Les beaux messieurs de Bois-Doré
XVI
La Morisque parla ainsi:
—Mario, mon bien-aimé, dis à ce seigneur bienfaisant que je sais mal parler l'espagnol, et le français encore moins; je dirai mon histoire à son écrivain, et il la lira.
«Je suis fille d'un pauvre fermier de la Catalogne. C'est en Catalogne que le peu de Mores épargnés par l'inquisition vivaient encore tranquilles, espérant qu'on les y laisserait gagner leur vie en travaillant, puisque nous n'avions pris part à aucune des guerres de ces derniers temps, si malheureux pour nos frères des autres provinces d'Espagne.
»Mon père s'appelait Yésid en arabe, et Juan on espagnol; moi, baptisée par aspersion comme les autres, j'étais la chrétienne Mercédès, mais la morisque Ssobyha[13].
»J'ai à présent trente ans. J'en avais treize quand on commença à nous avertir secrètement que nous allions être chassés et dépouillés à notre tour.
»Déjà, avant ma naissance, le terrible roi Philippe II avait ordonné que, dans le délai de trois ans, tous les Morisques devaient savoir la langue castillane et ne plus parler, lire ou écrire en arabe, publiquement ou secrètement; «que tous les contrats en cette langue seraient nuls; que tous nos livres seraient brûlés; «que nous quitterions nos costumes pour porter ceux des chrétiens;»que les femmes morisques sortiraient sans voile, le visage découvert;»que nous n'aurions ni fêtes ni danses, ni chants nationaux; «que nous perdrions nos noms de famille et d'individu pour prendre des noms chrétiens; que ni hommes, ni femmes morisques ne pourraient plus se baigner à l'avenir, et que nos bains seraient détruits dans nos maisons.
»Ainsi, on nous insultait jusque dans la pudeur de nos mœurs et dans la santé de nos corps! Mes parents s'étaient soumis. Quand ils virent que cela ne servait de rien et qu'on ne les persécutait que pour avoir leur argent, ils songèrent à en amasser et à en cacher le plus qu'ils pourraient, afin de s'enfuir quand le danger de la mort reviendrait.
»À force de travail et de patience, ils se firent un petit trésor. C'était, disaient-ils, pour m'empêcher de mendier comme tant d'autres qui s'étaient laissé surprendre. Mais il était écrit que, comme tous les autres, je tendrais la main.
»Nous étions encore assez heureux, malgré les humiliations dont on nous abreuvait. Nos seigneurs espagnols ne nous aimaient point; mais, comme ils voyaient bien que nous seuls, en Espagne, savions et voulions cultiver leurs terres, ils demandaient à leur roi de nous épargner.
»Quand j'eus dix-sept ans, le roi Philippe III fit rendre tout à coup un nouveau décret contre tous les Morisques catalans. Nous étions bannis du royaume avec les biens meubles que nous pourrions emporter sur nos corps. Dans trois jours, sous peine de mort, il nous fallait quitter nos maisons et aller, sous escorte, au lieu de l'embarquement. Tout chrétien qui cacherait un Morisque irait pour six ans aux galères.
»Nous étions ruinés. Pourtant, nous mîmes sur nous, mon père et moi, l'or que nous pouvions emporter, et nous partîmes sans nous plaindre. On nous promettait de nous conduire en Afrique, au pays de nos ancêtres.
»Alors nous demandâmes au Dieu de nos pères de nous reprendre pour ses fidèles enfants.
»On nous laissa, pendant le voyage, remettre nos anciens costumes, qui se conservaient depuis un siècle dans les familles, et chanter nos prières dans notre langue, que nous n'avions pas oubliée; car, en dépit des décrets, nous n'en parlions pas d'autre entre nous.
»Nous fûmes entassés comme des animaux sur les galères de l'État, mais, à peine embarqués, on nous demanda le prix de la traversée. La plupart n'avaient rien. On exigea que les riches payassent pour les pauvres.
»Mon père, voyant qu'on jetait à la mer ceux qui ne trouvaient pas de caution, paya sans regret pour tous ceux qui étaient dans notre embarcation; mais, quand on vit qu'il n'avait plus rien, on le jeta à la mer comme les autres!...»
Ici, la Morisque s'arrêta. Elle ne pleurait pas, mais sa poitrine était serré.
—Détestables coquins d'Espagnols! Pauvres Morisques! murmura le marquis.
Puis il ajouta, comme averti par un triste regard de Lucilio:
—Hélas! la France n'a fait mieux, et la régente les a traités absolument de même!
Mercédès reprit:
—Me voyant seule au monde, sans un dernier, et privée de tout ce que j'aimais, je voulus suivre mon pauvre père; on m'en empêcha. J'étais jolie. Le patron de la galère me voulait pour esclave. Mais Dieu déchaîna la tempête, et il fallut songer à lutter contre elle. Plusieurs embarcations furent englouties, des milliers de Morisques périrent avec leurs bourreaux.
»La galère qui nous portait fut emmenée par l'orage sur les côtes de France, et vint se briser vers un lieu dont je n'ai jamais su le nom.
»Je fus jetée au rivage, au milieu des morts et des mourants; c'était mon salut. Je me traînai dans des rochers où, toute mouillée et toute brisée, m'étant bien cachée et n'ayant pas la force d'aller plus loin, je dormis pour la première fois depuis beaucoup de jours et beaucoup de nuits.
»Quand je m'éveillai, la tempête était finie. Il faisait chaud, j'étais seule. Le navire brisé était à la côte, les morts sur la grève. J'avais faim, mais j'avais encore assez de forces pour marcher.
»Je m'éloignai le plus vite que je pus du rivage, où je craignais de rencontrer des Espagnols, et je m'en allai par les montagnes, mendiant le pain, l'eau et le gîte. On me recevait bien mal; mon costume inquiétait les paysans.
»Enfin, je rencontrai quelques femmes de ma race qui étaient établies dans un village et qui me donnèrent un habillement; elles me conseillèrent de cacher ma religion et mon origine, parce que les hommes du pays n'aimaient pas les étrangers et détestaient surtout les Morisques. Il paraît, hélas! qu'on les déteste partout, car on m'a dit, plus tard, qu'au lieu d'accueillir comme des frères ceux qui purent arriver en Afrique, les Berbères les ont massacrés ou réduits à un pire esclavage que celui de l'Espagne.
»Comment pouvais-je suivre le conseil qu'on me donnait de cacher mon origine? Je ne savais pas assez bien la langue catalane pour cela. D'abord, on me fit quelque aumône; mais, quand un Espagnol passait, il disait aux gens du pays:
»—Vous avez là chez vous une Morisque.
»Et l'on me chassait de partout. Je marchai de vallée en vallée.
»Un jour, je me trouvai sur une grande route qui était celle de Pau, comme je l'ai su plus tard, et c'est là que le ciel me fit rencontrer une femme encore plus malheureuse que moi. C'était la mère de l'enfant que vous voyez, et qui est devenu le mien...»
—Continuez, dit le marquis.
Mais Mercédès s'arrêta encore, parut réfléchir, et dit, s'adressant à Lucilio.
—Je ne peux pas raconter l'histoire des parents de l'enfant, si ce n'est à vous seul... qui lui avez sauvé la vie, et qui me paraissez un ange sur la terre. Si l'on veut me garder ici quelques jours et que je ne voie aucun danger pour Mario, je jure que je dirai tout; mais je crains l'Espagnol, et j'ai vu ce vieux seigneur mettre sa main dans la sienne, après l'avoir repris de sa dureté pour nous. J'ai tout compris avec mes yeux: les seigneurs sont les seigneurs, et les pauvres esclaves ne doivent pas espérer que les meilleurs mêmes prendront leur parti contre leurs égaux.
—Il n'y a pas d'égaux qui tiennent! s'écria le marquis lorsque Lucilio lui eut traduit, par écrit, la réponse du Mercédès. Je jure, sur ma foi de chrétien et sur mon honneur de gentilhomme, de protéger le faible envers et contre tous.
La Morisque répondit qu'elle dirait la vérité, mais qu'elle cacherait certains détails inutiles.
Puis elle reprit ainsi:
—J'étais sur la route de Pau, mais au cœur des montagnes, dans un endroit fort désert. Là, comme je me reposais en me cachant, par crainte des mauvaises gens que l'on rencontre en tous pays, je vis passer un homme qui voyageait avec sa femme.
»La femme marchait un peu en avant; des bandits accoururent par derrière eux, tuèrent et volèrent ce voyageur, si vite, que sa femme ne le vit point, et, revenant pour l'appeler, le trouva mort en travers du chemin.
»À cette vue, elle tomba mourante, et je vis qu'elle était enceinte.
»Je ne savais comment la soulager et la consoler. À genoux près d'elle, je priais et je pleurais, lorsqu'un homme à la moustache grise et tout habillé de noir parut à cheval, et vint savoir pourquoi je pleurais ainsi. Je lui montrai cette femme couchée sur le corps de son mari. Il lui parla en plusieurs langues, car il était un grand savant; mais il vit bientôt qu'elle n'était pas en état de répondre.
»La secousse qu'elle venait d'éprouver hâtait son accouchement.
»Des bergers passaient avec leurs troupeaux. Il les appela; et, comme ils virent que cet homme de bien était un prêtre de leur religion chrétienne, ils obéirent à son commandement et portèrent la femme dans leur maison, où elle mourut, une heure après avoir mis Mario au monde, et après avoir donné au prêtre la bague de mariage qu'elle avait au doigt, sans pouvoir rien expliquer, mais en lui montrant l'enfant et le ciel!
»Le prêtre s'arrêta chez les bergers pour faire ensevelir ces pauvres morts, et, comme il crut que j'avais été l'esclave de cette dame, il me confia l'enfant en me disant de le suivre. Mais je ne voulus pas le tromper, ayant connu qu'il était savant et humain. Je lui dis mon histoire, et comment j'avais vu, par hasard, l'assassinat du colporteur.»
—C'était donc un colporteur? dit le marquis.
—Ou un gentilhomme déguisé, répondit Mercédès; car sa femme avait, sous sa pauvre cape, les vêtements d'une dame, et lui-même, quand on le dépouilla pour l'ensevelir, fut trouvé en chemise fine et en chausses de soie sous ses habits grossiers. Il avait les mains blanches, et on trouva aussi sur lui un cachet où il y avait des armoiries.
—Montrez-moi ce cachet! s'écria Bois-Doré fort ému.
La Morisque secoua la tête et dit:
—Je ne l'ai pas.
—Cette femme se méfie de nous, reprit le marquis s'adressant à Lucilio, et pourtant cette histoire m'intéresse plus qu'elle ne croit! Qui sait si...? Voyons, mon grand ami, tâchez, au moins, de lui faire dire à quelle époque précisément est arrivée l'aventure qu'elle nous raconte.
Lucilio fit signe au marquis d'interroger l'enfant, qui répondit sans hésiter:
—Je suis né une heure après la mort de mon père, une heure avant celle du bon roi de France, Henri le quatrième. Voilà ce que M. l'abbé Anjorrant, qui a pris soin de moi, m'a appris, en me recommandant de ne jamais l'oublier, et ce que ma mère Mercédès ne me défend pas de vous dire, à condition que l'Espagnol ne le saura pas.
—Pourquoi? dit Adamas.
—Je ne sais, répondit Mario.
—Alors, prie ta mère de continuer son histoire, dit M. de Bois-Doré, et comptez que nous vous en garderons le secret, comme nous l'avons promis.
La Morisque reprit ainsi son récit:
—Le bon prêtre s'étant fait donner une chèvre pour nourrir l'enfant, nous emmena en me disant:
»—Nous parlerons religion plus tard. Vous êtes malheureuse, et je vous dois la pitié.
»Il demeurait assez loin de là, dans la cœur de la montagne. Il nous mit dans une petite cabane faite de pierres de marbre et couverte d'autres grandes pierres noires toutes plates, et il n'y avait dans cette maison que de l'herbe sèche. Ce saint n'avait rien de mieux à nous donner que l'abri et la parole de Dieu. Il demeurait dans une maison qui n'était guère plus riche que le chalet où nous étions.
»Mais je ne fus pas là huit jours sans que l'enfant fût propre, bien soigné et la maison bien close. Les bergers et les paysans ne me rebutaient pas, tant leur prêtre leur avait enseigné la douceur et la pitié. Moi, je leur enseignai vite, pour le soin de leurs troupeaux et pour la culture de leurs terres, des choses qu'ils ne savaient pas et que savent tous les Morisques cultivateurs. Ils m'écoutèrent, et, me trouvant utile, ils ne me laissèrent plus manquer de rien.
»J'aurais été bien heureuse de rencontrer cet homme de paix et ce pays de pardon, si j'avais pu oublier mon pauvre père, la maison où j'étais née, mes parents et mes amis que je ne devais plus revoir; mais je me mis à tant aimer ce pauvre orphelin, que peu à peu je me consolai de tout.
»Le prêtre l'éleva et lui enseigna le français et l'espagnol, tandis que je lui apprenais ma langue, afin d'avoir quelqu'un au monde avec qui je pusse la parler; et pourtant, ne croyez pas qu'en lui apprenant des prières arabes, je l'aie détourné de la religion que le prêtre lui enseignait.
»Ne croyez pas que je repousse votre Dieu. Non, non! Quand je vis cet homme si vrai, si miséricordieux, si savant et si chaste, qui me parlait si bien de son prophète Issa[14] et des beaux préceptes de l'Engil[15], qui ne disent pas de faire ce que le Coran nous défend, je pensai que la plus belle religion devait être celle qu'il pratiquait; et, comme je n'avais pas reçu le baptême, malgré l'aspersion des prêtres espagnols (m'étant garantie avec mes mains pour qu'aucune goutte de l'eau chrétienne ne tombât sur ma tête), je consentis à être de nouveau baptisée par ce vertueux, et je jurai à Allah de ne plus jamais renier dans mon cœur le culte d'Issa et de Paraclet.
Cette naïve déclaration fit beaucoup de plaisir au marquis, lequel, malgré ses nouvelles notions de philosophie, n'était, pas plus qu'Adamas, partisan de l'idolâtrie païenne attribuée aux Mores d'Espagne.
—Ainsi, dit-il en caressant la tête brune de Mario, nous n'avons point affaire ici à des diables, mais à des êtres de notre espèce. Numes célestes! j'en suis aise, car cette pauvre femme m'intéresse et cet orphelin me touche le cœur. Ainsi donc, mon bel ami Mario, tu as été élevé par un bon et savant curé des Pyrénées! et tu es toi-même un petit savant! Je ne pourrai pas te parler arabe; mais, si ta mère veut te donner à moi, je jure de te faire élever en gentilhomme.
Mario ne savait point ce que c'était que la gentilhommerie.
Certes, il était prodigieusement instruit pour son âge, pour le temps et le milieu où il avait été élevé; mais, à tous autres égards que la religion, la morale et les langues, c'était un vrai petit sauvage, ne se faisant aucune idée de la société où le marquis l'invitait à entrer.
Il ne vit dans sa proposition que des rubans, des bonbons, des petits chiens et de belles chambres toutes pleines de ces bibelots qu'il prenait pour des jouets. Ses yeux brillèrent de naïve convoitise, et Bois-Doré, aussi naïf que lui dans son genre, s'écria:
—Vive Dieu! maître Jovelin, cet enfant est né quelque chose.—Avez-vous vu comme ses yeux ont relui à ce mot de gentilhomme?—Voyons, Mario, demande à Mercédès de rester avec nous.
—Et moi aussi! dit l'enfant, qui crut naturellement que l'offre s'adressait d'abord à sa mère adoptive.
—Et elle aussi? répondit Bois-Doré; je sais bien que vous séparer serait fort inhumain.
Mario, transporté, se hâta de dire à la Morisque, en arabe, et en la couvrant de caresses:
—Mère! nous ne marcherons plus dans les chemins. Ce beau seigneur nous garde ici dans sa belle maison!
Mercédès remercia en soupirant.
—L'enfant n'est pas à moi, dit-elle; il est à Dieu, qui me l'a confié. Il faut que je cherche et que je retrouve sa famille. Si sa famille n'existe plus ou ne veut pas de lui, je reviendrai ici, et, à genoux, je vous dirai: «Prenez-le et chassez-moi si vous voulez. J'aime mieux pleurer seule à la porte de la maison où il sera heureux, que de le faire encore mendier sur les chemins.»
—Cette femme a une belle âme, dit le marquis. Eh bien, nous l'aiderons, de notre argent et de notre crédit, à retrouver ceux qu'elle cherche; mais que ne nous apprend-elle ce qu'elle en sait? Nous l'aiderons peut-être tout de suite, d'après le nom de famille de l'enfant.
—Ce nom, je ne le sais pas, répondit la Morisque.
—Alors, qu'espérait-elle en quittant ses montagnes?
—Dis-leur ce qu'ils veulent savoir, dit en arabe Mercédès à Mario, mais rien de ce qu'ils doivent encore ignorer.
XVII
Mario prit la parole, enchanté d'avoir à s'expliquer, mais sans impudence ni manière, avec toute la candeur de sa grâce naturelle et de son beau regard.
—Nous étions bien heureux là-bas, dit-il; il y avait des grottes, des cascades, de grands pics et de grands arbres; tout était bien plus grand qu'ici, et l'eau y faisait beaucoup plus de bruit. Ma mère gardait des vaches très-bonnes, et elle teignait et filait de la laine pour faire de la toile de laine très-forte. Voyez mon bonnet blanc et sa cape rouge! C'est des étoffes de chez nous. Moi, je travaillais aussi. Je faisais des paniers, oh! je sais très-bien les faire! Si je reviens chez vous pour être gentilhomme, vous verrez! c'est moi qui ferai tous les paniers de la maison!
»Tous les jours, pendant deux heures, j'apprenais à lire et à parler espagnol et français avec M. le curé Anjorrant. Il ne me grondait jamais, il était toujours content de moi. Jamais on n'a vu un homme si bon! Il m'aimait tant, que ma mère en était quelquefois jalouse. Elle me disait:
»—Tiens, je parie que tu aimes mieux le prêtre que moi!
»Mais, je lui disais:
»—Non, va! je vous aime autant l'un que l'autre. Je vous aime tant que je peux. Je vous aime grand comme les montagnes, et encore plus: grand comme le ciel!
»Mais, quand j'ai eu dix ans, tout a bien changé pour nous. Voilà que, tout d'un coup, M. Anjorrant a été bien malade, pour avoir trop marché dans la neige pour sauver de petits enfants qui s'étaient perdus et qu'il a retrouvés, car il y a chez nous de la neige, en hiver, quelquefois aussi haut que votre maison. Et, tout d'un coup, M. Anjorrant est mort!
»Ma mère et moi, nous avons tant pleuré, que je ne sais pas comment nous avons encore des yeux pour voir clair.
»Alors, ma mère m'a dit:
»—Il faut faire la volonté de notre père, de notre ami qui est mort. Il nous a laissé les papiers et les bijoux qui peuvent servir à le faire reconnaître de ta famille. Il a écrit pour toi bien des fois au ministre de France. On n'a jamais répondu. Peut-être qu'on n'a pas reçu les lettres. Nous irons trouver le roi, ou quelqu'un qui puisse lui parler pour nous, et, si tu as une grand'mère ou des tantes, ou des cousins, ils t'empêcheront de rester vassal, parce que tu es né libre, et que la liberté est la plus grande chose du monde.
»Nous sommes partis avec bien peu d'argent. Le bon M. Anjorrant n'avait rien laissé pour personne. Aussitôt qu'il avait une piécette, il la donnait à ceux qui en avaient besoin. Nous avons marché, marché; la France est si grande! Voilà trois mois que nous sommes en route! Ma mère, voyant le chemin si long, avait peur de n'arriver jamais, et nous demandions aux portes l'abri et le pain. On nous donnait toujours, parce que ma mère a l'air doux et qu'on me trouve gentil. Mais nous ne connaissions pas les chemins, et nous faisions bien des pas qui nous retardaient au lieu de nous avancer.
»C'est alors que nous avons rencontré des gens bien drôles, qui se disaient Égyptiens, et qui nous ont dit d'aller avec eux en Poitou, si nous savions faire quelque chose. Ma mère sait très-bien chanter en arabe, et moi, je sais un peu jouer du tympanon et de la guiterne des Pyrénées. Je vous en jouerai tant que vous voudrez. Ces gens-là ont trouvé que nous en savions assez. Ils n'étaient pas mauvais pour nous, et il y avait avec eux une petite Morisque appelée Pilar que j'aimais beaucoup, et un garçon plus grand, La Flèche, qui était Français, et qui m'amusait avec ses grimaces et ses histoires. Mais ils étaient presque tous voleurs, et cela faisait de la peine à ma mère de les voir si gourmands et ci paresseux.
»C'est pourquoi elle me disait tous les jours:
»—Il nous faut quitter ces gens-là, qui ne valent rien.
»C'est hier que nous les avons quittés, parce que...
—Parce que?... dit le marquis.
—C'est une chose que ma mère Mercédès vous dira peut-être plus tard, quand elle aura prié Dieu de lui faire connaître la vérité. C'est comme ça qu'elle m'a dit, et je n'en sais pas davantage.»
—Toutes choses entendues, dit le marquis en se levant, voilà des gens dont je fais grand cas, et que je veux voir bien traiter et bien soigner en mon logis, jusqu'à ce qu'il leur plaise de me faire savoir en quoi je peux les aider davantage. Mais ne m'avais-tu pas dit, fidèle Adamas, que cette Mercédès avait une lettre pour M. de Sully?
—Oui, oui! s'écria Mario. C'est le nom qui est sur la lettre de M. Anjorrant.
—Eh bien, c'est très-facile. Je suis fort son serviteur, et je me charge de vous faire arriver chez lui sans fatigue ni misère. Or donc, reposez-vous céans et demandez tout ce que vous voudrez. Voyons, Adamas, la mère et l'enfant sont très-propres, et leurs habits de montagne ne sont point trop laids. Mais ils ont là, sur le corps, tout ce qu'ils possèdent?
—Oui, monsieur, sauf les habits plus mauvais qu'ils portaient hier et ce matin; ils ont chacun deux chemises et le reste à l'avenant. Mais cette femme lave, raccommode et peigne son enfant tout le temps qu'elle ne marche pas. Voyez comme sa chevelure est bien tenue! Elle a toutes sortes de secrets arabes pour entretenir la propreté; elle sait faire des poudres de troëne et des élixirs que je veux apprendre d'elle.
—C'est fort bien vu; mais songez à lui donner du linge et des étoffes, pour qu'elle soit un peu nippée. Puisqu'elle est adroite, elle en tirera bon parti. Je m'en vais faire un tour de promenade; après quoi, si elle n'a point de déplaisir à chanter un air de sa nation, avec la guiterne du petit, je serai content d'ouïr leur musique étrangère. Au revoir donc, maître Mario! Comme vous avez très-civilement parlé, je vous veux donner quelque chose tantôt: comptez que je ne l'oublierai point.
Le gentil Mario baisa la main du marquis, non sans jeter un regard bien expressif sur le petit chien Fleurial, qu'il eût préféré à toutes les richesses de la maison.
Il est vrai de dire que Fleurial était une merveille: des trois cagnots que choyait le marquis, il était le préféré à juste titre, et ne quittait jamais son maître dans la maison. Il était blanc comme neige, touffu comme un manchon, et, contrairement aux mœurs des petits chiens gâtés, il était doux comme un agneau.
Lorsque le marquis eut fait sa promenade accoutumée, parlé avec bonté à ceux de ses vassaux qu'il rencontra, et demandé des nouvelles de ceux qui étaient malades, pour leur envoyer de quoi les réconforter, il rentra et fit appeler Adamas.
—Que donnerai-je donc à ce joli Mario? lui dit-il. Il faudrait trouver un jouet qui convînt à son âge, et il n'y en a point ici. Hélas! mon ami, nous voici trois céans, qui commençons à nous faire vieux garçons, maître Jovelin, moi et toi.
—J'y ai songé, monsieur, dit Adamas.
—À quoi, mon vieux serviteur? au mariage?
—Non, monsieur: ce n'étant point votre goût, ce n'est pas le mien non plus; mais j'ai trouvé le jouet pour donner à l'enfant.
—Va le chercher bien vite.
—Voici, monsieur! dit Adamas en allant prendre l'objet, qu'il avait déposé dans l'embrasure de la fenêtre. Comme j'ai remarqué que l'enfant mourait d'envie d'avoir Fleurial, et que vous ne pouviez pas lui donner Fleurial, je me suis rappelé avoir vu, dans les greniers, plusieurs jouets oubliés depuis longtemps, et, entre autres, ce chien d'étoupe, qui n'est pas trop mangé aux vers et qui ressemble à Fleurial, sauf qu'il est en peau de mouton noir et qu'il n'a plus beaucoup de queue.
—Et sauf mille autres différences qui font qu'il ne lui ressemble pas du tout! Mais d'où vient donc ce joujou-là, Adamas?
—Du grenier, monsieur.
—Fort bien; mais... tu dis qu'il y en a d'autres?
—Oui, monsieur; un petit cheval qui n'a plus que trois jambes, un tambour crevé, de petites armes, un reste de donjon crénelé...
Adamas se tut brusquement en voyant le marquis profondément absorbé devant le chien d'étoupe, tandis qu'une grosse larme creusait un sillon dans le fard de sa joue.
—J'ai fait quelque sottise! s'écria le vieux serviteur. Pour Dieu, mon bon cher maître, d'où vient que vous pleurez?
—Je ne sais... un moment de faiblesse! dit le marquis en s'essuyant de son mouchoir parfumé, où s'imprima une notable partie des roses de son teint; j'ai cru reconnaître ce jouet, et, si je ne me trompe, c'est là une relique qu'il ne faut point donner, Adamas!... Cela vient de mon pauvre frère!
—Vraiment, monsieur? Ah! je ne suis qu'un sot! J'aurais dû m'en aviser. J'ai pensé, moi, que cela vous avait amusé quand vous étiez petit enfant.
—Non! quand j'étais petit enfant, je n'avais point de jouets. C'était un temps de guerre et de tristesse en ce pays; mon père était un homme terrible et me faisait voir, pour récréation, des carcans, des chaînes, des paysans sur le chevalet et des prisonniers pendus aux ormes du parc... Plus tard, beaucoup plus tard, il eut une seconde femme et un second fils.
—Je le sais bien, monsieur; le jeune monsieur Florimond, que vous avez tant aimé! La fleur des gentilshommes, bien certainement! Disparu d'une si étrange manière!
—Je l'aimais plus que je ne saurais le dira, Adamas! non point tant pour les rapports que nous eûmes ensemble quand il eut âge d'homme, puisque alors nous suivions des partis différents, et que nous nous rencontrions bien peu, le temps seulement de nous embrasser et de nous dire que nous étions amis et frères quand même, mais pour les gentillesses de son enfance, dont, comme je te l'ai conté, j'eus occasion de prendre soin et garde en une absence de mon père qui dura environ un an. La seconde femme de celui-ci était morte, et le pays fort inquiété. Je savais mon père haï des calvinistes, et je crus devoir apporter protection, ici, à ce pauvre enfant que je ne connaissais point, et qui se mit à me chérir comme s'il eût compris l'injustice de notre père envers moi. Il était doux et beau comme ce petit Mario qui est céans. Il n'avait ni parents ni amis autour de lui, pour ce qu'en ce temps les uns mouraient de peste et les autres de peur. Il fût mort aussi, faute de soins et de gaîté, si je ne l'eusse pris en si grande attache, que je jouais avec lui des jours entiers. C'est moi qui lui apportai ces jouets-ci, et j'ai quelque raison de m'en ressouvenir, à présent que j'y songe, car ils faillirent me coûter cher.
—Contez-moi ça, monsieur; ça vous distraira.
—Je le veux bien, Adamas. C'était en quinze cent... n'importe la date!
—Sans doute, sans doute, monsieur, la date n'y fait rien.
—Mon cher petit Florimond s'ennuyait de ne point sortir, et je n'osais l'exposer dehors, à cause qu'il passait des bandes de tous les partis, qui tuaient tout et ne connaissaient point d'amis. Je m'avisai d'une amusette qui m'avait bien tenté dans ma propre enfance.
»J'avais vu, au château de Sarzay, beaucoup de ces animaux d'étoupe et d'autres babioles dont se jouaient les petits Barbançois. Les seigneurs de Barbançois, qui ont possédé ce fief de Sarzay de père en fils, depuis longues années, étaient des plus enragés contre les pauvres calvinistes, et, à cette époque-là, ils étaient à Issoudun, faisant pendre et brûler tant qu'ils pouvaient. En leur absence, le manoir de Sarzay n'était pas trop bien gardé. Le pays d'alentour étant tout dévoué aux catholiques et à M. de la Châtre, on ne se méfiait point de moi qui étais trop seul et trop pauvre pour rien entreprendre.
»Je m'imaginai d'y pénétrer sous un prétexte et d'y faire main basse sur les joujoux, à moins que quelque valet ne m'en voulût vendre, car il n'en fallait pas chercher ailleurs. C'était marchandise de luxe, et que l'on ne débitait point dans les petits endroits.
»Je me présente donc hardiment, comme venant de la part de mon père, et je demande l'entrée du château comme pour parler à la nourrice des jeunes gens, qui, lors, étaient déjà à cheval, comme moi, et battant le pays. J'entre, je m'explique, et la nourrice me reçoit mal.
»Elle savait que j'avais déjà guerroyé pour les calvinistes et que mon père ne m'aimait point; mais l'argent l'adoucit: elle monte en une chambre haute et m'apporte ce que les enfants, devenus grands, avaient laissé de moins endommagé.
»Me voilà donc parti avec un cheval, un chien, une citadelle, six canons, un chariot et beaucoup de petite vaisselle de fer, le tout dans un grand panier couvert d'une toile, que j'avais attaché derrière moi sur mon cheval. J'en avais jusqu'aux épaules, et, tout en sortant de la cour de Sarzay, j'entendais les valets rire du haut des croisées, et se dire entre eux:
»—C'est un grand innocent, et, si nous n'avons jamais maille à partir avec d'autres réformés, nous en aurons vite bon marché.
»Quelques-uns avaient bien envie de m'envoyer quelque peu d'arquebusade; mais j'en fus quitte pour la peur.
»Je piquai des deux avec mon bataclan, qui me sonnait au derrière comme la ferraille d'un chaudronnier du Limousin.
»Cependant, tout allait bien, et je m'en revenais tranquillement par la traverse, pour ne point passer dans cet équipage par la ville de La Châtre; mais j'eus à passer la Couarde, sur le pont du chemin d'Aigurande, et c'est alors que je me trouvai en face d'une bande de dix à douze reîtres qui se dirigeaient vers la ville.
»Ce n'étaient que des maraudeurs; mais ils avaient avec eux un des plus méchants partisans de ce temps-là, un certain drôle dont le père ou l'oncle avait le commandement de la grosse tour de Bourges, et se faisait appeler le capitaine Macabre.
»Ce garçon, qui était à peu près de mon âge, mais qui était déjà vieux en malice, servait de guide à tous les pillards qui voulaient bien lui laisser faire sa main avec eux. Je l'avais quelquefois rencontré, et il savait bien que, m'étant battu pour les calvinistes, je ne devais point être traité en ennemi par ces Allemands. Mais, à voir mon chargement, il me crut de bonne prise, et, se donnant un air de capitan, il me commanda de mettre pied à terre et de livrer cheval et bagage à ses gens, qui s'intitulaient, pour lors, cavaliers du duc d'Alençon.
»Comme ils ne savaient pas un mot de français, et que le fils Macabre leur servait de truchement, il eût été bien inutile de vouloir parlementer. Sachant à qui j'avais affaire, et qu'après m'être soumis et laissé démonter, je serais bien battu et peut-être arquebusé, par manière de passe-temps, comme c'était assez la coutume des maraudeurs, je risquai le tout pour le tout.
»J'allongeai, de la botte et de l'étrier tout ensemble un grand coup de pied dans l'estomac du Macabre, qui était déjà descendu pour me jeter bas, et l'étendis tout à plat sur le dos, jurant comme quarante diables.
—Et bien vous fîtes, monsieur! s'écria Adamas enthousiasmé.
—Les autres, poursuivit Bois-Doré, s'attendaient si peu à voir un blanc-bec comme j'étais faire pareille chose au milieu d'eux, tous vieux routiers armés jusqu'aux dents, qu'ils se mirent à rire; de quoi je profitai pour filer comme un trait d'arbalète; mais, leur étonnement passé, ils m'envoyèrent une grêle de prunes allemandes, que l'on appelait dans ce temps-là des prunes de Monsieur, à cause que ces Allemands servaient les desseins de Monsieur, frère du roi, contre les troupes de la reine mère.
»Le sort voulut qu'aucune balle ne m'atteignit, et, grâce à ma bonne jument Brandine, qui m'emporta dans les chemins creux et tortus de la Couarde, je rentrai sain et sauf au logis. Grande fut la joie de mon petit frère en me voyant déballer toutes ces bamboches.
»—Mon mignon, lui dis-je en lui donnant la citadelle, bien m'a pris d'être si bellement fortifié; car, sans ces bonnes murailles que j'avais de long du dos, je pense que vous ne m'eussiez point vu revenir.
»Le fait est, Adamas, que, si l'on décousait ce chien d'étoupe, je crois bien qu'on lui trouverait quelque plomb dans le ventre, et que, si la citadelle ne m'a point garanti, tout au moins les animaux ont dû garantir la citadelle.
—S'il en est ainsi, monsieur, je veux garder tout cela chèrement, et en faire un trophée d'honneur dans quelque salle du château.
—Non, Adamas, on se moquerait de nous. Et, puisque voici venir ce bel enfant, il lui faut donner le chien d'étoupe et le reste; car ce qui vient d'un ange doit retourner à un autre ange, et je vois dans les yeux de ce Mario l'innocence et l'amitié qu'il y avait dans ceux de mon jeune frère... Oui, c'est chose certaine! continua le marquis en regardant entrer Mario et Mercédès, conduits par le page Clindor; si Florimond eût eu un fils, il eût été en tout semblable à ce garçonnet, et, si tu veux que je te dise pourquoi il m'a plu à première vue, c'est parce qu'il me remet en mémoire, non point tant par ses traits que par son air, sa voix douce et ses manières caressantes, mon frère tel qu'il était vers l'âge où voici cet orphelin.
—Monsieur votre frère ne s'est jamais marié, dit Adamas, qui avait l'esprit encore plus romanesque que son maître; mais il peut bien avoir eu des bâtards, et qui sait si...?
—Non, non, mon ami, ne rêvons point! J'ai bien eu une autre songerie, tandis que cette Morisque nous racontait l'histoire du gentilhomme assassiné! Ne me suis-je point imaginé que ce pouvait être mon pauvre frère?
—Eh bien, au fait, monsieur, pourquoi ne le serait-ce point, puisque nul ne sait comment il a péri?
—Ce ne l'est point, répondit le marquis, et la raison, c'est que le père de ce petit Mario a été défait quatre jours avant la mort de notre bon roi Henri, tandis que j'ai une dernière lettre de mon frère, datée de Gênes, le seizième jour de juin, c'est-à-dire environ un mois après que ces choses se furent passées. Donc, il n'y a point de rapprochement à faire.
XVIII
Pendant que le marquis et Adamas échangeaient ces réflexions, la Morisque s'était préparée à chanter, et Lucilio était arrivé pour l'entendre.
Le marquis goûta si fort sa manière, qu'il pria Lucilio de lui noter ses airs. Lucilio les prisa encore davantage, comme étant, disait-il, «choses rares et antiques, d'une grande perfection de beauté.»
Mercédès les disait de mieux en mieux à mesure qu'on l'encourageait, et Mario l'accompagnait très-bien.
D'ailleurs, il était si joli avec sa longue guitare, son air sage, sa bouche entr'ouverte et ses beaux cheveux ondés sur ses épaules, qu'on ne pouvait se lasser de le regarder. Son habillement, composé d'une grosse chemise blanche, de courtes braies de laine brune, avec une ceinture rouge et des chausses grises avec des brides de laine rouge enroulées autour de la jambe, était très-favorable à la grâce de son corps et à l'élégance de ses formes délicates.
Il reçut avec éblouissement tous les jouets que l'on alla chercher au grenier, et le marquis vit avec plaisir qu'ayant admiré toutes ces merveilles, il les rangea en un coin avec une sorte de respect.
Le fait est que tout cela ne lui disait pas grand'chose, et que, la surprise passée, il se mit à repenser à Fleurial, qui était vivant, joueur et caressant, et qui eût pu le suivre dans sa vie errante, tandis que la possession des chevaux, des canons et des citadelles n'était que le rêve d'un instant, dans cette vie de misère et de passage.
Le reste de la journée s'écoula sans nouvel orage de la part de M. d'Alvimar.
Il revit M. Poulain, et lui dit qu'il était décidé à entamer le siège de la gentille Lauriane.
À souper, il fit de son mieux pour n'avoir pas un ennemi, ou tout au moins un contradicteur auprès d'elle, dans la personne du marquis, et il parvint encore à se faire trouver aimable. Il ne rencontra, dans la maison, ni la Morisque ni l'enfant, n'entendit plus parler d'eux, et se retira de bonne heure pour rêver à ses projets.
Toute la suite du marquis fut aise de garder Mario quelques jours; ainsi l'annonçait Adamas. Celui-ci le fit manger, ainsi que sa mère, à la seconde table, celle où il mangeait lui-même en qualité de valet de chambre, avec maître Jovelin, que Bois-Doré faisait, à dessein, passer pour un subalterne, la gouvernante Bellinde et le page Clindor.
Le carrosseux et les autres valets mangeaient à d'autres heures et dans un autre local. C'était la troisième table.
Il y en avait une quatrième pour les gens de la ferme, les passants, les pauvres voyageurs, les moines besaciers; en sorte que, de l'aube à la grand'nuit, c'est-à-dire huit à neuf heures du soir, on mangeait au manoir de Briantes, et l'on voyait fumer sans relâche quelque cheminée à odeur grasse qui attirait de loin des volées de gamins et de mendiants. Ceux-ci recevaient toujours bonne pitance de reliefs à la grand'porte, et dressaient la cinquième table sur le gazon de l'avenue, ou sur les revers des fossés.
Malgré cette large hospitalité et ce nombreux personnel, qui n'étaient point en rapport avec l'exiguité du manoir, le revenu du marquis faisait face à tout, et il avait toujours de l'argent de reste pour ses innocentes fantaisies.
Il n'était guère volé, bien qu'il ne s'occupât d'aucune comptabilité; Adamas et Bellinde se détestant, ils se surveillaient l'un et l'autre, et, quoique Bellinde ne fût pas femme à se priver d'un peu de pillage, la crainte de donner prise aux soupçons de son ennemi la rendait prudente et forcément modérée à l'article des profits. Largement payée et toujours magnifiquement habillée aux frais du châtelain, qui tenait à ne voir «chiffons ni crasse» autour de lui, elle n'avait certes pas de prétexte pour malverser; mais elle ne s'en plaignait pas moins, étant de celles qui chérissent un sou volé et dédaignent un louis bien acquis.
Quant à Adamas, s'il n'était pas la probité même dans toutes ses relations (ayant fait la guerre et pris les mœurs des partisans), il aimait tellement son maître, que si, dans le poste éminent d'homme de confiance où il était parvenu, il eût encore osé piller et rançonner les gens du dehors, c'eût été uniquement pour enrichir le manoir de Briantes.
Clindor faisait cause commune avec lui contre la Bellinde, qui le haïssai et le traitait de chien habillé.
C'était un bon petit garçon, moitié fin et moitié sot, ne sachant encore s'il devait se draper en homme du tiers, titre qui prenait chaque jour plus d'importance réelle, ou se blasonner en futur gentilhomme, vanité qui devait encore longtemps retenir le tiers dans une attitude équivoque et lui faire jouer, en dépit de sa supériorité intellectuelle, un rôle de dupe entre les partis.
Le secret de l'origine de la Morisque fut gardé. Pour ne pas l'exposer à l'intolérance soupçonneuse de la Bellinde, qui faisait de grands semblants de dévotion, Adamas la fit passer pour Espagnole, purement et simplement.
Pas un mot de son histoire ne transpira, non plus que de celle de Mario.
—Monsieur le marquis, dit Adamas à son maître en le déshabillant, nous sommes des enfants et nous n'entendons rien à l'artifice de la toilette. Cette Morisque, avec qui j'ai causé de choses sérieuses à la veillée, m'en a plus appris dans une heure que tous vos accommodeurs de Paris n'en savent. Elle a les plus beaux secrets sur toutes choses, et sait extraire des plantes des sucs miraculeux.
—C'est bon, c'est bon, Adamas! parle-moi d'autre chose. Récite-moi quelque poésie en faisant ma barbe, car je me sens triste, et je dirais volontiers comme M. d'Urfé, parlant d'Astrée, que «le rengrégement de mes ennuis trouble le repos de mon estomac et le respirer de ma vie.»
—Numes célestes! monsieur, s'écria le fidèle Adamas, qui aimait à se servir des formules de son maître, c'est donc toujours le souvenir de votre frère?
—Hélas! il m'est revenu aujourd'hui tout entier, je ne sais pourquoi. Il y a des jours comme cela, mon ami, où une douleur endormie se réveille. C'est comme les blessures que l'on rapporte de la guerre. Sais-tu une chose à quoi la gentillesse de cet orphelin m'a fait songer, tout ce tantôt? C'est que je me fais vieux, mon pauvre Adamas!
—Monsieur plaisante!
—Non, nous nous faisons vieux, mon ami, et mon nom s'éteindra avec moi. J'ai bien quelques arrière-cousins dont je ne me soucie guère et qui perpétueront, s'ils le peuvent, le nom de mon père; mais, moi, je serai le premier et le dernier des Bois-Doré, et mon marquisat ne passera à personne, puisqu'il est tout honorifique et de bon plaisir royal.
—J'y ai souvent songé, et je regrette que monsieur ait eu la tête trop vive pour consentir à faire une fin à sa vie de jeune homme, en épousant quelque belle nymphe de ces contrées.
—Sans doute, j'ai eu tort de n'y pas songer. J'ai trop couru de belle en belle, et, bien que je n'aie guère rencontré M. d'Urfé, je gagerais qu'entendant parler de moi en quelque lieu, il m'a voulu peindre sous les traits du berger Hylas.
—Et quand cela serait, monsieur? Ce berger est un fort aimable homme, infiniment spirituel, et le plus divertissant, selon moi, de tous les héros du livre.
—Oui; mais il est jeune, et je te répète que je commence à ne plus l'être et à regretter fort amèrement de n'avoir point de famille. Sais-tu que vingt fois j'ai eu l'idée ou formé le souhait d'adopter quelque enfant?
—Je le sais, monsieur; toutes les fois que vous voyez un enfantelet joli et plaisant, cette idée vous reprend. Eh bien, qui vous en empêche?
—L'embarras d'en trouver un qui soit d'une heureuse figure, d'un bon naturel, et qui n'ait point de parents disposés à me le reprendre quand je l'aurai élevé; car de raffoler d'un enfant pour qu'à l'âge de vingt ou vingt-cinq ans on vous l'emmène...
—D'ici là, monsieur...
—Eh! le temps passe si vite! on ne le sent point passer! Tu sais que j'avais songé à prendre chez moi quelque jeune parent pauvre; mais ils sont tous vieux ligueurs dans ma famille, et, d'ailleurs, leurs petits sont laids, turbulents ou malpropres.
—Il est certain, monsieur, que la branche cadette des Bouron n'est point belle. Vous avez pris pour vous la taille, tout l'agrément, toute la braverie de la famille, et il n'y a que vous-même qui puissiez vous donner un héritier digne de vous.
—Moi-même! dit Bois-Doré, un peu étourdi de cette assertion.
—Oui, monsieur, je parle sérieusement. Puisque vous voilà ennuyé de votre liberté; puisque, pour la dixième fois, je vous entends dire que vous voulez vous ranger...
—Mais, Adamas, tu parles de moi comme d'un débauché! Il me semble que, depuis la triste mort de notre Henri, j'ai vécu comme il convient à un homme accablé de chagrin et à un gentilhomme sédentaire obligé de donner le bon exemple.
—Certainement, certainement, monsieur, vous pouvez me dire là-dessus tout ce qu'il vous plaira. Mon devoir est de ne vous point contredire. Vous n'êtes point obligé de me raconter toutes les belles aventures qui vous arrivent dans les châteaux ou bocages des environs, n'est-ce pas, monsieur? Ça ne regarde que vous. Un fidèle serviteur ne doit point espionner son maître, et je ne crois pas avoir jamais fait de questions indiscrètes à monsieur.
—Je rends justice à ta délicatesse, mon cher Adamas, répondit Bois-Doré, à la fois confus, inquiet et flatté des suppositions chimériques de son idolâtre valet. Parlons d'autre chose, ajouta-t-il n'osant appuyer sur un sujet si délicat et cherchant à se figurer qu'Adamas savait de lui des aventures qu'il ignorait lui-même.
Le marquis n'était ni hâbleur ni vantard ouvertement. Il était de trop bonne compagnie pour raconter les bonnes fortunes qu'il avait eues, et pour inventer celles qu'il n'avait plus. Mais il était charmé qu'on lui en prêtât toujours, et, pourvu qu'on ne compromît aucune femme en particulier, il laissait dire qu'il pouvait prétendre à toutes. Ses amis se prêtaient à sa modeste fatuité, et le grand plaisir des jeunes gens, celui de Guillaume d'Ars en particulier, était de le taquiner sur ce point, sachant combien cette taquinerie lui était agréable.
Mais Adamas n'y faisait point tant de façons. Il n'était pas trop Gascon pour son propre compte; ayant confondu sa personnalité dans le rayonnement de celle de son maître, il l'était pour lui et à sa place.
Aussi reprit-il la parole avec aplomb sur ce chapitre, déclarant que monsieur avait raison de songer au mariage.
C'était une conversation qui revenait souvent entre eux, et dont ni l'un ni l'autre ne se lassaient, bien qu'elle n'eût jamais d'autre résultat, depuis trente ans, que cette réflexion de Bois-Doré.
—Sans doute, sans doute! mais je suis si tranquille et si heureux ainsi! Rien ne presse, nous en reparlerons.
Cette fois, pourtant, il parut écouter les hâbleries d'Adamas sur son compte avec plus d'attention que de coutume.
—Si je croyais ne point épouser une femme stérile, dit-il à son confident, je me marierais, en vérité! Peut-être ferais-je bien d'épouser une veuve ayant des enfants?
—Fi! monsieur, s'écria Adamas ne songez point à cela. Prenez-moi une jeune et belle demoiselle, qui vous donnera une lignée à votre image.
—Adamas! dit le marquis après avoir un peu hésité, j'ai quelque doute que le ciel m'envoie ce bonheur. Mais tu me suggères une idée agréable, qui est d'épouser une si jeune personne, que je puisse me figurer qu'elle est ma fille et que je puisse l'aimer comme si j'étais son père. Que dis-tu de cela?
—Je dis qu'en la prenant bien jeune, bien jeune, à la rigueur, monsieur pourra s'imaginer qu'il a adopté un enfant. Alors, si c'était l'idée de monsieur, il n'y a pas à aller bien loin; la petite dame de la Motte-Seuilly est tout à fait ce qui convient à monsieur. C'est beau, c'est bon, c'est sage, c'est riant; voilà ce qu'il faut pour égayer notre manoir, et je suis bien sûr que son père y a pensé plus d'une fois.
—Tu crois, Adamas?
—Certes! et elle-même! Croyez-vous que, quand ils viennent ici, elle ne fait point de comparaison entre son vieux manoir et le vôtre, qui est une maison de fées? Croyez-vous que, toute jeunette et innocente qu'elle est, elle ne se soit pas avisée de ce que vous êtes par rapport à tous les autres prétendants qu'elle pourrait regarder?
Bois-Doré s'endormit en songeant précisément à l'absence de prétendants autour de la belle Lauriane, aux rancunes des voisins contre le franc et rude de Beuvre, et au chagrin que celui-ci éprouvait de cette circonstance, momentanée sans doute, mais dont il s'exagérait la durée possible.
Le marquis se persuada que sa proposition allait être agréée comme une grande faveur de la fortune.
La question religieuse allait d'elle-même entre eux. D'ailleurs, si Lauriane lui faisait un reproche d'avoir abjuré le calvinisme, il ne voyait pas grand embarras à l'embrasser pour la seconde fois.
Sa fatuité ne lui permit pas de s'arrêter beaucoup sur l'objection qu'on pourrait faire relativement à son âge. Adamas avait le don d'éloigner, chaque soir, par ses flatteries, ce souvenir désagréable.
Le bon Sylvain s'endormit donc, ce soir-là, plus ridicule que jamais; mais quiconque eût pu lire dans son cœur le sentiment vraiment paternel qui le guidait, la grande tolérance philosophique dont il était doué «en prévision de cocuage,» et les projets de gâterie, de soumission et de dévouement qu'il formait pour sa jeune compagne, lui eût certainement pardonné, tout en se moquant de lui.
Lorsque Adamas passa dans sa chambre, il lui sembla entendre, dans l'escalier dérobé, un frôlement de robe.
Il s'élança aussi vite qu'il put dans ce passage, mais sans atteindre Bellinde, qui eut le temps de disparaître après avoir, comme il arrivait souvent, entendu toute la causerie des deux vieux garçons.
Adamas la savait bien capable de cet espionnage. Pourtant il crut s'être trompé, et barricada toutes les portes lorsqu'il n'y avait plus rien à surprendre que le ronflement sonore du marquis et les aboiements étouffés du petit Fleurial, couché sur le pied de son lit, et rêvant d'un certain chat noir qui était pour lui ce que Bellinde était pour Adamas.
XIX
On arriva à la Motte-Seuilly le lendemain, sur les neuf heures.
Le lecteur n'a pas oublié qu'à cette époque, le dîner se servait à dix heures du matin, le souper à six heures du soir.
Cette fois notre marquis, bien résolu à faire l'ouverture de ses projets matrimoniaux, avait pensé qu'il devait arriver en plus leste équipage que sa belle grande carroche.
Il avait enfourché, sans trop d'efforts, son joli andalous nommé Rosidor (toujours un nom de l'Astrée), excellente créature aux allures douces, au caractère tranquille, un peu charlatan, comme il convenait de l'être pour faire briller son cavalier, c'est-à-dire sachant, au moindre avertissement de la jambe ou de la main, rouler des yeux féroces, s'encapuchonner, gonfler ses naseaux comme un mauvais diable, voire faire assez haut la courbette, enfin se donner des airs de méchante bête.
Au demeurant, le meilleur fils du monde.
En mettant pied à terre, le marquis ordonna à Clindor de promener son cheval un quart d'heure autour du préau, sous prétexte qu'il avait trop chaud pour entrer tout de suite «en l'écurie,» mais en réalité, pour que l'on sût bien, dans la maison, qu'il chauvauchait toujours ce brillant palefroi.
Mais, avant de paraître devant Lauriane, le bon M. Sylvain entra dans la chambre qui lui était réservée chez son voisin, pour se rajuster, se parfumer et se recostumer de la façon la plus leste et la plus élégante.
De son côté, M. Sciarra d'Alvimar, tout en velours et satin noir, à la mode espagnole, avec les cheveux courts et la fraise de riches dentelles, n'eut qu'à changer ses bottes contre des chaussures de soie et des souliers couverts de rubans pour se montrer dans tous ses avantages.
Bien que son costume sérieux et devenu «antique» en France eût mieux convenu à l'âge de Bois-Doré qu'au sien, il lui donnait je ne sais quel air de diplomate et de prêtre, qui faisait d'autant mieux ressortir sa jeunesse extraordinairement conservée, et l'élégance aisée de sa personne.
Il semblait que le vieux de Beuvre eût pressenti un jour de fiançailles; car il s'était fait moins huguenot, c'est-à-dire moins austère en ses habits que de coutume, et, trouvant sa fille trop simple, il l'avait engagée à mettre une plus belle robe.
Elle se fit donc aussi belle que le lui permettait le deuil de veuve qu'elle devait garder jusqu'à un nouveau mariage. L'usage alors ne transigeait pas.
Elle s'habilla tout en taffetas blanc avec la jupe de dessus relevée sur un dessous d'un blanc grisâtre, que l'on appelait couleur de pain bis. Elle mit un rabat et des rebras (manchettes) de point coupé, et, dispensée par le chaperon de veuve (le petit bonnet à la Marie Stuart) de se conformer à la mode de l'affreuse perruque poudrée qui régnait encore, elle put montrer ses beaux cheveux blonds relevés en un bourrelet crépelé qui découvrait son joli front et encadrait ses tempes finement veinées.
Pour ne pas sembler trop provinciale, elle se permit seulement un nuage de poudre de Chypre, qui la faisait d'un blond plus enfantin encore.
Bien que les deux prétendants se fussent promis d'être aimables, il y eut, pendant le dîner, un peu de gêne de leur part, comme si je ne sais quel doute leur fût venu qu'ils se faisaient concurrence l'un à l'autre.
Le fait est que Bellinde avait raconté à la gouvernante de M. Poulain la conversation qu'elle avait surprise, la veille, entre Adamas et le marquis. La gouvernante en avait fait part au recteur, lequel en avait averti d'Alvimar par un billet ainsi conçu:
«Vous avez, en la personne de votre hôte, un rival dont vous saurez vous divertir: tirez parti de la circonstance.»
D'Alvimar ne fit que rire en lui-même de cette concurrence; son plan était de s'attaquer, tout d'abord, au cœur de la jeune dame.
Peu lui importait que le père l'encourageât. Il pensait que, maître des sentiments de Lauriane, il aurait bon marché du reste.
Bois-Doré raisonnait autrement.
Il ne pouvait pas mettre en doute l'estime et l'attachement qu'on avait pour lui. Il n'espérait pas surprendre l'imagination et tourner la tête; il eût voulu se trouver seul avec le père et la fille, pour exposer tout simplement les avantages de son rang et de sa fortune; après quoi, il comptait, par d'humbles galanteries, se faire deviner ingénieusement et honnêtement.
Enfin, il voulait se conduire en fils de famille bien élevé, tandis que son rival eût préféré enlever la place en héros d'aventure.
De Beuvre, qui voyait bien d'Alvimar devenir tendre, contraria fort son vieil ami en le prenant à part, le long de la petite rivière, pour lui adresser nombre de questions sur le rang et la fortune de son hôte; à quoi Bois-Doré ne pouvait rien répondre, sinon que M. d'Ars le lui avait recommandé comme un homme de qualité dont il faisait le plus grand cas.
—Guillaume est jeune, disait M. de Beuvre; mais il sait trop ce qu'il nous doit pour nous avoir présenté un homme indigne de notre bon accueil. Je m'étonne pourtant qu'il ne vous ait rien dit de plus; mais M. de Villareal a dû s'ouvrir à vous des motifs de sa venue. Comment se fait-il qu'il n'ait point suivi Guillaume aux fêtes de Bourges?
Bois-Doré ne pouvait répondre à ces questions; mais, dans sa pensée intime, de Beuvre se persuadait que ce mystère ne couvrait pas d'autre dessein que celui de plaire à sa fille.
—Il l'aura vue quelque part, se disait-il, sans qu'elle ait fait attention à lui; et, bien qu'il me semble fort catholique, il me semble aussi fort épris d'elle.
Il se disait encore que, dans l'état des choses, un gendre espagnol catholique relèverait la fortune de sa maison, et réparerait le tort qu'il avait fait à sa fille en se jetant dans la Réforme.
Ne fût-ce que pour faire mentir les jésuites, qui l'avaient menacé, il eût souhaité que l'Espagnol fût d'assez bonne maison pour prétendre à la main de Lauriane, même quand il eût été médiocrement riche.
M. de Beuvre raisonnait en sceptique. Il ne faisait pas des Essais de Montaigne le même bruit que Bois-Doré faisait de l'Astrée, mais il s'en nourrissait assidûment, et c'était même le seul livre qu'il lût désormais.
Bois-Doré, plus honnête en politique que son voisin, n'eût pas raisonné comme lui, s'il eût été père. Il ne tenait pas plus que lui à la religion; mais, des croyances du vieux temps, il avait gardé celle de la patrie, et l'esprit de la Ligue ne l'eût jamais fait transiger.
Il ne devina pas les préoccupations de son ami, absorbé qu'il était par les siennes propres, et, pendant un quart d'heure, jouant aux propos interrompus, ils parlèrent, sans se comprendre, de l'urgence d'un bon mariage pour Lauriane.
Enfin, la question s'éclaircit.
—Vous! s'écria de Beuvre stupéfait de surprise, quand le marquis se fut déclaré. Eh! qui diable pouvait s'attendre à cela? Je m'imaginais que vous me parliez à mots couverts de votre Espagnol, et voilà qu'il s'agit de vous-même? Oui-dà! mon voisin, parlez-vous sensément, et ne vous prenez-vous point pour votre petit-fils?
Bois-Doré mordit sa moustache; mais, habitué aux railleries de son ami, il se remit bien vite et s'efforça de lui persuader qu'on se trompait sur son âge, et qu'il n'était pas si vieux que l'était son propre père, lequel, à soixante ans, s'était remarié avec succès.
Pendant qu'il perdait ainsi le temps, d'Alvimar s'efforçait de le mettre à profit.
Il avait su arrêter madame de Beuvre sous le gros if, dont les branches, pendantes jusqu'à terre, formaient comme une salle de sombre verdure où l'on se trouvait isolé au milieu du jardin.
Il débuta assez maladroitement par des compliments exagérés.
Lauriane n'était pas en garde contre le poison de la louange; elle connaissait peu les belles manières des jeunes gens de condition, et n'eût pas su distinguer le mensonge de la vérité; mais, heureusement pour elle, son cœur n'avait pas encore senti les ennuis de la solitude, et elle était beaucoup plus enfant qu'elle n'en avait l'air. Elle trouva fort plaisant le langage hyperbolique de d'Alvimar, et se prit à rire de sa galanterie avec un entrain qui le déconcerta.
Il vit que ses phrases ne faisaient pas fortune, et s'efforça de parler d'amour plus naturellement.
Peut-être en fût-il venu à bout et peut-être eût-il amené quelque trouble dans cette jeune âme; mais Lucilio vint tout à coup, comme envoyé par la Providence, rompre ce dangereux entretien par les douces notes de sa sourdeline.
Il n'avait pas voulu venir avec Bois-Doré, sachant qu'on le ferait dîner à l'office et qu'il ne verrait pas Lauriane avant midi.
Lauriane, pas plus que son père, n'ignorait la tragique histoire du disciple de Bruno, et, à l'exemple de Bois-Doré, on affectait, à la Motte-Seuilly, de le traiter comme un simple artiste, dans la crainte de le compromettre, bien que l'on fît de lui le cas qu'il méritait.
Lucilio était le seul qui n'eût pas songé à faire toilette pour la circonstance. Il n'avait aucun espoir de se faire remarquer, et même il n'avait aucun désir d'attirer les yeux sur sa personne, sachant bien que le commerce mystérieux des âmes était le seul auquel il pût prétendre.
Aussi approcha-t-il de l'if sans vaine timidité et sans fausse discrétion; et, comptant sur la vérité et sur la beauté de ce qu'il avait à dire en musique, il se mit à jouer, au grand déplaisir et au grand dépit de d'Alvimar.
Lauriane aussi fut un instant contrariée de cette interruption; mais elle se le reprocha en voyant sur la belle figure du sourdelinier l'intention naïve de lui être agréable.
—Je ne sais pourquoi, pensa-t-elle, il y a sur cette figure-là comme un rayonnement d'affection vraie et de conscience saine que je ne trouve pas sur celle de l'autre.
Et elle regardait encore d'Alvimar, maintenant tout contrarié, boudeur, hautain, et elle se sentait comme un froid de peur, soit de lui, soit d'elle-même.
Soit, encore, qu'elle fût très-sensible à la musique, soit que son esprit fût disposé à une certaine exaltation, elle se figura entendre dans sa tête les paroles des beaux airs que lui jouait Lucilio, et ces paroles imaginaires lui disaient:
«Vois le clair soleil qui brille dans le ciel doux, et les vives eaux qui reçoivent ses feux sur leurs facettes changeantes!
»Vois les beaux arbres courbés en noirs berceaux sur le fond d'or pâle des prairies, et les prairies elles-mêmes, redevenues riantes comme au printemps, sous la broderie des fleurs roses de l'automne; et le cygne gracieux qui semble voguer en mesure à tes pieds, et les oiseaux voyageurs qui traversent là-bas les nuages diaprés.
»Tout cela, c'est la musique que je te chante: c'est la jeunesse, la pureté, la foi, l'amitié, le bonheur.
»N'écoute pas la voix étrangère que tu ne comprends pas. Elle est douce, mais trompeuse. Elle éteindrait le soleil sur ta tête, elle dessécherait l'eau sous tes pieds; flétrirait les fleurs dans les prés et briserait l'aile des oiseaux dans le nuage; elle ferait descendre autour de toi l'ombre, le froid, la peur, la mort, et tarirait à jamais la source des divines harmonies que je te chante.»
Lauriane ne voyait plus d'Alvimar. Perdue dans une douce rêverie, elle ne voyait pas non plus Lucilio. Elle était transportée dans le passé, et, songeant à Charlotte d'Albret, elle se disait:
—Non, non, je n'écouterai jamais la voix du démon!—Ami, dit-elle en se levant, lorsque le sourdelinier s'arrêta, tu m'as fait grand bien, et je te remercie; je n'ai rien à t'offrir qui puisse payer les belles pensées que tu sais faire comprendre; c'est pourquoi je te prie d'accepter ces douces violettes, qui sont l'emblème de ta modestie.
Elle avait refusé ces violettes à d'Alvimar, et elle affectait de les donner au pauvre musicien, devant lui.
D'Alvimar sourit de triomphe, se croyant provoqué par une agacerie plus provoquante qu'un aveu. Mais ce n'était point là la pensée de Lauriane; car, feignant d'attacher son bouquet au chapeau du sourdelinier, elle dit tout bas à celui-ci:
—Maître Giovellino, je vous demande d'être un père pour moi, et de ne me point quitter d'un pas que je ne vous le dise.
Grâce à sa vive pénétration italienne, Lucilio comprit.
—Oui, oui, j'entends, lui répondit-il de son regard expressif; comptez sur moi!
Et il vint s'asseoir sur les grosses racines du vieil if, à une distance respectueuse, comme un serviteur qui attend les ordres qu'on voudra lui donner, mais assez près pour ne pas permettre à d'Alvimar de dire un mot qu'il n'entendît fort bien.
D'Alvimar devina tout. On avait peur de lui; c'était encore mieux! Il avait un si profond dédain pour le sonneur de cornemuse, qu'il se remit à faire sa cour devant lui comme devant une bûche.
Mais son dangereux magnétisme perdit toute vertu.
Il semblait à Lauriane que la tranquille présence d'un homme de bien comme Lucilio fût un contre-poison. Elle eût rougi d'être vaine devant lui. Elle se sentait sous son regard, et c'était une protection. Elle vit l'Espagnol se piquer et s'irriter peu à peu. Elle essaya ses forces en lui tenant tête.
Il voulait qu'elle renvoyât cet importun, et il le disait, à dessein, de manière à être entendu de lui.
Lauriane refusa net, disant qu'elle voulait encore de la musique.
Aussitôt Lucilio se mit en devoir de gonfler sa musette.
D'Alvimar porta la main à son pourpoint, en tira un couteau espagnol bien affilé, et, l'ayant ôté de sa gaîne, se mit à jouer avec comme pour se donner une contenance; tantôt faisant mine de vouloir écrire avec sur le vieil if, et tantôt de le lancer devant lui en manière de jeu d'adresse.
Lauriane ne comprit pas cette menace.
Lucilio était impassible, et pourtant il était trop Italien pour ne pas connaître la colère froide d'un Espagnol, et pour ne pas savoir où peut aller la pointe d'un stylet lancé comme au hasard.
En toute autre circonstance, il se serait inquiété pour son instrument, que l'œil de d'Alvimar semblait guetter pour le percer. Mais il obéissait à Lauriane, il combattait pour l'innocence, comme Orphée pour l'amour avec sa lyre victorieuse; il entama bravement un des airs morisques qu'il avait entendus et notés la veille.
D'Alvimar se sentit bravé, et le foyer d'amertume qui couvait en lui commença à le brûler.
Adroit comme un Chinois à lancer le couteau, il résolut d'effrayer l'impertinent ménétrier, et commença à faire voler autour de lui cette lame brillante, qui vint tracer des éclairs toujours plus serrés autour de lui, à mesure qu'il poursuivait son chant plaintif et tendre. Lauriane s'était éloignée de quelques pas, et, en ce moment, elle tournait le dos à cette scène atroce.
—J'ai bravé les tortures et la mort, se disait Giovellino; eh bien, bravons-les encore, et que l'Espagnol n'ait pas la joie de me voir pâlir.
Il tourna les yeux d'un autre côté, et joua avec autant de recueillement et de perfection que s'il eût été à la table de Bois-Doré.
Cependant d'Alvimar, allant et venant, prenait plaisir à se placer devant lui et à le viser, comme s'il eût eu la tentation de le prendre pour cible; et, par une de ces étranges fascinations qui sont le châtiment des méchantes plaisanteries, il commençait à éprouver réellement cette tentation monstrueuse.
Il lui en passait des sueurs froides par le corps et des vertiges dans la vue.
Lucilio le sentait plus qu'il ne le voyait; mais il aimait mieux risquer tout que de montrer un instant de crainte à l'ennemi de sa patrie et au contempteur de sa dignité d'homme.
XX
Pendant que cette terrible partie se jouait, à deux pas de Lauriane inattentive, un étrange témoin veillait; c'était le jeune loup élevé au chenil, qui avait pris les habitudes et les manières d'un chien, mais non les instincts, et le caractère. Il caressait volontiers tout le monde, mais n'était attaché à personne.
Couché aux pieds de Lucilio, il avait regardé avec inquiétude le jeu cruel de l'Espagnol, et le poignard étant tombé deux ou trois fois près de lui, il s'était levé et retranché derrière l'arbre, sans autre souci que celui de sa propre sûreté.
Cependant, comme le jeu continuait, l'animal, qui commençait à sentir ses dents, les montra plusieurs fois en silence, et, se croyant attaqué, eut, pour la première fois de sa vie, l'instinct de la haine de l'homme.
L'œil en feu, le jarret tendu, l'échine hérissée et frissonnante, il était caché à d'Alvimar par la tige colossale de l'il, d'où il guettait le moment favorable, et d'où il s'élança tout à coup pour lui sauter à la gorge.
Il l'eût, sinon étranglé, du moins blessé, s'il n'eût été vigoureusement repoussé par un coup de pied de Lucilio, qui l'envoya rouler à distance.
La brusque interruption du chant et le son plaintif que rendit la musette abandonnée par l'artiste, firent retourner vivement Lauriane.
Ne comprenant rien à ce qui se passait, elle accourut pour voir d'Alvimar, qui, transporté de colère, éventrait l'animal avec son couteau.
Il accomplit cet acte de répression avec toute l'ardeur de la vengeance. Il était facile de voir, sur sa figure pâle et dans son œil injecté, la joie mystérieuse et profonde qu'il éprouvait d'avoir quelque chose à égorger.
Il plongea trois fois l'acier dans les entrailles palpitantes, et, à la vue du sang, sa bouche se contracta d'une manière voluptueuse, que Lauriane, toute tremblante, serra de ses deux mains le bras de Lucilio, en lui disant à voix basse:
—Voyez, voyez! César Borgia! c'est lui en personne!
Lucilio, qui avait vu maintes fois à Rome le portrait peint par Raphaël, fut encore plus à même de saisir cette ressemblance, et fit signe de la tête qu'il en était vivement frappé.
—Mais quoi, monsieur? dit la jeune dame, tout émue, à l'Espagnol triomphant; vous croyez-vous ici au cœur d'une forêt, et pensez-vous m'être agréable en me présentant la tête ou les pattes d'un animal que j'ai nourri de mes mains et caressé encore tout à l'heure devant vous? Fi! vous n'avez point de civilité, et, avec ce couperet tout sanglant, vous avez l'air d'un boucher plus que d'un gentilhomme!
Lauriane était en colère, elle ne sentait plus que de l'aversion pour cet étranger.
Lui, sortant comme d'un rêve, s'excusa en disant que ce loup avait voulu le dévorer; que c'était une mauvaise compagnie en une maison, et qu'il était content d'avoir délivré madame d'un accident qui eût pu arriver à elle aussi bien qu'à lui.
—Vous a-t-il donc attaqué? reprit-elle en regardant Lucilio, qui faisait signe que oui.—Alors, il vous a donc mordu? dit-elle encore; où est la blessure?
Et, comme d'Alvimar n'avait pas été touché, elle s'indigna de la frayeur qu'il avait eue d'une bête encore si jeune et si peu dangereuse.
—Le mot de frayeur n'est pas très-juste, répondit-il avec une sorte de rage; je ne croyais pas qu'on pût le jeter à celui qui tient encore l'arme de mort?
—Vous voilà bien fier d'avoir tué ce louveteau! Un enfant l'eût fait, et la chose lui serait pardonnable, mais non point à un homme, à qui un coup de fouet eût suffi pour s'en débarrasser. Je le dis, messire, vous avez eu grand'peur, et c'est la maladie de ceux qui aiment à verser le sang.
—Je vois, dit l'Espagnol soudainement abattu, que j'ai encouru votre disgrâce, et je retrouve ici, comme dans tout, l'effet de ma mauvaise fortune. Elle est si obstinée, qu'en bien des moments j'ai eu la pensée de lui céder le gain d'une bataille où je ne trouve que désavantage et déplaisir.
Il y avait beaucoup de vrai dans ce que d'Alvimar venait de dire, et, comme, après avoir machinalement essuyé son poignard, il semblait hésiter à le remettre dans sa gaîne, Lauriane, frappée de l'expression sinistre de son regard, le crut un peu fou, par suite de quelque grand malheur, et disposé à s'ôter la vie.
—Pour vous pardonner, lui dit-elle, j'exige que vous me remettiez l'arme dont vous venez de faire un si méchant emploi. Je n'aime point cette lame traîtresse, que les gentilshommes de France ne portent plus, si ce n'est à la chasse. L'épée suffit à un chevalier, et, pour la sortir du fourreau devant une dame, il faut le temps de la réflexion. J'aurais toujours peur d'un homme qui cache sur lui une arme trop prompte et trop facile à manier, et, comme je ne vois point que celle-ci soit d'un grand prix, je vous demande de m'en faire le sacrifice, en réparation du déplaisir que vous m'avez causé.
D'Alvimar crut qu'en le désarmant, on le caressait. Néanmoins il lui en coûtait de se séparer d'une arme aussi fidèle, et il hésita.
—Je vois bien, lui dit Lauriane, que c'est le don de quelque belle à laquelle vous n'êtes point libre de désobéir.
—Si vous avez cette pensée, répondit-il, je vous veux l'ôter bien vite.
Et, mettant un genou en terre, il lui présenta le poignard.
—C'est bien, dit-elle en lui retirant sa main, qu'il voulait baiser. Je vous pardonne comme à un hôte qu'on ne veut point mortifier; mais ce n'est rien de plus, je vous jure; et, quant à cette méchante lame, si je la garde, ce n'est point pour l'amour de vous, mais pour empêcher le mal qu'elle peut faire.
Ils étaient alors au pied du donjon, où ils rencontrèrent le marquis et M. de Beuvre discourant avec feu.
Lauriane allait leur raconter ce qui venait de se passer; mais son père ne lui en donna pas le temps.
—Écoutez ça, ma très-chère fille, lui dit-il en prenant sa main, qu'il passa sous le bras du marquis; notre ami veut vous dire un secret, et, du temps qu'il vous le contera, je tiendrai compagnie de mon mieux à M. de Villareal. Vous le voyez, ajouta-t-il en s'adressant à Bois-Doré, je vous confie ma brebis sans crainte de vos grandes dents, et je ne lui dis rien pour vous déconsidérer devant elle! Parlez-lui donc comme vous l'entendrez. S'il vous en cuit, je m'en lave les mains, vous l'aurez cherché!
—Je vois bien, dit madame de Beuvre au marquis, que vous avez quelque requête à me présenter.
Et, comme elle croyait qu'il s'agissait, comme de coutume, de quelque partie de chasse chez lui, elle ajouta que, quoi que ce fût, elle le lui octroyait d'avance.
—Prenez-y garde, ma fille! s'écria M. de Beuvre en riant, vous ne savez point à quoi vous vous engagez!
—Vous ne m'effrayez point, répondit-elle; il peut vitement parler.
—Ouais! vous croyez! mais vous vous trompez bien, reprit M. de Beuvre. Je gage que son compliment durera plus d'une heure. Allez donc tous les deux en quelque salle où vous ne serez point dérangés, et, quand vous aurez tout dit, vous viendrez nous rejoindre.
Le marquis ne se démonta point de ces plaisanteries. Il n'en était pas venu à la résolution de faire sa demande sans étouffer en lui-même quelques vives appréhensions de cet état de mariage ajourné par lui depuis une quarantaine d'années.
S'il était enfin décidé, c'est parce qu'il voulait faire la fortune et le bonheur de quelqu'un, et, cette idée une fois adoptée, il regardait comme un devoir de ne pas s'en laisser détourner.
À peine donc fut-il au salon, qu'il offrit son cœur, son nom et ses écus en style de l'Astrée, avec cette passion échevelée qui ne parle de rien moins que de tourments effroyables, de soupirs qui pourfendent le cœur, de frayeurs qui causent mille morts, d'espérances qui ôtent la raison, etc.; tout cela d'une convention si chaste et si froide que la plus farouche vertu ne pouvait s'en effaroucher.
Quand Lauriane eut compris qu'il s'agissait de mariage, elle n'en fut pas aussi étonnée que son père.
Elle savait le marquis capable de tout, et, au lieu d'en rire, elle en eut pitié. Elle avait de l'amitié pour lui, et même du respect pour sa bonté et sa loyauté. Elle sentit que le pauvre vieillard se livrerait à d'interminables brocards, pour peu qu'elle en donnât l'exemple, et que les railleries amicales et modérées dont il était l'objet allaient devenir blessantes et cruelles.
—Non, pensa cette jeune et sage enfant, il n'en sera pas ainsi, et je ne souffrirai pas que mon vieil ami soit la risée des valets.—Mon cher marquis, lui dit-elle en s'efforçant de lui parler dans son style, j'ai souvent songé à la possibilité et à la convenance du projet que vous me communiquez. J'avais deviné votre belle et honnête flamme, et, si je ne l'ai point partagée, c'est que je suis encore trop jeune pour que le malin Cupidon ait fait attention à moi. Laissez-moi donc prendre encore un peu mes ébats dans l'île enchantée de l'Ignorance d'amour; rien ne me presse d'en sortir, puisque je suis heureuse avec votre amitié. De tous les hommes que je connais, vous êtes le meilleur et le plus aimable, et, si mon cœur me parle, il se pourra bien qu'il me parle de vous. Mais ceci est écrit dans le livre des destinées, et vous me devez laisser le temps d'interroger la mienne. Si, par quelque fatalité, je devais être ingrate envers vous, je vous le confesserais avec candeur et avec repentance, car ce serait tout dommage et toute honte pour moi; mais vous avez le cœur si grand et si excellent que vous me seriez encore ami et frère en dépit de ma sottise.
—Certes, je vous le jure! s'écria Bois-Doré avec un naïf enthousiasme.
—Eh bien donc, mon loyal ami, reprit Lauriane, attendons encore. Je vous demande sept années d'épreuve, comme c'est l'antique usage des parfaits chevaliers, et faites-moi la grâce que cette convention demeure secrète entre nous. Dans sept ans, si mon âme est restée insensible à l'amour, vous renoncerez à moi, de même que, si je partage votre passion, je ne vous en ferai pas mystère. Je vous jure également que, si, avant le terme de cette convention, je suis touchée, malgré moi, des soins de quelque autre, je vous en ferai l'humble et sincère confession. À cela, il n'y a guère d'apparence; pourtant je veux tout prévoir, tant je souhaite, perdant votre amour, de garder au moins votre amitié.
—Je me soumets à tout, répondit le marquis, et je vous jure, adorable Lauriane, la foi d'un gentilhomme et la fidélité d'un amant parfait.
—C'est sur quoi je compte, dit-elle en lui tendant la main; je vous sais homme de cœur et berger incomparable. Sur ce, retournons auprès de mon père, et laissez-moi lui dire ce qui est convenu, afin que notre secret n'ait point d'autre confident que lui.
—Je le veux, répondit le marquis; mais n'échangerons-nous point quoique gage?
—Quel? Parlez, j'y consens; mais que ce ne soit point un anneau. Songez qu'étant veuve, je ne puis en porter d'autre que celui d'un nouveau mariage.
—Eh bien, permettez-moi de vous envoyer demain un présent digne de vous.
—Non pas! ce serait mettre du monde dans la confidence... Donnez-moi la première babiole que vous aurez sur vous... Tenez, ce petit drageoir d'ivoire émaillé que vous avez là en la main!
—Soit! mais que me donnerez-vous donc? Car je vois que vous entendez comme il faut cet échange. Il faut que ce soit chose que l'on ait sur soi au moment où l'on s'est donné parole.
Lauriane chercha dans ses poches et n'y trouva que son mouchoir, ses gants, sa bourse et le poignard de M. Sciarra.
La bourse venait de sa mère: elle donna le poignard.
—Cachez-le bien, dit-elle, et, tant que je vous le laisserai, espérez en moi; de même que, si je viens à vous le redemander...
—Je m'en percerai le sein! s'écria le vieux Céladon.
—Non! c'est une chose que vous ne ferez point, dit Lauriane avec un grand sérieux; car j'en mourrais de douleur, et ce serait, d'ailleurs, manquer à la promesse que vous me faites de rester mon ami quand même.
—C'est juste, dit Bois-Doré en s'agenouillant et en recevant le gage. Je vous fait le serment de n'en point mourir, comme je vous fais celui de n'aimer ni seulement regarder aucune autre belle, tant que vous ne m'aurez point arraché l'espoir de vous plaire.
XXI
Ils retournèrent au jardin, où M. de Beuvre les accueillit d'un air goguenard.
L'air sérieux et tranquille que prit Lauriane, l'air attendri et radieux qui ne pouvait dissimuler le marquis, le jetèrent dans une surprise si grande qu'il ne put se tenir de les interroger, à mots couverts assez transparents, devant d'Alvimar.
Mais Lauriane répondit qu'elle était parfaitement d'accord avec le marquis, et d'Alvimar, ne voulant pas en croire ses oreilles, prit encore cette assertion pour une coquetterie à son adresse.
Alors l'inquiétude de M. de Beuvre devint très-vive, et, prenant sa fille à part, il lui demanda si elle parlait sérieusement, et si elle était assez folle ou assez ambitieuse pour accepter un beau galant né sous le roi Henri II.
Lauriane lui raconta comment elle avait réservé sa réponse et remis toute explication à sept ans de là.
Après avoir ri à crever sa ceinture, de Beuvre, à qui Lauriane recommandait le secret, eut quelque peine à comprendre la délicate bonté de sa fille.
Il se fût bien diverti de la déconvenue du marquis, et il trouvait que c'eût été une bonne leçon à lui donner que de lui rire au nez.
—Non, mon père, lui répondit Lauriane, c'eût été lui faire un grand chagrin, et rien de plus. Il n'est point d'âge à se corriger de ses travers, et je ne vois point ce que nous gagnerions à outrager un si excellent homme, quand il nous est facile de l'endormir dans ses rêveries. Croyez bien que, si la coquetterie des femmes est innocente, c'est envers de tels vieillards, et c'est peut-être même faire une bonne action que de les laisser dans leur fantaisie. Soyez assuré que, le jour où je dirais à celui-ci que j'ai du goût pour quelqu'un, il en serait peut-être fort aise, tandis que, si je lui avait dit que je n'en pouvais pas avoir pour lui, il serait peut-être fort malade à cette heure, non point tant de ma cruauté que de celle de sa vieillesse, laquelle je lui aurais fait voir en face, sans ménagement ni compassion.
Lauriane avait quelque ascendant sur son père. Elle obtint qu'il s'abstiendrait de bafouer le marquis sur ses belles amours avec elle, et d'Alvimar, malgré sa pénétration, ne devina rien de ce qui se passait entre eux.
C'était bien réellement une bonne action que Lauriane venait de faire, et, comme il y a un compte ouvert entre nous et la Providence, celle-ci l'en récompensa tout de suite en lui envoyant cet invisible secours qui est la rémunération, souvent immédiate, de tout mouvement généreux de nos âmes.
Lauriane était très-enfant; mais il y avait en elle l'étoffe d'une femme forte, et, si elle était capable, comme toute fille d'Ève, de subir une dangereuse fascination, du moins elle était capable aussi de réagir et de trouver un solide appui dans sa conscience.
Elle passa donc le reste de la journée sans être touchée des insinuations galantes de d'Alvimar, et même il lui sembla qu'en donnant son poignard au marquis comme un gage d'une généreuse amitié, elle s'était débarrassée de quelque chose qui la troublait et lui brûlait les mains. Elle eut soin de ne plus se trouver seule avec l'Espagnol, et de n'encourager aucun des efforts qu'il fit pour ramener la conversation sur les délicates banalités de l'amour.
D'ailleurs un incident vint rompre tout entretien particulier et distraire la compagnie.
Un jeune bohémien se présenta, demandant à réjouir l'illustre assistance par l'exercice de ses talents; je crois même que le drôle disait «son génie.»
À peine fut-il introduit, que d'Alvimar reconnut le jeune vagabond qui avait servi de truchement entre M. d'Ars et la Morisque, sur la bruyère de Champillé, et qui avait déclaré être Français et s'appeler La Flèche.
C'était un gars d'une vingtaine d'années, assez joli garçon, quoique flétri déjà par la débauche; l'œil était pénétrant, effronté, la bouche plate et perfide, la parole sotte, impudente et railleuse; du reste, bien fait dans sa petite taille, adroit de son corps comme un mime et de ses mains comme un larron; intelligent en toutes choses servant à mal faire; crétin en face de tout travail utile ou de tout bon raisonnement.
Ce personnage, comme tous ceux de son état, possédait quelques guenilles de rechange dont il se faisait un costume de fantaisie pour se livrer à ses exercices.
Il se présenta donc vêtu d'une sorte de cape génoise doublée de rouge, et coiffé d'un de ces chapeaux effarouchés, hérissés de plumes de coq, chapeaux sans nom, sans forme, sans raison d'être; ruines arrogantes et désespérées, dont Callot a immortalisé la splendide invraisemblance dans ses grotesques Italiens.
De courtes bottes dentelées, l'une beaucoup trop grande, l'autre beaucoup trop petite pour son pied, laissaient voir des chausses d'un rouge tourné à la lie de vin. Un énorme scapulaire couvrait cette poitrine de mécréant, écriteau de sauvegarde contre l'accusation, toujours suspendue sur sa tête, de paganisme et de magie noire. Une chevelure d'une longueur insensée et d'un blond fade tombait plate sur sa face maigre, enluminée d'ocre rouge, et une moustache naissante allait rejoindre deux crocs de poil follet blanchâtre, plantés sous le menton lisse et luisant.
Il commença d'une voix de trompette fêlée:
—Que l'illustrissime compagnie daigne excuser l'hardiesse dont je m'ose précipiter aux genoux de son indulgence. En effet, convient-il à un bélître de mon acabit, avec sa physionomie hérissée, les cicatrices de son pourpoint et son chapeau qui postule depuis longtemps pour servir d'épouvantail de chènevière, de comparoir devant une dame dont les yeux font honte à la lumière du soleil, pour venir débiter ici une multiplicité de sottises? Elle me dira peut-être, pour me remettre le cœur au ventre que je ne suis point un bâtier de paysan, ni un méchant batteur d'estrade, ni un valet grenier à coups de bâton, car il est dit des valets qu'ils sont comme les noyers, lesquels tant plus ils sont battus, tant plus ils rapportent. Elle me dira encore que je ne suis ni un escogriffe, ni un tire-laine, ni un damoiseau, ni un fier-à-bras, ni un olibrius, ni un godelureau, ni un pourfendeur, ni un ostrogoth, ni un escargot; que j'ai assez bonne mine, nonobstant une physionomie un peu subalterne; mais, devant un mérite comme celui de la dame que je vois (on n'estropie pas une déesse pour la regarder), et devant une réunion de seigneurs qui ressemblent plus à une assemblée de monarques qu'à une charretée de veaux en foire, le plus vaillant homme du monde perd la tramontane et n'est plus qu'un égout d'ignorance, une sentine de stupidités et le bassin de toutes les impertinences...
Maître La Flèche eût pu parier deux heures sur ce ton, avec une volubilité insupportable, si on ne l'eût interrompu pour lui demander ce qu'il savait faire.
—Tout! s'écria le vaurien. Je puis danser sur les pieds, sur les mains, sur la tête et sur le dos; sur une corde, sur un balai, sur la pointe d'un clocher comme sur celle d'une lance; sur des œufs, sur des bouteilles, sur un cheval au galop, sur un cerceau, sur un tonneau, voire sur l'eau courante, mais ceci à la condition qu'une personne de la société voudra bien me faire vis-à vis sur l'eau dormante. Je puis chanter et rimer en trente-sept langues et demie, pourvu qu'une personne de la société me voudra bien répondre, sans faire une faute, dans trente-sept langues et demie. Je puis manger des rats, du chanvre, des épées, du feu...
—Assez, assez, dit de Beuvre impatienté; nous connaissons ton chapelet: c'est le même pour tous les hâbleurs tels que toi. Vous prétendez savoir toutes choses, et vous n'en savez qu'une, qui est de dire la bonne aventure.
—À dire le vrai, répondit La Flèche, c'est en cela que j'excelle, et, si Vos rayonnantes Altesses veulent s'inscrire, je vais tirer au sort pour savoir par qui commencer; car le destin est un esprit bourru qui ne connaît ni le sexe ni le rang des personnes.
—Va, tire au sort; voilà mon gage, dit M. de Beuvre en lui jetant une pièce d'argent. À vous, ma fille.
Lauriane jeta une pièce plus grosse, le marquis un petit écu d'or, Lucilio une monnaie de cuivre, et d'Alvimar un caillou, en disant:
—Comme je vois que les gages seront donnés au devin je trouve que celui-ci ne mérite que d'être lapidé.
—Prenez garde, lui dit Lauriane en souriant, il ne vous prédira que des ennuis; on sait bien qu'en fait d'horoscope, on n'en a jamais que pour son argent.
—Ne croyez pas cela; le destin est mon maître, dit La Flèche, qui brouillait les gages dans une espèce de tirelire, et qui tout à coup affecta de parler sans phrase et d'un air fatal.
Il retourna son indescriptible chapeau, qui menaçait le ciel comme un donjon insolent, et le rabattit sur ses yeux comme une lugubre éteignoir, il fit plusieurs grimaces, prononça des paroles dépourvues de sens qui prétendaient être des formules cabalistiques, et, s'étant détourné pour essuyer à la dérobée son fard grossier, il montra sa face blêmie par la prophétique inspiration.
Alors il traça sur le sable la grande asphère des nécromants ignares avec tous les signes de l'astrologie des carrefours; puis il plaça une pierre au milieu et y jeta la tirelire, qui, en se brisant, répandit les gages sur les différents signes tracés dans les compartiments.
En ce moment, d'Alvimar se pencha pour ramasser son caillou.
—Non, non! s'écria le bohémien en s'élançant sur sa conjuration avec l'adresse d'un singe, et en posant le bout du pied sur le gage de d'Alvimar, sans effacer aucun des signes qui l'entouraient; non, messire! vous ne pouvez plus empêcher la destinée. Elle est au-dessus de vous comme de moi!
—Certes, dit Lauriane en étendant sa petite canne entre d'Alvimar et La Flèche. Le devin est maître dans son cercle magique, et, en dérangeant votre destinée, vous pouvez déranger aussi les nôtres.
D'Alvimar se soumit; mais sa figure trahit une agitation singulière qu'il comprima aussitôt.
XXII
La Flèche commença par le gage le plus rapproché de la pierre centrale qu'il appelait le Sinaï.
C'était celui de Lucilio; il fit mine de mesurer des angles, de supputer des chiffres, et dit, en prose rimée:
Homme sans langue et de grand cœur,
Savoir de misère est vainqueur.
—Voyez-vous, dit Bois-Doré bas à d'Alvimar, que le drôle a bien deviné le triste cas de notre musicien!
—Cela n'était pas difficile, répondit d'Alvimar avec dédain. Il y a un quart d'heure que le muet vous parle par signes!
—Vous ne croyez donc point du tout à la divination? reprit Bois-Doré pendant que la Flèche continuait ses calculs d'un air absorbé, mais l'oreille ouverte à tout ce qui se passait autour de lui.
—Eh bien donc, y croyez-vous vous-même, messire? dit d'Alvimar feignant d'être étonné du sérieux avec lequel le marquis lui avait fait cette question.
—Moi? Mais... oui, un peu, comme tout le monde!
—Personne ne croit plus à ces billevesées!
—Mais si; j'y crois beaucoup, moi, dit Lauriane. Sorcier, je te prie, si ma destinée est mauvaise, de me laisser un peu de doute, ou de trouver dans ta science le moyen de la conjurer.
—Illustre reine des cœurs, répondit la Flèche, j'obéis à vos ordres. Un grand danger vous menace; mais si, pendant seulement trois jours, à partir du moment où nous sommes,
Vous ne donnez point votre cœur,
Du diable il sera le vainqueur!
—Ne saurais-tu trouver d'autres rimes? lui cria d'Alvimar. Ton dictionnaire n'est pas riche!
—N'est pas riche qui veut, messire, répondit le bohémien; et pourtant il y a des gens qui veulent bien fort, si fort qu'ils font tout pour la richesse, au risque de la hache et de la hart!
—Est-ce dans la destinée de ce gentilhomme que tu lis de pareilles choses? dit Lauriane, qui avait été très-frappée de ce qui la concernait dans l'avertissement du devin, et qui s'efforçait de tourner tout en plaisanterie.
—Peut-être! dit avec aisance M. d'Alvimar; on ne sait ce qui peut arriver.
—Mais on peut le savoir! s'écria la Flèche. Voyons, qui veut le savoir?
—Personne, dit le marquis, personne, s'il y a du fâcheux dans l'avenir de quelqu'un de nous.
—Vraiment, mon voisin, vous avez la foi! dit de Beuvre, qui ne croyait précisément à rien. Vous êtes une fière pratique pour tous les bateleurs qui voudront vous en conter!
—Comme vous voudrez, répliqua Bois-Doré, mais je n'y peux rien. J'ai vu des choses si surprenantes! Dix fois ce qui m'a été prédit m'est arrivé.
—Comment voulez-vous, lui dit d'Alvimar, qu'un idiot et un ignorant de cette espèce pénètre l'avenir, dont Dieu seul a le secret?
—Je ne crois pas à la science de l'opérateur, répondit le marquis, si ce n'est que, par état, il sait calculer des nombres, et que ces nombres sont pour lui comme les lettres d'un livre, avec lesquelles la propre fatalité des nombres compose des mots et des phrases.
De Beuvre se moqua du marquis et somma le devin de tout dire.
D'Alvimar eût souhaité qu'il en fût autrement, car son incrédulité était feinte; il croyait à l'action du diable dans tout ce qui est maléfice, et il se promettait de recommander La Flèche à M. Poulain, pour qu'il avisât à le faire coffrer et brûler dans l'occasion. Mais il n'en était pas moins dévoré, malgré lui, de l'anxiété d'ouvrir le livre de sa destinée, et il se trouvait d'ailleurs entraîné à faire l'esprit fort devant madame de Beuvre.
La Flèche, sommé de parler, vu qu'il avait assez étudié son grimoire, réfléchit en lui-même sérieusement. Il se méfiait de l'Espagnol. Il savait qu'il ne risquait rien avec les gens qui ne croyaient à rien, ce ne sont pas ceux-là qui dénoncent ou accusent les sorciers, et il était trop pénétrant pour ne pas avoir compris qu'en essayant de retirer son gage, d'Alvimar avait voulu se soustraire à ces révélations qu'il feignait de mépriser.
Il prit le parti dans lequel il se retranchait quand il se trouvait avec des gens disposés à s'émouvoir trop; ce fut de dire des banalités à tout le monde.
Il espérait que d'Alvimar se retirerait, et qu'il pourrait faire aux autres, à coup sur, quelque prédiction agréable qui lui serait grassement payée; car, depuis trois jours qu'il errait dans les environs, se glissant partout, écoutant aux portes, ou feignant de ne pas comprendre le français pour laisser causer devant lui, il avait appris bien des choses, et, quant à d'Alvimar, il en savait une sur son compte, que celui-ci eût bien voulu ensevelir dans un profond oubli.
Mais d'Alvimar, calmé par l'insignifiance des prédictions, ne se retirait pas; personne ne s'amusait plus, et La Flèche faisait fiasco, après avoir travaillé d'avance à une belle recette.
On allait le renvoyer. Il se redressa.
—Illustres seigneurs, dit-il, je ne suis pas sorcier, je le jure par l'image du saint patron que je porte sur la poitrine; je proteste contre tout pacte avec le diable. Je n'exerce que la magie blanche, tolérée par les autorités ecclésiastiques; mais...
—Mais, si tu n'es pas voué au diable, va-t'en au diable! dit M. de Beuvre en riant; tu nous ennuies!
—Eh bien, dit La Flèche effrontément, vous voulez de la cabale, vous en aurez, à vos risques et périls! mais ce n'est pas moi qui en ferai, et je m'en lave les mains!
Il se retourna aussitôt vers un panier qu'il avait apporté avec lui, et où l'on supposait qu'il tenait quelque attirail d'escamotage ou quelque bête curieuse, et il en tira une fillette de huit à dix ans, qui paraissait n'en avoir que quatre ou cinq, tant elle était petite et menue; avec cela noire, laide, ébouriffée un véritable lutin tout de rouge habillé, qui commença, pendant qu'il l'apportait dans ses bras, par lui appliquer vingt soufflets, lui tirer les cheveux et lui déchirer la figure avec ses griffes.
On crut d'abord que cette résistance enragée faisait partie de la représentation; mais on vit le sang couler en grosses gouttes tout le long du nez du sacripant.
Il s'en émut peu, et, s'essuyant avec sa manche:
—Ce n'est rien, dit-il; la princesse dormait dans son panier, et elle a le réveil acariâtre.
Puis il ajouta en espagnol, parlant bas à la petite:
—Sois tranquille, va! tu la danseras ce soir!
L'enfant, placée sur la pierre du Sinaï, s'accroupit en singe et regarda autour d'elle avec des yeux de chat sauvage.
Il y avait dans sa laideur malingre un caractère si accusé de souffrance et de colère, de malheur et de haine, qu'elle en était presque belle et, à coup sûr, effrayante.
Lauriane eut le cœur serré de voir la maigreur de cette misérable créature, presque nue sous la pourpre sordide de ses haillons.
Elle frémit en songeant au sort de cette enfant, exaspérée sans doute par la tyrannie et les coups d'un méchant saltimbanque, et elle s'éloigna de quelques pas, appuyée sur le bras de son bon Céladon Bois-Doré, lequel, sans le dire, se sentait presque aussi attristé qu'elle.
Mais de Beuvre avait l'écorce plus dure, et il pressa La Flèche de faire parler l'esprit malin.
—Voyons, ma belle Pilar, dit la Flèche en accompagnant chaque parole d'une mimique grosse de menaces intelligibles pour sa victime; voyons, reine des farfadets et des gnomes, il faut parler. Ramassez la pièce qui est le plus près de vous.
Pilar resta longtemps immobile, faisant mine de se rendormir; elle grelottait la fièvre.
—Allons, allons, gibier de potence, étoupe de bûcher! reprit La Flèche, ramassez cette pièce d'or, et je vous dirai où est Mario, votre bien-aimé.
—Hein! fit le marquis en se retournant, que dit-il de Mario?
—Qu'est-ce que Mario? lui demanda Lauriane.
—Silence! cria de Beuvre; le diable parle, et c'est de vous qu'il s'agit, mon voisin!
L'enfant parla ainsi en français avec un accent prononcé et une voix criarde:
Celui de qui dépend ce gage,
S'il veut écouter le présage
Et se bien garer de l'amour...
—J'en ai assez dit, je n'en veux plus dire, ajouta-t-elle en espagnol.
Elle ne se souvenait plus de sa leçon. Ni prières ni menaces ne purent lui faire retrouver la mémoire; mais elle n'avoua pas qu'on l'avait serinée; elle était déjà sorcière et vaniteuse de son état. Elle connaissait le grimoire beaucoup mieux que La Flèche, et elle aimait à prophétiser. En voulant lui apprendre des vers, ce qu'elle appelait une autre magie, La Flèche l'avait irritée, et le sentiment qu'elle ne s'en tirerait pas avait mortifié son amour-propre.
Elle secoua sa tête hérissée de cheveux noirs comme l'encre, frappa du pied et se livra à une colère de pythonisse.
—C'est bien! c'est bien! s'écria La Flèche résolu à en tirer parti, n'importe comment. Voilà que ça vient; le diable lui entre dans le corps, elle va parler!
—Oui, dit l'enfant en espagnol et en sautillant dans le cercle avec fureur, et je sais tout mieux que toi, mieux que tous les autres. Voilà! voilà! voilà! Je sais, demandez-moi.
—Parlons français, dit La Flèche. Que doit-il arriver au seigneur dont tu tiens le gage?
C'était celui du marquis.
—Liesse et confort! dit l'enfant.
—Très-bien! mais quels?
—Vengeance! répondit-elle.
—À moi, vengeance? dit Bois-Doré: ce n'est point là mon humeur.
—Non certes, ajouta Lauriane en regardant d'Alvimar malgré elle. Le diable se sera trompé de gage.
—Non! je ne me suis pas trompée, reprit la gnomide.
—Vrai? dit La Flèche. Si vous en êtes bien sûre, parlez, diablesse! Vous pensez donc que ce noble seigneur, ici présent, a quelque injure à laver?
—Dans le sang! répondit Pilar avec une énergie de tragédienne.
—Hélas! dit le marquis bas à Lauriane, il n'est sans doute que trop vrai! Vous savez bien, mon pauvre frère!
Et il dit tout haut:
—Je veux interroger cette petite devineresse moi-même.
—Faites, monseigneur! répondit La Flèche. Attention, la mouche noire! et parlez honnêtement à qui vaut mieux que vous!
Le marquis, s'adressant alors à Pilar.
—Voyons, ma pauvre petite, qu'est-ce que j'ai perdu? dit-il avec douceur.
Elle répondit:
—Un fils!
—Ne riez pas, mon voisin, dit le marquis à de Beuvre, elle dit la vérité. Il était comme mon fis!
Et à Pilar:
—Quand l'ai-je perdu?
—Il y a onze ans et cinq mois.
—Et combien de jours?
—Moins cinq jours.
—Ici, elle se trompe, dit le marquis à Lucilio; car j'ai eu de ses nouvelles depuis l'époque qu'il lui plaît de dire; mais voyons si elle verra clair dans le reste.
Et, s'adressant à l'enfant:
—Comment l'ai-je perdu? dit-il.
—De malemort! répondit-elle; mais vous aurez consolation.
—Quand?
—Avant trois mois, trois semaines ou trois jours.
—Quelle consolation?
—De trois sortes: vengeance, sagesse, famille.
—Famille? Je serai donc marié?
—Non, vous serez père!
—Vrai? s'écria le marquis sans se troubler du gros rire de M. de Beuvre. Quand serai-je père?
—Avant trois mois, trois semaines ou trois jours. J'ai tout dit sur vous, je veux me reposer.
La séance fut suspendue par un déluge de plaisanteries de M. de Beuvre au marquis.
Pour que l'événement de l'héritier prédit eût lieu avant trois mois, trois semaines ou trois jours, il fallait que trois femmes en eussent «reçu la commande.»
Le pauvre marquis savait si bien le contraire que toute sa foi à la magie en fut refroidie.
Il se laissa railler, protestant de son innocence et ne désirant point trop qu'on la crût aussi réelle qu'elle l'était.
L'enfant demanda à recommencer ses conjurations pour le dernier gage.
C'était le caillou de d'Alvimar.
Mais, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut que le lecteur sache ce qui était convenu entre Pilar et son propriétaire, La Flèche.
Ce que La Flèche savait et voulait faire savoir à Bois-Doré, il comptait le faire dire par l'enfant hors de la présence de d'Alvimar.
L'enfant, par caprice et ostentation, ne voulut plus tenir compte de la convention faite entre eux. Elle voulait réciter toute sa leçon, dût-elle en souffrir et dût La Flèche y perdre la vie ou la liberté.
Peut-être aussi ces dangers qu'elle pouvait attirer sur lui, et qu'elle n'ignorait pas, alléchaient-ils ses instincts de haine.
Elle parla donc comme elle l'entendait, en dépit des avertissements et des grimaces de son maître, lequel ne pouvait lui rien dire en espagnol qui ne fût compris de d'Alvimar.
Elle ramassa le caillou, examina les signes qui l'entouraient, fit la mimique du calcul, et dit en espagnol avec une effrayante ardeur à la menace:
—Malheur, mécompte et disgrâce à celui dont le gage est tombé sur l'étoile rouge!
—Bravo! dit d'Alvimar en riant d'un rire nerveux et forcé; continuez, sale créature! Allons, allons, race de chiens, rebut de la terre, dites-nous les arrêts du ciel!
Pilar, irritée par ces injures, devint si sauvage qu'elle fit peur à tous ceux qui la regardaient et à La Flèche lui-même.
—Sang et meurtre! s'écriait-elle en bondissant avec des gestes convulsifs; meurtre et damnation! sang, sang et sang!
—Tout cela pour moi? dit d'Alvimar, qui, en ce moment, ne put cacher son épouvante.
—Pour toi! pour toi! cria cette guêpe furieuse, et la mort, l'enfer! bientôt, tout de suite, avant trois mois, trois semaines ou trois jours, damné! damné! l'enfer!
—Assez! assez! dit Bois-Doré, qui ne comprenait presque pas l'espagnol, mais qui vit d'Alvimar pâle et prêt à défaillir; cette enfant est possédée d'un mauvais diable, et c'est peut-être péché que de l'écouter.
—Oui, sans doute, monsieur, répondit d'Alvimar, elle est possédée du diable, et ses menaces sont vaines et méprisables, car l'enfer ne peut rien sans la volonté de Dieu; mais, si j'étais ici châtelain et justicier, je ferais enfermer ce bandit et cette vermine, et je les livrerais...
—La la! dit M. de Beuvre, il n'y a point tant à se fâcher! Je ne sais ce qui vous a été dit, mais je m'étonne que vous ayez fini d'en rire. Pourtant j'avoue que les transports de cette guenuche enragée sont une laide comédie, et je vois que ma fille en est troublée. Allons, drôle, dit-il à La Flèche, c'est assez. Gardez pour vous les gages si chacun y consent, et allez vous faire pendre ailleurs.
La Flèche n'avait pas attendu cette permission pour plier bagage. Il était fort pressé de se soustraire aux intentions bienveillantes de l'Espagnol à son égard.
La petite Pilar n'en fut pas émue. Tout au contraire, elle ramassa les pièces d'or et d'argent qui avaient servi de gages, et, quand elle en vint au caillou d'Alvimar, elle le lui jeta dans les jambes avec dédain.
Il en fut si outragé qu'il l'eût peut-être traitée comme il avait fait du louveteau, s'il eût eu encore l'arme dont il se servait si vite et si bien.
Mais il fit en vain le mouvement involontaire de la saisir, et Lauriane, qui le regardait, s'applaudit de l'avoir désarmé. Il rencontra ses yeux et se hâta de sourire; puis il essaya de parler d'autre chose, et Bois-Doré demanda à Lucilio un air de musette pour dissiper le fâcheux effet de cette aventure, tandis que La Flèche, remportant son grand panier sur sa tête, ses instruments magiques sous son bras, et, tirant de l'autre main la petite sibylle encore toute frémissante, franchissait avec empressement la herse et le pont-levis du manoir.
—À présent, tu vas me donner à manger? dit-elle quand ils furent en rase campagne.
—Non, tu as trop mal travaillé!
—J'ai faim.
—Tant mieux!
—J'ai faim, je ne peux plus marcher.
—En cage alors!
Il la remit dans son panier, malgré elle, et l'emporta en courant.
Les cris de l'infortunée créature se perdirent sans écho dans la plaine immense.
—Mario! Mario! pleurait sa voix entrecoupée; je veux voir Mario! Méchant! assassin! Tu m'avais promis de me faire voir Mario, qui me donnait à manger et qui jouait avec moi, et sa mère, qui m'empêchait d'être battue! Mercédès! Mario! venez me chercher! Tuez-le! il me fait mal, il me secoue, il me tue, il me fait mourir de faim! Damnation sur lui! mort et sang et meurtre! Le fouet, le feu, la roue, l'enfer pour les méchants!
XXIII
Pendant que le bohémien fuyait dans la direction du nord, le marquis, avec d'Alvimar et Lucilio, reprenait en sens contraire le chemin de Briantes.
Il lui tardait de faire part à son fidèle Adamas de ce qu'il regardait comme une heureuse issue de son entreprise; et, bien qu'il crût devoir à son amour d'étouffer quelques soupirs d'inquiétude ou d'impatience, tout bien considéré, il ne se trouvait pas trop contrarié d'avoir sept ans devant lui avant de prendre une nouvelle résolution matrimoniale.
D'Alvimar était de fort méchante humeur, non-seulement à cause des prédictions qui avaient remué sa bile et troublé sa cervelle, mais encore à cause de la tranquillité des adieux que lui avait faits madame de Beuvre, tandis qu'elle avait tendu ses deux petites mains au marquis en lui promettant gaiement sa visite pour le surlendemain.
—Serait-il possible, pensait-il, qu'elle eût accepté les écus de ce vieillard, et que je me visse supplanté par un rival de soixante et dix ans?
Il avait bien envie de questionner, de railler, de se dépiter.
Mais il n'y avait pas moyen d'entamer la conversation avec Bois-Doré sur ce sujet.
Le marquis avait un air de triomphe discret et modeste qui le faisait redoubler de politesse et de prévenance pour son hôte.
D'Alvimar ne put se venger de sa défaite qu'en éclaboussant tant qu'il put maître Jovelin, trottant derrière le marquis.
À peine arrivé au manoir, comme l'heure du souper n'était pas encore venue, il sortit à pied pour aller conférer avec M. Poulain.
—Eh bien, monsieur, dit, en débottant son maître, le fidèle Adamas, qui, en sa qualité d'homme de chambre, ne quittait presque jamais le manoir de Briantes; faut-il songer au repas des fiançailles?
—Précisément, mon ami, répondit le marquis. Il y faut songer au plus tôt.
—Vrai, monsieur? Eh bien, j'en était sûr, et j'en suis si content que je ne m'en connais plus. Figurez-vous, monsieur, que cette haquenée rouge que vous appelez Bellinde, et qui serait mieux nommée Tisiphone...
—Allons, allons, Adamas, vous avez l'humeur trop peu endurante! Vous savez que je n'aime point entendre injurier une personne du sexe. Qu'y a-t-il encore entre vous?
—Pardon, mon noble maître; mais il y a que cette fille ténébreuse écoute aux portes, et qu'elle sait la démarche que monsieur a faite aujourd'hui. Ce tantôt, elle en a ri comme une mouette avec la sotte gouvernante du recteur.
—Que savez-vous de cela, Adamas?
—Je le sais par magie, monsieur; mais, enfin, je le sais!
—Par magie? Depuis quand vous adonnez-vous aux sciences occultes?
—Je le dirai à monsieur; je n'ai rien de caché pour lui, mais que monsieur daigne donc me raconter comment il s'y est pris pour faire connaître ses sentiments à l'incomparable dame de ses pensées, et comment elle a répondu; car je suis sûr que rien d'aussi éloquent ne s'est dit sous le ciel depuis que le monde est monde, et je voudrais savoir écrire aussi vite que maître Jovelin, pour le coucher sur le papier à mesure que monsieur me le rapportera.
—Non, Adamas, aucune parole ne sortira de ma bouche, scellée par un serment de preux chevalier. J'ai juré de ne point trahir le secret de ma félicité. Tout ce que je peux te dire, mon ami, c'est de te réjouir du présent avec ton maître, et d'espérer avec lui en l'avenir!
—Alors, monsieur, c'est conclu, et...?
Adamas fut interrompu par un petit grattement de chat à la porte.
—Ah! fit-il après avoir été regarder, c'est l'enfant qui voudrait vous offrir le bonsoir.—Va-t'en, mon petit ami; monseigneur te verra plus tard, il est occupé.
—Oui, oui, Adamas, qu'il revienne! Il est bien question d'enfant! Je ne sais quelles idées de paternité m'avaient passé hier par la tête! Cela est du dernier bourgeois! Non! non! je ne suis plus ce vieux garçon qui voulait se marier bien vite, pour faire une fin. Je suis un jeune homme, Adamas, oui, un jeune amoureux, un blondin, sur ma parole, tendrement condamné à prouver sa constance par des épreuves, à soupirer et à faire des vers, en un mot, à attendre, dans les tourments et les délices de l'espoir, le bon plaisir de ma souveraine.
—Si je comprends bien, reprit Adamas, cette divinité jalouse se méfie un peu de l'humeur volage de mon maître, et elle exige qu'il renonce à toute galante aventure?
—Oui, oui, c'est cela, Adamas, ce doit être cela! Un peu de défiance! c'est bien la punition de ma folle jeunesse; mais je saurai si bien marquer ma sincérité... Regarde donc à la porte, on gratte encore!
—Quoi! dit Adamas sérieusement à Mario, en entrebâillant un peu la porte, c'est encore vous, mon lutin? Ne vous ai-je pas dit d'attendre?
—J'ai attendu, répondit Mario avec sa voix douce et caressante jusque dans l'espièglerie; vous m'avez dit: «Va-t'en, et reviens.» J'ai été au bout de l'autre chambre, et me voilà revenu.
—Il est drôlet! dit le marquis; laisse-le entrer.—Bonjour, mon petit ami; or ça, viens me baiser, et puis joue tranquillement avec Fleurial. J'ai à parler d'affaires sérieuses avec le bon M. Adamas. Voyons, Adamas, c'est après-demain que je traite mon incomparable voisine. Il y faut songer; c'est un petit dîner sans façons, quatorze services tout au plus.
—On les aura, monsieur; voulez-vous que j'appelle le maître-queux?
—Non, je n'aime point à ordonner, et si propres que soient les gens de cuisine, ils sentent toujours la cuisine. Aide-moi à imaginer...
—Qu'est-ce que c'est donc que ce couteau-là? dit très-vivement Mario, que le marquis, débonnaire et passablement distrait, tenait entre ses jambes et laissait fouiller dans ses poches.
—Rien, rien, dit le marquis en cherchant à reprendre le gage que Lauriane lui avait donné. Rends-moi ça, mon petit ami; les enfants ne touchent point à ça. Ça mord, vois-tu! Rends-le donc!
—Oui, oui, le voilà! dit Mario; mais j'ai bien vu ce qu'il y avait dessus, et je sais bien à qui il est.
—Tu ne sais ce que tu dis!
—Si fait, je dis qu'il est au monsieur espagnol que vous appelez Villareal. Il vous l'a donc donné?
—Voyons, que marmotes-tu là! Tu rêves!
—Non, bon monsieur! J'ai bien vu la devise qui est sur la lame; c'est en espagnol et je la connais bien; ma mère Mercédès a un poignard tout pareil où il y a la même devise.
—Et que signifie cette devise?
—Je sers Dieu.—S. A.
—Et que signifie S. A.?
—Ça doit être les premières lettres du nom de celui à qui est le poignard. C'est comme cela qu'on les place, à jour, près du manche.
—Je le sais bien; mais pourquoi dis-tu que ce poignard vient du monsieur espagnol qui s'appelle Villareal?
L'enfant ne répondit pas et parut embarrassé.
Il n'était plus sous l'œil vigilant et défiant de la Morisque. Il avait parlé plus qu'il ne devait, et il se rappelait trop tard ses recommandations.
—Mon Dieu, monsieur, dit Adamas, les enfants parlent quelquefois pour parler, et sans savoir ce qu'ils disent. Parlons donc, nous autres, de la chose importante. Votre garde, le père Andoche, a apporté aujourd'hui un chapelet de râles qui sont d'un gras...
—Oui, oui, tu as raison, mon ami; parlons du dîner. Pourtant, je ne sais... je me demande comment elle avait, en la poche de sa jupe, ce poignard espagnol.
—Qui, monsieur?
—Elle, parbleu! De quelle autre personne pourrais-je parler désormais?
—C'est juste; pardon, monsieur! Parlons du poignard. Je croyais qu'en effet c'était un don du M. de Villareal, ou qu'il vous l'avait prêté; car, pour de vrai, il vient du lui. Ces deux lettres S. A. sont sur ses autres armes, qui sont fort belles, et que j'ai remarquées ce matin pendant que son valet les fourbissait.
Le marquis tomba dans la rêverie.
Comment Lauriane avait-elle le poignard de Villareal? Elle l'avait reçu de lui, puisqu'elle en avait disposé comme de sa propriété.
Il avait beau chercher dans toute la généalogie des de Beuvre, il n'y trouvait pas un nom auquel ces initiales S. A. pussent se rapporter.
—Aurait-elle, se disait-il, fait le même accord avec lui qu'elle a fait ensuite avec moi?
Il se consola pourtant en songeant qu'elle faisait apparemment peu de cas du premier, puisqu'elle lui en avait sacrifié le gage; mais il n'en restait pas moins quelque chose d'incompréhensible dans cette circonstance, et le bon marquis n'était pas encore assez fou pour ne pas appréhender d'être l'objet de quelque «bernerie.»
Et puis ce que l'enfant avait dit compliquait l'embarras de son esprit, et il ne savait plus quelle intrigue de la destinée ou quelle mystification environnait ce poignard.
Il eut envie d'aller s'en expliquer tout de suite avec son hôte; mais il se souvint que Lauriane lui avait commandé de cacher son gage et de ne le laisser voir à personne.
Adamas vit le souci sur le front de son maître et s'en émut.
—Qu'y a-t-il, monsieur, lui dit-il, et que peut faire votre pauvre Adamas pour vous tirer d'intrigue?
—Je ne sais, mon ami. Je voudrais deviner comment il se fait que la Morisque ait une arme comme celle-ci, portant même devise et mêmes chiffres.
Puis, baissant la voix pour que Mario ne l'entendit point:
—Tu m'avais dit, et il m'avait semblé que cette femme était fort honnête. Pourtant elle aurait dérobé cet objet à notre hôte? C'est chose que je ne puis souffrir, qu'il soit larronné en ma maison.
Adamas partagea aussitôt les soupçons de son maître, d'autant plus que Mario, sentant qu'il avait parlé à l'étourdie, se glissait hors de la chambre, sur la pointe du pied, pour se dérober à de nouvelles questions. Adamas le retint.
—Vous nous faites des contes, mon bel ami, lui dit-il, et, par là, vous méritez de perdre les bonnes grâces de mon seigneur et maître. Il n'est point vrai que votre Mercédès ait la chose que vous dites, ou bien...
Le marquis l'interrompit, ne voulant pas que l'accusation fût formulée devant l'enfant.
—Y a-t-il longtemps, mon garçon, lui dit-il, que ta mère a ce poignard?
L'enfant avait vécu quelque temps avec les bohémiens, il savait donc ce que c'était que le vol. Il était doué, d'ailleurs, d'une finesse extraordinaire. Il comprit le soupçon qu'il avait attiré sur sa mère adoptive, et il aima mieux lui désobéir que ne pas la justifier.
—Oui, répondit-il, il y a bien longtemps.
Et, comme il avait un grand air d'assurance et de fierté, le marquis et Adamas sentirent qu'ils tenaient le moyen de le faire parler.
—C'est donc M. de Villareal qui le lui avait donné? dit Adamas.
—Oh! non! il l'avait laissé...
—Où? demanda le marquis. Voyons, il faut le dire, ou je n'aurai plus de confiance en vous, petit. Où l'avait-il laissé?
—Dans le cœur de mon père! répondit Mario, dont la figure s'anima extraordinairement.
Il avait besoin d'effusion; ce mystère lui posait, il avait dit le premier mot, il ne pouvait plus se taire.
—Adamas, dit le marquis saisi de je ne sais quelle émotion subite, ferme les portes, et, toi, mon enfant, viens ici et parle. Tu es avec des amis, ne crains rien, nous te défendrons, nous te ferons avoir justice. Dis-nous tout ce que tu sais de ta famille?
—Eh bien, dit l'enfant, si vous m'aimez, il faut punir M. de Villareal, parce que c'est lui qui a assassiné mon père.
—Assassiné?
—Oui, Mercédès l'a vu!
—Quand cela?
—Le jour que je suis venu au monde, le jour que ma mère est morte.
—Et pourquoi l'a-t-il assassiné?
—Pour avoir beaucoup d'argent et des bijoux que mon père avait.
—Voleur et assassin! dit le marquis en regardant Adamas; un homme de qualité! un ami de Guillaume d'Ars! Est-ce croyable, cela?
—Monsieur, dit Adamas, les enfants font beaucoup de contes, et je crois bien que celui-ci se moque de nous.
Le rouge monta au front du beau Mario.
—Je ne mens jamais! dit-il avec une touchante énergie. M. Anjorrant l'a toujours dit: «Cet enfant-là n'est pas du tout menteur.» Ma Mercédès m'a toujours dit qu'il ne fallait jamais mentir, mais se taire quand on ne voulait pas répondre. Puisque vous me faites parler, je dis ce qui est vrai.
—Il a raison, s'écria le marquis, et je vois bien qu'il a de noble sang plein le cœur, ce joli garçon!—Parle-moi, je te crois. Dis-moi comment s'appelait ton père.
—Ah! cela, je ne le sais pas.
—Sur votre honneur, mon petit ami?
—Sur la vérité, répondit l'enfant; ma mère s'appelait Marie, voilà tout ce que je sais, et c'est pour cela que M. Anjorrant m'a donné, en me baptisant, le nom de Mario.
—Mais Mercédès a dit, je m'en souviens bien, observa Adamas, que cette dame avait remis au curé une bague d'alliance; elle a parlé aussi d'un cachet.
—Oui, répondit Mario, le cachet venait de mon père, il y avait des armes dessus; mais il nous a été volé, il n'y a pas longtemps. Quant à la bague, jamais M. Anjorrant, ni ma Mercédès, qui est pourtant très-adroite, ni moi, ni personne, n'avons pu l'ouvrir. Pourtant il y a quelque chose dedans. Ma mère, qui est morte sans dire un mot que son nom de baptême, Marie, a fait signe au curé d'ouvrir son anneau. Elle n'avait pas la force de le faire; mais, lui, il ne le savait pas!
—Va le chercher, dit le marquis, nous saurons peut-être!
—Oh! non! répondit Mario effrayé; ma Mercédès ne voudra pas, et, si elle sait que j'ai parlé, elle aura bien du chagrin.
—Mais, enfin, pourquoi se cache-t-elle de nous qui pouvons l'aider à te faire retrouver ta famille?
—Parce qu'elle croit que vous écouterez l'Espagnol, et qu'il la tuera s'il apprend qu'elle l'a reconnu.
—Et lui, il ne la reconnaît donc pas?
—Il ne l'a jamais vue, puisqu'elle était cachée!
—L'a-t-elle donc revu quelque part depuis cette méchante affaire?
—Non, jamais.
—Et, après dix ans passés, elle croit être sûre de le reconnaître? C'est bien douteux.
—Elle dit qu'elle en est sûre, qu'il n'a presque pas vieilli, qu'il est toujours habillé de noir; et son vieux domestique, elle est bien sûre aussi que c'est le même. Oh! elle les avait bien regardés. Quand, il y a trois jours, nous les avons rencontrés auprès d'un autre château qui n'est pas loin d'ici...
—Ah! oui! voyons, dit le marquis, conte-nous comment elle l'a rencontré.
—Il était avec un beau et bon jeune seigneur que je vous ai depuis entendu appeler Guillaume en parlant de lui. Celui-là avait donné beaucoup de monnaie aux bohémiens avec qui nous étions.
»Et, tout d'un coup, comme l'Espagnol avait l'air méchant et voulait me frapper, Mercédès m'a dit:
»—C'est lui! tiens! c'est lui! et l'autre, le vieux valet, c'est lui aussi!
»Et elle a couru après eux pour les voir, jusqu'à ce que M. Guillaume nous ait dit que ça l'ennuyait.
»Alors Mercédès lui a fait demander son nom et celui de son ami, afin, disait-elle, de prier pour eux. Mais M. Guillaume s'est moqué de nous, et les bohémiens ont repris leur route d'un autre côté.
»Alors ma Mercédès les a laissés marcher et m'a dit:
»—Nous tenons les assassins de ton père, je t'en réponds. Il nous faut savoir leurs noms.
»Alors nous sommes revenus sur nos pas, nous avons été mendier au château de la Motte, et, comme on ne faisait pas grande attention à nous, Mercédès m'a dit d'écouter ce que disaient les domestiques et les paysans; et comme cela nous avons su que l'Espagnol allait demeurer chez le marquis, parce que le marquis avait envoyé chercher son carrosse, et commandé que l'on apprêtât chez lui la chambre d'honneur pour un étranger.
»Et puis nous avons causé avec une bergère, dans un champ qui est par là.
»Elle nous a dit:
»—Le marquis est tout à fait bon. Vous pouvez aller chez lui passer la nuit; il vous fera du bien. Voilà son château là-bas.
»Nous sommes donc venus ici tout de suite, et, dès hier matin, nous avons revu l'assassin, les deux assassins! Et, moi, j'ai vu les lettres sur les pistolets et sur la grande épée que tenait le domestique, et j'ai dit encore à Mercédès:
»—Montre-moi le méchant couteau qui a tué mon pauvre papa; il me semble bien que c'est les mêmes lettres qui sont dessus.
—Et tu en es sûr? dit le marquis.
—J'en suis bien sûr; et vous verrez vous-même si Mercédès veut vous les montrer!
—Où est-elle maintenant?
—Avec M. Jovelin, qu'elle aime beaucoup parce qu'il s'est jeté dans l'eau pour moi.
—Il faut absolument que Jovelin lui arrache son secret, dit le marquis à Adamas; va le chercher, que je lui parle.
XXIV
Adamas sortit et revint dire que Jovelin allait venir.
Il l'avait trouvé dans une conférence fort animée avec la Morisque: elle, parlant arabe; lui, écrivant tout ce qu'elle disait, et lui, faisant beaucoup de gestes qu'elle avait l'air de comprendre.
—Il m'a fait signe qu'il ne pouvait s'interrompre, ajouta Adamas; je crois bien, monsieur, qu'il lui fait avouer la vérité par douceur et persuasion; ne le dérangeons pas. Il écrit vite, mais elle ne lit pas très-bien, même dans sa langue, et c'est merveilleux de voir comme, avec ses yeux et ses mains, il se fait entendre. Prenez patience, monsieur; nous allons savoir quelque chose.
On attendit un quart d'heure qui sembla un siècle au marquis.
L'heure s'avançait; on avait sonné le premier coup du souper. Il fallait peut-être se retrouver en face de Villareal sans avoir rien éclairci.
Bois-Doré était dans une vive agitation. Il se levait et se rasseyait, disant, à part lui, des mots sans suite qui intriguaient fort Adamas.
Mario, le croyant fâché contre lui, se tenait pensif et interdit dans un coin.
Fleurial, voyant l'anxiété de son maître, le regardait fixement, suivait tous ses pas et gémissait de temps en temps en remuant la queue, comme pour lui dire: «Mais qu'est-ce que vous avez donc?»
Enfin Adamas se hasarda à formuler la question.
—Monsieur, s'écria-t-il, vous avez en ceci une idée que vous cachez à votre serviteur, et, par là, vous lui rendez votre peine encore plus pesante. Parlez, monsieur, parlez à Adamas comme vous parleriez à votre bonnet; il ne le redira non plus qu'un bonnet de nuit, et cela vous soulagera d'autant.
—Adamas, répondit Bois-Doré, je crains bien d'être fou; car il y a, dans cet enfant et dans l'histoire qu'il nous raconte, quelque chose qui me remue plus que de raison. Il faut que tu saches qu'aujourd'hui je me suis fait dire ma destinée par des bohémiens, et qu'il y a eu là dedans des paroles bien obscures, mais qui peuvent tout de même s'expliquer par l'intérêt que je sens pour ce petit malheureux. On m'a dit, entre autres choses étranges, que je serais père avant trois mois, trois semaines ou trois jours. Or, comme je te jure, Adamas, que je ne puis compter sur aucune paternité directe dans un aussi court délai, il est évident que je dois devenir père par adoption. Mais une autre parole de cette prédiction me tourmente davantage: c'est que l'on m'a révélé la mort de mon frère, en la plaçant juste à la même date que la Morisque donne à celle du père de cet enfant. Comment arranger cela? La magicienne parlait à mots couverts et symboliques, mais elle a dit cette date clairement, en faisant le calcul des années, des mois et des jours qui se sont écoulés depuis. Et moi, en revenant ici, je faisais le même calcul, et je tombais juste sur le quatrième jour après la mort de notre roi Henri. Viens ici, Mario, n'as-tu pas dit quatre jours?
—Mais, monsieur, observa Adamas, n'avez-vous pas dit vous-même, hier, que la dernière lettre de M. Florimond était datée du seizième jour de juin et de la ville de Gênes?
—Il est vrai, mon ami; mais on peut se tromper de date en écrivant, et mettre un mois pour un autre; cela est arrivé à tout le monde!
—Mais, monsieur, est-ce que la ville de Gênes n'est pas en Italie, et fort distante du lieu où cet enfant place la mort de son père?
—Sans doute, mon ami. Je torture la vraisemblance des choses pour arranger les paroles de la devineresse, et c'est une fantaisie dont je te permets de me reprendre. Et cependant, ouvre la crédence où sont enfermées les chères reliques de mon frère, et cette dernière lettre que j'ai tant relue sans en jamais pénétrer le sens!
—Mon Dieu, monsieur, dit Adamas en ouvrant le tiroir et en présentant la lettre à son maître, tout ce qui est arrivé et tout ce qui a dû arriver, vous l'avez fort bien compris et deviné dans le temps; M. Florimond vous donnait fort peu de ses nouvelles, à cause des grandes occupations secrètes qu'il avait dans les cours d'Italie, où l'envoyait son maître le duc de Savoie. Il vous parlait de ses voyages sans vous en dire le but, parce que cela lui était interdit par la politique qu'il servait et qui n'était pas toujours la vôtre. Cette dernière lettre vous annonce d'autres voyages que ceux dont il était fraîchement revenu, et voici ce qu'il vous dit en propres termes: «Si vous n'entendez point parler de moi d'ici à l'automne, n'en prenez point de souci. Ma santé est bonne, et mes affaires personnelles ne sont point en mauvais état.» La date est bien authentique, puisqu'il commence en vous disant: «Monsieur et bien-aimé frère, vous avez dû recevoir ma lettre de janvier dernier: depuis ces cinq mois passés...»
—Je sais tout cela, Adamas, je le sais par cœur, et, ce nonobstant, quand j'ai été en Italie, l'année 1611, m'enquérir en personne de ce pauvre frère, dont je n'entendais plus parler, il m'a été dit qu'il n'était jamais revenu d'une mission à Rome, pour laquelle il était parti quinze mois auparavant. Et, quand je fus à Rome, il y avait plus de deux ans qu'on ne l'y avait vu. J'ai parcouru toute l'Italie jusqu'en 1612, sans trouver de lui aucun indice et aucun vestige, à ce point que je m'imaginai qu'il avait fait quelque grand voyage aux Indes d'Orient ou d'Occident, pour son propre compte, et que je l'en verrais revenir quelque jour; mais, à la fin, j'ai dû tenir pour certain qu'il avait été méchamment occis par les brigands dont l'Italie est infestée, ou qu'il avait péri dans quelque tempête sur mer. Il n'avait pas fait grosse fortune au service du Savoyard, bien qu'il ne se soit jamais plaint, et je pense qu'il n'était guère accompagné dans ses courses. Enfin j'ai perdu l'espoir de le retrouver, mais non celui de découvrir son sort et de le venger, s'il a été mis à mort traîtreusement.
Pendant que le marquis et Adamas devisaient ainsi, Mario, dont on ne s'occupait plus, s'était glissé derrière le fauteuil du marquis.
Il écoutait, il regardait avec attention la lettre que Bois-Doré tenait dans ses mains. Il savait très-bien lire, comme nous l'avons dit, et même l'écriture manuscrite; mais il était en proie à une grande anxiété, craignant de se tromper et d'être encore accusé de parler au hasard.
Enfin, il se crut à peu près sûr de son fait, non-seulement d'après l'écriture, mais encore d'après les expressions de la lettre et la particularité des circonstances. Il s'écria:
—Attendez!
Et il sortit plein de résolution et de joie, sans que le marquis, absorbé dans ses réflexions, en tint beaucoup de compte.
Mario connaissait déjà la chambre de maître Jovelin, et il y trouva sa mère, qui se retirait sans avoir voulu montrer les objets dont elle était la gardienne jalouse et méfiante.
Lucilio avait été aussi frappé que le marquis de la coïncidence de la date fixée dans la mémoire de l'enfant par l'abbé Anjorrant, avec celle attribuée par la petite bohémienne à la mort de Florimond.
Il ne croyait nullement à la magie; mais, comme il avait été également frappé du nom de Mario prononcé par La Flèche, il craignait que le marquis ne fût la dupe de quelque jonglerie.
Il commençait à soupçonner la Morisque elle-même, et son premier soin, en rentrant au manoir, avait été de l'appeler pour la questionner par écrit, avec beaucoup de précision et de sévérité. Il exigeait qu'elle montrât la bague et la lettre de M. Anjorrant dont elle avait parlé; et, bien que cette femme éprouvât beaucoup de respect et de sympathie pour lui, cette insistance lui faisant craindre l'intervention indirecte de l'Alvimar dans l'interrogatoire qu'elle subissait, elle s'était renfermée dans un silence plein d'angoisse.
Dès qu'elle vit Mario, son cœur froissé exhala la plainte qu'il n'osait adresser directement à Lucilio.
—Viens, mon pauvre enfant, lui dit-elle; on nous chasse d'ici, car on nous accuse de vouloir tromper et d'avoir raconté une histoire qui ne serait pas vraie. Viens, partons bien vite, afin que l'on connaisse que nous ne demandons secours qu'à Dieu et à nous-mêmes.
Mais Mario l'arrêta.
—C'est assez nous méfier, lui dit-il; mère, il faut faire ce qu'on nous demande. Donne-moi la lettre, donne-moi la bague! elles sont à moi, je les veux tout de suite!
Lucilio fut frappé de l'énergie de l'enfant, et la Morisque, stupéfaite, garda quelques instants le silence.
Jamais Mario ne lui avait parlé ainsi, jamais elle n'avait senti en lui la moindre velléité d'indépendance, et voilà qu'il lui commandait avec autorité!
Elle eut peur, elle crut à quelque prodige; toute la force de son caractère tomba devant une idée fataliste; elle ôta de sa ceinture l'escarcelle de peau d'agneau où elle avait cousu les précieux objets.
—Ce n'est pas tout, mère, lui dit encore Mario: il me faut aussi le couteau.
—Tu n'oseras pas y toucher, enfant! c'est le couteau qui a tué...
—Je sais, je l'ai déjà regardé. Je veux le regarder encore. Il faut que j'y touche, et j'y toucherai. Donne!
Mercédès remit le couteau et dit en joignant les mains:
—Si c'est l'esprit contraire qui fait agir et parler mon fils, nous sommes perdus, Mario!
Il ne l'écouta pas, et appuyant le petit sac de peau sur la table de Lucilio, il le décousit lestement avec le poignard; il en tira la bague, qu'il passa dans son pouce, et la lettre de l'abbé Anjorrant à M. de Sully, dont il fit sauter le scel et la soie, à la grande consternation de Mercédès.
Cela fait, il ouvrit la missive, en tira un papier taché et maculé, le baisa, le regarda avec attention; puis, s'écriant: «Viens, mère! venez, monsieur Jovelin!» il s'élança dans l'escalier, rentra dans la chambre du marquis, saisit impétueusement, dans les mains de celui-ci, la lettre qu'il commentait encore, compara les écritures, et, posant tout ce qu'il tenait dans les mains d'Adamas, lettres, bague et poignard, il sauta sur les genoux du marquis, lui jeta ses bras au cou et se mit à l'embrasser si fort que le bon monsieur en fut comme étranglé pendant un moment.
—Voyons, voyons! dit enfin Bois-Doré, un peu fâché de cette familiarité à laquelle il ne s'attendait pas, et qui avait gravement compromis sa frisure, ce n'est point l'heure de jouer ainsi, mon bel ami, et vous prenez là des libertés... Qu'est-ce que vous nous apportez? et pourquoi?...
Mais le marquis s'arrêta en voyant Mario fondre en larmes.
L'enfant avait obéi à une inspiration, il avait eu la foi; mais, l'esprit des autres n'allant pas si vite et si droit que le sien, le doute, la peur et la honte lui revenaient. Il avait désobéi à Mercédès, qui pleurait et tremblait.
Lucilio le regardait d'un air attentif, dont il se sentait intimidé; le marquis repoussait son étreinte passionnée, et Adamas, stupéfait, n'avait pas l'air de constater sans hésitation la similitude des écritures.
—Voyons, ne pleurez pas, mon enfant, dit le marquis agité, en prenant des mains d'Adamas la lettre de son frère et le papier froissé et usé que Mario avait apporté. Qu'as-tu, Adamas, et pourquoi trembles-tu de la sorte? Qu'est-ce donc que ce papier taché de noir? Vrai Dieu! ce sont des traces de sang! Rapproche la bougie, Adamas, voyons!... Eh! mes amis! eh! monseigneur Dieu qui êtes au ciel! Jovelin! Adamas! voyons ceci! Je ne suis point halluciné? C'est l'écriture, c'est le vrai caractère de mon frère chéri? Et ce sang... Ah! mes amis, cela est bien dur à regarder... Mais... Mario, où as-tu pris cela?
—Lisez, lisez, monsieur, s'écria Adamas, assurez-vous bien...
—Je ne puis, dit le marquis, qui devint pâle; le cœur me faut! D'où vient ce papier?
—On l'a trouvé sur mon père, dit Mario reprenant courage; voyez si ce n'est pas une lettre pour vous, qu'il voulait vous envoyer. M. Anjorrant me l'a fait lire bien des fois; mais il n'y avait pas votre nom dessus, et nous n'avons jamais su à qui la faire tenir.
—Ton père! répéta le marquis sortant comme d'un rêve; ton père!...
—Lisez donc, monsieur! s'écria Adamas; assurez-vous.
—Non! pas encore, dit le marquis. Si c'est un songe que je fais, je ne souhaite pas en être détrompé. Laissez-moi m'imaginer que ce bel enfant... Viens ici, petit, dans mes bras... Et toi, Adamas, lis si tu peux! moi, je ne saurais!
—Je lirai, moi, dit Mario; suivez avec vos yeux. Et il lut:
«Monsieur et bien-aimé frère,
»N'ayez point égard à la lettre que vous recevrez de moi après celle-ci et que je vous ai écrite de Gènes, à la date du seizième jour du mois prochain, en prévision d'une longue et dangereuse absence, durant laquelle, redoutant vos inquiétudes sur mon compte, j'ai souhaité de vous tranquilliser par une lettre anticipée, et aussi vous empêcher de vous enquérir de moi en ce pays, où je désirais que cette absence ne fût point remarquée.
»Comme, grâce à Dieu, me voici, plus vite et plus heureusement que je ne l'espérais, hors de peine et de danger, je vous veux, dès ce jour, informer de mes aventures, lesquelles je puis enfin vous dire sans dissimulation ni réserve, gardant toutefois les détails pour le très-prochain et très-désiré moment où je serai près de vous avec ma femme honorée et aimée; et, si Dieu le permet, avec l'enfant dont, sous peu de jours, elle me rendra père!
»Il vous suffira, aujourd'hui, de savoir que, marié secrètement dès l'an passé, en Espagne, avec une belle et noble dame, contrairement au gré de sa famille, j'ai dû la quitter pour le service de mon prince, et revenir non moins secrètement auprès d'elle, pour la soustraire à la rigueur de ses parents et la conduire en France, où nous avons enfin mis le pied aujourd'hui, à la faveur de nos précautions et déguisements.
»Nous comptons nous arrêter à Pau, d'où je vous enverrai cette lettre, en attendant celle qui vous annoncera, s'il plaît au ciel, l'heureuse délivrance de ma femme, et où j'aurai le loisir qui me manque en ce moment pour vous raconter...»
Ici, la lettre avait été interrompue par quelque soin imprévu.
Elle avait été pliée et emportée dans le justaucorps du voyageur, pour être achevée et cachetée à Pau probablement, et là, confiée aux messagers qui faisaient, tant bien que mal, à cette époque, le service des lettres dans les villes de quelque importance.
XXV
Bois-Doré pleura beaucoup en écoutant cette lecture, qui, dans la bouche de Mario, pénétrait plus avant encore dans son cœur.
—Hélas! dit-il, je l'accusai souvent d'oubli, et il songeait à moi dès son premier jour de joie et de sécurité! Il allait venir, sans doute, me confier sa femme et son enfant, et je n'aurais pas vécu seul et sans famille! Mais, va, repose en paix dans le soin de Dieu, mon pauvre ami! ton fils sera le mien, et, dans ma douleur de t'avoir si cruellement perdu, j'ai, du moins, cette consolation d'embrasser ta vivante image! car c'est tout son air et toute sa grâce, mon ami Jovelin, et j'en ai eu le cœur remué, dès le premier regard que j'ai jeté sur cet enfant. Et maintenant, Mario, embrassons-nous comme oncle et neveu que nous sommes, ou bien plutôt comme père et fils que nous devons être.
Cette fois le marquis s'inquiéta peu de sa perruque, et il embrassa son fils adoptif avec une effusion qui changea en joie, autour de lui, les douloureux souvenirs évoqués par la lettre.
Cependant Mercédès, que les soupçons de Lucilio avaient navrée, tenait maintenant à faire constater la vérité dans tous ses détails.
—Donne-leur la bague, dit-elle à Mario; peut-être ils sauront l'ouvrir, et tu connaîtras le nom de ta mère.
Le marquis prit ce gros anneau d'or et le retourna dans tous les sens; mais lui, l'homme aux inventions et aux secrets, il ne put jamais trouver le moyen de l'ouvrir.
Ni Jovelin ni Adamas un furent plus habiles, et l'on dut y renoncer provisoirement.
—Bah! dit le marquis à Mario, ne nous inquiétons point. Tu es le fils de mon frère, voilà ce dont je ne puis douter. D'après sa lettre, tu appartiens à une plus grande famille que la nôtre; mais nous n'avons pas besoin de connaître tes aïeux espagnols pour te chérir et nous réjouir de toi!
Cependant Mercédès pleurait toujours.
—Qu'a donc cette pauvre Morisque? dit le marquis à Adamas.
—Monsieur, répondit-il, je n'entends pas ce qu'elle dit à maître Jovelin; mais je vois bien qu'elle craint de ne pouvoir rester auprès de son enfant.
—Et qui l'en empêcherait, par hasard? Sera-ce moi qui lui dois tant de joie et de remerciment? Venez çà, bonne fille more, et demandez-moi ce que vous voulez. S'il ne vous faut qu'une maison, des terres, des troupeaux et des serviteurs, voire un bon mari à votre gré, vous aurez toutes ces choses, ou j'y perdrai mon nom!
La Morisque, à qui Mario traduisit ces paroles, répondit qu'elle ne demandait qu'à travailler pour vivre, mais en un lieu où elle pût voir son cher Mario tous les jours.
—Accordé! dit le marquis en lui tendant les deux mains qu'elle couvrit de baisers; vous resterez en mon logis, et, s'il vous plaît de voir mon fils à toutes les heures, vous me ferez plaisir; car, puisque vous le chérissez si bien, nulle autre femme que vous ne le soignera. Or çà, mes amis, félicitez-moi de la grande consolation qui m'arrive, et qui, vous le savez, Jovelin, est conforme en tous points à la prédiction.
Là-dessus il embrassa Lucilio, et même, pour la première fois de sa vie, le fidèle Adamas, qui écrivit en lettres d'or ce fait glorieux sur ses tablettes.
Puis le marquis prit Mario dans ses bras, le plaça sur la table au milieu de la chambre, et, s'éloignant de quelques pas, se mit à le contempler comme s'il ne l'eût pas encore vu.
C'était son bien, son héritier, son fils, la plus grande joie de sa vie.
Il l'examinait de la tête aux pieds en souriant, avec un mélange de tendresse, d'orgueil et d'enfantillage, comme si c'eût été un tableau ou un meuble magnifique; et, comme il se sentait déjà père et ne voulait pas donner de vanité ridicule à ce noble enfant, il renfonçait ses exclamations et se contentait de faire briller ses gros yeux noirs, de montrer ses grandes dents riantes, tournant complaisamment la tête à droite et à gauche, comme pour dire à Adamas et à Lucilio: «Hein! quel garçon, quel air, quels yeux, quelle taille, quelle gentillesse, quel fils!»
Ses deux amis partageaient sa joie, et Mario supportait l'examen d'un air tendre et assuré qui semblait leur dire: «Vous pouvez me regarder, vous ne trouverez en moi rien de mauvais;» mais il semblait dire au vieillard plus particulièrement: «Tu peux m'aimer de toutes tes forces, je te le rendrai bien.»
Et, quand l'examen fut fini, il y eut encore entre eux une étreinte, comme s'ils eussent voulu se rendre en un baiser tous les baisers dont l'enfance de l'un et la vieillesse de l'autre avaient été privées.
—Voyez-vous, mon grand ami, dit le marquis à Lucilio dans sa joie, qu'il ne se faut point moquer des devins, lorsque c'est par les astres qu'ils nous prédisent nos destinées? Vous hochez votre bonne et forte tête? Vous croyez pourtant que notre planète...
Le bon marquis eût bien essayé d'exposer un système quelconque de sa façon, où l'astronomie, qui le charmait, eût été un peu corroborée d'astrologie, qui le charmait plus encore, si Lucilio ne l'eût interrompu par un billet où il le pressait d'aviser avec lui aux moyens de découvrir l'assassin de son frère.
—En ceci, vous avez grandement raison, dit Bois-Doré; et pourtant, dans ce jour de liesse à nul autre pareil, il m'en coûte de songer à punir. Mais je le dois, et, s'il vous plaît, nous allons en discourir ensemble.
—Va, Adamas, cours dire à ce M. d'Alvimar que je le prie d'excuser un moment de retard dans le souper; et surtout ne faisons rien savoir encore, dans la maison, de la grande recouvrance que nous avons faite... Va donc, mon ami... Que fais-tu là? ajouta-t-il en voyant Adamas qui se regardait au grand miroir enchâssé dans un cadre à réseau d'or, en se faisant à lui-même d'étranges grimaces.
—Rien, monsieur, répondit Adamas; j'étudie mon sourire.
—Et à quelles fins, je te prie?
—N'est-il pas à propos, monsieur, que je me compose une physionomie traîtresse pour parler à ce traître?
—Non, mon ami; car, pour le croire tel, il faut avoir mieux examiné les choses, et c'est ce que nous allons faire.
En ce moment Clindor frappa à la porte.
Il annonçait, de la part de M. de Villareal, une indisposition et le désir de ne pas quitter sa chambre.
—C'est pour le mieux, dit le marquis à Adamas; j'irai lui faire visite. Après quoi, nous instruirons son procès entre nous.
—Vous n'irez pas seul, monsieur, dit Adamas. Qui sait si cette maladie n'est pas feinte, et si, averti par sa conscience, ce coquin ne vous tend pas quelque piége?
—Tu déraisonnes, mon cher Adamas. S'il a tué mon pauvre frère, assurément il n'a jamais su son nom, puisqu'il est chez moi sans inquiétude.
—Mais voyez donc le poignard, mon cher maître! Vous n'avez pas encore regardé cette preuve...
-Hélas! dit Bois-Doré, penses-tu que je puisse l'examiner froidement?
Lucilio conseilla au marquis de voir son hôte avant d'avoir rien éclairci, afin d'être assez calme pour lui cacher ses soupçons.
Adamas laissa passer le marquis; mais il se glissa sur ses talons jusqu'à la porte de l'appartement de l'Espagnol.
D'Alvimar était effectivement malade. Il était sujet à des migraines nerveuses très-violentes, que ramenait tout accès de colère, et il en avait eu plus d'un dans la journée.
Il remercia le marquis de sa sollicitude et le supplia de ne pas s'occuper de lui. Il ne lui fallait que de la diète, du silence et du repos jusqu'au lendemain.
Bois-Doré se retira en recommandant à la Bellinde de veiller discrètement à ce que son hôte ne manquât de rien, et il prit occasion de cette visite pour examiner la figure du vieux Sanche, à laquelle il n'avait pas encore fait attention.
Long, maigre et blême, mais osseux et robuste, l'ancien éleveur de porcs était assis dans la profonde embrasure de la fenêtre, lisant, aux dernières lueurs du jour, un livre ascétique dont il ne se séparait jamais, et qu'il ne comprenait pas. Articuler avec les lèvres les paroles de ce livre et réciter machinalement le chapelet, telle était sa principale occupation et, ce semble, son unique plaisir.
Bois-Doré, du coin de l'œil, observait tantôt le maître étendu d'un air accablé sur son lit, tantôt le serviteur calme, austère et pieux, dont le profit monacal se dessinait sur le vitrage.
—Ce ne sont pas là des voleurs de grand chemin, pensait-il. Que diable! ce jeune homme blanc et mince, à l'œil doux comme celui d'une demoiselle... Il est vrai que, tantôt, lorsqu'il se fâcha contre les bohémiens, et, hier, lorsqu'il déclamait contre les Morisques, il n'avait pas l'air aussi bénin que de coutume. Mais ce vieil écuyer à barbe de capucin, lisant en son livre de piété avec tant de recueillement... Il est vrai que rien ne ressemble tant à un honnête homme qu'un coquin qui sait son métier! Allons, ma pénétration ne suffit point ici, il faut peser les faits.
Il retourna dans le pavillon qui était attribué en entier à son appartement, chaque étage se composant d'une grande pièce et d'une plus petite: au rez-de-chaussée, la salle à manger avec l'office pour la desserte; au premier, le salon de compagnie et le boudoir; au second, la chambre à coucher du châtelain et un autre boudoir; au troisième, la grande salle dite des verdures[16], celle qu'Adamas décorait parfois du nom de salle de Justice; au quatrième, un appartement vacant et non terminé.
Dans la construction récente accolée au flanc de ce petit édifice, étaient superposées les chambres d'Adamas, de Clindor et de Jovelin, communiquant avec celles de la grand'maison; c'est ainsi que, sans raillerie, on appelait ingénument, dans le village, le petit pavillon du marquis.
Il retrouva son monde réuni dans la salle des Verdures, et seulement alors il se rappela que la Morisque avait eu accès dans sa chambre, au milieu de l'émotion générale. Il sut gré à Adamas d'avoir transporté la séance hors de son sanctuaire. Il vit Jovelin occupé à écrire, et, sans vouloir le déranger, il s'assit et prit connaissance de la lettre adressée par l'abbé Anjorrant à M. de Sully, à l'effet de le mettre à même de découvrir la famille de Mario.
Cette lettre avait été écrite peu de temps après la mort de Florimond, M. Anjorrant ignorant encore la mort de Henri IV et la disgrâce de Sully; elle n'était pas parvenue. Ceci en était une copie, que l'abbé avait gardée et léguée à Mario, avec la lettre non achevée de Florimond. Cette lettre de l'abbé, ou plutôt ce Mémoire, contenait des détails très-précis sur l'assassinat du faux colporteur, tels que l'abbé les avait recueillis de la bouche de Mercédès, et confirmés par divers indices.
Dans tout cela, rien ne révélait la prétendue culpabilité de d'Alvimar et de son valet. Les assassins étaient restés inconnus. L'un et l'autre, il est vrai, étaient décrits assez fidèlement dans les dépositions de la Morisque consignées dans ce Mémoire; mais cette femme, qui assurait maintenant les reconnaître, pouvait fort bien se faire illusion, et son accusation ne suffisait pas pour les condamner.
Le couteau catalan, instrument du crime, confronté avec celui donné par Lauriane, était une preuve plus énergique. Ces deux armes étaient, sinon identiques, du moins tellement ressemblantes, qu'au premier coup d'œil, on avait peine à les distinguer l'une de l'autre. Les chiffres et la devise étaient sortis du même poinçon, et les lames de la même fabrique.
Mais Florimond pouvait avoir été tué avec une arme dérobée à M. de Villareal ou perdue par lui.
Rien ne prouvait que celle donnée au marquis par Lauriane vint de cet étranger.
Enfin, les chiffres vus par Mario, Mercédès et Adamas sur les autres armes de l'Espagnol pouvaient n'être pas les siens, puisque en somme il s'était fait présenter par Guillaume sous le nom d'Antonio de Villareal.
XXVI
L'équitable Bois-Doré faisait tout haut ces réflexions à Adamas, lorsque le muet lui présenta la feuille qu'il venait d'écrire.
C'était le bref récit de ce qui s'était passé le matin, à la Motte-Seuilly, entre Lauriane, l'Espagnol et lui: le couteau lancé méchamment à diverses reprises pour l'effrayer et l'interrompre, plongé ensuite dans les entrailles du louveteau, et enfin cédé en gage de soumission et de repentir à madame de Beuvre, sous les yeux mêmes de Jovelin.
—Alors, ceci devient grave! dit le marquis tout pensif, et je vois, dans le Villareal, un fort méchant homme. Pourtant, il se peut qu'aucune de ces armes n'ait été en sa possession, il y a dix ans, et qu'il les ait reçues depuis en don ou en héritage. Il serait alors le parent ou l'ami de l'assassin; il se trouve des scélérats et des lâches dans les meilleures familles. Comme vous, maître Jovelin, j'ai mauvaise opinion de notre hôte; mais je suis certain que, comme moi, vous hésitez encore beaucoup à le condamner sur ces preuves.
Lucilio fit signe que oui, et conseilla au marquis de tâcher de lui faire avouer la vérité par surprise ou par ruse.
—C'est à quoi nous songerons avec soin, répondit Bois-Doré, et vous m'y aiderez, mon grand ami. Pour le moment, il nous faut aller souper, et, puisque nous sommes seuls entre nous, nous allons nous donner la joie de manger avec notre petit futur marquis, dont la place, pas plus que la vôtre, n'est à l'office.
—Et pourtant, monsieur, si vous m'en croyez, dit Adamas, nous laisserons encore aujourd'hui les choses comme elles sont. La Bellinde est une méchante peste et je la trouve beaucoup trop amie avec le presbytère officine de mauvais propos contre nous tous.
—Voyons, Adamas, dit le marquis, qu'y a-t-il donc de si piquant entre le presbytère et toi?
—Il y a, monsieur, que, moi aussi, j'ai consulté la magie. Ce matin, à peine fûtes-vous parti, qu'un nommé La Flèche, le même bohémien, sans doute, que vous avez vu, sur le jour, à la Motte, vint rôder autour du château et offrir de me dire la bonne aventure. Je refusai; j'ai trop qrand'peur des prédictions, et je dis que le mal qui nous doit arriver nous arrive deux fois quand nous le connaissons d'avance. Je me contentai de lui demander qui m'avait dérobé la clef de l'armoire aux liqueurs, et il me répondit sans hésiter:
«—Celle que vous supposez!
»—Nommez-la, repris-je connaissant bien que c'était la Bellinde, mais voulant éprouver la science de cet habile compère.
»—Les astres me le défendent, répondit-il; mais je vous puis dire ce que fait, au moment où nous parlons, la personne que vous n'aimez point. Elle est chez le recteur, où elle se gausse de vous, disant que vous avez mis en tête au châtelain de ce manoir d'épouser la jeune madame...
—Taisez-vous, Adamas, taisez-vous! s'écria pudiquement le marquis; vous ne devez point répéter les billevesées...
—Non, monsieur, non! je ne dis rien; mais, voulant savoir si le sorcier disait vrai, dès qu'il fut parti, je m'en allai, comme en me promenant, le long du presbytère, où je vis la Bellinde à une croisée, avec la gouvernante, lesquelles toutes deux se mirent à rire et à me bafouer en se cachant.
Jovelin demanda si ce bohémien était entré dans le château.
—Il l'eût fort souhaité, dit Adamas; mais Mercédès, qui le regardait de la cuisine sans se montrer à lui, me pria de ne point le recevoir, disant qu'il était sujet à dérober, et je ne le laissai point entrer dans le préau. Il en regardait la porte avec beaucoup d'émotion, et, comme je lui demandai ce qu'il y voyait, il me répondit:
«—Je vois de grands événements près de s'accomplir dans cette maison; si grands et si surprenants que je les dois annoncer à votre maître. Faites-moi parler à lui.
»—Vous ne pouvez, lui dis-je, il n'est point céans.
»—Je le sais, reprit-il. Il est à la Motte-Seuilly, où j'essayerai de le voir; mais, si je ne peux lui parler là sans témoins, je reviendrai ici, et véritablement, si vous me refusez encore l'entrée, vous en aurez regret un jour, car bien des destinées sont en mes mains.
—Tout cela est fort remarquable, dit naïvement le marquis. Le fait est qu'il m'a prédit tout ce qui m'arrive, et je regrette maintenant de ne l'avoir pas interrogé davantage. S'il revient, Adamas, il me le faut amener.—Ne m'avez-vous pas dit, mon cher Mario, que c'était un garçon d'esprit?
—Il est très-amusant, répondit Mario; mais ma Mercédès ne l'aime pas. Elle croit que c'est lui qui nous a volé le cachet de mon père. Moi, je ne le crois pas, car il nous a aidés à le chercher et à le réclamer aux autres bohémiens. Il paraissait nous aimer beaucoup, et il faisait tout ce que nous lui demandions.
—Et qu'est-ce qu'il y avait sur ce cachet, mon cher enfant?
—Des armoiries. Attendez! M. l'abbé Anjorrant les avait regardées avec un verre qui faisait voir gros, car c'était si fin, si fin qu'on ne distinguait pas bien, et il m'avait dit:
«—Retiens ceci: D'argent à l'arbre de sinople.»
—C'est bien cela, dit le marquis; ce sont les armes de mon père! Ce seraient les miennes si le roi Henri ne m'en avait composé d'autres à sa guise.
—Les unes et les autres, écrivit Lucilio, sont sculptées sur la porte du préau. Demandez à l'enfant s'il ne les avait pas vues en arrivant ici.
—Et comment les eût-il vues? dit Adamas, qui lisait les paroles de Lucilio en même temps que son maître. Les maçons qui réparaient l'arcade avaient leur échafaud dessus!
—Et ce matin, reprit Lucilio avec son crayon, lorsque le bohémien regardait cette porte, pouvait-il voir les écussons?
—Oui, répondit Adamas, les échafauds étaient enlevés, et les maçons occupés ailleurs. Les écussons remis à neuf... Mais j'y songe, maître Jovelin, ce La Flèche devait savoir quelque chose de l'histoire de notre cher enfant puisqu'ils ont voyagé ensemble?
—Je ne crois pas, répondit Mario; nous n'en parlions jamais à personne.
—Mais vous en parliez avec Mercédès? écrivit Lucilio. La Flèche comprend-il l'arabe?
—Non, il comprend l'espagnol; mais je parlais toujours arabe avec Mercédès.
—Et, dans la bande de ces bohémiens, n'y avait-il pas d'autres Morisques?
—Il y avait la petite Pilar, qui comprend l'arabe parce qu'elle est fille d'un Morisque et d'une gitana.
—Alors, écrivit Lucilio au marquis, renoncez à la croyance au merveilleux. La Flèche a voulu exploiter la circonstance. Il savait jusqu'à un certain point l'histoire de Mario; il a appris la vôtre dans le pays, celle de votre frère disparu il y a dix ans. Il avait volé le cachet. Il a reconnu les armoiries sur l'écusson de la porte. Il avait retenu les dates. Il a deviné, pressenti ou supposé la vérité entière. Il a couru à la Motte pour vous faire sa prédiction, qu'il a apprise par cœur à la petite gitanelle. Ce soir ou demain, il vous apportera le cachet, pensant débrouiller à lui seul le mystère que vous savez maintenant, et recevoir une grosse récompense. C'est un filou et un intrigant, rien de plus.
Il en coûtait au marquis d'admettre des explications si naturelles et si vraisemblables; pourtant il s'y rendit.
Adamas lutta encore.
—Comment, dit-il à Lucilio, expliquerez-vous ce qu'il m'a révélé de la Bellinde et du presbytère?
Lucilio répondit que cela était bien aisé. Bellinde avait écouté, la veille, aux portes de l'appartement du marquis; La Flèche avait écouté, le matin, à la porte ou sous les fenêtres de la cure.
—Vous dites sensément les choses, s'écria le marquis, et je vois bien qu'il n'y a pas là d'autre magie que celle de la sainte Providence, qui a amené, avec cet enfant, la vérité et la joie dans ma maison. Allons souper! nous aurons ensuite l'esprit plus lucide.
Cette fois, le marquis soupa vite et sans plaisir.
Il se sentait espionné par Bellinde, qui n'avait plus l'espoir d'écouter dans le passage secret, vu qu'Adamas, pendant qu'il tenait les maçons, l'avait fait murer dans la journée; mais la curieuse et malveillante fille remarquait les longues conférences du marquis et de Jovelin avec Mercédès et l'enfant, les portes fermées pendant ces entretiens, et surtout les airs importants et triomphants d'Adamas dont chaque regard semblait lui dire: «Vous ne saurez rien!»
Elle n'était pas assez intelligente pour deviner quoi que ce fût. Elle pensait que le marquis, donnant suite à ses espérances de mariage, préparait avec «les égyptiens» un divertissement pour la petite veuve.
Il n'y avait rien là dont elle pût tirer parti contre Adamas, son ennemi personnel; mais elle ressentait, contre lui et contre la Morisque, une jalousie qui ne cherchait que l'occasion d'une vengeance.
Lorsque Bois-Doré fut seul avec Jovelin, ils concertèrent et arrêtèrent un plan de conduite pour le lendemain vis-à-vis de d'Alvimar.
La lettre de M. Anjorrant fut attentivement relue et commentée. Puis le bon Sylvain, qui n'aimait pas à s'absorber dans les affaire sérieuses et tristes, fit revenir son héritier et passa la soirée à causer et à jouer avec lui. En cela, il tenait bien réellement de son cher maître Henri IV, sans penser à le singer.
Il adorait les grâces de l'enfance, et, sans le défaut de souplesse de ses reins, il eût fait volontiers le cheval autour de la chambre.
—Ça, dit-il à Adamas quand il vit le sommeil alourdir les paupières soyeuses de Mario, il faut le rendre à la Morisque, pour que, cette nuit encore, elle prenne soin de lui. Mais, demain, quand nous aurons tiré au clair l'affaire de ce Villareal, il ne sera plus question de cacher la vérité, et je veux que mon héritier ait son lit dans le boudoir de ma propre chambre. Venez, mon enfant, dit-il à Mario, regardez ce petit nid, tout or et soie, qui n'attendait qu'un gentil seigneur tel que vous! Aimez-vous cette tenture de lampas rose vif et ces petits meubles incrustés de nacre? Ne semble-t-il pas qu'ils aient été destinés à un personnage de votre taille? Il s'agira, Adamas, de lui arranger un lit qui soit un chef-d'œuvre. Que dirais-tu d'un carré à colonnes torses d'ivoire avec un gros bouquet de plumes roses à chaque coin?
—Monsieur, dit Adamas, dès que nous serons tranquilles, je mettrai mon esprit à la question pour vous contenter, car rien n'est trop beau pour votre héritier. Et nous songerons aussi à ses habillements, qui doivent être appropriés à sa qualité.
—J'y songe, Adamas, j'y songe! s'écria le marquis, et je veux que sa garde-robe soit toute semblable à la mienne. Tu me feras venir ici les meilleurs tailleurs, les lingères, les cordonniers, chapeliers et plumassiers les plus habiles du pays, et, un mois durant, je veux que, sous mes yeux, jour et nuit, s'il le faut, on travaille à l'équipement de mon neveu.
—Et ma Mercédès, dit Mario sautant de joie, est-ce qu'on lui donnera aussi de belles robes comme la Bellinde en a?
—La Mercédès aura de belles robes, des robes d'or et d'argent, si c'est sa fantaisie... Et cela me fait penser... Écoutez, mon cher Jovelin, il me semble que cette femme est belle et encore jeune. Ne seriez-vous point d'avis de lui laisser reprendre ici le costume morisque, qui est fort galant, sauf le voile, qui est par trop islamite? Puisque cette bonne créature est franche chrétienne à l'heure qu'il est, et que nous vivons dans un pays où le populaire n'a jamais vu de Morisque, ce costume ne choquera les regards de personne et réjouira les nôtres. Qu'en pense votre sagesse?
La sagesse de Lucilio avait fort à faire pour concilier la tendre affection que méritait le marquis avec le sentiment que sa puérilité faisait naître. Mais, n'espérant pas corriger un si vieil enfant, en somme, la raison lui commandait d'en prendre son parti et de l'aimer tel qu'il était.
Le philosophe eût désiré que, pour commencer la nouvelle destinée de Mario, on ne l'affolât point tant de parures et de luxe, mais qu'on lui dit plutôt quelque chose des devoirs nouveaux qu'il avait à pratiquer.
Il se consola en remarquant que l'enfant était moins enivré de la possession de ces choses que réjoui et attendri des amitiés et caresses dont il se voyait l'objet.
Le lendemain, d'Alvimar, qui n'avait pas dormi de la nuit, fit demander par Bellinde, qui le soignait avec complaisance, la permission de ne pas paraître avant l'après-midi.
Le marquis lui fit encore une courte visite, et fut frappé de l'altération de ses traits. Sous le coup des sinistres prédictions qui lui avaient été faites, il avait eu des rêves affreux.
Enfin, la clarté du jour avait fait entrer l'espoir dans son âme, et il sommeilla une partie de la journée.
XXVII
Le marquis profita de ce répit pour revenir à ses projets de parures.
Il monta avec Mario et Adamas à la salle vacante, qui était au quatrième étage, c'est-à-dire au-dessus de la chambre des Verdures.
Cette salle, inachevée, offrait un pèle-mèle de coffrets et d'armoires où Mario, dès que les cadenas et couvercles furent levés, et les battants ouverts, crut entrer dans un conte de fées. Ce n'étaient que tissus magnifiques, galons éblouissants, rubans, dentelles, plumes et bijoux, riches tentures, cuirs de Cordoue, meubles en pièces tout neufs et prêts à être montés, reliquaires chargés de pierreries, excellentes peintures sur verre qui n'attendaient que l'assemblage, belles mosaïques d'émail numérotées en piles, pièces de toile fine, immenses rideaux de guipure, treillis d'or et d'argent; enfin un butin complet qui sentait son partisan d'une lieue, et que le marquis regardait comme très-légitimement acquis à la pointe de son épée.
Cet amas de dépouilles opimes s'appelait, dans la maison, le magasin, le fourre-tout. Il était censé contenir le trop-plein des objets d'ameublement, le rebut, les rognures.
Adamas seul était initié au contenu de ces coffres merveilleux, et il appelait tout bas cette salle le trésor ou l'abbaye.
Il y avait là, non pas des colifichets à la mode, comme dans les appartements du marquis, mais des objets d'art ou d'industrie d'une grande valeur et d'une grande beauté, quelques-uns fort anciens et d'autant plus précieux: des étoffes dont les procédés de fabrication étaient déjà perdus, des armes de toute dimension et de tous pays, quelques bons tableaux et manuscrits précieux, etc.
Tout cela voyait rarement le jour, le marquis craignant d'éveiller la cupidité de certains voisins, et ne faisant sortir ses richesses du magasin que peu à peu et avec vraisemblance de récente acquisition.
Il était cependant fort rare que les héros pillards de ce temps fussent condamnés à restitution; mais il arrivait fort bien que quelque puissant personnage, survenant pour son compte et prétendant agir au nom de l'Église ou de l'État, s'appropriât tranquillement l'objet en litige.
C'est ainsi que Catherine de Médicis, pour remercier Jean de Hangest (dit le capitaine d'Yvoi) de lui avoir rendu Bourges par trahison, s'était emparée du magnifique calice orné de perreries, pillé par lui dans le trésor de la Sainte-Chapelle de cette ville, et qu'il avait mis de côté comme sa part de butin.
Au milieu de toutes ces merveilles, le marquis choisissait tout ce qu'il fallait pour l'équipement de Mario, qui était appelé à dire son goût quant aux couleurs.
On se représenterait mal les habitudes de cette époque si l'on pensait qu'il fût nécessaire d'aller, comme aujourd'hui, à Paris pour prendre le ton et trouver des ouvriers habiles dans l'art de la toilette et de la décoration.
Ce ne fut guère que sous Louis XIV que la centralisation du luxe et de la mode fit de Paris l'école du goût et l'arbitre de l'élégance. Richelieu commença l'œuvre de cette centralisation en détruisant le pouvoir des princes. Avant lui, on avait la cour dans les grands centres de province, et les artisans des moindres localités servaient le luxe des seigneurs avec une habileté traditionnelle. Un riche châtelain avait des artisans parmi ses vassaux; et, même dans les maisons bourgeoises, on faisait faire à domicile les meubles, les habits, les souliers et les bottes.
Bois-Doré n'eut donc qu'à choisir les matériaux et à commander à Adamas les objets que celui-ci devait faire confectionner sous ses yeux.
Sous le rapport de la toilette, Adamas était une capacité. On pouvait se fier à lui, et, au besoin, il mettait la main à l'œuvre avec succès.
Les colonnes et corniches d'ivoire, destinées au lit de l'enfant, furent trouvées après quelques recherches.
—Je savais bien qu'il y avait ici quelque chose comme cela, dit en souriant le marquis. C'est là un excellent travail qui provient d'un dais de parade enlevé en la chapelle de l'abbaye de Fontgombaud, dont je fus abbé, c'est-à-dire seigneur par droit de conquête, quinze jours durant. Lorsque je m'en emparai, je me souviens d'avoir dit en moi-même: «Si le nouvel abbé de Fontgombaud pouvait bientôt devenir père, ce serait là un baldaquin digne de son premier-né!» Mais, hélas! mon ami, je n'héritai point de toutes les vertus des moines, et il m'a fallu, pour avoir un fils, le trouver par miracle en mon âge mûr. N'importe! il ne m'en sera pas moins cher, et il n'en dormira pas moins son sommeil d'ange sous le pavois de madame la Vierge de Fontgombaud.
Le marquis fut interrompu dans ses souvenirs par l'arrivée de La Flèche, qui demandait à lui parler.
On referma avec soin les coffres et les portes du trésor, et on reçut le drôle dans la basse-cour.
Il faisait beau temps, et Jovelin fut d'avis de ne pas introduire dans la maison un intrigant de cette espèce.
Ce qu'il avait prévu arriva. La Flèche rapportait le cachet, qu'il prétendait avoir surpris dans les mains de la petite Pilar; il prétendait aussi révéler le mystère de la naissance de Mario et l'assassinat de Florimond par M. de Villareal.
On le laissa dire, et, quand il eut fini, on le renvoya, on lui donnant un écu pour la peine qu'il avait prise de rapporter le cachet; mais on feignit de ne rien comprendre à son histoire, de n'y ajouter aucune foi, et de trouver fort mauvais qu'il se permit d'accuser M. de Villareal, contre lequel il n'avait effectivement d'autre preuve que l'émotion et l'exclamation de la Morisque, lorsqu'elle avait cru le reconnaître sur la bruyère de Champillé.
En ceci, le marquis, conseillé par Lucilio, agissait sagement. Dans le cas où il eût accueilli l'accusation, La Flèche eût été fort capable d'en donner avis à l'Espagnol, afin de tirer du même sac deux moutures.
La Flèche, fort mécontent de son fiasco, se retirait l'oreille basse, lorsqu'en suivant le mur extérieur du jardin de Galathée, il s'entendit appeler par une voix douce.
C'était Mario, que le marquis n'avait pas voulu admettre à cet entretien, désirant que tout rapport entre son héritier et la bohème fût brisé sans retour. Mais, comme il ne s'était pas expliqué à cet égard, l'enfant ne crut pas lui désobéir en se glissant dans le labyrinthe et en guettant, par une petite meurtrière donnant sur le village, la sortie du bohémien.
—Qui m'appelle? dit celui-ci en cherchant des yeux autour de lui.
—C'est moi, dit Mario. Je veux que tu me donnes des nouvelles de Pilar.
—Et qu'est-ce que tu donneras pour ça?
—Je ne peux rien te donner. Je n'ai rien!
—Imbécile! vole quelque chose!
—Non, jamais. Veux-tu me répondre?
—Tout à l'heure; réponds-moi d'abord. Que fais-tu dans ce château?
—De la musique.
—Après?... Ah! ah! tu ne veux pas parler? C'est bon. Adieu!
—Et tu ne me diras pas où est Pilar?
—Elle est morte, répondit brutalement le bohémien, qui s'éloigna en sifflant.
Mario le rappela en vain. Quand il ne l'entendit plus il se mit à courir et à jouer dans le labyrinthe, essayant de se persuader que La Flèche s'était moqué de lui. Mais l'idée de la mort de sa petite compagne se dressait affreuse dans sa vive imagination.
—Elle disait que La Flèche la battait, pensa-t-il; mais je ne le croyais pas. Il ne la battait pas devant nous. Mais peut être qu'elle ne mentait pas; peut-être qu'en la battant, il l'a tuée.
Et, en songeant ainsi, l'enfant versa quelques larmes. Pilar n'était pas une créature bien aimable; mais il y avait déjà du Bois-Doré chez le bon Mario; il était particulièrement sensible à la pitié, et, d'ailleurs, l'abbé Anjorrant l'avait élevé dans l'horreur de la violence et de la cruauté. Mais il cacha ses pleurs, craignant de faire de la peine à son oncle, qu'il aimait déjà passionnément.
D'Alvimar sortit enfin de sa chambre.
Le repos qu'il avait pris, un beau soleil couchant, la joyeuse chanson des grives, chassèrent les noirs pressentiments dont il était assiégé depuis quelques jours.
Habillé et parfumé, il se rendit auprès du marquis et le remercia de l'intérêt qu'il lui avait montré et des soins dont il avait été l'objet. Bois-Doré ne pouvait se résoudre à accuser intérieurement cet homme encore si jeune, d'un maintien si distingué et d'une physionomie dont l'habituelle mélancolie lui semblait véritablement intéressante; mais, quand ils furent à table pour le souper, Lucilio étant là, comme de coutume, pour faire de la musique, Bois-Doré se rappela ce qui était convenu entre eux, et résuma ce qu'il appelait ses engins de siége, pour livrer un assaut formidable à la conscience de son hôte.
Il avait trop guerroyé et traversé trop d'aventures périlleuses pour ne pas savoir se composer un maintien et une figure, sans avoir besoin, comme Adamas, de faire des études préalables devant une glace. Bien que depuis longtemps il vécût assez tranquille pour n'être plus forcé de déroger à sa candeur naturelle, il était trop l'homme de son temps pour ne pas savoir faire dire à son regard, et au besoin vingt fois par jour:
«Vive le roi! Vive la Ligue!»
Les généreux chants de la sourdeline le dispensèrent de soutenir une conversation banale qui lui eût semblé bien longue.
Ces chants, qui le disposaient au calme dont il avait besoin, produisirent cette fois sur d'Alvimar une excitation fiévreuse.
Il haïssait décidément Lucilio. Il savait son prénom, échappé devant lui au marquis, et d'après cette révélation, M. Poulain, qui était fort au courant des hérésies contemporaines, avait deviné, presque avec certitude, que Jovelin était la traduction libre de Giovellino. La circonstance de la mutilation le confirmait dans ce soupçon, et déjà il s'occupait du moyen de s'en assurer et de lui susciter quelque persécution nouvelle.
D'Alvimar l'y eût volontiers aidé, s'il n'eût été forcé de s'effacer pour quelque temps, et le pauvre philosophe lui était d'autant plus antipathique, qu'il ne pouvait rien contre lui jusqu'à nouvel ordre. Sa belle musique, dont il avait été charmé, le premier jour, lui semblait maintenant une bravade insupportable, et l'humeur qui s'emparait de lui ne le disposait pas à subir patiemment les investigations qu'on lui préparait.
Après le souper, le marquis lui proposa une partie d'échecs dans le boudoir de son salon.
—Je le veux bien, répondit-il, à la condition que nous n'aurons point là de musique. Je ne saurais jouer avec cette distraction.
—Ni moi non plus, certes, dit le marquis.—Serrez votre douce voix dans son étui, mon brave maître Jovelin, et venez voir cette tranquille bataille. Je sais que vous prenez intérêt à une partie bien menée.
On passa dans le boudoir, et l'on y trouva un magnifique échiquier en cristal monté en or, d'excellents siéges et beaucoup de bougies allumées.
D'Alvimar n'était pas encore entré dans cette petite pièce, une des plus luxueuses de la grand'maison, il donna un regard distrait et rapide aux babioles dont elle était encombrée, puis on s'assit, et la partie s'engagea.
XXVIII
Le marquis, fort calme et poli, semblait donner toute son attention à son jeu.
Debout derrière lui, Lucilio pouvait observer le moindre mouvement, la moindre expression de figure de l'Espagnol, placé en pleine lumière.
D'Alvimar jouait avec assez de promptitude et de résolution.
Bois-Doré, plus lent, faisait d'assez longues pauses, pendant lesquelles l'Espagnol, un peu impatienté, regardait les objets environnants. Ses yeux se portèrent naturellement à diverses reprises sur une étagère placée à sa gauche et tout près de lui, contre le mur. Peu à peu l'objet le plus en vue, parmi les bibelots dont ce petit meuble était couvert, attira et fixa son attention, et Lucilio remarqua chez lui un sourire d'ironie et de dépit chaque fois que son regard s'attachait sur cet objet.
C'était un couteau nu et brillant, posé sur un coussinet de velours noir à franges d'or, et protégé par une cloche de verre.
—Qu'est-ce? lui dit enfin le marquis. Vous me semblez distrait! Vous êtes en prise, messire, et je ne veux point avoir si bon marché de vous. Quelque chose vous nuit ou vous gêne. Sommes-nous trop près de ce meuble, et voulez-vous en éloigner la table?
—Non, répondit d'Alvimar, je suis fort bien; mais je confesse que ce beau meuble porte quelque chose qui me préoccupe. Vous plaît-il répondre à une question, si vous ne la trouvez point indiscrète?
—Vous ne pouvez faire question qui le soit, messire. Parlez, de grâce.
—Eh bien, je vous demande, mon cher marquis, comment il se fait que vous ayez là, sous verre, et triomphante sur un coussinet, l'arme de voyage de votre humble serviteur?
—Oh! pour cela, vous vous abusez, mon hôte! Ce couteau ne me vient pas de vous!
—Je sais que je ne vous l'ai point donné; mais je sais qu'il vous a été donné venant de moi, et c'est un hasard que vous n'ignorez peut-être pas. Je comprends que tout cadeau d'une belle main vous soit précieux; mais je vous trouve bien dur pour le pauvre monde, d'exhiber ainsi ce trophée de votre victoire aux yeux d'un rival éconduit.
—Ce sont énigmes pour moi que vos paroles!
—Eh! si; je n'ai point la berlue! Me voulez-vous permettre de lever ce verre et de regarder de près?
—Regardez et touchez, messire; après quoi, je vous dirai, si vous le souhaitez, pourquoi cette relique d'amour et de tristesse est là parmi tant d'autres souvenirs du temps passé.
D'Alvimar prit le couteau, le regarda attentivement, le mania, et, le reposant tout à coup où il l'avait pris:
—Je me suis trompé, dit-il, et je vous en demande excuse. Ceci n'est point ce que je croyais.
Lucilio, qui l'observait attentivement, avait cru voir un frémissement de terreur ou de surprise relever le coin de sa narine mobile et délicate. Mais cette légère contraction faciale se produisait chez lui pour la moindre cause et même parfois sans cause.
Il se remit à jouer.
Mais Bois-Doré l'arrêta.
—Pardonnez-moi, lui dit-il; mais vous avez paru reconnaître cet objet, et c'est un devoir pour moi de vous interroger: vous pourrez peut-être me fournir quelque lumière sur un fait mystérieux dont, depuis longtemps, ma vie est tourmentée et troublée. Veuillez donc me dire, monsieur de Villareal, si vous connaissez la devise et les lettres initiales qui sont gravées sur cette lame. Voulez-vous la regarder encore?
—C'est inutile, monsieur le marquis, je ne connais pas l'objet; il ne m'a jamais appartenu.
—Éprouveriez-vous de la répugnance à vous en assurer?
—De la répugnance? Pourquoi cette question, messire?
—Je vais m'expliquer. Peut-être avez-vous reconnu cette arme pour avoir appartenu à quelqu'un dont vous rougissez d'être le compatriote, et dont vous me diriez pourtant le nom si j'invoquais votre loyauté.
—Si vous faites de ceci une grave affaire, répondit d'Alvimar, bien qu'à mon tour je ne vous entende point, je veux bien examiner encore.
Il reprit le couteau, le regarda avec un grand calme, et dit:
—Ceci est de fabrique espagnole, arme très-usitée chez nous. Il n'est personne de noble, ou seulement de libre condition, qui n'en porte une semblable en sa ceinture ou en sa manche. La devise est une des plus banales et des plus répandues: Je sers Dieu, ou Je sers mon maître, ou Je sers l'honneur; voilà ce qu'on lit sur la plupart de nos armes, que ce soient rapières, pistolets ou coutelas.
—Fort bien; mais ces deux lettres S. A. qui semblent un chiffre particulier?
—Vous pourriez les trouver sur mes propres armes aussi bien que cette devise; ce sont marques de la fabrique de Salamanque.
Bois-Doré sentit ses soupçons s'évanouir devant une explication si naturelle.
Lucilio sentait, au contraire, augmenter les siens. Il trouvait d'Alvimar trop empressé de prévenir l'explication qu'on eût pu lui demander sur sa propre devise et sur ses propres chiffres, que l'on était censé ne point connaître.
Il toucha le genou du marquis en feignant de caresser Fleurial, et l'avertit ainsi de ne pas renoncer à son enquête.
D'Alvimar sembla l'y aider lui-même en demandant avec un certain air de fierté blessée la raison de cet interrogatoire.
—Vous pourriez aussi me demander, répondit Bois-Doré, pour quelle raison un objet qui m'est horrible à voir, se trouve là sous mes yeux à toute heure. Sachez-le, monsieur, cette arme maudite est celle qui a tué mon frère; et j'ai tenu à ne me la point cacher, à seules fins de me rappeler sans cesse que j'ai à découvrir son assassin et à venger sa mort.
La figure de d'Alvimar exprima une vive émotion; mais ce pouvait être une émotion sympathique et généreuse.
—Vous aviez raison de l'appeler une relique de douleur, dit-il en éloignant le couteau. Était-ce de votre frère que vous parliez hier matin, lorsque, consultant ces égyptiens, vous leur demandâtes quand et comment il avait péri?
—Oui; je demandais ce que je savais bien, voulant éprouver leur science, et, véritablement, ce démon de petite fille me répondit si fidèlement, que j'eus lieu d'en être étonné. N'avez-vous point remarqué, messire, qu'elle me donna un calcul qui plaçait l'événement au dixième jour de mai de l'année 1610?
—Je n'ai point suivi ce calcul. Est-ce ce jour-là, en effet, que votre frère fut tué?
—C'est ce jour-là. Je vois que vous en êtes fort surpris?
—Surpris, moi?... Pourquoi le serais-je? J'imagine que les devins ne révèlent du passé que ce qu'ils en connaissent. Mais dites-moi, je vous prie, comment arriva cette triste affaire. Vous n'en connûtes donc jamais les auteurs?
—Vous aviez raison de dire les auteurs, car ils étaient deux... deux que je voudrais bien découvrir. Mais vous ne m'y aiderez point, je le vois, puisque cette arme accusatrice n'a aucun signe particulier.
—La chose n'eut donc point de témoins?
—Pardonnez-moi, elle en eut.
—Qui ne purent vous renseigner sur les personnes?
—Elles purent les décrire, et non les nommer. Si cette douloureuse histoire vous intéresse, je peux vous la rapporter dans tous ses détails.
—Certes, je prends intérêt à vos peines, et je vous écoute.
—Eh bien, dit le marquis en repoussant l'échiquier et en rapprochant sa chaise de la table, je vais vous dire tout ce que j'ai recueilli d'une enquête qui me fut communiquée par le curé d'Urdoz.
—Urdoz?... où prenez-vous Urdoz? Je ne me souviens point...
—C'est un lieu où vous devez avoir passé, si vous avez voyagé sur la route de Pau?
—Non, je vins en France par celle de Toulouse.
—Alors, vous ne le connaissez point. Je vous le décrirai tout à l'heure. Sachez d'abord que mon frère, étant simple gentilhomme et médiocrement riche, mais d'honnête famille, de noble figure, d'aimable humeur et galant homme s'il en fut, plut, en une ville d'Espagne que je ne sais point, à une dame ou demoiselle de qualité, dont il devint l'époux par mariage secret, contrairement au gré de la famille.
—Qui s'appelait...?
—Je l'ignore. Tout ceci était affaire de cœur dont je ne reçus point la confidence entière et que je ne pus découvrir par la suite. J'ai su seulement qu'il enleva son amie, et que tous deux, déguisés en pauvres gens, gagnèrent la France, où ils entrèrent par ce chemin d'Urdoz.
La dame étant près de son terme, ils voyageaient dans une petite voiture de pauvre apparence, une manière de chariot de colporteur, traînée par un seul cheval acheté en route, et qui n'allait guère vite au gré de leur impatience.
Pourtant ils parvinrent sans encombre jusqu'à la dernière étape espagnole, où, après avoir passé la nuit en une méchante auberge, mon frère eut l'imprudence de vouloir changer de l'or d'Espagne contre de l'or de France, et de demander à une manière de gentilhomme qui se trouvait là avec un vieux valet, et qui lui faisait offre de ses services, s'il lui en pourrait procurer pour un millier de pistoles.
Ce personnage ne put lui offrir qu'une petite somme, et, lorsque mon frère remonta en sa voiture avec sa compagne emmantelée et voilée, on remarqua, dans l'auberge, que les deux inconnus lui firent politesse en regardant fort les deux coffres qu'il chargeait lui-même, l'un contenant ses espèces, et l'autre les bijoux de sa femme, et qu'ils partirent ensuite, se dirigeant sur ses traces, bien qu'ils eussent annoncé le dessein de se vouloir rendre d'un côté opposé. Ces mêmes coquins furent signalés de façon à ne pas laisser de doutes lorsque description fut faite des assassins de mon frère.
—Ah! dit d'Alvimar, on vous les a décrits?
—Parfaitement. L'un avait la physionomie belle et tellement jeune, qu'il semblait adolescent. Il était de taille médiocre, mais bien prise. Il avait la main blanche et menue comme celle d'une femme, la barbe naissante fort noire, la chevelure soyeuse, un grand air de noblesse, un costume de voyage assez riche, peu ou point de rechange, car sa valise ne pesait rien; un bon cheval andalous, et cet infâme couteau dont il se servait pour manger et pour égorger. L'autre...
—Peu importe, messire. Votre frère...?
—Je vous dois dépeindre l'autre malandrin, tel qu'il me fut dépeint. C'était un homme d'âge, qui avait du moine et du spadassin. Un long nez tombant sur une moustache grise, l'œil vague, la main calleuse, l'humeur taciturne; une véritable brute d'Espagne...
—Plaît-il, messire?
—Une brute comme il y en a en tous pays où l'on croit se racheter de l'enfer avec des patenôtres. Ces bandits suivirent mon pauvre frère comme deux loups féroces et couards suivent une proie qu'ils n'osent attaquer, et le rejoignirent... Qu'est-ce, messire? Avez-vous trop chaud en cette petite chambre?
—Peut-être, messire, répondit d'Alvimar agité. Je trouve lourd à respirer l'air d'une maison où il semble que le nom d'Espagnol soit tenu en mépris comme vous faites.
—Nullement, monsieur. Remettez-vous... Je ne rends point votre nation fautive de l'abaissement de quelques-uns. Il y a partout des infâmes. Si je parle aigrement de ceux qui me ravirent un frère, vous me devez bien excuser.
D'Alvimar s'excusa à son tour de sa susceptibilité, et pria le marquis de ne pas interrompre son récit.
—Ce fut donc, reprit celui-ci, environ une lieue après la bourgade appelée Urdoz, que mon frère se trouva seul avec sa femme sur un mur de rochers, le long d'un précipice fort profond. Le chemin serpentait en une montée si rude, que le cheval renonça un moment, et mon frère, craignant qu'il ne reculât dans le ravin, sauta par terre et vitement descendit sa femme entre ses bras. Il faisait un grand chaud, et, pour qu'elle ne souffrît point du soleil, il lui montra devant eux un ombrage de sapins, où elle se rendit doucement pendant qu'il laissait souffler le cheval.
—Cette dame vit donc tuer son mari?
—Non! elle se trouvait avoir tourné un petit massif de la montagne lorsque l'événement arriva. Dieu voulut sauver l'enfant qu'elle portait; car, si les assassins l'eussent vue, ils ne lui eussent point fait de grâce.
—Qui donc put savoir comment votre frère périt?
—Une autre femme que le hasard avait amenée là tout près, derrière un quartier de roche, et qui n'eut pas le temps d'appeler à l'aide, tant l'horrible meurtre fut vite expédié. Mon frère s'efforçait de faire avancer le cheval, lorsque les assassins l'atteignirent. Le plus jeune mit pied à terre, lui disant avec une hypocrite courtoisie:
«—Eh! mon pauvre homme, votre bête est fourbue. Ne vous faut-il point de l'aide?»
Le vieux drôle qui le suivait descendit aussi, et, comme s'ils eussent voulu pousser bonnement à la roue, tous deux se rapprochèrent de mon frère, qui ne se méfiait point, et, au même instant, le témoin que le ciel avait mis là le vit trébucher et tomber de son long entre les roues, sans qu'un seul cri pût faire croire qu'il eût été frappé. Ce poignard lui avait été planté dans le cœur jusqu'au manche, par une main qui en connaissait trop bien l'exercice.
—Alors, vous ne savez point qui, du maître ou du valet, porta le coup? Vous dites que le maître était fort jeune; il n'est point à croire que ce fût lui.
—Peu m'importe, messire. Je les tiens pour aussi vils l'un que l'autre; car le gentilhomme se conduisit entièrement comme le laquais. Il s'élança dans la voiture sans se donner le temps de reprendre son arme, pressé et enragé qu'il était de voler les deux coffrets. Il les jeta à son camarade, qui les mit sous son manteau, et tous deux prirent la fuite, retournant sur leurs pas, aiguillonnés, non point par le remords ou la honte, sentiments humains qu'ils n'étaient point capables de ressentir, mais par la peur du fouet et de la roue, qui sont la récompense et la fin de telles engeances!
—Vous en avez menti, monsieur! s'écria, en se levant, d'Alvimar hors de lui et pâle de rage. Le fouet et la roue... Vous mentez par la gorge! et vous me rendrez raison...
Il retomba sur sa chaise, suffoqué et comme étranglé de l'aveu que lui arrachait enfin la colère.
XXIX
Le marquis fut comme foudroyé aussi de cette sortie, à laquelle il ne s'attendait pas, tant, jusque-là, le coupable avait fait bonne contenance et donné un air naturel à ses fréquentes interruptions.
Il se remit le premier, comme on peut croire, et, froissant de sa longue main nerveuse le poignet convulsif de d'Alvimar:
—Malheureux! lui dit-il avec un mépris accablant, vous devez remercier le ciel qui vous a fait mon hôte; car, si je n'eusse donné ma parole de vous protéger, parole qui vous préserve de moi-même, je vous briserais contre le mur de cette chambre.
Lucilio, craignant une lutte, avait saisi le couteau resté sur la table.
D'Alvimar vit ce mouvement et eut peur. Il se dégagea des mains du marquis et saisit la garde de son épée.
—Tenez-vous donc tranquille, et ne craignez rien ici, lui dit Bois-Doré avec calme. Nous ne sommes point des assassins, nous autres!
—Ni moi non plus, monsieur, répondit d'Alvimar, qui sembla vaincu par cette dignité de procédés, et, puisque vous ne voulez point déroger aux lois de l'honneur, je ferai l'effort de me justifier.
—Vous justifier, vous? Allons donc! vous êtes convaincu et condamné par le démenti que vous m'avez donné, à preuve que je le méprise!
—Gardez vos mépris pour ceux qui supportent l'outrage en silence. Si je l'eusse fait, vous ne me soupçonneriez pas! J'ai repoussé l'injure. Je la repousse encore!
—Ah! vous prétendez nier, à présent?
—Non pas! J'ai occis votre frère... ou tout autre. J'ignore le nom de l'homme que j'ai tué... ou laissé tuer! Mais que savez-vous des raisons qui m'ont conduit à ce meurtre? Que savez-vous si je n'exerçais pas une vengeance légitime? Que savez-vous si cette femme... dont vous ignorer le nom, n'était pas ma sœur, et si, en vengeant l'honneur de ma famille, je ne reprenais point, comme son propre bien, l'or et les bijoux emportés par un séducteur?
—Taisez-vous, monsieur! n'insultez pas la mémoire de mon frère.
—Vous-même avez confessé qu'il n'était pas riche: où eût-il pris mille pistoles pour fuir ainsi avec une femme?
Bois-Doré fut ébranlé. Son frère, à cause de la différence de leurs opinions, n'avait jamais voulu accepter de lui la moindre part d'une fortune qu'il considérait avec raison comme provenant de la dépouille de son propre parti.
Il fut obligé de se rabattre sur cette allégation que la femme de son frère avait eu le droit d'emporter ce qui était à elle. Mais d'Alvimar répondit que la famille avait aussi le droit de le considérer comme sien. Il repoussait donc avec énergie l'accusation de vol.
—Vous n'en êtes pas moins un traître, lui dit le marquis, pour avoir lâchement poignardé un gentilhomme au lieu de lui demander raison.
—Prenez-vous-en au déguisement de votre frère, répondit d'Alvimar avec feu. Dites-vous que, le voyant sous les habits d'un vilain, j'ai pu croire que je le pouvais faire tuer comme un vilain par mon domestique.
—Que ne le faisiez-vous arrêter dans cette auberge, où vous dûtes reconnaître votre sœur, au lieu de le suivre pour le saisir dans un guet-apens?
—Apparemment, répondit d'Alvimar, toujours fier et animé, que je ne voulus point faire d'esclandre et compromettre ma sœur devant une populace.
—Et comment, au lieu de courir après elle pour la ramener à sa famille, la laissâtes-vous sur ce chemin, où elle est morte dans les douleurs, une heure après, sans avoir été ensuite réclamée de personne?
—Pouvais-je la poursuivre, ignorant qu'elle était là, tout près de moi? Votre témoin n'a pu entendre toutes mes paroles; les questions que je devais faire au ravisseur, je n'avais point à les crier sur le chemin. Que savez-vous s'il ne me répondit point que ma sœur était restée à Urdoz, et si ce que l'on prit pour une fuite n'était pas l'empressement de courir après elle?
—Et, ne la trouvant point à Urdoz, vous ne sûtes rien de sa mort si déplorable? Vous n'eûtes même point souci du lieu de sa sépulture?
—Qui vous dit que je ne sais pas mieux que vous, monsieur, tous les détails de cette fâcheuse histoire? À ma place, ne pouvant plus remédier à rien, eussiez-vous fait bruit, dans un pays où personne ne pouvait rien deviner du nom de votre sœur et du déshonneur de votre famille?
Le marquis, accablé de la vraisemblance de ces explications, garda le silence.
Il demeurait pensif et tellement absorbé dans ses réflexions, qu'il entendit à peine annoncer une visite. Guillaume d'Ars venait d'être introduit dans le salon voisin.
Lucilio vit un éclair de joie briller dans les yeux de d'Alvimar, soit que le plaisir de revoir un ami en fût cause, soit que ce fût seulement l'espoir d'échapper à une situation périlleuse.
D'Alvimar s'élança hors du boudoir, et la porte battante rembourrée retomba pour un instant entre lui et ses hôtes.
Lucilio, voyant le marquis perdu dans de pénibles réflexions, le toucha comme pour l'interroger.
—Ah! mon ami! s'écria Bois-Doré, dire que je ne sais que résoudre et que je suis peut-être dupe du plus grand fourbe qui existe! J'ai fait fausse route. J'ai exposé la bonne Morisque, et peut-être aussi mon enfant, à la vengeance et aux embûches du plus dangereux ennemi; j'ai été gauche; j'ai fourni les raisons de la défense, en avouant que je ne connaissais pas le nom de la dame, et maintenant, qu'il y ait mensonge ou vérité dans l'excuse du meurtrier, je ne me trouve plus en droit de lui ôter la vie. Mon Dieu! mon Seigneur Dieu, est-il possible que les honnêtes gens soient condamnés à être joués par les scélérats, et qu'en toutes guerres ceux-ci soient les plus avisés, et, en définitive, les plus forts!
En parlant ainsi, le marquis, indigné contre lui-même, frappa du poing sur la table avec énergie; puis il se leva pour aller recevoir Guillaume d'Ars, dont il entendait l'accent joyeux et insouciant dans la pièce voisine.
Mais le muet lui saisit vivement le bras avec une exclamation inarticulée.
Il tenait un objet sur lequel il appelait son attention par un bégayement de surprise et de joie.
C'était l'anneau que le marquis avait mis à son petit doigt, cet anneau mystérieux qu'il n'avait pu ouvrir, et qui, grâce au vigoureux coup de poing appliqué sur la table, venait de se séparer en deux cercles passés l'un dans l'autre. Il n'y avait aucune espèce de secret dans cette bague. Seulement les parties joignaient très-serré, et il avait fallu une grande secousse pour les disjoindre.
Lire les noms gravés dans les deux cercles fut l'affaire d'un instant. C'étaient ceux de Florimond et de sa femme. Comprendre que l'on tenait enfin la vérité fut une certitude spontanée.
Le marquis donna rapidement un ordre à Lucilio et alla, d'un cœur allégé et d'un visage riant, serrer les mains de Guillaume.
D'Alvimar et M. d'Ars n'avaient eu que le temps d'échanger quelques mots sur le bon voyage de l'un et sur l'agréable surprise de l'autre. Cependant, Guillaume avait remarqué quelque altération sur le visage de son ami, lequel avait allégué la migraine de la veille.
Le marquis, après les premières amitiés à son jeune parent, voulut donner des ordres pour son souper.
—Non pas, merci! dit Guillaume; j'ai pris quelque chose en route pendant que mes chevaux soufflaient, car il me faut repartir d'ici à l'instant même. Vous voyez que je reviens plus tôt que je ne devais. J'ai été averti à Saint-Amand, où j'avais été hier faire, avec partie de la jeunesse du pays, la conduite d'honneur à monseigneur de Condé, que mon intendant était fort malade en ma maison. Craignant d'en mourir, cet honnête homme me dépêchait un exprès pour m'avertir de revenir au plus vite, afin d'être mis par lui au courant du plus gros de mes affaires, dont j'avoue ne pas savoir le premier mot. Je suis venu cependant ici, d'abord pour savoir s'il convient à M. d'Alvimar de me suivre, ce soir, en mon logis, ou si, enchaîné dans vos jardins d'Astrée, il souhaite passer encore cette nuit dans les enchantements.
—Non, répondit vivement d'Alvimar: j'ai assez abusé de la civilité de M. le marquis. Je suis mal portant et deviendrais maussade. Je souhaite partir avec vous à l'heure même et vais commander que l'on prépare mes chevaux en toute hâte.
—C'est inutile, dit le marquis; je vais clocher; j'aurai bientôt le plaisir de vous revoir, monsieur de Villareal.
—C'est moi qui viendrai dès demain prendre vos ordres, monsieur le marquis, et vous donner toutes les explications que vous souhaiterez... sur la partie que nous avons jouée tout à l'heure.
—Quelle partie faisiez-vous? dit Guillaume.
—Une partie d'échecs fort savante, répondit le marquis.
Adamas arriva au coup de clochette.
—Les chevaux et les bagages de M. de Villareal, dit Bois-Doré.
Pendant que l'on exécutait cet ordre, le marquis, avec une tranquillité qui fit espérer à d'Alvimar que tout était apaisé entre eux, rendit compte à Guillaume de l'emploi du temps à Briantes et à la Motte-Seuilly durant son absence. Puis il le questionna sur les belles fêtes de Bourges.
Le jeune homme ne demandait qu'à en parler: il raconta les émotions du tir, ou plutôt, comme on disait alors, «de l'honorable jeu de l'arquebuse.»
On avait construit les buttes aux prés Fichaux, et un grand pavillon garni de tapisseries et de ramées pour les dames et demoiselles de la ville. Les tireurs étaient placés sur un parquet, à cent cinquante pas du pavois. Six cent cinquante-trois arquebusiers s'étaient présentés. Triboudet, de Sancerre, avait seul mérité le prix; mais il avait été obligé de le partager avec Boiron, de Bourges, pour avoir pris un faux nom, afin de devancer son tour; de quoi les gens de Sancerre avaient bien crié, car ils eussent tenu à honneur de prouver que leurs tireurs étaient les meilleurs du royaume, et l'on trouvait bien de l'injustice dans la division du prix. C'était évidemment pour ne point mécontenter ceux de Bourges, que l'on avait rendu ce mauvais jugement.
—En effet, disait Guillaume en narrant avec le feu de la jeunesse, ou Triboudet a gagné, ou il a perdu. S'il a gagné, il a droit à tout l'honneur et à tout le profit de la chose. J'accorde qu'il est coupable d'avoir pris un faux nom. Eh bien, que, pour cette faute, on le punisse de quelque amende ou de quelques jours de prison, mais qu'il n'en soit pas moins le vainqueur du jeu; car l'honneur du talent est chose sacrée, et, malgré que nous n'aimions pas beaucoup les vieux sorciers sancerrois, il n'est pas un gentilhomme qui n'ait protesté contre le passe-droit fait à Triboudet. Mais, que voulez-vous! les grosses villes mangeront toujours les petites, et les gros robins de Bourges prennent sans façon le haut du pavé sur toute la bourgeoisie de la province. Ils le prendraient bien volontiers sur la noblesse, si on les laissait faire! Je m'étonne qu'Issoudun ait concouru. Argenton s'en est abstenu, disant que le prix était donné d'avance, et que rien ne valait devant les juges de Bourges, sinon les champions de Bourges.
—Et ne pensez-vous pas que le prince se soit mêlé de cette injustice? demanda le marquis.
—Je n'en répondrais pas! Il fait grandement la cour au peuple de sa bonne ville; à telles enseignes qu'il s'est mis dans des frais, malgré qu'il n'aime guère à dépenser son argent pour l'amusement des autres. Il entretient en ce moment deux troupes de comédie, l'une française, l'autre italienne, qui représentent dans des jeux de paume très-bien décorés.
—Quoi! dit Bois-Doré, vous avez revu les tragiques historiens de M. de Belleroze? Ils sont ennuyeux comme quarante jours de pluie!
—Non, non; cette fois, la troupe s'appelle les Comédiens français du sieur de Lambour, et il y a là des gens fort habiles. Mais le temps se passe, et voici le fidèle Adamas qui vient nous dire que les chevaux sont prêts, n'est-ce pas? Partons donc, mon cher Villareal, et, puisque vous avez promis au marquis de venir demain le remercier, je m'invite avec vous.
—J'y compte bien, reprit Bois-Doré.
—Et vous pouvez compter aussi, monsieur, lui dit d'Alvimar en le saluant profondément, que je vous fournirai toutes les preuves de ce que j'ai avancé.
Bois-Doré ne répondit que par un salut.
Guillaume, pressé de se mettre en route, ne remarqua pas que le marquis, malgré son apparente courtoisie, s'abstint de tendre la main à l'Espagnol, et que celui-ci n'osa lui demander de toucher la sienne.