Les abeilles
On sait mieux qu'ils deviennent fréquemment la proie d'un fouisseur du genre Cerceris (fig. 98), le C. ornata, dont les faits et gestes étaient déjà connus de Walckenaer, et que bien des naturalistes ont observé depuis. Le Cercéris est un habile chasseur de Halictes, et il en fait une énorme consommation, pour l'approvisionnement de ses nids. Peu exclusif, le ravisseur s'accommode des proies les plus variées, grandes ou petites, mâles ou femelles, pourvu que ce soient des Halictes. C'est tantôt sur les fleurs où les abeilles butinent, tantôt sur les talus où sont leurs nids, que le Cercéris se livre à la chasse du gibier que réclament ses larves. Planant tranquillement au-dessus d'une colonie populeuse, ou explorant d'un vol circulaire les sommités fleuries que visitent les Halictes, malheur à celui qu'il voit posé sur le sol ou dans une fleur! Il fond sur lui comme un trait, le saisit entre ses pattes robustes et l'emporte, pour aller se poser à quelque distance, sur une feuille ou bien à terre. Là, tenant la pauvre abeille le cou serré entre les énormes tenailles de ses mandibules, il lui glisse son abdomen sous la tête, et, lentement, à plusieurs reprises, il darde son aiguillon entre la tête et le thorax de sa victime; puis, longuement encore, il répète la même opération à la jointure du thorax et de l'abdomen. Le Halicte, désormais paralysé et inerte, mais non tué, est porté dans la galerie déjà creusée, au fond d'une cellule déjà prête, destiné, avec deux ou trois autres ayant subi le même sort, à devenir la pâture d'une larve, enfant de son bourreau. A voir la multitude de Cercéris ornés qui hantent en été et en automne les Eryngium, les Daucus, les Menthes, on plaint les malheureux Halictes, car on comprend l'effroyable consommation à laquelle il leur faut suffire, et dont ils font tous les frais.
Et pourtant ce n'est pas assez de ces terribles ennemis. Ils en ont d'autres, moins féroces sans doute, moins cruels, mais tout aussi destructeurs peut-être, ce sont, les Sphécodes, qui nous occuperont bientôt.
Moins riche en espèces, au moins d'un bon tiers, que le genre Andrena, le genre Halictus a une bien plus grande extension, car il est répandu, non seulement dans l'ancien et le nouveau monde, mais aussi en Australie, dans la Nouvelle-Zélande, où il n'existe point d'Andrènes. Les Halictes sont donc véritablement cosmopolites.
En Amérique, où les représentants de ce genre sont probablement aussi nombreux qu'en Europe, il semble s'être en outre subdivisé en plusieurs autres: ce sont les Augochlora, les Megalopta, les Agapostemon, tous exclusivement propres au nouveau monde, ne différant des Halictus que par des caractères insignifiants, et tous remarquables par les splendides couleurs métalliques dont ils sont parés.
Ce nom signifie semblable à une guêpe. Il n'y faut point attacher d'importance, car il serait bien difficile de dire à quelle sorte de Guêpes peuvent bien ressembler des insectes noirs, avec l'abdomen rouge au moins en partie. Vraies abeilles, il n'en faut pas douter (fig. 99 et 100). Ce sont même de très proches parents des Halictes. Ils en ont la physionomie générale, si bien que lorsqu'on a affaire à un Halicte à abdomen rougeâtre, comme il en existe quelques-uns, il n'y a pas qu'un débutant qui puisse être embarrassé pour savoir si c'est vraiment un Halicte, ou bien si ce ne serait pas plutôt un Sphécode. L'hyménoptériste exercé lui-même aura besoin de recourir à la loupe, pour constater si le cinquième segment présente ou non l'incision caractéristique des Halictes, et dont il n'y a pas trace chez les Sphécodes. Pas de trace est trop dire, car ce que la loupe ne montre pas, le microscope le révèle: il existe chez les Sphécodes un rudiment bien près d'être effacé, mais cependant bien réel, de l'incision pré-anale, perdu sous les poils qui frangent le cinquième segment. Autre caractère distinctif,—celui-ci très important, et nous y reviendrons,—les pattes postérieures sont, chez les Sphécodes, absolument dépourvues de poils collecteurs. Tout le reste est des Halictes, tout, jusqu'à des détails insignifiants de la nervation alaire, de la structure de la bouche. C'est à peine s'il faut signaler une sculpture ordinairement fort grossière du thorax, qui est ordinairement presque tout à fait glabre. Les mâles ne sont pas moins halictiformes que les femelles; leurs antennes linéaires, allongées, sont, par les proportions relatives et la forme de leurs articles, de vraies antennes de Halictes: leur corps est un peu moins élancé, leur chaperon point taché de jaune, c'est là tout ce qui les distingue.
Enfin, dans la plupart des espèces, comme chez les Halictes, les femelles, fécondées en automne, passent l'hiver profondément terrées dans les talus, où, le printemps suivant, on les voit voler et fureter dans les trous.
On a rarement méconnu les affinités des Sphécodes; mais leur genre de vie a fait l'objet de bien des discussions. Encore aujourd'hui, les apidologues sont loin d'être d'accord à leur endroit. Comme pour les Prosopis, à côté desquels on les a souvent rangés,—bien mal à propos, il faut le dire—on est à savoir si les Sphécodes sont nidifiants ou parasites.
Lepeletier de Saint-Fargeau, se fondant sur l'absence d'organe pollinigère, voyait en eux des parasites. C'était aussi le cas des Prosopis, dont le non-parasitisme a été démontré depuis. Mais pour les Sphécodes, la preuve n'a jamais été faite; personne encore n'a vu et décrit leurs nids, n'a recueilli leurs cellules, n'a été témoin de leur éclosion. On possède, il est vrai, les observations de F. Smith, de Sichel; mais elles sont loin d'être concluantes. Ainsi l'auteur anglais aurait constaté seulement, dans un même talus habité par des Halictes et des Sphécodes, que ceux-ci n'entraient jamais dans les galeries des premiers. Quant à Sichel, tout comme Lepeletier, qu'il veut réfuter, il est manifeste qu'il est a priori convaincu, mais en sens inverse. De ce que le non-parasitisme des Prosopis et des Cératines est démontré, malgré l'absence d'appareil collecteur, il induit le non-parasitisme des Sphécodes. Il va même jusqu'à leur attribuer la faculté de recueillir le pollen avec la tête. Les Sphécodes, comme les Prosopis, comme toute espèce d'insecte à face plus ou moins velue, peuvent, en se vautrant dans les fleurs, se charger de pollen, non seulement par la tête, mais par n'importe quelle partie du corps, et les mâles, qui ne récoltent pas, aussi bien que les femelles. Cela n'a nulle signification comme preuve de récolte.
On a le droit, semble-t-il, d'être plus exigeant que les auteurs que nous venons de citer, et d'attendre, pour avoir la certitude que les Sphécodes approvisionnent eux-mêmes leurs cellules, que leur nidification ait été observée.
On ne peut cependant s'empêcher de remarquer, que les allures de ces animaux ne parlent guère en faveur d'habitudes laborieuses. Durant toute la belle saison, on peut voir les Sphécodes planer sur les talus et les chemins battus, s'introduire dans quelque galerie de Halicte, en ressortir bientôt pour se mettre à la recherche d'une autre, à la manière d'une Nomade. Tout autres sont les façons d'une abeille nidifiante. Elle n'a que faire de visiter plusieurs galeries; elle n'en fréquente qu'une, toujours la même, la sienne propre, où elle entre sans hésiter, chargée de pollen, d'où elle sort prestement, allégée de son fardeau, pour revenir, au bout de quelque temps, avec une provision nouvelle. Une fiévreuse activité,—on dirait même la notion de la valeur du temps et le souci de n'en point perdre—distingue toujours l'abeille laborieuse de l'abeille parasite, lente et cauteleuse dans ses mouvements. Ces différences d'allures ont, comme indice des mœurs réelles, une importance qui ne saurait échapper au naturaliste quelque peu familiarisé avec les habitudes des Hyménoptères.
Les Sphécodes paraissent donc unis aux Halictes par des rapports absolument semblables à ceux qui lient les Psithyres aux Bourdons. Les Sphécodes sont véritablement les Psithyres des Halictes. Attachés biologiquement à eux, ils les accompagnent dans tout leur domaine géographique: on a trouvé des Sphécodes jusqu'en Australie.
LES DASYPODES.
Les Abeilles du genre Dasypoda (pieds velus) sont remarquables, entre toutes celles de nos contrées, par l'extraordinaire développement de leur brosse tibio-tarsienne.
Outre ce caractère, qui constitue le trait le plus frappant de leur physionomie, elles se distinguent par leur abdomen fortement déprimé, obtus au bout, presque nu, garni seulement sur le bord des segments de larges franges souvent interrompues, sauf au moins la dernière, qui toujours est entière et très fournie. Le mâle, dont le corps est plus velu, a l'abdomen atténué en arrière, orné de franges continues à tous les segments. Les antennes, plus longues chez le mâle, sont toujours arquées dans les deux sexes. Leur vestiture est généralement fauve; quelques-unes sont presque entièrement habillées de noir. Leurs espèces, peu nombreuses,—une douzaine pour toute l'Europe,—sont estivales ou automnales. Les Composées, particulièrement les Chicoracées, sont leurs plantes de prédilection; une espèce (plumipes) visite exclusivement les Scabieuses.
La plus commune d'entre elles, «la Dasypoda hirtipes, faisait déjà au siècle dernier, avant même d'être baptisée, l'étonnement de Conrad Sprengel, par les énormes charges de pollen qu'elle charrie. On comprendra donc que, continuateur reconnaissant de Sprengel, je me sois laissé aller aussi mainte fois à considérer cette jolie Abeille[20].» Ainsi s'exprime Hermann Müller, le continuateur distingué, non seulement de Sprengel, mais aussi de Darwin, dans l'étude des rapports des Fleurs et des Insectes. Nous lui devons, sur la Dasypode à pieds velus (fig. 101 et 102), un fort intéressant mémoire, auquel nous emprunterons les faits contenus dans ce chapitre.
La Dasypode creuse des terriers dans les sols argilo-sableux. Quand un terrain paraît lui convenir,—et elle ne dédaigne pas les endroits battus par les pieds des passants,—on la voit l'entamer de ses mandibules et de ses pattes antérieures, puis abandonner le travail commencé, pour le renouveler à deux ou trois reprises, avant de se décider définitivement à le poursuivre. Quand le trou est assez approfondi pour que son corps puisse s'y cacher entièrement, on voit que les longs poils jaunes de ses pattes postérieures ne lui servent pas uniquement pour le transport du pollen. Elle les emploie aussi pour refouler la terre qu'elle a détachée du fond de sa galerie jusqu'à l'orifice, et pour la rejeter au loin.
Dans cette opération, la Dasypode remonte à reculons dans son trou, les jambes postérieures ployées sous le corps, et appliquées contre l'abdomen, dont la face inférieure, avec les poils des pattes, refoulent le sable vers l'entrée. L'abeille, toujours marchant à reculons, sort du trou, et l'on constate qu'elle ne se meut ainsi qu'avec ses pattes intermédiaires. Elle les tient fort écartées de part et d'autre, et les fait mouvoir alternativement à intervalles égaux. En même temps, les pattes antérieures balayent le sable refoulé, en le lançant par-dessous le corps entre les pattes intermédiaires, et cela d'un mouvement si rapide, qu'on a peine à reconnaître qu'elles exécutent leur va-et-vient environ quatre fois en une seconde. Quant aux pattes postérieures, suivant un autre rythme, beaucoup plus lent, elles sont alternativement ramenées en arrière, de manière à s'allonger droit sous le ventre, puis écartées (figure 103), toujours également tendues, jusqu'à faire un angle droit avec l'axe du corps; dans ce dernier temps, elles rejettent à droite et à gauche, avec les longs poils de leurs brosses, le sable que les jambes antérieures ont balayé en arrière, la seconde précédente. Ce double mouvement des pattes postérieures dure ainsi environ une seconde. De cette façon s'établit, depuis l'entrée de la galerie jusqu'à la distance à laquelle l'abeille s'avance à reculons, un large sillon, au milieu duquel règne une crête étroite, correspondant à la position des pattes ramenées sous le ventre; et, à droite et à gauche, se voient les traces de ces mêmes pattes déjetées, au point où s'arrête leur coup de balai. Tous ces mouvements s'exécutent sans aucune interruption, si ce n'est un arrêt très court des jambes de devant, au moment où les postérieures ramenées vont s'écarter de nouveau.
Ainsi, chaque paire de pattes, suivant un rythme particulier, et remplissant un rôle distinct, concourt à un même but, l'expulsion du sable loin de l'orifice. Ce travail exécuté, l'abeille retourne aussitôt au fond de son terrier; on la voit réapparaître bientôt, avec une nouvelle charge de sable, et la même suite d'opérations se répète. Dans une circonstance où la traînée de sable s'étendait à 7 centimètres loin du trou, H. Müller compta qu'il fallait à l'abeille une demi-minute à peine pour entrer dans la galerie, creuser, balayer et rentrer de nouveau. Quand l'abeille juge la traînée de sable assez étendue, elle économise le temps et la peine en en commençant une autre. Finalement elle ferme sa galerie, après l'avoir approvisionnée comme il va être dit, et un petit monticule de sable nouvellement extrait en surmonte l'entrée.
Le temps que l'abeille séjourne dans sa galerie pour l'approfondir dépend naturellement de la longueur qu'elle lui a déjà donnée. Tantôt elle n'y reste que quelques secondes; d'autres fois une minute et demie, et jusqu'à deux minutes. Un quart de minute lui suffit d'ordinaire pour balayer le sable rejeté jusqu'au bout de la traînée. Elle n'en atteint pas toujours l'extrémité; si la charge est plus faible, elle se contente de quelques coups de balai et rentre aussitôt.
Les galeries atteignent, ordinairement une profondeur de 4—6 décimètres; mais elles peuvent ne pas dépasser 2 ou 3. D'abord un peu obliques, elles plongent bientôt à peu près verticalement, sans trop de régularité cependant, et en s'infléchissant d'un côté ou de l'autre. Exceptionnellement, on les voit s'écarter beaucoup de la ligne droite, parfois même décrire une sorte de spirale.
Le fond de la galerie se dévie toujours à angle droit et constitue une cellule. D'autres cellules sont creusées à des hauteurs d'environ deux centimètres les unes des autres, et diversement orientées. Leur nombre varie d'une galerie à une autre. H. Müller en a compté 6, d'autres fois plus, pour un même conduit. Ces cellules sont arrondies et closes de toutes parts. Chacune contient une masse de pollen avec une larve ou un œuf.
Quand la Dasypode a approvisionné la première cellule, celle du fond, et y a pondu son œuf, elle la bouche avec la terre provenant des déblais de la seconde cellule qu'elle creuse au-dessus. Et ainsi de suite. De cette façon elle n'a point à creuser tout exprès, pour se procurer les matériaux nécessaires à la clôture. Mais, d'autre part, comme chaque cellule représente un certain espace vide, occupé par la pâtée pollinique et la larve, il reste un excédent de déblais, qui sert à combler le canal principal. L'abeille n'a de la sorte rien à rejeter en dehors de la galerie, tant qu'elle construit les cellules.
Il est à remarquer que la Dasypode ne prend aucun soin de polir ni de vernisser la paroi intérieure des cellules, comme tant d'autres Abeilles le pratiquent. La loupe n'y montre que le sable empreint de pollen mêlé de miel.
Toutes les cellules terminées, la galerie est bourrée de terre jusqu'à l'orifice, que rien ne fait plus reconnaître au dehors, si ce n'est la couleur différente du tampon qui le bouche.
Les Dasypodes, comme nombre d'autres Abeilles solitaires, peuvent, quand leur nombre et une exposition favorable s'y prêtent, former des colonies plus ou moins populeuses. Circonstance on ne peut plus propice à l'observation, et qui n'a point fait défaut à H. Müller. Aussi la biologie de la Dasypode peut-elle compter aujourd'hui parmi les mieux connues, à côté de l'histoire des Abeilles Ronge-bois ou des Coupeuses de feuilles de Réaumur.
Nous avons assisté au travail normal et régulier du forage des galeries et de la construction des cellules. Divers accidents peuvent en déranger le cours, et y apporter un trouble plus ou moins sérieux. Tels sont les piétinements des passants, qui bouchent les terriers, les grandes pluies d'orage, qui les engorgent de terre délayée.
Que l'abeille soit surprise par ces contretemps, alors qu'elle est en train de forer ou d'approvisionner les cellules, elle ne tarde pas à remettre les choses en état. Les galeries sont débouchées, le sable ou la terre humide rejetés à l'extérieur. Si l'accident est survenu un peu tard dans la journée, au point qu'il n'y ait plus à sortir pour aller aux provisions, le déblai est simplement accumulé en petit tas au-dessus de l'orifice, qui reste fermé. Si le soleil doit encore rester plusieurs heures sur l'horizon, les galeries sont rouvertes, et un trou est percé à cet effet sur le côté du petit monticule de terre rejetée.
Les dérangements peuvent se répéter plusieurs fois de suite; le dégât est toujours réparé de même par la patiente abeille. Seulement le monticule de terre rejetée hors de la galerie devient chaque fois plus petit, parce que chaque fois moins de terre est repoussée à l'intérieur. Alors aussi l'orifice, qui jadis s'ouvrait sur le côté du petit tas de terre, s'ouvre juste au sommet. C'était par économie de peine qu'il était d'abord pratiqué sur le côté.
Pourquoi ces monticules, qui n'existaient pas au début? La raison en est bien simple. Si la Dasypode, creusant le canal principal, s'évertuait à refouler, sans plus, tous les déblais hors du trou, un énorme cône de déblais s'entasserait au-dessus, avec menace perpétuelle d'éboulements et obstruction fréquente de la galerie. De là vient la nécessité de déblayer la porte d'entrée, et d'étendre les déjections au loin. Pareille nécessité n'existe plus, quand il n'y a qu'à jeter dehors quelques pelletées.
La Dasypode ne creuse pas toujours ses nids en terrain horizontal, ce qui rend indispensable la manœuvre curieuse, mais pénible, de l'expulsion des déblais à distance. Elle peut nicher aussi dans un sol à surface inclinée. La pente naturelle suffit alors à empêcher la terre extraite de stationner sur l'orifice, et l'abeille est dispensée du supplément de travail que nous avons décrit.
Mais revenons aux galeries obstruées. Leur dégagement n'est qu'un jeu, si l'abeille est à l'intérieur au moment de l'accident, et c'est généralement ce qui a lieu, quand il s'agit de la pluie, l'abeille se hâtant toujours de rentrer à temps chez elle. Mais il en va bien autrement quand elle est dehors, et qu'un pied malencontreux a fermé l'entrée du logis. La pauvre Dasypode cherche deçà et delà, creuse ici, puis un peu plus loin; on la voit conduire ses déblais jusqu'à 12 centimètres, l'instant d'après à 2 ou 3 seulement; puis elle plante encore là sa besogne commencée, pour la reprendre ailleurs, et l'abandonner de nouveau. Elle semble avoir perdu la tête, dit Müller. Déroutée par un événement que l'instinct ne prévoit point, incapable de retrouver l'endroit précis où est cachée sa galerie, et même de la chercher, elle qui peut seulement la reconnaître en la voyant, elle n'a qu'une chose à faire, oublier, et agir comme si la galerie n'avait jamais existé. Et c'est ce qu'elle fait. Elle s'envole et ne reparaît plus.
Müller en a vu une autre, en semblable déconfiture, souillée de terre, chercher avec effort à pénétrer dans la galerie trop étroite d'une autre espèce d'insecte, puis y renoncer, aller s'introduire dans le trou d'une autre Dasypode; en ressortir après ne s'être pas trouvée chez elle, sans doute; voler quelque temps de côté et d'autre, enfin se perdre au milieu de ses pareilles.
Cette dernière Dasypode, remarque Müller, était vraisemblablement en train d'approvisionner, avant l'accident, tandis que la première en était encore à creuser sa galerie.
Autre expérience. Une Dasypode chargée de pollen rentre dans sa galerie. L'observateur y introduit un jonc, et en creusant vers le fond, perd la trace du conduit. Il met à jour cependant, d'abord du sable mêlé de pollen, puis une boule de pâtée, et aussi l'abeille elle-même, déjà débarrassée d'une partie de sa charge. Elle se met à voler au-dessus de sa demeure bouleversée, se pose un instant auprès, puis s'en va voleter à plusieurs mètres, revient encore, recommence ses vaines recherches; enfin, après avoir mis le nez à l'entrée de plusieurs galeries, s'introduit dans l'une d'elles.
Pourquoi ne s'est-elle pas décidée à s'en faire une autre? En train d'approvisionner, quand elle a été privée de son domicile, c'est approvisionner qu'il lui faut, et non creuser la terre. Et elle se faufile dans une galerie étrangère, où elle trouve tout disposé pour qu'elle puisse continuer le travail interrompu.
Une certaine dose de raison eût dû la porter à recommencer son travail devenu inutile, à se refaire une galerie. L'instinct ne permet pas ce retour en arrière, à une période antérieure à celle où l'interruption s'est produite. L'abeille se résout plutôt à violer la propriété d'autrui, à s'emparer d'un terrier où elle retrouve ce qu'elle a perdu, des cellules à bâtir et approvisionner.
Toutefois, rien d'absolu. Si elle n'eût point trouvé ce qu'il lui fallait, lassée à la fin par d'inutiles recherches, elle se serait résignée à recommencer ses travaux, à creuser une nouvelle galerie. H. Müller en a vu la preuve, au moins indirecte, lorsque, après avoir bouleversé des centaines de galeries dans une colonie, il en trouva le surlendemain, au même endroit, des centaines de nouvelles, qui ne se fussent point établies, s'il avait laissé les choses en l'état.
L'irrésistible instinct peut donc être vaincu, dans le cas de force majeure, et céder la place à l'intelligence.
Les violations de domicile de la part de Dasypodes privées de leurs galeries, comme celle dont il vient d'être parlé, ont souvent pour conséquence des drames analogues à ceux que nous connaissons déjà chez les Chalicodomes. H. Müller a été témoin d'un duel fort vif entre une Dasypode rentrant au logis et une étrangère qui avait tenté de s'en emparer pendant son absence. Après un combat long et acharné, où tantôt l'une, tantôt l'autre avait eu le dessus, l'observateur vit,—comme à l'ordinaire parmi les Abeilles,—la force rester du côté du droit, et la légitime propriétaire mettre la voleuse en fuite.
Aussitôt le conduit principal terminé et la première cellule creusée, la Dasypode s'élance d'un vol impétueux à la picorée, et s'y livre avec cette vivacité qui fit l'étonnement de Sprengel:
«Par une belle journée, dit-il, vers midi, je vis, sur une fleur d'Hypochœris radicata, une abeille qui portait à ses pattes postérieures des pelotes de pollen d'une telle grosseur, qu'elles causèrent mon étonnement. Elles n'étaient pas beaucoup moindres que le corps de l'insecte tout entier, et elles lui donnaient l'aspect d'une bête de somme lourdement chargée. Elle n'en volait pas moins avec une grande vélocité, et non contente de la provision qu'elle avait amassée, elle allait d'un capitule à un autre pour l'augmenter encore.»
C'est, en effet, un curieux spectacle, que celui de cette abeille se jetant sur une fleur de Chicoracée, s'y vautrant au milieu des jaunes fleurons, et s'y démenant de tous ses membres avec une pétulance sans égale. Dans ces fleurs riches en poussière fécondante, elle a bientôt fait de charger les longs poils de ses brosses de quantités énormes de pollen. Un vent même violent ne la détourne point de son travail; mais le froid, la pluie, un temps couvert, ou même la trop forte chaleur la retiennent chez elle.
Quand elle est rentrée avec sa charge de pollen, qui pèse de 39 à 43 milligrammes, soit environ la moitié du poids de l'abeille elle-même, elle s'en débarrasse dans la cellule, opération qui se fait à l'aide des brosses tarsiennes des pattes moyennes, et exige une minute environ. Un brin de toilette pour brosser le pollen qui salit la toison, et la voilà repartie. Elle fait ainsi de cinq à six voyages avant de mêler du miel au pollen qu'elle entasse dans la cellule. Le mélange fait, la pâte pétrie a la forme d'une boulette qu'elle entoure de sable humide, sans doute pour la mettre à l'abri des pillards, puis elle repart encore.
De retour de cette expédition, qui est la dernière, elle nettoie la boule de pâtée des grains de sable qui la protègent, et y ajoute une nouvelle couche de pollen et de miel. Ce travail fait, la boule se trouve munie sur un côté de trois petites saillies obtuses, faites aussi de pâtée, une sorte de trépied sur lequel elle repose dans la cellule, libre par ailleurs de tout contact avec la paroi (fig. 104, d). Elle mesure alors 7 à 8 millimètres de largeur. L'abeille pond dessus un œuf, qui adhère à la pâtée, ferme la cellule avec de la terre, comble entièrement le court goulot qui mène au canal principal, et tout est dit pour la première cellule.
Elle passe à une autre qu'elle façonne, approvisionne, et clôt enfin comme il vient d'être dit, et ainsi des autres.
L'œuf (fig. 104, a), d'un blanc laiteux, long de 5 à 6 millimètres, large des trois quarts d'un millimètre, un peu courbé, est immédiatement appliqué, par toute sa face concave, à la boule de pâtée. Au bout de quelques jours, il en éclôt un ver (fig. 104, b) fort glouton, qui s'attable aussitôt, et dévore, en glissant de droite et de gauche, la couche superficielle de la boule de pâtée, si bien qu'au bout d'un jour il a au moins doublé de volume. Rampant toujours sur la boule et rongeant seulement sa surface, il atteint à un moment les trois pieds qui la soutiennent, et les mange. Il est assez gros alors pour ne plus être écrasé sous le poids de la masse globuleuse de pâtée qu'il tient embrassée par sa face ventrale, et c'est elle qui tourne maintenant dans la concavité de son ventre, toujours mangée par le dessus, en sorte que, jusqu'au dernier moment, elle conserve sa forme ronde (fig. 104, e). L'évaporation étant nulle dans la cellule close et humide, et le ver ne rendant rien, selon la règle des larves d'Hyménoptères, le poids total du ver et de la nourriture qui reste est à peu près constant, et le ver lui-même, le repas terminé, a sensiblement le poids de la sphère au début. Il pèse alors 100 à 140 fois autant que l'œuf d'où il est sorti, soit environ 0gr,26—0gr,35.
La larve repue et parvenue au terme de sa croissance se montre quelque temps agitée, inquiète. Au bout de quelques jours, elle se débarrasse du résidu de la digestion de son long et unique repas. Elle perd alors, avec la couleur rougeâtre qu'elle devait au pollen contenu dans ses voies digestives, plus du quart de son poids. Raidie, immobile, peu excitable, elle attend, couchée sur le dos et fortement voûtée, sans filer de coque de soie, l'été de l'année prochaine.
Quand approche le temps de la transformation, la larve perd de son apathique somnolence. Bientôt elle mue et se transforme en une nymphe très irritable, que le moindre attouchement met en agitation. Cet état dure six semaines en moyenne. La jeune Dasypode fraîche éclose passe encore plusieurs jours dans la cellule, avant de fouir le sol pour venir à la lumière.
La Dasypode a un ennemi, un ennemi héréditaire, Erbfeind, dit H. Müller, une petite mouche du genre Miltogramma.
Nous sommes en juillet; le temps est beau; il est huit ou neuf heures du matin. Une grande activité règne dans la cité des Dasypodes, d'où s'élève un bourdonnement confus, peu intense. Les femelles vont et viennent; les unes rentrent, lourdement chargées de pollen; les autres s'élancent vivement de leurs trous, pour se rendre aux champs. Un petit nombre seulement sont encore occupées à creuser leur galerie. On ne voit plus que quelques mâles voleter deçà et delà.
Près de l'entrée d'un certain nombre de terriers, on remarque une mouche, de la taille à peu près de celle des maisons. Que font donc là ces étrangères? Nous allons bientôt le savoir. Voici une Dasypode qui rentre avec sa charge; elle s'engloutit dans sa galerie. A peine entrée, une mouche est là, tout auprès de l'orifice où l'abeille a disparu; la tête tournée vers l'entrée, immobile, elle attend. Au bout d'une minute un quart à peu près, l'abeille a déposé son fardeau et s'élance de nouveau au dehors. C'est le moment qu'attendait la mouche; prompte comme l'éclair, elle se jette dans la galerie.
Une fois l'attention éveillée par cette manœuvre plus que suspecte, on verra souvent, si l'on y prend garde, une Dasypode, qui rentre les brosses pleines, suivie par une Miltogramme. A peine l'abeille entrée dans son trou, la mouche se pose auprès et attend sa sortie. Quand l'orifice est sur le côté du petit cône d'éjections, elle se tient juste au-dessus; s'il est au sommet du cône, elle se tient à quelque distance, jamais bien loin, sur une herbe, sur une feuille, la tête toujours tournée vers l'entrée.
L'abeille parfois s'aperçoit de cette mouche qui la suit, et, d'instinct, devine l'ennemi de sa race. Inquiète, elle ruse alors, et essaye de lui donner le change. Au lieu de se précipiter dans son trou, elle s'en éloigne, va se poser à quelque distance, puis se lève pour s'aller poser ailleurs. Mais l'inévitable et tenace moucheron ne la quitte ni de l'œil, ni de l'aile, et toujours la suit, à la même distance, comme retenu par un fil invisible, se posant si elle se pose, se levant quand elle se lève. De guerre lasse, l'abeille enfin se décide à rentrer, et la mouche se poste en faction à sa porte.
Au moment de ressortir, la Dasypode, qui se souvient, ne se presse point de prendre son élan. Il semble que, défiante, elle éprouve le besoin de scruter du regard les environs; rassurée enfin, elle s'envole. La mouche aussitôt se jette dans la galerie qu'elle vient de quitter.
Qu'y va-t-elle faire?
L'observation effective n'a pu le constater. Mais la certitude n'en existe pas moins. Dans la cellule approvisionnée et prête à être close, la Miltogramme pond un œuf. parfois deux ou même trois. L'inspection des cellules le révèle. A côté d'une larve morte de Dasypode se voient souvent une, deux ou trois larves de mouche, ou autant de pupes en tonnelet, dont la grosseur correspond à celle de la Miltogramme. Et bien que la difficulté d'élever ces pupes n'ait pas permis à H. Müller de les mener à bien et d'en obtenir l'éclosion, nous ne douterons pas plus que lui que ce ne soit là la progéniture des Miltogrammes, nourrie aux dépens de celle des Dasypodes.
LES PANURGUES.
Un corps noir et luisant (fig. 105 et 106), presque nu, une taille petite ou médiocre, une tête énorme, une brosse volumineuse, donnent aux Abeilles de ce genre une physionomie toute particulière. Le développement de l'appareil collecteur, qui ne le cède en rien, toutes proportions gardées, à celui des Dasypodes, fait pourtant soupçonner quelque affinité avec ces vaillantes Abeilles. Elle est en effet bien réelle; mais l'abondante poilure dont celles-ci sont recouvertes, et qui manque presque totalement aux Panurgues, masque, extérieurement, une ressemblance parfaite. Qu'on supprime ce trompe-l'œil; qu'on épile, avec la lame d'un canif, le corselet et l'abdomen d'une femelle de Dasypode; on aura sous les yeux ni plus ni moins qu'un Panurgue de belle prestance. La nervation des ailes est la même; la brosse est toute pareille; les pièces buccales, seules, offrent une différence marquée, mais uniquement par leur longueur. On ne saurait, sous ce prétexte, méconnaître une uniformité de type manifeste, et séparer, comme on l'a fait quelquefois, les Panurgues des Dasypodes, pour les réunir aux Anthophorides.
Les habitudes, le genre de vie sont analogues. Et tout d'abord, comme leurs cousines les Dasypodes, les Panurgues sont presque exclusivement voués aux Chicoracées. Ils butinent dans leurs capitules avec une égale vélocité, et s'y font, comme elles, d'énormes charges de pollen. Cette activité, qui a inspiré le nom du genre (du grec panourgos, actif, industrieux), n'est, bien entendu, le fait que des femelles. Quant aux mâles, une fois rassasiés de pollen et de nectar, ils se blottissent au milieu des étamines, et passent là de longues heures au soleil, dans une paresseuse somnolence, tout saupoudrés de leur jaune poussière.
Comme les Dasypodes encore, les Panurgues travaillent dans la terre battue, et suivant les mêmes principes. Ils creusent de longues galeries descendantes, vers le fond desquelles s'ouvrent, en diverses directions rayonnantes, plusieurs cellules. Rarement aussi on les voit s'isoler pour exécuter leurs travaux; mais former au contraire des colonies plus ou moins populeuses sur une étendue bornée. Il paraît même, d'après une observation de Lepeletier de Saint-Fargeau, que ces colonies ne sont pas toujours une simple réunion d'individus isolés, et tout à fait indépendants, malgré leur rapprochement. «J'ai vu, dit cet auteur, une espèce de Panurgus, qui travaillaient à leur nid manifestement en commun. Dans un sentier de jardin bien battu, un trou vertical d'environ deux lignes de diamètre et d'à peu près cinq pouces de profondeur, était entouré par huit à dix Panurgus femelles chargées de pollen. Restant quelque temps à les observer, j'en vis sortir une femelle qui n'avait plus de charge, et qui s'envola bientôt. Elle sortie, une autre seule entra, se débarrassa de son fardeau, sortit et s'envola. Plusieurs se succédèrent ainsi et sortirent, puis s'envolèrent pour aller à une autre récolte. Pendant ce temps, il en arrivait d'autres, chargées, qui s'arrêtaient sur le bord du trou et attendaient leur tour pour entrer.» Des circonstances particulières empêchèrent l'auteur de continuer son observation; mais il y a lieu de croire, avec lui, que chacune des femelles qu'il avait vues entrer dans le même trou, y creusait isolément, et pour son propre compte, un certain nombre de cellules, qu'elle approvisionnait et clôturait, après y avoir pondu un œuf.
Ainsi, pour ce qui est du travail des cellules, chacune se comporte comme si elle était seule; mais toutes utilisent la galerie d'accès; toutes, en ceci, profitent du travail d'une seule, et s'épargnent ainsi le temps et la peine d'établir chacune une galerie particulière. Il y aurait intérêt à s'assurer si ce travail préliminaire lui-même ne s'exécuterait pas en commun, et si plusieurs femelles ne se relayeraient pas pour y prendre part à tour de rôle.
Quoi qu'il en soit à cet égard, ce rudiment d'association, si modeste soit-il, dénote, chez ces petites abeilles, une supériorité morale sensible sur la plupart des Mellifères sauvages, dont l'humeur batailleuse ne tolère pas le moindre empiètement du voisin, chez qui l'égoïsme le plus entier est l'unique loi régissant leurs rapports mutuels, et l'isolement complet, le bien suprême.
Ces Abeilles (fig. 107 et 108), dont les classificateurs n'ont su assez longtemps que faire, sont reconnues aujourd'hui pour être de proches parentes des Dasypodes. L'air de famille, peu sensible extérieurement chez les femelles, est frappant chez les mâles. N'était le trait générique d'une cellule cubitale de plus, les mâles de Cilissa seraient inévitablement pris pour des mâles de Dasypodes. Les organes buccaux ont la même structure; la langue seulement est un peu plus épaissie vers le bout. Mais l'appareil collecteur est sensiblement réduit. Nous n'avons plus ici les poils démesurément longs de la brosse des Dasypodes ou des Panurgues, mais des poils courts, raides, exactement peignés, la brosse enfin de la plupart des Abeilles solitaires.
Quant au genre de vie, il ne présente rien de bien remarquable, ce qui tient sans doute à ce qu'il n'a pas encore été étudié de près. Tout ce que j'en puis dire, c'est que le hasard m'a mis en possession d'une cellule ou plutôt d'un cocon de Cilisse, en forme de dé à coudre, contenant un mâle mal venu. Ce cocon était fait d'une très mince pellicule incolore, comme une pelure d'oignon, finement chagrinée, laissant transparaître un épais enduit brunâtre, résidu de pâtée pollinique, preuve que cette pellicule était l'œuvre, non de la larve, mais de la mère, qui en avait tapissé la cellule de terre, avant d'y entasser les provisions. Nous trouverons ailleurs des enveloppes semblables.
Trois espèces de Cilisses vivent en France. L'une d'elles (Cilissa chrysura) visite exclusivement les Campanules; une autre (C. leporina), diverses Légumineuses et particulièrement le Trèfle rampant; la troisième (C. melanura) ajoute à ces dernières plantes la Salicaire.
OBTUSILINGUES.
Ces abeilles ne sont représentées en Europe que par les deux genres Colletes et Prosopis.
LES COLLÉTÈS.
Au caractère tiré de la forme de la langue (fig. 109), les hyménoptères de ce genre ajoutent trois cellules cubitales, un appareil collecteur non restreint au tibia et au tarse, mais étendu aussi au fémur et au trochanter, que garnit une épaisse houppe de poils recourbés, comme il en existe chez les Andrènes, mais plus fournie que chez celles-ci. Le thorax est abondamment couvert d'une villosité dressée; l'abdomen, très convexe, est toujours orné de franges marginales régulières de poils couchés, fauves ou blanchâtres, suivant les espèces. Enfin l'abdomen est acuminé à l'extrémité, qui n'est point garnie d'une frange anale (fig. 110 et 111).
Les mœurs des Collétès sont depuis longtemps connues. Réaumur avait déjà étudié une de leurs espèces, le C. succinctus, décrit ses organes buccaux et fait connaître sa nidification.
Les Collétès établissent en général leurs galeries dans les talus sableux. Tandis que la plupart des Abeilles choisissent, pour l'édification de leurs demeures, une exposition méridionale ou orientale, et semblent ainsi rechercher pour leur progéniture le soleil et sa bienfaisante chaleur, les Collétès, tout au contraire, adoptent souvent une exposition septentrionale. Les espèces varient du reste à cet égard, certaines préférant le nord, d'autres le midi. Au C. succinctus, c'est le nord qu'il faut. Ainsi l'avait observé Réaumur, et son observation a été confirmée.
L'économie intérieure de leurs nids est à peu près celle des abeilles précédentes. Au fond d'une galerie plus ou moins longue, des cellules latérales isolées, ou plusieurs à la file, dans un même conduit. Mais nos abeilles se distinguent, dans la confection de ces cellules (fig. 112), par une industrie que nous n'avons fait que mentionner à propos des Cilisses. La paroi de terre n'est pas simplement polie; elle est soigneusement tapissée d'une délicate pellicule, incolore, transparente, ayant l'aspect de la baudruche, mais incomparablement plus fine, bien qu'elle soit composée de plusieurs feuillets, trois ou quatre au moins, et si unie, si lustrée, qu'elle défie le plus merveilleux satin. Telle est la ténuité d'un lambeau de cette membrane, que Réaumur la compare à ces traînées argentées que la limace laisse sur son chemin. Brûlée, cette substance répand la même odeur que la soie. Mais elle n'en a point la structure: nulle trame, nulle fibre ne s'y peut reconnaître. Comment est fabriquée cette membrane? Personne ne l'a vu, mais on suppose—que faire de plus?—que c'est le produit d'une sécrétion étendue par l'insecte, à l'état fluide, sur la paroi de la cellule, et qui se concrète à l'air comme le fait la soie. Et l'on ajoute que la courte langue bilobée de l'abeille est sans doute la spatule destinée à étendre ce vernis.
La cellule, remplie d'une pâtée semi-liquide, reçoit un œuf, qui est pondu, non sur le miel, comme M. Fabre l'a vu chez les Anthophores, mais un peu au-dessus, sur la paroi, selon M. Valéry Mayet. La cellule est bouchée ensuite à l'aide de plusieurs doubles de la substance qui tapisse la paroi. La pâtée se trouve ainsi enfermée dans une sorte de vessie membraneuse, close de toute part. Cette enveloppe, non seulement est imperméable au miel, mais elle constitue, selon M. Mayet, une fermeture si hermétique, qu'elle éclate avec un certain bruit, quand on la comprime suffisamment entre les doigts.
La cellule close, qui a la forme ordinaire d'un dé à coudre, ou bien reste isolée au fond du petit canal, ou bien plusieurs sont empilées à la file.
La pâtée mielleuse que les Collétès amassent dans leurs cellules «a au début, dit M. Mayet, un parfum délicieux, analogue à celui du miel le plus parfumé; mais au bout de huit jours à peine il a commencé à aigrir. Quand l'œuf de l'abeille éclôt, la jeune larve n'a plus à sa disposition qu'une pâtée aigrelette, rappelant le goût de la cire et de l'acide acétique. Cette larve, du reste, s'accommode fort bien de cette nourriture.» Elle paraît n'absorber tout d'abord que la partie la plus fluide du mélange, qui s'épaissit graduellement et finit par ne plus être qu'une pâte assez ferme, dont la partie centrale seule est dévorée, le reste, soigneusement respecté, demeurant, comme un épais enduit, tout autour de la paroi. Comme le rat de la fable, ce ver se creuse ainsi une chambrette dans la substance même qui le nourrit. A ce résidu concrété et bruni adhère la pellicule, qui se détache de la paroi de terre.
Alors que la plupart des Abeilles épuisent en quelques jours leurs provisions, les larves de Collétès paraissent mettre un temps fort long pour atteindre leur entier développement. D'après M. Mayet, la larve du succinctus, éclose dans les premiers jours d'octobre, n'a épuisé sa pâtée et atteint sa taille définitive qu'aux derniers jours d'avril. Sa transformation n'a lieu qu'au mois d'août.
Il doit exister du reste de grandes variations à cet égard, suivant les espèces, dont les unes sont automnales, comme le succinctus, la plupart estivales, et une absolument printanière, le C. cunicularius. Les fleurs qu'elles fréquentent sont par là même assez variées. Mais la conformation spéciale de leur langue, adaptée à une autre fonction, nous l'avons vu, en même temps qu'à la récolte du miel, leur interdit l'accès des corolles tubuleuses étroites, dont ces abeilles ne sauraient atteindre le nectar. Elles visitent assidûment les Eryngium, Senecio, Achillæa, Anthémis, le réséda, le lierre etc., toutes fleurs dont les nectaires sont facilement accessibles et n'exigent pas une trompe allongée.
M. Mayet, dont nous venons de citer plusieurs fois les observations, n'a pas seulement beaucoup enrichi l'histoire propre des Collétès d'une multitude de faits intéressants; il a de plus ajouté des données importantes à l'histoire de leurs parasites; il a surtout étendu d'une manière remarquable nos connaissances sur l'évolution des Méloïdes, pour lesquels nous devions déjà tant à Newport et à M. Fabre, dont les observations sont connues du lecteur (voy. Anthophores). Nous ferons, dans les pages qui suivent, beaucoup d'emprunts à M. Mayet.
Les demeures des Collétès sont fréquentées par de nombreux parasites. Nous ne citerons que pour mémoire les Forficules, que F. Smith a souvent trouvées dans leurs galeries, où elles avaient mis les provisions, et peut-être les habitants, au pillage; les Miltogrammes, que nous rencontrons encore ici, mais dont les méfaits n'ont pas été suffisamment constatés. On sait depuis longtemps que des abeilles parasites, les élégants Epeolus, sont leurs ennemis attitrés. A cette liste il faut ajouter un Méloïde, un Sitaris, étudié par M. V. Mayet[21].
Nous sommes assez peu renseignés sur les faits et gestes des Epeolus, bien que depuis longtemps on sache qu'une de leurs espèces, la plus répandue, l'Ep. variegatus, se développe dans les nids de divers Collétès. On les voit souvent voleter sur les mêmes talus, visiter les mêmes fleurs que leurs hôtes; on les surprend souvent entrant dans leurs galeries; on les a plus d'une fois obtenus de leurs cellules. Mais on n'en savait pas davantage.
Nous devons à M. V. Mayet la connaissance des états de larve et de nymphe de l'Ep. tristis, une jolie espèce au corps noir, orné de dessins blancs, qui n'avait encore été observée qu'en Russie, et qui est parasite du Colletes succinctus. M. Mayet n'a pu nous dire comment l'abeille parasite parvient à s'introduire chez l'abeille récoltante. «Toujours est-il, dit l'observateur, que l'Epeolus paraît faire bon ménage avec cette dernière...» Bien souvent les deux ennemis se rencontrent à l'entrée d'une galerie; mais aucune lutte ne s'engage; bien plus, le Colletes cède toujours le pas à l'Epeolus. Si l'abeille voit entrer le parasite dans son corridor, elle attend patiemment qu'il ressorte; l'instinct ne lui dit pas qu'elle a devant elle un destructeur de sa race. Admirable loi de la nature, qui veut que rien n'entrave la grande loi de l'équilibre des espèces! Fabre a, du reste, fait des observations analogues sur la Melecta armata, parasite des Anthophores.» Nous avons déjà noté des faits de cet ordre, et tâché d'en donner une explication.
La larve de l'Epeolus tristis a achevé les provisions destinées à la larve du Colletes dans le mois de mars. Elle se transforme en nymphe dans le mois d'août, et en insecte parfait quatorze jours après.
Arrivons au plus intéressant des parasites du Collétès, au Sitaris Colletis.
Le lecteur connaît déjà les faits concernant les métamorphoses compliquées des Méloïdes. Nous n'avons pas à y revenir: le Sitaris de M. Mayet ne présente à cet égard rien qui le distingue sensiblement de celui de M. Fabre. Mais ses habitudes présentent quelques différences, que M. Mayet nous fait connaître, en y ajoutant des nouveautés d'un haut intérêt, qui viennent heureusement compléter les observations de ses prédécesseurs, auxquels il ne s'est pas montré inférieur soit en sagacité, soit en exactitude.
Les triongulins du Sitaris humeralis, d'après M. Fabre, éclos en septembre, passent l'hiver dans les galeries des Anthophores, et ne pénètrent dans les cellules qu'au printemps. Ceux du Sitaris Colletis, éclos dans la seconde quinzaine de septembre, «se mettent en campagne du 20 septembre au 6 octobre. Les galeries sont envahies de leur armée microscopique, de sorte que les abeilles, qui n'ont commencé leurs travaux d'excavation que vers le 18 septembre, se trouvent dès les premiers jours attaquées par eux.
«Elles sont assaillies surtout la nuit, quand, les travaux du jour terminés, elles viennent s'abriter dans la première galerie qui s'offre à elles. Aucun instinct ne les guide pour éviter ces destructeurs acharnés de leur race.» En un instant la pauvre abeille est envahie par tous les triongulins qui se trouvent autour d'elle. Des pattes ils grimpent sur le dos, et vont se cramponner à un poil du thorax, dans le voisinage des ailes. L'abeille a beau se débattre, peigner rudement sa toison de ses brosses tarsiennes; opiniâtre et tenace, le pou n'en a cure. Les triongulins sont-ils très nombreux, une centaine par exemple, l'expérience a montré à M. Mayet que l'abeille couverte de cette vermine est paralysée dans tous ses mouvements et meurt, au bout de quelques heures, «de fureur et d'efforts impuissants, sans doute, car son épiderme coriace est à l'abri de toute morsure». Ceci nous rappelle les abeilles mourant de la rage, par suite de leur invasion par les triongulins des Méloés. Mais il n'en va pas ainsi d'habitude: les triongulins, dispersés comme on l'a vu, sont rarement en nombre dans une même galerie.
Une fois établi sur le véhicule vivant, le triongulin, témoin impassible des allées et venues de l'abeille, du creusement de la galerie, de la préparation et de l'approvisionnement de la cellule, attend patiemment l'heure critique, le moment de la ponte. Il quitte alors le dos de l'abeille, seul ou accompagné de deux ou trois rivaux, ou plus, s'il en existe, et, à l'instant où l'œuf du Collétès est collé à la paroi, il saute dessus ou sur la paroi même.
«Voici donc notre ennemi introduit dans la place. Il a pris enfin possession de l'œuf qu'il a mission de détruire. Il s'y cramponne solidement au moyen des crochets robustes dont ses pieds sont armés, et surtout au moyen d'un appareil spécial, dont le 8e segment abdominal est pourvu, qui distille sans cesse une matière visqueuse analogue à la soie.
«De larve carnassière, le triongulin va devenir larve mellivore.» Le lecteur sait comment. Mais ici se place une observation fort intéressante, dont il n'existe aucune trace dans les mémoires de M. Fabre.
«Sur les six cents cellules environ que j'ai emportées et observées dans mon cabinet, poursuit M. Mayet, j'en ai trouvé trente ou quarante qui n'étaient habitées ni par des Colletes, ni par des Sitaris. J'ai ouvert toutes ces cellules. Dans toutes j'ai trouvé la provision de miel intacte, et à la surface de ce miel, ou immergés dans cette substance, de deux à cinq triongulins morts.
«Sans doute, me suis-je dit, ou l'œuf a été insuffisant pour nourrir plusieurs convives, ou une lutte acharnée, fatale à tous les combattants, s'est livrée sur cette arène d'un nouveau genre. Mais ce n'était là qu'une hypothèse. Il me restait à la confirmer par l'observation.
«Désireux d'approfondir ce point intéressant, j'ai attendu le mois de septembre avec impatience. Je me suis appliqué à observer un grand nombre d'abeilles en train d'approvisionner leurs cellules. Avec un petit carré de papier blanc fixé dans le talus au moyen d'une épingle, je marquais le matin les galeries où j'avais vu entrer les abeilles chargées de pollen, et si le soir l'approvisionnement était terminé, je m'emparais de la cellule, sinon, je remettais au lendemain.
«J'ai transporté ainsi dans mon cabinet quarante de ces cellules, toutes closes du jour ou de la veille...»
«Huit renfermaient chacune un triongulin occupé, soit à essayer d'entamer la peau de l'œuf, soit, y ayant réussi, à s'abreuver du liquide albumineux qu'il contient. Quatre enfin renfermaient plusieurs triongulins, qui, dans une agitation extrême, se livraient soit sur l'œuf, soit contre les parois de la cellule, à une lutte acharnée, qui parfois durait vingt-quatre heures.
«J'avais en ce moment-là quatre ou cinq pontes de Sitaris écloses dans des tubes, c'est-à-dire plus de deux mille triongulins qui ne demandaient que le combat. J'en mis un ou deux dans chacune des cellules qui n'en renfermaient qu'un seul, et j'eus ainsi une douzaine de champs de bataille à observer. La lumière ne paraît nullement gêner les combattants. Tantôt ils se précipitent l'un contre l'autre, les mandibules ouvertes; tantôt ils se poursuivent sur les parois de leur étroit domaine, au risque de tomber dans le miel. Chacun des champions cherche à saisir son ennemi entre les plaques écailleuses qui recouvrent les anneaux. C'est la plus rigoureuse application de la lutte pour la vie, de Darwin. Quand le plus vigoureux ou le plus habile a réussi à introduire ses crocs dans le défaut de la cuirasse, il soulève son adversaire à la force des mandibules, et le met ainsi dans l'impuissance la plus complète. Le cou tendu, fortement cramponné au moyen des crochets de ses tarses et de l'appareil fixateur dont j'ai parlé plus haut, le vainqueur reste ainsi immobile des heures entières, abaissant seulement de temps en temps son ennemi pour le mieux saisir et le mieux transpercer. Quand le vaincu, épuisé par ses blessures, est jugé hors de combat, il est précipité dans le miel, où, bientôt englué, il achève de mourir.
«Pendant ce temps-là, il arrive souvent qu'un troisième larron profite de la bataille pour s'emparer de l'œuf et y plonger la tête. Quand le vainqueur vient prendre possession du prix de sa victoire, il trouve ainsi la place occupée. Alors c'est une nouvelle lutte qui commence; mais elle ne ressemble en rien à la première: la ruse seule est employée. Le triongulin occupé à sucer l'œuf ne se dérange jamais; il est passif sous les coups de son ennemi; se faisant le plus petit possible, il resserre tant qu'il peut les anneaux de son abdomen; mais, en général, s'il n'est pas vaincu le premier jour, il l'est le second. Son appareil digestif, gonflé par les sucs nourrissants qu'il absorbe, ne tarde pas à détendre les anneaux de l'abdomen, et alors l'ennemi, qui veille, a bientôt fait de le blesser à mort. Il est à son tour précipité dans le miel.
«Débarrassé de tout concurrent, notre triongulin peut enfin arriver à cette nourriture tant désirée. Il a bientôt trouvé l'ouverture pratiquée à l'œuf par sa dernière victime, et il y plonge la tête avec ardeur. Mais il n'est pas au bout de ses peines. L'œuf de l'abeille est juste suffisant pour un triongulin. Au bout de quatre à cinq jours, notre affamé est, la tête en bas, au niveau du miel, sur la dépouille fanée de l'œuf, qui, détendue, s'est affaissée le long des parois de la cellule. Il lui manque toute la nourriture que son dernier ennemi a absorbée avant de mourir; et, incapable de subir la première mue, il meurt à son tour, reste suspendu à la peau de l'œuf, ou va augmenter, dans le liquide sucré, le nombre des noyés.
«Ce qui s'est passé là, sous mes yeux, dans mon cabinet, se passe évidemment dans les cellules enfoncées dans les parois des talus; et c'est ce qui explique le nombre relativement considérable de cellules pleines de miel et qui ne renferment que des triongulins englués et la dépouille flétrie de l'œuf du Colletes.»
Quelquefois cependant le triongulin victorieux parvient à la première mue. Mais s'il franchit sans y succomber cette phase critique, tôt ou tard il meurt avant d'arriver à l'état parfait; ou, s'il y parvient (une fois sur cent peut-être, dit M. Mayet), son évolution est considérablement retardée, et prend deux années au lieu d'une.
L'étonnante histoire que celle de ces Sitaris! Est-elle le propre du seul parasite des Colletes? Il est probable que non. Bien que les observations de M. Fabre n'aient fait soupçonner rien de semblable, il y a tout lieu de croire que les cellules des Anthophores doivent être le théâtre de scènes analogues. Il est constant, en effet, que chez ces abeilles, comme chez celles dont il vient d'être question, un certain nombre de cellules contiennent des provisions que nul insecte ne dévore. On se l'expliquait, ou par une négligence (peu probable!) de la mère, qui aurait clos la cellule sans y pondre, ou par la mort de l'œuf lui-même. Nous savons maintenant qu'une autre explication est possible, et il y aurait intérêt à la vérifier.
Ces luttes acharnées, ces duels successifs, où la victoire ne sauve pas—ou bien rarement—le vainqueur lui-même, méritent bien de fixer notre attention. Que l'Abeille travaille en pure perte pour sa progéniture, cela importe peu, au fond, quand un parasite profite de son labeur, et s'approprie le repas qu'elle avait préparé pour ses enfants. Mais que dire, quand le festin servi n'est mangé par personne? Un finalisme outré trouvera-t-il encore ici à se satisfaire et à soutenir que tout est réglé pour le mieux? A quoi bon alors cette pâtée livrée à la moisissure? Le cas est préjudiciable à la lignée de l'Abeille; il l'est autant, et plus, à celle du parasite. La fin serait-elle peut-être la restriction de l'une et de l'autre? Mais le bon sens, timidement, pourrait objecter qu'il était alors plus simple, plus humain—si le mot est permis—de réduire d'autant la fécondité des deux races.
LES PROSOPIS.
Les Prosopis sont des abeilles de taille en général fort petite, remarquables, au premier aspect, par la nudité de leur tégument, dont le fond, le plus souvent noir, quelquefois partiellement rougeâtre, est presque toujours orné de taches ou de traits blancs ou jaunâtres. Les espèces méridionales sont souvent très richement et très gaiement bariolées. Le nom de Prosopis (du grec prosopis, masque) vient même des taches colorées qui ornent la face des femelles, et qui, confluentes chez les mâles, la cachent pour ainsi dire sous un masque blanc ou jaunâtre (fig. 113).
Le corps, avec les formes des Collétès, est plus élancé. La langue est à peu près ce qu'elle est dans ce genre, courte, obtuse et bilobée. Mais l'aile supérieure n'a plus que deux cellules cubitales au lieu de trois.
Les Prosopis sont les moins pubescentes des Abeilles. On constate néanmoins, dans quelques-unes de leurs espèces, des rudiments, bien légers, bien fugaces, il est vrai, des bandes marginales de l'abdomen, si développées chez tous les Collétès, leurs parents très proches.
A ce défaut de villosité se rattache l'absence de tout organe collecteur. Il n'existe de brosse d'aucune sorte. Ce trait particulier et caractéristique de l'organisation des Prosopis a amené bien des incertitudes, donné lieu à bien des controverses sur leur véritable genre de vie. Lepeletier, et d'autres après lui, en ont conclu au parasitisme de ces abeilles. D'autres, et c'est l'opinion aujourd'hui établie, les regardent comme nidifiantes.
Un fait met hors de doute le non-parasitisme des Prosopis, c'est la nature de leurs cellules, qui, semblables à celles des Collétès, présentent cette délicate enveloppe que nous connaissons. Et l'on ne peut pas dire, comme le pensait sans doute Lepeletier, que ces cellules appartenaient à des Collétès, que des Prosopis auraient supplantés. Elles sont trop petites de beaucoup, surtout trop étroites, pour les premiers, et tout à fait à la taille des seconds. Elles sont donc leur bien propre, qu'ils n'ont dérobé à personne. Et l'on n'a pas à s'étonner que la langue des Prosopis soit faite comme la langue des Collétès.
Mais toute difficulté n'est pas supprimée pour cela. Reste à savoir encore comment, sans organe de récolte, les Prosopis peuvent récolter. On les voit parfois le corps souillé de quelques grains de pollen collés à leurs téguments. On a dit que c'était de la sorte que les Prosopis amassaient le pollen, qu'ils brossaient ensuite dans leurs cellules. Bien maigre récolte, il faut en convenir, et qui demanderait bien du temps, bien des allées et venues, pour un pauvre résultat. Non, ce n'est pas ainsi que les Prosopis amassent la nourriture de leurs larves. Comme ils avalent le miel, ils avalent le pollen. Il est facile de s'en rendre témoin. Il n'y a qu'à observer les faits et gestes d'une de ces abeilles sur une des fleurs qu'elles fréquentent. On la voit, de ses pattes antérieures, brosser rudement les étamines, pour en détacher le pollen, que leur bouche engloutit ensuite avec avidité. Cette poussière ingurgitée se retrouve d'ailleurs, abondante, dans le jabot, en suspension dans le liquide sucré que contient cet organe. Il est vrai que toutes les Abeilles, à quelque genre qu'elles appartiennent, et les mâles eux-mêmes, absorbent aussi du pollen, pour s'en nourrir. Mais aucune ne le fait avec autant d'avidité, de gloutonnerie, que la femelle de Prosopis.
C'est donc dans le jabot de ces mignonnes abeilles que se fait le mélange des deux éléments qui composent la bouillie destinée aux larves. Cette bouillie est très fluide, plus encore que celle des Collétès, et nécessite encore davantage l'imperméable vessie qui l'englobe.
Les Prosopis nous représentent, en définitive, les plus simples, les moins diversifiées des Abeilles. Leur adaptation au rôle d'insecte récoltant est nulle, en ce sens qu'elle n'a donné naissance à aucun organe spécial. Aussi Hermann Müller, appliquant ici le principe de Darwin, considère-t-il les Prosopis comme les représentants actuels des Abeilles primitives, de la souche d'où seraient issues, par des modifications en sens divers, toutes les Abeilles du monde actuel.
Les Prosopis affectionnent particulièrement les fleurs des Résédas, soit cultivés, soit sauvages. Mais on les voit souvent aussi butiner sur les Ombellifères, et quelques espèces, le Pr. bifasciata entre autres, le plus grand de nos contrées, a un goût marqué pour les fleurs d'oignon.
Shuckard a noté que la plupart de ces abeilles laissent exhaler, quand on les saisit entre les doigts, une forte odeur de citron. L'observation n'est point complète, et il existe à cet égard une grande variation suivant les espèces.
Certaines, en effet, répandent, comme Shuckard le dit, une odeur de citron, ou plutôt des feuilles d'une Verbénacée fort répandue dans les jardins, le Lippia citriodora. De ce nombre sont les Prosopis clypearis, bifasciata, dilatata, etc.
D'autres ont une odeur plus douce, celle du Pelargonium odoratissimum (Pr. variegata, signata, etc.).
Il en est, au contraire, qui exhalent une odeur infecte de Punaise des bois (Pr. lineolata, angustata).
Ce qu'il y a de curieux, c'est que ces odeurs si différentes se trouvent diversement combinées dans certaines espèces, qui répandent une odeur tenant à la fois de la verveine et du Pelargonium (Pr. communis), ou de l'une de ces deux plantes et de la punaise, ce qui produit sensiblement le parfum, point désagréable, d'un certain autre hémiptère, le Syromastes marginatus. Le Pr. brevicornis est dans ce dernier cas.
Enfin, suivant des circonstances difficiles à apprécier, ces odeurs indécises s'affirment plus ou moins dans un sens ou dans un autre chez différents individus de la même espèce. Le Pr. confusa est à cet égard des plus inconstants: on ne sait trop dire parfois s'il sent plus le Pelargonium que la punaise, ou celle-ci que la verveine.
Doués de pattes peu robustes et de faibles mandibules, les Prosopis ne sont pas outillés pour fouir le sol. Toutes les espèces dont la nidification a été observée pratiquent, dans la moelle des ronces sèches, des galeries, où elles établissent un nombre variable de cellules, ressemblant beaucoup, nous l'avons dit, à celles des Collétès. Ces cellules sont ordinairement empilées bout à bout, séparées par un petit tampon fait de fragments de moelle. Quelquefois, ainsi que Giraud l'a observé, on les voit disposées comme chez les Collétès, c'est-à-dire des diverticules s'ouvrant obliquement dans la galerie principale, qui se trouve ainsi ramifiée. Le même auteur a trouvé des nids du Pr. confusa, ordinairement logé dans la ronce, dans de vieilles galles d'un Cynips du chêne (C. Kollari).
Un petit Chalcidien, l'Eurytoma rubicola, la plaie de plus d'un des nombreux habitants de la ronce, est souvent parasite des Prosopis, dont il dévore la larve repue, pour s'évader plus tard, non point par le haut de la cellule, mais par un trou qu'il pratique dans la paroi, et qu'il continue au delà, à travers la moelle et le bois de la ronce. Enfin, on a plus d'une fois rencontré des Prosopis porteurs de Stylopiens, ces étranges parasites que nous avons appris à connaître à propos des Andrènes.
Le genre Prosopis a des représentants dans toutes les parties du globe. On en trouve des espèces dans le nouveau comme dans l'ancien monde, en Australie, en Océanie. Cette universelle extension est une preuve évidente de la grande ancienneté de ce type, et confirme d'une manière éclatante l'opinion, énoncée plus haut, de H. Müller.
FLEURS ET ABEILLES.
Lorsque Linné eut fait connaître les merveilles de la fécondation des Plantes, les naturalistes s'appliquèrent à étudier les conditions de cet acte essentiel de la vie végétale. On crut d'abord, et cette opinion régna longtemps, que dans les fleurs complètes, c'est-à-dire munies à la fois d'étamines et de pistils, toutes sortes de précautions organiques étaient prises pour assurer le contact du pollen et du stigmate, en un mot, que l'autofécondation, comme on dit aujourd'hui, était une règle sans exception.
A la fin du siècle dernier, Sprengel, dans un ouvrage ayant pour titre Révélation du Mystère de la nature touchant la structure et la reproduction des fleurs, introduisit un point de vue tout nouveau dans la théorie de la fécondation végétale. Le titre naïvement ambitieux de ce livre dit assez l'importance attachée par l'auteur aux faits qu'il apportait. Sprengel reconnaît d'abord que tout est disposé dans les fleurs pour donner un accès facile aux insectes qui viennent les visiter et recueillir leur nectar. La sécrétion du liquide sucré n'a pas d'autre but que d'attirer les insectes, appelés encore par la coloration des pétales, et dirigés par la coloration propre de la gorge, ou par les stries de la corolle, vers le lieu où résident les nectaires.
Toutes ces attentions de la nature en faveur des Insectes ne sont pas moins avantageuses aux Plantes. Sprengel constate en effet que, dans la majorité des fleurs, la fécondation est impossible sans l'intervention des Insectes. Le fait est indubitable, tout au moins dans les cas de dichogamie, c'est-à-dire dans les fleurs où les étamines et les pistils n'arrivent pas simultanément à maturité. Il est alors de toute nécessité que le pistil reçoive le pollen d'une autre fleur. Les Insectes sont le véhicule le plus ordinaire du pollen étranger, et sont ainsi les agents indispensables de la fécondation. Sprengel alla même jusqu'à reconnaître cette loi, que Ch. Darwin devait mettre en lumière éclatante, savoir que «la nature semble répugner à ce qu'une fleur complète se féconde au moyen de son propre pollen»; que la fécondation croisée est le but vers lequel la nature tend de tous ses efforts.
Divers observateurs, après Sprengel, constatèrent les effets avantageux de la fécondation croisée sur le nombre des graines qu'une fleur peut donner, sur la vitalité et la persistance des races végétales.
La plupart de ces travaux étaient tombés dans l'oubli, ou peu s'en faut, lorsque l'apparition du livre célèbre de Darwin sur l'Origine des espèces vint leur donner la considération qu'ils méritaient. Darwin, en effet, y formulait la proposition suivante, de tout point conforme aux vues de Sprengel: «C'est une loi générale de la nature, quelque ignorants d'ailleurs que nous soyons sur le pourquoi d'une telle loi, que nul être organisé ne peut se féconder lui-même pendant un nombre indéfini de générations, mais qu'un croisement avec un autre individu est indispensable de temps à autre, quoique parfois à de très longs intervalles.»
Quelques années après, Darwin donnait une consécration définitive à la théorie nouvelle, en décrivant, avec une pénétration incomparable, les phénomènes d'adaptation réciproque des Insectes et des Plantes. Ses observations se trouvent consignées dans ses deux ouvrages sur la Fécondation des Orchidées par les Insectes et sur les Effets de la fécondation croisée et de la fécondation directe dans le règne végétal: Darwin y démontre que la fécondation croisée est la règle; que, dans les cas rares d'autofécondation, on reconnaît encore des dispositions propres à faciliter le transport du pollen d'une fleur à une autre. Les Plantes se trouvent ainsi sous la dépendance des Insectes, agents de ce transport, si bien que nombre d'entre elles disparaîtraient du globe, si les Insectes cessaient d'exister ou de les visiter.
Ce que Sprengel n'avait guère fait qu'entrevoir, l'horreur de la nature pour les perpétuelles autofécondations, Darwin l'établit par des preuves aussi multipliées qu'irrécusables. Des expériences variées de cent façons lui montrent avec une constance étonnante que, dans la lutte pour l'existence, les plantes soumises à la fécondation croisée l'emportent sur les individus de même espèce astreints à l'autofécondation. Fécondité augmentée, vitalité accrue, tels sont les avantages du croisement. Et ces effets bienfaisants sont l'œuvre des Insectes.
Une conséquence des rapports étroits qui unissent les Plantes et les Insectes, est leur adaptation réciproque. Les résultats en sont merveilleux, et laissent bien loin toutes les perfections vraies ou supposées devant lesquelles aimaient à s'extasier les contemplateurs finalistes des beautés de la nature. C'est dans la découverte de ces faits d'adaptation qu'éclate dans toute sa supériorité le génie pénétrant de l'illustre naturaliste anglais.
L'impression que produisirent ses découvertes fut énorme, et de tous côtés les naturalistes se jetèrent à l'envi dans le vaste champ qu'il venait d'ouvrir aux recherches. La moisson fut abondante, et le fonds est encore loin d'être épuisé. Parmi les savants qui, depuis Darwin, ont contribué à enrichir de faits nouveaux de la théorie florale, il faut citer surtout Delpino, Hildebrandt, Hermann Müller, Dodel-Port; la liste entière ne compterait pas moins d'une soixantaine de noms.
Tous les ordres d'Insectes interviennent à des degrés divers dans la fécondation des plantes. Mais le rôle prédominant appartient aux Hyménoptères, et parmi eux les Abeilles occupent incontestablement le premier rang.
L'existence des Abeilles, plus que celle d'aucun autre groupe d'Insectes, est étroitement liée à celle des fleurs. Seules, dès leur sortie de l'œuf, elles consomment du pollen et du miel, alors que les autres insectes ne recherchent les fleurs que pour leur alimentation personnelle, à l'état adulte. Encore n'y puisent-ils guère que le miel, et négligent-ils souvent le pollen. Les Abeilles recueillent avidement l'un et l'autre; et les mieux douées d'entre elles, les Sociales, en accumulent d'énormes réserves. Ne vivant que des fleurs, elles sont mieux adaptées aux fleurs, et cette adaptation atteint même chez elles une incomparable perfection. Si elles le cèdent, pour la longueur de la trompe, aux Lépidoptères, ce qui leur interdit l'accès d'un certain nombre de fleurs tubuleuses, ce sont elles qui, après eux, sont encore le mieux douées à cet égard; et le nombre de fleurs que les Abeilles sont seules à pouvoir visiter, et dont seules par suite elles assurent la fécondation, est incalculable.
Quant à l'appareil collecteur de pollen, il est la propriété exclusive des Abeilles. Il constitue, dans les diverses formes qu'il affecte, la plus parfaite adaptation possible au but qu'il est destiné à remplir.
Chez les Gastrilégides, la brosse ventrale (fig. 114), par l'étendue de sa surface, la quantité, par suite, considérable de pollen qu'elle peut transporter, est supérieure à la brosse tibiale ou fémoro-tibiale des autres Anthophiles. Elle est aussi mieux adaptée peut-être à la récolte du pollen sur de larges surfaces. Aussi les Gastrilégides affectionnent-ils plus particulièrement les fleurs ouvertes; ils sont les visiteurs assidus, et pour ainsi dire attitrés, des capitules des Synanthérées. Sur ces larges champs d'étamines portées à une hauteur uniforme, leur ventre velu n'a qu'à se promener, avec ses trépidations rapides, pour se charger en peu de temps d'une grande masse de poussière fécondante. Ces Abeilles ne sont point pour cela inhabiles à recueillir le pollen des autres fleurs. Mais ce sont les Abeilles à brosses tibiales, qui excellent dans l'exploitation de ces dernières, sans dédaigner néanmoins les fleurs ouvertes ou composées. En somme, moins spécialisées dans un sens, les Podilégides et Mérilégides sont plus aptes à tirer parti des fleurs les plus variées, et l'on peut même dire que, chez elles, la perfection de l'appareil collecteur est proportionnée au degré d'industrie des diverses espèces. Le premier rang appartient encore ici aux Abeilles Sociales, et parmi elles aux espèces du genre Apis.
On peut préciser davantage encore et établir une échelle de gradation entre les divers types d'Abeilles, au point de vue de l'appareil collecteur. Cette série, on doit s'y attendre, n'est point continue, et le perfectionnement n'y suit point une ligne régulièrement ascendante.
Tout au bas de l'échelle, se placent sans contredit les espèces dénuées de tout appareil collecteur, les Prosopis, dont le corps plus ou moins glabre ne présente de brosses d'aucune sorte. Ces espèces, qu'on a pu, par suite de cette absence, considérer quelquefois comme non récoltantes, n'en récoltent pas moins cependant. Seulement, c'est leur estomac qui remplace brosses et corbeilles; elles ingurgitent le pollen, qu'elles dégorgent ensuite, avec le miel, dans leurs cellules.
Tout à côté des Prosopis, nous trouvons les Collétès, dont le corps est velu, les pattes postérieures garnies de poils abondants et fort longs, quelquefois même extrêmement développés aux trochanters et aux fémurs. L'appareil collecteur est ici constitué; c'est une véritable brosse tibio-fémorale, plus fémorale que tibiale, avec adjonction d'une brosse métathoracique, car les poils du métathorax, longs et recourbés, se chargent de pollen en même temps que les pattes postérieures.
La même forme absolument existe chez d'autres Abeilles à langue courte, les Halictes et les Andrènes, qui possèdent, comme les Collétès, des poils collecteurs au métathorax et aux pattes postérieures; mais, tandis que la houppe coxale s'amoindrit chez les Halictes, elle se développe et se perfectionne chez les Andrènes, où elle devient longue et touffue (fig. 115).
Déjà chez les Cilisses, alliées des Collétès, les poils collecteurs abandonnent le thorax, les hanches et les fémurs, et se localisent sur les tibias et le premier article des tarses; la brosse tibiale est faite, et se maintiendra dans toute la série restante des Apiaires. Il ne faut pas oublier cependant que les Dasypodes, plus voisines des Cilisses que des Collétès, ont conservé de ces derniers les poils collecteurs des fémurs, mais non des hanches et du thorax; de plus, particularité qui leur est propre, les poils de la brosse du tibia et du tarse acquièrent une longueur exceptionnelle.
Les Anthophorides, Podilégides de Lepeletier de Saint-Fargeau, présentent, dans sa forme typique, la brosse tibio-tarsienne ou plus simplement tibiale, car celle du tarse tend à s'effacer chez ces Abeilles (fig. 116). Supérieures à tant d'égards aux Abeilles à courte langue, elles leur cèdent peut-être le pas au point de vue de l'appareil collecteur, si l'on considère, non point la perfection de sa structure, mais son étendue. Les poils du tibia, chez l'Anthophore, sont longs et raides, et constituent une brosse parfaite; mais, si lourdement chargée qu'elle soit, cette brosse porte relativement moins de pollen que l'ensemble des poils collecteurs chez le Collétès ou l'Andrène.
Si ce dernier type d'appareil collecteur n'est pas de tous le plus parfait, eu égard à la somme de travail produit, il a l'avantage de fournir la transition à celui qui réalise l'adaptation la plus parfaite. La brosse tibiale de l'Anthophore mène à la corbeille de l'Abeille sociale (fig. 117). Cette brosse perd tous ses poils et se creuse; les deux bords de la surface dénudée restent garnis d'une rangée de longs cils. Une pâte faite de pollen et de miel pétris n'eût pu s'intercaler entre les poils d'une brosse. Cette pâte adhère très bien au fond lisse de la corbeille. Il y a sans doute quelque avantage à ce que cette mixture soit faite au moment même de la récolte, puisqu'elle s'opère en tout cas, et à l'entrée de la cellule, chez l'Abeille solitaire. Probablement l'économie du temps est-elle la raison principale. Le premier article des tarses perd aussi ses longs poils; il devient impropre à se charger de pollen; il n'est plus qu'un instrument de raclage, de nettoyage, par sa face interne: il devient même, chez l'Abeille domestique, une véritable étrille, à rangées régulières de courtes épines. L'appareil collecteur a atteint son plus haut degré de perfection, et l'hyménoptère récoltant le dernier terme de son adaptation.
On voit ainsi, à mesure qu'on s'éloigne des Abeilles inférieures, l'étendue de la brosse se réduire, les poils collecteurs quitter successivement le métathorax, les hanches, les fémurs. Ils diminuent aussi d'autre part sur la face externe du premier article des tarses. En sorte que le perfectionnement de l'Abeille est le résultat d'une tendance manifeste à la localisation des poils collecteurs dans la région moyenne des pattes postérieures, dans le tibia.
Ces gradations permettent de se faire une idée de ce que purent être les premières Abeilles, qui commencèrent à renoncer au procédé primitif et imparfait de récolte conservé par les Prosopis jusqu'à l'époque actuelle, l'ingurgitation. Les formes les plus velues, parmi des espèces à peu près glabres, comme les Prosopis de nos jours, rentraient au nid plus ou moins saupoudrées de poussière pollinique. Après avoir dégorgé la bouillie de pollen et de miel amassée dans son jabot, l'Abeille faisait, comme aujourd'hui, sa toilette au fond du nid, brossait le pollen qui la couvrait et l'embarrassait, à l'entrée de la cellule, et la pâtée s'augmentait d'autant.
Il y eut donc avantage, pour l'espèce, à charger sa toison de pollen. De là naquit l'instinct de le recueillir à l'aide des poils, et non plus seulement par la bouche. Amassé d'abord par n'importe quelle partie du corps, mais surtout par les parties inférieures, les pattes d'une part, la face inférieure de l'abdomen de l'autre, s'adaptèrent, dans deux séries différentes d'Abeilles, à cette fonction nouvelle. Ainsi prirent naissance les Podilégides, dans le sens le moins restreint du mot, et les Gastrilégides.
Dans la première de ces lignées de Récoltants, les pattes postérieures, laissant à d'autres usages les pattes des deux premières paires, restèrent seules chargées, d'abord avec les régions du corps les plus voisines, de la cueillette du pollen. L'appareil collecteur formé, des réductions successives n'avaient qu'à le localiser de plus en plus, jusqu'à la brosse tibiale des Anthophores, jusqu'à la corbeille des Abeilles sociales.
Pendant que l'organe à cueillir le pollen se formait et se perfectionnait, simultanément la lèvre inférieure s'adaptait à l'usage de puiser le nectar au fond des fleurs. Extrêmement courte chez les Abeilles primitives, tout au plus propre à lécher des nectaires facilement accessibles, comme chez les Prosopis et les Collétès, elle s'allongeait graduellement, devenait trompe, et apte à atteindre le liquide sucré dans des fleurs de plus en plus profondes. Les Gastrilégides, au point de vue de cette faculté, ne sont point inférieures aux Abeilles solitaires ordinaires, et ne cèdent le pas qu'aux sociales. Chez ces dernières, la trompe acquiert le maximum de longueur, de même que la corbeille est l'instrument le plus parfait pour emmagasiner le pollen.
Arrivons aux fleurs maintenant, et passons en revue les étonnants résultats que l'adaptation a produits en elles, tant pour rendre leur visite profitable aux Insectes, que pour procurer aux fleurs mêmes les avantages du croisement.
Nous commencerons par les Orchidées, dont l'organisation, merveilleuse entre toutes, est si bien adaptée aux services que ces plantes reçoivent des Insectes, et particulièrement des Abeilles, que toute fécondation est impossible chez elles sans le secours de ces animaux.
C'est à l'incomparable génie d'observation de Darwin que l'on doit la révélation du mystère de leur fécondation. Dans son immortel ouvrage sur la Fécondation des Orchidées, le célèbre naturaliste étudie avec un soin minutieux l'organisation florale des principaux types indigènes et exotiques de la famille, et décrit avec une étonnante sagacité les curieuses dispositions organiques, effets de l'adaptation, qui assurent à ces plantes les bénéfices de la fécondation croisée.
Nous nous contenterons de choisir un de ces types pris parmi les plus communs dans nos contrées, l'Orchis mascula.
Dans cette plante, comme dans la très grande majorité des Orchidées, les étamines sont réduites à une seule, et cette unique étamine à son anthère. Celle-ci, considérablement développée, a ses deux loges pollinigères ouvertes, à maturité, par une fente longitudinale. Dans chacune de ces loges se trouve un pollen, non point pulvérulent, comme dans les fleurs ordinaires, mais à gros grains en forme de coin, pris en un seul corps en forme de massue, qu'on appelle une pollinie (fig. 118, 5).
Chaque pollinie repose, par sa base rétrécie ou caudicule, m, sur un petit corps visqueux, le rétinacle, r, lequel est logé dans une sorte de sac appelé rostellum, ros. Ce dernier organe est revêtu d'une membrane, que le plus léger contact fait éclater suivant une ligne transversale sinueuse; la partie inférieure de la membrane s'abaisse alors comme une lèvre, et les deux rétinacles sont mis à découvert.
Le rostellum fait saillie dans la gorge de la corolle, au-dessus de l'ouverture du tube nectarifère, et au-dessus en même temps de deux saillies, situées du même côté que lui, à la partie supérieure de ce tube. Ces deux saillies sont les stigmates.
Les pollinies ne peuvent pas sortir spontanément de leurs loges. A supposer qu'elles le pussent, jamais elles ne pourraient rencontrer les saillies stigmatiques; elles tomberaient ou hors de la fleur sur le labelle, ou dans le tube nectarifère.
De là la nécessité de l'intervention des Insectes, dont Ch. Darwin a admirablement analysé le mécanisme par ses expériences.
Si l'on introduit dans le tube de la corolle un bout de crayon taillé (fig. 119), afin de simuler un insecte qui vient y puiser le nectar, il est impossible que cet objet ne vienne pas buter contre la saillie du rostellum. La membrane qui l'enveloppe se rompt aussitôt, la lèvre inférieure s'abaisse, les rétinacles sont mis à nu, et l'un d'eux au moins, sinon l'un et l'autre, se colle au crayon qui le touche; le crayon, alors retiré, emporte la pollinie.
L'air a bientôt desséché la matière visqueuse du rétinacle, et la pollinie adhère solidement au support. Si, dès qu'elle vient d'être saisie, on présente de même le crayon à une autre fleur, la petite massue dressée viendrait heurter le rostellum, et rien de nouveau ne se produirait, à moins que le fait déjà observé ne se renouvelât; mais la pollinie en question ne pourrait atteindre le stigmate.
Mais si l'on attend quelques instants, on ne tarde pas à voir la pollinie s'infléchir sur sa base, par un effet de dessiccation de la partie inférieure du caudicule, jusqu'à faire un angle à peu près droit avec sa position première, de manière à se coucher suivant la pointe du crayon. Il faut de trente à cinquante secondes pour que ce mouvement soit effectué.
Si, en l'état, on introduit le crayon dans une autre fleur, la pollinie abaissée ne heurtera plus le rostellum, passera dessous, et ira naturellement buter contre les stigmates; les grains de pollen se détachent alors, et la fécondation se produit.
Si, au lieu du crayon, nous concevons qu'une abeille cherche à introduire sa tête dans la gorge de la corolle, pour allonger sa trompe vers le nectaire, le front, les yeux ou telle autre partie de la face de l'insecte toucheront le rostellum, et l'abeille se retirera, le nectar bu, chargée d'une ou deux pollinies. La première fleur qu'elle ira l'instant d'après visiter, ou la seconde, pourra recevoir les grains de pollen et subir la fécondation croisée.
Il faut noter, dans ce mécanisme ingénieusement compliqué, que le degré d'inclinaison de la pollinie sur sa base est mathématiquement calculé pour que la partie renflée de la massue vienne exactement à la hauteur du stigmate. De plus, cette inflexion se fait et ne peut se faire que d'un côté, pour être efficace; si la pollinie, au lieu de se pencher en avant, tombait à droite, ou à gauche, ou en arrière, elle ne toucherait point le stigmate. Et pour qu'elle ait lieu dans le sens voulu, il faut que la partie rétrécie du caudicule ait la propriété de se raccourcir par la dessiccation seulement d'un côté. C'est donc en vertu de sa structure particulière que le caudicule s'incline, et non, comme on pourrait le croire, par l'effet de la pesanteur. Si l'on répète l'expérience de Darwin, on verra toujours la pollinie se coucher vers la pointe du crayon.
Remarquons enfin la précaution prise pour que la substance adhésive du rétinacle, si prompte à se dessécher à l'air, reste humide jusqu'au moment opportun. Une membrane l'enveloppe dans le rostellum et oppose à l'air extérieur un obstacle infranchissable; et cet obstacle tombe comme par enchantement et découvre le rétinacle, à l'instant précis où cela est nécessaire.
On rencontre souvent, dans les prairies où fleurissent des Orchidées, des Abeilles, des Papillons, dont la tête porte des pollinies ravies à ces plantes. C'est ordinairement aux yeux qu'elles adhèrent, quelquefois en assez grand nombre pour défigurer l'insecte et, sans doute, gêner sensiblement sa vision (fig. 120).
L'examen d'autres Orchidées nous montrerait des exemples d'une adaptation aussi parfaite que celle de l'Orchis mâle, avec d'infinies variétés dans les détails. Nous nous bornerons à signaler quelques curieux procédés propres à certains genres de la famille, pour fixer les pollinies à la tête des insectes.
Chez les Listera, le pollen, au lieu d'être pris en masse comme dans les Orchis, est pulvérulent. Il ne pourrait adhérer à l'insecte si, au moment où il heurte le rostellum, cet organe ne dardait sur lui, en s'ouvrant, une gouttelette de liquide, qui permet au pollen d'adhérer à la tête du visiteur.
Chez les Catasetum, de la tribu des Vandées, du voisinage des stigmates s'élève, à droite et à gauche, une longue antenne recourbée, que l'insecte doit nécessairement toucher. Le caudicule de la pollinie, qui est élastique, est recourbé et maintenu dans cette position, avec une tension assez énergique, par une mince membrane. Au moindre frôlement d'une antenne, ce ressort se détend, et la pollinie est lancée violemment contre la tête de l'insecte, à laquelle il adhère. Telle est la force de projection, en certains cas, que la pollinie est portée à près d'un mètre. Elle est d'ailleurs toujours projetée le rétinacle en avant, de façon qu'elle ne peut jamais manquer le but.
La famille des Asclépiadées nous offre certaines formes dont l'adaptation aux Insectes n'est pas moins merveilleuse que celle des Orchidées.
Fig. 121.—Asclepias cornuti. 1, Fleur vue d'en haut (sépales et pétales enlevés); 2, id. vue de côté, les cornets enlevés.—p, cornets; p', base des cornets enlevés; po, pollinies; r, rétinale; st, fentes stigmatiques.
Hildebrandt et H. Müller ont parfaitement étudié la fécondation de l'Asclepias cornuti. Les ovaires, dans cette plante, sont surmontés d'une sorte de colonne charnue, représentant les anthères des étamines et les stigmates. Ceux-ci présentent la forme de cinq fentes longitudinales, modérément béantes. Les anthères alternent avec eux et contiennent, dans chacune de leurs deux loges, une pollinie, dont le caudicule se porte sur le côté, à la rencontre, au-dessus d'une fente stigmatique, de la pollinie de l'anthère voisine; deux pollinies concourent ainsi à un petit corps glandulaire, auquel elles se soudent, et qui leur constitue un rétinacle commun (fig. 121).
Quand une abeille ou tout autre insecte vient butiner sur une de ces fleurs, le nectar étant contenu dans des appendices en forme de cornet, portés par les étamines tout autour de la colonne charnue, il faut que l'insecte se pose nécessairement sur le haut de la colonne. Dans ses mouvements pour passer d'un cornet à un autre, il ne peut manquer de poser quelque patte, sinon plusieurs, sur les rétinacles, qui se fixent inévitablement à ses tarses.
Les doubles pollinies, quand elles viennent de se détacher de leurs loges, sont très écartées l'une de l'autre; elles ne peuvent, en cet état, s'engager dans les fentes stigmatiques, trop étroites pour les recevoir, en sorte que la fleur qui vient de livrer ses pollinies ne pourrait être fécondée par son propre pollen. Mais, au bout de quelque temps, les caudicules se contractent, et les deux pollinies se rapprochent, presque à se toucher. Le temps qu'il faut pour que ce mouvement s'effectue est très court, et sensiblement égal au temps qu'il faut à l'insecte pour passer d'une fleur à une autre. Quand il y arrive, les pollinies sont donc en état de pénétrer dans les chambres stigmatiques, et la fécondation se produit. Le croisement est donc ici tout aussi sûrement atteint que chez les Orchidées.
Les Sauges, de la famille des Labiées, sont parfaitement adaptées aussi à la fécondation croisée par l'intermédiaire des Insectes.
Elles diffèrent des Labiées normales en ce qu'elles n'ont que deux étamines au lieu de quatre. De plus, ces étamines ont une conformation bien singulière. Les deux loges de l'anthère, au lieu d'être adossées l'une à l'autre, sont portées à une grande distance, à chaque bout d'un long balancier très arqué, articulé vers son tiers inférieur au sommet du filet. Des deux anthères, la plus bas située est la plus petite, et contient peu ou point de pollen. L'autre, la plus grande et la plus élevée, en contient beaucoup (fig. 124).
Quand une Abeille ou un Bourdon vient se poser sur la lèvre inférieure, qui semble s'étaler tout exprès pour recevoir le visiteur, celui-ci, en s'avançant vers l'intérieur de la corolle, ne peut manquer de donner de la tête contre les petites anthères. Le balancier bascule aussitôt, les grandes anthères viennent frapper les flancs de l'animal, et l'aspergent de pollen (fig. 123, 2).
La fleur qui vient de livrer ainsi son pollen n'est pas actuellement fécondable. Les étamines sont mûres avant le stigmate, cas très fréquent dans le règne végétal, et la fleur est dite alors protérandre. Le stigmate, au moment où le pollen est mûr, est tout au haut du capuchon formé par la lèvre supérieure de la corolle, au sommet d'un long style. L'insecte que les étamines saupoudrent de pollen ne peut donc toucher le stigmate. Mais à mesure que les étamines vieillissent et se dépouillent de leur pollen, le style s'allonge en se recourbant en bas et en avant, et quand les étamines sont flétries, le stigmate, avec ses deux branches étalées, est arrivé à la place même où les grandes anthères venaient précédemment frapper l'insecte. Le Bourdon, déjà garni de pollen pour avoir fréquenté des fleurs plus jeunes, ne pourra manquer, en entrant dans celle-ci, d'en déposer quelques grains sur son stigmate. Et encore ici la fécondation croisée est seule possible.
L'exemple le plus étonnant peut-être de parfaite adaptation d'une fleur à la fécondation croisée par l'intermédiaire des Insectes, nous est donné par une Scrofularinée, le Pedicularis sylvatica. H. Müller a fait une étude complète de cette fleur, et découvert la raison d'être des moindres détails de sa structure ingénieusement compliquée (fig. 125).
La lèvre supérieure de la corolle, en forme d'étroit capuchon, enferme le style et les étamines. Le premier, recourbé à son sommet, laisse saillir le stigmate au dehors. Les anthères, étroitement appliquées, ont leurs ouvertures en regard, se fermant l'une l'autre, de manière à empêcher leur pollen de tomber. Impossibilité absolue, par conséquent, d'autofécondation.
L'entrée de la corolle est fort étrange. Le haut laisse échapper le style au dehors du capuchon. Vient ensuite une fente, assez large dans sa portion supérieure, pour laisser passer la tête d'un Bourdon, rétrécie au-dessous et garnie de denticules sur ses deux bords, qui se contournent vers l'extérieur. Il faut ajouter encore, que la paroi opposée de la corolle porte deux enfoncements ou sillons longitudinaux, dont le fond fait saillie dans l'intérieur de la fleur.
Voyons maintenant les conséquences et le but de cette complexe et bizarre structure. Un Bourdon se pose sur la plate-forme de la lèvre inférieure, et, pour atteindre le nectar, qui se trouve à la base de l'ovaire, tout au fond du tube de la corolle, il insinue sa tête dans le haut de la fente de la corolle, où elle s'engage sans peine, tandis que l'insecte allonge sa trompe vers le nectaire. Il donne ainsi de la tête contre les saillies internes de la corolle, les écarte l'une de l'autre, distend par suite les bords de la fente, au-dessous de lui. Or, ces bords sont munis, non loin du stigmate, de deux sortes de dents, dont l'usage est de retenir les étamines dans l'intérieur du capuchon. Les étamines pressent, par un effet de ressort, contre cet obstacle. Dès qu'il cède, comme un déclenchement s'opère, les étamines se projettent brusquement au dehors, et s'abattent sur le dos du Bourdon.
Si les étamines frappaient l'insecte en conservant leur disposition relative, pas un grain de pollen n'en sortirait, puisque leurs orifices se bouchent réciproquement. Mais un artifice aussi simple qu'ingénieux vient à bout de la difficulté. La lèvre inférieure de la corolle, au lieu d'être symétrique et horizontale, est irrégulière et oblique, au point qu'un côté est plus haut que l'autre de quelques millimètres. Le Bourdon posé dessus ne peut avoir lui-même qu'une position inclinée. Il en résulte que sa tête ne heurte que l'une après l'autre les saillies de la corolle. C'est donc successivement aussi que se produit le déclenchement des étamines, et, l'une, puis l'autre, viennent frapper l'insecte, leur orifice libre, et l'asperger de poussière fécondante.
Quand le Bourdon passe ensuite à une autre fleur, il la féconde inévitablement, car, détail omis à dessein, ce qu'il rencontre tout d'abord en poussant sa tête à l'entrée de la corolle, c'est le stigmate qui le frôle, juste à l'endroit où il va, l'instant d'après, être atteint par le choc des étamines, l'endroit précisément où l'ont déjà touché les étamines de la fleur qu'il vient de quitter.
Les exemples qui précèdent disent assez quelle est l'intimité des rapports unissant les Fleurs aux Insectes et plus particulièrement aux Abeilles; ils montrent à quel degré de perfection peut atteindre leur adaptation réciproque. Pour avoir été choisis, les faits que nous avons cités ne doivent pas être tenus pour exceptionnels. C'est par milliers que d'autres, tout aussi probants, moins saisissants peut-être dans les détails, enrichissent les livres des Darwin, Hildebrandt, H. Müller, Delpino et bien d'autres. Tous proclament avec non moins d'éloquence la généralité de la grande loi de fécondation croisée, l'intervention impérieusement exigée des Insectes pour la produire.
Telles sont, sans exception, toutes les plantes diclines, c'est-à-dire à sexes séparés, chez lesquelles, au lieu de fleurs complètes, pourvues à la fois d'étamines et de pistils, n'existent que des fleurs staminées d'une part, des fleurs pistillées de l'autre. Que les fleurs de même ordre soient portées par le même pied (plantes monoïques), ou par des individus différents (plantes dioïques), en aucun cas il n'y a possibilité d'autofécondation. Sans doute les courants d'air, les vents, peuvent transporter à distance le pollen des fleurs mâles sur les fleurs femelles. Certaines plantes ne sont guère fécondées autrement (plantes anémophiles). Mais le plus souvent la fécondation est subordonnée, chez les plantes diclines, à l'action des Insectes; elles sont entomophiles.
Les plantes que Sprengel a appelées dichogames, celles dans lesquelles les étamines et les pistils ne sont pas mûrs en même temps, réclament encore l'intervention des Insectes. Qu'il s'agisse de fleurs protérandres, dont nous avons déjà vu quelques exemples, ou qu'il s'agisse de fleurs protérogynes, dans les deux cas l'autofécondation est impraticable, et la fécondation par les Insectes seule possible. Aux Hyménoptères, et parmi ceux-ci aux Mellifères, appartient le rôle prépondérant dans le transport du pollen chez ces plantes.
Il est encore un autre type de disposition florale tout aussi favorable que les précédents à la fécondation croisée, et tout aussi exigeante, quant au secours qu'elle exige des Insectes. C'est l'hétérostylie, dont les Primevères fournissent un exemple devenu classique, depuis les études de Darwin. Elle consiste en ce que, dans la même espèce, certaines fleurs sont pourvues de longs styles et d'étamines courtes, d'autres fleurs ont au contraire des styles courts et des étamines longues (fig. 126).
Cette disposition, connue de Sprengel, attendait de Darwin sa véritable et seule explication. Elle a pour but de favoriser la fécondation croisée, dont les agents, chez les Primevères, sont surtout les Bourdons. Quand un de ces insectes visite une de ces fleurs à long style, sa trompe, au contact des étamines, se charge de pollen, précisément à la hauteur qui viendra au contact du stigmate, quand il visitera une fleur à style court. Par contre, s'il allait sur une fleur à long style, ce pollen ne pourrait être déposé sur son sommet. Lorsque l'insecte visite une fleur à style court, le pollen s'attache à la trompe plus près de la tête, et à une hauteur correspondante à celle du stigmate d'une fleur à long style (fig. 127).
Les deux dispositions ne sont donc pas seulement inverses; les dimensions des étamines sont de plus calculées de telle façon, que les Insectes ne puissent communiquer le pollen de l'une des formes qu'à la forme opposée, qu'ils n'opèrent en un mot que la fécondation croisée.
Darwin ne s'est pas d'ailleurs contenté de la détermination de ces rapports. Par des expériences nombreuses et précises, il s'est assuré que l'échange du pollen entre les deux formes est favorable aux fleurs; qu'elles donnent un plus grand nombre de graines quand il a lieu, que lorsque le pollen et le pistil d'une même forme agissent l'un sur l'autre, auquel cas elles produisent beaucoup moins, sans rester toutefois infécondes, ainsi que cela s'observe ailleurs.
La Salicaire (Lythrum salicaria) nous offre un exemple plus curieux encore que la Primevère, car il existe chez elle trois formes au lieu de deux, trois longueurs de styles et trois longueurs d'étamines; étamines et styles des trois sortes combinés de telle façon dans trois formes de fleurs, qu'il existe les trois systèmes suivants (fig. 127):
Fleurs à pistil long, à étamines moyennes et petites.
Fleurs à pistil moyen, à étamines longues et petites.
Fleurs à pistil court, à étamines longues et moyennes.
Le lecteur peut concevoir, après ce qui a été dit de la Primevère, que, dans chaque forme de fleur, le pistil ne pourra être fécondé que par le pollen d'étamines de même longueur, et par conséquent venant d'une fleur de l'une des deux autres formes. Ainsi que Darwin l'a observé, les étamines de longueur différente n'abandonnent leur pollen que sur des parties différentes du corps de l'Insecte qui les visite. «Quand les Abeilles sucent les fleurs, dit Darwin, les anthères des plus longues étamines pourvues de grains polliniques verdâtres sont portées contre l'abdomen et contre les côtés internes des pattes postérieures, et il en arrive de même au stigmate de la forme à long style. Les anthères des étamines moyennes et le stigmate de la forme à style moyen sont frottés contre la surface inférieure du thorax et entre la paire de pattes antérieures. Enfin, les anthères des plus courtes étamines et le stigmate de la forme à style court sont frottés contre la trompe et le menton.»
Après des faits aussi frappants, et qui tous parlent dans le même sens, est-il besoin d'insister sur une foule de données accessoires? Hésitera-t-on, par exemple, à admettre que la grandeur et la coloration des fleurs, qui augmentent leur visibilité, les odeurs, tantôt suaves, tantôt désagréables pour nous, qu'elles répandent et qui révèlent au loin leur présence, aient pour but unique d'attirer les Insectes qui les fécondent? Le rôle de protection pour les organes reproducteurs qu'on a voulu attribuer aux enveloppes florales, serait autrement bien rempli par des feuilles résistantes et vertes comme les autres, plutôt que par ces pétales au tissu délicat, aux brillantes couleurs. A peine la fécondation opérée, pourquoi, ce prétendu appareil protecteur, le voit-on se flétrir et tomber? Son rôle de protection du pistil est-il donc tout à coup devenu inutile? Non, mais son rôle véritable est terminé; le rôle d'enseigne, la fonction vexillaire,—expression de Delpino,—a fait son temps.
En échange des services rendus par les Insectes, les Fleurs sécrètent pour eux, rien que pour eux, le nectar, car ce liquide n'est d'aucune utilité pour les Fleurs elles-mêmes. C'est là le plus puissant moyen d'attraction que les Plantes possèdent, et l'effet en est démontré par toutes les observations, par les expériences sans nombre de Ch. Darwin et des savants qui l'ont suivi.
Tout semblable est le rôle du pollen, qui n'est pas moins utile que le nectar aux Insectes, et surtout aux Abeilles. Aussi la poussière fécondante est-elle produite en quantité beaucoup plus considérable qu'il n'est nécessaire à la fécondation des Plantes. Une plus grande part en est donc par avance destinée aux Abeilles.
Concluons, enfin, qu'une admirable harmonie existe entre le monde des Fleurs et le monde des Abeilles. C'est bien justement que ces utiles Insectes ont reçu le nom d'Anthophiles. Les Abeilles ne vivent que par les Fleurs. Aucun insecte n'a, autant qu'elles, son existence étroitement liée à celle des Fleurs. Le Papillon lui-même n'en vit qu'un court instant; il est mangeur de feuilles à son premier âge. L'Abeille vit des Fleurs à tout âge. Différentes comme elles le sont, ces deux sortes de créatures, par l'intimité de leurs relations mutuelles, font une des plus étonnantes merveilles de la nature animée. La structure des Abeilles est admirablement adaptée à tirer le meilleur parti possible des Fleurs. Les Fleurs, d'autre part, présentent une richesse inouïe d'inventions pour les attirer, et elles ne payent pas trop cher leur libéralité, grâce aux avantages qu'elle leur procure. «Cent mille espèces de Plantes, dit Dodel-Port, disparaîtraient rapidement de la surface du globe, si elles cessaient tout à coup de produire des fleurs colorées et nectarifères.» Toutes les espèces d'Abeilles disparaîtraient sans exception, si les Fleurs cessaient d'exister, ou si elles cessaient de produire du nectar et du pollen.
TABLE DES MATIÈRES
| Avant-propos | V |
| Introduction | VII |
| Qu'est-ce qu'une Abeille? Organisation générale et fonctions | 1 |
| Classification des Abeilles | 29 |
APIDES SOCIALES | 31 |
| L'Abeille domestique | 32 |
| Physiologie de la ruche | 38 |
| Parasites et ennemis de l'Abeille | 87 |
| Extension géographique de l'Abeille
domestique.—Ses principales races.—Autres espèces du genre Apis | 95 |
| Les Bourdons | 100 |
| Les Psithyres | 130 |
| Les Mélipones | 137 |
APIDES SOLITAIRES | 155 |
| Les Xylocopides | 155 |
| Les Anthophorides | 163 |
| Les Gastrilégides | 183 |
| Les Osmies | 185 |
| Les Anthidies | 202 |
| Les Mégachiles | 209 |
| Les Chalicodomes | 222 |
| Les Abeilles parasites | 253 |
| Les Stélides | 256 |
| Les Nomadines | 258 |
ANDRÉNIDES | 266 |
| Acutilingues | 266 |
| Les Andrènes | 266 |
| Les Halictes | 277 |
| Les Sphécodes | 287 |
| Les Dasypodes | 290 |
| Les Panurgues | 302 |
| Les Cilisses | 305 |
| Obtusilingues | 307 |
| Les Collétès | 307 |
| Les Prosopis | 307 |
| FLEURS ET ABEILLES | 322 |
17413.—Paris, imprimerie A. Lahure, 9, rue de Fleurus.
NOTES:
[1] Shuckard, British Bees.
[2] A. Lefebvre, Note, sur le sentiment olfactif des antennes. Ann. de la Soc. Entomologique de France, 1838.
[3] Perris, Mémoire sur le siège de l'odorat dans les Articulés. Actes de la Soc. Linnéenne de Bordeaux, 1850.
[4] John Lubbock, Fourmis, Abeilles et Guêpes, tome II, p. 49.
[5] Sourbé, Traité théorique et pratique d'apiculture mobiliste.
[6] Origine des espèces, édition française définitive, p. 296.
[7] Voir plus loin les métamorphoses des Sitaris, parasites des Anthophores.
[8] Assmuss, Die Parasiten der Honigbiene.
[9] Eduard Hoffer, Biologische Beobachtungen an Hummeln und Schmarotzerhummeln.
[10] Origine des espèces, 2e édition française, p. 77.
[11] Page. La Plata, the Argent. Confeder. and Paraguay, London, 1859.
[12] Shuckard, British Bees.
[13] Compagnon assidu de la femelle autour de laquelle, tandis qu'elle suce le nectar des fleurs, il vole joyeusement (traduction "Distributed Proofreaders" du texte latin)
[14] Ch. Horne, Notes on the habits of some Hymenopterous Insects from the Nord-West Provinces of India.
[15] Le Chalicodome de Sicile, propre aux îles méditerranéennes et à l'Algérie, ne se trouve point en France. C'est, par erreur que M. Fabre, dans le 1er volume de ses Souvenirs entomologiques, désigne sous ce nom les Ch. pyrenaica et rufescens, qu'il confond en une seule espèce, erreur corrigée dans les Nouveaux souvenirs.
[16] proverbe latin: (mot à mot) L'a fait qui en profite c'est-à-dire, de façon plus explicite: celui-là a commis un crime, à qui le crime est utile (traduction du PG)
[17] Fabre, Souvenirs, 3e série.
[18] J. Pérez. Sur les effets du parasitisme des Stylops sur les Apiaires du genre Andrena, dans Actes de la Soc. Linn. de Bordeaux, t. XL.
[19] J. H. Fabre. Études sur la parthénogénèse des Halictes, dans les Annales des sc. nat. 9e série, t. IX.
[20] H. Müller. Ein Beitrag zur Lebensgeschichte der Dasypoda hirtipes.
[21] V. Mayet. Mém. sur les mœurs et les métamorphoses d'une nouvelle espèce de la famille des Vésicants, le Sitaris Colletis. (Ann. Soc. entomologique de France, 1875.)