Restait donc encore et toujours le mystère, qui, on le conçoit du reste, n'est pas pour déplaire à un chercheur imbu des idées théoriques de M. Fabre.
Rien pourtant n'est moins mystérieux que les causes de ce retour au nid. Et M. Fabre n'eût vraisemblablement pas fait ses curieuses expériences sur ce sujet,—ce qui serait grand dommage,—s'il eût connu certains faits, très familiers aux éleveurs d'abeilles.
Que le lecteur veuille bien se rapporter à ce que nous avons dit de la première sortie des jeunes abeilles, qui ne s'éloignent de la ruche qu'à reculons, décrivant des cercles de plus en plus grands, étudiant en un mot et fixant dans leur souvenir le chemin du retour. L'Abeille domestique n'est point seule à user de ce procédé pour ne point s'égarer en rentrant au logis. Le Bourdon a les mêmes habitudes. Une abeille solitaire, l'Anthophora æstivalis, m'a montré les mêmes faits. L'occasion m'a manqué pour faire les mêmes observations sur le Chalicodome. Mais qui pourrait douter un instant que cette abeille se conduisît autrement que les autres? Et d'ailleurs, que l'observation soit faite ou non sur les Chalicodomes, les données acquises chez d'autres espèces n'en restent pas moins avec toute leur valeur, et font prévoir le résultat que cette observation pourrait fournir. Il ne saurait y avoir une psychologie pour le Bourdon, l'Abeille domestique, l'Anthophore, une autre pour le Chalicodome.
M. Fabre ne se contredit-il pas lui-même dans ce chapitre si intéressant consacré aux Osmies qu'il élevait dans son cabinet? Nous y lisons ce qui suit:
«De jour en jour plus nombreuses, les femelles inspectent les lieux; elles bourdonnent devant les galeries de verre et les demeures de roseau; elles y pénètrent, y séjournent, en sortent, y rentrent, puis s'envolent, d'un essor brusque, dans le jardin. Elles reviennent, maintenant l'une, maintenant l'autre. Elles font une halte au dehors, au soleil, sur les volets appliqués contre le mur; elles planent dans la baie de la fenêtre, s'avancent, vont aux roseaux et leur donnent un coup d'œil, pour repartir encore et revenir bientôt après. Ainsi se fait l'apprentissage du domicile, ainsi se fixe le souvenir du lieu natal. Le village de notre enfance est toujours bien chéri, ineffaçable de la mémoire. Avec sa vie d'un mois, l'Osmie acquiert en une paire de jours la tenace souvenance de son hameau.»
Quand il écrivait ces lignes dans son troisième volume, l'auteur avait évidemment oublié ce qu'il avait dit, dans les deux premiers, de ce sens inconnu et d'autant plus mystérieux qu'il manque à notre organisation. Rien de mystérieux dans les faits que nous avons rappelés, rien qui oblige à recourir à une hypothèse aussi peu justifiable.
Les Gastrilégides sont exposés aux attaques d'une multitude de parasites, dont les uns ne recherchent que leurs provisions, et dont les autres en veulent à leur chair même.
Parmi les premiers sont les Cœlioxys, abeilles parasites que nous avons déjà rencontrées dans les nids des Anthophores, mais qui semblent plus particulièrement attachées aux Mégachiles. Plusieurs espèces se développent en effet dans les nids de ces dernières, tandis qu'on n'en a pas encore signalé, que nous sachions, chez les autres Gastrilégides.
Un autre genre d'abeilles parasites, les Stélis, paraissent de même être les locataires attitrés des Osmies et de quelques genres voisins, que nous n'avons pas cru nécessaire de faire connaître. Une espèce de Stélis cependant, le St. nasuta, se rencontre fréquemment dans les nids de l'Abeille maçonne de Réaumur. Un petit Anthidium, le strigatum, dont nous avons eu occasion de parler, est souvent l'hôte d'une petite Stélide, à physionomie tout anthidienne, le St. signata, longtemps pris pour un Anthidium véritable. Les Dioxys, proches parents des Cœlioxys, envahissent souvent les nids des Chalicodomes, au moins ceux des Pyrenaica et rufescens. Un seul Dioxys se développe dans une cellule de la maçonne, et il arrive quelquefois que la moitié et plus des cellules d'un nid sont occupées par cet intrus. C'est toujours le Dioxys cincta, que l'on trouve vivant aux dépens de ces deux Chalicodomes; bien rarement il s'introduit dans les nids du Ch. muraria.
Parmi les ennemis qui s'attaquent à la personne même des abeilles, mais qui ne les détruisent pas plus sûrement que les précédents, citons au premier rang le petit mais terrible Monodontomerus. Ce Myrmidon, que nous avons déjà appris à connaître chez les Anthophores, n'est pas un ennemi moins redoutable pour les divers genres de Gastrilégides. Il professe une indifférence absolue quant au choix de ses victimes. Osmie, Mégachile, Anthidie, Chalicodome, tout lui est bon; et s'il ne fait pas plus de victimes, si même ces Abeilles et beaucoup d'autres ne sont pas déjà détruites par ce moucheron d'apparence si méprisable, cela tient uniquement à l'accès pour lui difficile d'une partie notable de leurs cellules. Un exemple convaincra de la puissance de destruction de ce Chalcidien, quand les circonstances lui sont favorables. J'ai eu occasion de parler de nids de l'Osmie rousse, remplissant toutes les rainures, toutes les petites cavités d'une ruche abandonnée. Plusieurs centaines de cellules étaient là, dont un petit nombre seulement datant de l'année précédente; une partie de celles-ci montraient les traces non équivoques de l'Osmie qui les avait habitées; les autres avaient toutes été envahies par le Monodontomerus, et pour les dernières formées, celles de l'année, pas une n'était indemne; toutes, sans exception, contenaient le Chalcidien à divers états, ou l'avaient contenu. Ainsi, la première année, un certain nombre de cellules avaient pu échapper au parasite; quelques femelles du petit Chalcidien, ayant découvert le village des Osmies, y avaient logé leur progéniture; et celle-ci avait été assez nombreuse, la seconde année, pour que pas une Osmie n'échappât à leurs atteintes. Les cellules, en cette circonstance, s'étaient trouvées toutes accessibles, et toutes les Osmies avaient péri. Dans les galeries creusées dans la terre ou le bois, il n'en va pas ainsi; beaucoup de cellules échappent, par leur situation reculée, à la tarière du parasite; dans le nid aérien d'une abeille maçonne, si des cellules sont plus ou moins superficielles, et dès lors exposées, il en est un grand nombre que leur éloignement de la surface met à l'abri de l'ennemi. Mais on voit assez l'influence considérable qu'un si petit être peut exercer sur la multiplication d'une foule d'espèces.
Il est un autre genre de Chalcidien, dont la taille est plus respectable, le vêtement de plus joyeux aspect que la cuirasse d'un bronze obscur du Monodontomerus. C'est celui des Leucospis, au corps noir bariolé de jaune, à la tarière relevée sur le dos et logée dans un sillon de l'abdomen, aux cuisses postérieures étrangement renflées et denticulées (fig. 72).
Le Leucospis gigas est carnivore comme le Monodontomerus; mais tandis que ce dernier, vu sa petitesse, peut se trouver au nombre d'une quinzaine et plus de commensaux dans une même cellule, le Leucospis y est toujours isolé; la larve tout entière de l'abeille est nécessaire à son parfait développement.
C'est à la fin de juin ou dans les premiers jours de juillet que les Leucospis perforent le nid où ils sont nés, pour devenir libres à l'extérieur. C'est vers ce temps précisément que les larves des maçonnes ont achevé leur pâtée et reposent dans la fine coque de soie, attendant le moment de leur transformation en nymphes. Période critique pour tant de larves, que celle qui précède la nymphose! Elles sont alors juste à point pour servir de pâture aux nombreux dévorants dont la race est greffée sur la leur. La femelle Leucospis ne tarde pas à se mettre en quête, sur les dômes du Chalicodome des murailles, sur les vastes nappes de ciment du Chalicodome des hangars, de cellules en état de recevoir les germes de sa progéniture.
Suivons l'observateur dont la sagacité n'a d'égale que sa patience, suivons M. Fabre, explorant, en plein soleil de juillet, les nids des maçonnes, à la recherche des Leucospis effectuant leur ponte. Il est trois heures de l'après-midi, c'est le fort de la chaleur, le moment favorable.
«L'insecte explore les nids, lentement, gauchement. Du bout des antennes, fléchies à angle droit après le premier article, il palpe la surface. Puis, immobile et la tête penchée, il semble méditer et débattre en lui-même l'opportunité du lieu. Est-ce bien ici, est-ce ailleurs, que gît la larve convoitée? Au dehors, rien, absolument rien ne l'indique. C'est une nappe pierreuse, bosselée, mais très uniforme d'aspect, car les cellules ont disparu sous une épaisse couche de crépi, travail d'intérêt général où l'essaim dépense ses derniers jours....»
«Où sont en défaut mes moyens optiques et mon discernement raisonné, l'insecte ne se trompe pas, guidé qu'il est par les bâtonnets des antennes. Son choix est fait? Le voici qui dégaine sa longue mécanique; la sonde est dirigée normalement à la surface et occupe à peu près le milieu entre les deux pattes intermédiaires... Immobile, hautement guindé sur ses jambes pour développer son appareil, l'insecte n'a que de très légères oscillations pour tout signe de son laborieux travail. Je vois des sondeurs qui, dans un quart d'heure, ont fini d'opérer. J'en vois d'autres qui, pour une seule opération, dépensent jusqu'à trois heures.
«Malgré la résistance du milieu à traverser, l'insecte persévère, certain de réussir; et il réussit en effet, sans que je puisse encore m'expliquer son succès.» Ni fissure perceptible par où le faible crin pourrait s'insinuer; ni gouttelette liquide imbibant et amollissant le dur ciment au passage de ce foret d'apparence si débile.
Si, le temps de la ponte passée, «les sondeurs disparus», on procède à l'examen des nids, on trouve invariablement une cellule exactement placée sous les points, marqués d'un signe particulier, où un Leucospis a établi sa tarière. Jamais d'erreur de sa part; toujours fidèlement servi par ses antennes exploratrices, sa sonde a toujours pénétré en plein dans une cellule, pas une fois à côté.
Mais nous voici en présence d'une déception. On s'attend à ce que la cellule violée par le Leucospis contienne infailliblement une larve de Chalicodome. Autrement pourquoi, avec tant d'efforts, lui inoculer un œuf? Eh bien, l'instinct, si souvent infaillible, se trouve ici en défaut. Des cellules percées, un grand nombre sans doute montrent la larve de l'abeille, mais d'autres ne montrent que des résidus divers, inutiles à un mangeur de chair fraîche, «miel liquide et resté sans emploi, l'œuf ayant péri; provisions gâtées, tantôt moisies, tantôt devenues culot goudronneux; larve morte, durcie en un cylindre brun; insecte parfait desséché, à qui les forces ont manqué pour la libération; décombres poudreux, provenant de la lucarne de sortie qu'a bouchée plus tard la couche générale de crépi. Les effluves odorants qui peuvent se dégager de ces résidus ont certainement des caractères très divers. L'aigre, le faisandé, le moisi, le goudronneux, ne sauraient être confondus par un odorat un peu subtil.»
Que percevaient donc les antennes du Leucospis en inspectant, la surface du nid? Pas une odeur, assurément, et voici déjà une conséquence physiologique importante, car l'olfaction est une des facultés le plus généralement attribuées aux antennes de l'Insecte. C'est donc l'existence d'un simple vide que ces organes ont révélé? Mystère! Toujours est-il que, conséquence non moins grave que la précédente, l'instinct a failli, et la pondeuse a inséré un œuf là où il n'avait que faire et où l'attend une perte inévitable. Fait bien digne des réflexions de ceux qui, comme M. Fabre, professent la doctrine de l'infaillibilité de l'instinct.
Autre imperfection, à laquelle l'observateur était tout aussi loin de s'attendre. La même cellule peut recevoir à diverses reprises, à plusieurs jours d'intervalle, la sonde des Leucospis. M. Fabre a vu revenir, en des points déjà visités par un autre, et par lui marqués du signe indicateur, un, deux et même quatre insectes nouveaux, tous répétant leur longue manœuvre, tous pondant dans la même cellule. Car ils ne manquent jamais de pondre au bout de leur travail, et l'on peut trouver plusieurs œufs, jusqu'à cinq,—et peut-être n'est-ce pas l'extrême limite,—dans une même cellule.
Si la cellule atteinte contient autre chose qu'une larve d'abeille, l'œuf ou les œufs pondus le sont en pure perte. Mais qu'advient-il, si deux ou plusieurs œufs arrivent dans la même enceinte? Un fait certain, c'est qu'en aucun cas on ne trouve plus tard jamais plus d'une larve de Leucospis dans une cellule. Le problème est longtemps resté insoluble pour M. Fabre. Après bien des recherches, après quatre années d'études, la solution fut enfin trouvée.
Il fallait, chose hérissée de difficultés de toute sorte, observer la larve de Leucospis dès la sortie de l'œuf, voir ce qui se passe dans une cellule à larve parasite unique et dans une cellule à plusieurs larves.
La larve déjà développée du Leucospis (fig. 73) est un gros ver dodu, blanchâtre, courbé en arc, avec segments fortement distendus et luisants, munie d'une tête infléchie, au bas de laquelle se voient trois gros mamelons charnus, avec deux petits traits noirâtres, que le microscope dit être deux minuscules mandibules. A l'aide de ces imperceptibles crochets, la larve troue la peau de sa victime, en aspire le contenu, sans dévorer ni mâcher, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une pellicule entièrement vidée. La larve repue repose alors dans la coque de soie qu'a filée celle à qui elle s'est substituée.
C'est en vain qu'on s'attendrait à trouver dans les cellules de l'abeille, au temps où les œufs de Leucospis éclosent, rien qui ressemble au ver grassouillet dont nous venons de parler. L'animalcule qui sort de l'œuf est un vermisseau nettement segmenté, transparent (fig. 74), presque hyalin, qui mesure de un millimètre à un millimètre et demi de longueur, et un quart de millimètre dans sa plus grande largeur. Sa tête, bien détachée, est relativement volumineuse: on a peine à y distinguer deux rudiments d'antennes, deux petites mandibules. Son corps, faiblement arqué, repose sur deux rangées de cirrhes hyalins, qui empêchent sa peau ambrée de poser à plat; quelques autres poils plus faibles se voient sur la partie dorsale des segments. Le dernier de tous, très petit, sert d'organe très actif de progression, par l'appui qu'il prend sur les surfaces, où une humeur visqueuse fait qu'il adhère. Il marche ainsi par des impulsions successives, un peu à la manière des chenilles arpenteuses.
Ce petit être est assez agile, et d'humeur aventureuse. On le voit, sans nul souci d'abord de s'attabler sur la gigantesque victuaille qui lui est destinée, se livrer sur le corps de celle-ci à des explorations de longue durée. A un moment donné, on le perd de vue; c'est en vain que la loupe cherche à le découvrir sur le corps de sa future victime. En ce moment il rôde, inquiet, agité, sur la paroi du tube de verre où l'observateur l'a emprisonné avec la larve de Chalicodome. Mais, patience, le voici bientôt revenu sur la larve; il y prend quelques instants de repos, pour recommencer ses pérégrinations. Et cela dure ainsi assez longtemps, plusieurs jours.
Quel est le but de ces promenades, de ces investigations autour de la larve et sur les parois de la cellule? Pourquoi le vermicule ne s'attaque-t-il pas sans tarder au flanc de l'abeille? Il n'y a pas de doute; bien que l'observateur ne l'ait pas constaté de visu, ses longues pérégrinations, ses allées et venues ont pour objet la recherche des compétiteurs qui pourraient se trouver comme lui dans la cellule. Plusieurs œufs ont pu y être pondus, et un seul doit venir à bien; un seul doit profiter de la larve d'Abeille; la partager entre frères serait en fin de compte la famine et la mort pour tous. Aussi le premier-né se met en quête des œufs encore à éclore, et que son rôle est de détruire. On les voit bientôt flétris, desséchés; quelques-uns, éventrés, laissent couler au dehors leur contenu. M. Fabre n'a pas été témoin de l'exécution, mais l'auteur ne peut être que le premier ver éclos. «Le seul intéressé à la destruction des œufs, c'est lui; le seul qui puisse disposer de leur sort, c'est lui encore.» Is fecit cui prodest[16].
«Par ce brigandage, l'animalcule se trouve enfin unique maître des victuailles; il quitte alors son costume d'exterminateur, son casque de corne, son armure de piquants, et devient l'animal à peau lisse, la larve secondaire qui, paisiblement, tarit l'outre de graisse, but final de si noirs forfaits.» Ainsi se trouvent en fin de compte corrigées les imperfections de l'instinct, et l'ordre de nouveau rétabli. Mais à quel prix! Pour un individu qui vient à bien et sort, triomphant de tous les périls qui menacent son existence, combien de déshérités, les uns victimes de la faim, les autres assassinés dans l'œuf! Mais qu'importe? Ainsi s'achète, presque toujours, ce qu'on appelle l'équilibre, l'harmonie dans la nature. De combien de méfaits, d'atrocités,—le mot n'est pas de nous,—ce résultat, que nous admirons volontiers, est-il la conséquence?
Les Anthophores nous ont déjà fait connaître les Anthrax. Ces charmants et délicats Diptères (fig. 75) se rencontrent fréquemment dans les nids des Gastrilégides, à l'état de larve ou de nymphe. Nous allons trouver chez eux une duplicité larvaire de même nature que celle que nous venons de voir chez les Leucospis. C'est encore à M. Fabre que nous devons la meilleure part de leur histoire.
La larve de l'Anthrax n'est pas sans ressembler beaucoup à celle du Leucospis. C'est aussi un ver nu et lisse, sans yeux, sans pattes, d'un blanc mat, gras et replet, ordinairement voûté, peu propre au mouvement. Sa tête est petite, molle comme le reste du corps, enchâssée dans une sorte de bourrelet formé par le premier segment. Pas la moindre trace d'appendices dans cette tête, pas d'organes buccaux sensibles (fig. 76).
Un fait des plus étranges, c'est l'extrême facilité avec laquelle cette larve quitte et reprend celle de l'Abeille dont elle se nourrit. Le plus léger attouchement la fait retirer; puis, la tranquillité revenue, elle applique de nouveau sa bouche sur la peau de sa victime, pour la quitter encore et la reprendre, au gré de l'expérimentateur, et sans jamais revenir au point abandonné. Et cependant la peau ne laisse voir aucune blessure, elle paraît intacte à la loupe. Cette seule expérience montre que la bouche de l'Anthrax n'est point armée de crocs propres à déchirer la proie. Et l'examen microscopique montre, en effet, que ce n'est qu'une petite tache ronde, «un petit cratère conique», au fond duquel débouche l'œsophage. C'est donc une sorte de ventouse, qui tour à tour adhère et se détache avec la plus grande facilité, à l'aide de laquelle l'Anthrax ne mange pas, mais «hume» sa nourriture. «Son attaque est un baiser, mais quel baiser perfide!»
Une douzaine ou une quinzaine de jours suffisent à l'Anthrax pour vider complètement une larve de Chalicodome, qui se trouve réduite à un corpuscule chiffonné, gros comme une tête d'épingle. M. Fabre «ramollit dans l'eau cette maigre relique», puis l'insuffle à l'aide d'un verre effilé, et voit avec surprise la peau se gonfler, se distendre et reprendre la forme de la larve vivante, sans laisser apercevoir la moindre fuite. «Elle est donc intacte, conclut-il; elle est exempte de toute perforation, qui se décèlerait à l'instant sous l'eau par une fuite gazeuse. Ainsi, sous la ventouse de l'Anthrax, l'outre huileuse s'est tarie par simple transpiration à travers sa membrane; la substance de la larve s'est transvasée dans le corps du nourrisson par une sorte d'endosmose, ou plutôt par l'effet de la pression atmosphérique, qui fait affluer et suinter les fluides nourriciers dans la bouche cratériforme de l'Anthrax.»
Comment un ver si faiblement armé peut-il venir à bout de la robuste larve de la maçonne, comment le faible a-t-il si aisément raison du fort, la cause en est bien simple. Si l'attaque se fût produite quelque temps auparavant, alors que la larve de Chalicodome n'avait pas encore filé sa coque de soie, et finissait ses dernières bouchées, nul doute que le frêle vermisseau n'eût été en grave danger d'extermination sous les énergiques mouvements de l'Abeille. Mais la pâtée absorbée, le cocon achevé, la larve, inerte et somnolente, est incapable de se mouvoir, de réagir contre les excitations extérieures. Elle ne sortira de sa torpeur qu'à l'instant de la mue, du passage à l'état de nymphe. La voilà donc livrée sans défense aux atteintes de tout ce qui est friand de sa chair. C'est le moment propice pour tous les parasites carnivores; c'est celui que toujours ils choisissent pour s'attaquer à leurs victimes. Si faible, si mal armé qu'il soit, le petit ver de l'Anthrax n'a donc rien à redouter de l'abeille.
Son repas terminé, l'Anthrax demeure longtemps dans ce repos qui fut si fatal à sa victime. En cet état, il passe la fin de la belle saison et tout l'hiver, pour ne se transformer qu'en mai. Sa peau de larve dépouillée, apparaît une nymphe dont l'aspect formidable contraste étonnamment avec la physionomie inoffensive de la larve (fig. 77). Son corps est courbé en forme d'hameçon, ses téguments cornés, solides, se hérissent de rangées de soies, d'épines, sur les segments de l'abdomen; la tête est armée de crocs énormes, recourbés, autant de socs de charrue, à l'aide desquels, le moment venu, la paroi de ciment est percée, et, les épines abdominales servant d'arcs-boutants admirablement disposés pour remplir cet office, cette nymphe bizarre traverse tous les obstacles et arrive à la lumière. Dès qu'elle sent que sa partie antérieure est devenue libre, elle s'arrête; l'air a bientôt desséché sa peau, qui se fend le long du dos, et de cette machine à tarauder qui effrayerait, si ses proportions se rapprochaient de la nôtre, se dégage le plus frêle, le plus délicat des insectes.
Pour sortir du nid de la maçonne, l'Anthrax, avant d'entamer la dure paroi de mortier, perfore d'abord le cocon que celle-là s'était filé. C'est peu de chose pour un ouvrier si bien outillé. Dans les cellules des Osmies, où les Anthrax de diverses espèces s'introduisent fréquemment, si la coque de terre n'offre pas grande difficulté à percer, le cocon qui la précède est solide, et coriace; l'Anthrax le troue cependant sans trop de peine.
Maintenant se présente un problème dont on a longtemps attendu la solution, qu'il était encore réservé à M. Fabre de découvrir. Comment un insecte si débile, que le moindre attouchement dépouille de ses poils, qu'on n'ose saisir dans le filet qu'avec des précautions infinies, de peur de voir sa molle toison rester aux doigts, ses pattes même se détacher; comment l'Anthrax parvient-il à loger sa progéniture dans les profondes galeries de l'Anthophore, les cellules de l'Osmie, les dures maçonneries des Chalicodomes? Ses pattes sont de minces filets qu'un rien fait tomber; sa bouche est une soie, un suçoir délié, propre seulement à humer le suc des fleurs; aucun instrument pour percer la terre ou le mortier. L'insecte irait-il, comme tant d'autres, déposer furtivement son œuf dans les cellules encore ouvertes? On a peine à le croire, rien qu'à voir sa parure si caduque, ses ailes largement étalées; tout cela n'indique pas un animal fait pour se glisser le long des galeries et pénétrer dans les cellules. L'Anthrax ne va certainement pas pondre dans les nids. D'ailleurs, on a beau le suivre sur les talus, sur les murailles devant lesquelles il plane d'un vol lent et doux, où souvent il se pose et s'ensoleille, jamais on ne le voit essayer d'y pénétrer.
Disons-nous cependant, avec M. Fabre, que tous ces diptères que l'on voit explorant le talus, ne sont pas là pour de vains exercices. Armons-nous donc de patience et suivons tous leurs mouvements. «De temps à autre, on voit l'Anthrax brusquement se rapprocher de la paroi et abaisser l'abdomen comme pour toucher la terre du bout de l'oviducte. Cette manœuvre a la soudaineté d'un clin d'œil. Cela fait, l'insecte prend pied autre part et se repose. Puis il recommence son mol essor, ses longues investigations et ses chocs soudains du bout du ventre contre la nappe de terre.»
L'observateur avait beau se précipiter aussitôt, armé de la loupe, dans l'espoir de découvrir l'œuf qui avait dû être pondu, peine inutile. Malgré ses vaines tentatives, il reste néanmoins convaincu qu'un œuf est pondu à chaque choc de l'abdomen. «Aucune précaution de la part de la mère pour mettre le germe à couvert. L'œuf, cette chose si délicate, est brutalement déposé en plein soleil, entre des grains de sable, dans quelque ride de l'argile calcinée. Cette sommaire installation suffit, pourvu qu'il y ait à proximité la larve convoitée. C'est désormais au jeune vermisseau à se tirer d'affaire à ses risques et périls.»
Renonçant à ses investigations inutiles sur la surface des talus, M. Fabre se met alors à visiter le contenu des cellules. C'est par centaines qu'il les ouvre, qu'il éventre leurs cocons, à la recherche du ver nouvellement issu de l'œuf de l'Anthrax. Enfin sa persévérance est couronnée de succès.
«Le 25 juillet,—la date de l'événement mérite d'être citée,—nous dit-il, je vis, ou plutôt je crus voir, quelque chose remuer sur la larve du Chalicodome. Est-ce une illusion de mes désirs? Est-ce un bout de duvet diaphane que mon haleine vient d'agiter? Ce n'était pas une illusion, ce n'est pas un bout de duvet, mais bel et bien un vermisseau! Ah! quel moment! Et puis quelles perplexités! Cela n'a rien de commun avec la larve de l'Anthrax.... Je compte peu sur la valeur de ma trouvaille, tant son aspect me déroute. N'importe: transvasons dans un petit tube de verre la larve de Chalicodome et l'être problématique qui s'agite à sa surface. Si c'était lui? qui sait?»
C'était bien lui, en effet, car ce vermicule et plusieurs autres semblables, péniblement recueillis en une quinzaine de jours de recherches, soigneusement conservés, chacun dans un tube de verre avec une larve de Chalicodome, se transformèrent au bout de quelques jours en la larve déjà connue, et se mirent à appliquer leur ventouse sur la larve de l'abeille.
La larve primaire de l'Anthrax (fig. 78) est un vermisseau d'un millimètre environ de longueur, presque aussi délié qu'un cheveu, nous dit M. Fabre. Comme la première forme du Leucospis, il est agile et actif. Il se promène avec prestesse sur la larve de Chalicodome, à la manière d'une arpenteuse, ses deux extrémités lui servant de points d'appui. Deux longues soies à son extrémité postérieure, six soies insérées à la place des pattes facilitent sa progression. Sa tête petite, légèrement cornée, est hérissée en avant de cils courts et raides.
Pendant quinze jours environ le petit ver demeure en cet état, ne prenant aucune nourriture. Quelle est la raison de cette longue abstinence? doit-il, comme la larve primaire de l'Anthrax, conquérir son droit à l'existence sur des frères qui peuvent comme lui s'être introduits dans la cellule? Cette longue attente, cette capacité de résistance à un jeûne prolongé sont-elles une nécessité, un avantage pour un animalcule né hors de la cellule, et obligé, pour s'y introduire, de la rechercher d'abord, puis d'en traverser péniblement les parois? On ne saurait le dire. Toujours est-il qu'un long intervalle sépare l'éclosion de l'œuf de la transformation de la larve qui en sort.
Mais comment s'opère la pénétration dans le nid? Autre problème dont la solution est à trouver. M. Fabre présume que le frêle vermicule, grâce précisément à sa ténuité, peut, non sans longueur de temps et sans pénibles efforts, profiter de quelque partie plus faible du couvert du nid, et s'insinuer jusqu'aux cellules. Il pense que cette pénétration explique le long retard de la première mue et le rend nécessaire. Elle peut même ne s'accomplir qu'au bout de mois entiers, car l'évolution des Anthrax présente parfois de singuliers retards. Les uns ont déjà absorbé toute la substance du Chalicodome avant la fin de l'été, alors que d'autres se voient, beaucoup plus tard, suçant une nymphe, ou même un insecte parfait. Ces derniers, chétifs, mal nourris, extraient avec peine les sucs d'un animal se prêtant peu à leur mode d'alimentation. Combien de temps ces retardataires durent-ils errer sur le nid avant de réussir à s'y introduire?
Une quinzaine suffit à l'Anthrax pour transvaser en lui, à travers sa ventouse orale, le contenu de la larve de Chalicodome ou d'Osmie. Après un délai très variable suivant la saison, il devient la nymphe puissamment outillée que l'on sait.
L'Anthrax, comme le Leucospis, comme les Méloïdes, tout éloignés qu'ils sont dans les cadres zoologiques, présentent dans leur évolution une remarquable analogie, l'existence d'une larve primaire. Bien différentes sont les nécessités d'adaptation qui ont commandé l'intercalation de cette forme supplémentaire. Mais elles sont identiques, sous le double point de vue de l'activité et du temps qu'elles réclament.
LES ABEILLES PARASITES.
«En août et septembre, engageons-nous dans quelque ravin à pentes nues et violemment ensoleillées. S'il se présente un talus cuit par les chaleurs de l'été, un recoin tranquille à température d'étuve, faisons halte; il y a là riche moisson à cueillir. Ce petit Sénégal est la patrie d'une foule d'hyménoptères, les uns mettant en silos, pour provision de bouche de la famille, ici des charançons, des criquets, des araignées; là des mouches de toutes sortes, des abeilles, des mantes, des chenilles; les autres amassant du miel, qui dans des outres en baudruche, des pots en terre glaise; qui dans des sacs en cotonnade, des urnes en rondelles de feuilles.
«A la gent laborieuse, qui pacifiquement maçonne, ourdit, tisse, mastique, récolte, chasse et met en magasin, se mêle la gent parasite qui rôde, affairée, d'un domicile à l'autre, fait le guet aux portes et surveille l'occasion favorable d'établir sa famille aux dépens d'autrui.
«Navrante lutte, en vérité, que celle qui régit le monde de l'insecte et quelque peu aussi le nôtre! A peine un travailleur a-t-il, s'exténuant, amassé pour les siens, que les improductifs accourent lui disputer son bien. Pour un qui amasse, ils sont parfois cinq, six et davantage acharnés à sa ruine. Il n'est pas rare que le dénouement soit pire que larcin, et ne devienne atroce. La famille du travailleur, objet de tant de soins, pour laquelle logis a été construit et provisions amassées, succombe, dévorée par des intrus, lorsqu'est acquis le tendre embonpoint du jeune âge. Recluse dans une cellule fermée de partout, défendue par sa coque de soie, la larve, ses vivres consommés, est saisie d'une profonde somnolence, pendant laquelle s'opère le remaniement organique nécessaire à la future transformation. Pour cette éclosion nouvelle, qui d'un ver doit faire une abeille, pour cette refonte générale dont la délicatesse exige repos absolu, toutes les précautions de sécurité ont été prises.
«Ces précautions seront déjouées. Dans la forteresse inaccessible, l'ennemi saura pénétrer, chacun ayant sa tactique de guerre machinée avec un art effrayant. Voici qu'à côté de la larve engourdie un œuf est introduit au moyen d'une sonde; ou bien, si pareil instrument fait défaut, un vermisseau de rien, un atome vivant, rampe, glisse, s'insinue, et parvient jusqu'à la dormeuse, qui ne se réveillera plus, devenue succulent lardon pour son féroce visiteur. De la loge et du cocon de sa victime l'intrus fera sa loge à lui, son cocon à lui; et l'an prochain, au lieu du maître de céans, il sortira de dessous terre le bandit usurpateur de l'habitation et consommateur de l'habitant[17].»
Nous le savons déjà par de nombreux exemples, nos Abeilles sont bien souvent victimes de ces brigandages, et payent un large tribut à l'équilibre des espèces, à la dure loi du parasitisme.
Coléoptères, Mouches, Papillons, Guêpes fouisseuses, Chalcidiens, Ichneumons, etc., affamés de toute figure et de tout costume, petits et grands, armés d'engins ou de ruses, l'un s'en prend à l'œuf de l'Abeille, celui-ci à la larve, cet autre à l'adulte, celui-là aux provisions. Dans ce ramassis de malfaiteurs de toute provenance, il se trouve, il faut l'avouer, des membres de la famille: certains sont des Abeilles, de véritables Abeilles. Point mangeurs de chair, cela est vrai, et seulement de miel, mais ils n'en valent guère mieux, car, pour s'approprier le repas d'autrui, il faut d'abord prendre des précautions contre lui: on le tue; on a ainsi toute tranquillité, pour se régaler aux frais du mort.
Il existe donc, parmi les Hyménoptères dont les larves vivent de pollen et de miel, deux catégories bien distinctes. Les uns, et c'est le plus grand nombre, récoltent dans les fleurs les aliments destinés à leur progéniture: ce sont les Récoltants ou Nidifiants. Les autres, au contraire, n'édifient rien, ne récoltent point; mais, profitant des travaux des précédents, pondent dans les cellules qu'ils ont construites et approvisionnées, et leurs jeunes se nourrissent de provisions qui n'étaient point amassées pour eux: ce sont les Parasites.
Le lecteur connaît déjà, dans le Psithyre, une Abeille parasite. Il en est beaucoup d'autres, et leur variété est grande. Beaucoup de naturalistes cependant, attribuant une valeur dominante à la considération des mœurs, ont cru devoir constituer une famille unique de toutes les Apiaires parasites, et réunir sous une même appellation des types fort différents les uns des autres, n'ayant d'autre trait commun que la similitude de leur vie parasitique.
Ces animaux ne forment point, dans la série des Apiaires, un type autonome, une création spéciale et indépendante, et sans rapports aucun avec les récoltants. Ils se rattachent au contraire à ceux-ci et de très près. Nous l'avons vu pour les Psithyres, qui sont de véritables Bourdons transformés, des Bourdons privés d'organes de récolte.
Ce point de contact n'est point le seul entre les deux séries d'Abeilles. Il en existe au moins deux autres, tous deux au niveau de la famille des Gastrilégides, mais en des points différents. De même que nous avons mis les Psithyres à la suite des Abeilles sociales, dont ils relèvent par l'ensemble de leur organisation, de même nous rangeons les Parasites qui vont nous occuper, immédiatement après les Gastrilégides auxquels ils ressortissent.
C'est au genre Anthidium d'une part, au genre Megachile de l'autre que ces Parasites sont reliés par une affinité manifeste. De la sorte l'ensemble des Parasites, les Psithyres compris, ne présentent pas moins de trois types distincts, et l'on n'a pas à insister sur le défaut grave d'une classification qui réunissait sous une même rubrique des formes aussi dissemblables.
Ces parasites ne comprennent qu'un genre unique, peu riche en espèces, le genre Stelis. Ce ne sont, au point de vue zoologique, que de véritables Anthidium, moins la brosse ventrale, si bien que telle de leurs espèces est longtemps restée mêlée à celles du genre nidifiant, tant sa conformation, son aspect, ses dessins blanchâtres sur fond noir, reproduisent avec fidélité le type anthidien. C'est le Stelis nasuta (fig. 79), parasite des Abeilles maçonnes, qui pour Latreille fut d'abord l'Anthidium nasutum, malgré l'absence de brosse. L'Anthidium parvulum du même auteur et de Lepeletier séjourna plus longtemps encore dans le genre nidifiant, avant de devenir le Stelis signata de Morawitz. Plus encore que la première, cette charmante petite Stélide, avec ses bariolages jaunes, singeait l'Anthidie. Elle est parasite de l'Anthidium strigatum. Tout récemment, une grande espèce de Stelis, encore plus anthidienne, le St. Frey-Gessneri, a été décrite par M. Friese. Ici, la ressemblance est vraiment prodigieuse, et l'on n'obtiendrait pas mieux, véritablement, en rasant au scalpel la palette ventrale du premier Anthidium venu.
Les autres espèces de Stélis sont, il est vrai, plus différentes des Anthidium. Mais un corps plus fluet, souvent très petit, l'absence de tout dessin de couleur claire, l'apparence, en un mot, voilà le plus clair des différences. Pour ce qui est de la nervation alaire, de la structure de la bouche, tout ce qui fait, en un mot, les caractères génériques, tout est semblable, tout est d'un Anthidie, à part la brosse absente. Il serait de toute impossibilité, si l'on négligeait cet organe important, de tracer une ligne de démarcation entre le genre Anthidium et le genre Stelis.
De telles analogies sont bien étonnantes et absolument inexplicables en dehors de l'hypothèse transformiste. Elles sont toutes naturelles selon cette doctrine. De même que les Psithyres sont des Bourdons modifiés, les Stélis sont des Anthidium déviés, ayant perdu leur brosse ventrale par suite du défaut d'usage. Rejeter l'explication et se contenter d'enregistrer les faits est assurément peu philosophique. Or, l'hypothèse antidarwinienne ne peut ici faire autre chose. Pourquoi les Stélis, pourquoi les Psithyres ont-ils absolument l'organisation de leurs hôtes, à cette seule différence près, que le parasite est dénué d'instruments de travail? Ne pourraient-ils donc être parasites au même titre, tout en ne ressemblant en rien au travailleur qui les héberge? A ces questions, le partisan de l'immutabilité des espèces demeure forcément bouche close. Or, entre la théorie qui explique et celle qui n'explique pas, il n'y a point à hésiter. Il n'en saurait être ici autrement que dans les autres sciences. Quelle raison a fait substituer, en physique, la théorie des ondulations lumineuses à la théorie newtonienne de l'émission, quelle raison, si ce n'est que celle-là fournissait l'explication de faits inexplicables dans la seconde? «Mais je n'ai point à expliquer, je constate», dira tel finaliste qui, par ailleurs, hélas! ne laisse pas de se départir étrangement de cette prudence qu'il préconise, et de se donner libre carrière au grand avantage des idées qu'il professe. Et si nous ne faisions qu'enregistrer, cataloguer, sans jamais théoriser, existerait-il donc une science?
Les Stélis sont, d'une manière générale, parasites des Gastrilégides. Leurs hôtes de prédilection sont les Osmies; mais nous avons déjà vu que quelques-unes vivent aux dépens des Anthidium, et l'une des plus belles espèces du genre, le St. nasuta, vit chez le Chalicodoma muraria. Ce dernier fait est depuis longtemps connu. Chaque cellule de l'Abeille maçonne envahie par le parasite peut contenir de deux à six ou sept cocons de Stélis: cinq est le nombre le plus fréquent. Quand il n'y en a qu'un petit nombre, ils sont beaucoup plus gros. La larve passe l'hiver et ne se transforme en nymphe que dans les derniers jours de mai ou les premiers jours de juin. La taille des différents individus est naturellement très variable, suivant le nombre des convives qui se sont partagé le repas de l'Abeille maçonne. Toutes les autres Stélis de nos pays vivent isolément dans une cellule de leur hôte.
En dehors du parasitisme de ces insectes, on ne sait rien de leurs habitudes.
Le second groupe des Parasites peut se subdiviser en deux tribus, les Cœlioxydes et les Nomadines proprement dites.
Les Dioxys (fig. 81), fort semblables aux Cœlioxys, s'en écartent par leurs formes moins insolites, l'oblitération de la maculature, la couleur rougeâtre de certaines parties du corps, le développement parfois très notable de la villosité sur le dos.
Viennent ensuite les Nomadines vraies.
Et d'abord les Crocises (fig. 82) et les Mélectes (fig. 83), aux formes lourdes et massives, mais élégamment vêtues de deuil, ornements d'un blanc de neige sur fond noir; les premières, faciles à reconnaître à leur dos voûté, à leur villosité courte et rare, aux taches multiples et gracieusement disposées de leur corselet, que prolonge en arrière un grand écusson en plaque trapéziforme; les secondes, plus robustes, à corselet abondamment couvert de longs poils et armé de deux épines.
Nous nous éloignons des Cœlioxys. Le thème de l'ornementation est bien le même, mais augmenté chez les Crocises, plus confus et comme noyé dans l'épaisse toison dorsale, chez les Mélectes. Pour ce qui est des caractères génériques, nous trouvons, avec des souvenirs encore sensibles de l'organisation mégachilienne, des différences marquées dans les pièces buccales et dans la nervation alaire (trois cellules cubitales au lieu de deux).
Cette même tendance s'accuse encore plus dans les autres genres de Nomadines.
Celui des Épéoles (fig. 84), de tous le plus gracieux, nous montre, avec le type d'ornementation des Crocises, un peu modifié, un tégument rarement d'un noir uniforme, plus souvent varié de rougeâtre en proportions diverses, tandis que le blanc éclatant des taches tire souvent au fauve.
Les Ammobates, les Philérèmes s'éloignent encore davantage du type originel: la maculature s'efface, la villosité disparaît, le corps devient de plus en plus glabre; il l'est tout à fait, ou peu s'en faut, chez les jolies Nomades (fig. 85) où, comme par compensation, un autre genre de parure remplace celui de la villosité: le tégument dénudé se colore de jaune vif, de rougeâtre, teintes qui, mélangées au noir fondamental en proportions diverses, produit les combinaisons les plus variées, si bien qu'il faut être averti, pour savoir qu'on a sous les yeux des abeilles, car on dirait de véritables guêpes.
Nous sommes loin, bien loin maintenant des Cœlioxys, et plus encore des Mégachiles. Leur souvenir s'efface presque totalement, et, sans les intermédiaires, sans les degrés que nous avons suivis un à un, jamais l'idée n'eût pu venir que la charmante Nomade, au corps mince et fluet, bariolé de jaune et de rouge, parfois tout jaune ou bien tout rouge, puisse avoir quelque parenté, même lointaine, avec les robustes Abeilles à grande lèvre.
Nous ne mentionnerons même point une foule de genres, soit européens, soit exotiques, la plupart pauvres en espèces, que comprend encore le groupe des Nomadines. Nous y trouverions, diversifié à l'infini, le type de ces Abeilles, et leur étude particulière ne nous apprendrait rien de neuf.
Cette instabilité de caractères que nous offrent les Nomadines est en rapport avec l'adaptation de leurs espèces à une multitude de conditions différentes. Les genres les plus divers, parmi les collecteurs de pollen, sont leurs hôtes.
Outre les Mégachiles, qui sont leurs victimes habituelles, les Cœlioxys supplantent aussi parfois les Anthophores; tel le C. rufescens, qui se rencontre fréquemment dans les cellules de l'Anth. parietina et de quelques autres Anthophores.
Les Mélectes, les plus grosses des Nomadines, sont affectées aux Anthophores. On est peu ou point renseigné sur le compte des Crocises.
Les Dioxys sont les parasites attitrés des Chalicodomes.
Les Épéoles se développent chez les Collétès (V. ce genre).
Enfin les Nomades vivent surtout aux dépens des Andrènes. Aussi ne faut-il pas s'étonner si leurs espèces sont nombreuses et varient à l'infini, pour la taille, pour les formes et pour la coloration. Contre 200 Andrènes environ, que l'on compte en Europe, il existe près de 100 Nomades. Il est vrai que quelques-unes sont à défalquer, comme parasites des Eucera, des Panurgus, des Halictus.
On sait peu comment les différentes Abeilles Parasites, dont nous venons d'énumérer les genres, se comportent dans les nids des espèces récoltantes, comment elles s'y prennent pour pondre dans les cellules et substituer leur œuf à celui de l'Abeille travailleuse. Tout ce qu'on en peut dire, pour l'avoir constaté, c'est que fréquemment elles s'introduisent dans ces nids. D'un vol lent et tout à fait silencieux, on les voit explorer les talus, et, en général, les endroits qui conviennent aux hôtes que chacune d'elles recherche, entrer dans les trous qui vont à leur taille, en sortir presque aussitôt, si le local ne fait point leur affaire, passer à un autre et procéder de même jusqu'à ce qu'elles trouvent le logis de l'abeille familière à leur espèce, où elles séjournent plus longtemps. On suppose, mais on n'a pas vu que, si elles arrivent au bon moment, alors qu'une cellule est approvisionnée et non close, elles y pondent un œuf. Mais que de choses à connaître, que d'inconnues à trouver! L'œuf de l'Abeille nidifiante est-il déjà pondu au moment où l'Abeille parasite dépose le sien? Cette dernière commence-t-elle par détruire l'œuf de la première? ou bien, comme le Coucou, la larve étrangère supprime-t-elle d'une façon ou d'une autre l'enfant de la maison? Bien habile sera l'observateur qui résoudra tous ces problèmes.
A l'hypothèse qui vient d'être indiquée et qu'en général on accepte, F. Smith en préfère une autre. Il imagine que l'Abeille parasite, après avoir pondu son œuf sur la provision qu'elle a trouvée toute faite, clôt elle-même la cellule, et que l'Abeille nidifiante, à son retour, trouvant sa besogne faite, se met à la confection d'une nouvelle cellule. De la sorte, il n'y aurait point substitution de l'enfant de l'étrangère à celui de la maîtresse du logis; le crime deviendrait simple délit, vol au lieu d'assassinat. Il en résulterait un double travail imposé à la travailleuse et ce serait tout. Le parasitisme, au sens classique du mot, deviendrait un simple commensalisme. Malheureusement les preuves font défaut à une hypothèse qui relèverait singulièrement les Parasites,—c'était là peut-être, au fond, ce que voulait Smith, homme excellent autant qu'ami passionné des Abeilles. Mais on ne peut trouver bien significatif, comme preuve de travail, le fait que les Nomadines ont quelquefois les pattes postérieures salies de terre. On n'ajoute rien, en disant que leur tête aussi en est parfois souillée, car toute abeille peut se trouver dans ce cas, alors que de longues pluies ont détrempé le sol, et que l'argile adhère aisément sur le corps de ces insectes, dans leurs allées et venues le long des galeries.
On a dit depuis longtemps, et l'on voit répéter encore dans maint livre sérieux, qu'afin de mieux assurer l'existence des parasites et faciliter leurs déprédations, la nature s'est plu à les déguiser sous la livrée des hôtes dont ils ont pour mission de restreindre le trop grand développement. Et l'on aime à citer l'exemple des Psithyres, dont chaque espèce porterait les couleurs du Bourdon aux frais duquel elle vit. On va même parfois jusqu'à étendre la règle à tous les parasites, à la poser comme une loi du parasitisme. Un tel principe, trop facilement accepté, n'a pu venir que d'observations superficielles, sinon d'idées purement théoriques. Sans doute, d'une manière générale, les Psithyres ont le vêtement des Bourdons, ce qui ne peut surprendre, quand on sait que ce sont des Bourdons modifiés. On en peut dire autant de quelques Stelis, qui ont l'ornementation des Anthidium. Sortir de ces vagues données, c'est tomber dans l'erreur. Car, si le Psithyrus vestalis, par exemple, ressemble assez au Bombus terrestris, son hôtel habituel, le Ps. campestris, varié de noir et de jaunâtre, ne ressemble nullement au B. agrorum, entièrement fauve, qui l'héberge, pas plus que le Ps. Barbutellus (jaune et blanc jaunâtre sur fond noir) ne mime le B. pratorum (annelé de jaune vif et de roux). Le Stelis signata est aussi bariolé de jaune que l'Anthidium strigatum; mais qu'a de commun le Stelis nasuta, à pattes rougeâtres, à abdomen piqueté de blanc, avec le Chalicodoma muraria, sept ou huit fois plus volumineux, et tout noir ou noir et roux, suivant le sexe? Et que dire du Dioxys cincta, noir, à abdomen cerclé de rouge, qui vit chez les Chalicodoma pyrenaica et rufescens, tout fauves l'un et l'autre? des Mélectes en demi-deuil, logées chez les Anthophores, ou grises ou fauves? Bien plus différents encore sont les Epeolus tricolores, des Colletes cerclés de gris ou de fauve. Enfin est-il rien qui ressemble moins aux sombres Andrènes que les gentilles Nomades à la parure de guêpe?
Non, si quelque artifice vient en aide aux Abeilles parasites pour les aider à tromper leurs victimes, ce n'est pas le déguisement, à coup sûr. C'est d'ailleurs si peu de chose que la vue, pour ces habiles travailleurs, dont la plus ingénieuse industrie s'exerce à l'abri de la lumière, dans les profondeurs du sol; qui savent si bien, sans le secours de ce sens, trouver ce qui leur est bon, éviter ce qui leur est nuisible. Et dans les espèces très variables, comme les Bourdons, ce n'est point la couleur, assurément, qui avertit deux frères, l'un jaunâtre, l'autre tout noir, qu'ils sont de même famille.
Mais, a-t-on dit, en dehors du moment où l'un est supplanté par l'autre ou dévoré par lui, hôte et parasite vivent dans les meilleurs termes. «L'incurie de l'envahi, nous dit M. Fabre, n'a d'égale que l'audace de l'envahisseur. N'ai-je pas vu l'Anthophore, à l'entrée de sa demeure, se ranger un peu de côté et faire place libre pour laisser pénétrer la Mélecte, qui va, dans les cellules garnies de miel, substituer sa famille à celle de la malheureuse! On eût dit deux amies qui se rencontrent sur le seuil de la porte, l'une entrant, l'autre sortant.» (Souvenirs entomologiques, 3e série.)
Il n'en va pas toujours ainsi, paraît-il; nous lisons dans Shuckard les lignes suivantes: «L'Anthophore manifeste une grande répugnance vis-à-vis de la Mélecte, et quand elle la surprend dans ses tentatives d'invasion, elle se jette sur l'intrus et lui livre des combats furieux. J'ai vu les deux combattants rouler dans la poussière; mais la Mélecte échappa aisément, grâce au fardeau que l'Abeille portait à sa demeure» (British Bees, p. 240.) Lepeletier dit absolument la même chose pour les mêmes Abeilles. Rappelons encore, à ce sujet, ce que Hoffer raconte des rapports, passablement tendus, entre Bourdons et Psithyres. L'envahi ne demeure pas toujours impassible et inerte devant l'envahisseur, et celui-ci n'a pas toujours toute liberté pour perpétrer ses méfaits.
Cependant M. Fabre a été témoin de la scène qu'il décrit; et d'autres observateurs en ont vu de semblables. A voir le Nidifiant reculer, s'effacer devant le Parasite, se retirer promptement de la galerie où il l'a rencontré, et le laisser partir en paix, il semble que, saisi de crainte ou d'horreur, il n'ait souci que d'éviter son contact. Il ne peut cependant céder à la crainte, car il est mieux armé que l'intrus, et jamais celui-ci ne l'attaque. On peut se demander si, en pareille occurrence, le Nidifiant ne serait pas mis en fuite par quelque odeur désagréable pour lui, répandue par le Parasite, odeur qui pourrait, à certains moments, ne pas s'exhaler ou se trouver épuisée. Il serait possible de concilier ainsi des observations paraissant contradictoires, d'expliquer à la fois et les unes et les autres. Ce qu'il y a d'incontestable, c'est que divers parasites répandent de très fortes odeurs. Tout hyménoptériste pratique sait que les Nomades, par exemple, exhalent une odeur assez âcre, rappelant celle du Céleri; les Cœlioxys, quand on les capture, répandent une odeur fétide, ayant quelque analogie avec celle des champignons desséchés. Il y aurait lieu du reste de poursuivre les observations sur ce sujet, car, si l'on considère l'importance qu'ont les odeurs dans la biologie des insectes, et particulièrement des Abeilles, il est très naturel de penser qu'elles peuvent avoir, dans les rapports entre Nidifiants et Parasites, le rôle qui vient d'être indiqué.
ANDRÉNIDES
ACUTILINGUES
Les Andrénides à langue aiguë (fig. 86) comprennent une vingtaine de genres, en tenant compte des Abeilles exotiques, dont le genre de vie est à peu près ignoré. Nous nous bornerons au petit nombre de genres européens dont la biologie est le mieux connue.
LES ANDRÈNES
De tous les genres d'Apiaires, celui des Andrena est le plus important par le nombre des espèces qu'il renferme, près de deux cents pour l'Europe seule.
Bien différentes de la plupart des Abeilles précédentes, dont les formes sont robustes et trapues, les Andrènes ont un corps élancé, un abdomen déprimé (fig. 87 et 88). De plus, leurs allures sont placides; leur vol, doux et silencieux, ne possède ni la puissance, ni le chant, qui sont l'apanage des Abeilles normales. Ces attributs, qui affirment si haut la supériorité de ces dernières, nous ne les trouverons plus dans aucune des Abeilles que nous aurons à étudier.
Parmi les caractères génériques des Andrènes, nous ne retiendrons que les plus essentiels: trois cellules cubitales; une langue lancéolée de longueur moyenne; chez les femelles, un appareil collecteur développé, sur lequel nous reviendrons; au côté interne des yeux, un sillon large et peu profond, revêtu d'un très court et très fin duvet, velouté, chatoyant sous certaines incidences de la lumière, et que l'on appelle le sillon orbitaire, la strie frontale; au bord du cinquième segment abdominal, une frange épaisse et fournie de longs poils couchés, la frange anale.
L'appareil collecteur mérite de fixer l'attention. Outre une brosse tibiale et tarsienne, peu différente de ce que nous avons vu chez les Anthophorides, de longs poils recourbés garnissent le dessous des fémurs et des hanches, ainsi que les côtés et l'arrière du métathorax. Ces poils, développés surtout aux hanches, constituent la houppe coxale (fig. 95 a).
Quant aux mâles, ils se font en général remarquer par la gracilité de leurs formes, la grosseur parfois exagérée de leur tête. Ces disproportions rappellent assez ces caricatures d'un goût douteux, où l'on voit une tête énorme sur un corps mince et fluet. Aussi comprend-on Shuckard, traitant d'extravagante cette conformation, dont le mâle de l'A. ferox (fig. 89), fournit un des exemples les plus curieux. A ces têtes extraordinaires correspondent encore des mandibules étroites et de longueur démesurée. Souvent, enfin, une face jaune ou blanchâtre distingue le mâle de sa femelle. Rarement il présente comme elle un sillon intra-orbitaire, et toujours rudimentaire quand il existe. Jamais il ne possède de frange anale.
Dans un genre aussi riche en espèces, les variations sont naturellement considérables. Il n'en est pas de plus polymorphe. Pour la taille, quelques Andrènes atteignent près de 20 millimètres; les plus petites ne dépassent pas le quart de cette longueur. En fait de villosité, certaines n'ont rien à envier aux Bourdons, et il en est de presque glabres. Tantôt les poils sont à peu près uniformément répandus sur le corps; tantôt ils ne couvrent que le thorax, et laissent l'abdomen à peu près nu; enfin ils forment ou non des franges au bord des segments. Longue ou courte, dressée ou inclinée, terne ou bien soyeuse, ou encore veloutée, quelquefois écailleuse, la villosité est de couleur ordinairement fauve, en des tons divers; mais elle peut aussi être blanche ou noire, parfois argentée ou dorée. Le tégument, diversement sculpté, est noir d'ordinaire, mais il passe souvent au jaunâtre ou au rougeâtre; parfois il resplendit de teintes métalliques, vert-bleuâtres ou bronzées.
Très diversifiées entre elles, les femelles se distinguent spécifiquement avec une suffisante facilité. Il n'en est pas ainsi des mâles. Autant ils diffèrent de leurs femelles, autant ils se ressemblent entre eux. Leur uniformité, dans certains types, est parfois désespérante, et la différenciation spécifique, entre des mâles dont les femelles ne peuvent être confondues, présente souvent les plus grandes difficultés.
Les Andrènes sont, en grande majorité, des Abeilles printanières. Une multitude d'espèces font leur apparition dès les premiers jours du printemps, dans le courant de mars, pour les contrées du nord; dans la seconde quinzaine de février, pour le sud-ouest de la France; plus tôt encore dans le midi méditerranéen. La plus précoce de toutes est l'A. Clarkella, que l'on voit déjà voler, aux environs de Paris, en Angleterre, avant même que la neige ait entièrement disparu.
Dès les premiers beaux jours, dès qu'éclatent les premiers chatons des saules, un essaim bourdonnant enveloppe ces arbustes d'un doux et gai bruissement. Dans le nombre, domine toujours l'active mouche à miel, l'Abeille domestique. Mais çà et là on reconnaît une Andrène à sa preste allure, à sa forme élancée. Un mois durant, l'amateur d'hyménoptères peut promener son filet sur les branches jaunissantes et parfumées, il amènera mainte Andrène, qu'il ne trouverait guère ailleurs. Mais les chatons se flétrissent et tombent un à un, les butineuses diminuent, bientôt il n'y en a plus. Les haies d'épine blanche, de cognassier ont fleuri à leur tour, et les Andrènes y émigrent. Voici avril, les arbres fruitiers se couvrent de fleur blanches ou roses; elles attirent les Andrènes, qui semblent devenir rares, répandues qu'elles sont sur de plus grands espaces. Après les arbres fruitiers, elles se dispersent. Confinées d'abord, faute de choix possible, à quelques branches fleuries, elles se disséminent plus tard, selon leurs goûts, et se confinent chacune à la plante préférée. Quand le saule était seul, toutes vivaient du saule; il est telle espèce dont le mâle ne connaît que le saule; la femelle, plus tard venue, ne connaît que l'aubépine, le prunellier ou l'euphorbe.
Beaucoup d'Andrènes répandent, quand on les saisit, une agréable odeur de miel, mêlée du parfum des fleurs. Quelques-unes seulement dégagent une odeur désagréable, fétide, particulièrement celles qui visitent de préférence les Crucifères.
On peut toujours sans crainte prendre à la main même les plus grosses espèces; leur aiguillon, beaucoup trop faible, ne parvient point à percer la peau.
Avril, mai et juin sont les mois les plus riches en Andrènes. Un certain nombre d'espèces sont estivales; très peu sont exclusivement automnales. La plupart n'ont qu'une génération dans l'année, quelques-unes en fournissent deux, peut-être même davantage.
Les Andrènes sont bien loin de compter parmi les Abeilles les plus industrieuses. Leur économie ne présente rien de particulièrement intéressant et qui les distingue de celles que nous aurons à étudier après elles. On sait, et c'est là tout, qu'elles creusent, dans un sol plan ou incliné, une galerie quelquefois longue d'un pied, vers le fond de laquelle s'ouvrent latéralement des conduits assez courts, dans lesquels sont édifiées les cellules dont l'ensemble présente à peu près la forme d'une grappe. Ces petits réceptacles, intérieurement polis, sont remplis du mélange ordinaire de pollen et de miel, au-dessus duquel un œuf est déposé, puis la cellule est fermée d'un tampon de terre.
L'Andrène exécute ses travaux avec une grande activité, bien nécessaire surtout aux espèces printanières, fréquemment exposées à voir leurs opérations entravées par les intempéries. Son appareil de récolte, exceptionnellement développé, lui permet de faire en peu de temps grande besogne, et de tirer parti des moindres répits que laissent les mauvaises journées. Elle charrie en effet d'énormes charges de pollen, et peu de voyages lui suffisent pour remplir une cellule.
On connaît peu le temps que met la larve pour terminer son repas et subir ses transformations. Elle ne se file point de coque. La nymphe est enveloppée d'une fine pellicule, dont la nature et l'origine sont ignorées, et qui entoure de très près ses membres délicats.
Les Andrènes sont exposées aux attaques de divers parasites. Les Nomades vont pondre dans les nids approvisionnés, qu'elles visitent sans exciter la colère, ni même éveiller la défiance de leurs hôtes. On dresserait une liste assez longue des espèces de Nomades et des Andrènes auxquelles leur existence est attachée. Certaines Nomades paraissent vouées à une seule et même espèce d'Andrènes; d'autres, moins exclusives, peuvent vivre aux dépens de plusieurs.
Une délicate mouche, le Bombylius, un proche parent de l'Anthrax, que le lecteur connaît, parvient à s'introduire dans les terriers des Andrènes, et se repaît de leurs larves.
De nombreuses espèces de Coléoptères vésicants, s'il en faut juger par les triongulins de formes variées que l'on trouve sur le corps d'une foule d'Andrènes, se faufilent encore chez ces Abeilles. Leur histoire, que personne encore n'a pu étudier, nous réserve sans doute bien des surprises.
Mais les plus intéressants des parasites des Andrènes sont sans contredit les Stylops. Ce sont des insectes bizarres, dont la place dans les cadres zoologiques est assez mal assurée, et pour lesquels on a fait l'ordre, peut-être provisoire, des Strepsiptères.
Les mâles de Stylops (fig. 90) sont pourvus de grandes ailes plissées en éventail; leur tête est ornée ou plutôt chargée d'antennes extraordinaires, et munie de gros yeux saillants, sphéroïdaux, remarquables par le petit nombre et la grosseur de leurs facettes. Les femelles, aptères, ne quittent jamais le corps de l'Andrène (fig. 91) où elles se sont développées, et conservent l'aspect larviforme, comme les femelles des Lampyres, moins bien partagées encore que ces dernières, car elles sont inertes et apodes. De leurs œufs, qui ne sont point pondus, éclosent des animalcules qui sortent du corps de leur mère pour s'aller répandre sur celui de l'Andrène (fig. 92). Extrêmement agiles et admirablement conformés pour se cramponner aux poils de l'Hyménoptère, comme les triongulins, mais bien différents de ces derniers, ils se font transporter, on ne sait trop comment, dans les nids nouvellement construits, et parviennent jusqu'aux larves. Moins dangereux que le Méloïde, le jeune Strepsiptère ne cause point la mort de l'Andrène. Il pénètre seulement dans le corps de la larve, et, après une mue qui le dépouille de ses longues pattes et de tous ses appendices, il devient un ver mou, qui se nourrit des sucs et du tissu adipeux de sa victime, subit avec elle ses métamorphoses, et se voit, quand l'Andrène vient au jour, à l'état de nymphe dans l'abdomen de celle-ci, sa tête seule faisant saillie entre deux segments (fig. 93), le reste de son corps caché dans la cavité abdominale. A cet état, le parasite ressemble assez à une sorte de flacon à goulot (fig. 91). De ces nymphes, les unes se vident, et il n'en reste que le fourreau béant: ce sont celles des mâles. Les femelles demeurent en place et ne quittent jamais, nous l'avons dit, le corps de leur hôte.
Telle est, en peu de mots, l'histoire des Stylops, ou du moins ce que l'on sait de leur histoire.
Mais ces êtres bizarres ne sont pas curieux seulement par leur propre évolution. L'influence que leur présence exerce sur l'Andrène qui les porte mérite, encore plus qu'eux-mêmes, de fixer notre attention. Nous ferons donc connaître les principaux effets de la stylopisation.
On est souvent embarrassé pour déterminer l'espèce à laquelle appartient une Andrène stylopifère. Il n'est pas de collection un peu nombreuse de Mellifères de ce genre, qui n'en contienne quelques individus restés sans détermination, que l'on est même disposé à considérer comme représentant des espèces nouvelles. Il y a plus: on connaît depuis longtemps ce fait bien surprenant, que tous les exemplaires connus de certaines espèces d'Andrènes sont invariablement porteurs d'un ou plusieurs Stylops.
Ces singularités, longtemps regardées comme inexplicables, s'expliquent aisément aujourd'hui, ou plutôt n'existent point, à vrai dire. Toutes les espèces d'Andrènes paraissent sujettes aux attaques des Stylops; aucune n'en est nécessairement et toujours victime. Mais tels sont les changements que le parasitisme apporte dans la conformation et l'aspect extérieurs des individus envahis, que les caractères spécifiques en sont profondément altérés. L'espèce, dès lors, peut être méconnue, et c'est ainsi que l'on a pu décrire comme des espèces particulières les individus stylopisés, altérés, d'espèces anciennement connues, souvent même très vulgaires.
En quoi donc consistent ces modifications que la présence du Stylops imprime aux organes de l'Andrène?
L'Andrène stylopisée (fig. 93) se distingue, en général, d'un individu sain de son espèce (fig. 87) par un aspect tout particulier. L'abdomen est sensiblement raccourci et renflé, plus ou moins globuleux. Les téguments en sont plus minces, par suite moins consistants, au point de se plisser souvent après la mort. La tête de l'Andrène stylopisée est ordinairement plus petite que celle de l'Andrène normale. La villosité de l'abdomen devient plus abondante, surtout aux derniers segments, et sa coloration s'altère profondément. Les poils, allongés d'une façon étrange, deviennent soyeux, veloutés; leur teinte s'éclaircit, du noir ou du brun tire au fauve ou au fauve doré.
Il n'est point étonnant que de tels changements aient pu tromper maint observateur, et fait prendre pour des espèces légitimes de pures variétés pathologiques d'espèces connues.
Si importantes que soient ces modifications, il en est de plus frappantes encore. Tout autant que les précédentes, elles altèrent le type spécifique; mais elles sont en outre particulièrement remarquables en ce qu'elles atteignent les attributs extérieurs de la sexualité.
Ainsi la stylopisation a pour effet d'amoindrir ou d'annihiler, chez le mâle, l'étendue de la couleur jaune de la face, assez ordinaire à ce sexe, et de la faire apparaître, au contraire, chez la femelle, qui en est dépourvue (fig. 94 c). L'appareil collecteur de pollen s'amoindrit, le tibia devient grêle, les poils y diminuent en développement et en nombre; enfin la brosse tibiale disparaît, et les houppes coxale et métathoracique perdent de leur longueur, de leur courbure, et accusent la même tendance. Inversement, le mâle stylopisé montre, rarement toutefois, un certain développement de la brosse, tout au moins un épaississement marqué du tibia. Enfin le sillon orbitaire, la frange anale tendent à s'effacer dans la femelle, à se manifester plus ou moins chez le mâle.
Il est à remarquer que ces changements ne sont point de simples atténuations des attributs propres au sexe de l'individu qui les subit, ce sont des inversions. L'Andrène stylopisée n'est pas seulement une femelle ou un mâle amoindris: c'est une femelle qui emprunte les attributs du mâle; c'est un mâle qui revêt les caractères de la femelle.
La nature des anomalies qui viennent d'être énumérées devait faire naître le soupçon qu'elles sont la conséquence d'anomalies intérieures plus graves, portant sur les organes de la reproduction. Et c'est en effet ce qui a lieu. Le Stylops logé dans l'abdomen d'une Andrène ne se nourrit point directement de ces organes, il ne les dévore point, comme on eût pu le croire. Mais, outre l'atrophie dont il est cause, par un simple effet de compression, il absorbe, il détourne à son profit les sucs nourriciers dont ces organes avaient besoin pour atteindre à leur parfait développement, et amener leurs produits à maturité. Les ovaires d'une femelle d'Andrène stylopisée sont arrêtés dans leur développement et ne contiennent jamais d'œuf mûr. C'est tout au plus si ses œufs les plus gros ont le volume des plus avancés qui se voient dans une Andrène à l'état de nymphe.
L'Andrène stylopisée est donc forcément une Andrène stérile. Aussi ne la voit-on pas creuser de galeries, ni butiner sur les fleurs, autrement que pour y puiser sa propre nourriture. Incapable de procréer, elle n'a aucun des instincts de la maternité. Elle ne sait ni fouir le sol, ni fabriquer des cellules, ni les approvisionner. Les brosses d'une Andrène stylopisée sont toujours nettes, jamais chargées de pollen[18].
Ce ne saurait donc être la femelle porteuse d'un Stylops, qui introduit les parasites dans les nouvelles cellules, ainsi que Newport le croyait. Ce sont évidemment des femelles saines, qui importent les larves primaires de Stylops dans leurs nids. Comment ces petits êtres sont-ils parvenus sur ces femelles? C'est là un secret qu'ils gardent encore, et qu'il serait intéressant de leur ravir.
LES HALICTES.
Les Halictes (fig. 96 et 97) ont quelque chose de l'aspect extérieur des Andrènes. Il n'est cependant pas besoin d'un examen soutenu pour les en distinguer. Le 5e segment, toujours dépourvu de la frange propre aux Andrènes femelles, présente, dans ce même sexe, chez les Halictes, une conformation tout à fait caractéristique. C'est une incision longitudinale et médiane, qui marque le bord postérieur de ce segment (fig. 96, a). La tête, souvent renflée en arrière, est toujours plus ou moins rétrécie et proéminente dans sa partie inférieure, et manque absolument de sillon orbitaire. Comparé à celui des Andrènes, l'appareil collecteur est notablement réduit: les fémurs sont garnis de longs poils, mais la houppe coxale est absente, ainsi que la frange métathoracique. La nervation alaire, la structure des organes buccaux sont à peu près les mêmes.
Les mâles de Halictus (fig. 97) ont une physionomie propre qui ne permet de les confondre avec ceux d'aucun autre genre d'Abeilles, du moins dans nos contrées. Leurs formes sont élancées, parfois très grêles; leurs antennes filiformes assez longues; la tête singulièrement rétrécie dans sa portion inférieure; l'abdomen, souvent plus long que la tête et le thorax réunis, est fréquemment, très étroit et cylindrique.
Ce genre est moins riche en espèces que celui des Andrènes. Il n'en offre pas moins des variations tout aussi grandes dans ses divers représentants, et elles sont de même nature. Les couleurs métalliques y sont plus fréquentes, et d'une remarquable richesse dans certaines espèces exotiques; bon nombre des nôtres sont bronzées. Les couleurs jaunâtre ou rougeâtre se montrent aussi quelquefois sur le tégument. La villosité, jamais extraordinairement développée, peut, en certains cas rares, masquer entièrement le tégument, mais sans jamais voiler les formes: quelques espèces sont en effet vêtues de poils courts, appliqués et très serrés, formant comme une couche uniforme de moisissure (H. mucoreus, vestitus, etc.) Les segments portent souvent des bandes, marginales ou basilaires, continues ou interrompues.
Le nom de Halictus vient du mot grec halizô, qui signifie rassembler. Latreille, en le créant, faisait allusion à l'habitude qu'ont ces abeilles de se réunir souvent en grand nombre en un même lieu, pour y établir leurs nids. Elles travaillent en terrain horizontal ou incliné; le sol battu, les chemins fréquentés paraissent être préférés par la plupart de leurs espèces. Walckenaer, il y a plus de soixante-dix ans, a donné sur leurs travaux et leurs habitudes des détails intéressants.
On reconnaît d'ordinaire la présence de terriers de Halictes à de petits monticules hauts de 2 à 3 centimètres, larges d'autant, qui les surmontent, et au sommet desquels se voit un trou qui donne accès dans une galerie. Durant le jour, on peut voir les femelles, d'un vol assez lent, entrer dans leurs galeries et en sortir. Elles arrivent chargées de pollen, et repartent débarrassées de leur fardeau et exactement brossées. A certaines heures de la journée, quand le soleil est vers le milieu de sa course et que ses rayons sont les plus chauds, les abeilles font leur sieste au fond du terrier. Mais, sentinelles vigilantes, on les voit, au moindre piétinement du sol, venir montrer leur face ronde à la porte, et disparaître précipitamment, si elles jugent la curiosité dangereuse.
Si l'on visite le village dans la matinée, avant que le soleil ait donné sur les petites taupinières, on les trouve recouvertes de terre nouvellement apportée, encore humide. Si l'on est assez matinal, on pourra même assister au travail, et voir de temps à autre une mineuse, avec une grande activité, refouler à reculons, de ses pattes postérieures, la terre qu'elle vient de détacher du fond.
C'est donc pendant la nuit que le forage s'exécute, et la laborieuse petite bête réserve ainsi les heures où le soleil est sur l'horizon pour faire sa cueillette dans les champs et approvisionner les cellules. De la sorte, pas de temps perdu. Le matin seulement, un court repos, pour se refaire des fatigues de la nuit, avant d'aller aux champs.
Il faut les observer surtout dans les chaudes soirées d'été, pour être témoin de toute l'activité qu'elles déploient. «Vous les verrez alors, dit Walckenaer, s'agiter avec vivacité au-dessus de leurs habitations futures, et vous apparaître en si grand nombre, qu'à la clarté douteuse de la lune, elles semblent un nuage flottant sur la surface du sol. Examinez-les avec attention, et, si la lumière des nuits vous manque, voici le moyen d'y suppléer. Vous entourez deux ou trois bougies d'un papier peu transparent; vous avez soin de les placer, avant l'entière chute du jour, sur le lieu de vos observations; vos abeilles, accoutumées à cette lumière, n'en continueront pas moins leurs travaux lorsque la nuit sera venue. Vous les trouverez alors tellement empressées à l'ouvrage, que vous pouvez les observer de très près sans les troubler. Que dis-je? vous passez au milieu de ce groupe, qui couvre en planant le milieu d'une grande allée; il se sépare un instant pour éviter vos pieds destructeurs, mais les abeilles qui le composent, plus promptes à se rallier que les soldats d'une phalange macédonienne, dès que vous êtes sorti de l'espace qu'elles remplissent, reprennent chacune leur poste, et travaillent avec un nouvel empressement. Vous pouvez passer et repasser plusieurs fois au milieu d'elles, sans parvenir à les décourager et à les effrayer.
«Le travail de nos abeilles se prolonge très avant dans la nuit; on les voit encore toutes occupées à une heure du matin; mais, vers les cinq ou six heures, on n'en voit plus qu'un petit nombre, et la plus grande partie est alors renfermée dans les trous. Ce n'est guère que vers les huit ou neuf heures, quand la chaleur commence à se faire sentir, qu'elles se dispersent sur les fleurs.»
Que se passe-t-il au fond de ces trous, et quelle est la structure de ces galeries? Pour s'en rendre compte, l'auteur que nous venons de citer enleva du sol exploité par ses abeilles, à l'aide de tranchées, de gros blocs de terre. Il n'y avait ensuite qu'à entamer méthodiquement ce bloc avec un instrument tranchant, soit par le bas, soit par les flancs, pour mettre au jour, dans tous leurs détails, les habitations des Halictes.
Elles consistent d'abord en un conduit principal, vertical ou un peu oblique, qui, à la profondeur de cinq pouces environ, pour l'espèce observée par Walckenaer (H. vulpinus), émet sept ou huit conduits secondaires, peu écartés les uns des autres, et dont le fond se trouve à peu près à huit pouces de distance de la surface du sol.
La galerie principale, très étroite à l'entrée, et juste suffisante pour livrer passage à l'abeille chargée de pollen, s'élargit bientôt et acquiert un diamètre 4 ou 5 fois plus considérable que celui de l'entrée. Elle est intérieurement polie avec un très grand soin, et revêtue d'un enduit blanchâtre. L'orifice supérieur, la porte d'entrée, continuée, ainsi qu'on l'a vu, au-dessus de la surface du sol, à travers le monticule de terre provenant des déblais, est fréquemment obturée par les pieds des passants, mais toujours dégagée et rétablie avec une persévérance que rien ne lasse.
Chaque cellule est approvisionnée d'une boule de pâtée pollinique, sur laquelle un œuf est pondu, puis la cellule est bouchée avec un tampon de terre. Quatre ou cinq semaines après, la larve sortie de cet œuf a achevé ses provisions, et se transforme en nymphe sans se filer de coque. Quelques jours plus tard, le jeune Halicte a subi sa dernière transformation, percé sa coque, traversé la galerie, et il prend son essor dans les airs.
Le H. quadristrigatus, une autre espèce observée par Walckenaer, et la plus grande du genre dans nos contrées, présente quelques différences dans son architecture. La galerie d'accès, fort large d'entrée, est oblique et doublement sinueuse. Les cellules sont toutes agglomérées dans une cavité sphéroïdale d'environ trois pouces de diamètre, reliées les unes aux autres, et rattachées à la paroi de la cavité par des traverses irrégulières, dont l'ensemble forme un lacis inextricable. Ces cellules, comme toujours, s'ouvrent isolément dans la galerie principale.
L'économie intérieure des Halictes est donc en somme à peu près celle des Andrènes. Mais leur biologie est bien différente, et a donné lieu à plus d'une interprétation.
On pensait, jusqu'en ces derniers temps, que les Halictes n'ont qu'une seule génération dans l'année, une génération née en été, dont les mâles meurent avant l'hiver, et dont les femelles, fécondées en automne, passent la mauvaise saison enfouies dans le sol, pour reparaître au printemps, creuser leurs galeries, approvisionner leurs cellules, et pondre la génération nouvelle destinée à éclore en été.
D'après une publication récente de M. Fabre, les Halictes auraient deux générations par an; la première, estivale, se montrant en juillet, et provenant de la ponte effectuée en mai par les femelles ayant hiverné; la seconde, automnale, dérivant des femelles nées en juillet. La première génération, d'après M. Fabre, serait exclusivement composée de femelles, et par suite la seconde, qui comprend les deux sexes, ne résulterait de la première que par voie de parthénogénèse. Ce savant n'a vu aucun mâle parmi les femelles de juillet, chez deux espèces qu'il a eu toute facilité d'observer, jour par jour, dit-il, les Halictus scabiosæ et cylindricus. Pour être plus exact, sur 250 Halictes de la seconde espèce, exhumés de leurs galeries, les uns déjà transformés, les autres à l'état de nymphe ou de larve, il se trouva, les éclosions terminées, 249 femelles et un mâle unique, un seul. «Et encore était-il si petit, si faible, dit l'auteur, qu'il périt sans parvenir à dépouiller en entier les langes de nymphe. Une population féminine de 249 Halictes suppose d'autres mâles que ce débile avorton. Ce mâle unique est certainement accidentel.... Je l'élimine donc comme accident sans valeur, et je conclus que, chez l'Halicte cylindrique, la génération de juillet ne se compose que de femelles[19].»
Malgré toutes les apparences, cette conclusion est absolument fausse. En effet, sur les 50 à 60 espèces de Halictes vivant dans nos contrées, les deux tiers au moins m'ont fourni des mâles, pris en juillet, à l'époque où, suivant M. Fabre, il n'existerait que des femelles; et de ce nombre sont précisément les deux Halictes observés par lui. Dans plusieurs espèces même, quelques mâles se rencontrent déjà sur la fin de juin. Si l'apparition des mâles est si précoce, il n'y a évidemment point à admettre, chez les Halictes, une génération virginale, hypothèse reposant uniquement sur le fait inexact de l'absence de mâles en juillet.
Comment expliquer cependant l'erreur de M. Fabre? Peut-être est-il venu trop tard, quand il a procédé à l'exhumation des cellules. Pratiquée quelques jours plus tôt, elle eût infailliblement donné de tout autres résultats, et l'unique avorton jugé exceptionnel et non avenu se fût trouvé accompagné de frères nombreux. Il est d'ailleurs un fait qui constitue un témoignage irrécusable, c'est que l'autopsie de ces femelles prétendues parthénogénésiques atteste leur fécondation.
Il nous faut donc revenir, au sujet de la multiplication de ces Abeilles, aux anciennes notions, quelque peu modifiées cependant. Une génération automnale donne des femelles qui, fécondées, passent l'hiver comme le font les Bourdons, pour n'exécuter leurs travaux et ne pondre leurs œufs qu'au printemps. La génération qui en résulte, et se montre en juin et juillet, fournit une deuxième génération, celle d'automne. L'une et l'autre sont composées de mâles et de femelles.
M. Fabre aura contribué à établir que la génération estivale,—à tort regardée par lui comme exclusivement femelle,—en fournit dans l'année même une seconde, alors que l'on admettait que cette génération estivale était celle dont les femelles hivernent. Ceci s'écarte des idées généralement reçues concernant les Halictes. Mais c'est le seul moyen de rendre compte, et des observations de M. Fabre et des faits suivants. Ce n'est point seulement au printemps que l'on voit les femelles de Halictes butiner sur les fleurs et amasser du pollen, partant approvisionner des cellules. Dès le mois de juillet, on en voit, jusqu'en septembre, et pour certaines espèces, jusqu'en octobre. Cette continuité de trois et quatre mois dans les travaux de ces Mellifères, une seule génération n'y saurait suffire.
Il faut donc que, dès juillet, plusieurs générations se succèdent, jusqu'à la dernière d'automne. Ces générations doivent même chevaucher les unes sur les autres, sans intervalle qui les sépare, les premiers nés de celle qui suit devançant les derniers de celle qui précède, et cela, tant que le beau temps permet le développement des jeunes. Quand viennent les premiers froids d'octobre, les travaux s'arrêtent, et les jeunes femelles déjà fécondées sont forcées d'attendre le printemps pour commencer leurs travaux.
Quant aux mâles, il résulte de ce qu'on vient de lire qu'il n'en existe point au printemps. Les premiers qui apparaissent, fils de mères ayant hiverné, ne commencent à se montrer qu'en juin. Rares à cette époque, déjà nombreux en juillet, ils deviennent extrêmement abondants en automne, dans certaines espèces. Ils passent leur temps à butiner négligemment sur les fleurs, mais, plus assidûment, à inspecter, d'un vol oscillant et un peu brusque, qui les fait aisément reconnaître, les plantes fleuries visitées par leurs femelles, surtout les talus ensoleillés, où ils guettent leur première sortie.
Sur le déclin du jour, longtemps avant que le soleil soit près de l'horizon, vers les quatre ou cinq heures, ils cessent leurs poursuites et songent à la retraite. Ils se réfugient alors dans une vieille galerie, dans un trou quelconque du talus; mais, comme s'il leur en coûtait de dire un dernier adieu au soleil, ils sortent et rentrent plus d'une fois avant de se décider à rester; un peu plus tard enfin, on les trouve, nombreux parfois dans le même réduit, tous de la même espèce, dormant fraternellement côte à côte, oublieux de leur rivalité du jour. D'autres fois, comme s'ils s'étaient donné le mot, ils se perchent dans l'inflorescence d'une plante aimée, alors qu'on n'en voit pas un seul sur la plante d'à côté, pourtant de même espèce, et ils passent ainsi la nuit, exposés au refroidissement, à la rosée, à la pluie.
Le réveil des femelles, à la fin de la mauvaise saison, ne se fait point simultanément pour toutes les espèces. Certains Halictes, et parmi eux les plus communs, sont tout aussi précoces que les premières Andrènes, et se rencontrent avec elles sur les chatons des saules. L'apparition des autres s'échelonne le long des mois de mars et d'avril. Un des plus tardifs à se montrer est le H. quadristrigatus, dont nous avons déjà parlé.
Il serait difficile de dire quelles sont les plantes préférées des Halictes, tant est considérable le nombre de celles qu'ils visitent. On peut cependant remarquer que les Chicoracées et les Carduacées en attirent un grand nombre. Mais ils ne dédaignent point les Labiées, les Verbénacées, les Ombellifères.
Ils répandent souvent une odeur suave, comme les Andrènes. Leur vol est tout aussi calme et doux que le leur. Mais il ne faut les saisir à la main qu'avec précaution; leur aiguillon, plus robuste que celui de ces Abeilles, occasionne des piqûres fort douloureuses, au moment où elles sont produites, mais dont l'effet n'est point durable.
Les Halictes sont victimes de nombreux parasites.
Comme les Andrènes, on les voit, mais plus rarement, porteurs de Strepsiptères, appartenant au genre Halictophagus, mais dont l'évolution n'a point été étudiée. Plus souvent on trouve, au milieu des poils de leur thorax, des triongulins particuliers, qu'on ne connaît pas davantage.