Les apôtres
[47] Jérémie, i, 6.
[48] Marc, xvi, 17.
[49] I Cor., xiv, 22. Πνεῦμα, dans les épîtres de saint Paul, est souvent rapproché de δύναμις. Les phénomènes spirites sont regardés comme des δυνάμεις;, c'est-à-dire des miracles.
[50] Irénée, Adv. hær., V, vi, 1; Tertullien, Adv. Marcion., V, 8; Constit. apost., VIII, 1.
[51] Luc, ii, 37; II Cor., vi, 5; xi, 27.
[52]. II Cor., vii, 10.
[53] Act., viii, 26 et suiv.; x entier; xvi, 6, 7, 9 et suiv. Comparez Luc, ii, 27, etc.
[54] Act., xx, 19, 31; Rom., viii, 23, 26.
CHAPITRE V.
PREMIÈRE ÉGLISE DE JÉRUSALEM; ELLE EST TOUTE CÉNOBITIQUE.
[An 35] L'habitude de vivre ensemble, dans une même foi et dans une même attente, créa nécessairement beaucoup d'habitudes communes. Très-vite, des règles s'établirent et donnèrent à cette Église primitive quelque analogie avec les établissements de vie cénobitique, tels que le christianisme les connut plus tard. Beaucoup de préceptes de Jésus portaient à cela; le vrai idéal de la vie évangélique est un monastère, non un monastère fermé de grilles, une prison à la façon du moyen âge, avec la séparation des deux sexes, mais un asile au milieu du monde, un espace réservé pour la vie de l'esprit, une association libre ou petite confrérie intime, traçant une haie autour d'elle pour écarter les soucis qui nuisent à la liberté du royaume de Dieu.
Tous vivaient donc en commun, n'ayant qu'un cœur et qu'une âme[1]. Personne ne possédait rien qui lui fût propre. En se faisant disciple de Jésus, on vendait ses biens et on faisait don du prix à la société. Les chefs de la société distribuaient ensuite le bien commun à chacun selon ses besoins. Ils habitaient un seul quartier[2]. Ils prenaient leurs repas ensemble, et continuaient d'y attacher le sens mystique que Jésus avait prescrit[3]. De longues heures se passaient en prières. Ces prières étaient quelquefois improvisées à haute voix, plus souvent méditées en silence. Les extases étaient fréquentes, et chacun se croyait sans cesse favorisé de l'inspiration divine. La concorde était parfaite; nulle querelle dogmatique, nulle dispute de préséance. Le souvenir tendre de Jésus effaçait toutes les dissensions. La joie était dans tous les cœurs, vive et profonde[4]. La morale était austère, mais pénétrée d'un sentiment doux et tendre. On se groupait par maisons pour prier et se livrer aux exercices extatiques[5]. Le souvenir de ces deux ou trois premières années resta comme celui d'un paradis terrestre, que le christianisme poursuivra désormais dans tous ses rêves, et où il essayera vainement de revenir. Qui ne voit, en effet, qu'une telle organisation ne pouvait s'appliquer qu'à une très-petite Église? Mais, plus tard, la vie monastique reprendra pour son compte cet idéal primitif, que l'Église universelle ne songera guère à réaliser.
Que l'auteur des Actes, à qui nous devons le tableau de cette première chrétienté de Jérusalem, ait un peu forcé les couleurs, et en particulier exagéré la communauté de biens qui y régnait, cela est possible assurément. L'auteur des Actes est le même que l'auteur du troisième Évangile, qui, dans la vie de Jésus, a l'habitude de transformer les faits selon ses théories[6], et chez lequel la tendance aux doctrines de l'ébionisme[7], c'est-à-dire de l'absolue pauvreté, est souvent très-sensible. Néanmoins, le récit des Actes ne peut être ici dénué de quelque fondement. Quand même Jésus n'aurait prononcé aucun des axiomes communistes qu'on lit dans le troisième Évangile, il est certain que le renoncement aux biens de ce monde et l'aumône poussée jusqu'à se dépouiller soi-même, était parfaitement conforme à l'esprit de sa prédication. La croyance que le monde va finir a toujours produit le dégoût des biens du monde et la vie commune[8]. Le récit des Actes est, d'ailleurs, parfaitement conforme à ce que nous savons de l'origine des autres religions ascétiques, du bouddhisme, par exemple. Ces sortes de religions commencent toujours par la vie cénobitique. Leurs premiers adeptes sont des espèces de moines mendiants. Le laïque n'y apparaît que plus tard et quand ces religions ont conquis des sociétés entières, où la vie monastique ne peut exister qu'à l'état d'exception[9].
Nous admettons donc, dans l'Église de Jérusalem, une période de vie cénobitique. Deux siècles plus tard, le christianisme faisait encore aux païens l'effet d'une secte communiste[10]. Il faut se rappeler que les esséniens ou thérapeutes avaient déjà donné le modèle de ce genre de vie, lequel sortait fort légitimement du mosaïsme. Le code mosaïque étant essentiellement moral et non politique, son produit naturel était l'utopie sociale, l'église, la synagogue, le couvent, non l'état civil, la nation, la cité. L'Égypte avait, depuis plusieurs siècles, des reclus et des recluses nourris par l'État, probablement en exécution de legs charitables, auprès du Sérapéum de Memphis[11]. Il faut se rappeler surtout qu'une telle vie en Orient n'est nullement ce qu'elle a été dans notre Occident. En Orient, on peut très-bien jouir de la nature et de l'existence sans rien posséder. L'homme, dans ces pays, est toujours libre, parce qu'il a peu de besoins; l'esclavage du travail y est inconnu. Nous voulons bien que le communisme de l'Église primitive n'ait été ni aussi rigoureux ni aussi universel que le veut l'auteur des Actes. Ce qui est sûr, c'est qu'il y avait à Jérusalem une grande communauté de pauvres, gouvernée par les apôtres, et à laquelle on envoyait des dons de tous les points de la chrétienté[12]. Cette communauté fut obligée sans doute d'établir des règlements assez sévères, et, quelques années plus tard, il fallut même, pour la gouverner, faire agir la terreur. Des légendes épouvantables circulaient, d'après lesquelles le seul fait d'avoir retenu quelque chose sur ce que l'on donnait à la communauté était présenté comme un crime capital, et puni de mort[13].
Les portiques du temple, surtout le portique de Salomon, qui dominait le val de Cédron, étaient le lieu où se réunissaient habituellement les disciples pendant le jour[14]. Ils y retrouvaient le souvenir des heures que Jésus avait passées dans le même endroit. Au milieu de l'extrême activité qui régnait autour du temple, on devait les remarquer peu. Les galeries qui faisaient partie de cet édifice étaient le siège d'écoles et de sectes nombreuses, le théâtre de disputes sans fin. Les fidèles de Jésus devaient d'ailleurs passer pour des dévots très-exacts; car ils observaient encore les pratiques juives avec scrupule, priant aux heures voulues[15] et observant tous les préceptes de la Loi. C'étaient des juifs, ne différant des autres qu'en ce qu'ils croyaient le Messie déjà venu. Les gens qui n'étaient pas au courant de ce qui les concernait (et c'était l'immense majorité) les regardaient comme une secte de hasidim ou gens pieux. On n'était ni schismatique ni hérétique pour s'affilier à eux[16], pas plus qu'on ne cesse d'être protestant pour être disciple de Spener, ou catholique pour être de l'ordre de Saint-François ou de Saint-Bruno. Le peuple les aimait à cause de leur piété, de leur simplicité, de leur douceur[17]. Les aristocrates du temple les voyaient sans doute avec déplaisir. Mais la secte faisait peu d'éclats; elle était tranquille, grâce à son obscurité.
Le soir, les frères rentraient à leur quartier et prenaient le repas, divisés par groupes[18], en signe de fraternité et en souvenir de Jésus, qu'ils voyaient toujours présent au milieu d'eux. Le chef de table rompait le pain, bénissait la coupe[19], et les faisait circuler comme un symbole d'union en Jésus. L'acte le plus vulgaire de la vie devenait ainsi le plus auguste et le plus saint. Ces repas en famille, toujours aimés des Juifs[20], étaient accompagnés de prières, d'élans pieux, et remplis d'une douce gaieté. On se croyait encore au temps où Jésus les animait de sa présence; on s'imaginait le voir, et de bonne heure le bruit se répandit que Jésus avait dit: «Chaque fois que vous romprez le pain, faites-le en mémoire de moi[21].» Le pain lui-même devint en quelque sorte Jésus, conçu comme source unique de force pour ceux qui l'avaient aimé et qui vivaient encore de lui. Ces repas, qui furent toujours le symbole principal du christianisme et l'âme de ses mystères[22], avaient d'abord lieu tous les soirs. Mais bientôt l'usage les restreignit au dimanche[23] soir[24]. Plus tard, le repas mystique fut transporté au matin[25]. Il est probable qu'au moment de l'histoire où nous sommes arrivés, le jour férié de chaque semaine était encore, pour les chrétiens, le samedi[26].
Les apôtres choisis par Jésus et qu'on supposait avoir reçu de lui un mandat spécial pour annoncer au monde le royaume de Dieu, avaient, dans la petite communauté, une supériorité incontestée. Un des premiers soins, dès que la secte se vit assise tranquillement à Jérusalem, fut de combler le vide que Juda de Kérioth avait laissé dans son sein[27]. L'opinion que ce dernier avait trahi son maître et avait été la cause de sa mort devenait de plus en plus générale. La légende s'en mêlait, et tous les jours on apprenait quelque circonstance nouvelle qui ajoutait à la noirceur de son action. Il s'était acheté un champ près de la vieille nécropole de Hakeldama, au sud de Jérusalem, et il y vivait retiré[28]. Tel était l'état d'exaltation naïve où se trouvait toute la petite Église, que, pour le remplacer, on résolut d'avoir recours à la voie du sort. En général, dans les grandes émotions religieuses, on affectionne ce moyen de se décider, car on admet en principe que rien n'est fortuit, qu'on est l'objet principal de l'attention divine, et que la part de Dieu dans un fait est d'autant plus grande que celle de l'homme est plus faible. On tint seulement à ce que les candidats fussent pris dans le groupe des disciples les plus anciens, qui avaient été témoins de toute la série des événements depuis le baptême de Jean. Cela réduisait considérablement le nombre des éligibles. Deux seulement se trouvèrent sur les rangs, José Bar-Saba, qui portait le nom de Justus[29], et Matthia. Le sort tomba sur Matthia, qui dès lors fut compté au nombre des Douze. Mais ce fut le seul exemple d'un tel remplacement. Les apôtres furent conçus désormais comme nommés une fois pour toutes par Jésus et ne devant pas avoir de successeurs. Le danger d'un collége permanent, gardant pour lui toute la vie et toute la force de l'association, fut écarté, pour un temps, avec un instinct profond. La concentration de l'Église en une oligarchie ne vint que bien plus tard.
Il faut se prémunir, du reste, contre les malentendus que ce nom d'«apôtre» peut provoquer et auxquels il n'a pas manqué de donner lieu. Dès une époque fort ancienne, on fut amené par quelques passages des Évangiles, et surtout par l'analogie de la vie de saint Paul, à concevoir les apôtres comme des missionnaires essentiellement voyageurs, se partageant en quelque sorte le monde d'avance, et parcourant en conquérants tous les royaumes de la terre[30]. Un cycle de légendes se forma sur cette donnée et s'imposa à l'histoire ecclésiastique[31]. Rien déplus contraire à la vérité[32]. Le corps des Douze fut d'habitude en permanence à Jérusalem; jusqu'à l'an 60 à peu près, les apôtres ne sortirent de la ville sainte que pour des missions temporaires. Par là s'explique l'obscurité où restèrent la plupart des membres du conseil central. Très-peu d'entre eux eurent un rôle. Ce fut une sorte de sacré collége ou de sénat[33], uniquement destiné à représenter la tradition et l'esprit conservateur. On finit par les décharger de toute fonction active, de sorte qu'il ne leur resta qu'à prêcher et à prier[34]; encore les rôles brillants de la prédication ne leur échurent-ils pas. On savait à peine leurs noms hors de Jérusalem, et, vers l'an 70 ou 80, les listes qu'on donnait de ces douze élus primitifs n'étaient d'accord que sur les noms principaux[35].
Les «frères du Seigneur» paraissent souvent à côté des «apôtres», quoiqu'ils en fussent distincts[36]. Leur autorité était au moins égale à celle des apôtres. Ces deux groupes constituaient, dans l'Église naissante, une sorte d'aristocratie fondée uniquement sur les rapports plus ou moins intimes que leurs membres avaient eus avec le maître. C'étaient là les hommes que Paul appelait «les colonnes[37]» de l'Église de Jérusalem. On voit, du reste, que les distinctions de la hiérarchie ecclésiastique n'existaient pas encore. Le titre n'était rien; l'importance personnelle était tout. Le principe du célibat ecclésiastique était bien déjà, posé[38]; mais il fallait du temps pour amener tous ces germes à leur complet développement. Pierre et Philippe étaient mariés, avaient des fils et des filles[39].
Le terme pour désigner la réunion des fidèles était l'hébreu kahal, qu'on rendit par le mot essentiellement démocratique ἐκκλησία. Ecclesia, c'est la convocation du peuple dans les vieilles cités grecques, l'appel au Pnyx ou à l'agora. A partir du iie ou du iiie siècle avant J.-C., les mots de la démocratie athénienne devinrent en quelque sorte de droit commun dans la langue hellénique; plusieurs de ces termes[40], par suite de l'usage qu'en firent les confréries grecques, entrèrent dans la langue chrétienne. C'était, en effet, la vie populaire, restreinte depuis des siècles, qui reprenait son cours sous des formes tout à fait différentes. L'Église primitive est une petite démocratie à sa manière. Il n'est pas jusqu'à l'élection par le sort, moyen si cher aux anciennes républiques, qui ne s'y retrouve parfois[41]. Moins âpre pourtant et moins soupçonneuse que les anciennes cités, l'Église déléguait volontiers son autorité; comme toute société théocratique, elle tendait à abdiquer entre les mains d'un clergé, et il était facile de prévoir qu'un ou deux siècles ne s'écouleraient pas avant que toute cette démocratie tournât à l'oligarchie.
Le pouvoir qu'on prêtait à l'Église réunie et à ses chefs était énorme. L'Église conférait toute mission, se guidant uniquement dans ses choix sur des signes donnés par l'Esprit[42]. Son autorité allait jusqu'à décréter la mort. On racontait qu'à la voix de Pierre, des délinquants étaient tombés à la renverse et avaient expiré sur-le-champ[43]. Saint Paul, un peu plus tard, ne craint pas, en excommuniant un incestueux, «de le livrer à Satan pour la mort de sa chair, afin que son esprit soit sauvé au grand jour du Seigneur[44]». L'excommunication était tenue pour l'équivalent d'une sentence de mort. On ne doutait pas qu'une personne que les apôtres ou les chefs d'Église avaient retranchée du corps des saints et livrée au pouvoir du mal[45], ne fût perdue. Satan était considéré comme l'auteur des maladies; lui livrer le membre gangrené, c'était livrer celui-ci à l'exécuteur naturel de la sentence. Une mort prématurée était tenue d'ordinaire pour le résultat d'un de ces arrêts occultes, qui, selon la forte expression hébraïque, «extirpait une âme d'Israël[46]». Les apôtres se croyaient investis de droits surnaturels. En prononçant de telles condamnations, ils pensaient que leurs anathèmes ne pouvaient manquer d'être suivis d'effet.
L'impression terrible que faisaient les excommunications, et la haine de tous les confrères contre les membres ainsi retranchés, pouvaient en effet, dans beaucoup de cas, amener la mort, ou du moins forcer le coupable à s'expatrier. La même équivoque terrible se retrouvait dans l'ancienne Loi. «L'extirpation» impliquait à la fois la mort, l'expulsion de la communauté, l'exil, un trépas solitaire et mystérieux[47]. Tuer l'apostat, le blasphémateur, frapper le corps pour sauver l'âme, devait paraître tout légitime. Il faut se rappeler que nous sommes au temps des zélotes, qui regardaient comme un acte de vertu de poignarder quiconque manquait à la loi[48], et ne pas oublier que certains chrétiens étaient ou avaient été zélotes[49]. Des récits comme celui de la mort d'Ananie et de Saphire[50] n'excitaient aucun scrupule. L'idée de la puissance civile était si étrangère à tout ce monde placé en dehors du droit romain, on était si persuadé que l'Église est une société complète, se suffisant à elle-même, que personne ne voyait, dans un miracle entraînant la mort ou la mutilation d'une personne, un attentat punissable devant la loi civile. L'enthousiasme et une foi ardente couvraient tout, excusaient tout. Mais l'effroyable danger que recelaient pour l'avenir ces maximes théocratiques s'aperçoit facilement. L'Église est armée d'un glaive; l'excommunication sera un arrêt de mort. Il y a désormais dans le monde un pouvoir en dehors de l'État qui dispose de la vie des citoyens. Certes, si l'autorité romaine s'était bornée à réprimer chez les juifs et les chrétiens des principes aussi condamnables, elle aurait eu mille fois raison. Seulement, dans sa brutalité, elle confondit la plus légitime des libertés, celle d'adorer à sa manière, avec des abus qu'aucune société n'a jamais pu supporter impunément.
Pierre avait parmi les apôtres une certaine primauté, tenant surtout à son zèle et à son activité[51]. En ces premières années, il se sépare à peine de Jean, fils de Zébédée. Ils marchaient presque toujours ensemble[52], et leur concorde fut sans doute la pierre angulaire de la foi nouvelle. Jacques, frère du Seigneur, les égalait presque en autorité, au moins dans une fraction de l'Église. Quant à certains amis intimes de Jésus, comme les femmes galiléennes, la famille de Béthanie, nous avons déjà remarqué qu'il n'est plus question d'eux. Moins soucieuses d'organiser et de fonder, les fidèles compagnes de Jésus se contentaient d'aimer mort celui qu'elles avaient aimé vivant. Plongées dans leur attente, les nobles femmes qui ont fait la foi du monde étaient presque des inconnues pour les hommes importants de Jérusalem. Quand elles moururent, les traits les plus importants de l'histoire du christianisme naissant furent mis au tombeau avec elles. Les rôles actifs font seuls la renommée; ceux qui se contentent d'aimer en secret restent obscurs, mais sûrement ils ont la meilleure part.
Inutile de dire que ce petit groupe de gens simples n'avait aucune théologie spéculative. Jésus s'était tenu sagement éloigné de toute métaphysique. Il n'eut qu'un dogme, sa propre filiation divine et la divinité de sa mission. Tout le symbole de l'Église primitive pouvait tenir en une ligne: «Jésus est le Messie, fils de Dieu.» Cette croyance reposait sur un argument péremptoire, le fait de la résurrection, dont les disciples se portaient comme témoins. En réalité, personne (pas même les femmes galiléennes) ne disait avoir vu la résurrection[53]. Mais l'absence du corps et les apparitions qui avaient suivi paraissaient équivalentes au fait lui-même. Attester la résurrection de Jésus, telle était la tâche que tous envisageaient comme leur étant spécialement imposée[54]. On s'imagina d'ailleurs bien vite que le maître avait prédit cet événement. On se rappela diverses paroles de lui, qu'on se figura n'avoir pas bien comprises, et où l'on vit après coup une annonce de la résurrection[55]. La croyance en la prochaine manifestation glorieuse de Jésus était universelle[56]. Le mot secret que les confrères disaient entre eux pour se reconnaître et se fortifier, était Maran atha, «le Seigneur va venir»[57]! On croyait se rappeler une déclaration de Jésus, d'après laquelle la prédication n'aurait pas le temps d'atteindre toutes les villes d'Israël avant que le Fils de l'homme apparût dans sa majesté[58]. En attendant, Jésus ressuscité est assis à la droite de son Père. Là, il se repose jusqu'au jour solennel où il viendra, assis sur les nuées, juger les vivants et les morts[59].
L'idée qu'ils avaient de Jésus était celle que Jésus leur avait donnée lui-même. Jésus a été un prophète puissant en œuvres et en paroles[60], un homme élu de Dieu, ayant reçu une mission spéciale pour l'humanité[61], mission qu'il a prouvée par ses miracles et surtout par sa résurrection. Dieu l'a oint de l'Esprit-Saint et l'a revêtu de force; il a passé en faisant du bien et en guérissant ceux qui étaient sous le pouvoir du diable[62]; car Dieu était avec lui[63]. C'est le fils de Dieu, c'est-à-dire un homme parfaitement de Dieu, un représentant de Dieu sur la terre; c'est le Messie, le sauveur d'Israël, annoncé par les prophètes[64]. La lecture des livres de l'Ancien Testament, surtout des prophètes et des psaumes, était habituelle, dans la secte. On portait dans cette lecture une idée fixe, celle de retrouver partout le type de Jésus. On fut persuadé que les anciens livres hébreux étaient pleins de lui, et, dès les premières années, il se forma une collection de textes tirés des prophètes, des psaumes, et de certains livres apocryphes, où l'on était convaincu que la vie de Jésus était prédite et décrite par avance[65]. Cette méthode d'interprétation arbitraire était alors celle de toutes les écoles juives. Les allusions messianiques étaient une sorte de jeu d'esprit, analogue à l'usage que les anciens prédicateurs faisaient des passages de la Bible, détournés de leur sens naturel et pris comme de simples ornements de rhétorique sacrée.
Jésus, avec son tact exquis des choses religieuses, n'avait institué aucun rituel nouveau. La nouvelle secte n'avait pas encore de cérémonies spéciales[66]. Les pratiques de piété étaient les pratiques juives. Les réunions n'avaient rien de liturgique dans le sens précis; c'étaient des séances de confréries, où l'on se livrait à la prière, aux exercices de glossolalie, de prophétie[67], et à la lecture de la correspondance. Rien encore de sacerdotal. Il n'y a pas de prêtre (cohen ou ἱερεύς); le presbyteros est «l'ancien» de la communauté, rien de plus. Le seul prêtre est Jésus[68]; en un autre sens, tous les fidèles le sont[69]. Le jeûne était considéré comme une pratique très-méritoire[70]. Le baptême était le signe d'entrée dans la secte[71]. Le rite était le même que pour celui de Jean, mais on l'administrait au nom de Jésus[72]. Le baptême toutefois était considéré comme une initiation insuffisante. Il devait être suivi de la collation des dons du Saint-Esprit[73], laquelle se faisait au moyen d'une prière prononcée par les apôtres sur la tête du néophyte, avec l'imposition des mains.
Cette imposition des mains, déjà si familière à Jésus[74], était l'acte sacramentel par excellence[75]. Elle conférait l'inspiration, l'illumination intérieure, le pouvoir de faire des prodiges, de prophétiser, de parler les langues. C'était ce qu'on appelait le baptême de l'Esprit. On croyait se rappeler une parole de Jésus: «Jean vous a baptisés par l'eau; mais vous, vous serez baptisés par l'Esprit[76].» Peu à peu, on fondit ensemble toutes ces idées, et le baptême se conféra «au nom du Père et du Fils et de l'Esprit-Saint[77].» Mais il n'est pas probable que cette formule, aux premiers jours où nous sommes, fût encore employée. On voit la simplicité de ce culte, chrétien primitif. Ni Jésus ni les apôtres ne l'avaient inventé. Certaines sectes juives avaient adopté avant eux ces cérémonies graves et solennelles, qui paraissent venir en partie de la Chaldée, où elles sont encore pratiquées avec des liturgies spéciales par les Sabiens ou Mendaïtes[78]. La religion de la Perse renfermait aussi beaucoup de rites du même genre[79].
Les croyances de médecine populaire, qui avaient fait une partie de la force de Jésus, se continuaient dans ses disciples. Le pouvoir des guérisons était une des grâces merveilleuses que conférait l'Esprit[80]. Les premiers chrétiens, comme presque tous les juifs du temps, voyaient dans les maladies la punition d'une faute[81] ou l'œuvre d'un démon malfaisant[82]. Les apôtres passaient, ainsi que Jésus, pour de puissants exorcistes[83]. On s'imaginait que des lotions d'huile opérées par eux, avec imposition des mains et invocation du nom de Jésus, étaient toutes-puissantes pour laver les péchés causes de la maladie et pour guérir le malade[84]. L'huile a toujours été en Orient le médicament par excellence[85]. Seule, du reste, l'imposition des mains des apôtres était censée avoir les mêmes effets[86]. Cette imposition se faisait par l'attouchement immédiat. Il n'est pas impossible que, dans certains cas, la chaleur des mains, se communiquant vivement à la tête, procurât au malade un peu de soulagement.
La secte étant jeune et peu nombreuse, la question des morts ne se posa pour elle que plus tard. L'effet causé par les premiers décès qui eurent lieu dans les rangs des confrères fut étrange[87]. On s'inquiéta du sort des trépassés; on se demanda s'ils seraient moins favorisés que ceux qui étaient réservés pour voir de leurs yeux l'avénement du Fils de l'homme. On en vint généralement à considérer l'intervalle entre la mort et la résurrection comme une sorte de lacune dans la conscience du défunt[88]. L'idée, exposée dans le Phédon, que l'âme existe avant et après la mort, que la mort est un bien, qu'elle est même l'état philosophique par excellence, puisque l'âme alors est tout à fait libre et dégagée, cette idée, dis-je, n'était nullement arrêtée chez les premiers chrétiens. Le plus souvent, il semble que l'homme pour eux n'existait pas sans corps. Cette conception dura longtemps, et ne céda que quand la doctrine de l'immortalité de l'âme, au sens de la philosophie grecque, eut fait son entrée dans l'Église, et se fut combinée tant bien que mal avec le dogme chrétien de la résurrection et du renouvellement universel. A l'heure où nous sommes, la croyance à la résurrection régnait à peu près seule[89]. Le rite des funérailles était sans doute le rite juif. On n'y attachait nulle importance; aucune inscription n'indiquait le nom du mort. La grande résurrection était proche; le corps du fidèle n'avait à faire dans le rocher qu'un bien court séjour. On ne tint pas beaucoup à se mettre d'accord sur la question de savoir si la résurrection serait universelle, c'est-à-dire embrasserait les bons et les méchants, ou si elle s'appliquerait aux seuls élus[90].
Un des phénomènes les plus remarquables de la nouvelle religion fut la réapparition du prophétisme. Depuis longtemps, on ne parlait plus guère de prophètes en Israël. Ce genre particulier d'inspiration sembla renaître dans la petite secte. L'Église primitive eut plusieurs prophètes et prophétesses[91], analogues à ceux de l'Ancien Testament. Les psalmistes reparurent aussi. Le modèle des psaumes chrétiens nous est sans doute offert par les cantiques que Luc aime à semer dans son Évangile[92], et qui sont calqués sur les cantiques de l'Ancien Testament. Ces psaumes, ces prophéties sont dénués d'originalité sous le rapport de la forme; mais un admirable esprit de douceur et de piété les anime et les pénètre. C'est comme un écho affaibli des dernières productions de la lyre sacrée d'Israël. Le livre des Psaumes fut en quelque sorte le calice de fleur où l'abeille chrétienne butina son premier suc. Le Pentateuque, au contraire, était, à ce qu'il semble, peu lu et peu médité; on y substituait des allégories à la façon des midraschim juifs, où tout le sens historique des livres était supprimé.
Le chant dont on accompagnait les hymnes nouveaux[93] était probablement cette espèce de sanglot sans notes distinctes, qui est encore le chant d'église des Grecs, des Maronites et en général des chrétiens d'Orient[94]. C'est moins une modulation musicale qu'une manière de forcer la voix et d'émettre par le nez une sorte de gémissement où toutes les inflexions se suivent avec rapidité. On exécute cette mélopée bizarre, debout, l'œil fixe, le front plissé, le sourcil froncé, avec un air d'effort. Le mot amen surtout se dit d'une voix chevrotante, avec tremblement. Ce mot jouait un grand rôle dans la liturgie. A l'imitation des Juifs[95], les nouveaux fidèles l'employaient pour marquer l'adhésion de la foule à la parole du prophète ou du préchantre[96]. On lui attribuait déjà peut-être des vertus secrètes, et on le prononçait avec une certaine emphase. Nous ignorons si ce chant ecclésiastique primitif était accompagné d'instruments[97]. Quant au chant intime, à celui que les fidèles «chantaient en leur cœur[98]», et qui n'était que le trop-plein de ces âmes tendres, ardentes et rêveuses, il s'exécutait sans doute comme les cantilènes des lollards du moyen âge, à mi-voix[99]. En général, c'était la joie qui s'épanchait par ces hymnes. Une des maximes des sages de la secte était: «Si tu es triste, prie; si tu es gai, chante[100].»
Purement destinée, du reste, à l'édification des frères assemblés, cette première littérature chrétienne ne s'écrivait pas. Composer des livres était une idée qui ne venait à personne. Jésus avait parlé; on se souvenait de ses paroles. N'avait-il pas promis que la génération de ses auditeurs ne passerait pas avant qu'il reparût[101]?
[1] Act., ii, 42–47; iv, 32–37; v, 1–11; vi, 1 et suiv.
[2] Ibid., ii, 44, 46, 47.
[3] Ibid., ii, 46; xx, 7, 11.
[4] Jamais littérature ne répéta si souvent le mot «joie» que celle du Nouveau Testament. Voir I Thess., i, 6; v, 16; Rom., xiv, 17; xv, 13; Galat., v, 22; Philip., i, 25; iii, 1; iv, 4; I Joan., i, 4, etc.
[5] Act., xii, 12.
[6] Voir Vie de Jésus, p. xxxix et suiv.
[7] Ebionim veut dire «pauvres». Voir Vie de Jésus, p. 182–183.
[8] Se rappeler l'an 1000. Tous les actes commençant par la formule: Adventante mundi vespera, ou d'autres semblables, sont des donations aux monastères.
[9] Hodgson, dans le Journal Asiat. Soc. of Bengal, t. V, p. 33 et suiv.; Eugène Burnouf, Introd. à l'histoire du buddhisme indien, I, p. 278 et suiv.
[10] Lucien, Mort de Peregrinus, 13.
[11] Papyrus de Turin, de Londres, de Paris, groupés par Brunet de Preste, Mém. sur le Sérapéum de Memphis (Paris, 1852); Egger, Mém. d'hist. anc. et de philologie, p. 151 et suiv., et dans les Notices et extraits, t. XVIII, 2e part., p. 264–359. Observez que la vie érémitique chrétienne prit naissance en Égypte.
[12] Act., xi, 29–30; xxiv, 17; Galat., ii, 10; Rom., xv, 26 et suiv.; I Cor, xvi, 1–4; II Cor., viii et ix.
[13] Act., v, 1–11.
[14] Ibid., ii, 46; v, 12.
[15] Ibid., iii, 1.
[16] Jacques, par exemple, resta toute sa vie un juif pur.
[17] Act., ii, 47; iv, 33; v, 13, 26.
[18] Ibid., ii, 46.
[19] I Cor., x, 16; Justin, Apol. I, 65–67.
[20] Συνδεῖπνα. Joseph., Antiq., XIV, x, 8, 12.
[21] Luc, xxii, 19; I Cor., xi, 24 et suiv.; Justin, loc. cit.
[22] En l'an 37, l'eucharistie est déjà une institution pleine d'abus (I Cor., xi, 17 et suiv.), et, par conséquent, vieille.
[23] Act., xx, 7; Pline, Epist., X, 97; Justin, Apol. I, 67.
[24] Act., xx, 7, 11.
[25] Pline, Epist., X, 97.
[26] Jean, xx, 26, ne suffit pas pour prouver le contraire. Les ébionites gardèrent toujours le sabbat. Saint Jérôme, In Matth., xii, init.
[27] Act., i, 15–26.
[28] Voir Vie de Jésus, p. 437 et suiv.
[29] Comparez Eusèbe, II. E., III, 39 (d'après Papias).
[30] Justin, Apol. I, 39, 50.
[31] Pseudo-Abdias, etc.
[32] Comparez I Cor., xv, 10 et Rom., xv, 19.
[33] Gal., i, 17–19.
[34] Act., vi, 4.
[35] Comparez Matth., x, 2–4; Marc, iii, 16–19; Luc, vi, 14–16, Act., i, 13.
[36] Act., i, 14; Gal., i, 19; I Cor., ix, 5.
[37] Gal., ii, 9.
[38] Voir Vie de Jésus, p. 307.
[39] Voir Vie de Jésus, p. 150. Cf. Papias, dans Eusèbe, II. E., III, 39; Polycrate, ibid., V, 24; Clément d'Alex., Strom., III, 6; VII, 11.
[40] Par exemple, ἐπίσκοπος, peut-être κλῆρος. V. Wescher, dans la Revue archéol., avril 1866, et ci-dessous, p. 352–333.
[41] Act., 26. V. ci-dessous, p. 353.
[42] Act., xiii, 1 et suiv.; Clém. d'Alex., dans Eusèbe, II. E., III, 23.
[43] Act., v, 1–11.
[44] I Cor, v, 1 et suiv.
[45] I Tim., i, 20.
[46] Gen., xvii, 14 et autres passages nombreux dans le code mosaïque; Mischna, Kerithouth, i, 1; Talmud de Bab., Moëd katon, 28 a. Comparez Tertullien, De anima, 57.
[47] Voir les dictionnaires hébreux et rabbiniques, au mot תרכ. Comparer le mot exterminare.
[48] Mischna, Sanhedrin, ix, 6; Jean, xvi, 2; Jos., B. J., VII, viii, 1; III Macch. (apocr.), vii, 8, 12–13.
[49] Luc, vi, 15; Act., i, 13. Comparez Matth., x, 4; Marc, iii, 18.
[50] Act., v, 1–11. Comparez Act., xiii, 9–11.
[51] Act., i, 15; ii, 14, 37; v, 3, 29; Gal., i, 18; ii, 8.
[52] Act., iii, 1 et suiv.; viii, 14; Gal., ii, 9. Comparez Jean, xx, 2 et suiv.; xxi, 20 et suiv.
[53] Selon Matth., xxviii, 1 et suiv., les gardiens auraient été témoins de la descente de l'ange qui tira la pierre. Ce récit, très-embarrassé, voudrait aussi laisser entendre que les femmes furent témoins du même fait, mais il ne le dit pas expressément. En tout cas, ce que les gardiens et les femmes auraient vu, d'après le même récit, ce ne serait pas Jésus ressuscitant, ce serait l'ange. Une telle rédaction, isolée, inconsistante, est évidemment la plus moderne de toutes.
[54] Luc, xxiv, 48; Act., 1, 22; ii, 32; iii, 15; iv, 33; v, 32; x, 41; xiii, 30, 31.
[56] Voir Vie de Jésus, p. 275 et suiv.
[57] I Cor., xvi, 22. Ces deux mois sont syro-chaldaïques.
[58] Matth., x, 23.
[59] Act., ii, 33 et suiv.; x, 42.
[60] Luc, xxiv, 19.
[61] Act., ii, 22.
[62] Les maladies étaient considérées en général comme l'ouvrage du démon.
[63] Act., x, 38.
[64] Ibid., ii, 36; viii, 37; ix, 22; xvii, 3, etc.
[65] Ibid., ii, 14 et suiv.; iii, 12 et suiv.; iv, 8 et suiv., 25 et suiv.; vii, 2 et suiv.; x, 43, et l'épître attribuée à saint Barnabé, tout entière.
[66] Jac., i, 26–27.
[67] Plus tard, cela s'appela λειτουργεῖν. Act., xiii, 2.
[68] Hebr., v, 6; vi, 20; viii, 4; x, 11.
[69] Apoc., i, 6; v, 10; xx, 6.
[70] Act., xiii, 2; Luc, ii, 37.
[71] Rom., vi, 4 et suiv.
[72] Act., viii, 12, 16; x, 48.
[73] Act., viii, 16; x, 47.
[74] Matth., ix, 18; xix, 13, 15; Marc, v, 23; vi, 5; vii, 32; viii, 23, 25; x, 16; Luc, iv, 40; xiii, 13.
[75] Act., vi, 6; viii, 17–19; ix, 12, 17; xiii, 3; xiv, 6; xxviii, 8; I Tim., iv, 14; v, 22; II Tim., i, 6; Hébr., vi, 2; Jac., v, 13.
[76] Matth., iii, 11; Marc, i, 8; Luc, iii, 16; Jean, i, 26; Act., i, 5; xi, 16; xix, 4.
[77] Matth., xxviii, 19.
[78] Voir le Cholasté (Manuscrits sabiens de la Bibl. imp., nos8, 10, 11, 13).
[79] Vendidad-Sadé, VIII, 296 et suiv.; IX, 1–145; XVI, 18–19; Spiegel, Avesta, II, p. lxxxiii et suiv.
[80] I Cor., xii, 9, 28, 30.
[81] Matth., ix, 2; Marc, ii, 5; Jean, v, 14; ix, 2; Jac., v, 15; Mischna, Schabbath, ii, 6; Talm. de Bab., Nedarim, fol. 41 a.
[82] Matth., ix, 33; xii, 22; Marc, ix, 16, 24; Luc, xi, 14; Act., xix, 12; Tertullien, Apol., 22; Adv. Marc., iv, 8.
[83] Act., v, 16; xix, 12–16.
[84] Jac., v, 14–15; Marc, vi, 13.
[85] Luc, x, 34.
[86] Marc, xvi, 18; Act., xxviii, 8.
[87] I Thess., iv, 13 et suiv.; I Cor., xv, 12 et suiv.
[88] Phil., i, 23, semble d'une nuance un peu différente. Cependant comparez I Thess., iv, 14–17. Voir surtout Apoc., xx, 4–6.
[89] Paul, endroits précités, et Phil., iii, 11; Apoc., xx entier; Papias, dans Eusèbe, II. E., III, 39. On voit poindre parfois la croyance contraire, surtout dans Luc (Évang., xvi, 22 et suiv.; xxiii, 43, 46). Mais c'est là une autorité faible sur un point de théologie juive. Voir ci-dessus, Introd., p. xviii-xix. Les esséniens avaient déjà adopté le dogme grec de l'immortalité de l'âme.
[90] Comparez Act., xxiv, 15, à I Thess., iv, 13 et suiv.; Phil., iii, 11. Cf. Apoc., xx, 5. Voir Leblant, Inscr. chrét. de la Gaule, II, p. 81 et suiv.
[91] Act., xi, 27 et suiv.; xiii, 1; xv, 32; xxi, 9, 10 et suiv.; I Cor., xii, 28 et suiv.; xiv, 29–37; Eph., iii, 5; iv, 11; Apocal., i, 3; xvi, 6; xviii, 20, 24; xxii, 9.
[92] Luc, i, 46 et suiv., 68 et suiv.; ii, 29 et suiv.
[93] Act., xvi, 25; I Cor., xiv, 15; Col., iii, 16; Eph., v, 19; Jac., v, 13.
[94] L'identité de ce chant chez des communautés religieuses séparées depuis les premiers siècles prouve qu'il est fort ancien.
[95] Num., v, 22; Deuter., xxvii, 15 et suiv.; Ps. cvi, 48; I Paral., xvi, 36; Nehem., v, 13; viii, 6.
[96] I Cor., xiv, 16; Justin, Apol. I, 65, 67.
[97] I Cor., xiv, 7, 8, ne le prouve pas. L'emploi du verbe Ψάλλω ne le prouve pas non plus. Ce verbe impliquait originairement l'usage d'un instrument à cordes, mais avec le temps il était devenu synonyme de «chanter des psaumes».
[98] Col., iii, 16; Eph., v, 49.
[99] Voir du Cange, au mot Lollardi (édit. Didot). Comparez les cantilènes des Cévenols, Avertissement prophétiques d'Élie Marion (Londres 1707), p. 10, 12, 14, etc.
[100] Jac., v, 13.
[101] Matth., xvi, 28; xxiv, 34; Marc, viii, 39; xiii, 30; Luc, ix, 27; xxi, 32.
CHAPITRE VI.
CONVERSION DE JUIFS HELLÉNISTES ET DE PROSÉLYTES.
[An 36] Jusqu'ici, l'Église de Jérusalem s'est montrée à nous comme une petite colonie galiléenne. Les amis que Jésus s'était faits à Jérusalem et aux environs, tels que Lazare, Marthe, Marie de Béthanie, Joseph d'Arimathie, Nicodème, avaient disparu de la scène. Le groupe galiléen, serré autour des Douze, resta seul compacte et actif. Les prédications de ces disciples zélés étaient continuelles. Plus tard, après la destruction de Jérusalem, et loin de la Judée, on se représenta les sermons des apôtres comme des scènes publiques, ayant lieu sur les places, en présence de foules assemblées[1]. Une telle conception paraît devoir être mise au nombre de ces images convenues dont la légende est si prodigue. Les autorités qui avaient fait mettre Jésus à mort n'eussent pas permis que de tels scandales se renouvelassent. Le prosélytisme des fidèles s'exerçait surtout par des conversations pénétrantes, où la chaleur de leur âme se communiquait de proche en proche[2]. Leurs prédications sous le portique de Salomon devaient s'adresser à des cercles peu nombreux. Mais l'effet n'en était que plus profond. Leurs discours consistaient surtout en citations de l'Ancien Testament, par lesquelles on croyait prouver que Jésus était le Messie[3]. Le raisonnement était subtil et faible, mais toute l'exégèse des Juifs de ce temps est du même genre; les conséquences que les docteurs de la Mischna tirent des textes de la Bible ne sont pas plus satisfaisantes.
Plus faible encore était la preuve invoquée à l'appui de leurs arguments, et tirée de prétendus prodiges. Impossible de douter que les apôtres aient cru faire des miracles. Les miracles passaient pour le signe de toute mission divine[4]. Saint Paul, de beaucoup l'esprit le plus mûr de la première école chrétienne, crut en opérer[5]. On tenait pour certain que Jésus en avait fait. Il était naturel que la série de ces manifestations divines se continuât. En effet, la thaumaturgie est un privilège des apôtres jusqu'à la fin du premier siècle[6]. Les miracles des apôtres sont de même nature que ceux de Jésus, et consistent surtout, mais non pas exclusivement, en guérisons de maladies et en exorcismes de possédés[7]. On prétendait que leur ombre seule suffisait pour opérer des cures merveilleuses[8]. Ces prodiges étaient tenus pour des dons réguliers du Saint-Esprit, et appréciés au même titre que le don de science, de prédication, de prophétie[9]. Au iiie siècle, l'Église croyait encore posséder les mêmes privilèges, et exercer comme une sorte de droit permanent le pouvoir de guérir les malades, de chasser les démons, de prédire l'avenir[10]. L'ignorance rendait tout possible à cet égard. Ne voyons-nous pas, de nos jours, des personnes honnêtes, mais auxquelles manque l'esprit scientifique, trompées d'une façon durable par les chimères du magnétisme et par d'autres illusions[11]?
Ce n'est point par ces erreurs naïves, ni par les chétifs discours que nous lisons dans les Actes, qu'il faut juger des moyens de conversion dont disposaient les fondateurs du christianisme. La vraie prédication, c'étaient les entretiens intimes de ces hommes bons et convaincus; c'était le reflet, encore sensible dans leurs discours, de la parole de Jésus; c'était surtout leur piété, leur douceur. L'attrait de la vie commune qu'ils menaient avait aussi beaucoup de force. Leur maison était comme un hospice où tous les pauvres, tous les délaissés trouvaient asile et secours.
Un des premiers qui s'affilièrent à la société naissante fut un Chypriote nommé Joseph Hallévi ou le Lévite. Il vendit son champ comme les autres, et en apporta le prix aux pieds des Douze. C'était un homme intelligent, d'un dévouement à toute épreuve, d'une parole facile. Les apôtres se l'attachèrent de très-près, et l'appelèrent Bar-naba, c'est-à-dire «le fils de la prophétie» ou «de la prédication»[12]. Il comptait, en effet, au nombre des prophètes[13], c'est-à-dire des prédicateurs inspirés. Nous le verrons plus tard jouer un rôle capital. Après saint Paul, ce fut le missionnaire le plus actif du premier siècle. Un certain Mnason, son compatriote, se convertit vers le même temps[14]. Chypre avait beaucoup de juiveries[15]. Barnabé et Mnason étaient sans doute des Juifs de race[16]. Les relations intimes et prolongées de Barnabé avec l'Église de Jérusalem font croire que le syro-chaldaïque lui était familier.
Une conquête presque aussi importante que celle de Barnabé fut celle d'un certain Jean, qui portait le surnom romain de Marcus. Il était cousin de Barnabé, et circoncis[17]. Sa mère Marie devait jouir d'une honnête aisance; elle se convertit comme son fils, et sa demeure fut plus d'une fois le rendez-vous des apôtres[18]. Ces deux conversions paraissent avoir été l'ouvrage de Pierre[19]. En tout cas, Pierre était très-lié avec la mère et le fils; il se regardait comme chez lui dans leur maison[20]. Même en admettant l'hypothèse où Jean-Marc ne serait pas identique à l'auteur vrai ou supposé du second Évangile[21], son rôle serait encore très-considérable. Nous le verrons plus tard accompagner dans leurs courses apostoliques Paul, Barnabé, et probablement Pierre lui-même.
Le premier feu se propagea ainsi avec une grande rapidité. Les hommes les plus célèbres du siècle apostolique furent presque tous gagnés en deux ou trois années, par une sorte d'entraînement simultané. Ce fut une seconde génération chrétienne, parallèle à celle qui s'était formée, cinq ou six ans auparavant, sur le bord du lac de Tibériade. Cette seconde génération n'avait pas vu Jésus, et ne pouvait égaler la première en autorité. Mais elle devait la surpasser par son activité et par son goût pour les missions lointaines. Un des plus connus parmi les nouveaux adeptes était Stéphanus ou Étienne, qui semble n'avoir été avant sa conversion qu'un simple prosélyte[22]. C'était un homme, plein d'ardeur et de passion. Sa foi était des plus vives, et on le croyait favorisé de tous les dons de l'Esprit[23]. Philippe, qui, comme Stéphanus, fut diacre et évangéliste zélé, s'attacha à la communauté vers le même temps[24]. On le confondit souvent avec son homonyme l'apôtre[25]. Enfin, à cette époque, se convertirent Andronic et Junie[26], probablement deux époux, qui donnèrent, comme plus tard Aquila et Priscille, le modèle d'un couple apostolique, voué à tous les soins du missionnaire. Ils étaient du sang d'Israël, et ils furent avec les apôtres dans des rapports très-étroits[27].
Les nouveaux convertis étaient tous juifs de religion, quand la grâce les toucha; mais ils appartenaient à deux classes de juifs bien différentes. Les uns étaient des «hébreux»[28], c'est-à-dire des Juifs de Palestine, parlant hébreu ou plutôt araméen, lisant la Bible dans le texte hébreu; les autres étaient des «hellénistes», c'est-à-dire des Juifs parlant grec, lisant la Bible en grec. Ces derniers se subdivisaient encore en deux classes, les uns étant de sang juif, les autres étant des prosélytes, c'est-à-dire des gens d'origine non israélite, affiliés au judaïsme à des degrés divers. Ces hellénistes, lesquels venaient presque tous de Syrie, d'Asie Mineure, d'Égypte ou de Cyrène[29], habitaient à Jérusalem des quartiers distincts. Ils avaient leurs synagogues séparées et formaient ainsi de petites communautés à part. Jérusalem comptait un grand nombre de ces synagogues particulières[30]. C'est là que la parole de Jésus trouva le sol préparé pour la recevoir et la faire fructifier.
Tout le noyau primitif de l'Église avait été exclusivement composé d'«hébreux»; le dialecte araméen, qui fut la langue de Jésus, y avait seul été connu et employé. Mais on voit que, dès la deuxième ou la troisième année après la mort de Jésus, le grec faisait invasion dans la petite communauté, où il devait bientôt devenir dominant. Par suite de leurs relations journalières avec ces nouveaux frères, Pierre, Jean, Jacques, Jude, et en général les disciples galiléens, apprirent le grec d'autant plus facilement qu'ils en savaient peut-être déjà quelque chose. Un incident dont il sera bientôt parlé montre que cette diversité de langues causa d'abord quelque division dans la communauté, et que les deux fractions n'avaient pas entre elles des rapports très-faciles[31]. Après la ruine de Jérusalem, nous verrons les «hébreux», retirés au delà du Jourdain, à la hauteur du lac de Tibériade, former une Église séparée, qui eut des destinées à part. Mais, dans l'intervalle de ces deux faits, il ne semble pas que la diversité de langues ait eu de conséquence dans l'Église. Les Orientaux ont une grande facilité pour apprendre les langues; dans les villes, chacun parle habituellement deux ou trois idiomes. Il est donc probable que ceux des apôtres galiléens qui jouèrent un rôle actif acquirent la pratique du grec[32], et arrivèrent même à s'en servir de préférence au syro-chaldaïque, quand les fidèles parlant grec durent de beaucoup les plus nombreux. Le dialecte palestinien devait être abandonné, du jour où l'on songeait à une propagande s'étendant au loin. Un patois provincial, qu'on écrivait à peine[33], et qu'on ne parlait pas hors de la Syrie, était aussi peu propre que possible à un tel objet. Le grec, au contraire, fut en quelque sorte imposé au christianisme. C'était la langue universelle du moment, au moins pour le bassin oriental de la Méditerranée. C'était, en particulier, la langue des Juifs dispersés dans tout l'empire romain. Alors, comme de nos jours, les Juifs adoptaient avec une grande facilité les idiomes des pays qu'ils habitaient. Ils ne se piquaient pas de purisme, et c'est là ce qui fait que le grec du christianisme primitif est si mauvais. Les Juifs, même les plus instruits, prononçaient mal la langue classique[34]. Leur phrase était toujours calquée sur le syriaque; ils ne se débarrassèrent jamais de la pesanteur des dialectes grossiers que la conquête macédonienne leur avait portés[35].
Les conversions au christianisme devinrent bientôt beaucoup plus nombreuses chez les «hellénistes» que chez les «hébreux». Les vieux Juifs de Jérusalem étaient peu attirés vers une secte de provinciaux, médiocrement versés dans la seule science qu'un pharisien appréciât, la science de la Loi[36]. La position de la petite Église à l'égard du judaïsme était, comme le fut celle de Jésus lui-même, un peu équivoque. Mais tout parti religieux ou politique porte en lui une force qui le domine et l'oblige à parcourir son orbite malgré lui. Les premiers chrétiens, quel que fut leur respect apparent pour le judaïsme, n'étaient en réalité des juifs que par leur naissance ou par leurs habitudes extérieures. L'esprit vrai de la secte venait d'ailleurs. Ce qui germait dans le judaïsme officiel, c'était le Talmud; or, le christianisme n'a aucune affinité avec l'école talmudique. Voilà pourquoi le christianisme trouvait surtout faveur dans les parties les moins juives du judaïsme. Les orthodoxes rigides s'y prêtaient peu; c'étaient les nouveaux venus, gens à peine catéchisés, n'ayant pas été aux grandes écoles, dégagés de la routine et non initiés à la langue sainte, qui prêtaient l'oreille aux apôtres et à leurs disciples. Médiocrement considérés de l'aristocratie de Jérusalem, ces parvenus du judaïsme prenaient ainsi une sorte de revanche. Ce sont toujours les parties jeunes et nouvellement acquises d'une communauté qui ont le moins de souci de la tradition, et qui sont le plus portées aux nouveautés.
Dans ces classes peu assujetties aux docteurs de la Loi, la crédulité était aussi, ce semble, plus naïve et plus entière. Ce qui frappe chez le juif talmudiste, ce n'est pas la crédulité. Le juif crédule et ami du merveilleux, que connurent les satiriques latins, n'est pas le Juif de Jérusalem; c'est le juif helléniste, à la fois très-religieux et peu instruit, par conséquent très-superstitieux. Ni le sadducéen à demi incrédule, ni le pharisien rigoriste ne devaient être fort touchés de la théurgie qui était en si grande vogue dans le cercle apostolique. Mais le Judæus Apella, dont l'épicurien Horace souriait[37], était là pour croire. Les questions sociales, d'ailleurs, intéressaient particulièrement ceux qui ne bénéficiaient pas des richesses que le temple et les institutions centrales de la nation faisaient affluer à Jérusalem. Or, ce fut en se combinant avec des besoins fort analogues à ce qu'on appelle maintenant «socialisme» que la secte nouvelle posa le fondement solide sur lequel devait s'asseoir l'édifice de son avenir.
[1] Actes, premiers chapitres
[2] Act., v, 42.
[3] Voir, par exemple, Act., ii, 34 et suiv., et en général tous les discours des premiers chapitres.
[4] I Cor., i, 22; ii, 4–5; II Cor., xii, 12; I Thess., i, 5; II Thess., ii, 9; Gal., iii, 5; Rom., xv, 18–19.
[5] Rom., xv, 19; II Cor., xii, 12; I Thess., i, 5.
[6] Act., v, 12–16. Les Actes sont pleins de miracles. Celui d'Eutyque (Act., xx, 7–12) est sûrement raconté par un témoin oculaire. De même pour Act., xxviii. Comp. Papias, dans Eusèbe, II. E., III, 39.
[7] Les exorcismes juifs et chrétiens furent regardés comme les plus efficaces, même par les païens. Damascius, Vie d'Isidore, 56.
[8] Act., v, 15.
[9] I Cor., xii, 9 et suiv., 28 et suiv.; Constit. apost., VIII, i.
[10] Irénée, Adv. hær., II, xxxii, 4; V, vi, 1; Tertullien, Apol., 23, 43; Ad Scapulam, 2; De corona, 11; De spectaculis, 24, De anima, 57; Constit. apost., chapitre cité, lequel paraît tiré de l'ouvrage de saint Hippolyte sur les Charismata.
[11] Pour les Mormons, le miracle est chose quotidienne; chacun a les siens. Jules Remy, Voy. au pays des Mormons, I, p. 140, 192, 259–260; II, 53 et suiv.
[12] Act., iv, 36–37. Cf. ibid., xv, 32.
[13] Ibid., xiii, 1.
[14] Ibid., xxi, 16.
[15] Jos., Ant., XIII, x, 4; XVII, xii, 1, 2; Philo, Leg. ad Caium, § 36.
[16] Cela résulte pour Barnabé de son nom Hallévi et de Col., iv, 10–11. Mnason semble la traduction de quelque nom hébreu où entrait la racine zacar, comme Zacharie.
[17] Col., iv, 10–11.
[18] Act., xii, 12.
[19] I Petri, v, 13; Act., xii, 12; Papias, dans Eusèbe, H. E., III, 39.
[20] Act., xii, 12–14. Tout ce chapitre, où les choses relatives à Pierre sont si intimement racontées, paraît rédigé par Jean-Marc ou d'après ses renseignements.
[21] Le nom de Marcus n'étant pas commun chez les Juifs de ce temps, il ne semble pas qu'il faille rapporter à des individus différents les passages où il est question d'un personnage de ce nom.
[22] Comparez Act., viii, 2 à Act., ii, 5.
[23] Act., vi, 5.
[24] Ibid.
[25] Comparez Actes, xxi, 8–9 à Papias, dans Eusèbe, Hist. Eccl., III, 39.
[26] Rom., xvi, 7. Il est douteux si Ἰουνίαν vient de Ἰουνία ou de Ἰουνίας = Junianus.
[27] Paul les appelle ses συγγενεῖς; mais il est difficile de dire si cela signifie qu'ils étaient Juifs, ou de la tribu de Benjamin, ou de Tarse, ou réellement parents de Paul. Le premier sens est de beaucoup le plus probable. Comp. Rom., ix, 3; xi, 14. En tout cas, ce mot implique qu'ils étaient Juifs.
[28] Act., vi, 1, 5; II Cor., xi, 22; Phil., iii, 5.
[29] Act., ii, 9–11; vi, 9.
[30] Le Talmud de Jérusalem, Megilla, fol. 73 d, en porte le nombre à quatre cent quatre-vingts. Comp. Midrasch Eka, 52 b, 70 d. Un tel nombre n'a rien d'incroyable pour ceux qui ont vu ces petites mosquées de famille qu'on trouve à chaque pas dans les villes musulmanes. Mais les renseignements talmudiques sur Jérusalem sont de médiocre autorité.
[31] Act., vi, 1.
[32] L'épître de saint Jacques est écrite en un grec assez pur. Il est vrai que l'authenticité de cette épître n'est pas certaine.
[33] Les savants écrivaient dans l'ancien hébreu, un peu altéré. Des morceaux comme celui qu'on lit dans le Talmud de Babylone, Kidduschin, fol. 66 a, peuvent avoir été écrits vers ce temps.
[34] Jos., Ant., dernier paragraphe.
[35] C'est ce que prouvent les transcriptions du grec en syriaque. J'ai développé ceci dans mes Éclaircissements tirés des langues sémitiques sur quelques points de la prononciation grecque, (Paris, 1849.) La langue des inscriptions grecques de Syrie est très-mauvaise.
[36] Jos., Ant., loc. cit.
[37] Sat., I, v, 105.
CHAPITRE VII.
ÉGLISE CONSIDÉRÉE COMME UNE ASSOCIATION DE PAUVRES.
INSTITUTION DU DIACONAT.
LES DIACONESSES ET LES VEUVES.
[An 36] Une vérité générale nous est révélée par l'histoire comparée des religions: toutes celles qui ont eu un commencement, et qui ne sont pas contemporaines de l'origine du langage lui-même, se sont établies par des raisons sociales bien plutôt que par des raisons théologiques. Il en fut sûrement ainsi pour le bouddhisme. Ce qui fit la fortune prodigieuse de cette religion, ce ne fut pas la philosophie nihiliste qui lui servait de base; ce fut sa partie sociale. C'est en proclamant l'abolition des castes, en établissant, selon son expression, «une loi de grâce pour tous,» que Çakya-Mouni et ses disciples entraînèrent après eux l'Inde d'abord, puis la plus grande partie de l'Asie[1]. Comme le christianisme, le bouddhisme fut un mouvement de pauvres. Le grand attrait qui fit qu'on s'y précipita, fut la facilité offerte aux classes déshéritées de se réhabiliter par la profession d'un culte qui les relevait et leur offrait des ressources infinies d'assistance et de pitié.
Le nombre des pauvres était, au premier siècle de notre ère, très-considérable en Judée. Le pays est par sa nature dénué des ressources qui procurent l'aisance. Dans ces pays sans industrie, presque toutes les fortunes ont pour origine ou des institutions religieuses richement dotées, ou les faveurs d'un gouvernement. Les richesses du temple étaient depuis longtemps l'apanage exclusif d'un petit nombre de nobles. Les Asmonéens avaient constitué autour de leur dynastie un groupe de familles riches; les Hérodes augmentèrent beaucoup le luxe et le bien-être dans une certaine classe de la société. Mais le vrai Juif théocrate, tournant le dos à la civilisation romaine, n'en devint que plus pauvre. Il se forma toute une classe de saints hommes, pieux, fanatiques, observateurs rigides de la Loi, tout à fait misérables d'extérieur. C'est dans cette classe que se recrutèrent les sectes et les partis fanatiques, si nombreux à cette époque. Le rêve universel était le règne du prolétaire juif resté fidèle, et l'humiliation du riche, considéré comme un transfuge, comme un traître passé à la vie profane, à la civilisation du dehors. Jamais haine n'égala celle de ces pauvres de Dieu contre les constructions splendides qui commençaient à couvrir le pays, et contre les ouvrages des Romains[2]. Obligés, pour ne pas mourir de faim, de travailler à ces édifices qui leur paraissaient des monuments d'orgueil et de luxe défendu, ils se croyaient victimes de riches méchants, corrompus, infidèles à la Loi.
On conçoit combien une association de secours mutuels, dans un tel état social, fut accueillie avec empressement. La petite Église chrétienne dut sembler un paradis. Cette famille de frères, simples et unis, attira de toutes parts des affiliés. En retour de ce qu'on apportait, on obtenait un avenir assuré, une confraternité très-douce, et de précieuses espérances. L'habitude générale était de convertir sa fortune en espèces avant d'entrer dans la secte[3]. Cette fortune consistait d'ordinaire en petites propriétés rurales peu productives et d'une exploitation incommode. Il n'y avait qu'avantage, surtout pour des gens non mariés, à échanger ces parcelles de terre contre un placement à fonds perdus dans une société d'assurance, en vue du royaume de Dieu. Quelques personnes mariées vinrent même au-devant de cet arrangement; des précautions furent prises pour que les associés apportassent réellement tout leur avoir, et ne gardassent rien en dehors du fonds commun[4]. En effet, comme chacun recevait non en proportion de la mise qu'il avait faite, mais en proportion de ses besoins[5], toute réserve de propriété était bien un vol fait à la communauté. On voit la ressemblance surprenante de tels essais d'organisation du prolétariat avec certaines utopies qui se sont produites à une époque peu éloignée de nous. Mais une différence profonde venait de ce que le communisme chrétien avait une base religieuse, tandis que le socialisme moderne n'en a pas. Il est clair qu'une association où le dividende est en raison des besoins de chacun, et non en raison du capital apporté, ne peut reposer que sur un sentiment d'abnégation très-exalté et sur une foi ardente en un idéal religieux.
Dans une telle constitution sociale, les difficultés administratives devaient être fort nombreuses, quel que fût le degré de fraternité qui régnât. Entre les deux fractions de la communauté, dont l'idiome n'était pas le même, les malentendus étaient inévitables. Il était difficile que les Juifs de race n'eussent pas un peu de dédain à l'égard de leurs coreligionnaires moins nobles. En effet, des murmures ne tardèrent pas à se faire entendre. Les «hellénistes», qui devenaient chaque jour plus nombreux, se plaignaient que leurs veuves fussent moins bien traitées dans les distributions que celles des «hébreux»[6]. Jusque-là, les apôtres avaient présidé aux soins de l'économat. Mais, en présence de telles réclamations, ils sentirent la nécessité de déléguer cette partie de leurs pouvoirs. Ils proposèrent à la communauté de confier les soins administratifs à sept hommes sages et considérés. La proposition fut acceptée. On procéda à l'élection. Les sept élus furent Stéphanus ou Étienne, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parménas et Nicolas. Ce dernier était d'Antioche; c'était un simple prosélyte. Étienne était peut-être de la même condition[7]. Il semble qu'à l'inverse de ce qui s'était pratiqué dans l'élection de l'apôtre Matthia, on s'imposa de choisir les sept administrateurs, non dans le groupe des disciples primitifs, mais parmi les nouveaux convertis et surtout parmi les hellénistes. Tous, en effet, portent des noms purement grecs. Étienne était le plus considérable des sept, et en quelque sorte leur chef. On les présenta aux apôtres, qui, selon un rite déjà consacré, prièrent sur leur tête en leur imposant les mains.
On donna aux administrateurs ainsi désignés le nom syriaque de Schammaschîn, en grec Διάκονοι. On les appelait aussi quelquefois «les Sept», pour les opposer aux «Douze»[8]. Telle fut donc l'origine du diaconat, qui se trouve être la plus ancienne fonction ecclésiastique, le plus ancien des ordres sacrés. Toutes les Églises organisées plus tard eurent des diacres, à l'imitation de celle de Jérusalem. La fécondité d'une telle institution fut merveilleuse. C'était le soin du pauvre élevé à l'égal d'un service religieux. C'était la proclamation de cette vérité que les questions sociales sont les premières dont on doive se préoccuper. C'était la fondation de l'économie politique en tant que chose religieuse. Les diacres furent les meilleurs prédicateurs du christianisme. Nous allons bientôt voir quel rôle ils eurent comme évangélistes. Comme organisateurs, comme économes, comme administrateurs, ils eurent un rôle bien plus important encore. Ces hommes pratiques, en contact perpétuel avec les pauvres, les malades, les femmes, pénétraient partout, voyaient tout, exhortaient et convertissaient de la manière la plus efficace[9]. Ils firent bien plus que les apôtres, immobiles à Jérusalem sur leur siège d'honneur. Ils furent les créateurs du christianisme en ce qu'il eut de plus solide et de plus durable.
De très-bonne heure, des femmes furent admises à cet emploi[10]. Elles portaient, comme de nos jours, le nom de «sœurs[11]». C'étaient d'abord des veuves[12]; plus tard, on préféra des vierges pour cet office[13]. Le tact qui guida en tout ceci la primitive Église fut admirable. Ces hommes simples et bons jetèrent avec une science profonde, parce qu'elle venait du cœur, les bases de la grande chose chrétienne par excellence, la charité. Rien ne leur avait donné le modèle de telles institutions. Un vaste ministère de bienfaisance et de secours réciproques, ou les deux sexes apportaient leurs qualités diverses et concertaient leurs efforts en vue du soulagement des misères humaines, voilà la sainte création qui sortit du travail de ces deux ou trois premières années. Ce furent les plus fécondes de l'histoire du christianisme. On sent que la pensée encore vivante de Jésus remplit ses disciples et les dirige en tous leurs actes avec une merveilleuse lucidité. Pour être juste, en effet, c'est à Jésus qu'il faut reporter l'honneur de ce que les apôtres firent de grand. Il est probable que, de son vivant, il avait jeté les bases des établissements qui se développèrent avec un plein succès aussitôt après sa mort.
Les femmes accouraient naturellement vers une communauté où le faible était entouré de tant de garanties. Leur position dans la société d'alors était humble et précaire[14]; la veuve surtout, malgré quelques lois protectrices, était le plus souvent abandonnée à la misère et peu respectée. Beaucoup de docteurs voulaient qu'on ne donnât à la femme aucune éducation religieuse[15]. Le Talmud met sur le même rang parmi les fléaux du monde la veuve bavarde et curieuse, qui passe sa vie en commérages chez les voisines, et la vierge qui perd son temps en prières[16]. La nouvelle religion créa à ces pauvres déshéritées un asile honorable et sûr[17]. Quelques femmes tenaient dans l'Église un rang très-considérable, et leur maison servait de lieu de réunion[18]. Quant à celles qui n'avaient pas de maison, on les constitua en une espèce d'ordre ou de corps presbytéral féminin[19], qui comprenait aussi probablement des vierges, et qui joua un rôle capital dans l'organisation de l'aumône. Les institutions qu'on regarde comme le fruit tardif du christianisme, les congrégations de femmes, les béguines, les sœurs de la charité furent une de ses premières créations, le principe de sa force, l'expression la plus parfaite de son esprit. En particulier, l'admirable idée de consacrer par une sorte de caractère religieux et d'assujettir à une discipline régulière les femmes qui ne sont pas dans les liens du mariage, est toute chrétienne. Le mot «veuve» devint synonyme de personne religieuse, vouée à Dieu, et par suite de «diaconesse»[20]. Dans ces pays, où l'épouse de vingt-quatre ans est déjà flétrie, où il n'y a pas de milieu entre l'enfant et la vieille femme, c'était comme une nouvelle vie que l'on créait pour la moitié de l'espèce humaine la plus capable de dévouement.
Les temps des Séleucides avaient été une terrible époque de débordements féminins. On ne vit jamais tant de drames domestiques, de telles séries d'empoisonneuses et d'adultères. Les sages d'alors durent considérer la femme comme un fléau dans l'humanité, comme un principe de bassesse et de honte, comme un mauvais génie ayant pour rôle unique de combattre ce qui germe de noble en l'autre sexe[21]. Le christianisme changea les choses. A cet âge qui à nos yeux est encore la jeunesse, mais où la vie de la femme d'Orient est si morne, si fatalement livrée aux suggestions du mal, la veuve pouvait, en entourant sa tête d'un châle noir[22], devenir une personne respectable, dignement occupée, une diaconesse, l'égale des hommes les plus estimés. Cette position si difficile de la veuve sans enfants, le christianisme l'éleva, la rendit sainte[23]. La veuve redevint presque l'égale de la vierge. Ce fut la calogrie ou «belle vieille[24]», vénérée, utile, traitée de mère. Ces femmes allant, venant sans cesse[25], étaient d'admirables missionnaires pour le culte nouveau. Les protestants se trompent en portant dans l'appréciation de ces faits notre esprit moderne d'individualité. Quand il s'agit d'histoire chrétienne, c'est le socialisme, le cénobitisme, qui sont primitifs.
L'évêque, le prêtre, comme le temps les a faits, n'existaient pas encore. Mais le ministère pastoral, cette intime familiarité des âmes, en dehors des liens du sang, était déjà fondé. Ceci a toujours été le don spécial de Jésus, et comme un héritage de lui. Jésus avait souvent répété qu'il était pour chacun plus que son père, plus que sa mère, qu'il fallait pour le suivre quitter les êtres les plus chers. Au-dessus de la famille, le christianisme mettait quelque chose; il créait la fraternité, le mariage spirituels. Le mariage antique, livrant l'épouse à l'époux sans restriction, sans contre-poids, était un véritable esclavage. La liberté morale de la femme a commencé le jour où l'Église lui a donné un confident, un guide en Jésus, qui la dirige et la console, qui toujours l'écoute, et parfois l'engage à résister. La femme a besoin d'être gouvernée, n'est heureuse que gouvernée; mais il faut qu'elle aime celui qui la gouverne. Voilà ce que ni les sociétés anciennes, ni le judaïsme, ni l'islamisme, n'ont pu faire. La femme n'a jamais eu jusqu'ici une conscience religieuse, une individualité morale, une opinion propre que dans le christianisme. Grâce aux évêques et à la vie monastique, une Radegonde saura trouver des moyens pour échapper des bras d'un époux barbare. La vie de l'âme étant tout ce qui compte, il est juste et raisonnable que le pasteur qui sait faire vibrer les cordes divines, le conseiller secret qui tient la clef des consciences, soit plus que le père, plus que l'époux.
En un sens, le christianisme fut une réaction contre la constitution trop étroite de la famille dans la race aryenne. Non-seulement les vieilles sociétés aryennes n'admettaient guère que l'homme marié, mais elles entendaient le mariage dans le sens le plus strict. C'était quelque chose d'analogue à la famille anglaise, un cercle étroit, fermé, étouffant, un égoïsme à plusieurs, aussi desséchant pour l'âme que l'égoïsme à un seul. Le christianisme, avec sa divine notion de la liberté du royaume de Dieu, corrigea ces exagérations. Et d'abord, il se garda de faire peser sur tout le monde les devoirs du commun des hommes. Il vit que la famille n'est pas le cadre absolu de la vie, ou, du moins, un cadre fait pour tous, que le devoir de reproduire l'espèce humaine ne pèse pas sur tous, qu'il doit y avoir des personnes affranchies de ces devoirs, sacrés sans doute, mais non faits pour tous. L'exception que la société grecque fit en faveur des hétères à la façon d'Aspasie, que la société italienne fit pour la cortigiana à la manière d'Imperia, à cause des nécessités de la société polie, le christianisme la fit pour le prêtre, la religieuse, la diaconesse, en vue du bien général. Il admit des états divers dans la société. Il y a des âmes qui trouvent plus doux de s'aimer à cinq cents que de s'aimer à cinq ou six, pour lesquelles la famille dans ses conditions ordinaires paraîtrait insuffisante, froide, ennuyeuse. Pourquoi étendre à tous les exigences de nos sociétés ternes et médiocres? La famille temporelle ne suffît pas à l'homme. Il lui faut des frères et des sœurs en dehors de la chair.
Par sa hiérarchie des différentes fonctions sociales[26], l'Église primitive parut concilier un moment ces exigences opposées. Nous ne comprendrons jamais combien on fut heureux sous ces règles saintes, qui soutenaient la liberté sans l'étreindre, rendant possibles à la fois les douceurs de la vie commune et celles de la vie privée. C'était le contraire du pêle-mêle de nos sociétés artificielles et sans amour, où l'âme sensible est quelquefois si cruellement isolée. L'atmosphère était chaude et douce dans ces petits réduits qu'on appelait des Églises. On vivait ensemble de la même foi et des mêmes espérances. Mais il est clair aussi que ces conditions ne pouvaient s'appliquer à une grande société. Quand des pays entiers se firent chrétiens, la règle des premières Églises devint une utopie et se réfugia dans les monastères. La vie monastique n'est, en ce sens, que la continuation des Églises primitives[27]. Le couvent est la conséquence nécessaire de l'esprit chrétien; il n'y a pas de christianisme parfait sans couvent, puisque l'idéal évangélique ne peut se réaliser que là.
Une large part, assurément, doit être faite au judaïsme dans ces grandes créations. Chacune des communautés juives dispersées sur les côtes de la Méditerranée, était déjà une sorte d'Église, avec sa caisse de secours mutuels. L'aumône, toujours recommandée par les sages[28], était devenue un précepte; elle se faisait au temple et dans les synagogues[29]; elle passait pour le premier devoir du prosélyte[30]. Dans tous les temps, le judaïsme s'est distingué par le soin de ses pauvres et par le sentiment de charité fraternelle qu'il inspire.
Il y a une suprême injustice à opposer le christianisme au judaïsme comme un reproche, puisque tout ce qui est dans le christianisme primitif est venu en somme du judaïsme. C'est en songeant au monde romain qu'on est frappé des miracles de charité et d'association libre opérés par l'Église. Jamais société profane, ne reconnaissant pour base que la raison, n'a produit de si admirables effets. La loi de toute société profane, philosophique, si j'ose le dire, est la liberté, parfois l'égalité, jamais la fraternité. La charité, au point de vue du droit, n'a rien d'obligatoire; elle ne regarde que les individus; on lui trouve même certains inconvénients et on s'en défie. Toute tentative pour appliquer les deniers publics au bien-être des prolétaires semble du communisme. Quand un homme meurt de faim, quand des classes entières languissent dans la misère, la politique se borne à trouver que cela est fâcheux. Elle montre fort bien qu'il n'y a d'ordre civil et politique qu'avec la liberté; or, la conséquence de la liberté est que celui qui n'a rien et qui ne peut rien gagner meure de faim. Cela est logique; mais rien ne tient contre l'abus de la logique. Les besoins de la classe la plus nombreuse finissent toujours par l'emporter. Des institutions purement politiques et civiles ne suffisent pas; les aspirations sociales et religieuses ont droit aussi à une légitime satisfaction.
La gloire du peuple juif est d'avoir proclamé avec éclat ce principe, d'où est sortie la ruine des États anciens, et qu'on ne déracinera plus. La loi juive est sociale et non politique; les prophètes, les auteurs d'apocalypses sont des promoteurs de révolutions sociales, non de révolutions politiques. Dans la première moitié du premier siècle, mis en présence de la civilisation profane, les Juifs n'ont qu'une idée, c'est de refuser les bienfaits du droit romain, de ce droit philosophique, athée, égal pour tous, et de proclamer l'excellence de leur loi théocratique, qui forme une société religieuse et morale. La Loi fait le bonheur, voilà, l'idée de tous les penseurs juifs, tels que Philon et Josèphe. Les lois des autres peuples veillent à ce que la justice ait son cours; peu leur importe que les hommes soient bons et heureux. La loi juive descend aux derniers détails de l'éducation morale.—Le christianisme n'est que le développement de la même idée. Chaque Église est un monastère, où tous ont des droits sur tous, où il ne doit y avoir ni pauvres ni méchants, où tous par conséquent se surveillent, se commandent. Le christianisme primitif peut se définir une grande association de pauvres, un effort héroïque contre l'égoïsme, fondé sur cette idée que chacun n'a droit qu'à son nécessaire, que le superflu appartient à ceux qui n'ont pas. On voit sans peine qu'entre un tel esprit et l'esprit romain il s'établira une lutte à mort, et que le christianisme, de son côté, n'arrivera à régner sur le monde qu'à condition de modifier profondément ses tendances natives et son programme originel.
Mais les besoins qu'il représente dureront éternellement. La vie commune, à partir de la seconde moitié du moyen âge, ayant servi aux abus d'une Église intolérante, le monastère étant devenu trop souvent un fief féodal ou la caserne d'une milice dangereuse et fanatique, l'esprit moderne s'est montré fort sévère à l'égard du cénobitisme. Nous avons oublié que c'est dans la vie commune que l'âme de l'homme a goûté le plus de joie. Le cantique «Oh! qu'il est bon, qu'il est charmant à des frères d'habiter ensemble[31]!» a cessé d'être le nôtre. Mais, quand l'individualisme moderne aura porté ses derniers fruits; quand l'humanité, rapetissée, attristée, devenue impuissante, reviendra aux grandes institutions et aux fortes disciplines; quand notre mesquine société bourgeoise, je dis mal, notre monde de pygmées, aura été chassé à coups de fouet par les parties héroïques et idéalistes de l'humanité, alors la vie commune reprendra tout son prix. Une foule de grandes choses, telles que la science, s'organiseront sous forme monastique, avec hérédité en dehors du sang. L'importance que notre siècle attribue à la famille diminuera. L'égoïsme, loi essentielle de la société civile, ne suffira pas aux grandes âmes. Toutes, accourant des points les plus opposés, se ligueront contre la vulgarité. On retrouvera du sens aux paroles de Jésus et aux idées du moyen âge sur la pauvreté. On comprendra que posséder quelque chose ait pu être tenu pour une infériorité, et que les fondateurs de la vie mystique aient disputé des siècles pour savoir si Jésus posséda du moins «les choses qui se consomment par l'usage». Ces subtilités franciscaines redeviendront de grands problèmes sociaux. Le splendide idéal tracé par l'auteur des Actes sera inscrit comme une révélation prophétique à l'entrée du paradis de l'humanité: «La multitude des fidèles n'avait qu'un cœur et qu'une âme, et aucun d'eux ne regardait ce qu'il possédait comme lui appartenant, car ils jouissaient de tout en commun. Aussi n'y avait-il pas de pauvres parmi eux; ceux qui avaient des champs ou des maisons les vendaient et en apportaient le prix aux pieds des apôtres; puis on faisait la part de chacun selon ses besoins. Et, chaque jour, ils rompaient le pain en pleine concorde, avec joie et simplicité de cœur[32]!»
Ne devançons pas les temps. Nous sommes arrivés à l'an 36 à peu près. Tibère, à Caprée, ne se doute guère de l'ennemi qui croît pour l'Empire. En deux ou trois années, la secte nouvelle avait fait des progrès surprenants. Elle comptait plusieurs milliers de fidèles[33]. Il était déjà facile de prévoir que ses conquêtes s'effectueraient surtout du côté des hellénistes et des prosélytes. Le groupe galiléen qui avait entendu le maître, tout en gardant sa primauté, était comme noyé sous un flot de nouveaux venus, parlant grec. On pressent déjà que le rôle principal appartiendra à ces derniers. A l'heure où nous sommes, aucun païen, c'est-à-dire aucun homme sans lien antérieur avec le judaïsme, n'est entré dans l'Église. Mais des prosélytes[34] y occupent des fonctions très-importantes. Le cercle de provenance des disciples s'est aussi fort élargi; ce n'est plus un simple petit collége de Palestiniens; on y compte des gens de Chypre, d'Antioche, de Cyrène[35], et en général de presque tous les points des côtes orientales de la Méditerranée où s'étaient établies des colonies juives. L'Égypte seule faisait défaut dans cette primitive Église et fera défaut longtemps encore. Les juifs de ce pays étaient presque en schisme avec la Judée. Ils vivaient de leur vie propre, supérieure à beaucoup d'égards à celle de la Palestine, et ils recevaient faiblement le contre-coup des mouvements religieux de Jérusalem.