Les apôtres
[23] Il place en effet cette vision quatorze ans avant l'année où il écrivait la deuxième aux Corinthiens, laquelle est de l'an 57 à peu près. Il n'est pas impossible cependant qu'il fût encore à Tarse.
[24] Pour les idées juives sur les cieux superposés, voir Testam. des 12 patr., Levi, 3; Ascension d'Isaïe, vi, 13; vii, 8 et toute la suite du livre; Talm. de Babyl., Chagiga, 12 b; Midraschim, Bereschith rabba, sect. xix, fol. 19 c; Schemoth rabba, sect. xv, fol. 115 d;Bammidbar rabba, sect. xiii, fol. 218 a; Debarim rabba, sect. ii, fol. 253 a; Schir hasschirim rabba, fol. 24 d.
[25] Comparez Talmud de Babyl., Chagiga, 14 b.
[26] Comparez Ascension d'Isaïe, vi, 15; vii, 3 et suiv.
[27] II Cor., xii, 12; Rom., xv, 19.
[28] I Cor., xii entier.
[29] Act., xi, 29; xxiv, 17; Gal., ii, 10; Rom., xv, 26; I Cor., xvi, 1; II Cor., viii, 4, 14; ix, 1, 12.
[30] Jos., Ant., XVIII, vi, 3, 4; XX, v, 2.
[31] Jac., ii, 5 et suiv.
[32] Act., xi, 28; Jos., Ant., XX, ii, 6; v, 2; Eusèbe, Hist. eccl., II, 8 et 12. Comp. Act., xii, 20; Tac. Ann., XII, 43; Suétone, Claude, 18; Dion Cassius, LX, 11. Aurélius Victor, Cœs., 4; Eusèbe, Chron., années 43 et suiv. Le règne de Claude fut affligé presque chaque année par des famines partielles de l'Empire.
[33] Act., xi, 27 et suiv.
[34] Le livre des Actes (xi, 30; xii, 25) met Paul de ce voyage. Mais Paul déclare qu'entre son premier séjour de deux semaines et son voyage pour l'affaire de la circoncision, il n'alla pas à Jérusalem (Gal., ii, 1, en tenant compte de l'argumentation générale de Paul à cet endroit). Voir ci-dessus, Introd., p. xxxii-xxxiii.
[35] Gal., i, 17–19.
[36] Act., xiii, 3; xv, 36; xviii, 23.
[37] Ibid., xiv, 25; xviii, 22.
CHAPITRE XIV.
PERSÉCUTION D'HÉRODE AGRIPPA Ier.
[An 44] Barnabé trouva l'Église de Jérusalem dans un grand trouble. L'année 44 fut très-orageuse pour elle. Outre la famine, elle vit se rallumer le feu de la persécution, qui s'était ralenti depuis la mort d'Étienne.
Hérode Agrippa, petit-fils d'Hérode le Grand, avait réussi, depuis l'année 41, à recomposer la royauté de son aïeul. Grâce à la faveur de Caligula, il était parvenu à réunir sous sa domination la Batanée, la Trachonitide, une partie du Hauran, l'Abilène, la Galilée, la Pérée[1]. Le rôle ignoble qu'il joua dans la tragi-comédie qui porta Claude à l'empire[2], acheva sa fortune. Ce vil Oriental, en récompense des leçons de bassesse et de perfidie qu'il avait données à Rome, obtint pour lui la Samarie et la Judée, et pour son frère Hérode la petite royauté de Chalcis[3]. Il avait laissé à Rome les plus mauvais souvenirs, et on attribuait en partie à ses conseils les cruautés de Caligula[4]. Son armée et les villes païennes de Sébaste, de Césarée, qu'il sacrifiait à Jérusalem, ne l'aimaient pas[5]. Mais les Juifs le trouvaient généreux, magnifique, sympathique à leurs maux. Il cherchait à se rendre populaire auprès d'eux, et affectait une politique toute différente de celle d'Hérode le Grand. Ce dernier vivait bien plus en vue du monde grec et romain qu'en vue des Juifs. Hérode Agrippa, au contraire, aimait Jérusalem, observait rigoureusement la religion juive, affectait le scrupule, et ne laissait jamais passer un jour sans faire ses dévotions[6]. Il allait jusqu'à recevoir avec douceur les avis des rigoristes, et se donnait la peine de se justifier de leurs reproches[7]. Il fit remise aux Hiérosolymites du tribut que chaque maison lui devait[8]. Les orthodoxes, en un mot, eurent en lui un roi selon leur cœur.
Il était inévitable qu'un prince de ce caractère persécutât les chrétiens. Sincère ou non, Hérode Agrippa était un souverain juif dans toute la force du terme[9]. La maison d'Hérode, en s'affaiblissant, tournait à la dévotion. Ce n'était plus cette large pensée profane du fondateur de la dynastie, aspirant à faire vivre ensemble et sous l'empire commun de la civilisation les cultes les plus divers. Quand Hérode Agrippa devenu roi mit pour la première fois le pied à Alexandrie, ce fut comme roi des Juifs qu'on l'accueillit; ce fut ce titre qui irrita la population et donna lieu à des bouffonneries sans fin[10]. Or, que pouvait être un roi des Juifs, si ce n'est le gardien de la Loi et des traditions, un souverain théocrate et persécuteur? Depuis Hérode le Grand, sous lequel le fanatisme fut tout à fait comprimé, jusqu'à l'explosion de la guerre qui amena la ruine de Jérusalem, il y eut ainsi une progression toujours croissante d'ardeur religieuse. La mort de Caligula (24 janvier 41) avait produit une réaction favorable aux Juifs. Claude fut en général bienveillant pour eux[11], par l'effet du crédit qu'avaient sur lui Hérode Agrippa et Hérode, roi de Chalcis. Non-seulement il donna raison aux juifs d'Alexandrie dans leurs querelles avec les habitants, et leur octroya le droit de se choisir un ethnarque; mais il publia, dit-on, un édit par lequel il accordait aux juifs, dans toute l'étendue de l'Empire, ce qu'il avait accordé à ceux d'Alexandrie, c'est-à-dire la liberté de vivre selon leurs lois, à la seule condition de ne pas outrager les autres cultes. Quelques essais de vexations analogues à celles qui s'étaient produites sous Caligula, furent réprimés[12]. Jérusalem s'agrandit beaucoup; le quartier de Bézétha s'ajouta à la ville[13]. L'autorité romaine se faisait à peine sentir, bien que Vibius Marsus, homme prudent, mûri par les grandes charges, et d'un esprit très-cultivé[14], qui avait succédé à Publius Pétronius dans la fonction de légat impérial de Syrie, fît de temps en temps remarquer à Rome le danger de ces royautés à demi indépendantes d'Orient[15].
L'espèce de féodalité qui, depuis la mort de Tibère, tendait à s'établir en Syrie et dans les contrées voisines[16], était, en effet, un arrêt dans la politique impériale, et n'avait guère que de mauvais résultats. Les «rois» venant à Rome étaient des personnages, et y exerçaient une détestable influence. La corruption et l'abaissement du peuple, surtout sous Caligula, vinrent en grande partie du spectacle que donnaient ces misérables qu'on voyait successivement traîner leur pourpre au théâtre, au palais du césar, dans les prisons[17]. En ce qui concerne les Juifs, nous avons vu[18] que l'autonomie signifiait l'intolérance. Le souverain pontificat ne sortait par instants de la famille de Hanan que pour entrer dans celle de Boëthus, non moins altière et cruelle. Un souverain jaloux de plaire aux Juifs ne pouvait manquer de leur accorder ce qu'ils aimaient le mieux, c'est-à-dire des sévérités contre tout ce qui s'écartait de la rigoureuse orthodoxie[19].
Hérode Agrippa, en effet, devint sur la fin de son règne un violent persécuteur[20]. Quelque temps avant la Pâque de l'an 44, il fit trancher la tête à l'un des principaux membres du collége apostolique, Jacques, fils de Zébédée, frère de Jean. L'affaire ne fut pas présentée comme religieuse; il n'y eut pas de procès inquisitorial devant le sanhédrin; la sentence fut prononcée en vertu du pouvoir arbitraire du souverain, comme cela eut lieu pour Jean-Baptiste[21]. Encouragé par le bon effet que cette exécution produisit sur les Juifs[22], Hérode Agrippa ne voulut pas s'arrêter en une veine si facile de popularité. On était aux premiers jours de la fête de Pâque, époque ordinaire de redoublement du fanatisme. Agrippa ordonna d'enfermer Pierre dans la tour Antonia. Il voulait le faire juger et mettre à mort avec grand appareil, devant la masse de peuple alors assemblé.
Une circonstance que nous ignorons, et qui fut tenue pour miraculeuse, ouvrit la prison de Pierre. Un soir que plusieurs des fidèles étaient assemblés dans la maison de Marie, mère de Jean-Marc, où Pierre demeurait d'habitude, on entendit tout à coup frapper à la porte. La servante, nommée Rhodé, alla écouter. Elle reconnut la voix de Pierre. Transportée de joie, au lieu d'ouvrir, elle rentre en courant et annonce que Pierre est là. On la traite de folle. Elle jure qu'elle dit vrai. «C'est son ange,» disent quelques-uns. On entend frapper à plusieurs reprises; c'était bien lui. L'allégresse fut infinie. Pierre fit sur-le-champ annoncer sa délivrance à Jacques, frère du Seigneur, et aux autres fidèles. On crut que c'était l'ange de Dieu qui était entré dans la prison de l'apôtre, et avait fait tomber les chaînes et les verrous. Pierre racontait, en effet, que tout cela s'était passé pendant qu'il était dans une espèce d'extase; qu'après avoir passé la première et la deuxième garde et franchi la porte de fer qui donnait sur la ville, l'ange l'accompagna encore l'espace d'une rue, puis le quitta; qu'alors il revint à lui et reconnut la main de Dieu, qui avait envoyé un messager céleste pour le délivrer[23].
Agrippa survécut peu à ces violences[24]. Dans le courant de l'année il alla à Césarée pour célébrer des jeux en l'honneur de Claude. Le concours fut extraordinaire; les gens de Tyr et de Sidon, qui avaient des difficultés avec lui, y vinrent pour lui demander merci. Ces fêtes déplaisaient beaucoup aux Juifs, et parce qu'elles avaient lieu dans la ville impure de Césarée, et parce qu'elles se donnaient dans le théâtre. Déjà, une fois, le roi ayant quitté Jérusalem dans des circonstances semblables, un certain rabbi Siméon avait proposé de le déclarer étranger au judaïsme et de l'exclure du temple. Le roi avait poussé la condescendance jusqu'à placer le rabbi à côté de lui au théâtre, pour lui prouver qu'il ne s'y passait rien de contraire à la Loi[25]. Croyant avoir ainsi satisfait les rigoristes, Hérode Agrippa se laissa aller à son goût pour les pompes profanes. Le second jour de la fête, il entra de très-bon matin au théâtre, revêtu d'une tunique en étoffe d'argent, d'un éclat merveilleux. L'effet de cette tunique resplendissante aux rayons du soleil levant fut extraordinaire. Les Phéniciens qui entouraient le roi lui prodiguèrent des adulations empreintes de paganisme, «C'est un dieu, disaient-ils, et non un homme.» Le roi ne témoigna pas son indignation et ne blâma pas cette parole. Il mourut cinq jours après. Juifs et chrétiens crurent qu'il avait été frappé pour n'avoir pas repoussé avec horreur une flatterie blasphématoire. La tradition chrétienne voulut qu'il fût mort du châtiment réservé aux ennemis de Dieu, une maladie vermiculaire[26]. Les symptômes rapportés par Josèphe feraient croire plutôt à un empoisonnement, et ce qui est dit dans les Actes de la conduite équivoque des Phéniciens et du soin qu'ils prirent de gagner Blastus, valet de chambre du roi, fortifierait cette hypothèse.
La mort d'Hérode Agrippa Ier amena la fin de toute indépendance pour Jérusalem. La ville recommença d'être administrée par des procurateurs, et ce régime dura jusqu'à la grande révolte. Ce fut un bonheur pour le christianisme; car il est bien remarquable que cette religion qui devait soutenir, plus tard, une lutte si terrible contre l'empire romain, grandit à l'ombre du principe romain et sous sa protection. C'était Rome, ainsi que nous l'avons déjà plusieurs fois remarqué, qui empêchait le judaïsme de se livrer pleinement à ses instincts d'intolérance, et d'étouffer les développements libres qui se produisaient dans son sein. Toute diminution de l'autorité juive était un bienfait pour la secte naissante. Cuspius Fadus, le premier de cette nouvelle série de procurateurs, fut un autre Pilate, plein de fermeté ou du moins de bon vouloir. Mais Claude continuait de se montrer favorable aux prétentions juives, surtout à l'instigation du jeune Hérode Agrippa, fils d'Hérode Agrippa Ier, qu'il avait près de lui, et qu'il aimait beaucoup[27]. Après la courte administration de Cuspius Fadus, on vit les fonctions de procurateur confiées à un Juif, à ce Tibère Alexandre, neveu de Philon, et fils de l'alabarque des Juifs d'Alexandrie, qui arriva à de hautes fonctions et joua un grand rôle dans les affaires politiques du siècle. Il est vrai que les Juifs ne l'aimaient pas et le regardaient, non sans raison, comme un apostat[28].
Pour couper court à ces disputes sans cesse renaissantes, on eut recours à un expédient conforme aux bons principes. On fit une sorte de séparation du spirituel et du temporel. Le pouvoir politique resta aux procurateurs; mais Hérode, roi de Chalcis, frère d'Agrippa Ier, fut nommé préfet du temple, gardien des habits pontificaux, trésorier de la caisse sacrée, et investi du droit de nommer les grands prêtres[29]. A sa mort (an 48), Hérode Agrippa II, fils d'Hérode Agrippa Ier, succéda à son oncle dans ces charges. qu'il garda jusqu'à la grande guerre. Claude, en tout ceci, se montrait plein de bonté. Les hauts fonctionnaires romains, en Syrie, bien qu'ils fussent moins portés que l'empereur aux concessions, usèrent aussi de beaucoup de modération. Le procurateur Ventidius Cumanus poussa la condescendance jusqu'à faire décapiter, au milieu des Juifs formant la haie, un soldat qui avait déchiré un exemplaire du Pentateuque[30]. Tout était inutile; Josèphe fait avec raison dater de l'administration de Cumanus les désordres qui ne finirent plus que par la destruction de Jérusalem.
Le christianisme ne jouait aucun rôle dans ces troubles[31]. Mais ces troubles étaient, comme le christianisme lui-même, un des symptômes de la fièvre extraordinaire qui dévorait le peuple juif, et du travail divin qui s'accomplissait en lui. Jamais la foi juive n'avait fait de tels progrès[32]. Le temple de Jérusalem était un des sanctuaires du monde dont la réputation s'étendait le plus loin, et où l'on faisait le plus d'offrandes[33]. Le judaïsme était devenu la religion dominante de plusieurs parties de la Syrie. Les princes asmonéens y avaient converti violemment des populations entières (Iduméens, Ituréens, etc.)[34]. Il y avait beaucoup d'exemples de la circoncision ainsi imposée par la force[35]; l'ardeur pour faire des prosélytes était très-grande[36]. La maison d'Hérode elle-même servait puissamment la propagande juive. Pour épouser des princesses de cette famille, dont les richesses étaient immenses, les princes des petites dynasties, vassales des Romains, d'Emèse, de Pont et de Cilicie, se faisaient juifs[37]. L'Arabie, l'Éthiopie, comptaient aussi un grand nombre de convertis. Les familles royales de Mésène et d'Adiabène, tributaires des Parthes, étaient gagnées, surtout du côté des femmes[38]. Il était reçu qu'on trouvait le bonheur en connaissant et en pratiquant la Loi[39]. Même quand on ne se faisait pas circoncire, on modifiait plus ou moins sa religion dans le sens juif; une sorte de monothéisme devenait l'esprit général de la religion en Syrie. A Damas, ville qui n'était nullement d'origine israélite. presque toutes les femmes avaient adopté la religion juive[40]. Derrières le judaïsme pharisaïque, se formait ainsi une sorte de judaïsme libre, de moindre aloi, ne sachant pas tous les secrets de la secte[41], n'apportant que sa bonne volonté et son bon cœur, mais ayant bien plus d'avenir. La situation était, à quelques égards, celle du catholicisme de nos jours, où nous voyons, d'une part, des théologiens bornés et orgueilleux, qui seuls ne gagneraient pas plus d'âmes au catholicisme que les pharisiens n'en gagnèrent au judaïsme; de l'autre, de pieux laïques, mille fois hérétiques sans le savoir, mais pleins d'un zèle touchant, riches en bonnes œuvres et en poétiques sentiments, tout occupés à dissimuler ou à réparer par de complaisantes explications les fautes de leurs docteurs.
Un des exemples les plus extraordinaires de ce penchant qui entraînait vers le judaïsme les âmes religieuses, fut celui que donna la famille royale de l'Adiabène sur le Tigre[42]. Cette maison, persane d'origine et de mœurs[43], déjà en partie initiée à la culture grecque[44], se fit presque tout entière juive, et entra même dans la haute dévotion; car, comme nous l'avons dit, ces prosélytes étaient souvent plus pieux que les Juifs de naissance. Izate, chef de la famille, embrassa le judaïsme sur la prédication d'un marchand juif, nommé Ananie, qui, en entrant pour son petit commerce dans le sérail d'Abennérig, roi de Mésène, avait converti toutes les femmes et s'était constitué leur précepteur spirituel. Les femmes mirent Izate en rapport avec lui. Vers le même temps, Hélène, sa mère, se faisait instruire dans la vraie religion par un autre juif. Izate, dans son zèle de nouveau converti, voulait aussi se faire circoncire. Mais sa mère et Ananie l'en dissuadèrent vivement. Ananie lui prouva que l'observation des commandements de Dieu était plus importante que la circoncision, et qu'on pouvait être fort bon juif sans cette cérémonie. Une pareille tolérance était le fait d'un petit nombre d'esprits éclairés. Quelque temps après, un Juif de Galilée, nommé Éléazar, ayant trouvé le roi qui lisait le Pentateuque, lui montra, par les textes, qu'il ne pouvait pas observer la Loi sans être circoncis. Izate en fut persuadé, et se fit faire l'opération sur le champ[45].
La conversion d'Izate fut suivie de celle de son frère Monobaze et de presque toute la famille. Vers l'an 44, Hélène vint se fixer à Jérusalem, où elle fit bâtir pour la maison royale d'Adiabène un palais et un mausolée de famille, qui existe encore[46]. Elle se rendit fort chère aux Juifs par son affabilité et ses aumônes. C'était une grande édification de la voir, comme une pieuse juive, fréquenter le temple, consulter les docteurs, lire la Loi, l'enseigner à ses fils. Dans la peste de l'an 44, cette sainte personne fut la providence de la ville. Elle fit acheter une grande quantité de blé en Égypte, et de figues sèches à Chypre. Izate, de son côté, envoya des sommes considérables pour être distribuées aux pauvres. Les richesses de l'Adiabène se dépensaient en partie à Jérusalem. Les fils d'Izate vinrent y apprendre les usages et la langue des Juifs. Toute cette famille fut ainsi la ressource de ce peuple de mendiants. Elle avait pris dans la ville comme droit de cité; plusieurs de ses membres s'y trouvaient lors du siège de Titus[47]; d'autres figurent dans les écrits talmudiques, présentés comme des modèles de piété et de détachement[48].
C'est par là que la famille royale d'Adiabène appartient à l'histoire du christianisme. Sans être chrétienne, en effet, comme certaines traditions l'ont voulu[49], cette famille représenta sous différents égards les prémices des gentils. En embrassant le judaïsme, elle obéit au sentiment qui devait amener au christianisme le monde païen tout entier. Les vrais Israélites selon Dieu étaient bien plutôt ces étrangers, animés d'un sentiment religieux si profondément sincère, que le pharisien rogue et malveillant, pour lequel la religion n'était qu'un prétexte de haines et de dédains. Ces bons prosélytes, parce qu'ils étaient vraiment saints, n'étaient nullement fanatiques. Ils admettaient que la vraie religion pouvait se pratiquer sous l'empire des codes civils les plus divers. Ils séparaient complètement la religion de la politique. La distinction entre les sectaires séditieux qui devaient défendre Jérusalem avec rage, et les pacifiques dévots qui, au premier bruit de guerre, devaient fuir vers les montagnes[50], se manifestait de plus en plus.
On voit, du moins, que la question des prosélytes se posait dans le judaïsme et le christianisme de la même manière. De part et d'autre, on sentait le besoin d'élargir la porte d'entrée. Pour ceux qui se plaçaient à ce point de vue, la circoncision était une pratique inutile ou nuisible; les observances mosaïques étaient un simple signe de race, n'ayant de valeur que pour les fils d'Abraham. Avant de devenir la religion universelle, le judaïsme était obligé de se réduire à une sorte de déisme, n'imposant que les devoirs de la religion naturelle. Il y avait là une sublime mission à remplir, et une partie du judaïsme, dans la première moitié du premier siècle, s'y prêta d'une manière fort intelligente. Par un côté, le judaïsme était un de ces innombrables cultes nationaux[51] qui remplissaient le monde, et dont la sainteté venait uniquement de ce que les ancêtres avaient adoré de la sorte; par un autre côté, le judaïsme était la religion absolue, faite pour tous, destinée à être adoptée de tous. L'épouvantable débordement de fanatisme qui prit le dessus en Judée, et qui amena la guerre d'extermination, coupa court à cet avenir. Ce fut le christianisme qui reprit pour son compte la tâche que la synagogue n'avait pas su accomplir. Laissant de côté les questions rituelles, le christianisme continua la propagande monothéiste du judaïsme. Ce qui avait fait le succès du judaïsme auprès des femmes de Damas, au sérail d'Abennérig, auprès d'Hélène, auprès de tant de prosélytes pieux, fit la force du christianisme dans le monde entier. En ce sens, la gloire du christianisme est vraiment confondue avec celle du judaïsme. Une génération de fanatiques priva ce dernier de sa récompense, et l'empêcha de recueillir la moisson qu'il avait préparée.
[1] Les inscriptions de ces contrées confirment pleinement les indications de Josèphe. (Comptes rendus de l'Acad. des Inscr. et B.-L., 1865, p. 106–109).
[2] Josèphe, Ant., XIX, iv; B. J., II, xi.
[3] Jos., Ant., XIX, v, 1; vi, 1; B. J., II, xi, 5; Dion Cassius, LX, 8.
[4] Dion Cassius, LIX, 24.
[5] Jos., Ant., XIX, ix, 1.
[6] Ibid., XIX, vi, 1, 3; vii, 3, 4; viii, 2; ix, 1.
[7] Ibid., XIX, vii, 4.
[8] Jos., Ant., XIX, vi, 3.
[9] Juvénal, Sat. vi, 158–159; Perse, Sat. v, 180.
[10] Philon, In Flaccum, § 5 et suiv.
[11] Jos., Ant., XIX, v, 2 et la suite; XX, vi, 3; B. J., II, xii, 7. Les mesures restrictives qu'il prit contre les juifs de Rome (Act., xviii, 2; Suétone, Claude, 25; Dion Cassius, LX, 6) tenaient à des circonstances locales.
[12] I. Jos., Ant., XIX, vi, 3.
[13] Jos., Ant., XIX, vii, 2; B. J., II, xi, 6; V, iv, 2; Tacite, Hist., V, 12.
[14] Tacite, Ann., VI, 47.
[15] Jos., Ant., XIX, vii, 2; viii, 1; XX, i, 1.
[16] Jos., Ant., XIX, viii, 1.
[17] Suétone, Caius, 22, 26, 35; Dion Cassius, LIX, 24; LX, 8; Tacite, Ann., XI, 8. Comme type de ce rôle des petits rois d'Orient, étudier la carrière d'Hérode Agrippa Ier dans Josèphe (Ant., XVIII et XIX). Comp. Horace, Sat., I, vii.
[19] Act., xii, 3.
[20] Act., xii, 1 et suiv.
[21] En effet, Jacques fut décapité et non lapidé.
[22] Act., xii, 3 et suiv.
[23] Act., xii, 9–11. Le récit des Actes est tellement vif et juste, qu'il est difficile d'y trouver place pour une élaboration légendaire prolongée.
[24] Jos., Ant., XIX, viii, 2; Act., xii, 18–23.
[25] Jos., Ant., XIX, vii, 4.
[26] Act., xii, 23. Comp. II Macch., ix, 9; Jos., B. J., I, xxxiii, 5; Talm, de Bab, Sota, 35 a.
[27] Jos., Ant., XIX, vi, 1: XX, i, 1, 2.
[28] Jos., Ant., XX, v, 2; B. J., II, xv, 1; xviii, 7 et suiv.; IV, x, 6; V, i, 6; Tacite, Ann., XV, 28; Hist., I, 11; II, 79; Suétone, Vesp., 6; Corpus inscr. græc., no 4957 (cf. ibid., III, p. 311).
[29] Jos., Ant., XX, i, 3.
[30] Jos., Ant., XX, v. 4; B. J., II, xii, 2.
[31] Josèphe, qui expose l'histoire de ces agitations avec un soin si minutieux, n'y mêle jamais les chrétiens.
[32] Jos., Contre Apion, II, 39; Dion Cassius, LXVI, 4.
[33] Jos., B. J., IV, iv, 3; V, xiii, 6; Suét., Aug., 93; Strabon, XVI, ii, 34, 37; Tacite, Hist., V, 5.
[34] Jos., Ant., XIII, ix, 1; xi, 3; xv, 4; XV, vii, 9.
[35] Jos., B. J., II, xvii, 10; Vita, 23.
[36] Matth., xxiii, 13.
[37] Jos., Ant., XX, vii, 1, 3. Comp. XVI, vii, 6.
[38] Ibid., XX, ii, 4.
[39] Ibid., XX, ii, 5, 6; iv, 1.
[40] Jos., B. J., II, XX, 2.
[41] Sénèque, fragm. dans S. Aug., De civ. Dei, VI, 11.
[42] Jos., Ant., XX, ii-iv.
[43] Tacite, Ann., XII, 13, 14. La plupart des noms de cette famille sont persans.
[44] Le nom d' «Hélène» le prouve. Cependant il est remarquable que le grec ne figure pas sur l'inscription bilingue (syriaque et syro-chaldaïque) du tombeau d'une princesse de cette famille, découvert et rapporté à Paris par M. de Saulcy. Voir Journal Asiatique, décembre 1865.
[45] Cf. Bereschith rabba, xlvi, 51 d.
[46] C'est, selon toutes les apparences, le monument connu aujourd'hui sous le nom de «tombeaux des rois». Voir Journal Asiatique, endroit cité.
[47] Jos., B. J., II, xix, 2; VI, vi, 4.
[48] Talm. de Jérus., Peah, 15 b, où l'on prête à l'un des Monobaze quelques maximes qui rappellent tout à fait l'Évangile (Matth., vi, 19 et suiv.); Talm. de Bab., Baba Bathra, 11 a; Joma, 37 a; Nazir, 19 b; Schabbath, 68 b; Sifra, 70 a; Bereschith rabba, xlvi, fol. 51 d.
[49] Moïse de Khorène, II, 35; Orose, VII, 6.
[50] Luc, xxi, 21.
[51] Τὰ πάτρια ἔθη, expression si familière à Josèphe, quand il défend la position des Juifs dans le monde païen.
CHAPITRE XV.
MOUVEMENTS PARALLÈLES AU CHRISTIANISME OU IMITÉS DU
CHRISTIANISME. SIMON DE GITTON.
[An 45] Le christianisme maintenant est bien réellement fondé. Dans l'histoire des religions, il n'y a que les premières années qui soient difficiles à traverser. Une fois qu'une croyance a résisté aux dures épreuves qui accueillent toute fondation nouvelle, son avenir est assuré. Plus habiles que les autres sectaires du même temps, esséniens, baptistes, partisans de Judas le Gaulonite, qui ne sortirent pas du monde juif et périrent avec lui, les fondateurs du christianisme, avec une rare sûreté de vue, se jetèrent de très-bonne heure dans le vaste monde et s'y firent leur place. Le peu de mentions que nous trouvons des chrétiens dans Josèphe, dans le Talmud et dans les écrivains grecs et latins, ne doit pas nous surprendre. Josèphe nous est arrivé par des copistes chrétiens, qui ont supprimé tout ce qui était désagréable à leur croyance. On peut supposer qu'il parlait plus longuement de Jésus et des chrétiens qu'il ne le fait dans l'édition qui nous est parvenue. Le Talmud a également subi, au moyen âge et lors de sa première publication[1], beaucoup de retranchements et d'altérations, la censure chrétienne s'étant exercée sur le texte avec sévérité, et une foule de malheureux juifs ayant été brûlés pour s'être trouvés en possession d'un livre contenant des passages considérés comme blasphématoires. Il n'est pas étonnant que les écrivains grecs et latins se préoccupent peu d'un mouvement qu'ils ne pouvaient comprendre, et qui se passa dans un petit monde fermé pour eux. Le christianisme se perd à leurs yeux sur le fond obscur du judaïsme; c'était une querelle de famille au sein d'une nation abjecte; à quoi bon s'en occuper? Les deux ou trois passages où Tacite et Suétone parlent des chrétiens prouvent que, pour être d'ordinaire en dehors du cercle visuel de la grande publicité, la secte nouvelle était cependant un fait très-considérable, puisque, par une ou deux échappées, nous la voyons, à travers le nuage de l'inattention générale, se dessiner avec beaucoup de netteté.
Ce qui a contribué, du reste, à effacer un peu les contours du christianisme dans l'histoire du monde juif au premier siècle de notre ère, c'est qu'il n'y est pas un fait isolé. Philon, à l'heure où nous sommes parvenus, avait terminé sa carrière, toute consacrée à l'amour du bien. La secte de Judas le Gaulonite durait toujours. L'agitateur avait eu pour continuateurs de sa pensée ses fils Jacques, Simon et Menahem. Jacques et Simon furent crucifiés par l'ordre du procurateur renégat Tibère Alexandre[2]. Quant à Menahem, il jouera dans la catastrophe finale de la nation un rôle important[3]. L'an 44, un enthousiaste, nommé Theudas[4], s'était élevé, annonçant la prochaine délivrance, invitant les foules à le suivre au désert, promettant, comme un autre Josué, de leur faire passer le Jourdain à pied sec; ce passage était, selon lui, le vrai baptême qui devait initier chacun de ses fidèles au royaume de Dieu. Plus de quatre cents personnes le suivirent. Le procurateur Cuspius Fadus envoya contre lui de la cavalerie, dispersa sa troupe et le tua[5]. Quelques années auparavant, toute la Samarie s'était émue à la voix d'un illuminé, qui prétendait avoir eu la révélation de l'endroit du Garizim où Moïse avait caché les instruments sacrés du culte. Pilate avait comprimé ce mouvement avec une grande rigueur[6]. Quant à Jérusalem, la paix désormais est finie pour elle. A partir de l'arrivée du procurateur Ventidius Cumanus (an 48), les troubles n'y cessent plus. L'excitation était poussée à un tel point, que la vie y était devenue impossible; les circonstances les plus insignifiantes amenaient des explosions[7]. On sentait partout une fermentation étrange, une sorte de trouble mystérieux. Les imposteurs se multipliaient de toutes parts[8]. L'épouvantable fléau des zélotes (kenaïm) ou sicaires commençait à paraître. Des misérables, armés de poignards, se glissaient dans les foules, frappaient leurs victimes, et étaient ensuite les premiers à crier au meurtre. Il ne se passait pas de jour qu'on n'entendît parler de quelque assassinat de ce genre. Une terreur extraordinaire se répandit. Josèphe présente les crimes des zélotes comme de pures scélératesses[9]; mais il n'est pas douteux que le fanatisme ne s'en mêlât[10]. C'était pour défendre la Loi que ces misérables s'armaient du poignard. Quiconque manquait devant eux à une des prescriptions légales, voyait son arrêt prononcé et aussitôt exécuté. Ils croyaient par là faire l'œuvre la plus méritoire et la plus agréable à Dieu.
Des rêveries analogues à celles de Theudas se renouvelaient de toutes parts. Des personnages, se prétendant inspirés, soulevaient le peuple et l'entraînaient avec eux au désert, sous prétexte de lui faire voir, par des signes manifestes, que Dieu allait le délivrer. L'autorité romaine exterminait par milliers les dupes de ces agitateurs[11]. Un juif d'Égypte qui vint à Jérusalem, vers l'an 56, eut l'art, par ses prestiges, d'attirer après lui trente mille personnes, entre lesquelles quatre mille sicaires. Du désert, il voulut les mener sur la montagne des Oliviers, pour voir de là, disait-il, tomber à sa seule parole les murailles de Jérusalem. Félix, qui était alors procurateur, marcha contre lui et dissipa sa bande. L'Égyptien se sauva, et ne parut plus depuis[12]. Mais, comme dans un corps malsain les maux se succèdent les uns aux autres, on vit bientôt après diverses troupes mêlées de magiciens et de voleurs, qui portaient ouvertement le peuple à se révolter contre les Romains, menaçant de mort ceux qui continueraient à leur obéir. Sous ce prétexte, ils tuaient les riches, pillaient leurs biens, brûlaient les villages, et remplissaient toute la Judée des marques de leur fureur[13]. Une effroyable guerre s'annonçait. Un esprit de vertige régnait partout, et maintenait les imaginations dans un état voisin de la folie.
Il n'est pas impossible qu'il y ait eu chez Theudas une certaine arrière-pensée d'imitation à l'égard de Jésus et de Jean-Baptiste. Cette imitation, au moins, se trahit avec évidence dans Simon de Gitton, si les traditions chrétiennes sur ce personnage méritent quelque foi[14]. Nous l'avons déjà rencontré en rapport avec les apôtres, à propos de la première mission de Philippe à Samarie. C'est sous le règne de Claude qu'il parvint à la célébrité[15]. Ses miracles passaient pour constants, et tout le monde à Samarie le regardait comme un personnage surnaturel[16].
Ses miracles, toutefois, n'étaient pas l'unique fondement de sa réputation. Il y joignait, ce semble, une doctrine, dont il nous est difficile de juger, l'ouvrage intitulé la Grande Exposition, qui lui est attribué et qui nous est arrivé par extraits, n'étant probablement qu'une expression fort modifiée de ses idées[17]. Simon, pendant son séjour à Alexandrie[18], paraît avoir puisé dans ses études de philosophie grecque un système de théosophie syncrétique et d'exégèse allégorique analogue à celui de Philon. Ce système a sa grandeur. Tantôt il rappelle la cabbale juive, tantôt les théories panthéistes de la philosophie indienne; envisagé par certains côtés, il semblerait empreint de bouddhisme et de parsisme[19]. En tête de toutes choses est «Celui qui est, qui a été et qui sera[20]», c'est-à-dire le Jahveh samaritain, entendu selon la force étymologique de son nom, l'Être éternel, unique, s'engendrant lui-même, s'augmentant lui-même, se cherchant lui-même, se trouvant lui-même, père, mère, sœur, époux, fils de lui-même[21]. Au sein de cet infini, tout existe éternellement en puissance; tout passe à l'acte et à la réalité par la conscience de l'homme, par la raison, le langage et la science[22]. Le monde s'explique soit par une hiérarchie de principes abstraits, analogues aux Æons du gnosticisme et à l'arbre séphirotique de la cabbale, soit par un système d'anges qui semble emprunté aux croyances de la Perse. Parfois, ces abstractions sont présentées comme des traductions de faits physiques et physiologiques. D'autres fois, les «puissances divines», considérées comme des substances séparées, se réalisent en des incarnations successives, soit féminines, soit masculines, dont le but est la délivrance des créatures engagées dans les liens de la matière. La première de ces «puissances» est celle qui s'appelle par excellence «la Grande», et qui est l'intelligence de ce monde, l'universelle Providence[23]. Elle est masculine. Simon passait pour en être l'incarnation. A côté d'elle est sa syzygie féminine, «la Grande Pensée». Habitué à revêtir ses théories d'un symbolisme étrange et à imaginer des interprétations allégoriques pour les anciens textes sacrés et profanes, Simon, ou l'auteur de la Grande Exposition, donnait à cette vertu divine le nom d'«Hélène», signifiant par là qu'elle était l'objet de l'universelle poursuite, la cause éternelle de dispute entre les hommes, celle qui se venge de ses ennemis en les rendant aveugles, jusqu'au moment où ils consentent à chanter la palinodie[24]; thème bizarre qui, mal compris, ou travesti à dessein, donna lieu chez les Pères de l'Église aux contes les plus puérils[25]. La connaissance de la littérature grecque que possède l'auteur de la Grande Exposition est, en tout cas, très-remarquable. Il soutenait que, quand on sait les comprendre, les écrits des païens suffisent à la connaissance de toutes choses[26]. Son large éclectisme embrassait toutes les révélations et cherchait à les fondre en un seul ordre de vérités.
Quant au fond de son système, il a beaucoup d'analogie avec celui de Valentin et avec les doctrines sur les personnes divines qu'on trouve dans le quatrième Évangile, dans Philon, dans les Targums[27]. Ce «Métatrône[28]», que les Juifs plaçaient à côte de la Divinité et presque dans son sein, ressemble fort à «la Grande Puissance». On voit figurer dans la théologie des Samaritains un Grand Ange, chef des autres, et des espèces de manifestations, ou «vertus divines[29]», analogues à celles que la cabbale juive se figura de son côté. Il semble donc bien que Simon de Gitton fut une sorte de théosophe, dans le genre de Philon et des cabbalistes. Peut-être se rapprocha-t-il un moment du christianisme; mais sûrement il ne s'y attacha point d'une manière définitive.
Fit-il réellement quelques emprunts aux disciples de Jésus, c'est ce qu'il est fort difficile de décider. Si la Grande Exposition est de lui à un degré quelconque, on doit admettre que sur plusieurs points il devança les idées chrétiennes, et que sur d'autres il les adopta avec beaucoup de largeur[30]. Il paraît qu'il essaya d'un éclectisme analogue à celui que pratiqua plus tard Mahomet, et qu'il tenta de fonder son rôle religieux sur l'acceptation préalable de la mission divine de Jean[31] et de Jésus. Il voulut être en rapport mystique avec eux. Il soutint, dit-on, que c'était lui, Simon, qui était apparu aux Samaritains comme Père, aux Juifs par le crucifiement visible du Fils, aux gentils par l'infusion du Saint-Esprit[32]. Il prépara aussi la voie, ce semble, à la doctrine des docètes. Il disait que c'était lui qui avait souffert en Judée dans la personne de Jésus, mais que cette souffrance n'avait été qu'apparente[33]. Sa prétention à être la Divinité même et à se faire adorer a été probablement exagérée par les chrétiens, qui n'ont cherché qu'à le rendre odieux.
On voit, du reste, que la doctrine de la Grande Exposition est celle de presque tous les écrits gnostiques; si vraiment Simon a professé ces doctrines, c'est avec pleine raison que les Pères de l'Église ont fait de lui le fondateur du gnosticisme[34]. Nous croyons que la Grande Exposition n'a qu'une authenticité relative; qu'elle est, ou peu s'en faut, à la doctrine de Simon ce que le quatrième Évangile est à la pensée de Jésus; qu'elle remonte aux premières années du iie siècle, c'est-à-dire à l'époque où les idées théosophiques du Logos prirent définitivement le dessus. Ces idées, que nous trouverons en germe dans l'Église chrétienne vers l'an 60[35], purent cependant avoir été connues de Simon, dont il est permis de prolonger la carrière jusqu'à la fin du siècle.
L'idée que nous nous faisons de ce personnage énigmatique est donc celle d'une espèce de plagiaire du christianisme. La contrefaçon semble une habitude constante chez les Samaritains[36]. De même qu'ils avaient toujours imité le judaïsme de Jérusalem, ces sectaires eurent aussi leur copie du christianisme, leur gnose, leurs spéculations théosophiques, leur cabbale. Mais Simon fut-il un imitateur respectable et à qui il n'a manqué que de réussir, ou un prestidigitateur immoral et sans sérieux[37], exploitant au profit de sa vogue une doctrine formée de lambeaux recueillis çà et là? voilà ce qu'on ignorera probablement toujours. Simon garde ainsi devant l'histoire la position la plus fausse; il marcha sur une corde tendue où nulle hésitation n'est permise; en cet ordre, il n'y a pas de milieu entre une chute ridicule et le plus merveilleux succès.
Nous aurons encore à nous occuper de Simon et à rechercher si les légendes sur son séjour à Rome renferment quelque réalité. Ce qu'il y a de certain, c'est que la secte simonienne dura jusqu'au iiie siècle[38]; qu'elle eut des Églises jusqu'à Antioche, peut-être même à Rome; que Ménandre de Capharétée et Cléobius[39] continuèrent la doctrine de Simon, ou plutôt imitèrent son rôle de théurge, avec un souvenir plus ou moins présent de Jésus et de ses apôtres. Simon et ses disciples furent en grande estime chez leurs coreligionnaires. Des sectes du même genre, parallèles au christianisme[40], et plus ou moins empreintes de gnosticisme, ne cessèrent de se produire parmi les Samaritains jusqu'à leur quasi-destruction par Justinien. Le sort de cette petite religion fut de recevoir le contre-coup de tout ce qui se passait autour d'elle, sans rien produire de tout à fait original.
Quant aux chrétiens, la mémoire de Simon de Gitton fut chez eux en abomination. Ces prestiges, qui ressemblaient si fort aux leurs, les irritaient. Avoir balancé le succès des apôtres fut le plus impardonnable des crimes. On prétendit que les prodiges de Simon et de ses disciples étaient l'ouvrage du diable, et on flétrit le théosophe samaritain du nom de «Magicien[41]», que les fidèles prenaient en très-mauvaise part. Toute la légende chrétienne de Simon fut empreinte d'une colère concentrée. On lui prêta les maximes du quiétisme et les excès qu'on suppose d'ordinaire en être la conséquence[42]. On le considéra comme le père de toute erreur, le premier hérésiarque. On se plut à raconter ses mésaventures risibles, ses défaites par l'apôtre Pierre[43]. On attribua au plus vil motif le mouvement qui le porta vers le christianisme. On était si préoccupé de son nom, qu'on croyait le lire à tort et à travers sur des cippes où il n'était pas écrit[44]. Le symbolisme dont il avait revêtu ses idées fut interprété de la façon la plus grotesque. L'«Hélène» qu'il identifiait avec «la première intelligence», devint une fille publique qu'il avait achetée sur le marché de Tyr[45]. Son nom enfin, haï presque à l'égal de celui de Judas, et pris comme synonyme d'antiapôtre[46], devint la dernière injure et comme un mot proverbial pour désigner un imposteur de profession, un adversaire de la vérité, qu'on voulait indiquer avec mystère[47]. Ce fut le premier ennemi du christianisme, ou plutôt le premier personnage que le christianisme traita comme tel. C'est dire assez qu'on n'épargna ni les fraudes pieuses ni les calomnies pour le diffamer[48]. La critique, en pareil cas, ne saurait tenter une réhabilitation; les documents contradictoires lui manquent. Tout ce qu'elle peut, c'est de constater la physionomie des traditions et le parti pris de dénigrement qu'on y remarque.
Au moins doit-elle s'interdire de charger la mémoire du théurge samaritain d'un rapprochement qui peut n'être que fortuit. Dans un récit de l'historien Josèphe, un magicien juif, nommé Simon, né à Chypre, joue pour le procurateur Félix le rôle de proxénète[49]. Les circonstances de ce récit ne conviennent pas assez bien à Simon de Gitton pour qu'il soit permis de le rendre responsable des faits d'un personnage qui peut n'avoir eu de commun avec lui qu'un nom porté alors par des milliers d'hommes, et une prétention aux œuvres surnaturelles que partageaient malheureusement une foule de ses contemporains.
[1] On sait qu'il ne reste aucun manuscrit du Talmud pour contrôler les éditions imprimées.
[2] Jos., Ant., XX, v, 2.
[3] Jos., B. J., II, xvii, 8–10; Vita, 5.
[4] Le rapprochement du christianisme avec les deux mouvements de Judas et de Theudas est fait par l'auteur des Actes lui-même (v, 36–37).
[5] Jos., Ant., XX, v, 1; Act., v, 36. On remarquera l'anachronisme commis par l'auteur des Actes.
[6] Jos., Ant., XVIII, iv, 1–2.
[7] Jos., Ant., XX, v, 3–4; B. J., II, xii, 1–2; Tacite, Ann., XII, 54.
[8] Jos., Ant., XX, viii, 5.
[9] Jos., Ant., XX, viii, 5; B. J., xiii, 3.
[10] Jos., B. J., VII, viii, 1; Mischna, Sanhédrin, ix, 6.
[11] Jos., Ant., XX, viii, 6, 10; B. J., II, xiii, 4.
[12] Jos., Ant., XX, viii, 6; B. J., II, xiii, 5; Act., xxi, 38.
[13] Jos., Ant., XX, viii, 6; B. J., II, xiii, 6.
[15] Justin, Apol. I, 26, 56. Il est singulier que Josèphe, si bien au courant des choses samaritaines, ne parle pas de lui.
[16] Act., viii, 9 et suiv.
[17] On ne peut le tenir pour une composition totalement apocryphe, vu l'accord qui existe entre le système énoncé dans ce livre et le peu que nous apprennent les Actes de la doctrine de Simon sur les «puissances divines».
[18] Homil. pseudo-clem., ii, 22, 24.
[19] Justin, Apol. I, 26, 56; II, 15; Dial. cum Tryphone, 120; Irénée, Adv. hær., I, xxiii, 2–5; xxvii, 4; II, præf.; III, præf.; Homiliæ pseudo-clementinæ, i, 15; ii, 22, 25, etc.; Recogn., I, 72; II, 7 et suiv.; III, 47; Philosophumena, IV, vii; VI, i; X, iv; Épiphane, Adv. hær., hær. xxi; Origène, Contra Celsum, V, 62; VI, 11; Tertullien, De anima, 34; Constit. apost., VI, 16; S. Jérôme, In Matth., xxiv, 5; Théodoret, hæret. fab., I, 4. C'est dans les extraits textuels que donnent les Philosophumena, et non dans les travestissements des autres Pères de l'Église, qu'il faut prendre une idée de la Grande Exposition.
[20] Philosophum., IV, vii; VI, i, 9, 12, 13, 17, 18. Comparez Apocalypse, i, 4, 8; iv, 8; xi, 17.
[21] Philosophum., VI, i, 17.
[22] Ibid., VI, i, 46.
[23] Act., viii, 10; Philosophum., VI, i, 18; Homil. pseudo-clem., ii, 22.
[24] Allusion à l'aventure du poëte Stésichore.
[25] Irenée, Adv. hær., I, xxiii, 2–4; Homil. pseudo-clem., ii, 23, 25; Philosophumena, VI, i, 19.
[26] Philosophum.,VI, vi, 16.
[27] Voir Vie de Jésus, p. 247–249.
[28] Ibid., p. 247, note 4.
[29] Chron. samarit., c. 10 (édid. Juynboll, Leyde, 1848). Cf. Reland, De Sam., § 7; dans ses Dissertat. miscell., part. II; Gesenius, Comment. de Sam. Theol. (Halle, 1854), p. 21 et suiv.
[30] Dans l'extrait donné par les Philosophumena, VI, i, 16 sub finem, on lit une citation empruntée aux Évangiles synoptiques, laquelle semble être présentée comme se trouvant dans le texte de la Grande Exposition. Mais il peut y avoir ici quelque inadvertance.
[31] Homil. pseudo-clem., ii, 23–24.
[32] Irénée, Adv. hær., I, xxiii, 3; Philosophum., VI, i, 19.
[33] Homil. pseudo-clem., ii, 22; Recogn., II, 14.
[34] Irénée, Adv. hær., II, præf.; III, præf.
[35] Voir l'épître, très-probablement authentique, de saint Paul aux Colossiens, i, 15 et suiv.
[36] Épiph., Adv. hær., hær., lxxx, 1.
[37] Ce qui ferait incliner vers cette seconde hypothèse, c'est que la secte de Simon se changea vite en une école de prestiges, une fabrique de philtres et d'incantations. Philosophumena, VI, i, 20; Tertullien, De anima, 57.
[38] Philosophum., VI, i, 20. Cf. Orig., Contra Cels., I, 57; VI, 11.
[39] Hégésippe, dans Eusèbe, Hist. eccl., IV, 22; Clém. d'Alex., Strom., VII, 17; Constit. apost., VI, 8, 16; XVIII, 1 et suiv.; Justin, Apol. I, 26, 56; Irénée, Adv. hær., I, xxiii, 5; Philosoph., VII, 28; Épiph., Adv. hær., xxii et xxiii, init.; Théodoret, hær. fab., I, 1, 2; Tertullien, De prœscr., 46; De anima, 50.
[40] La plus célèbre est celle de Dosithée.
[41] Act., viii, 9; Irénée, Adv. hær., I, xxiii, 1.
[42] Philosophumena, VI, i, 19, 20. L'auteur n'attribue ces doctrines perverses qu'aux disciples de Simon. Mais, si l'école eut vraiment cette physionomie, le maître en dut bien aussi avoir quelque chose.
[43] Nous examinerons plus tard ce que cachent ces récits.
[44] L'inscription simoni•deo•sancto, rapportée par Justin (Apol. I, 26), comme se trouvant dans l'île du Tibre, et mentionnée après lui par d'autres Pères de l'Église, était une inscription latine au dieu sabin Semo Sancus, simoni•deo•sancto. On trouva en effet, sous Grégoire XIII, dans l'île Saint-Barthélemy, une inscription, maintenant au Vatican, et qui portait cette dédicace. V. Baronius, Ann. eccl., ad annum 44; Orelli, Inscr. lat., no 1860. Il y avait à cet endroit de l'île du Tibre un collége de bidentales en l'honneur de Semo Sancus, renfermant plusieurs inscriptions du même genre. Orelli, no 1861 (Mommsen, Inscr. lat. regni Neapol., no 6770). Comp. Orelli, no 1859, Henzen, no 6999; Mabillon, Museum Ital., I, 1re part., p. 84. Le no 1862 d'Orelli ne doit pas être pris en considération (voir Corp. inscr. lat., I, no 542).
[45] Ce grossier malentendu n'aurait pu être levé sans la découverte des Philosophumena, qui seuls donnent des extraits textuels de l'Apophasis magna (voir VI, i, 19). Tyr était célèbre par ses courtisanes.
[46] Ἐχθρὸς ἄνθρωπος, ἀντικείμενος. Voir Homil. pseudo-clem., hom. xvii, entière.
[47] Ainsi, dans la littérature pseudo-clémentine, le nom de Simon le Magicien désigne par moments l'apôtre Paul, à qui l'auteur en veut beaucoup.
[48] Il faut remarquer que, dans les Actes, il n'est pas encore traité en ennemi. On lui reproche seulement un sentiment bas, et on laisse croire qu'il se repentit (viii, 24). Peut-être Simon vivait-il encore quand ces lignes furent écrites, et ses rapports avec le christianisme n'étaient-ils pas encore devenus absolument mauvais.
[49] Jos., Ant., XX, vii, 1.
CHAPITRE XVI.
MARCHE GÉNÉRALE DES MISSIONS CHRÉTIENNES.
[An 45] Nous avons vu Barnabé partir d'Antioche pour remettre aux fidèles de Jérusalem la collecte de leurs frères de Syrie. Nous l'avons vu assister à quelques-unes des émotions que la persécution d'Hérode Agrippa Ier causa à l'Église de Jérusalem[1]. Revenons avec lui à Antioche, où toute l'activité créatrice de la secte semble en ce moment concentrée.
Barnabé y ramena avec lui un zélé collaborateur. C'était son cousin Jean-Marc, le disciple intime de Pierre[2], le fils de cette Marie chez laquelle le premier des apôtres aimait à demeurer. Sans doute, en prenant avec lui ce nouveau coopérateur, il pensait déjà à la grande entreprise à laquelle il devait l'associer. Peut-être même entrevoyait-il les divisions que cette entreprise susciterait, et était-il bien aise d'y mêler un homme qu'on savait être le bras droit de Pierre, c'est-à-dire de celui des apôtres qui avait dans les affaires générales le plus d'autorité.
Cette entreprise n'était pas moins qu'une série de grandes missions qui devaient partir d'Antioche, ayant pour programme avoué la conversion du monde entier. Comme toutes les grandes résolutions qui se prenaient dans l'Église, celle-ci fut attribuée à une inspiration du Saint-Esprit. On crut à une vocation spéciale, à un choix surnaturel, qu'on supposa avoir été communiqué à l'Église d'Antioche pendant qu'elle jeûnait et priait. Peut-être l'un des prophètes de l'Église, Menahem ou Lucius, dans un de ses accès de glossolalie, prononça-t-il des paroles d'où l'on conclut que Paul et Barnabé étaient prédestinés à cette mission[3]. Quant à Paul, il était convaincu que Dieu l'avait choisi dès le ventre de sa mère pour l'œuvre à laquelle il allait désormais se dévouer tout entier[4].
Les deux apôtres s'adjoignirent, à titre de subordonné, pour les seconder dans les soucis matériels de leur entreprise, ce Jean-Marc que Barnabé avait fait venir avec lui de Jérusalem[5]. Quand les préparatifs furent terminés, il y eut des jeûnes, des prières; on imposa, dit-on, les mains aux deux apôtres en signe d'une mission conférée par l'Église elle-même[6]; on les livra à la grâce de Dieu, et ils partirent[7]. De quel côté vont-ils se diriger? Quel monde vont-ils évangéliser? C'est ce qu'il importe maintenant de rechercher.
Toutes les grandes missions chrétiennes primitives se dirigèrent vers l'ouest, ou, en d'autres termes, se donnèrent pour théâtre et pour cadre l'empire romain. Si l'on excepte quelques petites portions du territoire, vassal des Arsacides, compris entre l'Euphrate et le Tigre, l'empire des Parthes ne reçut pas de missions chrétiennes, au premier siècle[8]. Le Tigre fut, du côté de l'orient, une borne que le christianisme ne dépassa que sous les Sassanides. Deux grandes causes, la Méditerranée et l'empire romain, déterminèrent ce fait capital.
La Méditerranée était depuis mille ans la grande route où s'étaient croisées toutes les civilisations et toutes les idées. Les Romains, l'ayant délivrée de la piraterie, en avaient fait une voie de communication sans égale. Une nombreuse marine de cabotage rendait très-faciles les voyages sur les côtes de ce grand lac. La sécurité relative qu'offraient les routes de l'Empire, les garanties qu'on trouvait dans les pouvoirs publics, la diffusion des Juifs sur tout le littoral de la Méditerranée, l'usage de la langue grecque dans la portion orientale de cette mer[9], l'unité de civilisation que les Grecs d'abord, puis les Romains y avaient créée, firent de la carte de l'Empire la carte même des pays réservés aux missions chrétiennes et destinés à devenir chrétiens. L'orbis romain devint l'orbis chrétien, et en ce sens on peut dire que les fondateurs de l'Empire ont été les fondateurs de la monarchie chrétienne, ou du moins qu'ils en ont dessiné les contours. Toute province conquise par l'empire romain a été une province conquise au christianisme. Qu'on se figure les apôtres en présence d'une Asie Mineure, d'une Grèce, d'une Italie divisées en cent petites républiques, d'une Gaule, d'une Espagne, d'une Afrique, d'une Égypte en possession de vieilles institutions nationales, on n'imagine plus leur succès, ou plutôt on n'imagine plus que leur projet ait pu naître. L'unité de l'Empire était la condition préalable de tout grand prosélytisme religieux, se mettant au-dessus des nationalités. L'Empire le sentit bien au ive siècle; il devint chrétien; il vit que le christianisme était la religion qu'il avait faite sans le savoir, la religion délimitée par ses frontières, identifiée avec lui, capable de lui procurer une seconde vie. L'Église, de son côté, se fit toute romaine, et est restée jusqu'à nos jours comme un débris de l'Empire. On eût dit à Paul que Claude était son premier coopérateur; on eût dit à Claude que ce Juif qui part d'Antioche va fonder la plus solide partie de l'édifice impérial, on les eût fort étonnés l'un et l'autre. On eût dit vrai cependant.
De tous les pays étrangers à la Judée, le premier où le christianisme s'établit fut naturellement la Syrie. Le voisinage de la Palestine et le grand nombre de Juifs établis dans cette contrée[10], rendaient un tel fait inévitable. Chypre, l'Asie Mineure, la Macédoine, la Grèce et l'Italie furent ensuite visités par les hommes apostoliques à quelques années de distance. Le midi de la Gaule, l'Espagne, la côte d'Afrique, bien qu'ils aient été assez tôt évangélisés, peuvent être considérés comme formant un étage plus récent dans les substructions du christianisme.
Il en fut de même de l'Égypte. L'Égypte ne joue presque aucun rôle dans l'histoire apostolique; les missionnaires chrétiens semblent systématiquement y tourner le dos. Ce pays, qui, à partir du iiie siècle, devint le théâtre d'événements si importants dans l'histoire de la religion, fut d'abord fort en retard avec le christianisme. Apollos est le seul docteur chrétien sorti de l'école d'Alexandrie; encore avait-il appris le christianisme dans ses voyages[11]. Il faut chercher la cause de ce phénomène remarquable dans le peu de rapports qui existait entre les Juifs d'Égypte et ceux de Palestine, et surtout dans ce fait que l'Égypte juive avait en quelque sorte son développement religieux à part. L'Égypte avait Philon et les thérapeutes; c'était là son christianisme[12], lequel la dispensait et la détournait d'accorder à l'autre une oreille attentive. Quant à l'Égypte païenne, elle possédait des institutions religieuses bien plus résistantes que celles du paganisme gréco-romain[13]; la religion égyptienne était encore dans toute sa force; c'était presque le moment où se bâtissaient ces temples énormes d'Esneh, d'Ombos, où l'espérance d'avoir dans le petit Césarion un dernier roi Ptolémée, un Messie national, faisait sortir de terre ces sanctuaires de Dendérah, d'Hermonthis, comparables aux plus beaux ouvrages pharaoniques. Le christianisme s'assit partout, sur les ruines du sentiment national et des cultes locaux. La dégradation des âmes en Égypte y rendait rares, d'ailleurs, les aspirations qui ouvrirent partout au christianisme de si faciles accès.
Un rapide éclair partant de Syrie, illuminant presque simultanément les trois grandes péninsules d'Asie Mineure, de Grèce, d'Italie, et bientôt suivi d'un second reflet qui embrassa presque toutes les côtes de la Méditerranée, voilà ce que fut la première apparition du christianisme. La marche des navires apostoliques est toujours à peu près la même. La prédication chrétienne semble suivre un sillage antérieur, qui n'est autre que celui de l'émigration juive. Comme une contagion qui, prenant son point de départ au fond de la Méditerranée, apparaît tout à coup sur un certain nombre de points du littoral par une correspondance secrète, le christianisme eut ses ports d'arrivage en quelque sorte désignés d'avance. Ces ports étaient presque tous marqués par des colonies juives. Une synagogue précéda, en général, l'établissement de l'Église. On dirait une traînée de poudre, ou mieux encore une sorte de chaîne électrique, le long de laquelle l'idée nouvelle courut d'une façon presque instantanée.
Depuis cent cinquante ans, en effet, le judaïsme, jusque-là borné à l'Orient et à l'Égypte, avait pris son vol vers l'Occident. Cyrène, Chypre, l'Asie Mineure, certaines villes de Macédoine et de Grèce, l'Italie, avaient des juiveries importantes[14]. Les juifs donnaient le premier exemple de ce genre de patriotisme que les Parsis, les Arméniens et, jusqu'à un certain point, les Grecs modernes devaient montrer plus tard; patriotisme extrêmement énergique, quoique non attaché à un sol déterminé; patriotisme de marchands répandus partout, se reconnaissant partout pour frères; patriotisme aboutissant à former non de grands États compactes, mais de petites communautés autonomes au sein des autres États. Fortement associés entre eux, ces juifs de la dispersion constituaient dans les villes des congrégations presque indépendantes, ayant leurs magistrats, leurs conseils. Dans certaines villes, ils avaient un ethnarque ou alabarque, investi de droits presque souverains. Ils habitaient des quartiers à part, soustraits à la juridiction ordinaire, fort méprises du reste du monde, mais où régnait le bonheur. On y était plutôt pauvre que riche. Le temps des grandes fortunes juives n'était pas encore venu; elles commencèrent en Espagne, sous les Visigoths[15]. L'accaparement de la finance par les juifs fut l'effet de l'incapacité administrative des barbares, de la haine que conçut l'Église pour la science de l'argent et de ses idées superficielles sur le prêt à intérêt. Sous l'empire romain, rien de semblable. Or, quand le juif n'est pas riche, il est pauvre; l'aisance bourgeoise n'est pas son fait. En tout cas, il sait très-bien supporter la pauvreté. Ce qu'il sait mieux encore, c'est allier la préoccupation religieuse la plus exaltée à la plus rare habileté commerciale. Les excentricités théologiques n'excluent nullement le bon sens en affaires. En Angleterre, en Amérique, en Russie, les sectaires les plus bizarres (irvingiens, saints des derniers jours, raskolniks) sont de très-bons marchands.
Le propre de la vie juive pieusement pratiquée a toujours été de produire beaucoup de gaieté et de cordialité. On s'aimait dans ce petit monde; on y aimait un passé et le même passé; les cérémonies religieuses embrassaient fort doucement la vie. C'était quelque chose d'analogue à ces communautés distinctes qui existent encore dans chaque grande ville turque; par exemple, aux communautés grecque, arménienne, juive, de Smyrne, étroites camaraderies où tout le monde se connaît, vit ensemble, intrigue ensemble. Dans ces petites républiques, les questions religieuses dominent toujours les questions politiques, ou plutôt suppléent au manque de celles-ci. Une hérésie y est une affaire d'État; un schisme y a toujours pour origine une question de personnes. Les Romains, sauf de rares exceptions, ne pénétraient jamais dans ces quartiers réservés. Les synagogues promulguaient des décrets, décernaient des honneurs[16], faisaient acte de vraies municipalités. L'influence de ces corporations était très-grande. A Alexandrie, elle était de premier ordre, et dominait toute l'histoire intérieure de la cité[17]. A Rome, les juifs étaient nombreux[18] et formaient un appui qu'on ne dédaignait pas. Cicéron présente comme un acte de courage d'avoir osé leur résister[19]. César les favorisa et les trouva fidèles[20]. Tibère fut amené, afin de les contenir, aux mesures les plus sévères[21]. Caligula, dont le règne fut pour eux néfaste en Orient, leur rendit leur liberté d'association à Rome[22]. Claude, qui les favorisait en Judée, se vit obligé de les chasser de la ville[23]. On les rencontrait partout[24], et on osait dire d'eux comme des Grecs, que, vaincus, ils avaient imposé des lois à leurs dominateurs[25].
Les dispositions des populations indigènes envers ces étrangers étaient fort diverses. D'une part, le sentiment de répulsion et d'antipathie que les juifs, par leur esprit d'isolement jaloux, leur caractère rancunier, leurs habitudes insociables, ont produit autour d'eux partout où ils ont été nombreux et organisés, se manifestait avec force[26]. Quand ils étaient libres, ils étaient en réalité privilégiés; car ils jouissaient des avantages de la société, sans en supporter les charges[27]. Des charlatans exploitaient le mouvement de curiosité que causait leur culte, et, sous prétexte d'en exposer les secrets, se livraient à toutes sortes de friponneries[28]. Des pamphlets violents et à demi burlesques, comme celui d'Apion, pamphlets où les écrivains profanes ont trop souvent puisé leurs renseignements[29], circulaient, servant d'aliment aux colères du public païen. Les juifs semblent avoir été en général taquins, portés à se plaindre. On voyait en eux une société secrète, malveillante pour le reste des hommes, dont les membres se poussaient à tout prix, au détriment des autres[30]. Leurs usages bizarres, leur aversion pour certains aliments, leur saleté, leur manque de distinction, la mauvaise odeur qu'ils exhalaient[31], leurs scrupules religieux, leurs minuties dans l'observance du sabbat, étaient trouvés ridicules[32]. Mis au ban de la société, les juifs, par une conséquence naturelle, n'avaient aucun souci de paraître gentilshommes. On les rencontrait partout en voyage avec des habits luisants de saleté, un air gauche, une mine fatiguée, un teint pâle, de gros yeux malades[33], une expression béate, faisant bande à part avec leurs femmes, leurs enfants, leurs paquets de couvertures, le panier qui constituait tout leur mobilier[34]. Dans les villes, ils exerçaient les trafics les plus chétifs, mendiants[35], chiffonniers, brocanteurs, vendeurs d'allumettes[36]. On dépréciait injustement leur loi et leur histoire. Tantôt on les trouvait superstitieux[37], cruels[38]; tantôt, athées, contempteurs des dieux[39]. Leur aversion pour les images paraissait de la pure impiété. La circoncision surtout fournissait le thème d'interminables railleries[40].
Mais ces jugements superficiels n'étaient pas ceux de tous. Les juifs avaient autant d'amis que de détracteurs. Leur gravité, leurs bonnes mœurs, la simplicité de leur culte charmaient une foule de gens. On sentait en eux quelque chose de supérieur. Une vaste propagande monothéiste et mosaïque s'organisait[41]; une sorte de tourbillon puissant se formait autour de ce singulier petit peuple. Le pauvre colporteur juif du Transtévère[42], sortant le matin avec son éventaire de merceries, rentrait souvent le soir, riche d'aumônes venues d'une main pieuse[43]. Les femmes surtout étaient attirées vers ces missionnaires en haillons[44]. Juvénal[45] compte le penchant vers la religion juive parmi les vices qu'il reproche aux dames de son temps. Celles qui étaient converties vantaient le trésor qu'elles avaient trouvé et le bonheur dont elles jouissaient[46].
Le vieil esprit hellénique et romain résistait énergiquement; le mépris et la haine pour les juifs sont le signe de tous les esprits cultivés, Cicéron, Horace, Sénèque, Juvénal, Tacite, Quintilien, Suétone[47]. Au contraire, cette masse énorme de populations mêlées que l'Empire avait assujetties, populations auxquelles l'ancien esprit romain et la sagesse hellénique étaient étrangères ou indifférentes, accouraient en foule vers une société où elles trouvaient des exemples touchants de concorde, de charité, de secours mutuels[48], d'attachement à son état, de goût pour le travail[49], de fière pauvreté. La mendicité, qui fut plus tard une chose toute chrétienne, était dès lors une chose juive. Le mendiant par état, «formé par sa mère», se présentait à l'idée des poëtes du temps comme un juif[50].
L'exemption de certaines charges civiles, en particulier de la milice, pouvait aussi contribuer à faire regarder le sort des juifs comme enviable[51]. L'État alors demandait beaucoup de sacrifices et donnait peu de joies morales. Il y faisait un froid glacial, comme en une plaine uniforme et sans abri. La vie, si triste au sein du paganisme, reprenait son charme et son prix dans ces tièdes atmosphères de synagogue et d'église. Ce n'était pas la liberté qu'on y trouvait. Les confrères s'espionnaient beaucoup, se tracassaient sans cesse les uns les autres. Mais, quoique la vie intérieure de ces petites communautés fût fort agitée, on s'y plaisait infiniment; on ne les quittait pas; il n'y avait pas d'apostat. Le pauvre y était content, regardait la richesse sans envie, avec la tranquillité d'une bonne conscience[52]. Le sentiment vraiment démocratique de la folie des mondains, de la vanité des richesses et des grandeurs profanes, s'y exprimait finement. On y comprenait peu le monde païen, et on le jugeait avec une sévérité outrée; la civilisation romaine paraissait un amas d'impuretés et de vices odieux[53], de la même manière qu'un honnête ouvrier de nos jours, imbu des déclamations socialistes, se représente les «aristocrates» sous les couleurs les plus noires. Mais il y avait là de la vie, de la gaieté, de l'intérêt, comme aujourd'hui dans les plus pauvres synagogues des juifs de Pologne et de Gallicie. Le manque d'élégance et de délicatesse dans les habitudes était compensé par un précieux esprit de famille et de bonhomie patriarcale. Dans la grande société, au contraire, l'égoïsme et l'isolement des âmes avaient porté leurs derniers fruits.
La parole de Zacharie[54] se vérifiait: le monde se prenait aux pans de l'habit des Juifs et leur disait: «Menez-nous à Jérusalem». Il n'y avait pas de grande ville où l'on n'observât le sabbat, le jeûne et les autres cérémonies du judaïsme[55]. Josèphe[56] ose provoquer ceux qui en douteraient à considérer leur patrie ou même leur propre maison, pour voir s'ils n'y trouveront pas la confirmation de ce qu'il dit. La présence à Rome et près de l'empereur de plusieurs membres de la famille des Hérodes, lesquels pratiquaient leur culte avec éclat à la face de tous[57], contribuait beaucoup à cette publicité. Le sabbat, du reste, s'imposait par une sorte de nécessité dans les quartiers où il y avait des juifs. Leur obstination absolue à ne pas ouvrir leurs boutiques ce jour-là forçait bien les voisins à modifier leurs habitudes en conséquence. C'est ainsi qu'à Salonique, on peut dire que le sabbat s'observe encore de nos jours, la population juive y étant assez riche et assez nombreuse pour faire la loi et régler par la fermeture de ses comptoirs le jour du repos.
Presque à l'égal du Juif, souvent de compagnie avec lui, le Syrien était un actif instrument de la conquête de l'Occident par l'Orient[58]. On les confondait parfois, et Cicéron croyait avoir trouvé le trait commun qui les unissait en les appelant «des nations nées pour la servitude[59]». C'était là ce qui leur assurait l'avenir; car l'avenir alors était aux esclaves. Un trait non moins essentiel du Syrien était sa facilité, sa souplesse, la clarté superficielle de son esprit. La nature syrienne est comme une image fugitive dans les nuées du ciel. On voit par moments certaines lignes s'y tracer avec grâce; mais ces lignes n'arrivent jamais à former un dessin complet. Dans l'ombre, à la lueur indécise d'une lampe, la femme syrienne, sous ses voiles, avec son œil vague et ses mollesses infinies, produit quelques instants d'illusion. Puis, quand on veut analyser cette beauté, elle s'évanouit; elle ne supporte pas l'examen. Tout cela, au reste, dure à peine trois ou quatre années. Ce que la race syrienne a de charmant, c'est l'enfant de cinq ou six ans; à l'inverse de la Grèce, où l'enfant était peu de chose, le jeune homme inférieur à l'homme fait, l'homme fait inférieur au vieillard[60]. L'intelligence syrienne attache par un air de promptitude et de légèreté; mais elle manque de fixité, de solidité; à peu près comme ce «vin d'or» du Liban, qui cause un transport agréable, mais dont on se fatigue vite. Les vrais dons de Dieu ont quelque chose à la fois de fin et de fort, d'enivrant et de durable. La Grèce est plus appréciée aujourd'hui qu'elle ne l'a jamais été; elle le sera toujours de plus en plus.
Beaucoup des émigrants syriens que le désir de faire fortune entraînait vers l'Occident étaient plus ou moins rattachés au judaïsme. Ceux qui ne l'étaient pas restaient fidèles au culte de leur village[61], c'est-à-dire au souvenir de quelque temple dédié à un «Jupiter» local[62], lequel n'était d'ordinaire que le Dieu suprême, déterminé par quelque titre particulier[63]. C'était au fond une espèce de monothéisme que ces Syriens apportaient sous le couvert de leurs dieux étranges. Comparés du moins aux personnalités divines profondément distinctes qu'offrait le polythéisme grec et romain, les dieux dont il s'agit, pour la plupart synonymes du Soleil, étaient presque des frères du dieu unique[64]. Semblables à de longues mélopées énervantes, ces cultes de Syrie pouvaient paraître moins secs que le culte latin, moins vides que le culte grec. Les femmes syriennes y prenaient quelque chose à la fois de voluptueux et d'exalté. Ces femmes furent de tout temps des êtres bizarres, disputées entre le démon et Dieu, flottant entre la sainte et la possédée. La sainte des vertus sérieuses, des héroïques renoncements, des résolutions suivies appartient à d'autres races et à d'autres climats; la sainte des fortes imaginations, des entraînements absolus, des promptes amours, est la sainte de Syrie. La possédée de notre moyen âge est l'esclave de Satan par bassesse ou par péché; la possédée de Syrie est la folle par idéal, la femme dont le sentiment a été blessé, qui se venge par la frénésie ou se renferme dans le mutisme[65], qui n'attend pour être guérie qu'une douce parole ou qu'un doux regard. Transportées dans le monde occidental, ces Syriennes acquéraient de l'influence, quelquefois par de mauvais arts de femme, plus souvent par une certaine supériorité morale et une réelle capacité. Cela se vit surtout cent cinquante ans plus tard, quand les personnages les plus importants de Rome épousèrent des Syriennes, qui prirent tout à coup sur les affaires un très-grand ascendant. La femme musulmane de nos jours, mégère criarde, sottement fanatique, n'existant guère que pour le mal, presque incapable de vertu, ne doit pas faire oublier les Julia Domna, les Julia Mæsa, les Julia Mamæa, les Julia Soémie, qui portèrent, à Rome, en fait de religion, une tolérance et des instincts de mysticité inconnus jusque-là. Ce qu'il y a de bien remarquable aussi, c'est que la dynastie syrienne amenée de la sorte se montra favorable au christianisme, que Mamée, et plus tard l'empereur Philippe l'Arabe[66], passèrent pour chrétiens. Le christianisme, au iiie et au ive siècle, fut par excellence la religion de la Syrie. Après la Palestine, la Syrie eut la plus grande part à sa fondation.
C'est surtout à Rome que le Syrien, au premier siècle, exerçait sa pénétrante activité. Chargé de presque tous les petits métiers, valet de place, commissionnaire, porteur de litière, le Syrus[67] entrait partout, introduisant avec lui la langue et les mœurs de son pays[68]. Il n'avait ni la fierté ni la hauteur philosophique des Européens, encore moins leur vigueur; faible de corps, pâle, souvent fiévreux, ne sachant ni manger ni dormir à des heures réglées, à la façon de nos lourdes et solides races, consommant peu de viande, vivant d'oignons et de courges, dormant peu et d'un sommeil léger, le Syrien mourait jeune et était habituellement malade[69]. Ce qu'il avait en propre, c'était l'humilité, la douceur, l'affabilité, une certaine bonté; nulle solidité d'esprit, mais beaucoup de charme; peu de bon sens, si ce n'est quand il s'agissait de son négoce, mais une étonnante ardeur et une séduction toute féminine. Le Syrien, n'ayant jamais eu de vie politique, a une aptitude toute particulière pour les mouvements religieux. Ce pauvre Maronite, à demi femme, humble, déguenillé, a fait la plus grande des révolutions. Son ancêtre, le Syrus de Rome, a été le plus zélé porteur de la bonne nouvelle à tous les affligés. Chaque année amenait en Grèce, en Italie, en Gaule, des colonies de ces Syriens poussés par le goût naturel qu'ils avaient pour les petites affaires[70]. On les reconnaissait sur les navires à leur famille nombreuse, à ces troupes de jolis enfants, presque du même âge, qui les suivaient, la mère, avec l'air enfantin d'une petite fille de quatorze ans, se tenant à côté de son mari, soumise, doucement rieuse, à peine supérieure à ses fils aînés[71]. Les têtes, dans ce groupe paisible, sont peu accentuées; sûrement il n'y a pas là d'Archimède, de Platon, de Phidias. Mais ce marchand syrien, arrivé à Rome, sera un homme bon et miséricordieux, charitable pour ses compatriotes, aimant les pauvres. Il causera avec les esclaves, leur révélera un asile où ces malheureux, réduits par la dureté romaine à la plus désolante solitude, trouveront un peu de consolation. Les races grecques et latines, races de maîtres, faites pour le grand, ne savaient pas tirer parti d'une position humble[72]. L'esclave de ces races passait sa vie dans la révolte et le désir du mal. L'esclave idéal de l'antiquité a tous les défauts: gourmand, menteur, méchant, ennemi naturel de son maître[73]. Par là, il prouvait en quelque manière sa noblesse; il protestait contre une situation hors nature. Le bon Syrien, lui, ne protestait pas; il acceptait son ignominie, et cherchait à en tirer le meilleur parti possible. Il se conciliait la bienveillance de son maître, osait lui parler, savait plaire à sa maîtresse. Ce grand agent de démocratie allait ainsi dénouant maille par maille le réseau de la civilisation antique. Les vieilles sociétés, fondées sur le dédain, sur l'inégalité des races, sur la valeur militaire, étaient perdues. L'infirmité, la bassesse, vont maintenant devenir un avantage, un perfectionnement de la vertu[74]. La noblesse romaine, la sagesse grecque, lutteront encore trois siècles. Tacite trouvera bon qu'on déporte des milliers de ces malheureux: si interissent, vile damnum[75]! L'aristocratie romaine s'irritera, trouvera mauvais que cette canaille ait ses dieux, ses institutions. Mais la victoire est écrite d'avance. Le Syrien, le pauvre homme qui aime ses semblables, qui partage avec eux, qui s'associe avec eux, l'emportera. L'aristocratie romaine périra, faute de pitié.
Pour nous expliquer la révolution qui va s'accomplir, il faut nous rendre compte de l'état politique, social, moral, intellectuel et religieux des pays où le prosélytisme juif avait ainsi ouvert des sillons que la prédication chrétienne doit féconder. Cette étude montrera, j'espère, avec évidence, que la conversion du monde aux idées juives et chrétiennes était inévitable, et ne laissera d'étonnement que sur un point, c'est que cette conversion se soit faite si lentement et si tard.
[1] Act., xii, 1, 25. Remarquez toute la contexture du chapitre.
[2] I Petri, v, 13; Papias, dans Eusèbe, Hist. eccl., III, 39.
[3] Act., xiii, 2.
[4] Gal., i, 15–16; Act., xxii, 15, 21; xxvi, 17–18; I Cor., i, 1; Rom., i, 1, 5; xv, 15 et suiv.
[5] Act., XIII, 5.
[6] L'auteur des Actes, partisan de la hiérarchie et du pouvoir de l'Église, a peut-être introduit cette circonstance. Paul ne sait rien d'une telle ordination ou consécration. Il tient sa mission de Jésus, et ne se croit pas plus l'envoyé de l'Église d'Antioche que de celle de Jérusalem.
[7] Act., xiii, 3; xiv, 25.
[8] Dans I Petri, v, 13, Babylone désigne Rome.
[9] Cicéron, Pro Archia, 10.
[10] Jos., B. J., II, xx, 2; VII, iii, 3.
[11] Act., xviii, 24 et suiv.
[12] Voir Philon, De vita contemplativa, entier.
[13] Pseudo-Hermès, Asclepius, fol. 158 v., 139 r. (Florence, Juntes, 1512).
[14] Cicéron, Pro Flacco, 28; Philon, In Flaccum, § 7; Leg. ad Caium, § 36; Act., ii, 5–11; vi, 9; Corp. inscr. gr., no 5361.
[15] Lex Wisigoth., livre XII, tit. ii et iii, dans Walter, Corpus juris germanici antiqui, t. I, p. 630 et suiv.
[16] Voir Vie de Jésus, p. 137.
[17] Philon, In Flacc., § 5 et 6; Jos., Ant., XVIII, viii, 1; XIX, v, 2; B. J., II, xviii, 7 et suiv.; VII, x, 1; Papyrus publié dans les Notices et extraits, XVIII, 2e part., p. 383 et suiv.
[18] Dion Cassius, XXXVII, 17; LX, 6; Philon, Leg. ad Caium, § 23; Josèphe, Ant., XIV, x, 8; XVII, xi, i; XVIII, iii, 5, Hor., Sat., I, iv, 142–143; v, 100; ix, 69 et suiv.; Perse, v, 179–184; Suétone, Tib., 36; Claud., 25; Domit., 12; Juvénal, iii, 14; vi, 542 et suiv.