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Les beaux messieurs de Bois-Doré

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BEAUX MESSIEURS

DE BOIS-DORÉ

DEUXIÈME TOME

XL

Depuis que la Morisque avait enseigné à Adamas divers secrets orientaux pour la confection des mixtures cosmétiques, le teint, la barbe et les sourcils du marquis s'étaient sensiblement améliorés. Ils étaient à l'épreuve du vent, de la pluie et des folles caresses de Mario, outre que les parfums en étaient plus suaves et l'application plus prompte.

Le vieux Céladon se faisait d'abord adoniser en grand secret, à l'heure où son enfant sortait de sa chambre pour prendre ses premiers ébats. Mais, comme celui-ci ne se montrait ni questionneur importun ni curieux incivil, on se relâcha peu à peu de ces grandes précautions, et l'on procéda au rajeunissement quotidien avec des détours fort ingénus.

Les cosmétiques furent baptisés parfums rafraîchissants, et l'enluminure s'appela entretien de la peau.

Mario ne parut pas y entendre malice. Mais les enfants voient tout, et celui-ci ne fut pas la dupe d'Adamas; seulement il n'y vit pas matière à raillerie. Son bon père ne pouvait rien faire de ridicule. Il s'imagina que ces artifices faisaient partie de la toilette de toutes les personnes de qualité.

Comme il était assez coquet lui-même, il lui prit donc une grande envie de s'arranger aussi la figure en gentilhomme; il en fit la demande, et, comme il lui fut répondu simplement qu'à son âge on n'avait pas besoin de ces recherches, il ne crut pas à un refus positif. Si bien qu'un soir, étant un moment seul dans la chambre de son père adoptif et voyant les flacons épars sur la toilette, il se passa la fantaisie de se parfumer en blanc et en rose, comme il avait vu Adamas parfumer le marquis. Cela fait, il crut devoir foncer et élargir ses sourcils, et, se trouvant alors une mine martiale qui lui revenait fort, il ne put résister au désir de se dessiner deux jolis petits crocs noirs au-dessus des lèvres et une belle royale au-dessous.

Comme il n'était éclairé que d'une seule bougie oubliée sur la table, il usa largement de la couleur et n'en put estomper finement les contours.

Le souper sonnait; il courut se mettre à table, fort satisfait de la mine de mauvais garçon qu'il avait, et tenant son sérieux le mieux du monde.

Le marquis n'y fit pas attention tout de suite; mais Lauriane étant partie d'un grand éclat de rire, il leva les yeux et vit cette petite tête douce si singulièrement travestie qu'il ne put se tenir d'en rire aussi.

Cependant le bon marquis se sentit contrarié et même peiné au fond du cœur. Mario n'avait certes pas songé à le railler; mais la manière large et voyante dont il s'était peint accusait un peu trop, devant Lauriane, l'existence et l'emploi de cette palette de beauté qu'il croyait tenir si bien cachée dans sa toilette et sur son propre visage. Il n'osa même pas demander à l'enfant où il avait pris cette enluminure; il eût craint une réponse trop ingénue. Il se contenta de lui dire qu'il s'était défiguré et qu'il eût à aller se débarbouiller.

Lauriane comprit l'embarras et l'inquiétude de son vieil ami, et rentra sa gaieté; mais l'idée du Mario ne lui en parut que plus bouffonne, et, durant tout le souper, elle eut ce fou rire de jeune fille que la contrainte change en excitation nerveuse.

L'effet en fut magique sur Mario; si bien que le marquis leur dit avec douceur:

—Allons, enfants, riez donc tout votre soûl, puisque vous en avez tant d'envie!

Mais il ne rit point lui-même, et, le soir, il gronda Mario, qui se repentit et promit de ne jamais recommencer.

Cette espièglerie avait beaucoup diverti M. Clindor, qui avait cassé une belle pièce de faïence en pouffant de rire. Grondé par le marquis, il avait perdu la tête et marché sur la patte de Fleurial. Adamas n'avait pu résister à la drôlerie de Mario, et, lui aussi, il avait ri! La Bellinde fut la seule qui tint son sérieux, et le marquis lui en sut gré.

—Cet enfant est bien espiègle, dit-il le soir à Adamas, et tout ce qu'il fait marque un esprit badin et fort plaisant. Il ne faudrait pourtant pas le trop gâter, Adamas!

Le lendemain, autre affaire: un des flacons de carmin de la toilette se trouva cassé, et la belle toilette de guipure tachée. On accusa Fleurial; mais ces mêmes taches furent signalées sur le pourpoint blanc de Mario, qui s'en étonna et se défendit d'avoir seulement approché de la toilette.

—Je vous crois, mon fils, dit le marquis en soupirant. Si je vous jugeais capable de mentir, je serais trop chagriné.

Mais, le jour suivant, on trouva les mixtures mélangées, le rouge avec le noir et le noir avec le blanc.

—Ouais! dit le marquis, cette diablerie continue! En sera-t-il comme des pauvres nez de mes statues?

Il examina Mario sans rien dire; Mario avait du noir aux manchettes de sa chemise. C'était peut-être de l'encre; mais le marquis avait horreur des taches, et le pria d'aller changer de linge.

—Adamas, dit-il à son confident, cet enfant est espiègle, c'est fort bien fait; mais, s'il est menteur et abuse de la foi que j'ai en sa parole, voici qui me causera de grosses peines, mon ami! Je le croyais d'une essence supérieure; mais Dieu ne veut pas que j'en sois trop fier. Il laisse le diable faire de lui un enfant comme les autres.

Adamas prit le parti de Mario, qui venait de rentrer dans le boudoir voisin.

En ce moment, on entendit Bellinde qui discutait vivement avec l'enfant. Il la tirait par sa jupe, et elle se défendait en disant qu'il prenait avec elle des privautés au-dessus de son âge.

Le marquis se leva, indigné.

—Libertin? s'écria-t-il désespéré; déjà libertin?

Le pauvre Mario accourut tout en larmes.

—Père, dit-il en se jetant dans ses bras, cette fille est méchante. Je la voulais amener à toi pour te faire voir à toi-même ce qu'elle a aux mains. Elle touche mon rabat en me disant qu'il est taché, et c'est elle qui y met ces taches; c'est elle qui veut te causer de la peine et t'empêcher de m'aimer. Elle profite des sottises que je fais pour m'en mettre d'autres plus vilaines sur le dos. Père, cette femme-là ne vaut rien; elle me fait passer pour menteur, et, si tu la crois...

—Non, non, mon fils, je ne la crois point! s'écria le marquis.—Adamas!...

Mais Adamas n'était plus là; il avait couru après la Bellinde; il la saisit sur l'escalier, voulut la ramener de force, et reçut pour sa peine un beau soufflet qui lui fit lâcher prise.

Au bruit de cette escarmouche, le marquis s'élança aussi sur l'escalier. Le soufflet avait été rude; le pauvre Adamas, tout étourdi, se tenait la joue.

—Cette coquine a donc joué des griffes? dit-il, je me sens la figure... Eh! non, monsieur, s'écria-t-il tout à coup joyeux, ce n'est point du sang! Voyez! c'est du beau rouge de vos flacons! C'est la pièce de conviction! Oh! oui-dà! voici une affaire tirée au clair. À présent j'espère que vous ne douterez plus de la malice de cette fille rousse!

—Monsieur le comte, dit le marquis à son enfant avec une gravité admirable, je confesse avoir, par deux fois, douté de votre parole. Si je n'étais votre meilleur ami, vous auriez à m'en demander raison; mais j'espère que vous voudrez bien accepter les excuses de votre père.

Mario lui sauta au cou, et, le soir même, Bellinde, payée et congédiée sans explication, quitta l'oasis de Briantes et son beau nom de bergère pour rentrer dans les réalités de la vie sous son nom véritable de Guillette Carcat, en attendant qu'elle en prît un plus sonore et plus mythologique, comme on le verra par la suite.

Pendant que ces événements tragiques s'effaçaient de la mémoire de nos personnages, M. Poulain ne s'endormait pas dans son zèle.

On était au 18 ou 19 décembre, et l'abbé, le nez et les pieds froids, mais la tête échauffée par l'espoir d'un succès longtemps tiraillé, arrivait à Saint-Amand, jolie ville du Berry, située dans une fraîche vallée, entre deux rivières, et que dominait le gigantesque et merveilleux château de Montrond, résidence du prince de Condé.

L'abbé descendit de cheval au couvent des capucins, dont le vaste enclos, coupé en croix, s'abritait sous la protection du manoir princier. Il évita de voir le prieur, dont il redoutait l'obligeance et les bons offices; il voulait faire sa besogne lui-même et son chemin tout seul.

Il se contenta d'accepter d'un des religieux, son parent, un frugal repas, secoua le givre dont il était couvert, et se présenta à un des guichets du château en montrant un laissez-passer en bonne forme.

«Grâce aux travaux de Sully et surtout aux embellissements de M. le Prince,» qui avait acheté cette résidence au ministre disgracié, «le château de Montrond, qui eut plus tard tant d'importance dans les événements de la Fronde, était devenu un lieu de délices, en même temps qu'une forteresse imprenable. Son enceinte avait plus d'une lieue de tour: elle comprenait de nombreuses constructions, un vaste et magnifique château à trois étages, une grosse tour ou donjon de cent vingt pieds de haut, dont les murs étaient crénelés, et qui se terminait par une plate-forme au sommet de laquelle on voyait une statue de Mercure[18]

«Quant aux fortifications, elles étoient en si grande quantité, disposées comme en amphithéâtre et par étages, qu'un homme qui les avait étudiées et observées depuis longtemps, à peine les pouvait-ils comprendre[19]

C'est dans ce labyrinthe de pierre, dans cet arcane significatif, dans ce repaire de grand vassal, que résidait Henri de Bourbon, deuxième du nom, prince de Condé, lequel, après trois ans de captivité pour rébellion à la couronne, venait de se réconcilier avec la cour et de rentrer dans son gouvernement de Berry.

Il joignait à cette charge celles de lieutenant-général, de bailli de la province et de capitaine de la grosse tour de Bourges: c'est-à-dire qu'il avait le pouvoir politique, civil et militaire de tout le centre de la France, puisqu'il jouissait des mêmes droits et charges pour la province de Bourbonnais.

Ajoutez à ce pouvoir une fortune immense, augmentée des sommes que chaque rébellion des Condés coûtait, sous forme d'indemnité, à la couronne, c'est-à-dire à la France; de l'achat à peu près forcé des terres et châteaux splendides que Sully possédait en Berry, et qu'il fallait céder à M. le Prince à grand'perte, en raison de la dureté des temps et des malheuretez du pays; de la sécularisation, c'est-à-dire la suppression, au profit du prince, des plus riches abbayes de la province (entre autres celle de Déols); des présents imposés par l'usage, la flatterie ou la poltronnerie à la grosse bourgeoisie des villes; des lourds bassins d'or et d'argent pleins de moutons du Berry en belle monnaie d'or et d'argent; des carrosses d'azur, sculptés et ornés de satyres d'argent; traînés de six beaux chevaux harnachés de cuir de Russie rehaussé d'argent; des impôts, pressurages et vexations de toutes sortes sur le petit monde: argent sous tous les noms, sous toutes les formes, sous tous les prétextes tel était le seul mobile, la seul but, la seule grandeur, la seule joie et le seul génie de Henri, petit-fils du grand Condé de la Réforme et père du grand Condé de la Fronde.

Deux grands Condés bien ambitieux et bien coupables aussi envers la France, on le sait! mais capables aussi de lui rendre de grands services contre l'étranger, quand leur intérêt personnel ne les en détournait pas. Hélas! c'est là l'affreux xviie siècle. Mais ils avaient de la bravoure, de la grandeur, de l'héroïsme quand même; et celui qui joue un rôle dans notre récit n'était qu'avare, rusé, prudent, et l'on dit même quelque chose de pis.

Sa naissance avait été tragique, et sa jeunesse malheureuse.

Il avait reçu le jour en prison, d'une veuve accusée d'avoir empoisonné son mari[20]. Marié lui-même fort jeune à la belle Charlotte de Montmorency, fille du connétable, il avait eu pour rival le trop vert et trop vieux galant Henri IV. La jeune princesse avait été coquette. Le prince avait enlevé sa femme. On accusa le roi de vouloir faire la guerre à la Belgique pour lui avoir donné asile. Le fait était à la fois vrai et faux: le roi était follement amoureux; mais Condé, en feignant une jalousie dont il était incapable, exploitait la passion du roi au profit de son ambition, et forçait le roi à sévir contre un rebelle.

Malheureux en famille, en guerre et en politique, M. le Prince se consola de tout par l'amour des richesses, et, quand vint le terrible ministère de Richelieu, il vécut fort tranquille, riche et sans honneur, dans sa bonne ville de Bourges et dans son beau château de Saint-Amand-Montrond.

Mais, à l'époque où notre recteur Poulain, après six semaines de démarches et d'intrigues vint à bout d'être introduit en sa présence, M. le Prince n'avait pas renoncé à toute ambition politique, et il devait encore jouer son rôle de vautour dans l'agonie du parti calviniste et dans celle du pouvoir royal, espérant s'élever sur les ruines de l'un et l'autre.

Le recteur croyait bien savoir à quel homme il avait affaire. Il le jugeait sur la réputation de bon prince qu'il s'était faite à Bourges: familier, vulgaire, parlant à toutes gens sans morgue, jouant avec les écoliers de la ville et les trichant volontiers, aimant bien les cadeaux, commère, très-serré, assez fantasque, excessivement dévot.

Le prince était bien tout cela; mais il était tout cela beaucoup plus qu'on ne le savait encore. L'histoire prétend qu'il aimait beaucoup trop la société des écoliers. Il trichait par avarice et non par simple amusement; il ne faisait pas comme Henri IV, qui rendait l'argent. Il aimait les cadeaux avec passion; il était commère par envie et méchanceté; il était avare jusqu'à la fureur, fantasque jusqu'à la superstition, dévot jusqu'à l'athéisme.

Lenet, dans son panégyrique, dit de lui très-ingénument, ou plutôt très-malicieusement:

«Il entendoit la religion et sçavoit en tirer avantage, connoissoit les replis du cœur humain autant qu'homme que j'aie connu, et jugeoit en un moment par quel intérêt on agissoit en toutes sortes de rencontres. Il sçavoit se précautionner contre l'artifice des hommes sans le faire connoître. Il aimoit à profiter. Il a peu entrepris d'affaires qu'il n'ait fait réussir, en temporisant, quand il ne pouvoit en venir à bout d'autre sorte. Il sçavait éviter les occasions de rien perdre de ce qui lui étoit dû et profiter de celles qui pouvoient l'augmenter en quelque chose... Enfin,—dit plaisamment pour conclure le bon Lenet,—il m'a semblé un grand homme et fort extraordinaire.»

Soit!

Quant au portrait physique du prince, voici comment une plus illustre plume que celle de Lenet le définit dans une lettre particulière:

«Une figure agréable au premier abord; tête allongée, assez régulière; rien de la puissance ni de la bizarrerie des traits de son fils, le grand Condé; les yeux riants; assez de grâce dans ce visage bien encadré par la longue chevelure; les moustaches relevées, l'épaisse et longue royale. De l'incertitude dans les plans du front, qui est moyen, avec les régions supérieures assez développées; de la mollesse dans les joues. Ce regard souriant est de ceux sous lesquels on sent, avec quelque attention, le manque de dignité et de sérieuse croyance, une petite personnalité égoïste et beaucoup d'indifférence.

»Mais c'est là la seconde impression; la première est assez agréable.

»Le meilleur de ses portraits gravés porte la devise Semper prudentia[21]

La statue de Mercure, le dieu des filous, plantée sur le haut de son donjon, en dit encore davantage.

XLI

M. Poulain, sans être un physionomiste voyant de haut, avait assez de finesse, mais il ne fut d'abord frappé que de l'agrément de la physionomie du prince.

Celui-ci le reçut tête à tête dans son cabinet et le fit asseoir. Il témoignait de grands égards à la moindre soutane.

—Monsieur l'abbé, lui dit-il, me voici prêt à vous entendre. Excusez-moi si de grandes occupations m'ont obligé de vous faire attendre longtemps ce rendez-vous. Vous savez que j'ai dû aller à Paris chercher M. le duc d'Enghien; il m'a fallu ensuite lui trouver une autre nourrice, celle que madame sa mère lui avait choisie ayant autant de lait qu'une pierre, et puis... Mais parlons de vous qui me semblez un homme de volonté. La volonté est une belle chose; mais je m'étonne de vous voir si entêté de vous adresser à moi pour une si petite affaire. Votre hobereau de... Comment appelez-vous l'endroit?

—Briantes, répondit respectueusement le recteur.

Le prince le regarda en dessous et vit, sous son humilité, une certaine assurance qui l'inquiéta.

C'est le propre des grands esprits d'aimer à pénétrer et à utiliser les forces qu'ils rencontrent. Le prince était trop méfiant pour ne pas être craintif. Son premier mouvement n'était pas tant de se servir des gens que de s'en préserver.

Il affecta l'indifférence.

—Eh bien, dit-il, votre hobereau de Briantes a tué dans un combat singulier, ou, pour mieux dire, dans un singulier combat et d'une façon suspecte, un certain... Comment appelez-vous ce mort?

—Sciarra d'Alvimar.

—Ah! oui, je le sais! Je me suis enquis: c'était un homme de rien et qui lui-même se battait peu loyalement. Ces gentillâtres ont dû se trouver à deux de jeu: que vous importe, après tout?

—J'aime mon devoir, répondit le recteur, et mon devoir me commandait de ne pas laisser un crime impuni. M. Sciarra était un bon catholique, M. de Bois-Doré est un huguenot.

—N'a-t-il point abjuré?

—Où et quand, monseigneur?

—Je ne m'en soucie pas. Il est vieux, il est garçon. Il mourra bientôt de sa belle mort. Morte la bête, mort le venin! Je ne vois point qu'il y ait tant à s'occuper de lui.

—Alors Votre Altesse refuse de faire poursuivre cette affaire?

—Poursuivez-la vous-même, monsieur l'abbé. Je ne vous en empêche. Adressez-vous à qui de droit. Ceci est du ressort de la magistrature; je ne m'occupe pas des délits des petits: je n'en finirais point.

M. Poulain se leva, salua profondément et gagna la porte.

Il était humilié et offensé.

—Hé! attendez, monsieur l'abbé, lui dit le prince, qui voulait le pénétrer sans en avoir l'air; si je ne m'intéresse point à votre M. d'Alvimar, si fait bien m'intéressé-je à vous qui tournez fort bien vos lettres, donnez de fort bons renseignements et me paraissez homme d'esprit et de vertu. Voyons, parlez-moi franchement. Peut-être vous puis-je servir en quelque chose. Dites pour quelle raison vous avez souhaité de me voir, au lieu de vous adresser à vos supérieurs naturels, messieurs du clergé?

—Monseigneur, répondit le recteur, une telle affaire n'étant point du ressort de l'Église...

—Quelle affaire?

—L'assassinat de M. d'Alvimar, je n'ai point d'autre souci. Votre Altesse me fait l'injure de croire que je me suis servi de ce fait comme d'un prétexte pour parvenir auprès d'elle, afin de pouvoir lui adresser quelque requête personnelle; il n'en est point ainsi. Je ne suis mû que par le déplaisir dont tout sincère catholique est saisi en voyant les prétendus recommencer, en ce pays, leurs larcins et massacres.

—Vous ne m'aviez point parlé de larcin, reprit le prince. Ce d'Alvimar avait-il quelque bien qu'on lui ait dérobé?

—Je l'ignore, et ce n'est point là ce que je veux dire... J'ai eu l'honneur d'écrire à M. le Prince que ce Bois-Doré s'était enrichi du pillage des églises.

—Il est vrai, je me le rappelle, dit le prince. Ne m'avez-vous point donné à entendre qu'il avait, en sa gentilhommière, une manière de trésor caché?

—J'ai donné à monseigneur des détails précis et fidèles. Une partie des richesses de l'abbaye de Fontgombaud est encore là.

—Et votre avis serait qu'on lui fît rendre gorge? Ce serait malaisé, à moins d'y employer des gens de loi, et les lenteurs de la justice permettraient au vieux sournois de faire disparaître le corps du délit. Ne le pensez-vous point?

—Peut-être, répondit l'abbé, M. d'Aloigny de Rochefort, que Votre Altesse a constitué abbé fiduciaire de Fontgombaud, saurait-il prendra des mesures...

—Non, dit le prince avec un peu de vivacité, je vous défends... je vous prie de ne lui en rien faire savoir. On m'a assez blâmé des faveurs dont j'ai récompensé les bons services de M. de Rochefort; on ne manquerait point de dire que j'enrichis mes créatures des dépouilles des vaincus. On reproche d'ailleurs à Rochefort d'être avide, et, de vrai, il l'est peut-être un peu. Je ne répondrais point qu'il confisquât ces choses au profit du culte.

—J'ai touché juste, pensa le recteur: le trésor fait dresser l'oreille. Il faudra bien que monseigneur soit mon obligé.

Le prince vit la satisfaction intérieure et légèrement dédaigneuse de son interlocuteur. Le recteur n'était pas altéré d'argent et de pierreries. Il l'était de crédit et de pouvoir. Condé le comprit et s'observa davantage.

—D'ailleurs, ajouta-t-il, il serait fâcheux de faire du bruit pour peu de chose. Ce trésor, contenu dans quelque vieux coffre en un grenier de campagne, ne vaut pas, je pense, la peine que l'on s'y donnerait.

—Ce trésor est pourtant une source vive où s'alimente le luxe du vieux marquis.

—Il y a longtemps qu'il y puise, reprit le prince; il doit être à sec! Je l'ai quelque peu connu, votre hobereau; c'est un marquis pour rire, de la façon du roi de Navarre. Il était admis dans l'intimité de mon bon oncle!

Condé ne parlait jamais de Henri IV qu'avec une ironie pleine d'aversion. M. Poulain remarqua l'amertume de son accent, et sourit de manière à satisfaire le prince.

—Le marquisat de Bois-Doré est, dit-il, une plaisanterie que ce vieillard prend au sérieux, prétendant imposer à tous sa sotte passion pour le feu roi.

—Le feu roi avait du bon, reprit Condé, qui trouva que le recteur allait trop loin, et cette vieille créature dont nous parlons n'était point une de ses plus méchantes bêtes. Il mangeait tout son bien en parures ridicules; il doit ne plus rien avoir. Il ne va plus à Paris, il ne paraît jamais à Bourges, il vit dans un trou. Il a un vieux carrosse du temps de la Ligue et un castel où je serais embarrassé de loger mes chiens. Il s'est fait faire des jardins où les statues sont en plâtre; tout cela sent la médiocrité.

—Voilà, se dit le recteur, des détails que je n'ai point donnés à monseigneur. Il s'est informé, il a mordu à l'appât.—Il est vrai, dit-il tout haut, que notre homme n'est qu'un petit noble de campagne. On lui connaît, en biens, environ vingt-cinq mille écus de revenu, et l'on s'étonne avec raison qu'il en dépense soixante mille sans faire de dettes et sans sortir de chez lui.

—Ce serait donc l'abbaye de Fontgombaud qui durerait toujours? dit le prince en souriant. Mais d'où savez-vous, monsieur l'abbé, que cette corne d'abondance existe au manoir de Briantes?

—Je le sais d'une fille fort pieuse qui a vu là des reliquaires et des ornements de chapelle d'un grand prix. Un certain lit d'enfant, tout en ivoire fouillé et sculpté, est un chef-d'œuvre provenant d'un dais...

—Bah! bah! dit le prince, quelque vieillerie! Nous nous en occuperons si vous y tenez, pour l'honneur et le bien de l'Église, monsieur l'abbé; mais ce n'est point une affaire qui presse grandement. Il me faut vous quitter; mois je voudrais auparavant savoir si je ne puis vous obliger en quelque chose. Votre archevêque est fort de mes amis: c'est moi qui l'ai fait nommer. Souhaitez-vous une meilleure cure? Je lui pourrai parler de vous.

—Je ne souhaite rien des avantages de ce monde, répondit le recteur en se retirant. Je me trouve bien là où je puis faire mon salut et prier pour le bonheur de Votre Altesse.

—C'est-à-dire, pensa le prince dès qu'il fut seul, que les coffres de Bois-Doré sont encore pleins; autrement, cet ambitieux m'eût demandé d'abord sa récompense. Il sait que je serai content et me demandera plus que je lui ai offert. Nous verrons bien.

Et le prince donna ses ordres.

Le soir de ce même jour, les hôtes de Briantes venaient de se souhaiter mutuellement une bonne nuit et on allait se séparer, lorsque Aristandre, qui était le gardien de la porte, envoya dire qu'un gentilhomme et sa suite demandaient asile pour un repos d'une couple d'heures. Il pleuvait, et la nuit était sombre.

Le marquis se fit éclairer, et, enveloppé de son manteau, alla lui-même faire lever la herse.

—Nous sommes... lui dit une voix inconnue.

—Entrez, entrez, messieurs, répondit le marquis, esclave des lois d'une chevaleresque hospitalité; venez vous mettre à couvert. Vous direz vos noms, si bon vous semble, quand vous serez reposés.

Les cavaliers entrèrent: ils étaient deux ou trois en tête, parmi lesquels celui qui paraissait commander aux autres fit mine de vouloir mettre pied à terre. Bois-Doré l'empêcha, vu que le pavé était fort mouillé.

Il marcha devant avec Adamas, qui portait la torche, et rentra dans le préau, suivi de son hôte, sans remarquer une suite de vingt hommes armés qui, ayant défilé sur le pont un à un, entrèrent tous dans le préau après leur maître, tandis que celui-ci montait l'escalier du manoir avec le châtelain.

Cette grosse escorte étonna Aristandre, lequel, chargé de la réception des valets et de l'ouverture des écuries, vint leur faire ses offres de service. Mais ils refusèrent de débrider et restèrent avec leurs chevaux partie autour d'un feu qu'on leur alluma dans le préau, partie sur le seuil même du logis.

Lorsque le marquis fut dans son salon avec l'inconnu, il vit un homme d'une trentaine d'années, assez mal mis et d'une taille médiocre. Le visage était très-ombragé par le chapeau rabattu en clabaud et les plumes mouillées qui lui pendaient de tous côtés. Peu à peu il entrevit cette figure sans la reconnaître, ou du moins sans pouvoir se rappeler où il l'avait rencontrée.

—Vous paraissez ne me point remémorer? lui dit l'inconnu. Il est vrai que nous nous sommes vus il y a fort longtemps, et que, tous deux, nous avons beaucoup changé.

Le marquis se frappa naïvement le front, demandant pardon de son manque de mémoire.

—Je ne m'amuserai point à vous faire chercher, reprit le voyageur. On m'appelle Lenet. J'étais presque un adolescent, quand je vous vis à Paris, chez la marquise de Rambouillet, et peut-être même ne fîtes-vous point attention à un aussi petit personnage comme j'étais alors. Je ne suis encore que conseiller, en attendant mieux.

—Vous méritez d'être tout ce que vous pouvez souhaiter, répondit Bois-Doré gracieusement. Mais du diable, disait-il en lui-même, si j'ai souvenir du nom de Lenet, et si je sais à quel homme je parle, bien que son air me rappelle mille choses confuses.

—Ne faites rien pour moi, reprit M. Lenet en voyant qu'il donnait des ordres pour son souper. Je dois me rendre en un château où je suis attendu. J'ai été retardé par les mauvais chemins, et vous prie d'excuser l'heure à laquelle je viens chez vous. Mais j'avais pour vous une commission assez délicate dont il faut que je m'acquitte.

Lauriane et Mario, qui se tenaient dans le boudoir, entendant qu'il s'agissait d'affaires, se levèrent pour traverser le salon et se retirer.

—Ce sont là vos enfants, monsieur de Bois-Doré? dit la voyageur en leur rendant le salut qu'ils firent en passant devant lui. Je vous avais toujours cru garçon. Êtes-vous marié ou veuf?

—Ni l'un ni l'autre, répondit le marquis, et pourtant je suis père. Voici mon neveu, qui est mon fils d'adoption.

—Et voici ce dont il s'agit, reprit le conseiller d'un air bénin et d'un ton caressant, lorsque les enfants furent sortis. Je suis chargé par M. le Prince, qui est votre seigneur et le mien, et à qui de père en fils ma famille est fort attachée, d'éclaircir une affaire assez fâcheuse qui vous concerne. J'irai droit au fait. Vous avez fait disparaître un certain M. Sciarra d'Alvimar, qui fut votre hôte comme je le suis, avec cette différence qu'il n'avait point de monde avec lui, comme j'en ai pour protéger ma personne et mon mandat; car je dois bien vous faire assavoir que, sous cette fenêtre, sont vingt hommes bien armés, et dans votre bourg, vingt autres tout prêts à leur venir en aide, si vous ne receviez pas comme il convient l'envoyé du gouverneur et grand-bailli de la province.

—Cet avertissement est superflu, monsieur Lenet, répondit Bois-Doré avec beaucoup de calme et de politesse; fussiez-vous venu seul en ma maison, vous y seriez d'autant plus en sûreté. Il suffirait que vous fussiez mon hôte, et, à plus forte raison, êtes-vous à couvert sous le mandat de M. le Prince, auquel je ne prétends nullement faire rébellion. Dois-je vous suivre pour lui rendre compte de ma conduite? Me voilà tout prêt, et sans trouble, comme vous voyez.

—Il n'est pas nécessaire, monsieur de Bois-Doré. J'ai pleins pouvoirs pour vous interroger et disposer de vous, selon que je vous trouverai innocent ou coupable... Veuillez me dire ce que M. d'Alvimar est devenu?

—Je l'ai tué en franc duel, répondit le marquis avec assurance.

—Mais sans témoins? reprit le conseiller avec un sourire d'ironie.

—Il en avait un, monsieur, et des plus honorables. Si vous voulez entendre le récit...

—Sera-ce bien long? dit le conseiller, qui paraissait préoccupé.

—Non, monsieur, répondit le marquis: bien qu'il me semble avoir le droit de m'expliquer en une affaire où il va pour moi de l'honneur et de la vie, je vous prendrai le moins de temps possible.

XLII

Bois-Doré raconta succinctement toute l'histoire et montra les preuves.

Le conseiller paraissait toujours impatient et distrait.

Cependant son attention parut se fixer sur un point. C'est lorsqu'il entendit le récit des prédictions de La Flèche à la Motte-Seuilly.

Bois-Doré, ayant à produire le cachet de son frère comme une dernière preuve de son identité avec la victime de d'Alvimar, crut devoir mentionner cette circonstance; mais, avant qu'il eût eu le temps d'expliquer précisément le peu de sorcellerie de maître La Flèche, il fut interrompu par le conseiller.

—Attendez, dit celui-ci, je me souviens d'une accusation dont j'oubliais de vous parler. On vous soupçonne d'être adonné à la magie, monsieur de Bois-Doré! Et, sur ce chef, je vous absous d'avance, car je ne crois pas à l'art des devins et n'y vois qu'un amusement d'esprit. Voulez-vous bien me dire si le hasard fit que ces bohémiens vous prédirent quelque chose de vrai?

—Leur prédiction fut de tous points réalisée, monsieur Lenet! Ils m'annoncèrent qu'avant trois jours je serais père et vengé. Ils annoncèrent à l'assassin de mon frère qu'avant trois jours il serait puni, et ces choses arrivèrent comme ils l'avaient dit; mais...

—Et dites-moi où sont ces bohémiens?

—Je l'ignore. Je ne les ai point revus. Mais il me reste à vous dire...

—Non. C'est assez, dit M. Lenet sans se départir de son ton doucereux et de son air riant; la cause est entendue. Je vous crois innocent; mais vous fûtes mal avisé de cacher le fait. Les soupçons ne seront point aisés à effacer; on se demandera, comme moi, pourquoi, au lieu de publier le châtiment de l'assassin de votre frère comme une chose qui vous faisait honneur, vous l'avez celé comme vous eussiez fait d'un guet-apens. Je ne pourrai point faire entendre à M. le Prince...

Ici, Bois-Doré fut tenté d'interrompre le conseiller par un mouvement d'indignation; car il devenait évident pour lui que cet homme, après avoir annoncé ses pleins pouvoirs, afin de le faire parler, feignait de ne pouvoir l'absoudre lui-même, afin de lui vendre son appui.

—Je conviens, dit-il, qu'en cachant la mort de d'Alvimar, j'ai suivi un mauvais conseil et fort contraire à mon propre avis. On m'a représenté que M. le Prince était grand catholique, et que j'étais accusé d'hérésie...

—Et la chose est vraie, mon pauvre monsieur. Vous passez pour un grand hérétique, et je ne vous cache point que M. le Prince est mal disposé pour vous.

—Mais vous, monsieur, qui me semblez moins rigoureux en vos idées, et qui me marquez avoir pris confiance en mes paroles, ne puis-je point compter que vous plaiderez ma cause et rendrez bon témoignage de moi?

—J'y ferai mon possible, mais je ne vous réponds de rien, quant au prince.

—Que dois-je donc faire pour me le rendre favorable? dit le marquis, résolu à connaître les conditions du marché.

—Je ne sais! répondit le conseiller. On lui a dit que vous aviez chez vous un Italien... un hérétique de la pire espèce, qui pourrait bien, à ce qu'il semble, être un certain Lucilio Giovellino, condamné à Rome comme partisan des doctrines infâmes de Giordano Bruno.

Le marquis pâlit: il était resté calme devant son propre péril; celui de son ami l'effraya.

—Vous en convenez? dit le conseiller d'un ton léger. Quant à moi, je trouve ce malheureux assez puni et ne lui veux d'autre mal que celui qu'on lui a infligé. Vous pouvez tout me dire. J'essayerai de détourner les soupçons du prince.

—Monsieur Lenet, répondit Bois-Doré obéissant à une soudaine inspiration, l'homme dont vous parlez n'est point un hérétique, c'est un astrologue de la plus haute science. Il n'a recours à aucune magie et lit dans les constellations les destinées humaines avec une si grande habileté que les événements de la vie semblent se soumettre à des décisions écrites dans les cieux. Il n'y a rien dans ses opérations qui ne soit d'un honnête homme et d'un bon chrétien, et vous savez aussi bien que moi que M. le Prince, qui est le plus orthodoxe catholique du royaume, consulta assidûment les astrologues, ainsi que l'ont fait, de tout temps, les personnages les plus illustres, voire les têtes couronnées.

—Je ne sais où vous prenez ce que vous dites, monsieur, répondit la conseiller en levant les épaules; j'ai vécu et je vis dans l'intimité du prince, et ne l'ai jamais vu s'adonner à ces pratiques.

—Et pourtant, monsieur, reprit le marquis avec assurance, j'ai la certitude qu'il ne blâmerait en rien celles de mon ami, et je vous prie de lui dire que, s'il veut éprouver son savoir, il en sera fort satisfait.

—Le prince rira de votre confiance; mais je ne refuse point de lui en parler. Songeons au plus pressé, qui est de vous tirer d'affaire. Je ne vous cache point qu'il m'est commandé de faire une perquisition en votre logis.

—Une perquisition? dit le marquis stupéfait; et à quelles fins, monsieur, une perquisition?

—À seules fins de vérifier précisément si vous n'avez point chez vous des livres et instruments de cabale; car vous êtes accusé de pratiquer la magie, non point tant par l'amusement du calcul des nombres et de l'observation des astres, que par des accointements suspects et une sorte de culte rendu à l'esprit du mal.

—Vraiment, monsieur le conseiller, vous me gardiez ceci pour la bonne bouche! Est-ce tout ce dont je suis accusé, et ne me faudra-t-il point défendre de quelque chose de pis?

—Ne vous en prenez point à moi, dit le conseiller en se levant. Je ne crois pas à de telles noirceurs de votre part; c'est pourquoi je vous engage à me montrer en détail votre maison, afin que je puisse dire et jurer n'y avoir rien trouvé qui ne soit honnête et convenable. Songez que je vous peux forcer à m'obéir; mais, voulant agir civilement avec vous, je vous prie de prendre un flambeau et m'éclairer vous-même, sans appeler aucun de vos gens, car je me verrai forcé d'appeler tous les miens, et j'ai l'intention de n'en mener avec moi que cinq ou six, lesquels sont à la porte de cette chambre.

Un rayon de lumière traversa l'esprit du marquis; c'était à son trésor qu'on en voulait.

Il en prit son parti sur-le-champ. Bien qu'il aimât tous ces jouets luxueux qu'il considérait comme des trophées légitimes et d'agréables souvenirs de ses vieux exploits, il n'y tenait point en avare, et, quelque regret qu'il dût éprouver de ne pouvoir les faire servir plus longtemps au luxe de son cher Mario, il n'hésita point entre ce sacrifice et le salut de Lucilio, dont il était beaucoup plus inquiet que du sien propre.

—Qu'il soit fait comme vous voulez, monsieur! dit-il avec un magnanime sourire. Par où voulez-vous commencer?

Le conseiller fit, de l'œil, le tour du salon.

—Vous avez là, dit-il avec aisance, force choses galantes et riches; mais je n'y vois rien de blâmable, et je sais que ce n'est pas dans des salles ouvertes à tout venant que vous cacheriez vos diableries. On m'a parlé d'une chambre fermée que vous appelez votre magasin, et où vous n'admettez pas tout le monde. C'est là que je souhaite aller, et que vous devez me conduire sans résistance ni tromperie; car, outre que j'ai le plan de votre maison, qui n'est pas grande, j'ai le moyen d'y tout bouleverser, et je serais marri d'avoir à me porter à cette extrémité.

—Ce ne sera pas nécessaire, répondit le marquis en prenant un flambeau; me voilà prêt à vous satisfaire. Ah! pourtant, ajouta-t-il en s'arrêtant, je n'ai point les clefs de cette chambre, et ne saurais vous y faire entrer sans l'assistance de mon vieux domestique. Vous plaît-il que je l'appelle?

—Je le ferai venir, dit le conseiller en ouvrant la porte.

Et s'adressant à ses gens, qui se tenaient sur le palier:

—Qu'un de vous, leur dit-il, obéisse à M. de Bois-Doré.—Donnez vos ordres, marquis. Comment se nomme votre valet?

Le marquis, voyant qu'il était gardé à vue et entièrement au pouvoir de son hôte, se résigna, et, ne montrant aucun dépit inutile, il allait nommer Adamas, lorsqu'il vit la figure de celui-ci apparaître derrière celles des piquiers qui gardaient la porte.

—Adamas, lui dit-il, apportez-moi les clefs du magasin.

—Oui, monsieur, répondit Adamas, je les ai sur moi; les voici; mais...

—Entrez, dit le conseiller à Adamas.

Et, dès que celui-ci eut obéi, il ajouta:

—Donnes-moi les clefs, et restez en cette chambre.

Adamas paraissait bouleversé. Il fouilla dans la poche de son justaucorps, et, en proie à une préoccupation surprenante, il répondit au conseiller:

Oui, sire.

À ce mot, le conseiller, saisi comme d'un vertige et quittant son air badin, bondit par la chambre et poussa vivement la porte qui était restée ouverte entre lui et ses gens.

—À qui croyez-vous parler? s'écria-t-il, et pourquoi m'appelez-vous ainsi?

Adamas resta comme étourdi, et son trouble était bizarre au dernier point.

Le marquis avait vu trop souvent le roi dans son enfance et les portraits qu'on en avait faits depuis, pour croire un seul instant que le personnage qui était devant lui fût le jeune Louis XIII. Il pensa que son pauvre Adamas était en proie à un accès de folie.

—Répondez donc! reprit le conseiller avec impatience. Pourquoi me traitez-vous de Majesté?

—Je ne sais pas, monsieur, répondit le rusé Adamas. Je ne sais ce que je dis, ni où je suis. J'ai la tête à l'envers, d'une étonnante nouvelle que je viens d'apprendre, et que je vous demande la permission de dire à mon maître.

—Dites! parlez! allons! s'écria le conseiller d'un ton d'autorité extraordinaire.

—Eh bien, mon maître, dit Adamas en s'adressant au marquis, sans paraître remarquer l'agitation du conseiller, apprenez que le roi est mort!

—Le roi est mort? s'écria de nouveau M. Lenet en s'élançant encore vers la porte, comme pour sortir sans dire adieu à personne.

Mais il s'arrêta, saisi de méfiance.

—D'où tenez-vous cette nouvelle? dit-il en examinant Adamas avec des yeux ardents.

—Je la tiens des arrêts de la destinée... Je la tiens du ciel même, dit Adamas d'un air inspiré.

—Que veut dire cet homme? reprit M. Lenet. Qu'il s'explique, monsieur de Bois-Doré; je le veux, entendez-vous? et, si c'est une fausse nouvelle qu'il me donne, malheur à lui comme à vous!

—Vraie ou fausse, monsieur, répondit le marquis attentif à l'émotion de son hôte, la nouvelle me surprend et me trouble autant que vous-même. Explique-toi, Adamas; d'où sais-tu que le roi est mort?

—Je le sais par l'astrologue, monsieur! Il m'a montré les chiffres, et je les connais. J'ai vu, j'ai compris, j'ai lu clairement que le personnage le plus puissant de l'État venait de mourir.

—Le personnage le plus puissant de l'État!... dit le conseiller pensif: ce n'est peut-être pas le roi!

—Vous avez raison, monsieur, fit Adamas d'un air ingénu; c'est peut-être M. le connétable. Je ne connais pas assez les signes... J'ai pu me tromper;... mais, enfin, c'est le roi ou M. de Luynes: j'en réponds sur ma vie!

—Où est cet astrologue? dit vivement le conseiller; qu'il vienne ici, je veux le voir!

—Oui, sire! répondit Adamas, encore troublé et affairé, en courant vers la porte.

—Attendez, dit Lenet en l'arrêtant. Je veux savoir pourquoi vous m'appelez ainsi. Dites-le, ou je vous casse la tête!

—Ne cassez rien, monsieur! reprit Adamas; je ne l'ai pas, ma tête; ne le voyez-vous point? Ce mot me vient sur les lèvres je ne sais comment; aussi vrai que Dieu est au ciel, c'est la première fois que je vois votre figure. Dois-je quérir l'astrologue?

—Oui, courez! et gare à vous tous, s'il y a ici un leurre ou un piége! je mets le feu à votre taudis!

Bois-Doré ne pouvait que protester de sa parfaite ignorance des faits. Il ne comprenait rien du tout à la conduite d'Adamas, et il en était même fort inquiet.

Il voyait bien que le fidèle serviteur avait entendu la conversation qu'il venait d'avoir avec le conseiller, et qu'il se servait, pour sauver Lucilio, du moyen imaginé par lui de le faire passer pour astrologue, sachant, comme tout le monde, le respect que le prince de Condé avait pour la prétendue science des devins. Mais le grave Lucilio se prêterait-il à cette ruse? Saurait-il jouer son rôle?

—Enfin, pensait Bois-Doré, comptons sur la Providence et sur le génie d'Adamas! Il ne s'agit que de faire sortir d'ici l'ennemi, sans qu'il s'empare de la personne de mon ami et de la mienne; nous aviserons ensuite à notre sûreté.

XLIII

Au bout de peu d'instants, Lucilio parut avec Adamas.

Il était calme et souriant comme à l'ordinaire. Il salua légèrement le conseiller, profondément le marquis, et présenta à celui-ci un papier chargé d'hiéroglyphes.

—Hélas! mon ami, dit Bois-Doré, je n'y connais rien.

—Parlez! cria Lenet au muet, qui lui fit signe que cela lui était impossible. Écrivez, au moins!

Lucilio s'assit et écrivit:

«Je n'ai de comptes à rendre ici qu'au marquis de Bois-Doré; je ne vous connais pas. Sortez de cette chambre; je n'écrirai pas devant vous.»

—Si, mordieu! s'écria la conseiller hors de lui. Je veux tout savoir, et vous répondrez!

—Pardonnez-lui, monsieur, dit Adamas; il est, comme les grands savants, très-étrange et fantasque. Si vous voulez qu'il révèle ses secrets, parlez-lui doucement.

—Il veut de l'argent? dit le conseiller; il en aura: qu'il parle!

Lucilio secoua la tête en signe de refus.

Le conseiller semblait être sur des charbons allumés.

—Voyons, dit-il après un instant de silence agité, je saurai bien si vous êtes un savant ou un fou! Voyez ma main, et dites-moi quelque chose.

Lucilio regarda la main du conseiller, se leva et, montrant son grimoire à Adamas, il lui fit signe de parler à sa place.

—Oui! je le vois bien, dit Adamas. Ces signes disent qu'il y a un homme, un prince... qui veut mettre sur sa tête la couronne de France; mais où est l'homme qui a ce signe dans la main? Je ne le connais point.

Lucilio montra la main du conseiller.

—Qui suis-je donc? dit celui-ci très-surpris.

Lucilio écrivit trois mots que le conseiller lut seul avec émotion. Sa figure changea et son ton s'adoucit.

—Et le roi est mort? dit-il en tremblant de tous ses membres, comme de terreur ou de joie. Vous voyez qu'il faut me répondre, à présent?

Lucilio écrivit:

«Le roi se porte bien; mais M. de Luynes est mort à la lueur des flammes, le 15 de ce mois, à onze heures du soir.»

Le prétendu conseiller Lenet n'eut pas plus tôt lu ces paroles que, sans montrer aucun doute, il enfonça son chapeau sur sa tête, s'élança sur l'escalier, et, sans dire d'autre parole que celle-ci, adressée à ses gens: «Toi, en route!» il remonta à cheval et partit bride avalée avec tout son monde, sans songer à faire aux hôtes de Briantes ni remerciment, ni excuse, ni promesse, ni menace.

Adamas, le marquis et Lucilio, qui les avaient reconduits en silence jusqu'à la dernière porte, pour bien s'assurer qu'il ne restait rien de suspect dans la château ni dans le village, remontèrent au salon, où ils trouvèrent Lauriane et Mario.

Ils étaient tous si émus qu'ils restèrent quelques instants sans se rien dire.

Enfin le marquis, rompant le silence:

—C'était donc M. le Prince?

—Oui, dit Lauriane. Je l'ai vu à Bourges, il y a trois mois, et je l'ai reconnu tout de suite, lorsque j'ai traversé ici pour le saluer. Et vous, mon marquis, vous ne l'aviez donc jamais vu?

—Une ou deux fois je le vis dans son jeune âge, à Paris, mais jamais depuis. Cependant, lorsqu'il nomma le prince de Condé en se disant attaché à sa personne, ce nom se plaça sur la figure du faux conseiller Lenet, et, à chaque moment, je m'assurais davantage que j'avais affaire au maître en personne. Voilà pourquoi j'ai été fort patient; et bien m'en a pris, Seigneur! Mais comment se fait-il que vous ayez imaginé?...

—M. de Luynes est mort, en effet, de la fièvre rouge, le 15 de ce mois, pendant que les troupes du roi pillaient et brûlaient la pauvre place de Monheur, sur la Garonne. Voici une lettre de mon père qui me l'annonce, et qu'un de ses gens, arrivé en courrier justement derrière la suite du prince, a pu me faire remettre sans bruit par Clindor.

—Voilà une grande nouvelle, mes enfants, et qui va encore une fois bouleverser toute la politique! Mais qui de vous a eu l'idée?...

—C'est moi, monsieur, dit Adamas triomphant; dès que madame Lauriane eut dit: «Cet étranger qui est enfermé là avec M. le marquis est le prince et non pas un autre,» nous nous cachâmes tous les quatre dans le petit couloir que vous savez.

—Nous étions inquiets pour vous, dit Mario, à cause de cette grosse suite de gens qui avaient l'air de se méfier et de menacer. C'est Adamas qui a inventé tout d'un coup ce qu'il a fait et ce qu'il a dit.

—Maître Jovelin ne se souciait pas trop de s'y prêter, ajouta Adamas; mais il fallait vous sauver, il n'y avait pas à réfléchir, et il a joué son rôle en habile homme, n'est-ce pas, monsieur? À présent, il tient sa fortune, et s'il veut remplacer, ou tout au moins égaler en faveur le fameux astrologue du prince, celui qui lui a prédit qu'il serait roi de France à trente-quatre ans...

—J'ai remarqué, dit le marquis à Jovelin, que vous ne pouviez prendre sur vous de lui faire cette promesse. Vous lui avez seulement dit qu'il avait cette ambition. Mais, à présent, que ferons-nous, mes amis? car, vous le voyez, nous sommes trahis vilainement, et nous courons bien des dangers auxquels nous ne songions point.

—Il ne faut rien faire, et nous tenir tranquilles, répondit Lauriane avec décision. Le prince galope, à cette heure, sur la route du Midi, et ne songera plus à nous de sitôt.

—Il est vrai, dit le marquis, que le voilà dévorant les chemins, pour arriver le premier auprès du roi et s'emparer, sinon de la faveur, du moins de la puissance dont jouissait M. de Luynes. Ceci lui sera bien contesté! Retz, Schomberg et Puisieux voudront leur part du gâteau, sans compter que madame la reine-mère et son petit évêque de Luçon vont leur donner du fil à retordre! Allons! nos petites affaires sont déjà sorties de la tête de notre bon prince, et n'y rentreront peut-être jamais. Pourvu qu'il n'ait pas donné d'ordres contre nous, auparavant que de venir céans!

—Non, monsieur, il n'y a point de risques! dit Adamas. Il voulait votre trésor, dont on lui a bien grossi la conséquence, puisque, pour si peu, un si riche prince nous a fait l'honneur de venir chez nous. Nous voilà avertis; nous saurons cacher notre petit avoir, et laisser à la disposition des curieux des malles pleines de rebuts. La sortie secrète du château sera tenue en bon état, et l'on se méfiera des gens qui viennent se réfugier contre la pluie. Mais soyez assuré que, si le prince n'y reparaît en personne, nul autre ne s'en avisera; car, s'il a donné des ordres, c'est pour que nul ne vienne mettre la main sur le plat où il a étendu sa maîtresse griffe.

Le raisonnement d'Adamas était fort juste. Il termina en proférant mille malédictions contre la Bellinde, qui seule pouvait avoir surpris et divulgué le vrai nom de maître Jovelin, la mort de d'Alvimar et l'existence du trésor.

Il fut résolu que l'on se consulterait avec Guillaume d'Ars sur l'opportunité de taire ou de proclamer la mort de d'Alvimar, et, à cet effet, le marquis se rendit chez lui, le lendemain dans l'après-midi.

Guillaume était absent et ne devait rentrer que le soir.

Le marquis envoya un exprès pour dire à Briantes que l'on ne fût point inquiet s'il rentrait tard, et il alla rendre visite à M. Robin de Coulogne, qui se trouvait alors de passage en sa terre du Coudray, jolie capitainerie sur les hauteurs de Verneuil, à une lieue environ du château d'Ars.

Robin, vicomte de Coulogne, receveur-général des finances en Berry et fermier-général des gabelles, était un des ennemis naturels de l'ex faux-saulnier Bois-Doré; et cependant ils étaient liés d'une étroite amitié depuis l'affaire de Florimond Dupuy, seigneur de Vatan.

Ceux qui connaissent l'histoire du Berry se souviendront qu'en 1611, ce Florimond Dupuy, grand huguenot et grand contrebandier, avait, en haine de la gabelle, enlevé un des enfants de M. Robin. Le marquis s'employa généreusement de sa personne pour ramener l'enfant à son père, au risque de se brouiller avec Florimond, qui était, au dire de ses amis et de ses ennemis, «un fort mauvais coucheur.»

Après cette aventure, la rébellion prit des proportions si graves, que, pour réduire M. Dupuy dans son château, il fallut y envoyer douze cents hommes d'infanterie, une compagnie de Suisses et six canons.

Vingt-neuf de ses gens furent pendus sur place, aux arbres environnants, et il eut lui-même la tête tranchée en place de Grève. Le jeune Robin fut par la suite abbé de Sorrèze. M. Robin père resta l'obligé reconnaissant et dévoué de M. de Bois-Doré, et l'on peut croire que c'est grâce à cette amitié que le marquis ne fut jamais recherché pour ses vieux actes de complicité dans les délits de faux-saulnage.

Bois-Doré s'ouvrit donc à cet ami fidèle d'une partie des embarras dont l'avait menacé la visite du prince, et lui avoua qu'il était particulièrement inquiet pour le bon Lucilio, que les zélés cagots du pays voyaient chez lui de mauvais œil.

—Vos craintes me paraissent exagérées, lui dit le vicomte. M. de Groot, que les savants appellent Grotius, et qui était condamné en son pays à la prison perpétuelle, ne vient-il pas de s'évader, caché en un coffre, grâce au grand cœur et génie de sa femme, et ne s'est-il point réfugié à Paris, où il n'est tourmenté ni molesté de personne? Pourquoi votre Italien ne jouirait-il pas en France des mêmes priviléges?

—Parce que le gouvernement de France, qui se soucie fort peu de déplaire aux gomaristes de Hollande et à Maurice de Nassau, se montrera jaloux de plaire au pape en persécutant une de ses victimes. Il y a vingt ans que Campanella est en prison, et, bien qu'on le plaigne et l'estime en France, on ne fait rien pour le tirer des mains de ses bourreaux; Dieu sait si, en ce moment, on lui donnerait asile, à leur barbe!

—Vous avez peut-être raison, reprit M. de Coulogne. Eh bien, j'approuve votre idée de faire évader votre ami, au moindre danger qui menacerait votre château; mais je pense que vous lui devriez chercher un asile où il se pourrait rendre en cas d'alerte. Y avez-vous songé?

—Oui bien, répondit le marquis, et je vous veux consulter sur ce point. Vous possédez ici près un vieux manoir inhabité qui m'a paru encore fort logeable, bien que je n'y sois jamais entré. L'endroit est assez voisin de chez moi pour qu'en une heure de marche un homme pressé s'y puisse réfugier. Cette ruine est proche d'une petite ferme qui est à vous, et, si vous donniez des ordres aux métayers, ils seraient prêts, à tout événement, à cacher et à nourrir mon pauvre fuyard. Me voulez-vous rendre ce bon office?

—Marquis, répondit le vicomte, demandez-moi ma vie, si vous voulez: elle est à vous. À meilleures enseignes, mes biens, mes gens, mes maisons sont-ils à votre service. Laissez-moi pourtant réfléchir à la convenance du lieu que vous avez en vue, car c'est de mon vieux manoir de Brilbault qu'il est question.

—Justement!

—Eh bien, voyons, il est fort isolé dans les terres, et les chemins y sont détestables; c'est bien. Il n'est sur le passage d'aucune ville ou bourgade; c'est encore bien. Le lieu m'appartient, et la prévôté ne se permettrait point d'en violer le seuil. De plus, la masure passe pour être hantée par les plus turbulents et plaintifs esprits qu'il y ait, ce qui est cause qu'aucun paysan maraudeur n'est curieux d'y entrer, aucun passant de s'y arrêter. C'est de mieux en mieux. Allons, je vois que vous choisissez bien, et je veux, dès ce soir, m'y rendre avec vous pour donner au métayer les ordres nécessaires.

Bois-Doré ayant réfléchi de son côté, jugea qu'il ferait mieux d'y aller seul pour ne pas éveiller de soupçons.

—Vos métayers ne me sont point inconnus, dit-il. Ils ont été de ma clientèle autrefois pour... ce que vous savez!

—Oui, oui, méchant homme! dit en riant le vicomte; ils ont eu par vous le sel à bon compte! Eh bien; prenez ce chemin pour vous en retourner; les eaux ne sont pas encore grandes, et vous pouvez passer sans risque. Vous direz, comme par occasion, à Jean Faraudet, le métayer, de me venir trouver demain de grand matin; vous donnerez un coup d'œil à la masure et regarderez bien les alentours, afin de pouvoir renseigner votre ami; et même il fera bien d'y venir secrètement la nuit prochaine pour connaître et les chemins et les entrances. De cette manière, s'il venait à être obligé de s'y réfugier, il le pourrait faire sans s'égarer ni se méprendre.

—Voilà qui est convenu, dit le marquis, et recevez mille grâces pour le repos que vous donnez à mon esprit.

Le vicomte retint le marquis à souper; après quoi, celui-ci, remontant dans son carrosse, reprit, à la nuit tombée, le chemin d'Ars, qui ne valait guère mieux que celui de Brilbault; la raison de cette direction, c'est qu'il ne voulait pas montrer son carrosse, qui faisait toujours événement, aux environs de cette ruine.

Plus avisé que M. Robin ne lui avait conseillé de l'être, il mit pied à terre à un quart de lieue de l'endroit qu'il voulait visiter, ordonna à ses gens de se rendre doucement à Ars, et, s'engageant dans un de ces mille petits sentiers où M. de Coulogne n'avait peut-être jamais mis les pieds, mais qui étaient aussi familiers au vieux contrebandier que les allées de sa garenne, il disparut seul dans les prés humides, après avoir relevé ses grandes bottes jusqu'au-dessus du genou.

XLIV

La nuit était assez douce et pas très-sombre, malgré de grands nuages noirs que le vent balayait, en ouvrant au ciel de longues trouées pleines d'étoiles, qui se fermaient tout d'un coup pour se rouvrir à une autre place.

On dit que nos aïeux gentilshommes ou bourgeois étaient certainement plus robustes que nous ne le sommes généralement aujourd'hui, tandis qu'au rebours, nos aïeux ouvriers et paysans l'étaient moins.

C'est la croyance des anciens de mon pays, et elle me paraît fondée: les gens aisés avaient des habitudes de grand air et d'activité dont la vie moderne nous dispense ou nous prive. Les classes pauvres étaient plus mal logées et plus mal nourries que de nos jours, sans parler de l'immense quantité de malheureux qui n'étaient pas nourris et pas logés du tout. Le Gentilhomme, avec son régime de guerre ou de chasse, conservait sa force et sa santé jusque dans un âge très-avancé.

Bois-Doré, malgré ses soixante-neuf ans et la mollesse, relative de ses habitudes, avait donc encore la vue bonne, la poitrine à l'abri d'un rhume et le pied assez ferme sur la terre nue ou sur les gazons mouillés.

Il fit bien quelques glissades le long des buissons, mais il se retint aux branches, en homme qui sait se diriger dans une localité dont les accidents sont homogènes sur une grande étendue de terrain.

Grâce à la petite coursière qu'il avait prise, il fut rendu, en dix minutes de marche, à la ferme de Brilbault.

Sachant le naturel craintif et superstitieux des paysans, il toussa et parla d'avance avant de frapper; puis il se nomma en frappant, et fut reçu, sinon sans surprise, du moins sans effroi.

Bien que le sort des cultivateurs fût encore très misérable, il l'était beaucoup moins, moralement parlant, en Berry, qui, d'ancienne date, était pays de franc-alleu, que dans les pays de servitude. En outre, dans cette partie que l'on appelle la Vallée-Noire, les ressources matérielles ont toujours assuré au fermier ou métayer un bien-être relatif qui l'a préservé des grands désastres et des grandes épidémies.

À cette époque, les maladreries (hospice des lépreux) étaient déjà vides; la peste, si fréquente encore dans la Brenne et aux alentours de Bourges, ne sévissait que rarement dans le Fromental. Les habitations, sordides et infectes dans la Marche et le Bourbonnais, étaient, du côté de chez nous, solides et bien établies, ainsi que l'attestent un grand nombre de vieilles maisons rustiques du xvie et du xve siècle, encore debout, et bien reconnaissables à leurs énormes toits de tuiles, à leurs huis encadrés de pierres taillées en prismes, et à leurs mansardes surmontées de gros épis historiés en terre cuite[22].

Le marquis put donc entrer sans dégoût dans l'habitation des fermiers, s'y asseoir dans l'âtre et y causer quelques instants.

Aimé de tout le monde, le bon monsieur put confier sans crainte à Jean Faraudet et à sa femme le soin éventuel d'un sien ami tracassé, disait-il, pour un délit de chasse, et, lorsqu'il leur annonça que leur maître, M. Robin, voulait les voir, le lendemain matin, pour leur donner des ordres en conséquence, ils se montrèrent joyeux et empressés d'obéir, en répondant le mot sacramentel de bon vouloir et de bonne grâce en ce pays: «Il y a bien moyen!»

Cependant la femme Faraudet, que l'on appelait la Grand'Cateline, ne put s'empêcher de plaindre celui qui serait condamné à passer seulement une nuit dans le château de Brilbault.

Elle croyait fermement qu'il était hanté, et son mari, après s'être moqué d'elle pour complaire au scepticisme du marquis, finit par avouer qu'il aimerait mieux mourir que d'y mettre les pieds après soleil couché.

—La présence de mon ami, dit le marquis, vous rassurera, je l'espère, car je vous réponds qu'elle chassera les mauvais esprits; mais, puisque vous n'avez point trop de peur d'y entrer durant le jour, je vous prie de mettre dès demain du bois dans la cheminée et de dresser un lit dans la meilleure chambre.

—On y mettra tout ce qu'il faut, notre cher monsieur, répondit la Grand'Cateline; mais le pauvre chrétien qui viendra là n'y dormira pas la miette. Il entendra, la nuitée, des vacarmes et rebâtements, comme nous les entendons, mon bon Dieu! et comme vous les entendrez vous-même si vous voulez attendre seulement une petite heure d'horloge.

—Je ne puis attendre, dit le marquis, et d'ailleurs, me sachant là, les esprits ne bougeraient. Je connais bien leur couardise, n'ayant jamais pu entendre, à la nuit de Noël, les voix qui crient dans le haut du donjon de Briantes, non plus que les portes qui s'ouvrent toutes seules à la Motte-Seuilly, et la dame blanche qui ouvre les courtines des lits chez M. Guillaume d'Ars.

—C'est une chose imaginante, monsieur Sylvain, dit le métayer d'un air capable, qu'il y ait des apparaissances dans notre vieux château. On sait bien qu'il peut y en avoir dans les autres, parce qu'il n'en est point où quelque grand mal n'ait été fait ou enduré; ce qui est la cause que les pauvres chrétiens, tourmentés ou navrés de leurs corps dans ces maisons-là, reviennent s'y lamenter en âmes qui demandent prières ou justice. Mais, dans le château de Brilbault, qui n'a jamais été habité, oncques ne s'est fait ni bien ni mal, que je sache.

—Il faut croire, dit la femme, qui, tout en causant, filait lestement sa quenouille, que l'ancien seigneur aura péri au loin, de malemort et en péché; car vous savez la légende de Brilbault? Elle n'est pas longue. Un seigneur avait élevé ce manoir jusqu'au faîte, lorsqu'il partit pour la terre sainte avec ses sept fils, dont ni lui ni pas un ne revint. Le château fut vendu et revendu sans être jamais au goût de personne. On pensait qu'il porterait malheur aux familles; c'est pourquoi, de tout temps, il n'a servi qu'à engranger des récoltes. On y a mis une toiture qui n'est déjà plus bonne; mais il y a encore deux belles chambres et une salle si grande, si grande, que d'un bout à l'autre bout, deux personnes ne se reconnaissent quasiment point.

—Pouvez-vous me confier les clefs? dit le marquis. Je souhaiterais voir le dedans.

—Les clefs, les voilà; mais, mon cher monsieur Sylvain du bon Dieu, n'y allez point! C'est l'heure où le sabbat va commencer.

—Voyons, quel sabbat, mes braves gens? dit le marquis en riant; comment sont faits ces vilains diables.

—Je ne les ai point vus, monsieur, ni ne souhaite de les voir, dit le métayer; mais je les entends bien, je les entends trop! Les uns gémissent; les autres chantent. C'est des rires, et puis des cris, et des jurements et des pleurs, jusqu'au petit jour, que tout s'envole dans les airs; car c'est bien fermé, et personne d'humain n'y pourrait entrer sans licence ou office de moi.

—Ne seraient-ce point vos valets de ferme pour s'amuser, ou quelque pillard pour vous empêcher de surprendre ses larcins?

—Non, monsieur, non! Nos valets et servantes ont si grand'peur, que, pour tout l'argent que vous avez, vous ne les feriez point approcher du château de deux portées d'arquebuse après soleil couché; et mêmement vous voyez qu'ils ne couchent plus dans notre logis, parce qu'ils disent qu'il est encore trop près de cette maudite bâtisse. Ils dorment tous dans la grange, là-bas, au fond de la cour.

—Tant mieux pour le petit secret que nous avons ce soir ensemble, dit le marquis; mais tant mieux aussi peut-être pour ceux qui font les revenants à seules fins de vous larronner!

—Et que pourraient-ils larronner, monsieur Sylvain? Il n'y a rien dans le château. Quand j'ai vu que le diable y promenait des feux, j'ai eu crainte de l'incendie, et j'ai retiré toute ma récolte, sauf quelques méchants fagots et une dizaine de bottes de foin et paille, pour ne les point trop choquer, car on dit que les follets aiment bien batifoler dans les bois et le fourrage; et, de vrai, j'y trouvais bien du dérangement et de la foulaison: c'était comme si une cinquantaine de personnes vivantes y avaient passé.

Le marquis savait Faraudet très-véridique et incapable d'inventer quoi que ce fût pour se dispenser de lui rendre service.

Il commença donc à penser que, si des lumières se montraient dans le vieux manoir, si des voix se faisaient entendre, et si, surtout, des pas ou des corps foulaient et dérangeaient le fourrage, il y avait plus de réalité que de diablerie dans ces faits, et que le château, où le métayer et sa femme avouèrent enfin n'avoir pas osé entrer depuis plus de six semaines, pouvait bien servir de refuge déjà à quelques fugitifs.

—Intéressants ou malfaisants, je veux les voir, se dit-il.

Et, mettant son épée nue sous son bras, tenant d'une main les clefs du manoir et de l'autre une lanterne, il se dirigea, à travers les prés, vers l'enceinte ruinée et silencieuse.

Faraudet, voyant sa femme se lamenter de la hardiesse du bon monsieur, eut honte de le laisser aller seul et se décida à le suivre.

Mais, quand le marquis eut franchi le pont dormant, il vit le pauvre paysan trembler si fort, qu'il craignit d'être plus embarrassé que secondé par un homme si malade, et qu'il le pria de ne pas aller plus avant.

La plupart des châteaux de la Vallée-Noire, même ceux du moyen âge primitif, sont situés dans le plus creux des vallons, au lieu d'être placés sur les hauteurs, comme dans la Marche et le Bourbonnais. La raison de cette anomalie est fort plausible.

Dans un pays qui n'offre pas d'escarpements considérables, on dut chercher dans le cours d'eau le principal moyen de défense.

Donc, à Brilbaut comme à Briantes, comme à la Motte-Seuilly, à Saint-Chartier, à la Motte-de-Presles, etc., le manoir s'était planté au milieu des méandres d'une rivière capable d'alimenter de ses eaux courantes le double fossé circulaire de l'enceinte.

Le pont qui donne entrée à la première de ces enceintes est fort étroit, et porté sur des arcades indécises entre le plein cintre et l'ogive.

Tout le château est d'une architecture de transition: la façade est d'une forme étrange; la porte et les fenêtres superposées de l'escalier rentrent de quelques mètres dans le massif général, comme pour s'abriter des attaques du dehors.

Le sommet de l'édifice a dû être mascherolé en cet endroit, mais la construction inachevée est tronquée par un toit hors de proportion avec l'édifice, qui annonce un plan assez grandiose resté en chemin.

Le marquis arriva au pied du manoir, à vol d'oiseau; les murs d'enceinte étaient si écroulés et percés de tant de brèches, les fossés tellement comblés en mille endroits, qu'il n'était pas nécessaire d'en chercher les portes.

Il ouvrit sans bruit celle du château, qui était petite et basse sous un arc rampant surmonté d'une ogive fleurie.

Là, il ouvrit à demi sa lanterne pour voir à ses pieds, car le métayer l'avait averti de se méfier de l'escalier.

XLV

Cet escalier en spirale est fort beau, large pour six personnes et léger comme les branches d'un éventail. Il est d'une pierre blanche assez friable; beaucoup de marches sont entièrement rompues par la chute de quelque partie supérieure de l'édifice; mais celles qui restent semblent fraîchement taillées et ne portent aucune trace d'usure. À chaque demi-tour de la spirale, une marche d'engagement est soutenue par une figure grimaçante, une bête fantastique, ou un demi-corps d'homme armé, sculpté en relief sur la muraille.

Le marquis s'amusa à regarder ces figures, qui semblaient s'agiter à la lueur vacillante de sa lanterne.

Il montait lentement, profitant de chaque repos pour écouter; et, comme aucun autre bruit que celui du vent dans la toiture ne se faisait entendre, comme les portes des salles devant lesquelles il passait étaient fermées au cadenas, il doutait de plus en plus de la présence d'habitants quelconques. Il parvint ainsi jusqu'au dernier étage, où étaient situées les deux chambres destinées jadis au châtelain.

L'usage étant, au moyen âge, de se placer ainsi sous le faîte, et de rompre l'escalier, pour soutenir, en cas de besoin, un siége jusque dans son appartement, souvent les marches étaient interrompues dans la construction, et le châtelain n'entrait chez lui que par une échelle que l'on retirait le soir après lui. D'autres fois, les marches du dernier étage étaient, à dessein, tellement minces, qu'il suffisait de quelques coups de pic pour les briser.

C'était le cas, au château de Brilbaut; mais les brisures dont le marquis avait à se méfier ne provenaient, comme nous l'avons dit, que d'accidents fortuits, et il put, avec ses grandes jambes, escalader les lacunes sans danger sérieux.

Ces deux chambres, dont le métayer lui avait parlé, étant celles que devait, au besoin, habiter Lucilio, le premier mouvement de Bois-Doré fut d'y entrer pour voir si elles avaient des châssis, ou tout au moins des volets pleins aux croisées; car toutes celles de l'escalier, étroites et profondes, avec leur banc de pierre placé en biais dans l'embrasure, envoyaient des bouffées d'air impétueux contre lesquelles il avait eu de la peine à préserver sa lumière.

Mais, au moment d'ouvrir ces chambres seigneuriales, dont il avait les clefs, le marquis hésita.

Si le manoir servait de refuge à quelqu'un, ce quelqu'un était là, et, surpris dans son repos, il se mettrait en défense sans attendre d'explication. Cette exploration exigeait donc quelque prudence. Le marquis ne croyait pas aux esprits et avait d'autant moins de peur des vivants qu'il ne les cherchait pas à mauvaises intentions. Si quelque malheureux se trouvait caché là, quel qu'il fût, il était décidé à l'y laisser en paix et à ne pas trahir le secret qu'il aurait surpris.

Mais la première terreur du réfugié pouvait être hostile. Le marquis n'avait fait aucun bruit appréciable en entrant et en montant, puisque rien ne bougeait. Il devait, autant que possible, s'assurer de la vérité sans se laisser voir ni entendre, ou du moins sans se montrer brusquement.

À cet effet, il entra dans une salle sans porte, où régnait la plus profonde obscurité, les fenêtres étant toutes bouchées de planches ou de paille. Le plancher était couvert d'une couche de poussière et de ciment pulvérisé, d'une telle épaisseur, que les pas y étaient amortis comme sur de la cendre.

Bois-Doré marcha longtemps, voyant tout au plus à se conduire. Il avait fermé sa lanterne, qui n'était garnie ni de vitre ni de corne, mais d'un demi-cylindre de fer battu percé de petits trous, suivant l'usage du pays. Il ne se hasarda à la rouvrir que quand il eut atteint une extrémité de cet immense local, et après s'être bien assuré qu'il était en un lieu absolument tranquille et muet.

Il plaça alors son luminaire sur le plancher devant lui, et recula jusque dans une grande cheminée qui se trouvait près de lui.

De là, il put habituer peu à peu ses regards à une si faible clarté dans un si vaste espace, et distinguer une salle qui tenait toute la longueur du château.

Il examina la cheminée où il se trouvait. Elle était, comme tout le reste, en pierre blanche, et les socles angulaires, pénétrant dans le massif de la base, avaient leurs saillies si fraîches, qu'elles semblaient découpées de la veille; les doubles baguettes de l'encadrement n'avaient ni entailles ni souillures d'aucune sorte, non plus que l'écusson vierge d'armoiries qui couronnait le manteau. Le tuyau même de la cheminée et l'âtre, non revêtu de plaque, n'avaient traces de feu, de fumée, ni de cendre. La construction inachevée n'avait jamais servi, cela devenait évident. Personne n'avait jamais occupé, personne n'occupait cette salle froide et nue.

Après s'être assuré de ce fait, le marquis s'enhardit à aller voir de près pourquoi une barrière de planches, à hauteur d'appui, coupait transversalement cet énorme vaisseau vers la moitié de sa profondeur. Arrivé là, il trouva le vide devant lui. Le plancher était tombé ou avait été supprimé tout entier, ainsi que celui des étages inférieurs, dans toute une moitié de l'édifice, peut-être pour faciliter l'engrangement des blés.

L'œil plongeait donc dans les ténèbres d'un local qui paraissait aussi grand qu'une église.

Bois-Doré était là depuis quelques instants, cherchant à se faire une idée de l'ensemble, lorsque, des profondeurs que son œil interrogeait en vain, une sorte de gémissement monta jusqu'à lui.

Il tressaillit, ferma et cacha sa lanterne derrière les planches, retint son haleine et prêta l'oreille, qu'il avait un peu dure et qui pouvait le tromper sur la nature des sons.

Était-ce une porte, un volet poussé par le vent?

Il n'y avait pas trois minutes qu'il attendait, lorsque la même plainte, plus marquée encore, se répéta, et, en même temps, il lui sembla qu'un faible rayon de lumière, partant de bien loin au-dessous de ses pieds, illuminait ce fond d'édifice, qui, par rapport à lui, était bien littéralement un abîme.

Il s'agenouilla pour ne pas être vu, et regarda à travers les planches qui lui servaient de balustrade.

La clarté augmenta rapidement et bientôt devint assez vive pour lui permettre de voir, ou plutôt de deviner, dans un vague heurté d'ombre et de lumière, le fond d'une salle de rez-de-chaussée aussi grande que celle où il était, mais qui, avant l'écroulement des étages intermédiaires, avait dû être beaucoup plus élevée, ainsi qu'il en pouvait juger par la naissance des nervures de la voûte qui portaient sur des consoles chargées d'animaux et de personnages fantastiques, plus grands et plus saillants que ceux déjà vus dans l'escalier.

Pour tout ameublement, on distinguait quelques tas de fourrages secs, et des ais placés en barrière, vers le fond, avec des restes des crèches. Ce rez-de-chaussée avait longtemps servi d'étable à bœufs. Au milieu de ces ais, on apercevait des débris de jougs et de socs. Puis tout cela rentra dans l'ombre, et la clarté, en montant, vint frapper la grand pan de mur qui formait tout le pignon de l'édifice, et que le marquis voyait en face de lui sur une étendue d'une quarantaine de pieds.

Cette lumière, tantôt rougeâtre, tantôt blafarde, partait d'un foyer non visible, placé sous la voûte du rez-de-chaussée, c'est-à-dire dans la partie non écroulée, correspondant à celle d'où le marquis observait ce tableau sombre et flottant.

Tout à coup, il se fit un bruit de portes, de pas et de voix sous cette voûte, et une confusion d'ombres mouvantes et agitées, tantôt immenses, tantôt trapues, se dessina de la manière la plus bizarre sur le grand mur, comme si un grand nombre de personnes, allant et venant devant un vaste foyer, en eussent tour à tour masqué et démasqué le rayonnement.

—Voici, pensa le marquis, un jeu de cligne-musette assez curieux, et l'on ne saurait nier que ce château ne soit rempli d'ombres errantes et parlantes. Sachons ce qu'elles disent.

Il écouta; mais, au milieu d'un murmure de paroles, de chants, de plaintes et de rires, il ne parvint pas à saisir une phrase, un mot, une intention.

L'effroyable sonorité de la voûte, qui renvoyait les sons comme les ombres sur la muraille opposée, confondait toutes les voix en une seule, toutes les interpellations en un bruissement confus.

Le marquis n'était pas sourd; mais il avait la sensibilité auditive des vieillards, qui entendent très-bien une gamme de sons modérés et de paroles articulées, et qu'un vacarme, un pêle-mêle de voix trouble et offense sans résultat.

Il saisissait donc des inflexions et rien de plus: tantôt celle d'une grosse voix éraillée qui semblait faire un récit, tantôt un refrain de chanson interrompu brusquement par des accents de menace, et puis une voix claire qui semblait railler et contrefaire les autres, et qui soulevait un orage de rires violents et brutaux.

Parfois, c'étaient d'assez longs monologues, puis des dialogues à deux, à trois, et, tout à coup, des cris de colère ou de gaieté qui ressemblaient à des rugissements. En somme, il se pouvait que ces gens parlassent une langue que le marquis ne connaissait pas.

Il se persuada qu'il n'y avait là qu'une troupe de truands ou de bateleurs sans emploi, vivant de maraude et laissant passer les mauvais jours de l'hiver à l'abri de cette ruine, peut-être encore s'y cachant par suite de quelque méfait.

Ces rires, ces costumes bizarres qui se dessinaient devant lui en ombres chinoises, ces longs discours, ces dialogues animés avaient peut-être rapport à quelque étude d'un art burlesque.

—Si j'étais plus près d'eux, pensa-t-il, je m'en pourrais divertir; il n'est point d'homme mal reçu en une compagnie, si mauvaise qu'elle soit, lorsqu'il entre en offrant sa bourse de bonne grâce.

Il reprit donc sa lanterne et se préparait à descendre, lorsque les conversations, les chants et les rires se changèrent en cris d'animaux si réels et si parfaitement imités, qu'on eût dit une basse-cour en rumeur. C'était le bœuf, l'âne, le cheval, la chèvre, le coq, le canard et l'agneau braillant tous ensemble. Puis tout se tut comme pour écouter les aboiements d'une meute, le son du cor, tous les bruits d'une chasse.

Était-ce un jeu? Les acteurs songeaient-ils à se regarder sur la muraille? Ils ne paraissaient pas simuler une action en rapport avec leur tapage.

Un enfant criait d'une voix aiguë au milieu de tout cela, soit pour faire comme les autres, soit effrayé dans son sommeil, et Bois-Doré vit passer l'ombre menue d'un petit corps qui avait des mouvements de singe. Ensuite, ce fut une grosse tête coiffée d'une sorte de morion empanaché, profilant sur le mur lumineux un nez grotesque, puis une tête chevelue qui semblait surmontée d'une calotte de prêtre, et qui parlait à une longue silhouette longtemps immobile comme celle d'une statue.

Puis tous les bruits cessèrent brusquement, et l'on n'entendit qu'une plainte sourde, qui ressemblait aux gémissements de la souffrance, et que Bois-Doré avait toujours saisie, revenant par intervalles, comme un douloureux point d'orgue dans les pauses de ce charivari effréné.

Le tumulte apaisé, l'ombre d'un crucifix gigantesque coupa en croix toute la muraille.

La lumière parut changer de place, et cette croix devint toute petite; enfin, elle disparut, et une seule figure très-nettement dessinée prit sa place, tandis qu'une voix sépulcrale récitait d'un ton monotone une prière qui semblait être celle des agonisants.

XLVI

Bois-Doré, qui était resté là, retenu par l'amusement qu'il prenait à cette fantasmagorie et à ces bruits étranges, commença à sentir le froid qui faisait claquer ses dents, lorsque cette ennuyeuse psalmodie commença.

Cette fois, décidé à aller voir ce qui se passait, il fut pourtant retenu par l'incroyable ressemblance que lui offrait la dernière apparition.

Elle devenait plus précise et plus fixe à mesure que la voix lugubre débitait sa lugubre prière, et le marquis, fasciné à sa place, ne pouvait plus en détacher ses yeux.

Cette tête, si reconnaissable à sa chevelure courte coupée à la malcontent, et à la fraise espagnole que l'encadrait, à ses lignes arrêtées et d'une délicatesse anguleuse, enfin à la forme particulière de la barbe et de la moustache, c'était celle de d'Alvimar, penchée en arrière dans la roideur de la mort.

D'abord, Bois-Doré se défendit de cette idée; puis elle devint une obsession, une certitude, une émotion, une terreur insurmontable.

Il n'avait jamais cru aux revenants par rapport à lui. Il disait et pensait que, n'ayant jamais mis personne à mort par vengeance ou cruauté, il était bien sûr de n'être jamais visité par aucune âme en peine ou en colère; mais, pas plus que la majorité des hommes raisonnables de son temps, il ne niait le retour des esprits sur la terre et les apparitions dont tant de personnes dignes de foi racontaient les particularités.

—Ce d'Alvimar est bien mort, pensa-t-il: j'ai touché ses membres froids; j'ai vu descendre de cheval son corps déjà roidi. Il repose depuis des semaines dans la terre, et pourtant je le vois ici, moi qui n'ai jamais rien vu de surnaturel là où les autres voyaient des fantômes épouvantables. Cet homme était-il, contre toutes les apparences, innocent du crime dont je l'ai accusé et puni? Est-ce un reproche de ma conscience? Est-ce une fantaisie de mon cerveau? Est-ce le froid de cette masure qui me gagne et me trouble? Quelque chose que ce soit, pensa-t-il encore, j'en ai assez.

Et, sentant le vertige précurseur d'un évanouissement, il se traîna sur l'escalier. Là, il se remit un peu et assura son pas pour descendre la spirale brisée.

Mais, quand il fut au bas, au lieu de se raffermir l'esprit et de chercher à pénétrer dans les salles du rez-de-chaussée, il ne voulut plus rien voir ni rien écouter, et, chassé par une insurmontable répugnance, il s'élança dans la campagne, confessant sa peur à lui-même, et prêt à la confesser naïvement à quiconque lui en demanderait compte.

Il trouva le métayer qui l'attendait, plus mort que vif, sur le pont.

C'était pour le brave homme un acte héroïque d'être resté là à l'attendre. Il était incapable de dire ou d'entendre quoi que ce fût, et ce ne fut qu'on rentrant dans sa maison avec le marquis, qu'il osa l'interroger.

—Eh bien, mon pauvre cher monsieur Sylvain, dit-il, j'espère que vous en avez eu votre soûl, de voir leurs clartés et d'écouter leurs bramées! Je croyais bien ne vous en voir jamais revenir!

—Il est certain, dit le marquis en avalant un verre de vin que lui offrait la métayère, et qu'il ne trouva pas de trop en ce moment, qu'il y a quelque chose de non ordinaire dans cette ruine. Je n'y ai rien rencontré de malfaisant...

—Eh! si pourtant, mon bon monsieur, dit la Grand'Cateline, vous voilà plus blanc que vos rabats! Chauffez-vous donc, seigneur, pour ne point attraper de mal.

—Pour le vrai, j'ai eu froid, répondit le marquis, et j'ai cru voir des choses que je n'ai peut-être point vues; mais la marche me remettra, et je crains d'inquiéter mon monde en demeurant davantage. Bonne nuit à vous, bonnes gens! Buvez à ma santé.

Il paya grassement leur obligeance et alla retrouver sa voiture, qui était revenue l'attendre au point où il l'avait quittée. Aristandre s'était inquiété; mais, le marquis assurant qu'il ne lui était rien arrivé de fâcheux, le bon carrosseux se persuada qu'Adamas ne hablait point quand il assurait que monsieur avait encore de galantes aventures.

—Il doit y avoir à cette ferme, dit-il tout bas à Clindor, chemin faisant, quelque bergère de bonne mine!

Il se confirma dans cette ingénieuse idée quand son maître lui défendit de parler de sa course à travers les prés.

Au lieu de s'arrêter à Ars, le marquis fit courir droit sur Briantes. Il était surpris, et un peu honteux déjà, du moment d'effroi qui l'avait entraîné à quitter Brilbault sans rien éclaircir.

—Si j'en parle, on se moquera de moi, pensa-t-il; on se dira tout bas que l'âge me fait radoter. Mieux vaut ne confier ceci à personne; et, comme, après tout, il m'importe peu que Brilbault soit au pouvoir d'une bande de bateleurs ou de sorciers, je chercherai pour Lucilio quelque autre gîte plus paisible.

À mesure qu'il approchait de chez lui, son esprit reposé s'interrogeait sur ce qu'il avait éprouvé.

Ce qui le frappait, c'est d'avoir été surpris par la peur dans un moment où rien ne l'y avait disposé, et où, bien au contraire, il s'était senti en train de rire des facéties de ces lutins et de la bizarrerie divertissante de leurs portraits sur la muraille.

Par suite de ses réflexions à ce sujet, il arrêta Aristandre devant les prés Chambon, et descendit à pied le court sentier qui conduisait à la chaumière de la jardinière Marie, dite la Caille-Bottée.

Cette chaumière existe encore; elle est encore occupée par des maraîchers. C'est une maisonnette vermoulue, flanquée d'une tourelle d'escalier en pierres sèches. Le gentil verger, tout entouré de haies bourrues et de folles ronces, est, à ce que l'on assure, un cadeau de M. de Bois-Doré à la Caille-Bottée.

Il trouva là le frère oblat, partageant la pitance du couvent avec sa maîtresse, qui partageait avec lui le vin et les fruits de son jardin.

Leur association n'était cependant pas ostensible; ils y mettaient quelque précaution, afin de n'être pas «commandés de se marier,» et, par là, de perdre le privilége d'invalide que Jean le Clope avait au couvent des Carmes.

—Ne craignez rien, mes amis, dit le marquis en surprenant leur tête-à-tête. Nous avons des secrets ensemble, et je vous veux seulement dire deux mots...

—Présent, mon capitaine! répondit Jean le Clope en sortant de dessous la table, où il s'était réfugié; je vous prie de me pardonner, mais je ne savais qui approchait de la maison, et l'on fait tant de propos sur mon compte!

—Bien injustes, assurément! dit en souriant le marquis. Mais réponds-moi, mon ami; je ne t'ai pas revu depuis certain événement. Je t'ai fait remettre une petite récompense par Adamas, à qui tu as juré d'avoir exécuté fidèlement mes ordres. Ayant un moment ce soir pour te parler sans témoins, je souhaite savoir de toi quelques détails sur la manière dont tu as fait les choses.

—Quoi, mon capitaine? il n'y a pas deux manières d'enterrer un mort, et j'y ai fait office de chrétien aussi chrétiennement que l'eût fait le prieur de ma communauté.

—Je n'en doute pas, mon camarade; mais as-tu été prudent?

—Mon capitaine doute de moi? s'écria l'invalide avec une sensibilité qui se développait particulièrement en lui après souper.

—Je doute, non pas de ta discrétion, Jean, mais un peu de ton adresse à cacher cette sépulture; car la mort de M. d'Alvimar est aujourd'hui connue de mes ennemis, et pourtant je ne saurais douter de la fidélité de mes gens, non plus que de la tienne.

—Hélas! monsieur le marquis, vos gens n'étaient pas seuls dans le secret, observa judicieusement la Caille-Bottée; ceux de M. d'Ars ont pu parler, et, d'ailleurs, ne cherchiez-vous pas, cette nuit-là, un homme que vous vouliez tenir et qui s'est échappé?

—Il est vrai; c'est celui-là seul que j'accuse. Je ne viens point, mes amis, pour vous faire des reproches, mais pour vous demander où, quand et comment vous avez donné la sépulture à ce cadavre.

—Où? dit Jean le Clope en regardant la Caille-Bottée. C'est en notre jardin, et, si vous voulez voir la place...

—Je n'en suis point curieux. Mais faisait-il nuit grande ou petit jour?

—C'était environ sur les... deux ou trois heures du matin, dit le frère oblat avec un peu d'hésitation, en regardant encore la vieille fille grêlée, qui semblait, de l'œil, lui souffler ses réponses.

—Et vous ne fûtes vus de personne? dit encore Bois-Doré examinant avec attention l'un et l'autre.

Cette question troubla tout à fait le frère oblat, et le marquis surprit de nouveaux regards d'intelligence entre lui et sa compagne.

Il devenait évident pour lui qu'ils craignaient d'avoir été vus, et que, dans la crainte d'être contredits par un témoin digne de foi, ils n'osaient donner des détails sur la manière dont ils avaient rempli les intentions du marquis.

Celui-ci se leva et renouvela la question d'un air d'autorité.

—Hélas! mon bon seigneur, dit la Caille-Bottée en s'agenouillant, pardonnez à ce pauvre estropié de corps et d'esprit, qui a peut-être un peu trop bu ce soir, et ne sait point s'expliquer comme il faut!

—Oui, pardonnez-moi, mon capitaine, ajouta l'invalide, attendri apparemment sur la situation de son propre cerveau, et en s'agenouillant aussi.

—Mes amis, vous m'avez trompé! dit le marquis résolu à les confesser; vous n'avez point enseveli vous-mêmes M. d'Alvimar! Vous avez eu peur, ou scrupule, ou répugnance; vous avez averti M. Poulain...

—Non, monsieur, non! s'écria la Caille-Bottée avec énergie; nous n'aurions jamais fait pareille chose sachant que M. Poulain est contre vous! Puisque vous savez que nous ne vous avons pas obéi, vous devez savoir aussi qu'il n'y a pas de notre faute, et que le diable en personne s'en est mêlé.

—Racontez ce qui est arrivé, reprit le marquis; je veux savoir si vous me direz la vérité.

La jardinière, persuadée que le marquis en savait plus qu'elle-même, raconta très-sincèrement ce qui suit:

«—Quand vous fûtes parti, mon cher monsieur, notre premier soin fut de porter ce mort dans notre jardin, où nous le couvrîmes d'un grand paillasson; car, de le faire entrer céans, je ne m'en souciais point et n'en voyais point l'utilité. Je confesse que j'en avait grand'peur, et que, pour tout autre que vous, mon bon monsieur, je n'eusse voulu recevoir pareille compagnie.

»Jean me traitait de sotte et riait, tout en avalant le reste de son pichet de vin, soi-disant pour se prémunir contre le frais de la nuit, mais peut-être bien pour se divertir l'esprit des idées tristes qui viennent toujours à la vue d'un mort, si dur que l'on soit de son cœur.

»Il faut vous confesser aussi que le premier soin de ce pauvre Jean, que voilà, avait été de prendre ce qu'il y avait dans les poches de ce mort et dans la mallette du cheval qui l'avait apporté ici... Vous n'aviez rien dit; nous pensions que cela nous revenait, et nous étions là à compter l'argent sur la table, afin de vous le rendre fidèlement, si vous veniez à le réclamer.

»Il y avait de l'or plein une assez grosse bourse, et Jean, buvant toujours, prenait plaisir à le regarder et à le manier. Que voulez-vous, monsieur! de pauvres gens comme nous! ça surprend de toucher à ça. Et nous nous faisions des idées sur la manière de placer cette fortune. Jean voulait acheter une vigne, et moi, je disais que mieux valait une ouche bien plantée en noyers de rapport; et, moitié riant de nous voir si riches, moitié disputant sur le comportement que nous ferions de notre avoir, nous ne pensions plus au mort, quand le coucou sonna quatre heures du matin.

»—À présent, que je dis à ce pauvre Jean, je n'ai plus peur, et, comme tu n'es pas bien adroit de ta jambe de bois, encore que tu bêches un peu de ton bon pied, je te veux aider à faire la fosse. Je n'ai jamais souhaité mal à aucune personne vivante; mais, puisque ce monsieur est mort, je ne lui souhaite point de revivre. Il y a comme ça du monde qui, en s'en allant, profite bien à ceux qui restent.

»Je m'en dois accuser, mon cher monsieur, voilà toutes les prières que, ce mauvais Jean et moi, nous faisions pour ce trépassé.

»Si bien que, prenant la bêche, nous retournons tous les deux au jardin et levons le paillasson où nous avions caché le corps. Mais qui fut étonné, monsieur? Il n'y avait rien dessous; on nous avait volé notre mort!

»Nous voilà de chercher, de tout retourner: rien, monsieur, rien! Nous pensions être fous et avoir rêvé tout ce qui était arrivé cette nuit-là, et vitement je courus pour voir si l'argent n'était point une vision.

»Eh bien, monsieur, si vous n'étiez là pour nous questionner, nous pourrions croire que le diable nous avait joué une pièce de comédie; car le tiroir où j'avais mis la bourse et les bijoux était ouvert, et le tout s'était envolé de la maison, du temps que nous étions dans le jardin, comme le mort s'était envolé du jardin, du temps que nous étions dans la maison.»

En achevant ce récit, la Caille-Bottée se lamenta sur la perte de l'argent, et le frère oblat, qui ne demandait qu'une occasion de pleurer, versa des larmes trop sincères pour que le marquis pût révoquer en doute le double et étrange vol commis chez eux, d'une bourse pleine et d'un mort trépassé; ainsi disait d'un ton dolent la jardinière.

XLVII

Pendant ce duo de lamentations, le marquis réfléchissait.

—Dites-moi, mes amis, reprit-il, ne vîtes-vous point, dans votre jardin, des empreintes de pas, et, dans votre maison, des traces d'effraction?

—Nous n'y fîmes point d'attention tout de suite, répondit la Caille-Bottée; nous étions trop troublés; mais, quand le jour fut venu, nous observâmes toutes choses de notre mieux. Dans la maison, il n'y avait rien d'extraordinaire. On avait pu y entrer dès que nous eûmes le dos tourné: nous avions laissé la porte et le tiroir ouverts, et l'argent en vue; il y avait là bien de notre faute, hélas!

—Donc, observa le marquis, le défunt ne s'en est pas allé tout seul, et il a eu, non-seulement quelques amis pour enlever sa dépouille, mais encore d'autres pour repêcher son argent et ses bijoux.

—Je suppose, monsieur, qu'il y en eut seulement deux pour la première besogne, et un pour la dernière, lequel même n'était pas bien d'accord avec les autres; car nous vîmes, sur le terreau de nos plates-bandes, deux paires de pieds qui s'en allaient vers notre échalier donnant du coté de Briantes, lesquels pieds paraissaient être chaussés de bottes ou de patins, tandis que, sur le sable de notre petite cour, il y avait comme des marques de pieds nus, des pieds d'enfant tout petits qui s'en allaient du côté de la ville. Mais, comme il y avait déjà de l'eau dans les sentiers, nous ne pûmes rien voir hors de notre enclos.

Bois-Doré fit en lui-même le raisonnement suivant:

—Sanche, qui s'était échappé, nous aura suivis et observés. Puis il aura été trouver M. Poulain, qui aura envoyé quelqu'un ou sera venu lui-même avec Sanche, chercher le corps de d'Alvimar pour lui donner la sépulture. La délation vient de là. Le recteur n'aura pas osé, pour des raisons que j'ignore, produire ce cadavre aux regards de ses paroissiens et me dénoncer publiquement. Il aura peut-être voulu donner à Sanche le temps de fuir. Quant à l'argent, quelque petit malandrin aura surpris les allées et venues, écouté aux portes et profité de la circonstance: ceci m'importe assez peu.

Puis, après avoir encore réfléchi sur toutes ces choses et fait diverses questions qui n'amenèrent aucun éclaircissement nouveau:

—Mes amis, dit-il, lorsque nous amenâmes ici ce mort en travers de son cheval, nous vous laissâmes la mallette, sans songer à autre chose qu'à nous débarrasser la vue et nous laver les mains de tout ce qui avait appartenu à notre ennemi. Cependant, nous avisant, le lendemain, qu'il se pouvait trouver dans cette valise des papiers intéressants pour nous, nous vous les fîmes réclamer, et vous répondîtes à Adamas qu'il ne s'y était rien trouvé qu'un habillement de rechange, un peu de linge et aucun papier ou parchemin.

—C'est la vérité, monsieur, répondit la jardinière, et nous pouvons vous montrer la mallette encore pleine, et telle qu'elle nous a été remise. Le voleur ne la vit point sur le pied du lit, où nous l'avions jetée, ou bien il ne voulut pas s'en embarrasser.

Le marquis se la fit apporter, et constata la vérité de l'assertion.

Cependant, en examinant et retournant cet objet, il lui sembla y découvrir une combinaison de poche cachée qui avait échappé aux recherches de ses hôtes, et qu'il fut forcé de découdre pour l'ouvrir.

Là, il trouva quelques papiers qu'il emporta, après avoir dédommagé la jardinière et l'invalide de la perte qu'ils avaient faite, et leur avoir recommandé le silence jusqu'à nouvel ordre.

Il était passé onze heures quand le marquis rentra dans sa grande maison.

Mario ne dormait pas; il jouait aux jonchets avec Lauriane dans le salon, ne voulant pas se coucher sans avoir va rentrer son père.

Lucilio lisait au coin du feu, ne se laissant pas distraire par les rires des enfants, mais se trouvant agréablement bercé dans ses profondes rêveries par cette musique fraîche et charmante, à laquelle son cœur tendre et son oreille mélodique étaient particulièrement sensibles.

Depuis qu'il avait fait le devin en présence de M. le Prince, les enfants l'appelaient M. l'astrologue, et le taquinaient en paroles pour le faire sourire. L'aimable savant souriait tant qu'on voulait, sans se déranger de son travail d'esprit, la bienveillance de son caractère et la douceur de ses instincts demeurant, pour ainsi dire, unies à son corps, et parlant à travers ses beaux yeux italiens, même quand son âme était en voyage dans les sphères célestes.

Adamas, qui malgré son adoration pour son petit comte, s'ennuyait jusqu'à la mélancolie, en l'absence de son divin marquis, errait par l'escalier et le préau, comme une âme en peine, lorsqu'il entendit enfin le trot retentissant de Pimante et de Squilindre, et les plaintes des cailloux du chemin, broyés sous les roues de la monumentale carroche comme des noix sous le pressoir.

—Voilà monsieur qui arrive! s'écria-t-il en ouvrant la porte du salon avec autant de bruit et de joie que si le marquis eût été absent pendant une année et il courut à la cuisine pour en rapporter lui-même une sorte de punch réchauffant, composé de vin et d'aromates, savante et agréable boisson dont il se réservait le secret, et à laquelle il attribuait la bonne mine et la verte santé de son vieux maître.

Le bon Sylvain embrassa son fils, et salua tendrement sa fille, serra la main de son astrologue, but le cordial que lui présentait son bon serviteur, et, ayant ainsi contenté tout son monde, mit ses grandes jambes presque dans le feu, fit placer une petite table ronde à côté de lui, et pria Lucilio de lire des yeux certains papiers qu'il apportait, tandis que Mario les traduirait tout haut de son mieux.

Les papiers étaient écrits en langue espagnole, sous forme de notes rassemblées pour un mémoire et réunies par une courroie. Il n'y avait ni adresse, ni cachet, ni signature.

C'était une série de renseignements officieux ou officiels sur l'état des esprits en France, sur les dispositions présumées ou surprises de divers personnages plus ou moins importants pour la politique espagnole; sur l'opinion publique à cet égard; enfin une sorte de travail diplomatique assez bien fait, quoique inachevé et en partie à l'état de brouillon.

On y voyait que d'Alvimar, dont, pendant ces quelques jours de résidence à Briantes, on ne s'était pas expliqué la vie de retraite et les longues écritures, n'avait pas cessé de rendre compte à un prince, ministre ou protecteur quelconque, d'une sorte de mission secrète, très-hostile à la France et pleine d'aversion et de dédain pour les Français de toutes les classes avec lesquels il s'était trouvé en relation.

Cette minutieuse critique n'était pas sans esprit, partant sans intérêt. D'Alvimar avait l'intelligence subtile et le raisonnement spécieux. Faute de relations aussi élevées et aussi intimes qu'il les eût souhaitées pour le progrès de sa fortune et l'importance de son rôle, il était habile à commenter un petit fait observé, et à interpréter une parole surprise ou recueillie en passant: un propos, un bruit, une réflexion venant du premier venu, dans quelque lieu qu'il se trouvât, tout lui servait, et l'on voyait dans ce travail, à la fois perfide et puéril, la tendance irrésistible et la secrète satisfaction d'une âme pleine de bile, d'envie et de souffrance.

Lucilio, qui devina, dès les premières lignes, l'intérêt que le marquis prenait à cette trouvaille, chercha dans les derniers feuillets, et trouva bien vite celui-ci, que Mario traduisit couramment, presque sans hésitation, en regardant de ses beaux yeux dans les beaux yeux de son professeur à la fin de chaque phrase, pour s'assurer rapidement, avant de poursuivre, qu'il n'avait pas fait de contre-sens:

«Pour ce qui est du pr.... de C...é, je ferai en sorte d'approcher de sa personne: j'ai eu des renseignements d'un ecclésiastique intelligent et intrigant qui peut être utile.

»Retenez le nom de Poulain, recteur à Briantes. Il est de Bourges et sait beaucoup de choses, notamment sur ledit prince, lequel est fort avide d'argent et fort peu capable du côté de la politique; mais il ira où l'ambition le poussera. On pourrait le leurrer de grandes espérances et s'en servir comme on a fait des Guises, car il n'a de Condé que le nom, et craint toutes choses et toutes gens.

»Il est donc plus malaisé à prendre qu'il ne paraît. Sa personne n'est bonne à rien. Son nom est encore un parti. Dans l'espoir d'être roi, il est prêt à donner beaucoup de gages à la très-sainte I..., sauf à se retourner si c'était son intérêt. On dit qu'il ne reculerait pas à se défaire du R... et de son frère, et que, dans un besoin, on pourrait frapper haut et fort au moyen de ce pauvre esprit et de ce faible bras.

»Si c'est votre opinion de le nourrir dans cette pensée, faites-le savoir à votre très-humble...»

—C'est bien, c'est bien! s'écria le marquis. Nous tenons là de quoi brouiller notre ami Poulain avec M. le Prince, et tous deux avec la mémoire de ce cher M. d'Alvimar. Dieu sait que mon goût serait de laisser ce défunt tranquille; mais, si l'on nous menace de le venger, nous le ferons connaître aux bons amis qui le plaignent.

—C'est fort bien, dit la gentille madame de Beuvre, à la condition que vous pourrez prouver que ces notes sont écrites de sa main!

—Il est vrai, répondit le marquis; sans cela, nous ne tenons rien qui vaille. Mais, sans doute, Guillaume nous pourra procurer quelque lettre signée de lui?

—Il est probable; et il faudra vous en inquiéter bien vite, mon marquis!

—Alors, dit le marquis en lui baisant la main pour lui souhaiter le bonsoir,—car elle s'était levée pour se retirer,—je retournerai demain chez Guillaume, et, en attendant, gardons bien nos preuves et nos moyens.

Le lendemain, en s'éveillant, le marquis vit entrer chez lui Lucilio, qui lui remit une page écrite par lui à son intention.

Le pauvre muet voulait s'en aller pendant quelque temps, afin de ne pas attirer plus vite sur son généreux ami l'orage qui les menaçait tous deux.

—Non, non! s'écria Bois-Doré très-ému; vous ne me causerez point cette douleur de me quitter! Le danger est ajourné, cela nous est bien prouvé à tous, et les notes de M. d'Alvimar sont faites pour me rassurer tout à fait sur mon affaire. Quant à vous, croyez que vous ne devez rien craindre du prince, ayant si bien annoncé la mort du favori. D'ailleurs, quels que soient les risques pour vous d'être ici, je crois qu'ailleurs ils seraient pires, et c'est dans ce pays que je vous puis efficacement protéger ou cacher, selon les événements qui surviendront. Ne nous tourmentons pas de l'inconnu, et, si vous avez scrupule d'augmenter les embarras de ma situation, songez à ceci, que l'éducation de Mario est manquée et perdue sans vous. Songez au service que vous me rendez de faire d'un aimable enfant un homme de tête et de cœur, et vous reconnaîtrez que ce n'est ni ma fortune ni ma vie qui pourraient m'acquitter envers vous, car ni l'une ni l'autre ne valent la science et la vertu que vous nous donnez.

Ayant, non sans peine, arraché à son ami le serment de ne pas quitter Briantes sans son consentement, le marquis allait retourner à Ars, lorsqu'il vit arriver Guillaume avec M. Robin de Coulogne, celui-ci très-surpris de ce que lui avait raconté le matin même son métayer Faraudet, celui-là s'étonnant de n'avoir pas reçu, la veille au soir, la visite du marquis, annoncée par ses gens.

Bois-Doré se confessa et raconta sincèrement la vision qu'il avait eue à Brilbault, affirmant toutefois que, jusqu'à l'apparition du profil de d'Alvimar sur la muraille, il croyait être certain de n'avoir pas rêvé un tapage et des ombres provenant d'être parfaitement réels.

Il eut la mortification de surprendre un sourire d'incrédulité sur la figure de ses deux auditeurs; mais, quand il eut raconté les aventures antérieures du logis de la jardinière, et montré les notes de d'Alvimar, il vit ses amis redevenir sérieux et attentifs.

—Mon cousin, lui dit Guillaume, en ce qui touche ces notes, il me sera facile de les rendre authentiques et de vous fournir l'écriture et la signature de M. d'Alvimar. Je vous certifie, en attendant, que ces pages-ci sont bien de sa main. Mettez-les dans vos archives et attendez, pour publier la mort de ce traître, que l'on revienne officiellement vous en demander compte.

Ce ne fut pas l'avis de M. Robin. Il blâmait le silence gardé sur cet événement, les précautions prises pour faire disparaître le corps et la continuation de ce mystère, dans un moment où les esprits de la localité étaient disposés en faveur du beau Mario, touchés du récit de ses aventures, et tout portés à maudire les lâches assassins de son père.

Bois-Doré eût suivi cet avis sur-le-champ, sans la crainte de déplaire à Guillaume, qui persistait dans son premier sentiment.

—Mon cher voisin, dit celui-ci, je me rangerais à votre opinion et me repentirais du conseil donné par moi au marquis, sans une réflexion qui me vient et que je vous prie de peser sérieusement; et cette réflexion, la voici: c'est que le marquis n'a pas besoin de s'accuser d'avoir tué un homme qui n'est peut-être pas mort.

MM. Robin et Bois-Doré firent un mouvement de surprise, et Guillaume continua:

—Pour parler et penser ainsi, j'ai deux fortes raisons: la première, c'est que l'on a emporté du jardin de la Caille-Bottée un homme qui pouvait, bien que percé d'un vaillant coup d'épée, n'avoir pas rendu le dernier soupir; la seconde, c'est que notre marquis, dont le courage n'est point de ceux dont on puisse douter, a vu à Brilbault la figure de son ennemi.

M. Robin garda le silence de la réflexion; Bois-Doré recueillit ses souvenirs de la veille, et tâcha de les dégager du trouble qu'il avait éprouvé; puis il dit:

—Si M. d'Alvimar est mort, ce n'est pas sur le lieu du combat, à la Rochaille, ni au logis de la jardinière; c'est à Brilbault, pas plus tard qu'hier au soir. Il est mort en je ne sais quelle étrange et brutale compagnie, mais assisté d'un prêtre qui pouvait être M. Poulain, et soigné par un valet qui devait être le vieux Sanche. Les ombres confuses que j'ai vues ne m'ont rien offert de contraire à ces suppositions, et, quant à ce que j'ai saisi de la façon la plus claire et la plus nette, c'est une croix aussi bien dessinée que celle d'un blason, et sous la dextre branche de cette croix, la face amaigrie et comme décharnée de M. d'Alvimar. Cette face sembla d'abord un peu agitée pendant qu'une voix disait une psalmodie mortuaire; de faibles soupirs, que j'avais entendus à travers la bacchanale, se firent entendre encore durant la prière. Puis cette plainte cessa, la face devint comme de pierre; on eût dit que ses lignes s'endurcissaient sur la muraille qui m'en présentait le reflet. La tête était non plus penchée, mais renversée en arrière, et alors...

—Alors, quoi? dit Guillaume.

—Alors, reprit ingénument le marquis, je devins sot et faible, et je me sauvai pour ne plus rien voir.

—Eh bien, quoi qu'il en soit et quoi qu'il y ait, dit M. Robin, nous irons examiner et bouleverser cette masure de fond en comble, s'il le faut, pour voir ce qu'elle cache et quelles gens elle abrite.

Guillaume fut d'avis de n'y aller qu'aux approches de la nuit, et avec beaucoup de précautions, afin de surprendre le but de ces réunions mystérieuses.

Faraudet avait donné à M. Robin des détails précis sur l'heure à laquelle commençait le vacarme, et, du moment que ces bruits étranges n'étaient point une pure imagination des paysans effrayés, on devait voir, dans leur régularité et dans leur obstination, un système adopté pour semer l'épouvante et l'exploiter au profit d'un intérêt quelconque.

M. Robin remarqua, en outre, qu'au dire du métayer, cette fantasmagorie ne se produisait à Brilbault que depuis environ deux mois, c'est-à-dire environ depuis l'époque assignée par Guillaume et le marquis à la mort de d'Alvimar.

—Tout ceci, dit-il, me remet en mémoire que, le jour de ma dernière arrivée au Coudray, la semaine passée, je rencontrai à plusieurs reprises sur mon chemin, et de loin en loin, des gens d'assez mauvaise mine, qui ne me parurent ni paysans, ni bourgeois, ni soldats, et que je m'étonnai de ne point connaître. Sachez de vos gens si, dans ces derniers temps, ils n'ont fait pas des rencontres pareilles dans vos environs.

Divers domestiques furent mandés. Ceux de Bois-Doré et ceux de Guillaume s'accordèrent à dire que, depuis quelques semaines, ils avaient vu rôder dans les bois et dans les chemins peu fréquentés de la Varenne, certaines figures suspectes, et qu'ils s'étaient demandés ce que ces étrangers trouvaient à gagner dans des endroits si déserts.

On se souvint alors de vols assez nombreux commis dans les fermes et basses-cours des localités environnantes; enfin, la figure de La Flèche avait reparu, avec d'autres figures hétéroclites, dans les foires et marchés des villes voisines. On croyait, du moins, pouvoir affirmer qu'un personnage de tréteaux, outrecuidant le babillard, déguisé de diverses manières, était le même qui avait rôdé, deux ou trois jours durant, entre Briantes et la Motte-Seuilly, à l'époque de la recouvrance de Mario.

Il résulta de ces renseignements que l'on présuma avoir affaire à l'espèce la plus méfiante et la plus rusée des vagabonds et des bandits, et l'on se concerta pour s'emparer de leur secret sans leur donner l'éveil.

On complot donc de se séparer à l'instant même; car il était fort possible que ces gens se fussent aperçus de la visite du marquis à Brilbault, et qu'ils eussent, derrière les buissons des chemins, quelques espions en embuscade.

Guillaume rentrerait chez lui, prendrait bon nombre de ses serviteurs et feindrait de partir pour Bourges.

M. Robin se tiendrait au Coudray avec son monde, jusqu'à l'heure convenue.

Bois-Doré irait s'embusquer du côté de Thevet, Jovelin, du côté de Lourouer.

XLVIII

À la tombée de la nuit, les valets et vassaux dirigés par ces quatre chefs, formeraient dans la campagne un cercle qui se rétrécirait brusquement comme celui d'une battue aux loups, chacun calculant le temps qu'il lui fallait, en raison de son point de départ, pour arriver à point au moment de cerner de près la masure.

Ce moment fut fixé à dix heures du soir. Jusque-là, on marcherait en silence et en évitant le plus possible de se montrer: on laisserait passer quiconque se dirigerait sur Brilbault; mais, à partir de dix heures, on arrêterait quiconque essayerait d'en sortir.

Défense fut faite de tuer ou blesser personne, à moins d'être attaqué sérieusement, le but principal étant de faire des prisonniers et d'obtenir des révélations.

Il fut convenu encore que chacun partirait isolément de son poste, et ce poste fut assigné à chacun d'après la connaissance stratégique que Guillaume et le marquis avaient des moindres localités.

À cet effet, Guillaume se séparerait de ses gens à la Berthenoux, et ceux-ci se dissémineraient le long de l'Igneraie. M. Robin irait seul chez son métayer, tandis que son monde franchirait, par vingt pistes différentes, la petite distance entre le Coudray et Brilbault, en ayant soin de garder toute la ligne de Saint-Chartier.

De son côté, Bois-Doré irait faire une promenade à Montlevic, et, de là, partirait seul pour le rendez-vous, après avoir dispersé son escorte de la même façon que ses deux amis, afin d'ôter tout soupçon à quiconque observerait ses mouvements.

Toutes les dispositions prises, on pouvait compter mettre sur pied et faire agir avec certitude une centaine d'hommes solides et bien avisés. Pour sa part, Bois-Doré en fournissait à peu près cinquante, tout en laissant une dizaine de bons serviteurs pour la garde de son château et de sa gentille hôtesse Lauriane.

Afin de paraître, aux yeux des espions présumés, étranger à tout projet sur Brilbault, le marquis se fit accompagner au château de Montlevic par Mario, comme pour rendre visite aux jeunes gens ses voisins.

Les d'Orsanne étaient petits-fils d'Antoine d'Orsanne, qui fut lieutenant-général du Berry et calviniste.

Le marquis et Mario passèrent une heure chez eux; après quoi, Bois-Doré chargea Aristandre de reconduire son enfant à Briantes, tandis qu'il remonta à cheval pour s'en aller tout seul à Étalié, qui est un hameau sur la route de La Châtre à Thevet, au faîte d'une hauteur appelée le Terrier.

Comme Mario, intrigué de toutes ces précautions, demandait à le suivre, il lui répondit qu'il allait souper chez Guillaume d'Ars, et qu'il reviendrait de bonne heure.

L'enfant monta son petit cheval en soupirant, car il pressentait quelque aventure, et, à force d'entendre parler les gentilshommes, le gentil paysan des Pyrénées était vite devenu gentilhomme lui-même, dans le sens romanesque et chevaleresque encore attribué à ce titre par le bon marquis.

On sait avec quelle merveilleuse facilité l'enfance se modifie et se transforme selon le milieu où elle se trouve transplantée. Mario rêvait déjà de beaux faits d'armes, de géants à pourfendre et de damoiselles captives à délivrer.

Il essaya d'insister à sa manière, en obéissant sans murmurer, mais en attachant sur le vieillard qui l'adorait ses beaux yeux tendres et persuasifs.

—Point, mon cher comte, lui répondit Bois-Doré, qui comprenait fort bien sa muette prière: je ne puis laisser seule, la nuit, en mon manoir, l'aimable fille qui m'est confiée. Songez qu'elle est votre sœur et votre dame, et que, lorsque je suis forcé de m'absenter, votre place est auprès d'elle, pour la servir, la distraire et la défendre au besoin.

Mario se rendit à cette flatteuse hyperbole, et piquant des deux, il reprit au galop la route de Briantes.

Aristandre le suivait, et devait retourner auprès du marquis aussitôt qu'il aurait ramené l'enfant au manoir.

Comme la veille, la soirée était assez douce pour la saison. Le ciel, tantôt nuageux, tantôt éclairci par des rafales tièdes, était fort sombre au moment où le jeune cavalier et son serviteur s'enfoncèrent dans le ravin et pénétrèrent sous les vieux arbres du hameau.

Comme ils montaient rapidement un de ces petits chemins ondulés et bordés de grandes haies qui servaient de rues entre les trente ou quarante feux dont ce hameau se composait, le cheval de Mario, qui marchait le premier, fit un écart en soufflant avec détresse.

—Qu'est-ce donc? dit l'enfant, qui resta ferme en selle. Un ivrogne endormi en travers du chemin? Relève-le, Aristandre, et le reconduis à sa famille.

—Monsieur le comte, répondit le carrosseux, qui avait mis pied à terre lestement, s'il est ivre, on peut dire qu'il est ivre-mort, car il ne bouge non plus qu'une pierre.

—T'aiderai-je? reprit l'enfant en descendant de cheval.

Et, s'approchant, il chercha à voir la figure de ce vassal, qui ne répondait à aucune des questions d'Aristandre.

—Si c'est un homme de l'endroit, dit celui-ci avec son flegme accoutumé, je n'en sais rien; mais ce que je sais, par ma foi, c'est qu'il est mort ou qu'il n'en vaut guère mieux.

—Mort! s'écria l'enfant; ici, en plein bourg? et sans que personne ait songé à le secourir?

Il courut à la plus proche chaumière et la trouva déserte; le feu brûlait, et la marmite, abandonnée, crachait dans les cendres; le banc était renversé en travers de la chambre.

Mario appela en vain, personne ne répondit.

Il allait courir à une autre habitation, car toutes étaient séparées les unes des autres par d'assez vastes enclos plantés d'arbres, lorsque des coups de fusil et d'étranges rumeurs, dominant le bruit des pieds de son cheval sur les cailloux, le firent tressaillir et arrêter brusquement sa monture.

—Entendez-vous, monsieur le comte? s'écria Aristandre, qui avait porté son mort sur la berge du chemin, et qui était remonté à cheval pour rejoindre son jeune maître; cela vient du château, et, pour sûr, il s'y passe quelque chose de drôle!

—Courons-y! dit Mario en reprenant le galop. Si c'est une fête, elle mène grand bruit!

—Attendez! attendez! reprit le carrosseux en doublant le train pour arrêter le cheval de Mario: ce n'est pas là une fête! Il n'y aurait pas de fête au château sans vous et sans M. le marquis. On se bat! Entendez-vous comme on crie et comme on jure? Et, tenez, voilà un autre mort ou un chrétien vilainement navré au pied de la muraille! Allez-vous-en, monsieur; cachez-vous, pour l'amour de Dieu; je cours voir ce que c'est, et je reviens vous le dire.

—Tu te moques! s'écria Mario en se dégageant; me cacher lorsqu'on donne l'assaut au château de mon père?... Et ma Lauriane! courons la défendre!

Il s'élança sur le pont-levis, qui était baissé, circonstance étrange après la tombée de la nuit.

À la lueur d'une meule de paille allumée et flambante devant les bâtiments de la ferme, Mario vit confusément une scène incompréhensible.

Les vassaux du marquis luttaient corps à corps contre une nombreuse troupe d'êtres cornus, hérissés, reluisants, «en tout plus semblables à des diables qu'à des hommes.» Des coups de fusil ou de pistolet partaient de temps en temps, mais ce n'était pas un combat en règle; c'était une mêlée à la suite de quelque brusque et fâcheuse surprise. On voyait se tordre et s'étreindre un instant des groupes furieux, qui disparaissaient tout à coup dans les ténèbres quand le feu de paille s'obscurcissait sous des nuages de fumée.

Mario, retenu à bras-le-corps par le carrosseux, ne put se jeter dans cette bataille. Il se débattait en vain, et il pleurait de colère.

Enfin, il lui fallut entendre raison.

—Vous voyez, monsieur, lui disait le bon Aristandre, vous m'empêchez d'aller là-bas donner mon coup de main! Et si, ma poigne en vaut quatre. Mais le diable ne me ferait point vous lâcher, car je réponds de vous, et je ne le ferai point que vous ne me juriez de rester tranquille.

—Va donc, répondit Mario; je te le jure.

—Mais, si vous restez là, en vue de quelque traînard... Tenez, je vais vous cacher dans le jardin!...

Et, sans attendre le consentement de l'enfant, le colosse l'ôta de cheval et le porta dans le jardin, dont la porte s'ouvrait sur la gauche, non loin de la tour d'entrée. Il l'y enferma, et courut se jeter dans la mêlée.

Quelque arides que soient les détails de pure localité, nous sommes forcés, pour l'intelligence de ce qui va suivre, de rappeler au lecteur la disposition du petit manoir de Briantes. Le souvenir de beaucoup d'anciennes gentilhommières, construites sur le même plan et encore existantes sans grandes modifications, l'aidera à se représenter celle dont il est question ici.

Nous entrons, je le suppose, par le pont-levis, jeté sur une première ceinture de fossés: arrêtons-nous un peu sur ce point.

La sarrasine est levée. Examinons ce système de clôture.

L'orgue ou sarrasine, ou, comme on disait alors, la sarracinesque, était une manière de herse, moins coûteuse et moins lourde que la herse de fer. C'était une série de pieux mobiles indépendants les uns des autres, et manœuvrant, d'ailleurs, comme la herse, dans l'arcade de la tour portière. Le mécanisme élémentaire de la sarrasine était plus long à mettre en mouvement que celui de la herse d'une seule pièce; mais il offrait cet avantage qu'une seule personne, placée dans la chambre de manœuvre, suffisait pour lever un des pieux et donner passage à un transfuge, en cas de besoin, sans ouvrir une trop large issue à des assiégeants.

La chambre de manœuvre était une salle ou une galerie placée à l'intérieur de la tour portière, au-dessus de la voûte, et dont les ouvertures permettaient aux gardiens de voir, sous leurs pieds, quiconque voulait entrer ou sortir. Ces ouvertures leur permettaient également de tirer ou de jeter des projectiles sur les assiégeants, lorsqu'ils avaient pu franchir le fossé et briser la sarrasine, et qu'un nouveau combat s'engageait sous la voûte.

Cette chambre de manœuvre communiquait avec le moucharabi, galerie basse, crénelée et mascherolée, qui couronnait l'arcade de la herse sur la face extérieure de la tour.

C'est de là qu'on faisait pleuvoir les balles et les pierres sur l'ennemi, pour l'empêcher de détruire la sarrasine.

La tour portière de Briantes, qui contenait ces moyens de défense, était un gros massif ovale, posé dans le sens de sa largeur, sur le bord du fossé. On l'appelait la tour de l'huis, pour la distinguer de l'huisset, dont nous parlerons tout à l'heure. L'huis donnait entrée à ce vaste enclos qui contenait la ferme, le colombier, la héronnière, le mail, etc., et qui s'appelait invariablement la basse-cour, parce qu'elle était toujours située plus bas que le préau.

À notre gauche, s'étend le mur élevé du jardin, percé, de distance en distance, d'étroites meurtrières, où l'on pouvait encore, en cas de surprise, se réfugier et harceler l'ennemi, maître de la basse-cour.

Un chemin pavé conduisait tout droit, le long de ce mur, à la seconde enceinte, celle où le second fossé, alimenté par la petite rivière, allait rejoindre l'étang situé au fond du préau.

Sur ce fossé, bordé de sa contrescarpe gazonnée, était jeté le pont dormant, c'est-à-dire un pont de pierre fort ancien, comme l'indiquait son inclinaison en coude par rapport à la tour d'entrée.

C'était une coutume, au moyen âge, que certains antiquaires expliquent en disant que les archers assiégeants, en levant le bras pour tirer, découvraient leur flanc aux archers assiégés. D'autres nous disent que ce coude rompait forcément l'élan d'un assaut. Peu importe.

La tour de l'huisset fermait ce pont dormant et le préau. Elle avait une petite herse de fer et de bonnes portes de plein chêne garnies d'énormes têtes de clous.

C'était, avec le fossé, la seule défense du manoir proprement dit.

En se donnant la satisfaction d'abattre le vieux donjon de ses pères et de le remplacer par ce pavillon qu'on appelait la grand'maison, le marquis s'était dit avec raison que, bastille ou villa, sa gentilhommière ne tiendrait pas une heure contre le moindre canon. Mais, contre les petits moyens d'attaque dont pouvaient disposer des bandits ou des voisins hostiles, le bon fossé rapide et profond, les petits fauconneaux dressés de chaque côté de l'huisset, et les fenêtres garnies de leurs meurtrières percées en biais du côté de la basse-cour, pouvaient tenir assez longtemps. Par une habitude de luxe plutôt que de prudence, le manoir était toujours bien approvisionné de vivres et de munitions.

Ajoutons que fossés et murailles, toujours bien entretenus, fermaient le tout, même le jardin, et que, si Aristandre eût pris le temps de la réflexion, il eût emporté Mario hors de la basse-cour, dans le village, et non dans ce jardin, qui pouvait devenir pour lui une prison aussi bien qu'un refuge.

Mais on ne s'avise jamais de tout, et Aristandre ne pouvait pas supposer qu'en un tour de main on ne chassât pas l'ennemi de la place.

Le brave homme ne brillait pas par l'imagination; ce fut un bonheur pour lui que de ne pas se laisser émouvoir par les figures fantastiques et véritablement effrayantes qui s'offraient à ses regards étonnés. Aussi crédule qu'un autre, il se consulta tout en courant, mais sans cesser de courir sus, et, quand il en eut assommé un ou deux, il se fit ce raisonnement philosophique, que c'était de la canaille et rien de plus.

Mario, collé à la grille du jardin et tout palpitant d'ardeur et d'émotion, l'eut bientôt perdu de vue.

La meule enflammée s'était écroulée; on se battait dans l'obscurité; l'enfant ne pouvait suivre que par l'audition des bruits confus les péripéties de l'action.

Il jugea que l'intervention du robuste et brave Aristandre rendait le courage aux défenseurs du manoir; mais, après quelques instants d'incertitude qui lui parurent des siècles, il lui sembla que les assaillants gagnaient du terrain, que les cris et les piétinements reculaient jusqu'au pont dormant, et, dans un court moment d'affreux silence, il entendit un coup de feu et la chute d'un corps dans la rivière.

Quelques secondes après, la herse de l'huisset tombait à grand bruit, et une décharge de fauconneaux faisait reculer, avec d'effroyables vociférations, la troupe engagée sur le pont.

Une partie de ce drame incompréhensible était accomplie; les assiégés étaient rentrés et enfermés dans le préau, les envahisseurs étaient maîtres de la basse-cour.

Mario était seul; Aristandre était probablement mort, puisqu'il l'abandonnait au milieu ou, du moins, tout à côté d'ennemis qui, d'un instant à l'autre, pouvaient faire irruption dans ce jardin en enfonçant la grille et s'emparer de lui.

Et il n'y avait pas moyen de fuir sans escalader cette grille et sans risquer de tomber dans les mains de ces démons! Le jardin n'avait d'issue que sur la basse-cour, et ne communiquait en aucune sorte avec le château.

Mario eut peur; puis l'idée de la mort d'Aristandre et peut-être de quelque autre bon serviteur également cher fit couler ses larmes. Et même son pauvre petit cheval, qu'il avait laissé, la bride sur le cou, à l'entrée de la cour, lui revint en mémoire et ajouta à son chagrin.

Lauriane et Mercédès étaient en sûreté, sans doute, et il y avait encore bien du monde autour d'elles, puisque, du côté du hameau, un morne silence attestait que bêtes et gens s'étaient réfugiés tout d'abord dans l'enclos pour recevoir l'ennemi à l'abri des murailles. C'était l'usage du temps, qu'à la moindre alarme, les vassaux vinssent chercher en même temps qu'apporter aide et secours au manoir seigneurial. Ils y accouraient avec leur famille et leur bétail.

—Mais, si Lauriane et ma Morisque se doutent que je suis ici, pensait le pauvre Mario, comme elles doivent être en peine de moi! Espérons qu'elles ne me croient pas rentré! Et ce bon Adamas, je suis sûr qu'il est comme un fou! Pourvu qu'on ne l'ait pas fait prisonnier!

Ses larmes coulaient en silence; tapi dans un buisson d'ifs taillés, il n'osait ni se mettre à la grille, où il pouvait être aperçu par l'ennemi, ni s'éloigner de manière à perdre de vue ce qu'il pouvait encore distinguer de la scène de confusion qui régnait dans la basse-cour.

Il entendait les hurlements des assiégeants atteints par la mitraille des fauconneaux. On les avait emportés à la ferme, et là, sans doute, il y avait aussi des mourants et des blessés du parti des assiégés, car Mario saisissait des inflexions de voix qui ressemblaient à des échanges de reproches et de menaces. Mais tout cela était vague; du jardin à la ferme, il y avait une assez grande distance; d'ailleurs, la petite rivière gonflée par les pluies d'hiver, se mit à faire beaucoup de bruit.

Les assiégés venaient de lever les écluses et les pelles de l'étang pour grossir les eaux du fossé et les rendre plus rapides.

Une lueur montait au-dessus de la porte du manoir; on avait sans doute allumé aussi un feu dans le préau pour se voir, se compter et organiser la défense. Celui des assiégeants ne jetait plus qu'un reflet rougeâtre, dans lequel Mario vit flotter rapidement des ombres indécises.

Puis il entendit des pas et des voix qui se rapprochaient de lui, et il crut que l'on venait explorer le jardin.

Il se tint immobile, et vit passer devant la grille, en dehors, deux personnages, bizarrement accoutrés, qui se dirigeaient vers la tour d'entrée.

Il retint son haleine et put saisir ce lambeau de dialogue:

—Les chiens maudits n'arriveront pas avant lui!

—Tant mieux! notre part sera meilleure!

—Imbéciles, qui croyez prendre tout seuls...

XLIX

Les voix se perdirent, mais Mario les avait reconnues. C'étaient celles de La Flèche et du vieux Sanche.

Le courage lui revint tout à coup, bien que cette découverte n'eût rien de rassurant.

Mario n'avait pu ignorer longtemps l'affaire de la Rochaille, et il sentait bien que l'assassin de son père, l'âme damnée de d'Alvimar, était désormais le plus mortel ennemi du nom de Bois-Doré; mais le concours de La Flèche dans ce coup de main lui fit espérer que Sanche avait pour auxiliaires la bande des bohémiens, les anciens compagnons de misère de l'enfant en voyage.

Il pensa avec raison que ces vagabonds avaient dû s'associer à d'autres bandits plus déterminés; mais tout cela lui parut moins redoutable qu'une expédition en règle, ordonnée par les autorités de la province, comme on aurait pu le craindre, et, un instant, il eut la pensée de se rendre La Flèche favorable s'il pouvait l'attirer seul de son côté. Mais la méfiance lui revint, lorsqu'il se rappela de quel air brutal et sombre le bohémien lui avait parlé en ce même lieu, quelques mois auparavant.

Il se prit alors à réfléchir sur les paroles qu'il venait d'entendre. Il sentit qu'il avait besoin de sa lucidité pour les comprendre et en tirer parti au besoin.

Sans doute, les envahisseurs attendaient un renfort qui n'arrivait pas assez vite au gré de Sanche. «Ils n'arriveront pas avant lui!» Le lui ne pouvait être que le marquis, dont on redoutait le retour. «Tant mieux, notre part sera meilleure,» indiquait chez La Flèche l'espoir du pillage. «Imbéciles, qui croyez prendre tout seuls... (ce château, apparemment), c'était l'aveu de l'impuissance des assaillants à faire le siége du manoir avec quelque chance de succès.

Enfin, Mario, qui avait aperçu des figures barbouillées, masquées, horribles, grotesques, des déguisements endossés sans doute par les bohémiens pour épouvanter les paysans du bourg et de la ferme, et qui, malgré sa vaillance, en avait été effrayé lui-même, se trouvait plus rassuré d'avoir affaire à des coquins en chair et en os, qu'à des êtres fantastiques et à des périls inexplicables.

Ne pouvant rien faire pour le moment que de se tenir caché, il attendit que les voix et les pas fussent éloignés de la grille, pour s'en éloigner lui-même et chercher un refuge contre le froid de la nuit dans une des petites fabriques du jardin.

Il pensa avec raison que le labyrinthe, dont il connaissait si bien les détours, lui permettait d'échapper pendant quelques instants à l'éventualité d'une poursuite, et il s'y engagea, en se dirigeant avec certitude vers cette petite chaumière que l'on appelait par métaphore le palais d'Astrée.

Il y était à peine entré, qu'il lui sembla entendre des pas sur le sable de l'allée circulaire.

Il écouta.

—Ce sont des feuilles sèches que le vent fait tourner, pensa-t-il, ou quelque bête de la ferme qui se sauve ici. Mais, s'il en est ainsi, la grille du jardin serait donc ouverte? Alors, je suis perdu! Mon Dieu! ayez pitié de moi!

Cependant le bruit était si léger, que Mario s'enhardit à regarder à travers le lierre qui tapissait sa retraite, et il vit un petit être qui tournait, indécis, comme pour chercher un refuge dans le même lieu.

Mario n'avait pas eu le temps de fermer la porte de la chaumière derrière lui; le petit être entra et lui dit à voix basse:

—Est-ce que tu es là, Mario.

—C'est donc toi, Pilar? lui dit l'enfant, surpris par un sentiment de joie en reconnaissant sa petite compagne qu'il avait crue morte.

Mais il ajouta tristement:

—Est-ce pour me livrer que tu me cherches?

—Non, non, Mario! répondit-elle. Je veux me sauver de La Flèche. Sauve-moi, mon Mario, car je suis trop malheureuse avec ce maudit!

—Et comment pourrais-je te sauver, moi qui ne sais comment me sauver moi-même!... Va-t'en d'ici ou restes-y sans moi, ma pauvre Pilar; car ces bandits en te cherchant, vont me trouver aussi.

—Non, non; La Flèche croit m'avoir laissée là-bas avec le mort!

—Quel mort?

—Ils l'appellent d'Alvimar. Il est mort l'autre nuit, ils l'ont enterré ce matin.

—Tu rêves... ou je ne comprends pas. N'importe! Tu t'es échappée?

—Oui; je savais que l'on venait ici pour prendre ton château et ton trésor; j'ai descendu, en chat, par une toute petite fenêtre, et j'ai suivi de loin la bande. J'espérais qu'on tuerait La Flèche et ces mauvais coquins qui n'ont jamais voulu avoir pitié de moi.

—Quels coquins?

—Les bohémiens faiseurs de tours que tu connais, et puis beaucoup d'autres que tu ne connais pas, et qui sont venus se mettre avec eux. Ils m'ont bien fait souffrir à Brilbault, va!

—Qu'est-ce que Brilbault? N'est-ce pas une masure du côté de...?

—Je ne sais pas. Je ne sortais jamais, moi! Ils couraient tout le jour et me laissaient avec le malade blessé, qui se mourait toujours, et son vieux domestique, qui me détestait, parce qu'il disait que c'était moi qui portais malheur au monsieur et l'empêchais de guérir. J'aurais bien voulu qu'il mourût plus tôt; car je les détestais aussi, moi, ces Espagnols! et j'ai fait bien des sorts contre eux. Enfin, le plus jeune est mort, au milieu de ces enragés qui buvaient, chantaient et criaient toute la nuit et qui m'empêchaient de dormir. Aussi je suis malade. J'ai toujours la fièvre... C'est peut-être heureux pour moi, ça m'empêche d'avoir faim.

—Ma pauvre fille, voilà tout l'argent que j'ai sur moi. Si tu peux te sauver, ça te servira; mais, bien que je ne comprenne rien à ce que tu me racontes, il me semble que tu as été folle de venir ici, au lieu de t'en aller bien loin de La Flèche. Cela me fait craindre que tu ne sois d'accord avec lui pour...

—Non, non, Mario! garde ton argent! et, si tu crois que je veux te livrer, va-t'en te cacher ailleurs, je ne te suivrai pas. Je ne suis pas méchante pour toi, Mario. Il n'y a que toi au monde que j'aime! Je suis venue, croyant que, pendant qu'on se battrait, je pourrais entrer dans ton château et rester chez toi. Mais tes paysans ont eu trop de peur; on en a tué, les autres se sont sauvés dans ta grande cour. Tes domestiques se sont bien défendus; mais ils n'ont pas été les plus forts. J'étais cachée sous des planches, le long de ce mur de jardin, en dedans. Je voyais tout par une petite fente. Je t'ai vu entrer dans la cour, sur ton cheval; j'ai vu un grand homme te renfermer ici. Je ne te reconnaissais pas tout de suite, à cause de tes beaux habits; mais, quand tu as marché pour venir dans cette petite maison, j'ai reconnu ton pas, et je t'ai suivi.

—Et, à présent, qu'est-ce que nous allons faire? Jouer à cache-cache, le mieux que nous pourrons, dans ce jardin, où, sans doute, on va venir fureter?

—Qu'est-ce que tu veux qu'on vienne faire dans un jardin? On sait bien qu'en hiver il n'y a pas de fruits à voler! D'ailleurs, les maudits ont déjà bien trouvé à manger et à boire dans les grands bâtiments qui sont là-bas; c'est la ferme, n'est-ce pas? Je sais bien ce qu'ils font tout de suite quand ils entrent dans une maison qui n'est pas gardée. Je n'ai pas besoin de les voir, va! Ils tuent les bêtes et ils mettent la broche; ils défoncent les tonneaux; ils enfoncent les armoires; ils remplissent leurs poches, leurs sacs et leurs ventres. Dans une heure, ils seront tous fous, ils se disputeront et s'estropieront les uns les autres. Ah! si ton sot domestique ne nous avait pas enfermés ici, il ne serait pas malaisé de nous en aller! Mais sans doute que le mur de ce jardin a quelque trou par où l'on peut passer le corps? Je suis toute petite et tu n'es pas gros. Quelquefois, en grimpant sur un arbre, on gagne le haut du mur. Est-ce que tu ne sais plus grimper et sauter, Mario?

—Si fait; mais je sais qu'il n'y a ni trou ni arbre qui nous puisse servir à rien. Il y a l'étang qui borde le préau; mais je ne sais pas encore nager. Il a fait trop froid, depuis que je suis ici, pour que j'aie pu l'apprendre. Il y a bien une petite barque que l'on pourrait nous envoyer du château si l'on nous savait ici. Mais comment nous faire voir? il fait trop nuit; et entendre? l'écluse fait trop de tapage! Ah! mon pauvre Aristandre est pris ou mort, puisque...

—Non pas, mon petit comte du bon Dieu! dit, en dehors, une grosse voix qui essayait de se faire mystérieuse: Aristandre est là qui vous cherche et vous entend.

—Ah! mon cher carrosseux! s'écria Mario en jetant ses bras autour de la grosse tête qui passait par la lucarne basse du petit réduit. C'est donc toi! Mais comme ta es mouillé, mon Dieu! est-ce du sang?

—Non, Dieu merci! c'est de l'eau, répondit Aristandre, de l'eau bien froide! Mais je n'en ai pas bu, heureusement pour moi! J'ai été poussé, poussé, emporté malgré moi sur le pont dormant, par nos diables de paysans, qui reculaient pour entrer dans le préau. J'ai vu que j'allais être forcé d'y entrer aussi, et que je n'en pourrais plus sortir pour vous retrouver. Alors j'ai lâché mon dernier coup de pistolet, et j'ai sauté dans la rivière. Coquine de rivière! j'ai cru que je n'en sortirais jamais, d'autant plus que, du château, on a tiré sur moi, me prenant pour un ennemi. Enfin, me voilà! Il y a un quart d'heure que je vous cherche; je me doutais bien que vous seriez dans l'affinoire (Aristandre appelait ainsi le labyrinthe); mais, depuis dix ans que je le connais, je ne sais pas encore m'y retourner. Allons! il faut sortir d'ici, essayons! Laissez-moi faire! Mais avec qui diantre êtes-vous là?

—Avec quelqu'un qu'il faut sauver aussi, une petite fille malheureuse.

—Du bourg? Ah! ma foi, ça m'est égal, on la sauvera si l'on peut. Vous d'abord! Je vais voir ce qui se passe dans la basse-cour; restez là et parlez tout bas.

Aristandre revint au bout de peu d'instants. Il était soucieux.

—S'en aller n'est pas facile, dit-il à voix basse aux enfants. Ah! ces gens du bourg! faut-il qu'ils soient maladroits pour avoir laissé prendre la ferme! Et, à présent que les coquins y font leur soûlerie, si, du château, on faisait une sortie, on les tuerait comme des porcs jusqu'au dernier! On croit avoir affaire à des démons, et, moi, je dis que c'est des gens déguisés, de la vraie canaille! Écoutez-les crier et chanter!

—Eh bien, profitons de leur débauche, dit Mario; traversons ce bout de cour, où il n'y a peut-être personne, et vitement gagnons la tour de l'huis.

—Oh! dame! oui, bien sûr! Mais ils se sont renfermés, les gueux! Ils savent bien que M. le marquis peut venir dans la nuit, et il faudra qu'il mette le siége devant sa porte!

—Oui, s'écria Mario, c'est pour cela que j'ai vu Sanche aller de ce côté-là, avec La Flèche!

—Sanche? La Flèche? vous le savez reconnus? Ah! j'ai envie d'aller tout seul tomber dessus ces fameux chefs!

—Non! non! dit Pilar; ils sont plus forts et plus méchants que vous ne croyez!

—Mais, s'ils n'ont fait que fermer l'huis, nous pouvons bien le rouvrir, dit Mario, qui réfléchissait plus vite que le carrosseux. Et, s'ils y ont laissé des gardiens... eh bien, à nous deux, Aristandre, nous pouvons essayer de les tuer pour passer. Tu délibères? Il le faut, vois-tu, mon ami. Il faut courir avertir mon père. Autrement, puisque nos gens d'ici sont effrayés, ils laisseront prendre le château. Quand les coquins auront fini de se repaître, ils tâcheront d'y mettre le feu. Qui sait ce qui peut arriver? Allons, allons, carrosseux, mon ami, ajouta le brave enfant en tirant sa petite rapière, prends un pieu, une massue, un arbre, n'importe quoi, et marchons!

—Attendez, attendez, mon mignon maître! répondit Aristandre, il y a par là des outils... laissez-moi chercher. Bon! je tiens une pelle; non! une tranche! j'aime mieux ça! avec ça, je ne crains personne! Mais, écoutez-moi, savez-vous où est votre papa?

—Non! tu m'y conduiras.

—Si je sors d'affaire, oui! sinon, vous serez forcé d'y aller tout seul. Savez-vous ou est Étalié?

—Oui, j'y ai été. Je connais le chemin.

—Vous savez l'auberge du Geault-Rouge?

—Du Coq-Rouge? Oui, j'y suis descendu deux fois. Ça n'est pas difficile à trouver, c'est la seule maison de l'endroit: eh bien?

—Votre papa est là jusqu'à dix heures du soir. Si vous arrivez trop tard, allez à Brilbaut! il y sera.

—Au bas du Coudray?

—Oui. Il y sera avec son monde. La course est longue! vous ne ferez jamais tout ça à pied?

—J'irai à Brilbaut tout de suite, moi, dit Pilar. Je sais le chemin, j'en arrive!

—Oui, s'écria le carrosseux; va, petite! tu avertiras M. Robin. Le connais-tu? Tu n'es pas d'ici?

—C'est égal, je le trouverai.

—Ou M. d'Ars, te souviendras-tu?

—Je le connais, je l'ai vu une fois.

—Alors, marchons! Ah! monsieur Mario, si je pouvais mettre la main sur votre cheval! vous iriez plus vite et sans vous tuer à courir.

—Je sais courir! dit Mario; ne songe pas au cheval, c'est impossible.

—Une minute encore, reprit Aristandre, et faites attention. Le pont est levé; vous saurez bien faire tomber le tablier? Ça ne pèse rien!

—C'est très-facile!

—Mais la sarrasine est baissée! Ne vous inquiétez pourtant pas, je vais monter dans la salle de manœuvre. S'il y a du monde, tant pis pour eux, je cogne, je tue, je lève un pieu! Ne vous amusez pas à m'attendre. Passez, filez, volez! Si le pieu retombe sur la petite, tant pis pour elle; vous n'y pouvez rien, ni moi non plus. À la garde de Dieu! Filez toujours, je vous rattraperai.

—Mais, si tu es...

Mario s'arrêta, le cœur serré.

—Si je suis escofié, vous voulez dire? Eh bien, vous auriez beau vous en chagriner, il n'en sera ni plus ni moins. En me plaignant, vous perdrez la tête et les jambes! Vous ne devez songer qu'à courir.

—Non, mon ami, c'est trop de risques pour toi; restons cachés ici.

—Et, pendant que nous nous cacherons, si l'on brûle madame Lauriane, votre Mercédès, Adamas... et mes pauvres chevaux de carrosse qui sont là-dedans! D'ailleurs... Tenez, j'y vais tout seul. Quand ça sera ouvert, vous passerez.

—Allons! allons! dit Mario. Tout pour Lauriane et Mercédès!

Et il allait s'élancer hors du jardin, lorsque Pilar le retint.

—Fais attention qu'il doit venir ici d'autres maudits, je le sais. Si tu les rencontres, cache-toi bien, car tes habits à boutons d'or reluisent dans la nuit comme des diamants, et, pour avoir tes habits, ils te tueront!

—Une idée! s'écria Mario. Je vais vitement reprendre mes loques de malheureux qui sont là?

Le lecteur se souvient du trophée champêtre, sentimental et philosophique, suspendu dans la chaumière en grande cérémonie.

Mario le détacha lestement, et, en deux minutes, jetant là soie, velours et galons, il se revêtit de son ancienne défroque; après quoi, on se dirigea vers l'huis, en marchant sans bruit et sans dire un mot.

Il n'y avait guère qu'une cinquantaine de pas à faire le long du mur en dehors du jardin. On les fit, sinon sans danger, du moins sans encombre, au bruit des rires, des blasphèmes, des cris et des chants rauques qui partaient de la ferme.

La tour de l'huis était sombre et muette. Aristandre plaça les deux enfants tout près de la sarrasine, Mario en avant, touchant au dernier pieu de gauche. Puis il prit sa main dans la sienne pour lui faire saisir l'anneau de la chaîne qui tenait levé le tablier du pont.

Il ne s'agissait que de faire sortir cet anneau du crochet planté dans la muraille.

Il n'y avait plus un mot à échanger. Autour d'eux, sur l'escalier, sur leurs têtes, pouvaient et devaient se trouver des sentinelles endormies ou inattentives.

Mario ne pouvait serrer les mains du carrosseux dans les siennes, qui tenaient déjà l'anneau sorti et la chaîne tendue. Il porta ses lèvres sur cette main rude et y déposa à la hâte un baiser muet; c'était peut-être un éternel adieu.

Aristandre, profondément attendri, n'en retira pas moins brusquement sa grosse patte, comme pour dire: «Allons, ne songez qu'à vous,» et, faisant vivement le signe de la croix dans les ténèbres, il monta résolûment l'escalier court et roide de la galerie de manœuvre.

—Qui va là? cria une voix sourde que Mario reconnut aussitôt pour celle de Sanche.

Et, comme le carrosseux montait toujours et atteignait le côté gauche de la galerie, la voix ajouta:

—Répondras-tu, balourd? Es-tu ivre? Réponds, ou je fais feu sur toi!

Moins d'une minute après, le coup partit; mais le pieu était levé, Mario lâchait la chaîne, s'élançait sur le pont, et fuyait sans regarder derrière lui.

Il lui sembla qu'on criait l'alerte sur le moucharabi et qu'une balle sifflait à ses oreilles; il n'entendit pas l'explosion, tant il avait le sang à la tête.

Quand il fut hors de portée, il s'arrêta contre un arbre, se sentant défaillir à la pensée de ce qui se passait entre le pauvre Aristandre et les guetteurs ennemis.

Il entendit de grandes clameurs dans la tour et comme des coups de pic contre la pierre. C'était la pioche d'Aristandre qui faisait le moulinet dans l'obscurité; mais il gardait prudemment le silence afin d'être pris pour un bohémien ivre, et Mario, en cherchant à saisir un éclat de sa voix, au milieu de celles des autres, perdait l'espérance, et, avec l'espérance, le courage de fuir sans lui.

Le pauvre enfant songeait si peu à lui-même, qu'il ne tressaillit même pas en se sentant serrer le bras.

C'était Pilar, qui l'avait devancé à la course, et qui revenait sur ses pas pour le chercher.

—Eh bien, et bien, qu'est-ce que tu fais là? lui dit-elle. Viens donc, pendant qu'ils le tuent! Quand ils auront fini de le tuer, ils courront après nous!

L'effroyable sang-froid de la petite bohémienne fit horreur à Mario. Élevée au milieu des scènes de violence et de carnage, elle ne connaissait presque plus la peur, et ne soupçonnait même pas la pitié!

Mais, par je ne sais quel enchaînement rapide d'idées, Mario pensa à Lauriane, et toute la résolution dont un enfant peut être capable, lui revint au cœur.

Il reprit sa course, et, faisant signe à Pilar de suivre le chemin d'en bas, il se dirigea vers celui qui monte aux plateaux du Chaumois.

Au bout de dix pas, il tomba en heurtant un objet placé en travers du chemin.

C'était le second cadavre qu'Aristandre lui avait montré en arrivant, et qu'ils n'avaient pas eu le temps de regarder.

En se sentant sur ce mort, Mario fut pris d'une sueur froide: c'était peut-être Adamas! Il eut le courage de le toucher, et, après s'être assuré que c'étaient les habits d'un paysan, il se remit à courir.

La vue du ciel pâle au-dessus de la plaine nue lui rendit un peu de respiration; l'obscurité l'étouffait. Il prit à vol d'oiseau; mais une nouvelle terreur l'attendait dans cette plaine.

Une forme pâle et indécise semblait voltiger sur les sillons. Elle venait vers lui. Il chercha à l'éviter; elle le suivait. C'était une bête quelconque lancée après lui. Tous les contes de la veillée des villageois sur la levrette blanche et le lutin qui crie: Robert est mort! lui revinrent à la mémoire.

Mais, tout d'un coup, la bête hennit et se montra d'assez près pour être reconnue. C'était le bon petit cheval de Mario qui l'avait senti de loin, et qui revenait s'offrir à lui.

—Ah! mon pauvre Coquet! s'écria l'enfant en saisissant sa crinière, que tu viens donc à point! et tu me reconnais, pauvre petit, malgré ces habits que tu n'as jamais vus? Tu as donc eu bien peur, pendant cette méchante bataille? Tu t'es sauvé tout de suite avant qu'on eût levé le pont, et tu manges là des chardons secs au lieu de ton avoine? Allons, allons! nous souperons tous deux quand nous aurons le temps!

En babillant ainsi à son cheval, Mario raccommodait ses étriers, un peu endommagés dans les buissons. Puis, s'étant mis en selle, il partit comme un trait.

Nous le laisserons courir et reviendrons à Briantes, où la situation des assiégés nous cause quelque souci.

L

Lorsque Mario et Aristandre étaient arrivés à Briantes, il n'y avait pas un quart d'heure que les bandits y avaient fait leur brusque apparition.

Lauriane allait se mettre à table, lorsque des cris confus et des coups de fusil se firent entendre dans le hameau,—nous pouvons dire, selon la coutume du pays, le bourg, puisque cette petite colonie était anciennement fortifiée; mais le vieux mur de blocs gallo-romains était, en vingt endroits, écroulé jusqu'au niveau du sol, et il y avait longtemps que l'on ne faisait plus la dépense d'y placer des portes.

Ces bruits, que les habitants du château et même ceux de la ferme prirent d'abord pour quelque chasse donnée par les villageois à un gros gibier fourvoyé dans leurs enclos, prirent bien vite un caractère plus alarmant.

Chacun s'arma de ce qui lui tomba sous la main, et les batteurs en grange, brandissant leurs fléaux, coururent à la tour de l'huis. Mais ils furent à l'instant repoussés et paralysés par les habitants du bourg, qui, venant de toutes les directions, se trouvaient assemblés aux abords du pont, et, dans leur épouvante, étouffaient et renversaient les gens accourus à leur secours.

La bande des assaillants ne se composait cependant que d'une cinquantaine d'hommes suivis de femmes et d'enfants; mais on se souvient que le marquis avait mis sur pied et envoyé à l'attaque de Brilbault tous les hommes solides et hardis de son petit fief, si bien que la population surprise par les brigands était en ce moment composée aussi de femmes et d'enfants, de vieillards estropiés ou d'adolescents malingres.

La vue des figures horribles affublées par ces bandits produisit l'effet qu'ils s'en étaient promis. Une panique générale s'empara des paysans, et la peur ne leur donna que la force qu'il fallait précisément pour empêcher les bons serviteurs du château de se porter à la rencontre des ennemis.

Un des morts que Mario trouva sur le chemin était un jeune homme infirme qui tomba et fut écrasé sous les pieds des fuyards; l'autre, un pauvre bon vieux qui seul essaya de se retourner contre l'ennemi, et fut assommé par Sanche à coups de crosse.

On n'eut donc que le temps de repasser le pont, et on ne put le lever à cause des traînards qui arrivaient en beuglant et en demandant refuge pour eux et leurs bêtes. L'ennemi profita du désordre pour les joindre.

Alors le combat s'engagea sous la voûte de l'huis, où les gens du château, entourés d'enfants qui criaient et d'animaux stupides et immobiles ou blessés et furieux, furent immédiatement forcés de lâcher pied.

À peine furent-ils rentrés dans la basse-cour, que les paysans les abandonnèrent pour aller se jeter sur le pont dormant, et les braves gens, qui n'étaient pas plus d'une dizaine, furent entourés par les bandits et contraints de reculer jusqu'à l'huisset, au milieu d'une lutte héroïque.

Un des meilleurs, le fermier Charasson, y fut tué; deux autres y furent blessés. Tous y eussent péri, car le terrible Sanche frappait avec une rage désespérée, sans la lâcheté de La Flèche et consorts, «qui se souciaient de pillerie et nullement de recevoir de mauvais coups.»

Réduits à sept, les braves domestiques durent rentrer dans le préau; ce qui ne fut pas facile, à cause de l'encombrement qui y régnait. L'affaire fut si chaudement poussée par Sanche, qu'une grande partie des animaux resta dehors, ou, prise de vertige, se jeta dans la rivière.

Pendant cette lutte acharnée, mais si rapide, qu'elle avait à peine duré dix minutes, Lauriane et Mercédès s'étaient tenues d'abord tremblantes et muettes sur la plate-forme de l'huisset.

Quand elles virent leurs gens plier, saisies spontanément du courage que donne la peur aux faibles quand ils ne sont pas idiots, elles coururent aux fauconneaux, qui étaient toujours en état de faire leur office. Elles s'empressèrent d'allumer les mèches et se tinrent prêtes, s'encourageant l'une l'autre, et tâchant de se rappeler ce qu'elles avaient vu faire et enseigner, par manière d'exercice, à Mario et aux jeunes gens de la maison. Mais il n'y avait pas encore moyen de tirer sur l'ennemi, tant qu'il s'étreignait corps à corps avec les défenseurs du manoir.

Mais que faisait Adamas, en ce moment suprême? Adamas était dans les entrailles de la terre.

On se souvient d'un passage secret, à l'aide duquel on devait, au besoin, faire évader Lucilio.

Ce souterrain, passant sous le fossé, conduisait à un chemin creux que les inondations avaient ensablé depuis quelques années. Adamas s'était imaginé que le déblayement de l'ouverture serait l'affaire de quelques heures de travail de ses terrassiers. Mais le dommage était plus considérable, et, depuis trois jours, on n'avait pas réussi à rendre le passage praticable.

Il allait chaque soir examiner l'ouvrage de la journée, et, pendant la bataille, il était donc là enfoui, faisant son inspection, prenant ses mesures à la toise et ne se doutant pas du vacarme qui régnait au dehors.

Quand il sortit de son trou, qui aboutissait au-dessous de l'escalier de la tourelle, il fut comme ivre pendant quelques instants et se crut halluciné; mais lui, l'homme aux expédients, il recouvra vite sa présence d'esprit.

Il arrivait juste au moment où les assiégés faisaient irruption dans le préau et où, chacun perdant la tête, l'ennemi allait y pénétrer aussi.

Agile et toujours bien chaussé, en véritable homme de chambre qu'il était, il ne fit qu'un saut à la manœuvre de l'huisset pour abattre la herse, au nez et même un peu sur le dos des assaillants; si bien que la base de cet instrument de clôture ne joignait pas la terre. Il s'en aperçut à temps.

—Clindor! s'écria-t-il au page éperdu, qui s'apprêtait à fermer les portes devant la herse, arrête, arrête! D'où vient que la herse ne descend plus? J'en ai encore un pied au-dessus de la rainure.

Clindor, qui n'était pas bien brave, quoiqu'il fit tout son possible pour l'être, regarda et recula d'horreur.

—Je le crois bien! dit-il, il y a trois hommes dessous!

Numes célestes! des nôtres?... Regarde donc, triple veau de lait.

—Non, non, des leurs.

—Eh bien, tant mieux, par Mercure! Vite ici, du monde! Montez sur la tête de la herse! pesez! pesez! Ne voyez-vous pas que ces corps morts serviront aux vivants à passer sous les dents de fer, et qu'une fois sous la voûte, ils mettront le feu à nos portes! Allons, en bas, vous autres! À coups de maillet, de pied, de crosse, cassez-moi les têtes qui voudront passer! Taille tout avec ta faux, vivants et morts, mon brave Andoche! Et toi, Châtaignier, as-tu encore une charge de plomb? À ce museau rouge qui s'avance!... C'est ça! bravo! Par le dieu Teutatès, c'est bien! en pleine gueule! Ça en fait encore un de moins!

Mêlant ainsi des apostrophes sublimes à des trivialités par lesquelles il daignait se mettre à la portée du petit monde, Adamas vit avec satisfaction la herse tomber tout à fait sur les corps; et les assaillants reculer jusqu'à la tête du pont.

—À présent, aux fauconneaux! s'écria-t-il. Plus vite que ça, mes Cupidons! Allons, milles tonnerres du diable, pointez, pointez! Faites-moi une fricassée de ces oiseaux de ténèbres!

La petite artillerie du manoir découragea les bandits, qui n'avaient pas de quoi y répondre, et qui, emportant leurs blessés, se décidèrent, en attendant mieux, à aller piller et banqueter dans la ferme abandonnée.

On jeta des veaux et des moutons tout vivants dans la meule embrasée, d'où s'exhala bientôt une âcre odeur de toison brûlée. On repoussait, à coups de fourche, les malheureuses bêtes qui voulaient échapper à ce supplice. Elles furent dévorées, moitié crues, moitié en charbons. Les tonneaux du cellier de la ferme furent défoncés. Tout s'enivra plus ou moins, même les enfants et les blessés. On jeta dans le feu le corps du malheureux fermier, et l'on eût traité de même les deux valets prisonniers, sans l'espoir de leur rançon, et cela, en dépit de Sanche, qui ne voulait faire quartier à personne.

Seul, le vieil Espagnol ne songeait ni à manger ni à boire, ni à voler. C'était contre son gré que la bande de Brilbault avait devancé les auxiliaires plus sérieux qu'il attendait impatiemment pour consommer sa vengeance. Il s'inquiétait, non d'y perdre la vie, il en avait fait d'avance le sacrifice, mais de voir échouer son entreprise par la précipitation et l'avidité des misérables qui s'y étaient associés.

Ne pouvant les retenir jusqu'à l'heure où ses véritables alliés devaient ouvrir la marche et conduire l'expédition, il les avait suivis pour ne laisser à personne le soin de torturer les beaux messieurs de Bois-Doré, s'ils avaient la mauvaise chance de tomber aux mains de ces volereaux.

Au milieu du combat, lui, le seul fanatiquement brave, il s'était trouvé naturellement à leur tête. Mais, la bataille gagnée, il n'était plus rien pour eux, et bientôt, comme nous l'avons vu, il dut prendre lui-même le soin d'aller garder la tour de l'huis par où une surprise était à craindre, et d'où il guettait, d'ailleurs, l'arrivée de ceux qui devaient effectuer la prise et le sac du château, par conséquent la perte de tous ceux qui avaient servi de motif ou d'instrument à la mort de d'Alvimar.

Si l'on était plus sage dans le château que dans la basse-cour, on n'y était pas plus calme, et l'on prenait à la hâte toutes les dispositions nécessaires pour se défendre contre un nouvel assaut.

On voyait et l'on entendait l'orgie des bandits, et, si l'on eût voulu sacrifier la ferme, il eût été facile de les en déloger à coups de biscaïens.

Mais, outre qu'on espérait voir arriver du renfort dans la nuit, avant que ces misérables eussent eu la pensée de mettre le feu aux bâtiments de la basse-cour, on craignait de tirer sur les prisonniers, dont on ne savait pas le nombre, et sur le bétail, qui était trop considérable pour passer tout entier dans l'estomac de ces affamés.

On se compta, et l'absence des infortunés qui avaient succombé ou qui étaient pris, fut constatée.

Adamas fit entrer dans le bâtiment des écuries tout le pauvre personnel inutile de la paroisse. On donna à ces malheureux forces paille fraîche, en leur prescrivant de se tenir tranquilles et de se lamenter tout bas, ce qui ne fut point aisé à obtenir.

Lauriane et Mercédès s'occupèrent de panser les blessés et de faire souper les enfants.

Pendant ce temps, Adamas postait son monde à tous les endroits exposés au feu des assaillants, de manière à le prévenir par le leur, et, pour que personne ne s'endormît, il passa le temps à aller de l'un à l'autre, distribuant des éloges et des encouragements, montrant de l'espoir, de la crainte ou une confiance absolue dans la suite des événements, selon le tempérament de chacun. Le sage Adamas, n'ayant jamais manié d'autre arme que le peigne et le fer à papillotes, remplissait évidemment le rôle de la mouche du coche, rôle qu'il savait rendre utile, et que savent bien nécessaire, parfois, ceux qui connaissent la lenteur et l'apathie berrichonnes.

Quand tout fut réglé, Adamas, épuisé de fatigue et d'émotion, se jeta sur une chaise dans la cuisine, pour reprendre haleine, ne fût-ce que pour cinq minutes, et recueillir ses esprits.

Il avait le cœur bien gros et n'osait confier sa peine à personne. Lui seul savait que Mario ne devait point accompagner son père à Brilbault, et que, s'il n'était pas déjà pris, il pouvait, d'un moment à l'autre, arriver et tomber aux mains de l'ennemi.

Ni Lauriane ni Mercédès ne partageaient son angoisse; pour ne pas les inquiéter, le marquis leur avait caché ses projets. Selon lui, il ne s'agissait que d'une battue pour laquelle il emmenait son monde. Elles avaient bien pressenti quelque chose de plus sérieux, à son air préoccupé et aux pourparlers qu'il avait eus tout le jour avec ses amis et ses gens; mais elles connaissaient trop sa tendresse paternelle pour craindre qu'il exposât Mario dans quelque danger, et toutes deux s'imaginaient qu'il passerait la nuit au château d'Ars ou au château du Coudray.

Adamas était livré à mille perplexités, se demandant s'il ne devrait pas mettre tout son monde à l'ouvrage pour achever de déblayer le passage secret, afin de courir par là à la rencontre de Mario, et d'envoyer avertir le marquis, tout en faisant fuir les femmes. Mais il avait trop mesuré le terrain pour ne pas savoir qu'il y en avait encore pour bien des heures, et, pendant ce travail, le château, n'étant plus gardé, pouvait être envahi. Que deviendrait-on alors, enfermé dans ces souterrains sans issue, dont l'entrée pouvait bien ne pas échapper aux recherches des pillards?

Il fut interrompu dans sa méditation agitée par Clindor, qui s'approchait de lui sur la pointe du pied.

—Que viens-tu faire ici, méchant page? lui dit-il avec humeur.

Et, sans songer qu'il se reposait lui-même, il ajouta:

—Est-ce une nuit pour se reposer?

—Non! je le sais, répondit le page; mais je cherche...

—Qui? Parle vite!

—Le carrosseux! ne l'avez-vous point vu?

—Aristandre? L'aurais-tu vu, toi, que tu le cherches? Réponds donc!

—Je ne l'ai point vu dans le château; mais, aussi vrai que vous êtes là, je l'ai vu sur le pont dormant, pendant qu'on s'y cognait.

—Mort de ma vie! il n'est point céans, j'en réponds! Mais Mario! il devait le ramener! As-tu vu Mario?

—Non; j'y ai bien pensé, j'ai bien cherché des yeux: Mario n'y était pas.

—Alors, Dieu soit loué! Si Mario eût été avec lui, tu n'aurait pas vu l'un sans l'autre. Il ne l'aurait pas quitté d'une semelle. Il ne se serait pas jeté dans la bataille! Sans doute, monsieur aura gardé l'enfant et renvoyé le carrosseux pour nous le faire savoir. Mais ce pauvre carrosseux!... Tu dis qu'il se battait?

—Comme trente diables!

—J'en suis bien sûr! et après?

—Après, après... la herse est tombée, et j'ai couru pour fermer les portes.

—Par l'enfer! elle est peut-être tombée sur... Vite, prends ce flambeau, viens!

—Non, non! J'ai vu les gens écrasés. Il n'en était pas.

—Tu n'as pas bien vu, tu avais peur!

—Peur, moi? Par exemple!

—C'est égal, viens, je te dis!

Et Adamas courut rouvrir les portes et regarder en tremblant les cadavres aplatis sous les dents de fer. On les avait, en outre, tellement mutilés, que ce spectacle atroce fit tomber la torche des mains du page.

Adamas se releva en jurant; mais, à la lueur de la torche fumante près de s'éteindre dans le sang, il vit Aristandre debout derrière lui.

—Ah! mon ami! s'écria-t-il en se jetant à son cou. Mario? où est Mario?

—Sauvé! dit le carrosseux, et moi aussi, non sans peine! Vite un verre de genièvre ou de brandevin! les dents me claquent, et je ne veux pas mourir, sacrebleu! je peux encore être bon à quelque chose céans!

—Comme te voilà fait, mon pauvre ami! dit Adamas, qui le conduisit vite dans la cuisine, où Clindor lui versa à boire; d'où diable sors-tu?

—De l'étang, parbleu! répondit le carrosseux, qui était couvert de vase: par où serais-je entré? Il y a un quart d'heure que je piétine dans les herbes et dans la boue.

Et, arrachant ses habits en lambeaux, il se mit nu devant le feu, disant:

—Regarde, Adamas, si je ne perds pas trop de sang, et arrête-moi ça, mon vieux, car je me sens faible!

Adamas l'examina; il avait quelque chose comme dix blessures et autant de contusions.

Numes célestes! s'écria Adamas; Je ne vois pas une place nette sur ton pauvre cadavre!

—Cadavre toi-même! s'écria le carrosseux en avalant une nouvelle rasade. Me prends-tu pour un revenant? Et si, je reviens de loin; mais me voilà mieux: j'ai le cuir épais comme celui de mes chevaux, Dieu merci! Ne me laisse pas saigner, voilà tout ce que je te demande. Ça ne vaut rien pour un homme de perdre le sang de son corps.

Adamas le lava et le pansa avec une merveilleuse adresse.

Grâce, en effet, à l'épaisseur de son cuir et à la force herculéenne de ses muscles, le blessé n'avait rien de trop grave.

—Et l'enfant? disait Adamas tout en le rhabillant avec des vêtements secs que Clindor avait couru lui chercher: l'enfant a donc été en danger?

Aristandre raconta tout jusqu'au moment où il avait levé le pieu de la sarrasine.

—L'enfant a passé, ajouta-t-il; car les gueux qui étaient sur le moucharabi ont tiré sur lui, mais ils ne l'ont pas touché. Je tenais le coquin de Sanche à la gorge dans ce moment-là. J'aurais pu l'étrangler, mais je l'ai lâché pour courir sur le moucharabi, et j'ai vu Marie qui filait comme le vent; alors, je suis tombé sur les deux autres coquins. Je n'avais qu'une tranche, mais je les ai mis dans une jolie déroute, va! Le Sanche est revenu sur moi avec sa rapière cassée, et, de la poignée, il me voulait, je crois, écorner, car il me la portait à la tête et à la figure, quand il ne rencontrait pas l'estomac. Ah! le vieux enragé, qu'il tape dur! Avec ça que j'étais déjà blessé et que je n'avais pas ma force! Mais, tout de même, ça m'a réchauffé un peu, parce que j'avais déjà traversé l'étang pour rejoindre mon mignon Mario dans le jardin, et que je grelottais. C'est égal, je n'ai pas pu en faire une fin, du ce vieux satan, et voilà tout ce qui m'a chagriné. Quand j'ai entendu que les autres arrivaient à son secours, je me suis laissé couler dans l'escalier de la manœuvre, et, comme il n'a pas la jambe aussi leste, qu'il a le bras lourd, j'ai pu regagner le jardin sans qu'il sût où j'avais passé. De là, ma foi, je n'avais plus rien à faire qu'à revenir ici par l'étang, et me voilà.

—Carrosseux! s'écria Adamas, qui, contrairement à bien des humains, admirait sincèrement les exploits dont il se sentait incapable, tu es aussi grand que les plus grands héros de M. d'Urfé! et, si monsieur m'en croit, il te fera représenter en tapisserie dans son salon, pour éterniser la mémoire de ton courage et de ton bon cœur.

—S'il ne s'agit que d'être grand, répondit le naïf carrosseux, je peux dire que j'ai la taille. Mais ça m'est égal, je vais voir mes chevaux; après quoi, nous aviserons à faire une petite sortie pour débarrasser la basse-cour de cette vermine. Qu'en penses-tu, mon vieux?

Ce n'était pas trop l'avis du sage Adamas.

Pendant qu'ils discutaient leurs plans d'attaque et de défense, nous rejoindrons Mario, qui arrive en vue du grand arbre dont se couronne, encore aujourd'hui, le terrier d'Étalié.

L'enfant regarde les étoiles, que, dans sa vie de berger, il a appris à connaître: il est environ neuf heures et demie.

À cette époque, une seule maison s'élevait dans cette solitude; c'était une hôtellerie en même temps qu'une sorte de rendez-vous de chasse.

L'éminence, située au milieu de vastes plaines giboyeuses, étant souvent honorée de la halte des seigneurs du pays qui se réunissaient pour courre le lièvre, et pour dîner ou souper à l'enseigne du Geault-Rouge[23].

C'est ce qui explique comment une auberge assez petite, et située assez près d'une ville pour ne pas prétendre à arrêter d'opulents voyageurs, possédait, dans la personne de maître Pignoux, hôtelier du Geault-Rouge, un cuisinier du plus rare mérite.

Lorsque les gentilshommes du pays se donnaient le plaisir de la pêche aux étangs de Thevet, ils envoyaient vitement quérir maître Pignoux, qui venait, avec sa femme, dresser sa cantine au bord de l'eau, et qui leur servait, sous quelque belle feuillade, ces merveilleuses matelotes (on disait alors étuvées) qui avaient fait sa réputation. Il se transportait aussi dans les villes et châteaux pour les noces et festins, et en eût remontré, disait-on, aux maîtres-queux de M. le Prince.

L'auberge du Geault était solidement bâtie, à deux étages assez élevés, et couverte en tuiles d'un rouge criard qui se voyaient d'une lieue à la ronde. Protégé par les seigneurs du voisinage, maître Pignoux avait obtenu la permission de mettre une girouette sur son toit, privilége nobiliaire auquel il disait avoir droit, puisqu'il avait si souvent occasion d'héberger la noblesse. Aux cris aigres et incessants de cette girouette, qui semblait être le point de mire de tous les souffles de la plaine, se joignait le claquement perpétuel de la grande enseigne de fer battu qui représentait le Geault-Rouge dans sa gloire, lequel se balançait fièrement, au bout d'une potence, à une des fenêtres du second étage.

Il y avait, en face de la maison, de l'autre côté de la route, une très-vaste écurie couverte en chaume, et de longs hangars pour abriter la suite que les nobles chasseurs traînaient après eux. L'auberge était spéciale pour les cavaliers.

On sait qu'en ce temps-là encore, les auberges se distinguaient en hostelleries, gîtes et repues. Les gîtes étaient particulièrement affectés pour la nuit, et les repues pour le dîner des voyageurs; ces dernières étaient de méchantes auberges où les gens de bien ne s'arrêtaient que faute de mieux, et où l'on mangeait parfois du corbeau, de l'âne et de l'anguille de Sancerre, c'est-à-dire de la couleuvre. Les gîtes, au contraire, étaient souvent très-luxueux.

Les hôtelleries se divisaient encore en auberges pour les gens à pied et en auberges pour les gens à cheval. On y pouvait prendre deux repas. Sur celle du Geault-Rouge, on lisait en grosses lettres:

hostellerie par la permission du roy.

Et au-dessous:

dinée du voyageur à cheval , douze sols;
couchée dudist, vingt sols.

Des lettres du roi maintenaient les priviléges des aubergistes. Un voyageur à pied ne pouvait être hébergé dans une hôtellerie de cavaliers, et réciproquement.

«Les lois françaises empêchent l'un de trop dépenser, l'autre de ne pas dépenser assez[24]

Mario, qui voyait l'auberge éclairée, ne s'étonna pas du hennissement de joie que poussa son petit cheval, environ à deux cents pas de l'auberge. Il pensa qu'il reconnaissait les êtres.

Mais ce qui l'étonna, c'est que, tout d'un coup, il détourna à gauche et fit des difficultés pour reprendre le droit chemin.

L'enfant, qui était sur ses gardes, prêta l'oreille.

Il lui sembla entendre un bruit de chevaux venant de l'auberge, que lui masquaient encore les vapeurs de la nuit. Il s'en réjouit.

—Mon père est là, se dit-il, avec tout son monde; peut-être avec M. d'Ars ou sa suite. Avançons vite.

Mais Coquet se fit tellement prier pour avancer, que le jeune cavalier crut devoir chercher à comprendre son idée. Il l'arrêta court, et entendit, beaucoup plus près de lui que l'écurie de l'auberge, le hennissement, à lui bien connu, de Rosidor, le fidèle palefroi du marquis.

—Mon père est donc par là? se dit-il encore. Il ne faudrait pas se croiser en route.

Et, comme il ne distinguait sur sa gauche qu'une sorte de taillis épais, il mit la bride sur le cou de Coquet, avec la certitude qu'il saurait rejoindre son camarade.

En effet, Coquet entra dans le taillis et s'arrêta devant une masure déjetée et crevassée.

C'était l'ancienne auberge du Geault-Rouge, abandonnée à sa propre ruine depuis une vingtaine d'années; Bois-Doré, Guillaume et M. Robin s'étant cotisés pour bâtir la nouvelle et en faire don à maître Pignoux comme en témoignage de leur estime pour sa probité et ses talents culinaires.

LI

Mario entra sans obstacle, il n'y avait pas de porte.

Il alla toucher Rosidor, qu'il reconnut à son harnais, à sa robe fine, aussi bien qu'à sa voix caressante; et cette circonstance du cheval de son père, caché dans cette ruine, lui donna à réfléchir.

Le marquis se cachait peut-être lui-même. Peut-être était-il là aussi.

Mario chercha, appela avec précaution, et, s'étant assuré qu'il était seul, il crut devoir imiter l'exemple qui lui semblait être donné, en attachant Coquet par la bride à côté de Rosidor, et en se dirigeant à pied, et sans bruit, vers la nouvelle auberge.

Il longea les buissons et arriva sans être vu, au beau milieu d'une troupe de cavaliers qui s'installaient dans ce lieu, les uns occupés de leurs montures, qu'ils faisaient entrer dans la grande écurie en face; les autres, déjà débarrés de ce coin, restaient en travers du chemin, échangeant à demi-voix et d'un air de mystère des paroles que Mario ne comprenait pas.

Il se glissa entre eux sans être aperçu; mais, quand il fut sur le seuil de la vaste cuisine de l'auberge, éclairé par la lueur du foyer qui se projetait au dehors, il se sentit prendre au collet par une main rude, et une grosse voix lui dit en français, mais avec un accent allemand bien prononcé:

—On ne passe pas!

En même temps, il vit de chaque côté de la porte deux grands hommes noirs armés jusqu'aux dents, et qui montaient la garde.

Alors lui revinrent en mémoire les paroles de Sanche, et ce que Pilar lui avait dit du renfort attendu par les bandits.

—Je suis tombé dans le guêpier, se dit-il; mais je suis déguisé, et ils me prendront pour un petit mendiant. Il faut absolument que je sache si mon père est là.

Il se mit donc à tendre la main et à quémander, du ton piteux qu'il avait entendu affecter aux bohémiens, et qu'il avait quelquefois pris lui-même, en riant sous cape, durant son voyage avec cette honorable compagnie.

On le lâcha aussitôt, mais en lui ordonnant de s'en aller, et, comme il ne comprenait pas, on le menaça en faisant mine de le coucher en joue.

Il allait s'éloigner, bien décidé à revenir, lorsqu'une autre voix, partant de l'auberge, donna un ordre en allemand, et sur-le-champ, au lieu de le repousser de la porte, on le reprit au collet et on le poussa dans la cuisine:

Là, sans avoir le temps de se rendre compte de rien, il se trouva en présence d'un personnage long, sec et brun, en habit militaire, qui lui dit avec un accent italien:

—Approche, petit, et, si tu as une lettre, donne-la.

—Je n'ai pas de lettre, répondit Mario en regardant l'étranger avec assurance.

—Alors, une commission verbale? Parle!

—Avant de parler, dit l'enfant avec beaucoup de présence d'esprit, il faut que je sache à qui je parle.

—Diable! dit l'étranger avec un sourire dédaigneux, nous sommes un garçon avisé; c'est bien, cela! Voilà le mot de passe: Saccage et Macabre! Et toi, quel nom t'a-t-on donné?

—La Flèche, répondit Mario à tout hasard.

—Hein! qu'est-ce que cela? dit l'Italien en fronçant le sourcil. Ça ne rime à rien!

—Attendez! s'écria Mario inspiré par cette réponse, ce n'est pas tout. N'y a-t-il pas du pillage, dans votre mot d'ordre?

—Ça rime mieux, fit l'autre en souriant toujours d'un air lugubre; ce n'est pas encore tout, petit singe! La mémoire vous fait défaut!

—Peut-être, reprit l'enfant; il y a un second mot, je le sais bien! N'est-ce pas Sanche?

—Nous y voilà! Or donc tiens-toi là dans un coin et n'en bouge. C'est moi qui suis le lieutenant Saccage; le capitaine Macabre sera ici dans un quart d'heure. C'est à lui que tu dois rendre compte de ton message, dont, quant à moi, je me soucie fort peu. Hé, là-bas, taisons-nous! cria-t-il aux cavaliers qui allaient et venaient autour de la maison en causant un peu plus haut qu'il ne fallait apparemment.

Il se fit un grand silence, et celui qui s'intitulait lieutenant Saccage, s'adressant à Mario, qui avisait au moyen de s'introduire dans une autre pièce pour chercher son père ou quelqu'un qui pût lui en donner des nouvelles.

—Mon bel ami, lui dit-il, il est bon que tu saches la consigne, pour ta gouverne. On renvoie ou l'on arrête quiconque veut entrer céans; on fait feu sur quiconque veut en sortir. Tu entends ça?

—Mais je n'ai pas de raisons pour vouloir sortir, répondit prudemment Mario; je cherche s'il y a ici quelque chose à manger; j'ai faim.

—Ça m'est fort égal, mon petit. Nous aussi, nous avons faim, et nous attendons que le capitaine nous donne l'ordre de manger.

Mario n'avait pas faim. Il était fort inquiet. Il apercevait dans la pièce du fond, qui était une sorte d'office et de garde-manger, maîtresse Pignoux et sa servante allant et venant d'un air affairé. Il lui sembla que madame Pignoux le voyait et qu'elle le reconnaissait, et même qu'elle parlait à la servante, comme pour l'avertir de se taire sur cette découverte.

Mais tout cela pouvait bien être une illusion, et Mario guettait le moment où Saccage aurait le dos tourné pour tâcher d'échanger un mot ou un regard avec l'hôtesse. Il savait que son père et lui étaient adorés dans la maison.

Il prit le parti de faire semblant de s'endormir, et bientôt Saccage sortit pour donner des ordres.

Alors l'enfant s'élança vers madame Pignoux en lui disant:

—C'est moi! ne dites rien! Où est mon père?

—Là-haut! répondit à la hâte madame Pignoux, qui, bien que vieille, était encore maîtresse femme, ayant bon pied, bon œil.

Elle montrait à Mario l'escalier de bois qui conduisait à la salle à manger, dite salle d'honneur de l'auberge du Geault-Rouge.

Mais, comme l'enfant y grimpait déjà:

—Point! dit-elle en le retenant; ils ne savent pas qu'il est ici! Ne bougez, mon jeune maître! Ils le tueraient!

—Qui sont donc ces gens-là?

—Du méchant monde! Savez-vous ce que c'est que des arêtes?

—Non!... Attendez!... Vous voulez peut-être dire... des reîtres?

—Oui, c'est ça! Mon valet Jacques, qui a servi, les a bien reconnus. C'est des bandits qui mettent tout à feu et à sang où ils passent.

—Pourtant, ils ne vous ont pas fait de mal?

—Non; ils veulent manger et boire; après quoi, Dieu sait s'ils ne brûleront pas la maison, et nous avec! C'est comme ça qu'ils payent leur dépense!

—Madame Pignoux, il faut que mon père se sauve d'ici! Comment faire?

—Pas possible à présent! Ils gardent les portes de tous les côtés, et votre papa n'est plus d'âge à sauter par les fenêtres. D'ailleurs, à quoi bon? La maison est entourée, et ils ne nous laissent pas seulement aller au poulailler et à la cave sans nous marcher sur les talons.

—Mais, au moins, il faut cacher mon père! Ah! je suis bien sûr, à présent, que c'est à lui qu'ils en veulent! Où est-il?

—Dans la chambre de mon homme, qui, par bonheur, n'est point céans! Il a été faire un repas de noces à La Châtre et ne reviendra que demain. Ils l'ont demandé par son nom!

—Qui? mon père?

—Non, mon homme! Voyez un peu comment il se fait qu'ils le connaissent! J'ai dit qu'il était malade, et je l'ai dit bien fort, pour que votre papa l'entendît de là-haut. J'espère qu'il aura eu l'idée de se mettre dans le lit.

—Et eux, ils n'ont pas eu l'idée de monter?

—Si fait, ils ont regardé la salle d'honneur, et ils ont dit...

—Mais ils reviennent? taisons-nous, dit Mario.

Et il courut reprendre son coin dans la cuisine et son attitude assoupie.

—Allons, vieille sorcière, dépêchons-nous! s'écria Saccage, qui rentrait accompagné de deux de ses acolytes; mettez le couvert, et servez-nous du meilleur. Voici le capitaine Macabre qui arrive. Vous autres, dit-il à ses soldats, vous ferez observer la consigne: Silence et patience! Personne ne songera à manger avant que le capitaine soit à table. Le capitaine s'arrête ici pour faire un bon souper, et n'entend pas qu'on pille le garde-manger pour ne laisser que les os à lui et à ses officiers. Souvenez-vous de ceux qui ont été pendus à Linières pour avoir fait main-basse sur les provisions. Allez!—J'ai parlé français pour vos oreilles, madame la guenon, ajouta-t-il en s'adressant à l'hôtesse dès que ses soldats furent sortis; c'est pour que vous sachiez qu'il ne s'agit point ici de pleurnicher et de pousser des soupirs... Travaillez bien et mettez la broche. Allons! et, si le rôt brûle par votre faute, gare à votre vieille carcasse!

—Et comment voulez-vous que je me dépêche, étant à peu près seule pour tout faire? dit madame Pignoux sans s'émouvoir des injures. Nous ne sommes ici que deux vieilles femmes. Faites-moi rendre mon valet pour qu'il mette le couvert; je ne peux pas être en haut et en bas en même temps, peut-être?

—Ton valet est suspect, la vieille. Il a eu l'air de se sauver en nous voyant, et il a ensuite essayé de cacher l'avoine. Il a reçu une bonne volée, et, à présent, il travaille pour nous.

—Eh bien, et ce galopin-là? reprit l'hôtesse, qui parlait tout en embrochant ses volailles; est-il de votre bande? ne saurait-il m'aider?

—Aide-la, vaurien, dit Saccage à Mario, et travaillons proprement!

Mario se leva avec une nonchalance affectée, en demandant ce qu'il fallait faire.

—Eh! va-t'en là-haut, avec la servante, s'écria madame Pignoux, et mettez vivement la nappe!

Mario monta et dit à la servante:

—Mon père? la chambre où il est? Vite!

Elle le conduisit au second étage, et l'enfant gratta légèrement à la porte, qui était fermée et verrouillée en dedans.

Le marquis reconnut aussitôt cette petite main, qui grattait ainsi tous les matins à la porte de sa chambre à coucher.

—Oh! Dieu! s'écria-t-il en ouvrant vite, toi ici? Mais ce costume, qu'est-ce à dire? Avec qui es-tu venu? comment? pourquoi?

—Je n'ai pas le temps de m'expliquer, répondit Mario. Je suis seul; je veux que tu te sauves d'ici. Fais comme moi, père, déguise-toi!

—Tiens, c'est vrai! dit la servante, voilà les affaires de notre maître; mettez-vous-les dessus, monsieur le mar...

—Pas de marquis! dit Mario; va-t'en, ma bonne fille; et vous, mon père, vous serez maître Pignoux.

—Mais pourquoi me montrer? observa le marquis, tout en défaisant machinalement son pourpoint; je ne saurai pas comme vous, mon fils, jouer la comédie qu'il faudrait!

—Si fait! si fait, père! Mais, dites-moi, ne connaissez-vous pas un reître qui s'appelle Macabre? Je vous ai, je crois, entendu dire quelquefois ce nom-là.

—Macabre? Oui, certes, je connais ce nom-là et l'homme aussi, si c'est le même qui...

—Y a-t-il longtemps qu'il ne vous a vu?

—Diable! oui! quelque chose comme vingt ou trente ans... peut-être davantage!

—Eh bien, c'est bon! Montrez-vous sans crainte; faites l'aubergiste, et nous trouverons moyen de fuir.

—Ce ne sera pas possible, mon enfant, dit le marquis en continuant à se déshabiller. Nous avons affaire à de rusés compères. Imaginez-vous qu'ils sont venus sans plus de bruit que si c'eût été une troupe de mulets marchant au pas et conduits par un seul homme. Je ne me méfiais pas; l'hôtesse dormait au coin de son feu; moi, j'étais dans la salle, lisant l'Astrée en attendant l'heure.

—Cachons l'Astrée! Les cuisiniers ne lisent pas des livres reliés en soie, dit Mario en saisissant le volume, que le marquis avait posé machinalement près de son chapeau, en prenant possession de la chambre de l'aubergiste.

Et, en même temps, à mesure que le marquis se dépouillait d'une pièce de son habillement, l'enfant la cachait sous les fagots d'un petit grenier voisin.

—Mais, toi, mon pauvre enfant, reprenait le marquis agité comme l'on peut croire, ils ne t'ont donc pas reconnu pour un gentilhomme? Ils ne t'ont pas fait de mal, mon Dieu?

—Non, non; parlons de toi, mon père. Tu n'as donc pas essayé de sortir avant qu'ils eussent posé leurs sentinelles?

—Non, sans doute. Je ne me doutais de rien! Ils faisaient si peu de bruit que j'ai cru à une halte de muletiers, et c'est quand ils ont eu bloqué la maison qu'ils ont élevé un peu la voix, et que j'ai vu, à travers la fenêtre, que j'étais pris dans un traquenard par la pire espèce d'égorgeurs et de larrons que je connaisse. Je me suis tenu tranquille, pensant qu'ils partiraient bientôt; mais j'ai entendu des mots italiens que j'ai un peu compris. Ils veulent, je crois, rester ici jusqu'au jour. Je me suis dit alors que, ne me voyant pas arriver à Brilbault, où je suis attendu à dix heures, mes gens, inquiets de moi, viendraient dans la nuit me trouver ici, où ils savent que je devais m'arrêter. Ce serait le mieux de les attendre. Ces reîtres ne sont qu'une douzaine; j'ai pu à peu près les compter, et, quand je verrai arriver notre monde, je saurai bien nous frayer un passage vers eux à beaux coups d'épée sur ces drôles.

—Mon père, dit Mario, qui regardait à la fenêtre, ils sont vingt-cinq au moins à cette heure! car en voilà encore une bonne bande qui vient d'arriver. Nos gens ne pensent pas encore à venir te chercher, et, d'un moment à l'autre, ces reîtres peuvent fouiller la maison du haut en bas pour piller.

—Eh bien, mon enfant, me voilà déguisé de pied en cap; reste près de moi, comme pour soigner l'hôte malade. Si l'on vient, on nous laissera tranquilles. On ne maltraite et ne rançonne que les gens bien montés et bien vêtus... Ah! à propos, mon cheval me fera reconnaître. Ils ont dû le voir!

—Ton cheval est caché, et le mien aussi.

—Vrai? C'est donc le brave valet d'écurie qui aura trouvé moyen... Mais qu'ont-ils à crier ainsi, les brigands? Les entends-tu?

--- C'est moi qu'ils appellent! Reste-là, mon père; ne t'enferme pas: ce serait donner des soupçons. Tiens, les voilà qui entrent dans la salle ici-dessous. J'y vais! écoute tout; les cloisons sont minces; tâche de comprendre, et sois tout prêt à venir si je t'appelle à mon tour.

LII

Mario descendit comme un chat le petit escalier qui conduisait de la chambre de l'hôte à la salle d'honneur, et se trouva en présence du capitaine Macabre, qui, au même instant, faisait pesamment son entrée par l'escalier venant de la cuisine.

Le lieutenant Saccage était là aussi avec deux ou trois figures non moins patibulaires.

La mine du personnage qui portait le nom sinistre de Macabre était moins désagréable au premier abord que celle du lieutenant. Celle-ci était perfide et froide, avec un rire féroce. Celle de Macabre n'annonçait qu'une rudesse abrutie, qui essayait de se faire imposante.

Il n'y avait point de place pour le sourire sur cette face hébétée par la fatigue et par la débauche. Les muscles semblaient racornis et ossifiés; les yeux, de couleur claire, étaient fixes comme des yeux d'émail. Les traits accentués rappelaient ceux de Polichinelle, moins l'expression narquoise et animée. Une grande balafre à la mâchoire avait paralysé un coin de la bouche et séparait singulièrement la barbe blanche mélangée de roux qui semblait être plantée de travers et en partie à rebrousse-poil. Un gros signe velu augmentait la bosse du nez proéminent. Les doigts étaient hérissés de poils gris jusqu'aux ongles.

L'homme était petit et maigre, mais large d'épaules, et ramassé sur lui-même comme un sanglier, dont il avait la robe fauve et la tête plantée bas. Il paraissait fort âgé; mais il annonçait encore une force herculéenne. Sa voix âpre, toujours tenue au diapason élevé du commandant militaire dans la bouche d'un sot, résonnait comme un tonnerre enrhumé et faisait vibrer les verres posés sur la table.

Il était vêtu à la mode des reîtres, en justaucorps et tassettes de buffle, avec un morion et une cuirasse en fer verni. Une méchante plume noire tout ébarbée se dressait sur ce casque noir et luisant. Il portait la forte et large épée allemande, contre laquelle se brisait facilement la lance brillante de la gendarmerie française; les pistoles avec pierre à feu, premier essai du pistolet à pierre, auquel nos soldats préféraient encore, à tort, les armes à rouet et à mèche; le court mousquet et la bandoulière garnie de petits étuis de cuir noir contenant les charges de poudre et de plomb, complétaient l'armement de campagne du personnage.

Son escorte particulière, ou, comme on disait encore, sa lance, se composait de deux carabins estradiots (carabiniers, batteurs d'estrade) et de deux coutilliers cumulant les fonctions de page et de maréchal-ferrant.

Il avait, en outre, sept soldats bien armés et bien montés en chevau-légers, qui ne le quittaient jamais et qui étaient l'élite de sa cornette ou troupe de choix. Du moins, c'est ainsi que nous pouvons traduire, par des équivalents pris dans l'usage de ce temps, les titres et grades de cette compagnie d'aventuriers étrangers, dont chaque chef modifiait, selon son pouvoir ou son caprice, l'organisation, l'équipement et les cadres.

Mario ne s'était pas trompé en évaluant à vingt-cinq hommes la bande amenée par le capitaine, réunie à celle qui l'avait précédé sous les ordres de son lieutenant.

—Voilà une sale auberge! cria le capitaine d'un ton dédaigneux, en frottant les lourdes semelles de ses grosses bottes crottées, sur les barreaux propres et luisants d'une chaise de noyer. Est-ce là un feu pour des voyageurs de nuit? Le bois manque-t-il dans cette baraque?

—Hélas! monsieur, dit la servante en jetant une brassée de fagot dans la cheminée, déjà bien flambante, nous ne pouvons mieux faire: nous sommes en pays de plaine et le bois est rare.

—Voilà une sotte fille et encore plus laide, s'il est possible, que sa maîtresse! reprit le gracieux Macabre. Tiens, la belle édentée, voilà comme on se chauffe, quand le bois est cher!

Et il jeta, dans la vaste cheminée, la chaise sur laquelle il venait de décrotter ses pieds.

—Or çà, lieutenant, continua-t-il froidement, en s'adressant à Saccage, vous dites qu'il y a ici un petit loqueteux envoyé par ces...

—Te voilà enfin! répondit Saccage en levant sa botte pour pousser Mario plus vite vers le respectable capitaine.

Mario esquiva l'outrage en passant lestement sous la botte du reître, et, arrivant près de l'autre butor, il lui dit avec aplomb:

—C'est moi, et voilà mon message; car j'ai très-bien dit le mot de passe à votre lieutenant. Vous ne pouvez point rester dans cette auberge, parce qu'une grande troupe de gens armés s'y doit rendre cette nuit. Vous ne pouvez point attaquer le château, qui est bien gardé. Il vous faut retourner d'où vous venez, ou la chose tournera mal pour vous; c'est Sanche qui vous le dit.

—Ton Sanche n'est qu'une vieille bourrique, répondit le capitaine.

Et, accompagnant chacune de ses paroles d'un blasphème qu'il n'est pas utile de reproduire pour donner une idée de l'aménité de sa conversation, il ajouta:

—Je n'ai pas fait cent lieues en pays ennemi pour m'en aller les mains vides. Va-t'en dire à celui qui t'envoie que le capitaine Macabre connaît mieux le pays que lui, et se... soucie pas mal de ce qu'on appelle un château bien gardé! Dis-lui que j'ai quarante cavaliers, car il y en a encore quinze derrière moi, qui vont arriver sous la conduite de mon épouse, et que quarante reîtres valent une armée. Allons, vite, détale et va au diable, race de bohême!

—Ne le renvoyez pas, capitaine, dit Saccage, qui paraissait l'homme judicieux du conseil; rien ne sert de nous aboucher davantage avec ce fou d'Espagnol et cette racaille d'Égyptiens. Il est fort inutile que ce beau messager aille leur dire que vous persistez. Ils nous suivraient et ne feraient que nous embarrasser et pillarder autour de nous. Faites ce que votre femme vous a dit. Restez ici jusqu'à minuit, et vous arriverez encore longtemps avant le jour, puisqu'il n'y a guère que deux lieues d'ici à Briantes. Empêchez donc que ce petit garçon ne sorte. Je vais le jeter par la fenêtre, si vous voulez, ça l'empêchera de courir.

—Non! pas de sévérités inutiles, brailla en fausset le capitaine. Je suis devenu un homme doux et humain depuis que j'ai une épouse au cœur sensible... La maison est-elle gardée comme il faut?

—Une mouche n'y entrerait pas sans ma permission.

—Alors soupons en paix, dès que ma Proserpine sera arrivée... Avez-vous donné des ordres?

--- Oui; mais, malgré les belles annonces de madame Proserpine sur les douceurs de ce gîte, nous y ferons, je crains, maigre chère. Le grand queux dont on vous avait parlé est en son lit, en train de crever, et l'hôtesse perd la tête. Le valet est un traître que nous devons surveiller, et la servante est une vieille sotte épeurée qui casse tout et n'avance à rien.

—C'est que vous leur parlez durement, mon ami! Vous avez toujours l'injure et la menace à la bouche! Mille tonnerres du diable! mon épouse vous l'a dit souvent, vous manquez de savoir-vivre. Où est-elle, cette hôtesse de malheur, que, d'une vingtaine de soufflets, je lui remette le cœur au ventre?

Et, marchant lourdement jusqu'à l'escalier, il appela madame Pignoux en la gratifiant des épithètes les plus grossières, apparemment pour donner à son lieutenant l'exemple de la douceur et de la politesse.

Toute cette conversation était faite en français.

Macabre, Allemand d'origine, était né à Bourges et avait passé sa jeunesse en Berry. En dehors d'un certain vocabulaire à l'usage de son commandement, il parlait mal et sans plaisir la langue de ses pères. L'Italien Saccage écorchait le français avec plus de facilité que l'allemand. Ils avaient donc peine à se bien entendre quand ils voulaient se servir de cette langue, et d'ailleurs ils se sentaient tellement maîtres de la situation qu'ils ne daignaient pas s'observer devant Mario et devant les gens de la maison. Mario, qui avait beaucoup risqué en essayant de faire rebrousser chemin aux reîtres, et qui pouvait être démenti d'un moment à l'autre par quelque envoyé véritable de Sanche ou de La Flèche, sentit qu'il serait trop audacieux d'insister pour le moment. Il feignit l'indifférence et la distraction, tout en arrangeant le couvert, mais sans perdre un mot de ce que disaient les deux routiers.

Il est bien vrai que Sanche avait promis d'envoyer un exprès à Étalié, où il avait marqué la dernière étape des reîtres. Mais cet exprès, qui était un bohémien comme les autres, et qui espérait la prise et le pillage du château de Briantes sans le secours des Allemands, se garda bien de faire la commission, et alla marauder dans le bourg abandonné, en attendant l'heure de l'assaut du manoir par ses camarades.

L'hôtesse, appelée si poliment par Macabre, monta et fit bravement tête.

—De quoi servent les gros mots, capitaine Macabre? dit-elle en mettant le poing sur sa hanche. Nous nous connaissons de vieille date, et je sais fort bien que vous payerez votre écot et celui de vos démons de lansquenets[25] en jurons et casserie. Ce n'est point pour mon plaisir que je vous reçois, et je n'ignore point que c'est plutôt pour ma ruine. Mais je suis une femme raisonnable et pas plus sotte qu'une autre. Je fais donc contre fortune bon cœur et vous sers de mon mieux, afin d'éviter les mauvais traitements et d'être plus vite débarrassée de vos visages... Si vous avez un peu de raisonnement vous-même, capitaine, vous vous direz qu'il ne me faut molester inutilement, mais bien me laisser faire et vous souvenir que je sais frire et rôtir aussi bien qu'une autre.

—Et qui es-tu donc, la vieille raisonneuse? dit le capitaine en essayant de tourner son cou ankylosé dans son hausse-col de fer, pour regarder madame Pignoux.

—Je suis de mon nom de fille, Marie Mouton, que vous avez eue pour cantinière durant le siége de Sancerre, à telles enseignes qu'un jour, je vous fricassai un vieux chapeau dont vous vous léchâtes la barbe.

—C'est possible; je me souviens du chapeau, qui était bon, et non de toi, qui est laide... Mais, si tu as servi la bonne cause, je te pardonne ton caquet.

—Et qu'est-ce que vous appelez la bonne cause, à présent? Car vous en avez changé tant de fois, vous et les vôtres!

—Taisez-vous, ma mie Bonbec. Je ne parle pas religion avec les gens de votre espèce.

—Sachez, d'ailleurs, dit Saccage en ricanant, que la bonne cause est toujours celle que nous servons!

—Mais est-ce l'heure de babiller, reprit Macabre, quand ma Proserpine s'avance et que je vous commande de vous hâter?

—Je ne peux pas aller plus vite, répondit la Pignoux; pourquoi m'avez-vous fait monter?

—Parce que j'entends que ton mari, que l'on dit être un queux recommandable, se lève, crevé ou non, et mette la main à la pâte.

—Ça ne se peut point; mon homme est perclus de douleurs et ne cuisine plus depuis longtemps.

—Vous mentez, ma mie; votre homme est un suppôt du vieux... Suffit! je sais de vos nouvelles; mon épouse m'a dit...

—De quel vieux voulez-vous parler?

—Je crois que vous me questionnez, valetaille? dit le capitaine avec une dignité burlesque qu'il affectait de bonne foi.

—Pourquoi non? reprit l'hôtesse. Et votre épouse, comme vous dites, qui donc est-elle, pour vous avoir si bien renseigné?

—Retenez votre langue, et quand viendra ma déesse, servez-la à genoux, dit Macabre avec un sourire de fatuité qui fit remonter sa bouche de guingois jusqu'à son œil gauche.

Puis, revenant à son idée fixe, qui était de bien manger et de bien régaler sa déesse, il insista pour faire lever l'hôtelier.

—Par l'enfer! dit Saccage en tirant son épée, ça n'est pas difficile; j'ai toujours ouï dire qu'il fallait larder les côtés malades pour leur donner du jeu, et je saurai bien dénicher ce prétendu moribond en quelque trou qu'il se terre! Venez avec moi, les estradiots! et piquez partout, que ce soit chair ou moellon.

—C'est inutile, dit Mario en se jetant au devant de la rapière dégaînée, je vais le chercher; je sais où il est maître Pignoux!... Je le connais, et quand je lui dirai qu'il a l'honneur de recevoir le capitaine Macabre en personne, il viendra tout de suite.

—Ce petit-là est gentil! dit Macabre en regardant sortir Mario. Il faut que je le donne à mon épouse pour la servir. Elle me demande tous les jours un page bien tourné.

—Vous ne ferez rien d'un bohème, dit Saccage. Celui-ci a l'air insolent et moqueur.

—Vous vous trompez! je le trouve gentil, moi! reprit le capitaine, qui n'aimait pas à être contredit trop longtemps, et avec qui le lieutenant avait un peu trop son franc parler depuis quelques jours, pour des causes que nous saurons bientôt et dont Macabre commençait à se douter.

Le marquis, inquiet de Mario, se tenait dans un petit couloir près de la salle d'honneur et s'efforçait de tout entendre; mais son oreille ne saisissait que des bribes de conversation, et Mario, en courant le chercher, se hâta de le mettre au fait en aussi peu de mots que possible.

Il n'eut pas le temps, et, d'ailleurs, il n'eut pas la volonté de lui dire ce qui se passait à Briantes, il sentait que le marquis en avait bien assez de se tirer d'affaire pour son compte, et qu'il ne fallait pas le troubler par de trop nombreuses appréhensions.

Les reîtres ignorant, aussi bien que lui, l'attaque précipitée des bohémiens, il n'y avait pas de risque que le marquis l'apprît d'une autre bouche que la sienne quand le moment serait venu.

Mais ce moment viendrait-il? La situation présente eût semblé désespérée à une personne expérimentée, et le marquis, qui n'en savait qu'une partie, la jugeait très-grave. Mais Mario avait l'heureuse foi de l'enfance: il ne voyait pas la moitié du danger.

Si nous sortons d'ici, comme j'espère, pensait-il, nous rirons bien, mon père et moi, de la figure que nous faisons en ce moment!

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