Les abeilles
L'Abeille domestique, avec ses nombreuses races, est exclusivement propre à l'ancien monde. L'Amérique, qui ne possédait point d'Abeilles, mais qui ne tarda point à en recevoir après la conquête, tirait déjà des Mélipones et des Trigones les produits que l'Apis mellifica procurait aux nations civilisées. Les sauvages Guaranis, les Botocudos, les Chiquitos, longtemps avant l'arrivée des Européens, recherchaient avidement le miel des Mélipones, et appréciaient surtout leur cire, qui leur servait pour l'éclairage et plusieurs autres usages.
Quoique les espèces d'Abeilles américaines soient fort nombreuses, elles sont encore peu connues. Cela tient surtout à ce que les naturalistes qui les ont recueillies ne l'ont fait que par accident pour ainsi dire, occupés surtout de recherches d'autre nature. Aussi la biologie de ces insectes est-elle encore fort incomplète, et l'on ne sera pas surpris d'apprendre, par exemple, que sur 35 espèces décrites par Lepelletier de Saint-Fargeau, cet entomologiste n'a connu que trois mâles, dont deux isolés, et pas une seule femelle; et que F. Smith, sur 15 espèces ajoutées par lui à cette liste, ne fait connaître qu'un mâle. En sorte que, jusqu'à ces dernières années, aucune femelle n'avait encore été observée par un naturaliste.
Un apiculteur distingué, domicilié jadis à Bordeaux, M. Drory, a eu la bonne fortune d'avoir en sa possession quarante-sept colonies de Mélipones ou Trigones, appartenant à 11 espèces différentes, dues à l'obligeance d'un apiculteur bordelais, établi à Bahia (Brésil). Grâce à cet observateur zélé, plusieurs lacunes de l'histoire de ces Abeilles ont pu être comblées. Nous ferons de nombreux emprunts aux intéressantes notices que M. Drory a publiées sur leur compte dans le Rûcher du Sud-Ouest.
La plupart des Mélipones, mais surtout les Trigones, sont plus petites que les Abeilles, et leurs proportions beaucoup plus grêles; l'abdomen surtout est considérablement rétréci chez quelques espèces. Quelques Trigones atteignent tout au plus 3 ou 4 millimètres. La Mélipone scutellaire (M. scutellaris Latreille) égale presque la taille de l'Abeille domestique, mais elle est beaucoup plus belle. Son corselet, noir avec l'écusson roux, est vêtu de poils roux-dorés; ses segments abdominaux sont ornés d'une agréable bordure blanche, la face de lignes blanchâtres.
On connaît aujourd'hui, grâce à M. Drory, la femelle de la Mélipone scutellaire. Elle est très différente de l'ouvrière, que l'on connaissait depuis longtemps. Il y a même lieu de distinguer les femelles jeunes ou vierges des femelles fécondées ou reines. Les femelles vierges sont un peu plus petites que les ouvrières; leur couleur générale est brune; la tête et le corselet sont plus petits; l'abdomen est court et dépourvu de bordures blanches; les jambes sont plus grêles, d'un brun clair; les postérieures dénuées d'organes de récolte, comme chez la reine-abeille; les tibias convexes, couverts de poils soyeux; les antennes sont plus longues que chez l'ouvrière; la face est dépourvue des lignes blanches qui ornent la face de celle-ci.
La femelle fécondée est, selon l'expression de M. Drory, un «véritable monstre», à côté de celle qui vient d'être décrite. L'énormité de son abdomen surtout la rend difforme: il est deux fois plus long, et large à proportion. Les anneaux en sont tellement distendus, que la membrane intersegmentaire, plus large que les segments cornés, fait que l'abdomen paraît blanc avec des raies brunes en travers. Un abdomen si pesant rend naturellement la démarche de la bête fort embarrassée. Quand elle marche la tête en bas, il traîne disgracieusement, pendant à droite ou à gauche par l'effet de son poids, et il retombe lourdement, quand elle passe d'un gâteau à un autre.
Le mâle ressemble tellement à l'ouvrière, qu'il est très facile à confondre avec elle. Il en a les couleurs, avec des formes un peu plus grêles; il en diffère d'ailleurs, comme c'est la règle chez toutes les Abeilles, par un article de plus aux antennes et un segment de plus à l'abdomen, par l'absence de brosse et de corbeille aux pattes postérieures; enfin sa face est presque entièrement blanche.
Dans leur pays, les Mélipones établissent leurs nids dans le creux des arbres ou des rochers; quelques-unes nichent, comme les Bourdons, dans le sol. On en voit quelquefois cohabiter avec des termites, et vivre, dit-on, en bonne intelligence avec ces terribles rongeurs.
Les nids des Mélipones sont très différents de ceux des Abeilles. Les gâteaux, au lieu d'être disposés verticalement, sont horizontaux. Un premier rayon est construit sur le plancher de l'habitation, soutenu par des colonnettes de cire. Ces cellules, pressées les unes contre les autres, sont hexagonales; celles du pourtour ont leur surface libre ou extérieure cylindrique, mais toutes ont le fond sphéroïdal. Elles sont naturellement verticales, puisque le gâteau est horizontal, et leur orifice est supérieur, leur fond inférieur, c'est-à-dire qu'elles sont dressées et non pendantes, comme les auteurs l'ont dit maintes fois, se répétant les uns les autres. Le premier qui en a parlé, Huber, doit avoir eu entre les mains un nid bouleversé sans doute dans le voyage, mal interprété en tout cas (fig. 37).
Les cellules sont sur un seul rang, et non sur deux comme chez les Abeilles. Donc, moins d'économie de place et de matériaux que chez ces dernières.
Chez les Abeilles, la ponte a lieu dans des cellules vides, et dès que la larve est éclose, un premier repas lui est servi et renouvelé au fur et à mesure de ses besoins. Chez les Mélipones, il en est tout autrement. Les cellules sont d'abord approvisionnées, l'œuf n'y est pondu qu'ensuite. Les ouvrières entassent dans la cellule de la pâtée de pollen jusqu'à atteindre environ les trois cinquièmes de la hauteur, et par-dessus, une petite quantité d'un aliment plus fluide, transparent, sans trace de pollen, quelque chose d'analogue à la gelée qui forme le premier repas de la larve d'Abeille. C'est là toute la ration d'une larve, ce qu'il lui faudra pour atteindre au terme de son développement. Cela fait, la reine s'approche de la cellule, s'assure, par une inspection qui paraît attentive, que tout est bien, puis se retourne, introduit le bout de son abdomen dans la cellule et pond un œuf. Pendant cette opération, plusieurs ouvrières sont là, entourant la reine, et comme si elles sentaient bien toute l'importance de l'acte qui s'accomplit, ne cessent de palper doucement de leurs antennes l'abdomen de la pondeuse. Enfin la reine se soulève; l'œuf, qui est assez gros, se voit dans la cellule; elle se retourne pour le regarder, constater que tout est bien, puis s'éloigne. Les ouvrières s'approchent aussitôt, pour se renseigner à leur tour; puis l'une d'elles, avec une promptitude inouïe, une étonnante dextérité, tournant autour de la cellule, en façonne le bord avec ses mandibules, de manière à l'infléchir en dessus. On voit graduellement ce bord se déprimer, puis s'étendre de la circonférence au centre, l'orifice se rétrécir de plus en plus, enfin disparaître. Pendant qu'elle évolue ainsi autour de l'axe de la cellule, l'ouvrière prend appui, du bout de son abdomen, sous le côté interne du bord qu'elle mordille. C'est donc le corps ployé en deux qu'elle travaille, posture on ne peut plus incommode, et qui va s'exagérant à mesure que l'opération avance; on voit son cou, tout blanc, se tendre de plus en plus, au point qu'il semble, dit M. Drory, qu'il va céder et se rompre. Mais bientôt, l'orifice devenu très petit, elle dégage son abdomen, et la fermeture s'achève en quelques coups de mandibules. «En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, la cellule est operculée.»
J'ai été moi-même témoin de cet étonnant spectacle, dans un nid de Trigona clavipes, que je devais à l'obligeance de M. Drory, et puis confirmer de tout point la description qu'il a donnée de la ponte.
«L'insecte est donc forcé de se développer dans un récipient sans air», remarque l'habile apiculteur que je viens de citer. Cela peut surprendre, par comparaison avec ce qui a lieu chez les Abeilles, dont la larve grandit dans une cellule ouverte. Mais ce développement en chambre close est la règle, chez presque tous les Hyménoptères, et il existe, chez l'Abeille elle-même, pour toute la durée de l'état de nymphe.
Le ver éclos mange d'abord la gelée liquide, puis il entame la pâtée compacte. Quand celle-ci est entièrement consommée ou à peu près, il a acquis toute sa taille. Il se file alors une coque de soie, pour subir ses métamorphoses, après quoi la jeune Mélipone ronge le haut de la cellule et se montre à l'état parfait.
Les mêmes cellules, chez les Abeilles, servent successivement au développement de plusieurs générations d'ouvrières. Elles ne servent qu'une fois chez les Mélipones. Quand une cellule est devenue vide, les ouvrières en rongent les parois et n'en laissent subsister que le fond, qu'elles déblayent et nettoient des restes de pollen et autres résidus, en sorte que, lorsque tout l'étage est éclos, il n'en reste qu'une mince plaque, dont la surface, assez inégale, laisse voir les traces des fonds des cellules.
Mais tandis que le couvain se développait dans ce premier étage, un second s'élevait au-dessus, reposant sur le premier par des piliers de soutènement, ingénieusement placés dans les angles des cellules inférieures, afin de ne pas en obstruer la cavité. L'ensemble formé par les deux étages est protégé par des lamelles de cire disposées tout autour, contournées, entortillées les unes dans les autres, de manière à ne donner accès dans le nid que par des chemins compliqués, des sortes de labyrinthes. Les étages se superposent ainsi les uns aux autres, ajoutant leur poids aux assises inférieures, qui fléchissent quelque peu, jusqu'à ce que le plafond soit atteint. L'ensemble présente alors l'aspect d'une sorte de cône, car les étages, de forme sensiblement circulaire, ont un diamètre de plus en plus étroit de la base au sommet. L'édifice arrêté dans son développement, la colonie cherche une autre demeure, fournit un ou plusieurs essaims, ou périt.
Chez les Abeilles, les cellules qui servent au développement des larves peuvent servir, en d'autres temps, de magasins pour les provisions. Les Mélipones ont des récipients spéciaux pour cet usage. Ce sont des outres de cire, en forme de godets, à fond arrondi, dont la dimension varie suivant l'espèce ou plutôt la taille des Mélipones qui les construisent. Chez la Mélipone scutellaire, ces amphores sont de la grosseur d'un œuf de pigeon, pas plus grosses qu'un pois chez l'Imhati mosquita.
Ces outres sont attachées, en dehors des gâteaux, sur les parois du nid, et soudées les unes aux autres. A mesure que le nid s'élève, de nouveaux réservoirs sont superposés aux anciens; aussi ces derniers ont-ils les parois plus épaisses que les plus récents. Les uns reçoivent de la pâtée de pollen, les autres du miel. Tant qu'ils ne sont pas pleins, ils restent largement ouverts, et rien de plus curieux que de voir les butineuses venir y dégorger leur provision de miel ou s'y débarrasser de leur fardeau de pollen. Dès que les réservoirs sont remplis, ils sont fermés avec soin. Puis, quand la récolte journalière ne suffit plus à l'entretien, une urne, puis une autre sont mises en perce, et les habitants viennent y puiser par un petit orifice pratiqué à cet effet dans la partie supérieure et centrale du couvercle.
Les Mélipones et Trigones sont beaucoup plus vives, plus pétulantes que les Abeilles dans tous leurs mouvements. Quoique moins bien armées, et n'ayant que leur bouche pour attaquer et se défendre, elles sont plus batailleuses et plus pillardes. Par contre savent-elles se mettre à l'abri des invasions de leurs ennemis ou de leurs pareils, mieux que ne le font les Abeilles, dont la porte, largement ouverte, est plus difficile à défendre contre une attaque de vive force. Leur trou de vol est très petit et ne peut livrer passage qu'à un seul individu, en sorte qu'une seule sentinelle en peut garder l'entrée.
Ce n'est pas tout. Ce trou de vol si étroit ne donne pas directement accès dans le nid. Un long tunnel, un boyau sinueux fait de cire, est le seul et unique chemin qui mène de la porte d'entrée aux étages à couvain, et de ceux-ci aux magasins, situés, comme on l'a vu, en dehors du labyrinthe feuilleté. C'est tout juste si deux ouvrières peuvent marcher de front dans ce chemin couvert, long parfois de plus de 20 centimètres. Grâce à cette précaution, inconnue des Abeilles, mais dont on pourrait peut-être voir l'analogue dans le conduit qui mène au nid des Bourdons, les effluves odorants ne peuvent se répandre au dehors et éveiller les convoitises des insectes pillards. Autre avantage, la défense de la maison en devient beaucoup plus facile.
«Le jour et la nuit, une sentinelle est en faction à la porte, et gare à celui qui approche! Même une Abeille est perdue. La sentinelle donne l'alarme et se jette la première sur l'ennemi, qui succombe toujours. Le dard venimeux de l'abeille ne lui sert à rien. La Scutellaire, bien plus agile qu'elle, lui tranche la tête ou le corselet d'un coup de ses mandibules, qui sont terribles, ou, si la Mélipone ou la Trigone est de petite taille, trois ou quatre à la fois se jettent sur l'abeille, la saisissent aux jambes, aux antennes, aux ailes, qu'elles mordillent avec fureur, et tous meurent ensemble, agresseur et défenseurs, ces derniers sans jamais lâcher prise.»
Les petites espèces ferment leur trou de vol la nuit. S'il fait froid, la porte est construite d'une épaisse couche de cire; si, au contraire, il fait chaud, elle est mince et ressemble à un tissu transparent, à travers les mailles duquel les sentinelles passent leurs antennes.
Huber a constaté l'absence, chez les Mélipones, des moules à cire qui se trouvent sous les segments ventraux des Abeilles. Mais comme ces moules manquent aussi aux Bourdons, Huber suppose qu'il doit en être des Mélipones comme de ces derniers, qui sécrètent de la cire à la façon des Abeilles. Il n'en est point ainsi. M. Drory a découvert qu'elle est produite, chez les Mélipones et les Trigones, non point sous les segments ventraux, mais sous la partie dorsale des segments, d'où elle se détache sous forme d'une pellicule fine, blanche et transparente, recouvrant tout le dessus de l'abdomen; les 5 premiers segments prennent part à cette formation.
Chose bien étrange, les mâles, qui toujours, dans le monde des Abeilles, se font remarquer par leur paresse, feraient ici exception. M. Drory aurait reconnu que les mâles des Mélipones et des Trigones sécrètent de la cire, de la même manière que les ouvrières. Empressons-nous de donner acte à l'habile apiculteur de cette réhabilitation, dont ce sexe avait bien besoin.
Fabriquant de la cire, ils peuvent, sans doute, concourir à l'édification des cellules et des réservoirs à provisions. C'est l'opinion de M. Drory. Mais il leur refuse la faculté de recueillir le pollen, que leurs pattes ne sauraient emmagasiner, ni le miel, que leur langue trop courte ne pourrait aller puiser dans les fleurs.
La cire est absolument incolore, au moment où la Mélipone la prend sur son dos avec ses pattes postérieures. Travaillée, elle est de couleur brune, grossière, de consistance plus molle que celle des Abeilles. Comment s'opère sa transformation? Comme les Abeilles, les Mélipones pétrissent la cire avec leur bouche; au sortir de cette manipulation, elle a acquis sa couleur propre. C'est la salive, de toute évidence, qui s'y mêle et lui communique ses propriétés nouvelles. Cette salive, on le sait par les morsures parfois cruelles que ces insectes font pour se défendre, est jaune ou brune, d'une odeur forte et désagréable.
Les Mélipones font la collecte du pollen de la même manière que les Abeilles, et en forment, aux pattes de derrière, des pelotes proportionnellement beaucoup plus grosses. Quant à la propolis, que les Abeilles ne récoltent qu'au fur et à mesure de leurs besoins, les Mélipones et Trigones la ramassent en tout temps, et en font des réserves dans un coin de leur habitation. Très avides de tout ce qui peut leur être utile, elles pillent avec un empressement qui ressemble à de la fureur les vieilles ruches inhabitées; elles en grattent la propolis, et s'en font aux pattes des pelotes qu'elles emportent. M. Drory a même constaté à ses dépens, qu'elles ne dédaignent pas le vernis récemment employé. Pendant plus de quinze jours, il vit des Scutellaires et autres occupées à détacher le vernis dont il avait fait peindre un grand pavillon.
Dans l'ardeur du pillage, ces violents insectes vont même jusqu'à se dépouiller entre eux.
«Une fois, raconte M. Drory, j'ai fait beaucoup rire quelques amis, en les rendant témoins de ce genre de vol entre pillardes. Les Mélipones étaient occupées à ronger la propolis et à s'en faire d'énormes pelotes aux pattes de derrière. Les survenantes trouvaient plus simple de ronger ces pelotes, pour s'en approprier la matière. Et la préoccupation des premières était telle que, pour un temps au moins, le larcin réussissait. La volée s'en apercevait cependant quelquefois; elle défendait son bien, et de là une bataille, qui finissait bientôt par la fuite précipitée de la voleuse.»
Les Mélipones essaiment comme les Abeilles, mais l'essaim ne se pose pas à quelque distance de la ruche; il s'en va toujours au loin. Ici, la mère féconde, incapable de voler, vu l'énorme développement de son abdomen, reste probablement dans la souche. M. Drory suppose qu'une des femelles non fécondées, qu'on voit toujours en plus ou moins grand nombre dans la colonie, la quitte à un moment donné, et détermine ainsi la formation de l'essaim.
L'Abeille a le vol hésitant et maladroit; fréquemment elle manque l'entrée de la ruche, se pose à côté ou tombe à terre. Le vol de la Mélipone est plus vif, plus élégant, et d'une remarquable précision. La Mélipone qui rentre au logis arrive rapidement et tout droit à la porte, et, «à peine l'a-t-on vue, dit M. Drory, qu'elle y a disparu». Avec autant d'agilité, la sentinelle se retire pour livrer passage à la butineuse, qui lui passe sur le corps, et elle reparaît aussitôt à son poste. Quand la population est un peu nombreuse, les entrées et les sorties sont très fréquentes, et ce va-et-vient de la sentinelle se répète avec une rapidité et une constance que rien ne lasse. S'il en fallait croire Huber, la même sentinelle demeurerait en faction toute une journée; mais cela paraît difficile à croire.
Chez les petites espèces, un petit entonnoir en cire est construit en dehors du trou de vol. Son utilité s'explique par ce fait que, chez ces espèces, la population étant très nombreuse, le nombre des butineuses revenant de la picorée est quelquefois assez grand, pour que leur rentrée devienne difficile. Elles se posent alors sur le bord de l'entonnoir, autour duquel des factionnaires d'ailleurs montent une garde assidue, et chacune, à tour de rôle, se présente à l'entrée.
Moins délicates que les Abeilles, qui ne tolèrent aucune impureté dans leur ruche, les Mélipones et les Trigones, qui ne sortent que lorsque le temps est très beau et la température au-dessus de 18° centigrades, accumulent leurs excréments, tant qu'elles demeurent au logis, dans un coin de leur habitation. Là aussi elles entassent maints débris et même les cadavres de leurs sœurs. Le beau temps revenu, des fragments sont découpés dans le tas et portés dehors.
«La plupart des Mélipones et des Trigones, dit M. Drory, sont des animaux inoffensifs. Des onze espèces que j'ai eu l'occasion d'élever, deux étaient un peu méchantes (Melipona postica et muscaria), et une l'était beaucoup, la Trigona flageola, dont le nom local, fort expressif, et qu'on nous dispensera de traduire, est caga fogo. Les manifestations hostiles des deux premières espèces de Mélipones consistent à s'insinuer dans les cheveux de l'imprudent qui les approche de trop près, ainsi que dans la barbe, les cils, les oreilles, en faisant entendre un bruissement considérable, et répandant une odeur très pénétrante. Le seul moyen de s'en défaire est de fuir prestement, et de se peigner avec précaution. Si l'on s'obstinait à rester sur place, on risquerait d'avoir bientôt toute la colonie dans ses cheveux.
«Mais quant aux caga fogo, c'est plus sérieux; leur nom seul dit comment se manifeste leur colère. Ils se jettent, comme leurs congénères, dans les cheveux, et aussi sur la figure et sur les mains; ils rentrent dans les manches, ils s'insinuent sous les vêtements, et ils mordent sans rémission et sans plus lâcher prise. Ils font un bruissement épouvantable, et répandent, par leur salive, une odeur tellement forte et pénétrante, que si vous en avez une douzaine ou deux dans votre moustache, vous risquez d'avoir des tournoiements de tête et de ressentir des nausées. Mais ce n'est pas tout. Leur salive est tellement corrosive, que chaque morsure forme une tache sur la peau, qui peut persister deux mois et plus. Pendant plus de huit jours, il est impossible de se peigner, tant les petites pustules causées par les morsures produisent une douleur atroce. C'est l'équivalent d'une vraie brûlure. Ces pustules sont remplies d'un liquide aqueux, et tout autour apparaît une auréole rougeâtre. Les marques de ces plaies persistent longtemps, plus de deux mois.»
«Mon vénéré ami, M. Brunet, de Bahia, à la bonté duquel je dois toutes mes colonies, assailli par ces trigones, qu'il allait m'envoyer, a été tellement torturé par elles, qu'il en a été huit jours malade, alité, en proie à une fièvre très forte, et le charpentier, son aide, a dû rester quinze jours sans pouvoir travailler.»
Hôtes d'un climat chaud, les Mélipones et les Trigones ne peuvent produire par leur propre chaleur la température nécessaire à leur existence dans nos contrées. Elles ne savent pas lutter contre le refroidissement, comme les Abeilles, en s'entassant les unes sur les autres et formant la grappe, selon l'expression des apiculteurs. A 18 degrés, elles ne sortent qu'en très petit nombre; à 15 degrés pas du tout; à 10 degrés elles meurent. Au contraire, plus la température est élevée, plus elles sont vives, plus elles travaillent, et plus elles semblent être heureuses, dit M. Drory.
«Il en résulte que ces insectes, si intéressants pour la science, n'ont aucune valeur matérielle, pour les apiculteurs d'Europe. Les jours de sortie, en été, sont déjà limités, et la proportion de miel est, par suite, très minime. Un hivernage artificiel occasionnerait des frais considérables, pour n'obtenir en définitive, avec beaucoup de peine, qu'un résultat négatif. Sur 47 colonies de ces abeilles exotiques que j'ai possédées, je n'ai réussi à en sauver que deux, qui ont traversé, à Bordeaux, l'hiver de 1873-74, pendant lequel j'ai hiverné 21 colonies à la fois. Mais au mois d'avril ces colonies étaient si faibles, qu'elles ne tardèrent pas à périr l'une après l'autre.»
Dans leur pays natal, si l'élevage en domesticité des Mélipones et des Trigones est peu rémunérateur, à cause du peu de durée de leurs colonies, leurs produits sont en général fort appréciés et activement recherchés. On attribue au miel de quelques-unes d'entre elles une grande puissance nutritive, et, à Santiago, des malades réputés incurables se mettent à la suite des chercheurs de nids de Mélipones, pour se nourrir exclusivement de miel et de maïs grillé. Partis exténués, émaciés, ils reviennent, dit Page[11], gros, gras et robustes, de ces expéditions curatives.
On vend couramment dans les marchés de quelques villes de l'Amérique du Sud, les urnes à miel des Mélipones, que les Indiens vont recueillir dans les bois.
D'après d'Orbigny, les Indiens de Santa-Cruz connaissent 13 espèces de ces Abeilles, dont 9 sont dépourvues d'aiguillon et donnent un miel excellent; 3 dont le miel est dangereux, et une seule armée d'un aiguillon et, pour cette raison, négligée.
La préférée est une toute petite Trigone, longue de trois à quatre millimètres, appelée Omesenama par les Indiens, et Señorita par les Espagnols. Son miel est exquis. Parmi celles dont le miel est dangereux, d'autant plus que la saveur seule ne le distingue point des autres, on peut citer l'Oreceroch et l'Overecepes, dont le miel occasionne d'affreuses convulsions, et l'Omocayoch, dont le miel exquis jouit de propriétés enivrantes, et fait perdre pour un temps la raison. Moins expérimentés que les Indiens, les Espagnols, de crainte d'erreur, n'osent se fier qu'à la petite Señorita.
La cire brute, molle et brunâtre, est loin d'égaler celle de nos Abeilles. On parvient à l'utiliser cependant. Les sauvages l'emploient telle quelle à différents usages. Mais on est parvenu, par des procédés spéciaux, à la purifier et à la blanchir.
Si l'on compare les Méliponites aux autres Abeilles sociales, au point de vue de la perfection relative des sociétés qu'elles forment, il est manifeste qu'elles sont supérieures aux Bourdons et inférieures à l'Abeille domestique. L'organisation sociale peu compliquée des Bourdons, leur industrie rudimentaire, tout en les mettant au dernier rang parmi les Abeilles vivant en communauté, les rapprochent en même temps des Abeilles solitaires. Leurs sociétés sont annuelles, comme l'évolution biologique de ces dernières; leurs femelles, isolées, hivernantes, sont, pour un temps au moins, solitaires. La division du travail entre les divers individus associés est à son minimum. Anatomiquement et physiologiquement, les ouvrières bourdons diffèrent à peine des femelles véritables. Elles pondent comme celles-ci, quoique moins, et la femelle travaille comme les ouvrières, alors que, chez l'Abeille et la Mélipone, elle vit dans une royale paresse. De la grosse femelle à la plus petite ouvrière, tous les degrés existent, à tous égards, et il est des individus appelés indifféremment, et tout aussi légitimement, petites femelles ou grandes ouvrières.
Les Mélipones tiennent beaucoup plus des Abeilles que des Bourdons. Leur organisation est plus semblable, dans ses traits généraux. Remarquons cependant que, par la conformation des pattes, le Bourdon ressemble plus que la Mélipone à l'Abeille. La Mélipone, à cet égard, s'est développée dans une direction un peu différente. Inversement, par l'approvisionnement des cellules, fait en une fois, le développement des larves en chambre close, la Mélipone a retenu, sans la moindre altération, un des traits les plus accentués des habitudes des solitaires. L'élevage au jour le jour, les soins continués aux larves pendant la durée de leur développement, sont, au contraire, chez le Bourdon et l'Abeille, un des côtés les plus remarquables de la vie sociale.
Chez la Mélipone et l'Abeille, uniformité absolue des ouvrières entre elles, et distinction tranchée entre celles-ci et la reine, par suite division du travail portée à son plus haut point. La reine est pondeuse et rien de plus, inhabile à tout travail, incapable même de se nourrir toute seule. L'ouvrière, elle, n'a pour lot que le travail; de la maternité elle a perdu la faculté essentielle, pour n'en conserver que le labeur: nourrice dévouée, mais point mère. Sous ce double rapport, l'adaptation est aussi parfaite chez la Mélipone que chez l'Abeille. Peut-être même la première a-t-elle fait un pas de plus dans ce sens, car le développement monstrueux de l'abdomen rend la reine Mélipone incapable de s'élever sur ses ailes.
Mais si nous apprécions l'une et l'autre au point de vue de leur industrie, la supériorité appartient sans conteste à l'Abeille. Perfection du plan, fini de l'exécution, économie des matériaux, de l'espace et du temps, les travaux de l'Abeille ont toutes ces qualités à un si haut degré, que la séparation des magasins et de la chambre à couvain, chez la Mélipone, la complication protectrice de l'entrée du nid, sont loin de les contrebalancer. L'habitation de la Mélipone, plus savamment conçue dans l'ensemble, est moins soignée dans les détails; celle de l'Abeille est plus simple dans le plan, plus savante dans l'exécution. C'est l'excellence dans la simplicité.
APIDES SOLITAIRES
LES XYLOCOPIDES.
Les Xylocopes ouvrent la série des Abeilles solitaires.
Tout le monde a vu, dès les premiers soleils de mars, une sorte de gros Bourdon noir voler bruyamment autour des piquets, des charpentes, des vieux bois de toute sorte. C'est l'Abeille ronge-bois, la Xylocope à ailes violettes (Xylocopa violacea), la plus grosse de nos Abeilles. Un peu plus tard, on la voit beaucoup sur les fleurs, qu'elle dépouille activement de leur pollen et de leur miel. Les Légumineuses, particulièrement la Glycine, les Acanthes, où elle s'enfarine d'une façon grotesque, sont ses plantes préférées.
Sa grande taille, le bruit qu'elle fait en volant, la font redouter du vulgaire. C'est pourtant un débonnaire animal, prêt à se sauver au moindre geste; bien armé, cela est vrai, mais n'usant de son redoutable aiguillon que dans le cas de légitime défense. C'est de plus un robuste ouvrier, un infatigable travailleur.
Réaumur a décrit avec une parfaite exactitude les longs et pénibles travaux de la Xylocope.
«Celle qui rôde au printemps dans un jardin, y cherche un endroit propre à faire son établissement, c'est-à-dire quelque pièce de bois mort d'une qualité convenable, qu'elle entreprendra de percer. Jamais ces Mouches n'attaquent les arbres vivants. Telle se détermine pour un échalas; une autre choisit une des plus grosses pièces qui servent de soutien au contre-espaliers. J'en ai vu qui ont donné la préférence à des contrevents, et d'autres qui ont mieux aimé s'attacher à des pièces de bois aussi grosses que des poutres, posées à terre contre des murs, où elles servaient de banc. La qualité du bois et sa position entrent pour beaucoup dans les raisons qui la décident. Elle n'entreprendra point de travailler dans une pièce de bois placée dans un endroit où le soleil donne rarement, ni dans du bois encore vert; elle sait que celui qui non seulement est sec, mais qui commence à se pourrir, à perdre de sa dureté naturelle, lui donnera moins de peine.» C'est pour un motif semblable, qu'on a vu une fois, au Muséum de Paris, une Xylocope s'établir dans un tube métallique, dont le calibre lui avait paru convenable.
Lorsqu'elle a fait son choix, elle se met à l'ouvrage, qui exige, selon la remarque de Réaumur, de la force, du courage et de la patience. Elle commence par creuser un trou à peu près horizontal d'abord, qui s'infléchit, ensuite brusquement vers le bas, en un conduit vertical ou légèrement oblique. Cette galerie, large de 15 à 18 millimètres, est profonde de 20 à 30 centimètres, quelquefois davantage. Si l'épaisseur du bois le permet, une deuxième galerie, et même une troisième, sont établies à côté de la première. «C'est là, assurément, un grand ouvrage pour une Abeille, remarque Réaumur, mais aussi n'est-ce pas celui d'un jour; elle y est occupée pendant des semaines et même pendant des mois».
Pour exécuter ce pénible travail, la Xylocope n'a d'autres instruments que ses mandibules, solides, il est vrai, et terminées par un tranchant acéré. Des muscles puissants, dont le volume est indiqué par l'énorme tête qui les contient, actionnent ces robustes tenailles, qui enlèvent le bois par parcelles semblables à de la sciure. Quand on se tient, le soir venu, près d'une pièce de bois où une Xylocope a élu domicile, on perçoit un sourd grincement, de temps à autre interrompu; c'est l'infatigable taraudeur, qui n'a pas encore terminé sa journée et songé à prendre un repos bien gagné.
La galerie suffisamment approfondie, tout n'est point terminé. La Xylocope entasse dans le fond une provision de pâtée pollinique jusqu'à une hauteur d'environ deux centimètres et demi. La quantité reconnue suffisante, un œuf est pondu par-dessus, puis une cloison horizontale, faite de sciure agglutinée par la salive de l'Abeille, vient enfermer le tout. Et voilà une première cellule. Une seconde, une troisième, autant qu'en comporte la longueur de la galerie, sont approvisionnées et clôturées de même (fig. 39).
Comment se fait, chez la Xylocope, la cueillette du pollen? Réaumur dit n'avoir jamais eu occasion de la surprendre dans cette occupation, ni l'avoir jamais vue rentrer au logis avec des pelotes aux pattes. Mais le célèbre observateur s'est gravement trompé, en prenant pour un organe collecteur de pollen, pour une sorte de corbeille, une petite cavité allongée, à fond lisse, creusée dans le haut de la partie interne du premier article des tarses postérieurs. L'erreur est d'autant plus inexplicable, que cette particularité est exclusivement propre au mâle; et Réaumur n'a cependant pas méconnu ce sexe, puisqu'il en décrit et figure d'autres organes avec sa fidélité habituelle.
Nous ne trouvons pas, chez les Xylocopes, et nous ne verrons plus désormais, chez les Abeilles que nous aurons à passer en revue, les corbeilles que nous avons vues chez les Abeilles sociales. Cet organe si spécialisé est étroitement lié à la forme sous laquelle le pollen est transporté dans l'habitation. Toutes les Abeilles sociales mêlent, au moment de la cueillette, le pollen à du miel et en font une pâtée. De là la corbeille, c'est-à-dire une surface creusée et polie à la face externe du tibia. Aucune Abeille solitaire n'ajoute du miel au pollen en le récoltant. C'est à l'état pulvérulent qu'il est pris, et apporté tel quel au nid, où se fait le mélange, qui, dans tous les cas, est nécessaire. Or, cette poussière, sans cohésion, ne pourrait tenir entassée dans un récipient tel que la corbeille. L'Abeille solitaire la recueille à l'aide d'une brosse à longs crins, entre lesquels les petits grains polliniques s'arrêtent d'autant plus facilement que ces crins, loin d'avoir une surface lisse, sont rugueux, dentelés, ou même rameux. Bien différente de celle que nous connaissons chez l'Abeille domestique ou le Bourdon, cette brosse varie beaucoup de forme et de situation, suivant les diverses espèces de Solitaires. Dans la Xylocope, elle garnit la face externe du tibia postérieur, et se prolonge sur le premier article des tarses, qui est fort développé et beaucoup plus long que le tibia.
Successivement, et suivant l'ordre dans lequel ils ont été pondus, les œufs éclosent dans les cellules, c'est-à-dire de bas en haut. En sorte que, si, à un moment donné, on met à jour les galeries, on voit, dans les différentes chambres, les vers d'autant plus gros qu'ils sont logés plus bas. La pâtée, dans chaque chambre, diminue à mesure que le ver grossit; et quand il n'y en a plus, il a atteint toute sa taille. Après quelques jours d'un repos quelque peu agité, il se transforme en nymphe, plus tard en insecte parfait.
C'est au fort de l'été, que les premiers-nés des Xylocopes commencent à se montrer. Leur mère est morte depuis peu. On voit de vieilles femelles toutes fripées, des ailes déchiquetées, voler encore dans les premiers jours du mois d'août.
Qu'advient-il de la génération nouvelle? Réaumur n'en dit rien, et tout récemment on l'ignorait encore, si bien qu'un entomologiste allemand, Gerstæcker, admettait deux générations dans l'année, chez les Xylocopes, celle du printemps, dont nous avons vu les travaux, et celle qui éclôt en été. Il n'y en a qu'une. On peut d'abord reconnaître, que les Xylocopes qui volent à la fin de l'été et en automne, sont peu actives, lentes et paresseuses, tout autant que les jeunes femelles des Bourdons. Comme elles, on les voit de temps à autre sur les fleurs, pour y puiser leur propre subsistance, et faire de longues stases au soleil. Comme elles aussi, elles passent l'hiver dans divers réduits, dans les arbres creux, dans les galeries que leurs mères ont creusées, dans des trous du sol. Elles en sortent au printemps, comme transfigurées, douées d'une activité qui les fait se montrer partout, et paraître plus nombreuses qu'en automne. Contrairement à ce qui a lieu chez les Bourdons, ici les mâles hivernent comme les femelles. Mais ils ne vivent que peu de jours, et les femelles restent seules, pour vivre plusieurs mois encore, et exécuter les longs travaux que l'on sait.
Les Cératines (fig. 40) sont de charmantes petites Abeilles, au corps bleuâtre, parfois bronzé, avec une tache blanche sur la face, dont les affinités ont été souvent méconnues. Ce sont véritablement, malgré leur exiguïté, de proches parentes des Xylocopes, dont elles reproduisent les traits et les mœurs. Leur taille ne dépasse guère quelques millimètres; l'une d'elles (C. parvula), n'en mesure que trois et demi; les plus grosses, les géantes du genre, atteignent jusqu'à 12 millimètres. Qu'est-ce à côté de la Xylocope, qui dépasse un pouce? Les Cératines sont des Xylocopes en miniature.
Assez longtemps l'on a cru, sous prétexte que les Cératines ne possèdent pas d'organes apparents de récolte, qu'elles étaient parasites d'autres Abeilles. Léon Dufour a démontré qu'elles sont nidifiantes. Mais, plus faibles que les Xylocopes, ce n'est pas au bois qu'elles s'adressent pour y creuser des galeries: la moelle de certains végétaux, surtout celle des ronces sèches, est la seule matière qu'elles travaillent. Leurs cellules ne diffèrent point, à part le volume, de celles des Xylocopes. Édifiées au printemps, c'est en été aussi qu'elles donnent la génération nouvelle. Celle-ci, mâle et femelle, inactive pendant l'automne, hiverne pour n'entrer en activité qu'au printemps suivant, un peu plus tard que les Xylocopes.
Les ronces sèches sont encore utilisées par les Cératines pour leur sommeil hivernal. Durant toute la mauvaise saison, on peut trouver dans les ronces des Cératines engourdies, quelquefois en grand nombre dans la même galerie. Elles sont là, par 10, 12 et plus, à la file, la tête tournée vers le bas, et si l'on brise la ronce qui les contient, on les voit marcher lentement à reculons du côté de l'orifice supérieur. Il est à remarquer que, dans ces sortes de dortoirs, on ne trouve jamais de mélange d'espèces. Certaines, réputées très rares, ne se trouvent en nombre que dans les ronces, en hiver; c'est à peine si, de loin en loin, on en rencontre un individu sur les fleurs. Tel est le cas précisément de la Ceratina parvula déjà mentionnée, qui se trouve à Marseille et dans quelques autres parties de l'Europe méridionale. Elle mérite encore à un autre titre d'être signalée, car on n'en connaît encore que la femelle. Cela tient sans doute à ce que, dans cette espèce, par une remarquable exception, le mâle meurt avant l'hiver, ainsi qu'il arrive chez les Bourdons.
Tandis que les Cératines s'associent d'ordinaire pour passer l'hiver en commun, les Xylocopes ne se rencontrent guère qu'isolées. Toutefois, M. Marquet m'a dit avoir plus d'une fois trouvé plusieurs individus du X. cyanescens hivernant, comme les Cératines, à la queue leu-leu, dans une tige sèche d'Asphodèle, de Phragmites ou autre plante creuse. Le X. minuta, dans les environs de Royan, se rencontre parfois logé de la même façon dans les tiges mortes de l'Angélique. Une analogie de plus avec les Cératines.
Les Xylocopes ont pour parasite un superbe hyménoptère, du groupe des Scoliens, le Polochrum repandum, à corps cerclé de noir et de jaune, dont la larve dévore celle de l'Abeille et se file ensuite un cocon brun, que l'on trouve quelquefois dans les cellules de la Xylocope. Cet insecte, dont le docteur Giraud a fait connaître les habitudes, paraît être fort rare.
Les Cératines, de leur côté, hébergent un parasite, bien différent, mais qui n'est pas pour nous tout à fait un inconnu. C'est un Diptère Conopide, qui se comporte vis-à-vis des Cératines comme son congénère, l'ennemi des Bourdons. Mais il est, naturellement, de taille très petite. Il m'est arrivé mainte fois de trouver, mortes dans les ronces, pendant l'hiver, des Cératines dont les segments abdominaux étaient fortement distendus. Ces cadavres, conservés jusqu'à la belle saison, donnaient au printemps le frêle Physocephala pusilla.
Le genre Xylocope, représenté en Europe par une dizaine d'espèces seulement, en compte près de 150, répandues dans toutes les parties du globe, l'Australie comprise. Beaucoup de ces espèces exotiques portent la livrée sombre de notre Ronge-bois indigène; mais la plupart sont beaucoup plus belles, ornées qu'elles sont de bandes ou de taches formées de poils dont les couleurs vives, jaune, fauve, roux, ou même blanc, tranchent sur un fond noir. Quelquefois les deux sexes présentent une disparité fort remarquable, et telle qu'on ne soupçonnerait jamais qu'ils forment une seule et même espèce: tel mâle est olivâtre, et sa femelle est noire avec le dos jaune serin; un autre est entièrement fauve, et sa femelle toute noire. Quelques espèces atteignent des proportions colossales, comme le X. latipes, qui peut dépasser 35 millimètres.
On ne connaît guère qu'une quarantaine d'espèces de Cératines, ce qui tient pour une bonne part, sans doute, à leur petitesse, qui les fait échapper à l'attention des naturalistes voyageurs. Quelques-unes, comme le C. hieroglyphica, sont bariolées de jaune.
LES ANTHOPHORIDES.
Plus encore que les Xylocopides, les Anthophorides diffèrent des Abeilles sociales. Leurs organes de récolte, comme ceux de l'Abeille Ronge-bois, consistent en une brosse tibio-tarsienne, mais beaucoup mieux caractérisée par la longueur des poils qui la forment et qui épaississent considérablement leurs pattes postérieures. Ajoutons quelques particularités dans les organes buccaux, dans la nervation des ailes, nous aurons les principaux caractères distinctifs de la famille.
Plus élégantes de formes, plus coquettes de parure, les Anthophorides sont de fort jolies Abeilles, mais bien peu connues du public, car leur taille médiocre ne les signale point à l'attention.
Leur genre le plus important est celui des Anthophores (Anthophora). Ce nom, qui signifie Porte-fleurs, est on ne peut plus mal appliqué, attendu que les Anthophores ne portent jamais des fleurs autre chose que le pollen. Nous n'en prendrons point prétexte toutefois, comme il est banal de le faire, pour nous élever contre les abus de la terminologie scientifique, ni surtout pour changer cette appellation défectueuse, comme des esprits chagrins en prennent quelquefois la liberté, ajoutant ainsi, sans le vouloir, un mal à un autre.
Abondamment répandues dans toutes les parties du globe, nombreuses en espèces et en individus, les Anthophores habitent de préférence les contrées chaudes du nouveau et de l'ancien monde. On a déjà remarqué que ce genre est surtout européen, car près d'un tiers des espèces décrites appartiennent à la faune circumméditerranéenne, un autre tiers à l'Europe centrale et septentrionale (Dours). Mais il y a lieu de croire que ces proportions changeraient sensiblement, si les faunes extra-européennes étaient mieux connues.
Les espèces de nos climats ont en général, sur un tégument sombre, une villosité délicate, souvent veloutée, formant une parure sobre, élégante plutôt que riche, où les nuances plus ou moins vives du roux et du fauve se marient diversement au blanc éclatant ou au noir profond. Mais quelques espèces des Indes et de l'Australie se parent de poils écailleux dont l'éclat rivalise avec celui des plumes des Colibris; quelquefois l'épiderme lui-même s'illumine de teintes métalliques cuivrées ou violâtres.
Les Anthophores commencent à voler dès les premiers beaux jours, affectionnant particulièrement les Labiées, sur lesquelles, indistinctement, butinent la plupart des espèces. Mais quelques-unes ont des préférences. L'Anthophora quadrimaculata ne visite guère que les Stachys; l'A. furcata est vouée à la Mélisse; l'A. femorata est fidèle à la Vipérine (Borraginée). En Algérie, où les Labiées printanières sont rares, nous dit le docteur Dours, auteur d'une monographie du genre, les Anthophores se fixent sur les Asphodèles, qui couvrent les plaines incultes de leurs nombreuses panicules.
La plupart des espèces d'Anthophores sont printanières; un petit nombre sont estivales; quelques-unes seulement volent encore en automne.
Ce sont bien les plus vives de toutes les Abeilles. Un auteur anglais, Shuckard[12], parlant de l'une d'entre elles, qualifie sa vivacité d'électrique. Telle est la vélocité de leur vol, que souvent elle les dérobe à la vue; un chant particulièrement aigu et caractéristique dit seul au chasseur d'Hyménoptères que c'est une Anthophore qui passe. Mais il n'a pas le temps de brandir son filet, la pétulante Abeille, avec sa gaie chanson, est déjà bien loin. Il faut, pour s'emparer de ces agiles créatures, ou bien les suivre sur les talus où elles nichent et cherchent un abri pour la nuit ou contre les intempéries, ou sur les bouquets de Labiées, où elles butinent avec une élégante dextérité. Se poser légèrement sur une corolle, s'enlever aussitôt pour passer à une autre, ce n'est plus la lenteur maladroite du Bourdon ou de l'Abeille. L'Anthophore visite bien 10 à 12 fleurs quand ces derniers n'en voient que 2 ou 3.
L'auteur anglais que nous citions tout à l'heure a émis l'idée, au moins originale, qu'il serait possible de ranger les chants des diverses espèces d'Abeilles dans une échelle musicale, suivant leur tonalité. Une charmante petite Anthophore, la bimaculata, est, selon lui, la plus musicale de toutes les Apiaires. «Ce n'est pas, nous dit-il, un bourdonnement monotone et endormant que le chant de cette Anthophore, mais une jolie voix de contralto; c'est la vraie Patti des Abeilles. La rapidité de ses évolutions ajoute à l'intensité de son chant, et sa vélocité est quelquefois remarquable. Elle s'élance comme un trait de lumière, et la vitesse de son approche ou de son éloignement module agréablement ses accents.»
Presque tous les mâles d'Anthophores diffèrent de leurs femelles par la couleur jaune ou blanche de la face. Rarement ils partagent avec la femelle cet attribut presque exclusif de leur sexe. Ils s'en distinguent mieux par la conformation de leurs pattes. Ces organes, impropres à tout travail, sont ordinairement plus grêles, en tout cas dénués de brosses. Certains ont les tarses intermédiaires longuement ciliés, munis de grandes houppes de poils en éventail au premier et au dernier article. D'autres ont les fémurs renflés, les tibias armés d'épines, d'apophyses, de plaques, qui parfois les rendent difformes. Une taille plus petite, des proportions moins robustes différencient encore les mâles. C'est d'ailleurs une règle qui souffre bien peu d'exceptions parmi les Abeilles, et en général parmi les Insectes, que le sexe fort n'est point le sexe mâle. Il n'est pas pour cela le sexe beau, au contraire. Cela est certain, tout au moins chez nos Anthophores. Bien souvent la parure diffère d'un sexe à l'autre, assez même parfois, pour qu'il soit impossible de les apparier sans autre renseignement. De là le nom de dispar, donné à telle espèce qui n'est pas seule à mériter l'épithète. En pareil cas, ce n'est jamais le mâle qui est le mieux partagé.
Une loi bien connue de l'évolution des Insectes veut que les mâles éclosent avant les femelles. Cette règle s'affirme tout particulièrement chez les Abeilles solitaires. Depuis longtemps les Apidologues ont signalé, soit d'une manière générale, soit à propos de quelque espèce déterminée, cette précocité des mâles. Croirait-on qu'elle ait pu faire de nos jours l'objet d'une dissertation inaugurale? Le fait s'est pourtant produit dans une université d'Allemagne. La Haute Faculté de philosophie d'Iéna conférait, en 1882, le grade de docteur à M. W. H. Müller, de Lippstadt, pour avoir démontré, par des exemples, que les mâles, chez les Abeilles, se montrent avant les femelles. Alléché par le titre savant de ce travail, La protérandrie des Abeilles, nous avons eu la curiosité de savoir ce qui se trouvait dessous, nous attendant bien à quelque découverte nouvelle de la science allemande. Nous n'avons trouvé rien de neuf, rien que ne sache le collectionneur d'Hyménoptères encore novice, qui a filoché quelque peu dans les champs.
Les Anthophores mâles se montrent donc plus tôt que leurs femelles. Longtemps ils les attendent, visitant les touffes de Labiées odorantes, courant d'un vol rapide le long des talus ensoleillés où leurs compagnes sommeillent encore, guettant, pour la happer au passage, la première fraîche éclose. Et plus d'un a la défroque ternie, les ailes fripées, le jour de ses noces.
Un mâle a-t-il aperçu une femelle, aussitôt il s'attache à ses pas, la suit comme son ombre, planant, immobile, à 20 ou 30 centimètres en arrière, feminæ assiduus comes, dit Kirby, quam, dum nectar florum sugit, lætus circumvolat.[13] Quitte-t-elle une fleur pour passer à une autre, il se déplace avec elle, comme retenu par un fil invisible qui maintiendrait la distance. Peu à peu cependant il s'approche par petits élans contenus, et semble vouloir appeler son attention. Puis tout à coup, emportés l'un et l'autre dans un essor vertigineux, ils disparaissent dans les airs.
A l'exception de l'Anthophora furcata, qui niche dans le bois, toutes les Anthophores confient leur progéniture à la terre. Elles construisent leurs nids dans les talus exposés au levant ou au midi, quelquefois dans les murailles. La femelle, seule à exécuter ces travaux, commence par creuser dans l'argile un tuyau cylindrique, horizontal d'abord, puis infléchi vers le bas. A ce couloir d'entrée, dont les parois sont polies avec soin, font suite plusieurs chambres, dont le nombre varie suivant les espèces, et qui toutes ont leur orifice dans la galerie principale. Leurs parois ne sont pas simplement entaillées dans la terre; un crépi d'un à deux millimètres, d'une consistance supérieure à celle du sol, les revêt entièrement; la surface interne de ce stuc, fait d'argile gâchée avec la salive de l'Anthophore et purgée de tout grain de sable, est polie avec une rare perfection. Toutes les précautions sont prises pour ménager la peau sensible des larves, à qui ces cellules serviront de berceau (fig. 43 et 44).
| Fig. 43.—Cellule ou coque en terre de l'Anthophore à masque. | Fig. 44.—Cellule d'Anthophore à masque contenant une larve; au fond se voit un culot de résidu pollinique et en haut le bouchon de terre, fait de plusieurs couches, qui ferme la cellule. |
Le terrain dans lequel travaille l'Anthophore est souvent difficile à entamer. Mais elle possède l'art de le ramollir, pour ménager les efforts de ses mandibules. A cet effet, avant d'attaquer l'argile, elle l'imbibe d'une goutte de liquide dégorgé, et la terre ainsi détrempée cède sans grande peine. Ainsi opère du moins l'A. parietina, que l'on surprend souvent puisant le liquide nécessaire à ses travaux au bord des petits ruisseaux ou des flaques d'eau situés à peu de distance du terrain qu'elle exploite. Elle est peu difficile, du reste, quant au liquide qu'elle emploie. A défaut d'eau pure, elle ne dédaigne pas de se servir d'eau souillée par toute sorte d'immondices. M. Gribodo assure qu'elle n'hésite pas à absorber jusqu'au purin découlant des fumiers. On éprouve quelque peine à voir une aussi charmante bête, sans souiller toutefois le noir velours de sa robe, humer avidement de sa trompe tendue les liquides les plus infects.
Cette même maçonne a la singulière habitude de se servir d'une partie des matériaux qu'elle extrait du sol, pour édifier, à l'orifice de la galerie qu'elle est en train de creuser, une cheminée recourbée vers le bas, dont la longueur peut atteindre 6 à 7 centimètres (fig. 45 et 46). Ce tube, assez fragile, est fait de petits grumeaux de terre, soudés irrégulièrement les uns aux autres, laissant entre eux des intervalles qui font de l'ensemble un travail à jours assez grossièrement guilloché. Il est fort curieux de voir l'abeille en train d'allonger sa cheminée. Quand elle a détaché du fond de la galerie une petite motte de terre détrempée, elle la prend entre ses mandibules, et, marchant à reculons jusqu'au bord extérieur de la cheminée, elle la fait passer, d'une paire de pattes à l'autre, à la place où elle doit être fixée, et là un mouvement rapide de l'extrémité de l'abdomen, une sorte de frémissement, l'applique et lui donne la disposition voulue. Aussitôt l'Anthophore disparaît, retourne au fond de la galerie détacher encore une charge de terre, qu'elle apporte et colle de même à l'extrémité de son tube. Ainsi s'accroît ce dernier. Mais il ne faut pas croire, comme on l'a dit souvent, que toute la terre extraite de la galerie et des cellules soit employée à la formation de la cheminée. Bien au contraire, c'est la moindre partie des déblais qui sert à cet usage. Au pied du talus, exactement au-dessous de l'endroit où travaille l'Anthophore, s'élève en effet une petite pyramide de terre, dont le volume augmente à mesure que le travail progresse. On voit d'ailleurs l'ouvrière jeter souvent dehors la boulette de terre qu'elle vient d'extraire.
Quel est l'usage de la cheminée? On a dit qu'elle pouvait servir à garantir le nid contre l'invasion des parasites. Mais que peut faire à cela un allongement de quelques centimètres au vestibule qui donne accès dans les cellules? Il n'y a qu'à voir les parasites entrer et sortir librement par cette cheminée qui est censée devoir les écarter, pour comprendre qu'elle ne constitue pas pour eux le moindre obstacle. Il est même probable, que la saillie de cet appendice au-dessus de la surface du talus appelle l'attention des insectes voletant dans le voisinage, les invite à se poser dessus, et favoriserait plutôt les méfaits des brigands de toute sorte qui déciment la race de la pauvre pariétine.
Convenons que le but véritable de cette construction nous échappe. Le seul usage qu'on lui connaisse, c'est de conserver à portée de l'abeille des matériaux de remblai dont elle peut avoir besoin. On la voit en effet, quand elle est en train de clôturer les cellules, entamer la cheminée, en enlever un fragment après l'autre, et les emporter dans l'intérieur de la galerie. Tous les travaux finis, ce qui reste de la cheminée sera emporté par la première ondée, et il n'en restera plus de trace.
Mais revenons aux cellules. Elles sont construites, approvisionnées, puis fermées l'une après l'autre, à peu près comme cela se passe chez la Xylocope. Le pollen, apporté dans les brosses sans mélange d'aucun liquide, est mêlé de miel et pétri à l'entrée de la cellule, puis déposé dans le fond. Nombre d'allées et venues sont nécessaires pour que la quantité soit suffisante. Un œuf est alors déposé dessus, et l'Anthophore, reprenant la truelle, se met à maçonner l'entrée. Elle façonne de la terre pétrie avec de la salive et la dispose sur le bord de la cellule, en anneaux concentriques de plus en plus petits, jusqu'à fermeture complète. Une première assise est renforcée par une seconde et plus, jusqu'à une épaisseur de plusieurs millimètres. Le couvercle achevé présente extérieurement une surface lisse, un peu concave. La cellule close, dont la forme varie suivant les espèces, ressemble assez à un petit dé à coudre un peu élargi vers le bas (fig. 43), légèrement courbé dans sa longueur, en sorte qu'un côté est un peu plus ventru que l'autre. C'est le côté inférieur, celui sur lequel, les provisions consommées, la larve repose couchée sur le dos, la tête fléchie sur la poitrine et toujours placée vers l'orifice (fig. 44).
L'Anth. personata, la plus grande des espèces françaises, ne fait jamais plus de cinq cellules au bout de son couloir. D'autres espèces en construisent un bien plus grand nombre, en les empilant à la file. L'Anth. dispar en fait 10 ou 11. Certaines espèces peuvent aller jusqu'à 20. Mais ces chiffres ne doivent pas être pris comme donnant la mesure de la ponte entière. On a lieu de croire, en effet, que la même femelle peut creuser plus d'une galerie. Cela est surtout probable quand il s'agit de l'A. personata.
Cette dernière, son travail terminé, laisse sa galerie toute grande ouverte, après en avoir uni la paroi et effacé toute trace des cellules. De gros trous, de la largeur du doigt, font reconnaître, dans les talus, les colonies de cette Anthophore. L'A. parietina, au contraire, bouche avec soin sa galerie, au niveau même de la surface du talus, si bien que, la cheminée détruite, plus rien ne révèle à l'extérieur la présence de ses nids.
Lorsqu'un terrain a toutes les qualités qui plaisent aux Anthophores, ni trop dur, ni trop friable, plutôt argileux que sableux, surtout bien exposé aux rayons du soleil, on les voit quelquefois par centaines et par milliers l'exploiter à la fois. Point d'accord toutefois; nulle aide fraternelle; chacun pour soi. C'est merveille de voir cet essaim bourdonnant, inoffensif d'ailleurs, ces Abeilles qui vont et viennent, sans jamais se heurter, ni se gêner l'une l'autre, chacune active à sa besogne et n'ayant souci du voisin. Parmi ces trous, qui tous se ressemblent, chaque maçonne reconnaît le sien et s'y jette sans hésiter.
Quelquefois cependant, de loin en loin, les choses ne se passent pas aussi bien. Si laborieux que l'on soit, on aime ses aises; et si l'on peut ménager sa peine, on le fait volontiers. Les Anthophores, comme tant d'autres nidifiants, réemploient les cellules vides de l'année précédente: un nettoyage, d'insignifiantes réparations suffisent à les remettre à neuf. De là à s'emparer, si possible, d'un nid déjà commencé, il n'y a pas loin, et le coup est tenté quelquefois. Rarement il réussit, car la propriétaire, rentrant chez elle, ne se fait pas faute de livrer à la voleuse une rude bataille, et force reste au droit.
Les Anthophores n'ont qu'une génération dans l'année. Nées d'œufs pondus au printemps, elles ne quitteront leurs cellules qu'au printemps de l'année suivante. La larve sortie de l'œuf met cependant peu de jours à consommer la pâtée que sa mère a préparée pour elle. Mais, tandis que celle de la Xylocope ne tarde pas à se transformer, la larve d'Anthophore passe de longs mois dans le repos, profondément assoupie dans sa cellule. Sa transformation en nymphe se fait sans que, préalablement, elle se soit filé une coque de soie. L'épaisse paroi de la cellule la protège assez contre les intempéries, sa surface exactement polie ne peut froisser sa peau délicate.
Les Anthophores les plus précoces dans leur apparition, telles que les A. personata et pilipes, sont déjà complètement transformées dans leurs cellules, en automne, et elles passent l'hiver dans cet état. L'A. parietina, qui ne commence à voler qu'en avril, demeure durant tout l'hiver à l'état de larve, pour subir rapidement toutes ses transformations quelques jours auparavant. Dans tous les cas, l'Anthophore, au moment de venir à la lumière, détruit de ses mandibules l'épais bouchon qui sépare sa cellule de la galerie, et, devenue libre, se pose quelque temps au soleil pour se réconforter à sa bienfaisante chaleur, et finalement prend son essor.
Bien nombreux sont les parasites des Anthophores.
Des Abeilles inhabiles dans l'art de bâtir et de récolter le pollen et le miel, les Mélectes (fig. 47) au vêtement de deuil, taches blanches sur fond noir, les Cœlioxys (fig. 48) à l'abdomen conique, se rencontrent fréquemment dans leurs cellules. Ils y dévorent, en tant que larves, les provisions qui ne leur étaient point destinées, et se substituent, individu pour individu, au lieu et place des enfants de l'Anthophore.
De gracieux et frêles Diptères, les Anthrax (fig. 49), vivent aussi aux dépens de ces Abeilles, mais d'une tout autre façon. Ce n'est point la pâtée qui fait l'objet de leurs convoitises, mais bien la chair et le sang de la larve elle-même. Comment un si débile animal parvient-il à introduire ses larves dans la cellule de l'Anthophore? Ç'a été longtemps un mystère. Nous aurons à raconter plus loin, d'après M. H. Fabre, l'incomparable observateur des insectes, comment l'Anthrax vient à ses fins. Disons seulement que, fort tardives dans leur évolution, capables de résister à un long jeune, ses larves ne commencent parfois à dévorer celle de l'Anthophore que peu de temps avant sa transformation. La plupart ont terminé leur œuvre avant l'hiver; mais quelques-unes ne s'attaquent à leur hôte qu'au printemps, si bien que celui-ci a eu le temps quelquefois de se transformer en nymphe; il m'est arrivé même une fois de trouver une larve d'Anthrax suçant le cadavre d'une Anthophore près de dépouiller son voile de nymphe, déjà douée de sa coloration normale et pourvue de ses poils.
Ce peu de précocité de l'Anthrax, et aussi son indifférence quant à l'espèce de chair qu'il dévore, fait qu'il s'attaque aux parasites de l'Anthophore, à la Mélecte, au Cœlioxys, aussi bien qu'à l'Abeille elle-même. Mais quand il dévore la larve de l'un ou de l'autre de ces parasites, celle-ci a déjà dévoré celle de l'Abeille récoltante.
Le parasitisme de l'Anthrax pèse ainsi à la fois et sur l'Anthophore et sur ses ennemis. Si la génération actuelle de la première ne bénéficie point de la suppression des parasites contemporains, sa race, en définitive, en profite, les parasites supprimés ne se reproduisant point. L'Anthrax apporte évidemment une restriction au développement de ces derniers. Mais son action sur la multiplication de l'Anthophore est bien complexe et fort difficile à déterminer. Plus il y a de cellules envahies par la Mélecte et le Cœlioxys, plus il y aura de parasites atteints par l'Anthrax, et plus ces parasites diminueront. Moins il y a de parasites, plus grand sera le nombre absolu d'Anthophores dévorées par l'Anthrax. Y a-t-il, somme toute, pondération exacte? Qui pourrait le dire?
Un petit hyménoptère Chalcidien, au corps bronzé, au dos gibbeux, à l'abdomen armé d'une tarière assez longue, le Monodontomerus æneus (fig. 50) est encore un parasite des Anthophores et de plusieurs autres Mellifères. Ce chétif insecte, long de 3 à 4 millimètres, est pour elles un ennemi redoutable. A l'aide de sa tarière, il troue la coque de terre de l'Anthophore et projette dans l'intérieur plusieurs œufs, vingt, trente et plus. Autant de petites larves suceront bientôt celle de l'Anthophore, dont il ne restera plus, au bout de quelques jours, qu'une peau flasque et vide. Plus tard, le printemps venu, tous les Chalcidiens transformés s'échapperont du nid par un petit trou semblable à celui que ferait une forte épingle.
Un Chalcidien encore, la Melittobia (fig. 51), un imperceptible moucheron, à peine plus long qu'un millimètre, s'attaque également à l'Anthophore, mais par un procédé bien différent. A voir cette misérable créature, si lente dans ses mouvements, si faible, si insignifiante, jamais l'idée ne pourrait venir qu'elle aussi peut avoir raison d'une bête cent et cent fois plus lourde qu'elle. Elle y parvient cependant; mais quels travaux avant de réussir! Il faut que ce petit corps fluet, aussi mince qu'un fil, traverse de part en part l'épaisse muraille derrière laquelle sommeille paisiblement la larve convoitée. Pour se faire un chemin, il n'a que ses mandibules, et quelles mandibules dans un si petit corps! Avec du temps cependant, bien du temps, il vient, à bout de sa pénible tâche. Voilà la Melittobia sur la larve d'Anthophore; elle se promène, satisfaite, sur la gigantesque masse, la palpant de ses antennes, s'arrêtant de temps à autre pour pondre dessus des œufs invisibles, que la loupe seule révèle.
Quelques jours après, on aperçoit sur l'Anthophore des petits vers par douzaines. Ce sont des larves de Melittobia, et de jour en jour l'Anthophore devient flasque et se ratatine. Les petits vers repus se métamorphosent... en nymphes. Quelques-unes de celles-ci commencent à peine à se colorer, qu'on voit surgir une grotesque petite créature, à la démarche saccadée, aux mouvements bizarres. On la loupe: c'est un vrai monstre (fig. 52). Une grosse tête, armée d'antennes coudées, d'une forme extraordinaire, des ailes réduites à de courts appendices, impropres au vol. Pour ajouter à l'étrangeté, ce petit être est aveugle. On s'en aperçoit bien à sa démarche incertaine, à ses antennes palpant dans le vide, comme le bâton de l'aveugle; la loupe d'ailleurs ne montre que des vestiges d'organes visuels sur son crâne. Rien en un mot qui ressemble à la pondeuse, d'où viennent toutes ces nymphes qui vont bientôt éclore.
Serait-ce quelque autre parasite? Nullement. C'est le mâle de la Melittobia. Né avant les femelles, il attend que celles-ci dépouillent leurs langes de nymphe, et, en attendant, impatient, il tourmente, de ses étranges antennes, les plus colorées, les plus mûres d'entre elles. Entre temps surgit un être semblable, puis un troisième, cinq ou six en tout. Peu de sympathie entre ces frères. Quand l'un rencontre l'autre, une passe d'armes est de rigueur. Grotesques en tout, jusque dans leur colère, on les voit fièrement campés sur leurs jambes, la tête haute, les antennes battant dans le vide, s'agiter de mouvements désordonnés, essayer de se saisir, rouler enfin l'un sur l'autre dans une inextricable mêlée de pattes et d'antennes; puis ils se séparent tout d'un coup, calmés, et recommencent leur paisible tournée. L'un d'eux, tous deux parfois, se retirent plus ou moins éclopés de la bataille.
Enfin les femelles éclosent. On en compte une centaine, plus ou moins, vingt à trente environ, un harem pour chaque mâle. Les femelles fécondées ne font pas long séjour dans le nid. Comme leur mère y est entrée, elles en sortent, en perforant la muraille, non point isolément et chacune pour son compte; un seul passage suffit. Mais dure et longue est la besogne. Celle qui la première s'est mise à entamer la maçonnerie se trouve bientôt à bout de forces; mais plusieurs sœurs sont là, toutes prêtes à lui succéder, et ainsi, l'une après l'autre, passent au premier rang et approfondissent le trou de mine. Après de longues heures, l'étroit couloir est enfin percé d'outre en outre, et toute la nichée s'envole en quelques instants. Quand toutes sont parties, si l'on cherche au milieu des dépouilles des nymphes, on retrouvera les cadavres des mâles.
Audouin, et Newport après lui, ont observé la Melittobia. Le dernier surtout l'a bien fait connaître et exactement décrit le mâle. Cet être bizarre ne mérite pas notre attention seulement par sa conformation et ses habitudes, mais encore par le caractère tout particulier de la disparité sexuelle qu'il présente. D'ordinaire, chez les Insectes, quand la dissemblance s'affirme hautement entre les deux sexes, c'est le mâle qui a l'avantage. Il est ailé, quand la femelle est aptère, comme cela se voit chez les Mutilles, parasites des Bourdons, chez les Lampyres, que tout le monde connaît; il a des yeux développés, alors que la femelle les a réduits ou nuls. L'adaptation, ici, a produit un résultat inverse. La femelle Melittobia a des ailes et des yeux; le mâle est aveugle, et ses ailes sont des moignons impropres au vol.
A la série déjà longue des ennemis des Anthophores, il nous faut ajouter encore deux Coléoptères de la famille des Vésicants, les Méloés et les Sitaris. Nous ne pouvons que résumer ici l'étonnante histoire des métamorphoses de ce dernier, qu'ont illustrée les admirables recherches de M. Fabre.
Le Sitaris humeralis (fig. 53) pond dans les galeries des Anthophores, après que celles-ci ont approvisionné les cellules. Ses œufs éclosent quelque temps après. Les jeunes larves, longues d'un millimètre, sont fort agiles, munies de longues pattes que terminent trois crochets, d'où le nom de triongulins, donné à ces animalcules; leur tête porte de longues antennes, et le bout de leur abdomen deux soies recourbées. Groupées en un monceau, immobiles, elles passent sans nourriture les longs mois de l'automne et de l'hiver, jusqu'au réveil des Anthophores. Les mâles de celles-ci, sortant les premiers, se chargent au passage de ces animalcules, qui vont s'accrocher aux poils du corselet, attendant l'occasion de passer sur le corps de l'Anthophore femelle, puis de celle-ci sur l'œuf, au moment où il est pondu sur la provision de miel. L'œuf entamé par des mandibules aiguës est dévoré. Ce repas terminé, la larve change de peau et apparaît toute différente de ce qu'elle était jusque-là. A la place de la petite larve élancée et agile, se voit maintenant, reposant sur le miel, un ver court et ventru, muni de courtes pattes et d'antennes imperceptibles. Il dévore la pâtée qui devait nourrir l'Anthophore, puis se ratatine en une sorte de barillet ellipsoïde, inerte, et passe ainsi tout l'hiver. On dirait une pupe de Diptère. Il en diffère en ce que, de cette fausse pupe ou nymphe, ne sortira pas immédiatement l'insecte parfait, le Sitaris. En effet, si l'on ouvre, au printemps l'enveloppe ambrée de cette sorte d'outre, on reconnaît avec étonnement une nouvelle larve assez semblable à la seconde. «Après une transfiguration des plus singulières, l'animal est revenu en arrière.» De cette troisième forme provient une nymphe ordinaire, d'où sortira le Sitaris, qui, vers le milieu du mois d'août, perce le couvercle de la cellule de l'Anthophore, s'engage dans le couloir et devient libre sur le talus.
Nous n'avons pu donner ici tout au plus qu'une esquisse de la vie des Sitaris. C'est dans les Souvenirs entomologiques de M. Fabre qu'il faut lire leur véritable histoire. Nous ne savons pas, dans la littérature scientifique contemporaine, de pages plus attachantes.
Cette évolution compliquée du Sitaris, trois formes larvaires au lieu d'une, plus une pseudonymphe, ajoutées aux trois termes classiques de la métamorphose, a reçu de M. Fabre le nom d'hypermétamorphose. Nous trouverions encore le même tableau dans la vie évolutive des Méloés. Nous ne nous y arrêterons pas, d'autant plus que leur histoire laisse quelques points à éclaircir encore.
Tous ces parasites, tant d'ennemis divers, vivant les uns des provisions, les autres de la chair même des Anthophores, doivent, on le conçoit bien, exercer une influence sensible sur leur multiplication. Pour en donner une idée, je ne puis mieux faire que de donner ici la statistique que m'a fourni l'examen du contenu de 150 cellules d'Anthophora parietina recueillies en janvier.
| Produit de 150 cellules d'Anthophora parietina. | |||||
| Anthophores | mâles éclos | 31 | 56 éclosions. | 78 anthophores. | |
| — | femelles écloses | 25 | |||
| — | mâles morts | 3 | |||
| — | femelles mortes | 1 | |||
| — | nymphes mortes | 1 | 22 morts. | ||
| — | larves mortes | 17 | |||
| Mélectes | 13 | 51 parasites. | |||
| Cœlioxys éclos | 7 | ||||
| — | morts | 3 | 16 | ||
| — | nymphes mortes | 2 | |||
| — | larves mortes | 4 | |||
| Anthrax dans Anthophore | 8 | 16 | |||
| — ans Cœlioxys | 8 | ||||
| Sitaris | 1 | ||||
| Monodontomerus (cellules) | 4 | ||||
| Coques avec pollen | 17 | 21 coques improductives. | |||
| — vides, mais closes | 4 | ||||
| Total | 150 | ||||
N. B.—Les nombres représentent exclusivement des cellules et non des individus. Ainsi, pour les Monodontomerus, par exemple, le nombre 4 indique 4 cellules occupées par ces parasites et non point 4 individus de leur espèce. On a vu que chaque cellule envahie par eux contient un grand nombre d'individus. | |||||
On voit par ce tableau que, 51 cellules sur 150, soit le tiers, sont occupées par des parasites, 78 seulement par des Anthophores. Encore de ce dernier nombre faut-il déduire 22 mortes, ce qui réduit le nombre d'Anthophores venues à bien à 56, c'est-à-dire à peu près au tiers encore du nombre total des cellules, et au chiffre atteint par les parasites. En sorte que ceux-ci ont détruit environ la moitié des Anthophores.
On reconnaît encore que l'Anthrax, qui vit indifféremment de l'Anthophore et du Cœlioxys, détruit autant de l'un que de l'autre.
Le Monodontomerus, moins impartial, s'attaque plus volontiers à l'Anthophore. Les quatre cellules qu'il occupe dans le tableau n'avaient contenu que la larve de l'Abeille. Mais on le trouve quelquefois dans un cocon de Cœlioxys, ou sur le cadavre d'une Mélecte. Il n'épargne pas, à l'occasion, l'Anthrax lui-même. Il m'est même arrivé de trouver, dans une cellule d'A. parietina, un cocon de Cœlioxys rufescens contenant une nymphe d'Anthrax dévorée par des Monodontomerus.
Ces parasites superposés, tout en rendant bien difficile l'appréciation du rôle dévolu à chacun d'eux, ne montrent pas sous un jour bien réjouissant la vie de ces pauvres bestioles. Quel spectacle attristant que ces massacres accumulés, tous ces assassinats perpétrés dans la profondeur et le silence des talus! Était-il donc indispensable que l'équilibre des espèces s'obtînt par des procédés si féroces? L'harmonie n'était-elle possible qu'à ce prix?
Et cependant le soleil égaie de ses rayons les pentes argileuses; et l'Anthophore, insouciante du péril qui menace sa progéniture, poursuit avec ardeur son travail. A voir son activité, son zèle infatigable, elle se plaît, sans doute, à ce labeur dont les deux tiers seront en pure perte. Evidemment elle est heureuse. L'activité, la joie, sont bien le lot de tout ce petit monde affairé qui bourdonne le long du talus. Mais ne creusons pas dessous, nos yeux verraient un spectacle affligeant pour notre sensibilité, troublant pour notre intelligence.
Tout à côté des Anthophores se placent les Eucères et les Macrocères, dont l'organisation et les mœurs sont à peu près les mêmes. Leurs femelles en diffèrent à peine et exécutent des travaux analogues. Les mâles sont remarquables par leurs grandes antennes, dont la longueur égale parfois celle du corps, et a valu aux deux genres les noms que Latreille leur a donnés. (Fig. 58 et 59.)
LES GASTRILÉGIDES.
Nous passons à une famille d'Abeilles bien différentes de celles qui nous ont occupés jusqu'ici, qui toutes récoltaient le pollen à l'aide de leurs pattes postérieures. Il n'existe plus de brosse tibiale, mais une brosse ventrale. D'où le nom de Gastrilégides.
Tête volumineuse, ordinairement armée de mandibules robustes; une grande lèvre supérieure, plus ou moins quadrangulaire, infléchie, embrassée par les mandibules et recouvrant la base des mâchoires, à l'état de repos; pattes courtes et fortes; abdomen plus ou moins aplati, jamais concave au-dessous; aiguillon toujours dardé de bas en haut; seulement deux cellules cubitales aux ailes antérieures; lèvre inférieure longue, susceptible par conséquent de pénétrer dans des fleurs assez profondes. Ce dernier caractère est le seul qui les rapproche quelque peu des Abeilles déjà étudiées.
Mais l'organe le plus caractéristique est la brosse ventrale (fig. 56). Tous les segments de l'abdomen, sauf le premier, portent sur leur face inférieure, toujours aplatie, ou du moins très peu convexe, de longs poils raides, un peu inclinés en arrière, presque dressés quand les segments se distendent, tous à peu près de même longueur. C'est presque notre brosse à habits.
A l'aide de cet instrument, l'abdomen de l'Abeille, frottant sur les étamines chargées de pollen, recueille cette poussière, qui s'y attache avec la plus grande facilité. Les pattes interviennent souvent aussi dans cette opération, celles des deux dernières paires grattant le pollen avec les tarses, dont le premier article, élargi en palette et garni de cils à sa face interne, sert à l'appliquer contre la brosse. C'est le cas, lorsqu'il s'agit pour l'Abeille de recueillir le pollen d'une Labiée ou d'une Légumineuse. Mais il en est autrement quand elle butine sur un capitule de Composée. La brosse alors agit seule, ou du moins le concours des pattes est beaucoup moins nécessaire. Il suffit, pour s'en convaincre, de voir la trépidation rapide dont l'abdomen est agité, pendant que la butineuse le promène sur les étamines. Pour faciliter l'action de la brosse, l'abdomen est un peu relevé, de manière à distendre les segments ventraux, étaler la brosse et en redresser tous les crins.
A considérer l'étendue de la brosse, l'énorme quantité de pollen dont elle peut se charger, on comprend que cet appareil est supérieur, au point de vue du travail produit, à la brosse tibiale des Anthophores, aux corbeilles des Apides.
De même que les Abeilles munies de brosses tibiales, les Gastrilégides recueillent et apportent dans leurs nids le pollen à l'état de nature. Le pollen enlevé de leur brosse a toujours en effet l'aspect pulvérulent et n'a aucune saveur sucrée. C'est seulement dans le nid qu'il est mêlé à du miel et transformé en pâtée.
La famille des Gastrilégides est fort riche en espèces répandues dans toutes les parties du globe. En tant qu'organisation, c'est le groupe le plus naturel peut-être et le plus homogène parmi les Abeilles. Mais leurs habitudes offrent des particularités assez différentes, qui ont servi de base, plus que la conformation des organes, à l'établissement d'un certain nombre de divisions génériques, dont nous passerons les plus importantes en revue.
Les différents genres de Gastrilégides se distinguent par des caractères de peu d'importance. Nous nous contenterons, pour les Osmies, du plus sensible à première vue, celui qui donne à ces abeilles leur physionomie propre dans la famille, la convexité du dos de l'abdomen.
Une vestiture abondante ou nulle, longue ou rare, formant ici des bandes, là des taches, ou bien un revêtement uniforme; un épiderme sombre ou paré des plus brillants reflets métalliques, diversifient beaucoup leur aspect extérieur. Les mâles, munis d'antennes plus ou moins longues, d'appendices divers, de crocs, d'épines, de dents, qui arment le bout de l'abdomen, sont encore plus dissemblables entre eux. Ajoutons que leur face, jamais colorée, est pourvue d'ordinaire d'une barbe développée.
Différentes surtout sont les habitudes de ces Abeilles. Raconter la vie d'un Bourdon, c'est faire l'histoire de tous les Bourdons. La biologie d'une Anthophore est à peu près celle de toutes les autres. Il en est tout autrement chez les Osmies. On ne pourrait décrire les faits et gestes d'une espèce et la donner pour type de ses congénères. Autant d'espèces, presque autant de modes d'existence.
Toutes cependant sont des maçonnes. Mais quel caprice dans le style des constructions, le choix des matériaux et de l'emplacement! Bien des espèces restent à observer, beaucoup de découvertes par conséquent restent à faire. On en jugera par les exemples qui suivent.
Un grand nombre d'Osmies, très accommodantes, adoptent, pour y bâtir leurs cellules, un trou quelconque dans la terre, le bois, les murailles, pourvu qu'il ne soit ni trop étroit, ni trop large. Qu'il y ait la largeur d'une cellule, cela suffit; s'il en faut mettre deux ou trois côte à côte, on s'en contente encore. Il va de soi que, pour des architectes aussi peu difficiles, de vieux nids qu'un rien remet à neuf, sont une précieuse trouvaille. C'est même ce qu'on préfère. Que de fois la galerie ou les cellules des Anthophores, ou de n'importe quel nidifiant, sont mises à profit pour les constructions de l'Osmie! J'ai vu, dans une vieille ruche à cadres vide, toutes les rainures des parois remplies de cellules de l'Osmia rufa; il y en avait plus de deux cents dans l'étroit intervalle laissé entre le plancher et une planchette superposée à une autre et la dépassant d'un côté de quelques centimètres; le trou de vol lui-même en était obstrué. On a vu mainte fois la même Osmie s'installer sans façon dans une serrure dont la clef était retirée, et la remplir de ses constructions. M. Schmiedeknecht l'a vue bâtir une vingtaine de cellules entre le rideau et le châssis d'une fenêtre. Trouve-t-elle un roseau coupé, assez large pour recevoir une cellule, elle n'hésite pas à s'y loger et à le bourrer d'une longue file de coques. De là à s'installer dans des tubes de verre d'un diamètre convenable, il n'y a pas loin, et l'ingénieux entomologiste de Vaucluse, M. Fabre, s'est heureusement servi de cet artifice pour attirer les Osmies dans son cabinet de travail, tout à fait à portée pour ses études. S'il le faut, si aucun trou convenable ne se rencontre dans le voisinage, l'Osmie rousse se décide, à contre-cœur, à entamer l'argile ou le vieux bois, à tarauder une branche morte. Mais combien elle aime mieux quelque vieux nid à réparer! Car elle aussi connaît la loi du moindre effort et sait la mettre en pratique.
N'oubliez pas que, suivant les cas, pour utiliser au mieux la place, elle sait, ou bien ranger ses cellules à la file, leur donner même une forme cylindrique exacte, quand il s'agit d'un tube un peu juste, ou bien les entasser sans ordre déterminé, quand le local est spacieux. Cette absence totale d'exclusivisme, cette flexibilité du génie architectural de la maçonne, n'est rien moins que conforme à la théorie de l'instinct immuable et aveugle. Pour sortir si aisément de ses habitudes, ou mieux, pour n'en avoir pas et se plier sans effort aux mille conditions que le hasard peut offrir, il faut bien avoir quelque atome d'intellect.
Il y a mieux. Gerstæcker a montré, dans une jolie petite Osmie au corps d'un bleu sombre (O. cyanea), à la brosse ventrale noire, un exemple plus frappant de cette adaptation facile, qu'on est bien tenté de dire raisonnée. Dans les environs de Berlin, cette Osmie a l'habitude de nicher dans les parois d'argile, les trous des poteaux ou des vieux arbres. Je l'ai moi-même trouvée dans de pareilles conditions, et aussi dans le vieux nid retapé d'une guêpe solitaire, l'Eumenes unguiculus. Aux environs de Freienwald, Gerstæcker trouva cette Osmie nichant dans des trous, sur le revers d'une chaussée, où fleurissait en nombre la Sauge des prés, sur laquelle elle butine toujours. Elle avait trouvé commode de s'installer là, tout à portée de la fleur aimée. Et cependant, à deux cents pas seulement, était une ferme dont les murs, faits d'argile, lui offraient toutes les conditions que d'ordinaire elle recherche. Une multitude d'Abeilles récoltantes et parasites, de Guêpes, de Fouisseurs y avaient élu domicile, mais pas une de ces Osmies.
Comme bien d'autres, les O. bicolor et aurulenta nichent d'ordinaire dans les talus, et elles y forment quelquefois, selon F. Smith, de grandes colonies. Leur instinct naturel est donc de creuser péniblement l'argile dure, ce qu'elles font avec une infatigable persévérance. Mais elles se dispensent de ce labeur et renoncent à ces habitudes invétérées de leur espèce, si elles trouvent à leur portée des coquilles vides d'escargots. L'O. rufa, dont nous connaissons l'extrême indifférence en fait de domicile, fait souvent de même. Pour que l'Osmie prenne possession d'une coquille, deux conditions essentielles sont requises: c'est qu'elle repose au milieu du gazon et des herbes, et que son orifice soit tourné en bas. Le nombre des cellules qu'elle y construit varie suivant la longueur et le diamètre de la coquille: il y en a ordinairement quatre, quelquefois cinq ou six, mais beaucoup plus quand il s'agit d'une grande coquille, comme celle de l'Helix pomatia. Les cellules approvisionnées et closes, le tout est protégé avec soin par une muraille faite de brins de bois, de paille et choses semblables, cimentées entre elles, fermant l'entrée de la coquille.
Et admirez l'habileté et l'art architectural de la petite abeille. Si elle s'est logée dans la demeure de l'Helix aspersa, qui est plus grande que celles des H. hortensis ou nemoralis, la spire est trop large pour une seule cellule. La maçonne n'est pas pour cela dans l'embarras: elle bâtit deux cellules côte à côte. Plus bas, la spire est plus large encore; eh bien, elle y construira deux cellules couchées en travers contre les deux précédentes. «Et voilà, ajoute Smith, le petit animal que l'on calomnie follement en prétendant que c'est une pure machine!»
Quelques Osmies, telles que les O. leucomelana et tridentata, s'établissent dans les ronces sèches, dont elles creusent la moelle pour y loger leurs cellules, qu'elles superposent et séparent au moyen de diaphragmes faits de terre agglutinée par une substance adhésive, ou de feuilles mâchées et cimentées (fig. 57).
L'O. gallarum niche également dans les ronces, mais elle se creuse encore des galeries dans certaines galles du chêne; dans ce cas, au lieu de placer les cellules en série longitudinale, elle leur donne un arrangement en rapport avec la forme de ce nouveau local.
L'O. Papaveris a une curieuse habitude, qui lui avait valu jadis le nom générique d'Anthocopa. D'après Schmiedeknecht, qui a maintes fois observé sa nidification, elle aime à creuser une galerie sur le côté des sentiers battus, dans les champs de blé. Cette galerie est verticale, et l'abeille en tapisse les parois avec des pétales de coquelicot, qu'elle a coupés et qu'elle applique en plusieurs couches. La riche garniture dépassant l'orifice en dehors, trahit par sa couleur rouge le nid de l'Osmie. Une seule cellule est construite et approvisionnée au fond de la galerie. Le travail terminé, les pétales sont rabattus en dedans, comme les bords d'un cornet que l'on ferme, et le trou est comblé avec de la terre ou du sable.
L'Osmie crochue (O. adunca), comme plusieurs de ses congénères, aime à s'approprier, moyennant quelques réparations, les nids d'autres abeilles maçonnes. Mais elle a aussi son industrie personnelle, qu'elle met en œuvre dans les fentes des pierres ou des murailles, où elle entasse, non sans art, ses cellules de terre.—Ainsi fait à peu près l'Osmie émarginée (O. emarginata), qui bâtit dans les larges intervalles que les pierres laissent entre elles, et qui, avec le temps, se remplissent de terre apportée par les vents. Le mortier qu'elle emploie est une matière d'origine végétale gâchée avec de la terre, ce qui donne à la construction une couleur d'un vert sombre. Morawitz l'a vue édifier son nid sur des pierres mêmes.
Ce qui n'est qu'accident chez cette Osmie, est l'ordinaire chez d'autres. Ainsi l'O. Loti adosse ses nids en terre cimentée mêlée de grains de sable contre les petites anfractuosités des blocs de granit, habitude qui lui avait valu, de la part de Gerstæcker, le nom d'O. cæmentaria. Cet instinct, exceptionnel dans le genre, est au contraire le propre de celui des Chalicodomes, qui nous occuperont plus loin.
Bien curieuse, enfin, est la construction de l'O. fuciformis, faite aussi de terre et de grains de sable, mais attachée aux chaumes et cachée sous des touffes de gazon.
Cette diversité sans égale que nous montre la nidification des Osmies, n'est pas la notion qu'il importe le plus d'en retenir. A y regarder de près, on reconnaît qu'au fond, sous cette variation toute superficielle, un procédé général assez uniforme se dégage. L'Osmie, tout comme l'Anthophore, fait des cellules avec de la terre ou de la terre mêlée de sable, quelquefois avec de la terre diversement combinée avec des matières végétales broyées, et ces cellules, le plus souvent, s'empilent régulièrement dans une galerie creusée dans la terre. C'est le cas le plus fréquent, le type de construction dont presque toutes les espèces sont susceptibles de s'écarter, mais auquel elles reviennent toujours, comme au plan normal, à la donnée naturelle à l'espèce. C'était déjà le procédé de l'Anthophore, avec plus de fini dans l'exécution des cellules.
Si la galerie est creusée dans le bois, dans la moelle, dans un milieu qui, par lui-même, soit une protection contre les agents extérieurs, les frais d'une véritable cellule sont épargnés, et l'Abeille se contente de séparer les logettes successives, dont les parois sont celles du tube lui-même, par un diaphragme de terre ou de ciment végétal.
Cet esprit d'initiative, disons-le, cette intelligence indéniable, qui ne supprime pas l'instinct, mais se superpose à lui, permet à l'Osmie, pour économiser le temps et la peine, d'adapter ses cellules, non pas seulement à un conduit étroit, mais à des cavités de toute forme. C'est un trou dans le sol ou dans le bois, c'est le nid d'un autre hyménoptère ou la maison d'un mollusque. Le procédé nouveau arrive même à se substituer à l'ancien, à l'instinct primitif succède un autre instinct. Un peu plus, et l'O. aurulenta cesserait tout à fait de nicher dans la terre, pour ne plus se loger que dans les coquilles, dont elle tire si bien parti, comme a fait l'O. emarginata, qui ne bâtit plus que dans les fentes ou les jointures des pierres, et mieux encore l'O. Loti, qui sait construire à l'air libre et se contente d'une simple anfractuosité dans la pierre.
L'habileté de l'Osmie à tirer parti des locaux les plus divers, son aptitude à se conformer à la loi du moindre effort, voilà tout le secret de son indifférence quant au choix de l'emplacement qu'elle adopte. C'est là le trait le plus marquant de ses mœurs, c'est là sa physionomie particulière.
La nourriture que les Osmies préparent pour leurs larves ne contient qu'une très faible proportion de liquide, si même elle en contient. «Les vivres consistent surtout en farine jaune. Au centre du monceau, un peu de miel est dégorgé, qui convertit la poussière pollinique en une pâte ferme et rougeâtre. Sur cette pâte, l'œuf est déposé, non couché, mais debout, l'extrémité antérieure libre, l'extrémité postérieure engagée légèrement et fixée dans la masse plastique. L'éclosion venue, le ver, maintenu en place par sa base, n'aura qu'à fléchir un peu le col pour trouver sous la bouche la pâte imbibée de miel. Devenu fort, il se dégagera de son point d'appui et consommera la farine environnante.»
«Lorsque les provisions sont homogènes, ces délicates précautions sont inutiles. Les vivres des Anthophores consistent en un miel coulant, le même dans toute sa masse. L'œuf est alors couché de son long à la surface, sans aucune disposition particulière, ce qui expose le nouveau-né à cueillir ses premières bouchées au hasard. A cela nul inconvénient, la nourriture étant partout de qualité identique.» (Fabre, Souvenirs entomologiques, 3e série.)
La larve met peu de jours à consommer ses vivres. Le repas fini, elle prend quelque temps de repos, puis se file une coque parcheminée, résistante et de couleur brune, chez les grosses Osmies, mince et plus ou moins transparente chez quelques petites espèces. Les Osmies dont les cellules sont peu ou point pressées entre elles, comme les O. cornuta et rufa, font des cocons ovoïdes, surmontés d'une petite pointe conique, dont le sommet est perforé d'un petit trou (fig. 57bis). C'est la forme la plus ordinaire, on peut même dire la forme typique du cocon des Gastrilégides, car elle se reproduit fidèlement dans tous leurs genres. Quand les cellules sont habituellement disposées en série dans un conduit cylindrique, la compression fait disparaître ce prolongement du pôle supérieur du cocon, qui devient cylindrique et se termine aux deux bouts par deux calottes plus ou moins surbaissées.
Lorsqu'une Osmie exploite les constructions d'autrui, s'établit dans un trou peu profond ou dans la coquille d'une Hélice de taille médiocre, elle n'édifie dans ces cavités qu'un nombre restreint de cellules, qui ne peuvent donner la mesure de sa ponte. On n'a ainsi que des pontes partielles. Quand l'Osmie se fait une galerie à elle, nous savons que c'est en général un long tube, où peuvent s'étager un nombre considérable de cellules. On a beaucoup de raisons de croire, en pareil cas, que ces cellules représentent une ponte totale, ou peu s'en faut.
Or, les mâles éclosent les premiers. Les mâles étaient donc logés dans les cellules supérieures, sans quoi ils auraient dû, pour arriver au jour, bouleverser ces dernières, et il est facile de s'assurer qu'ils ne l'ont point fait. Les éclosions n'ont donc point lieu par ordre de primogéniture. On peut constater, en effet, en ouvrant un nid achevé depuis peu de temps, ou auquel la femelle travaille encore, que la cellule du fond, la première bâtie, contiendra, par exemple, une larve d'une certaine grosseur, la cellule suivante une larve plus petite, la troisième cellule une larve plus petite encore ou même un œuf. Les cellules les plus anciennes contiennent les larves les plus avancées, les premiers-nés de la famille. Et c'est précisément dans l'ordre inverse que se font les sorties.
La conclusion est donc que les premiers œufs pondus sont des œufs de femelle, les derniers pondus des œufs de mâles.
Il y a plus. On peut toujours reconnaître, au seul volume d'un cocon ou d'une cellule, d'une espèce donnée, quel cocon, quelle cellule renferme un mâle; quel cocon, quelle cellule contient une femelle. Les femelles occupent les cocons et les cellules les plus volumineux, les mâles sont dans les cocons et les cellules les plus petits. La femelle commence donc par bâtir et approvisionner des cellules destinées à recevoir des œufs de femelles; elle bâtit et approvisionne en second lieu des cellules qui recevront des œufs de mâles.
Allons plus loin encore. Dans les cellules de femelles, la pâtée de pollen est plus considérable que dans les cellules de mâles. Il faut donc que, dès le temps où la femelle construit la cellule, elle lui donne le volume approprié au sexe de l'œuf qui y sera pondu et qui se trouve encore dans son ovaire; que par avance aussi elle dépose dans la cellule la quantité de nourriture qui convient à ce sexe.
Le sexe de l'œuf est donc prévu par la pondeuse, dès avant sa ponte! A moins de supposer que c'est précisément la quantité de nourriture qui détermine le sexe; que l'œuf, au moment de sa ponte, est de sexe indifférent, qu'il est neutre, et qu'un repas copieux fait une femelle, qu'une ration amoindrie fait un mâle.
La question, heureusement, est facile à résoudre par l'expérience. M. Fabre a fait nicher des Osmies dans des roseaux de diamètre convenable; puis, ouvrant ces roseaux en temps opportun, il a interverti les rations, servi aux larves qui devaient donner des femelles une ration de mâle, et inversement. Qu'est-il arrivé? Que rien n'a été changé au résultat essentiel; que tout est resté en l'état, comme si l'expérimentateur eût laissé à chacun sa ration naturelle. Les mâles sont restés mâles, les femelles sont restées femelles. Les larves nées dans de petites cellules ont mangé à leur appétit et ont laissé des restes; les femelles se sont contentées de la portion congrue qui leur était faite; les plus mal partagées sont mortes. A la vérité, les mâles étaient bien venus, de belle prestance, nous dit M. Fabre; le supplément de provende leur avait quelque peu profité. Par contre, les femelles étaient chétives, plus petites même que certains mâles. Leur larve affamée, anémiée, n'avait pu tirer de son corps qu'une dose de soie insuffisante et n'avait filé qu'un cocon mince et peu consistant.
La quantité de nourriture ne détermine donc point le sexe. L'œuf est déjà mâle ou femelle au moment où il est pondu. Pas de place au doute sur ce point. C'est le langage même des faits.
La femelle, conclut M. Fabre, connaît donc le sexe de l'œuf, au moment de la ponte, avant même, puisque ce sexe est déjà prévu dès le temps où elle bâtit, où elle approvisionne la cellule destinée à le recevoir.
Une si grave conclusion méritait que M. Fabre essayât de la contrôler par d'autres données expérimentales. Il n'a pas manqué de le faire. Diverses espèces, mais surtout les Osmies cornue et tricorne, lui en ont fourni la confirmation la plus éclatante.
Dans une première série de faits, l'habile observateur nous montre comment l'Osmie approprie à son usage les nids de diverses autres maçonnes, et particulièrement ceux de l'Anthophore à masque (A. personata).
«J'ai examiné, dit-il, une quarantaine de ces cellules (de l'Anthophore) utilisées par l'une et l'autre des deux Osmies. La très grande majorité est divisée en deux étages au moyen d'une cloison transversale. L'étage inférieur comprend la majeure partie de la chambre et un peu du goulot qui la surmonte. La demeure à double appartement est clôturée, dans le vestibule, par un informe et volumineux amas de boue desséchée. Quel artiste maladroit que l'Osmie en comparaison de l'Anthophore! Son travail, cloison et tampon, jure avec l'œuvre exquise de l'Anthophore, comme une pelote d'ordure sur un marbre poli.
«Les deux appartements obtenus de la sorte sont d'une capacité très inégale, qui frappe aussitôt l'observateur.... La capacité mesurée de l'un est triple environ de celle de l'autre. Les cocons inclus présentent la même disparate: celui d'en bas est gros, celui d'en haut est petit. Enfin celui d'en bas appartient à une Osmie femelle, et celui d'en haut à une Osmie mâle.
«Plus rarement, la longueur du goulot permet une disposition nouvelle, et la cavité est partagée en trois étages. Celui d'en bas, toujours le plus spacieux, contient une femelle; les deux d'en haut, de plus en plus réduits, contiennent des mâles.
«Tenons-nous-en au premier cas, le plus fréquent de tous. L'Osmie est en présence de l'une de ces cavités en forme de poire. C'est la trouvaille qu'il faut utiliser du mieux possible: pareil lot est rare et n'échoit qu'aux mieux favorisées du sort. Y loger deux femelles à la fois est impossible, l'espace est insuffisant. Y loger deux mâles, ce serait trop accorder à un sexe n'ayant droit qu'aux moindres égards. Et puis faut-il que les deux sexes soient également partagés en nombre. L'Osmie se décide pour une femelle, dont le partage sera la meilleure chambre, celle d'en bas, la plus ample, la mieux défendue, la mieux polie; et pour un mâle, dont le partage sera l'étage d'en haut, la mansarde étroite, inégale, raboteuse dans la partie qui empiète sur le goulot. Cette décision, les faits l'attestent, nombreux, irréfutables. Les deux Osmies disposent donc du sexe de l'œuf qui va être pondu, puisque les voici maintenant qui fractionnent la ponte par groupes binaires, femelle et mâle, ainsi que l'exigent les conditions du logement.
«Encore un fait et j'ai fini. Mes appareils en roseaux installés contre les murs du jardin m'ont fourni un nid remarquable d'Osmie cornue. Ce nid est établi dans un bout de roseau de 11 millimètres de diamètre intérieur. Il comprend treize cellules, et n'occupe que la moitié du canal, bien qu'il y ait à l'orifice le tampon obturateur. La ponte semble donc ici complète.
«Or, voici de quelle façon singulière est disposée cette ponte. D'abord, à une distance convenable du fond ou nœud du roseau, est une cloison transversale, perpendiculaire à l'axe du tube. Ainsi est déterminée une loge d'ampleur inusitée, où se trouve logée une femelle. L'Osmie paraît alors se raviser sur le diamètre excessif du canal. C'est trop grand pour une série sur un seul rang. Elle élève donc une cloison perpendiculaire à la cloison transversale qu'elle vient de construire, et divise ainsi le second étage en deux chambres, l'une plus grande, où est logée une femelle, et une plus petite, où est logé un mâle. Puis sont maçonnées une deuxième cloison transversale et une deuxième cloison longitudinale perpendiculaire à la précédente. De là résultent encore deux chambres inégales peuplées pareillement, la grande d'une femelle, la petite d'un mâle.
«A partir de ce troisième étage, l'Osmie abandonne l'exactitude géométrique, l'architecte semble se perdre un peu dans son devis. Les cloisons transversales deviennent de plus en plus obliques, et le travail se fait irrégulier, mais toujours avec mélange de grandes chambres pour les femelles et de petites chambres pour les mâles. Ainsi sont casés trois femelles et deux mâles, avec alternance des sexes.
«A la base de la onzième cellule, la cloison se trouve de nouveau à peu près perpendiculaire à l'axe. Ici se renouvelle ce qui s'est fait au fond. Il n'y a pas de cloison longitudinale, et l'ample cellule, embrassant le diamètre entier du canal, reçoit une femelle. L'édifice se termine par deux cloisons transversales et une cloison longitudinale, qui déterminent, au même niveau, les chambres 12 et 13, où sont établis des mâles.
«Rien de plus curieux que ce mélange des deux sexes, lorsqu'on sait avec quelle précision l'Osmie les sépare dans une série linéaire, alors que le petit diamètre du canal exige que les cellules se superposent une à une. Ici l'apiaire exploite un canal dont le diamètre est disproportionné avec le travail habituel; il construit un édifice compliqué, difficile, qui n'aurait peut-être pas la solidité nécessaire avec des voûtes de trop longue portée. L'Osmie soutient donc ces voûtes par des cloisons longitudinales, et les chambres inégales qui résultent de l'interposition de ces cloisons reçoivent, suivant leur capacité, ici des femelles et là des mâles.»
L'Osmie connaît donc à l'avance le sexe de l'œuf qu'elle pondra plus tard. Bien plus que cela, le sexe de l'œuf est facultatif pour la mère, qui, volontairement le détermine, suivant l'espace dont elle dispose, «espace fréquemment fortuit et non modifiable», établissant ici un mâle, là une femelle.
«Il n'y a donc pas à hésiter, conclut M. Fabre, si étrange que soit l'affirmation: l'œuf, tel qu'il descend de son tube ovarique, n'a pas de sexe déterminé. C'est peut-être pendant les quelques heures de son développement si rapide à la base de sa gaîne ovarienne, c'est peut-être dans son trajet à travers l'oviducte, qu'il reçoit, au gré de la mère, l'empreinte finale d'où résultera, conformément aux conditions du berceau, ou bien une femelle, ou bien un mâle.»
Quoi qu'il en soit de cette hypothèse relative au lieu et au temps où la détermination du sexe s'opère, elle doit, si elle n'est point une illusion de l'expérimentateur, avoir une conséquence dont la vérification lui servira de contrôle.
Voici cette question nouvelle. Admettons que, dans les conditions normales, une Osmie eût donné naissance en tout à vingt œufs par exemple, et que cette ponte naturelle eût contenu, pour simplifier les choses, 10 mâles et 10 femelles. Qu'arrivera-t-il dans des conditions différentes créées par l'expérimentateur? La proportion des sexes se maintiendra-t-elle quand même, ou bien verrons-nous naître, 12, 14, 16 mâles, contre 8, 6, 4 femelles? Y aura-t-il, en un mot, permutation de sexes?
Eh bien, oui, si extraordinaire que cela puisse paraître, c'est ce qui arrive. Nous ne pouvons entrer dans tout le détail expérimental imaginé par M. Fabre pour la solution de ce problème, le plus délicat de tous ceux qu'il a abordés. Obligé de faire un choix, nous dirons seulement qu'il a réussi à amener l'Osmie tricorne à lui donner des pontes intégrales, mais fragmentées en pontes partielles, chacune contenue dans la coquille d'une hélice de dimension et de formes rationnellement choisies. La coquille adoptée était celle de l'Helix cœspitum, qui, configurée en petite Ammonite renflée, s'évase par degrés peu rapides et possède jusqu'à l'embouchure, dans sa partie utilisable, un diamètre à peine supérieur à celui qu'exige un cocon mâle d'Osmie... D'après ces conditions, la demeure ne peut guère convenir qu'à des mâles rangés en file.
Voici les relevés statistiques fournis par quelques pontes, prises parmi celles qui ont donné les résultats les plus concluants:
«Du 6 mai, début de ses travaux, au 25 mai, limite de sa ponte, une Osmie a successivement occupé sept hélices. Sa famille se compose de 14 cocons, nombre très voisin de la moyenne; et sur ces 14 cocons, 12 appartiennent à des mâles et 2 seulement à des femelles.
«Une autre, du 9 mai au 27 mai, a peuplé six hélices d'une famille de 13, dont 10 mâles et 3 femelles. Ces dernières ont pour rang, dans la série totale, les numéros, 3, 4 et 5.
«Une troisième a peuplé onze hélices, labeur énorme. Cette laborieuse s'est trouvée aussi des plus fécondes. Elle m'a fourni une famille de 26, la plus nombreuse que j'aie jamais obtenue de la part d'une Osmie. Eh bien, en cette lignée exceptionnelle se trouvaient 25 mâles, et 1 femelle, une seule, occupant le rang 17.»
M. Fabre n'a pu obtenir la permutation inverse, c'est-à-dire des pontes de femelles avec peu ou point de mâles. Mais il la regarde comme possible, bien qu'il n'ait pu imaginer le moyen de la réaliser.
Peut-être aurions-nous quelques réserves à faire sur quelques-unes des conclusions que l'auteur tire des expériences que nous avons rapportées. Désirant ne point nous départir de notre rôle d'historien, ni aborder des discussions qui seraient déplacées dans un ouvrage de la nature de celui-ci, nous nous en abstiendrons. Nous nous empressons toutefois de reconnaître que des résultats aussi remarquables sont dignes de toute l'attention des physiologistes.
Les Anthidies (Anthidium) sont de fort jolies abeilles à brosse ventrale, reconnaissables au bariolage jaune, rarement blanchâtre, dont leur tégument noir est orné, et qui dessine sur leur abdomen des bandes souvent interrompues ou des taches de formes variées. Dans quelques espèces méridionales, le jaune passe au rougeâtre ou à l'orangé, et le fond noir lui-même tantôt tourne graduellement au roux, tantôt disparaît peu à peu devant l'envahissement du jaune. Quelquefois, au contraire, le dessin jaune se réduit au point de disparaître totalement; c'est le cas de l'Anthidium montanum, espèce montagnarde, habitant les Pyrénées et les Alpes.
Par une exception remarquable, les mâles d'Anthidium sont d'ordinaire plus grands et plus robustes que leurs femelles. C'était une nécessité, chez des insectes dont les noces sont la suite d'un rapt véritable, où le mâle, d'un brusque élan, saisit violemment la femelle qu'il a aperçue butinant en paix sur les Labiées, l'emporte, et disparaît avec elle dans les airs. Aussi le ravisseur est-il armé en conséquence. Ses pattes, douées d'une force de contraction étonnante, sont frangées de cils très propres à retenir le corps qu'elles embrassent; les derniers segments de l'abdomen sont munis d'épines, de crochets redoutables d'aspect, inoffensifs d'ailleurs, et concourant au même but.
L'espèce la plus répandue, la plus anciennement décrite et la mieux connue, d'Anthidie à manchettes (A. manicatum) (fig. 58 et 59), fait ses nids d'une façon très originale. Avant tout, une galerie lui est nécessaire: elle utilise pour cela un trou dans la terre, qu'elle approfondit ou approprie, les conduits creusés dans le bois par les larves de coléoptères xylophages; elle ne dédaigne pas les longues galeries des Xylocopes. Jusque-là, rien que nous ne connaissions déjà. Mais nous n'avons encore vu que des taraudeurs et des maçons. L'Anthidie est matelassier. Il tapisse ses alvéoles d'un duvet cotonneux, récolté sur les feuilles et les tiges de certaines labiées, le Ballota fœtida, diverses espèces de Stachys, et beaucoup d'autres sans doute.
Il est curieux de voir l'Anthidie opérer sa cueillette de coton. Il suit une branche ou la tige du haut en bas et en racle le duvet avec une dextérité merveilleuse. Quand le ballot qu'il a amassé est assez gros, presque autant que le tondeur lui-même, il l'emporte en le serrant sous sa tête et sa poitrine avec les pattes antérieures. Dans cet épais et chaud matelas est enveloppée la pâtée de pollen qui nourrira la larve. Beaucoup d'espèces ont des habitudes semblables. Une d'entre elles, fort mignonne, l'Anthidium lituratum, se loge, comme quelques Osmies, dans le canal médullaire des ronces desséchées et y entasse en file ses cellules de coton.
On a longtemps cru, et Lepeletier l'affirme, que tous les Anthidium pratiquaient la même industrie. M. Lucas a fait connaître, dans l'Exploration scientifique de l'Algérie, des habitudes tout autres chez une belle espèce à dessins rougeâtres, l'A. sticticum, qui est commun en Algérie et dans le Midi méditerranéen de la France. C'est dans les coquilles de diverses espèces d'hélices qu'il établit ses cellules. Le nombre de celles-ci varie de une à trois, chacune contenue dans un des tours de la spire, et toujours adossée à la rampe interne. Les cocons étant trop petits, surtout le plus bas placé, pour remplir la largeur de l'espace où ils sont logés, le vide est rempli d'une maçonnerie faite de petits cailloux et de terre. Pour achever de remplir la coquille jusqu'à la bouche, une quantité de petits cailloux mêlés de terre y sont entassés, formant une masse incohérente, sans matière d'aucune sorte qui unisse ces matériaux. La bouche enfin est hermétiquement close au moyen d'une muraille tout à fait lisse à l'extérieur, faite d'une terre jaunâtre, parfois de fiente de chameau, et dans laquelle sont engagés des fragments de coquille au nombre de huit à dix, de forme à peu près carrée. Quand il y a trois cocons dans la même hélice, les deux sexes peuvent s'y trouver réunis, mais le plus souvent les cocons sont de même sexe (fig. 60 et 61).
L'A. sticticum n'est pas le seul qui aime à se loger dans les coquilles. Les A. septemdentatum et bellicosum, observés par M. Fabre, partagent les mêmes goûts. Parmi les diverses espèces d'hélices adoptées par ces deux Anthidies, celle de l'Helix aspersa est le plus fréquemment habitée. Invariablement, le deuxième tour de la spire est le seul occupé; les tours plus élevés, trop étroits, ne le sont jamais, non plus que le premier, qui est trop large, difficulté qui n'eût pas arrêté une Osmie. Mais tandis que l'A. sticticum ferme l'embouchure de la coquille tout au ras, nos deux Anthidies établissent leur cloison transversale plus haut, vers le commencement du premier tour, en sorte que rien à l'extérieur n'indique si la coquille est ou non habitée. Il faut, pour le savoir, la casser.
«La cloison est formée de menus graviers que cimente un mastic de résine, recueillie en larmes récentes sur l'oxycèdre et le pin d'Alep. Par delà s'étend une épaisse barricade de débris de toute nature: graviers, parcelles de terre, aiguilles de genévrier, chatons de conifères, petites coquilles, déjections sèches d'escargot. Suivent une cloison de résine pure, un volumineux cocon dans une chambre spacieuse, une seconde cloison de résine pure, et enfin un cocon moindre dans une chambre rétrécie.» C'est donc, au fond, la même architecture que celle de l'A. sticticum, la cloison seule est déplacée.
M. Fabre a trouvé le plus souvent deux cocons dans chaque hélice, et dans la moitié des cas les deux sexes étaient présents à la fois; et alors, toujours le mâle se trouvait dans le cocon le plus bas situé, la femelle dans le cocon de dessus. Les deux sexes sont donc pondus suivant la règle ordinaire, la femelle d'abord, le mâle ensuite. Seulement ici, le cocon le plus gros est celui du mâle, tandis qu'ailleurs c'est le plus petit? Nous avons déjà dit que, chez les Anthidies, le mâle est plus grand que la femelle. De ce que la plus grande cellule est logée dans une partie plus spacieuse de la spire que la petite cellule, nous ne sommes donc nullement obligés d'en conclure, avec M. Fabre, que «l'inégalitité des deux loges est la conséquence forcée de la configuration de la coquille», que, «par la seule disposition générale du réduit, sont déterminées en avant une ample chambre et en arrière une autre chambre de bien moindre capacité.»
Certains Anthidies utilisent donc, comme le font beaucoup d'Osmies, les coquilles des hélices, et c'est là un nouveau témoignage de l'étroite affinité des deux genres. Remarquons toutefois que le plan des constructions intérieures n'est pas le même. L'épaisse palissade de pierrailles, qui comble le vide entre la cellule inférieure et la cloison, n'est pas connue de l'Osmie. En revanche nous ne voyons pas, chez l'Anthidie, autant d'habileté à tirer le meilleur parti de l'espace. Il suit un plan uniforme, dont il ne s'écarte jamais. L'Osmie sait en varier les détails, suivant les conditions. L'instinct de l'Anthidie est mieux fixé, plus parfait peut-être dans ses résultats; il s'y mêle moins d'intelligence.
Quand M. Fabre, dans une communication amicale, me fit part de ses observations sur les Anthidies habitants des hélices et pétrisseurs de résine, une espèce m'était déjà connue travaillant une substance de cette nature. C'est le tout petit A. strigatum, qui s'installe dans un logement aussi coquet que fragile. Il a jeté son dévolu sur les capsules desséchées et entr'ouvertes à leur sommet des Lychnides (Lychnis dioica). Il y installe ordinairement deux cellules, quelquefois une, rarement trois. Le placenta central, durci et débarrassé de ses graines, lui sert de point d'appui pour ses constructions. Les cellules, au lieu d'être faites de coton ou de terre, sont formées d'une substance résineuse, mêlée de quelques fibres ou poils végétaux de provenance inconnue. Quand le cocon est filé, il est très immédiatement entouré de cette résine comme d'un épais enduit de couleur brunâtre.
M. Fabre m'a signalé encore un autre Anthidium, comme faisant des cellules résineuses ou plutôt cireuses, dans des nids construits sous des pierres ou dans la terre. C'est le laterale.
Quelle que soit leur profession, bourreliers ou résiniers, les Anthidies n'ont d'autres outils que les mandibules et les pattes. Il était curieux de rechercher si, dans chacune des deux corporations, les instruments de travail ne présentaient pas quelque particularité de structure en rapport avec leur usage spécial. L'examen attentif des pattes antérieures n'a rien montré de particulier. Mais l'étude des mandibules a donné ce résultat qui n'est pas fait pour surprendre:
Toutes les espèces, connues comme tapissant leur nid de bourre végétale, ont une conformation des mandibules qui leur est propre; tous ceux que l'on sait travailler la résine en ont une autre.
Il ne s'agit ici, bien entendu, que des femelles. Les mâles, qui ne font rien, quelle que soit la spécialité de leur femelle, ont les mandibules étroites et munies de trois dents.
Les femelles travaillant le coton ont le bord des mandibules découpé en cinq ou six denticules, qui en font un instrument admirablement conformé pour racler et enlever les poils de l'épiderme des végétaux. C'est une sorte de peigne ou de carde (fig. 62).
Les femelles manipulant la résine n'ont point le bord de la mandibule denticulé, mais simplement sinué; l'extrémité seule, précédée d'une échancrure assez marquée, chez quelques espèces, forme une dent véritable; mais cette dent est obtuse, peu saillante. La mandibule n'est en somme qu'une sorte de cuiller, parfaitement propre à détacher et façonner en boulette une matière visqueuse (fig. 63).
Les deux types de mandibule sont si nettement accusés, qu'il est possible de déterminer, sans les avoir vus à l'œuvre, à laquelle des deux catégories,—résiniers ou cotonniers—appartiennent les Anthidies dont la nidification n'a pas été observée.
L'évolution des Anthidies est de tout point conforme à celle des Osmies. Le cocon que la larve se file est de même forme, un peu plus large seulement à proportion, plus lisse, plus coriace, et surmonté aussi d'un petit appendice conique. Le cocon terminé adhère assez à l'enveloppe cotonneuse, qui semble n'en former qu'une couche externe plus grossière. La larve y passe, immobile et somnolente, la fin de l'automne et l'hiver, pour ne se transformer en nymphe qu'au printemps. L'éclosion a lieu quelques jours après.
Les Anthidies sont des abeilles estivales. Les plus précoces ne commencent à se montrer qu'au mois de juin; les plus tardifs volent encore en septembre. Ils recherchent surtout le miel fortement parfumé des Labiées, mais ne dédaignent point les Borraginées et les Légumineuses. Parmi ces dernières, le Lotus corniculatus est une des plus visitées. Quelques autres plantes attirent aussi certaines espèces. L'A. contractum fréquente assidûment le réséda. Sur les plages sablonneuses, l'A. laterale butine avec activité sur les têtes bleuâtres de l'Eryngium maritimum, qu'il délaisse, s'il trouve dans les dunes voisines, une Centaurée qu'il préfère.
Le vol de ces abeilles, au moins chez le mâle, est puissant et rapide. Il s'accompagne d'un bourdonnement dont le timbre et l'intensité rappellent le chant des Anthophores.
L'espèce la plus répandue dans nos contrées, l'Anthidie à manchettes, est aussi celle qui a la plus grande extension, car elle s'observe dans toute l'Europe, de l'Angleterre et de la Norvège à la Méditerranée, et au delà, dans l'Afrique septentrionale. Les espèces résinières paraissent cantonnées dans les localités où se trouvent des Conifères.
On connaît plus d'une centaine d'espèces d'Anthidium, répandues dans l'ancien et le nouveau monde. Aucune n'est indiquée comme vivant en Australie. A en juger par la conformation des mandibules, on est autorisé à penser que les espèces exotiques ont, en général, des habitudes analogues à celles des Anthidies européens, c'est-à-dire qu'elles doivent, comme ces dernières, être vouées au travail du coton ou de la cire.—D'après F. Smith, un Anthidie de Port-Natal attache ses nids aux branches des arbustes et des plantes basses, et fait des cellules entourées d'une enveloppe laineuse, et séparées les unes des autres.
Les Gastrilégides de ce nom, qui signifie grande lèvre, n'ont pas la lèvre supérieure sensiblement plus grande que les autres; tous, nous le savons déjà, ont cet organe particulièrement développé. Quoi qu'il en soit, le genre Mégachile a souvent été pris pour type de la famille et lui a prêté son nom. Beaucoup d'auteurs disent Mégachilides au lieu de Gastrilégides.
C'est la forme de l'abdomen, déprimé en dessus, plus ou moins rétréci en arrière, qui donne aux Mégachiles leur physionomie propre. Cet organe a beaucoup de tendance à se relever en haut, et souvent l'insecte meurt l'abdomen si fortement redressé, que son axe fait un angle presque droit avec celui de la partie antérieure du corps. Un autre caractère, aussi général que facile à saisir, consiste en ce que la deuxième cellule cubitale des ailes antérieures reçoit dans sa base l'insertion des deux nervures récurrentes. Nous nous contenterons de ces signes distinctifs, sans recourir à ceux que l'on a tirés de la conformation des organes buccaux.
Les mâles des Mégachiles diffèrent moins de leurs femelles, par l'aspect général, que ceux des Osmies ne diffèrent des leurs. Néanmoins une foule de particularités leur appartiennent en propre. Outre la taille plus petite et plus élancée, ils ont d'ordinaire les pattes robustes, les fémurs renflés, surtout aux pattes postérieures; les tarses et souvent aussi les tibias de la première paire sont dilatés, aplatis, difformes parfois et frangés de longs cils; dans tout un groupe d'espèces, les hanches antérieures sont armées d'une longue épine; très fréquemment les mandibules portent extérieurement, près de la base, un fort appendice; l'extrémité de l'abdomen, toujours obtuse, présente un rebord infléchi en dessous, souvent développé en une sorte de crête transversale, tantôt entière, tantôt échancrée, ou diversement déchiquetée ou denticulée. Si l'usage précis de toutes ces particularités organiques n'est pas toujours facile à déterminer, du moins les entomologistes s'en servent-ils avec avantage pour la distinction des espèces.
Nous avons vu un des types d'habitation des Osmies devenir le style propre des Anthidium. Nous trouverons encore dans cette architecture polymorphe l'idée mère de celle des Mégachiles. Le lecteur n'a peut-être pas oublié cette Osmie (O. papaveris) qui tapisse ses galeries de pétales de coquelicot. Les Mégachiles pratiquent une industrie toute semblable; mais, moins délicates, c'est dans les feuilles de plantes diverses que d'ordinaire elles découpent les pièces qu'elles appliquent sur la paroi de leur demeure.
Les travaux de la Mégachile sont depuis longtemps connus. Ray les avait déjà observés et figurés. Depuis, Réaumur les a décrits avec une remarquable exactitude (t. VI, 4e mémoire).