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Les beaux messieurs de Bois-Doré

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XXX

À peine furent-ils en selle, que le marquis, s'adressant à Adamas, lui dit d'une voix émue:

—Vite, mon hausse-col, ma bourguignote, mes armes, mon cheval et deux hommes!

—Tout cela est prêt, monsieur, répondit Adamas. Maître Jovelin nous a tout commandé, disant, de votre part, que, si M. d'Ars repartait ce soir, vous lui feriez escorte... Mais à quelles fins?...

—Tu le sauras quand je serai revenu, dit le marquis en remontant à sa chambre pour s'équiper. A-t-on eu soin d'apprêter les chevaux dans la petite écurie, de manière que les gens qui me doivent escorter fussent seuls dans le secret?

—Oui, monsieur; j'y ai eu l'œil en personne.

—Est-ce que tu vas bien loin? s'écria Mario, qui venait de souper avec Mercédès et qui rentrait dans la chambre à coucher.

—Non, mon fils, je ne vais pas loin. Je serai ici dans deux petites heures. Vous devez dormir tranquille; et vite, embrassez-moi!

—Oh! comme tu te fais beau! dit ingénument Mario; est-ce que tu vas encore à la Motte-Seuilly?

—Non, non. Je vais danser dans un bal, répondit en souriant le marquis.

—Emmène-moi, que je te voie danser, dit l'enfant.

—Je ne puis; mais patientez, mon Cupidon; car, à partir de demain, je ne ferai plus un pas sans vous.

Quand le vieux gentilhomme fut coiffé de son petit casque de cuir jaune rayé d'argent, doublé d'une coiffe ou secrète de fer, et orné de longs panaches tombant sur l'épaule; quand il eut endossé son court manteau militaire, attaché sa longue épée, et bouclé, sous sa fraise de dentelle, le hausse-col d'acier brillant, Adamas put jurer sans trop de flatterie qu'il avait un grand air, d'autant plus que, les émotions de la soirée ayant fait tomber son fard, il avait à peu près sa figure naturelle, qui n'était point celle d'un dameret.

—Vous voilà prêt, monsieur, dit Adamas. Mais n'irai-je point avec vous?

—Non, mon ami; tu vas fermer toutes les portes de mon pavillon, et passer la soirée avec mon fils. S'il s'endort, tu lui feras un lit de campagne avec des cousins. Je le veux trouver là quand je rentrerai; et, maintenant, éclaire-moi, je veux causer au salon avec maître Jovelin.

Il embrassa Mario à plusieurs reprises avec attendrissement, et descendit un étage.

—Où allez-vous, et qu'avez-vous résolu? lui dirent les yeux expressifs de Lucilio.

—Je vais à Ars pour achever l'enquête... Et puis après, n'est-ce pas? Après, s'il y a lieu, je me concerterai avec Guillaume pour que le traître ne se puisse échapper, et je reviendrai me consulter avec vous pour le reste. Au revoir donc bientôt, mon grand ami.

Lucilio soupira en regardant partir le marquis. Il lui semblait occupé de projets plus sérieux qu'il n'en avouait dans son programme.

Pendant que, sans se presser, le marquis se disposait à sortir, Guillaume et d'Alvimar, celui-ci suivi de Sanche, l'autre de ses quatre hommes d'escorte, se dirigeaient assez lentement vers le château d'Ars par le chemin d'en bas, c'est-à-dire par celui qui laisse les plateaux du Chaumois sur la droite et qui passe assez près de La Châtre.

La lune n'étant pas levée et les chevaux de Guillaume étant très-fatigués, on ne pouvait aller plus vite.

D'Alvimar profita de cette circonstance pour prendre, comme malgré lui, un peu d'avance avec son écuyer.

Alors, ralentissant sa monture:

—Sanche, lui dit-il, n'avez-vous rien oublié à Briantes de ce qui m'appartient?

—Je n'oublie jamais rien, Antonio!

—Si fait, vous oubliez vos poignards dans le corps des gens que vous défaites.

—Encore ce reproche?

—J'ai mes raisons pour le faire aujourd'hui. Dites-moi, mon cheval ne boite plus, mais le croyez-vous en état de fournir une longue course, cette nuit?

—Oui. Qu'y a-t-il de nouveau?

—Écoutez bien, et tâchez de comprendre vite. Le colporteur était un gentilhomme, le frère du marquis de Bois-Doré. Le couteau dont vous vous servîtes est dans les mains de ce vieillard, qui a juré vengeance, et qui nous accuse par la bouche de je ne sais quel témoin.

—La Morisque.

—Pourquoi la Morisque?

—Parce que ces maudits portent toujours malheur.

—Si vous n'avez pas d'autre raison...

—J'en ai d'autres, je vous les dirai.

—Oui, plus tard. Songeons à quitter ce pays sans d'autre explication avec le vieux fou. Je lui en ai dit assez pour lui faire prendre patience. Il m'attend demain.

—Pour un duel?

—Non; il est trop vieux!

—Mais il est fort rusé; avez-vous envie de pourrir en quelque oubliette de son manoir? N'importe, j'irai avec vous, si vous y allez.

—Je n'irai pas. Certaine prédiction me rend fort prudent. Quand nous serons auprès de cette petite ville dont vous voyez les feux là-bas, écartez-vous de l'escorte, disparaissez, et, un quart d'heure après, revenez me joindre en disant tout haut que quelqu'un de la ville vous a remis une lettre pour moi. J'irai jusqu'au château d'Ars comme pour la lire, et, aussitôt que j'aurai fait cette feinte, je dirai à M. d'Ars qu'il me faut partir à l'instant même. Est-ce entendu?

—C'est entendu.

—Alors, attendons M. d'Ars et ne montrons aucune hâte.

Quand le bon M. de Bois-Doré, armé jusqu'aux dents et bien assis en selle sur le beau Rosidor, eut franchi l'enceinte du village de Briantes, il vit Adamas, monté sur une bonne petite haquenée fort paisible, se faufiler à son côté.

—Voire! c'est vous, monsieur le rebelle? dit le marquis d'un ton qui ne réussit pas à être courroucé; ne vous avais-je point défendu de me suivre et ordonné de garder mon héritier?

—Votre héritier est bien gardé, monsieur; maître Jovelin m'a donné sa parole de ne le point quitter, et, d'ailleurs, je ne sache pas qu'en votre château il coure maintenant aucun risque, puisque l'ennemi est dehors et que nous lui allons sus.

—Je sais que le danger est pour nous maintenant, Adamas, et c'est pourquoi je ne voulais pas de toi qui est vieux et cassé, et qui, d'ailleurs, ne fus jamais un grand homme de guerre.

—Il est vrai, monsieur, que je n'aime guère à recevoir des coups, mais j'aime bien à en donner quand je peux. Je ne suis plus un jeune homme; mais, si je n'ai pas bon pied, j'ai bon œil, et je prétends veiller à ce que vous ne tombiez pas dans quelque embûche. C'est pourquoi j'ai pris avec moi deux hommes de plus, qui nous rejoindront dans trois minutes. D'ailleurs, je serais devenu fou à vous attendre sans rien savoir et sans rien faire. Ah çà! mon maître, où allons-nous, et de quelle façon allons-nous donner?

—Tu vas voir, mon ami, tu vas voir! Mais hâtons-nous. Il n'y a plus grand temps à perdre pour les rejoindre à mi-chemin d'Ars.

On prit le galop, et, en moins d'un quart d'heure, on se trouva en vue de Guillaume et de son escorte, qui continuaient d'aller un très-petit train.

La lune se levait et faisait briller les armes des cavaliers.

C'était à un endroit que l'on appelait et qu'on appelle encore La Rochaille, endroit assez voisin des habitations aujourd'hui, mais, en ce temps-là, très-aride et complétement désert.

Le chemin passait à mi-côte entre un petit ravin et une colline semée de grosses roches grises, parmi lesquelles poussaient d'assez maigres châtaigniers. Le lieu était mal famé; les paysans de tous les temps ont attaché aux grosses pierres des idées superstitieuses, soit qu'ils les attribuent toujours indistinctement au travail des démons de l'ancienne Gaule, soit qu'ils les croient tombées du ciel, à l'effet d'exterminer le culte de ces mauvais diables.

Le marquis fit faire halte à sa petite troupe avant qu'elle eût été signalée par celle de Guillaume, et, piquant des deux, il alla se mettre en travers du chemin de son jeune parent.

En entendant approcher ce galop, Guillaume et d'Alvimar s'étaient retournés, le premier fort tranquille, pensant que c'était quelque voyageur épeuré, le second très-inquiet, et songeant toujours à la prédiction que semblaient confirmer et hâter les événements de cette soirée.

Lorsque Bois-Doré passa sur le flanc gauche de cette escorte, Guillaume ne le reconnut pas sous le costume militaire; mais d'Alvimar le reconnut aux battements de son cœur troublé, et le vieux Sanche, averti par une émotion analogue, se rapprocha de lui.

Leurs anxiétés se dissipèrent lorsque Bois-Doré les devança sans leur parler. Ils pensèrent alors que ce n'était pas lui. Mais quand il se fut arrêté en présentant la tête de son cheval aux naseaux des leurs, ils se regardèrent et se serrèrent instinctivement l'un contre l'autre.

—Qu'est-ce donc monsieur? dit Guillaume en prenant un de ses pistolets dans la fonte de sa selle. Qui êtes-vous et que demandez-vous?

Mais, avant que Bois-Doré eût eu le temps de lui répondre, un coup de pistolet partait entre eux, et la balle coupait la bourguignote du marquis, lequel, voyant le mouvement de Sanche pour l'assassiner, s'était rapidement baissé en criant:

—Guillaume! c'est moi!

—Mille tonnerres du diable! s'écria Guillaume effrayé; qui a tiré sur le marquis? Au nom du ciel, marquis, êtes-vous touché!

—Nullement, répondit Bois-Doré; mais je dois dire que vous avez, en votre compagnie, de sales poltrons, qui tirent sur un homme seul avant de savoir si c'est un ennemi?

—Oui, certes, et sur l'heure j'en ferai justice, reprit le jeune homme indigné. Misérables drôles, lequel de vous a tiré sur le meilleur homme du royaume!

—Pas moi!... Ni moi!... Ni moi! s'écrièrent à la fois les quatre valets de M. d'Ars.

—Non, non! dit le marquis; aucun de ces bons enfants n'eût fait pareille chose. J'ai vu celui qui a fait le coup, et le voilà!

En parlant ainsi, Bois-Doré, avec une dextérité, une vigueur et une promptitude dignes de ses meilleurs jours, coupait d'un coup de fouet la figure de Sanche, et, tandis que l'assassin portait les mains à ses yeux, il le prenait au collet, et, l'arrachant de sa selle, il le poussait à terre et fouaillait son cheval, qui s'emporta et disparut dans la direction de Briantes.

Au même instant, les quatre hommes du marquis, forçant la consigne qu'il leur avait donnée d'attendre ses ordres, arrivaient bride avalée, avec Adamas, que le bruit du coup de pistolet et celui du cheval en fuite avaient jeté dans l'inquiétude la plus vive.

—Ah! vous voilà! dit le marquis à ses gens. Eh bien, ramassez-moi ce cavalier démonté. Il m'appartient, vu que j'ai le droit d'épave sur cette route. Il est mon prisonnier. Liez-le; il y a à se méfier de ses mains.

XXXI

Tandis que le colossal carrosseux Aristandre liait les mains de Sanche étourdi de sa chute, et le dépouillait de ses armes, d'Alvimar sortait enfin de la stupeur où cette scène rapide l'avait jeté.

Un instant il avait songé à abandonner son fatal complice à la colère de Bois-Doré; mais en voyant traiter si rudement celui qui venait encore de se dévouer pour lui, un reste de pudeur et d'orgueil le força de réclamer.

—Messire, dit-il, je comprends que vous soyez irrité contre la stupidité de ce vieillard, qui dormait sur son cheval, et qui, réveillé en tressaut, s'est cru attaqué par une bande de voleurs. Certes, il mérite un châtiment, mais non pas d'être traité en prisonnier relevant de votre droit seigneurial; car il est à moi, et c'est à moi seul qu'il appartient de le punir de l'injure qu'il vous a faite.

—Vous appelez cela une injure, monsieur de Villareal? dit le marquis d'un ton de mépris. Mais ce n'est pas encore à vous que j'ai affaire, c'est à mon parent et ami Guillaume d'Ars.

—Je ne souffrirai aucune explication, reprit d'Alvimar avec une rage calculée, avant que mon serviteur me soit rendu, et, si c'est un combat que vous voulez...

—Guillaume, écoutez-moi, dit Bois-Doré.

—Non, personne ne vous écoutera! s'écria d'Alvimar en essayant de dégager son cheval, que Guillaume, placé entre lui et Bois-Doré, retenait, pour empêcher un conflit. Monsieur d'Ars, je suis votre ami et votre hôte, vous m'avez invité, vous m'avez accueilli; vous m'avez promis assistance et loyauté en toute rencontre; vous ne me laisserez pas outrager, même par une personne de votre famille. Dans un cas pareil, c'est à moi que vous devez secours et justice, fût-ce contre votre propre frère?

—Je le sais, répondit Guillaume, et il en sera ainsi. Mais tranquillisez-vous d'abord et laissez parler M. de Bois-Doré. Je le connais assez pour être sûr de sa courtoisie envers vous et de sa générosité envers votre valet. Laissez passer un moment de colère; c'est la première fois que je le vois si courroucé, et, bien qu'il en ait sujet, je suis assuré de l'en faire revenir. Allons, allons, tenez-vous en repos, mon cher! Vous êtes en colère aussi; mais vous êtes le plus jeune, et mon cousin est l'offensé. Je vous confesse que, s'il eût reçu la moindre blessure, j'eusse tué votre valet sur la place, eussé-je dû vous en rendre raison après.

—Mais, que diable! monsieur, s'écria d'Alvimar espérant toujours empêcher l'explication par une querelle et, au besoin, par une rixe, où est la faute de mon serviteur, s'il vous plaît? Quelle était la fantaisie de M. le marquis, de courir sur notre flanc sans se faire reconnaître, et de venir nous barrer la route, au risque d'être pris pour un fol? N'avez-vous pas, vous-même, empoigné votre pistolet pour lui crier qui-vive?

—Sans doute; mais je n'eusse pas tiré sans attendre la réponse, ni vous non plus, j'imagine, et vous ne sauriez défendre la sotte ou méchante action de votre valet. Allons, soyez calme. Si vous voulez que je puisse arranger l'affaire à votre honneur et satisfaction, ne m'en ôtez pas les moyens par votre violence.

Pendant que d'Alvimar continuait à discuter avec âpreté, et que le marquis attendait avec beaucoup de calme, Adamas, inquiet de l'issue de l'affaire et agissant à sa tête, avait parlé aux gens de Guillaume. Il leur avait appris tout ce qu'il savait, et ils lui avaient juré que, dans le cas où M. d'Ars se verrait forcé de leur donner l'ordre de défendre d'Alvimar contre les gens de Bois-Doré, il n'y aurait qu'un engagement simulé, pendant lequel on laisserait à qui de droit le soin de faire justice des assassins.

Tous ces valets des deux camps étaient parents ou amis, et ne se souciaient nullement d'échanger des horions pour l'amour d'un étranger coupable ou suspect.

Le temps que d'Alvimar espérait gagner par sa résistance était donc une circonstance qui tournait fatalement contre lui, et quand Guillaume, impatienté et révolté de son obstination, lui tourna le dos pour aller, à deux pas de lui, s'expliquer avec le marquis, d'Alvimar se vit entouré par les gens de ce dernier, sans que ceux de Guillaume y fissent la moindre opposition.

Son inquiétude devint alors des plus sérieuses, et il regarda autour de lui, calculant le peu de chances qu'il avait de s'enfuir, à moins de laisser dans cette tentative l'honneur ou la vie.

Mais l'espoir lui revint en entendant Guillaume, à qui Bois-Doré venait de dire en peu de mots ses griefs, se refuser à croire qu'il ne fût pas dupe de fausses apparences.

—M. de Villareal? répondait-il au marquis. Voilà une chose impossible, et qu'il me faudrait avoir vue de mes propres yeux pour y croire. Or, comme vous ne l'avez point vue et que vous devez être abusé par de faux rapports, permettez-moi de défendre l'honneur de ce gentilhomme, et ne comptez pas, monsieur et bon cousin, que, malgré le respect que je vous porte, je laisse insulter et maltraiter, sans preuves, un ami qui s'est confié à ma garde. D'ailleurs, vous n'avez point ce droit, et c'est de la justice royale que relève tout gentilhomme. Calmez donc vos esprits exaltés, je vous en conjure, et me laissez rentrer chez moi, où vous savez que j'ai hâte de me rendre.

—Mes esprits ne sont point exaltés, reprit Bois-Doré en élevant la voix avec une dignité que Guillaume ne lui avait jamais vue, et je m'attendais à votre réponse, mon cher cousin et ami. Elle est telle que je la ferais en votre place, et je n'y blâme rien. Ayant auguré que votre conduite serait ce qu'elle est, j'ai résolu de conformer la mienne aux égards que je vous dois, et c'est pourquoi vous me voyez ici, à mi-chemin de nos respectives demeures, et sur un terrain neutre et communal.

»J'ai bien quelques droits sur cette route; mais, à trois pas de la berge, dans ces vieilles roches, je ne suis ni chez vous ni chez moi. Donc, sachez que j'ai résolu de m'y battre à outrance, seul à seul, contre ce traître, lequel ne me peut refuser le combat, vu que je l'ai, à dessein, molesté et provoqué en la personne de son valet, et que je le provoque et insulte à cette heure, le traitant devant Dieu, devant vous et devant les honnêtes gens qui nous accompagnent, de lâche et infâme meurtrier.

»Je ne crois pas que vous me puissiez savoir mauvais gré de ce que je fais; car je vous prie de remarquer que, tant que vous et lui avez été en mon logis, je me suis abstenu de toute injure et de tout dépit, en quoi je vous ai tenu ma parole de lui être un hôte fidèle; et je vous prie de remarquer aussi que je me suis mis en mesure de le rencontrer en pleins champs, afin de n'avoir point à violer votre domicile, ne voulant, pour rien au monde, vous mettre en la nécessité de porter secours à ce misérable.

»Enfin, mon cousin, je vous prie de regarder à ceci, qui est le plus grand sacrifice que je vous puisse faire: c'est qu'au lieu de le faire périr sous le bâton de mes gens, comme il le mérite, je descends, moi, gentilhomme et digne de l'être, à me mesurer avec un assassin de la plus vile espèce. Sans l'amitié dont vous l'honorez, je l'eusse fait jeter dans un cul de basse-fosse, mais voulant vous respecter jusque dans l'erreur où vous êtes sur son compte, je déroge à tout privilège d'honneur pour le combattre, lui, l'infâme et dégradé, avec les armes de l'honneur.

»J'ai dit, et vous ne pouvez plus me rien objecter.

»Soyez son témoin, tout indigne qu'il est de vos bontés; Adamas sera le mien. Je me contenterai de l'assistance de cet honnête homme, puisque en pareille affaire il ne peut être question d'un engagement avec les seconds.

—Certes, s'écria Guillaume ému de la noblesse d'âme du vieillard, il ne se peut voir une conduite plus loyale que la vôtre, mon cousin, et, avec les soupçons que vous avez, vous montrez une générosité peu commune. Mais ces soupçons n'étant pas fondés...

—Il n'est plus question de soupçons, reprit le marquis, puisque vous n'en voulez pas entendre parler; je provoque un de vos amis, et je pense que vous ne tiendriez point pour tel un homme capable de reculer.

—Non, certes! s'écria Guillaume; mais, moi, je ne souffrirai pas ce duel, qui ne convient pas à votre âge, mon cousin! Je me battrais plutôt en votre place. Tenez, voulez-vous recevoir ma parole? Je vous la donne de venger en personne la mort de votre frère, si vous venez à bout de démontrer invinciblement que M. d'Alvimar en a été lâchement et méchamment l'auteur. Attendez à demain, et je me porte justicier de notre famille, comme c'est mon devoir envers vous.

Le mouvement de Guillaume était digne de la générosité du marquis; mais Guillaume, en laissant échapper une allusion à son âge, l'avait singulièrement mortifié.

—Mon cousin, dit-il, revenant à cette puérilité d'esprit qui contrastait si étrangement avec la magnanimité de ses instincts, vous me prenez pour quelque vieux signor Pantaleone, à l'épée rouillée et à la main tremblante. Avant de me renvoyer à la béquille, ayez, je vous prie, souvenance des égards que je vous montre, lesquels ne méritent point l'injure que vous me faites en me proposant de venger, en ma place, l'odieuse mort de mon frère chéri. Allons, je crois que voilà assez de paroles, et je suis à bout de patience. Votre M. de Villareal en a plus que moi, lui qui écoute tout ceci sans trouver un mot à dire!

Guillaume vit que les choses étaient gâtées au point que tout accommodement devenait impossible, et, trouvant, pour son compte, que la patience était beaucoup trop revenue à d'Alvimar, il se retourna vers lui et lui dit avec vivacité:

—Voyons, mon cher, répondez donc; je ne dis point à ce défi, qui n'est pas fondé, mais à une accusation que vous ne pouvez pas mériter.

D'Alvimar avait réfléchi pendant le débat. Il affecta dès lors un calme dédaigneux et ironique.

—J'accepte le défi, monsieur, répondit-il, et je ne pense pas avoir grand mérite à le faire, étant, comme vous savez, de première force à toutes les armes. Quant à l'accusation, elle est si ridicule et si injuste, que j'attends pour la repousser que vous me l'expliquiez vous-même; car je ne sais point encore ce que le marquis vous a dit de moi, vous parlant à l'oreille, et je souhaite qu'il le répète tout haut.

—Je le veux bien, et ce ne sera pas long, répliqua Bois-Doré. J'ai dit que vous étiez bandit, assassin et larron. Vous en voulez davantage, mais, moi, je ne puis rien trouver de pis contre vous que la vérité.

—Vous me dites-là d'étranges douceurs, monsieur le marquis! reprit l'Espagnol froidement. Vous m'avez déjà régalé, en votre logis, d'une lugubre histoire où il vous a plu de faire tuer par moi monsieur votre frère. C'est là une chose que j'ignore, je vous l'ai dit; je sais seulement que j'ai fait tuer par mon domestique un homme vêtu en marchand colporteur, lequel emmenait de force une dame dont je vous ai dit avoir pris la défense et vengé, l'honneur.

—Ah! ah! s'écria le marquis, c'est là votre thèse, à présent? Celle qui fuyait avec mon frère était emmenée malgré elle, et vous ne vous souvenez plus de m'avoir dit qu'elle était votre...

—Plus bas, monsieur, je vous prie... Si M. d'Ars veut bien m'entendre à deux pas d'ici, je lui dirai qui était cette femme, à moins qu'il ne vous plaise outrager et salir son nom devant vos laquais.

—Mes laquais valent mieux que vous et les vôtres, monsieur! N'importe! je veux très-fort que vous disiez votre secret à M. d'Ars, mais devant moi, à qui vous l'avez dit à votre mode.

Ils s'éloignèrent du groupe tous les trois, et le marquis, parlant le premier:

—Allons, dit-il, expliquez-vous! Vous alléguez pour votre défense que cette femme était votre sœur!

—Et vous, monsieur, reprit d'Alvimar, vous prétendez maintenant soulager votre fureur fantasque en me donnant un nouveau démenti?

—Nullement, monsieur. Je vous demande le nom de votre sœur; car vous ne vous appelez point Villareal, apparemment?

—Et pourquoi non, monsieur.

—Parce que je le sais maintenant. Osez dire le contraire devant M. d'Ars, que vous trompez aussi par un nom supposé!

—Nullement! dit Guillaume; monsieur se cache sous un des noms de sa famille, et celui qu'il porte, je le sais fort bien.

—Alors, mon cousin, qu'il le dise, et je jure que, si c'est le véritable nom de ma défunte belle-sœur, je me retire d'ici en vous faisant à tous les deux des excuses.

—Et moi, dit d'Alvimar, je refuse de le dire. Je croyais qu'entre gentilshommes une simple parole devait suffire; mais vous m'insultez sans trêve et sans prudence. C'est un duel que vous voulez, et il doit être fait selon votre désir.

—Non! cent fois non! s'écria Guillaume. Finissons-en; et, puisqu'il ne faut au marquis que de savoir votre nom pour se retirer en paix, je...

—N'oubliez pas, je vous prie, reprit d'Alvimar, que vous m'exposez...

—Point! Mon cousin est un trop galant homme pour vous livrer à vos ennemis. Sachez donc, marquis, et je mets ceci sous la sauvegarde de votre honneur, que monsieur s'appelle Sciarra d'Alvimar.

—Oui-dà! répondit le marquis avec ironie. Alors monsieur a pour chiffre les propres initiales de la marque de fabrique de Salamanque?

—Que voulez-vous dire?

—Rien! C'est un mensonge de monsieur que je signale au passage; mais celui-là est si petit au prix des autres...

—Quels autres? Voyons, marquis, vous êtes trop obstiné!

—Laissez, Guillaume! dit d'Alvimar affichant toujours le dédain. Il faut que tout ceci finisse par un coup d'épée. Nous en serons plus tôt débarrassés.

—Eh bien, moi, dit le marquis, je ne suis plus si hâté! Je tiens à savoir le nom de baptême et le nom de famille de la sœur de M. de Villareal, de Sciarra et d'Alvimar. Je sais que les Espagnols ont beaucoup de noms; mais, s'il me dit seulement le véritable et principal que portait cette dame...

—Si vous la savez, répondit d'Alvimar, votre insistance pour me le faire dire est un outrage de plus.

—Eh! d'Alvimar, ne le prenez pas ainsi! s'écria Guillaume impatienté. Mettez-y du vôtre, à moins que vous ne vouliez nous faire passer la nuit ici!

—Laissez, mon cousin, dit le marquis; c'est moi qui dirai ce nom mystérieux. La prétendue sœur de M. de Villareal s'appelait Julia de Sandoval.

—Eh bien, pourquoi pas, monsieur? dit d'Alvimar relevant avec vivacité ce qu'il crut être encore une insigne maladresse du vieillard. Je ne voulais pas le dire ce nom. Il ne me convenait pas de le trahir, et je pensais que vous l'ignoriez. Puisque, vous aussi, en affirmant ce dernier point, vous m'avez fait un de ces mensonges que vous reprenez si aigrement chez les autres, sachez que Julie de Sandoval était la fille de ma mère et née d'un premier lit.

—Alors, monsieur, répliqua Bois-Doré se découvrant, me voilà prêt à me retirer, et même à me repentir de ma violence, si vous voulez bien me jurer sur l'honneur que vous aviez reconnu votre sœur de mère, Julie de Sandoval, sous son voile, dans la voiture de mon frère, à l'auberge de...

—Je vous le jure, pour vous satisfaire. Je l'avais même aperçue sans voile dans cette auberge.

—Et pour la troisième fois... Pardonnez mon insistance, je dois ceci à la mémoire de mon frère! Pour la troisième fois, c'était bien votre sœur, Julie de Sandoval? L'anneau qu'elle portait au doigt, qui est maintenant au mien, et qui porte ce nom en toutes lettres, ne pouvait être que son anneau? Vous le jurez?

—Je le jure! Êtes-vous content?

—Attendez? il y a un blason dans le chaton de cette bague; un écusson d'azur au chef d'or. Sont-ce les armes des Sandoval de votre famille?

—Oui, monsieur, précisément.

—Alors, monsieur, dit Bois-Doré remettant son couvre-chef, je déclare, une fois de plus, que vous avez menti comme un impudent et un lâche que vous êtes; car je viens de me moquer de vous: l'anneau de votre prétendue sœur porte le nom de Maria de Mérida, et ses armes sont de sinople à la croix d'argent. Je puis en fournir la preuve.

XXXII

Guillaume fut fortement ébranlé; mais d'Alvimar réfléchissait vite.

La lune, eût-elle éclairé beaucoup, n'eût pas encore permis de voir les petits caractères et les écussons microscopiques cachés dans une bague, et, dans ce temps-là, on n'avait pas, comme aujourd'hui, du feu tout prêt dans sa poche.

Il fallait donc nécessairement remettre à un autre moment l'examen de cette preuve. Il ne s'agissait pas, pour le criminel, d'éviter, mais, au contraire, de chercher un duel. Ce qu'il redoutait, c'est qu'on ne lui refusât l'honneur de cette chance de salut, et qu'on ne le fît prisonnier du marquis ou de la prévôté.

Il attira précipitamment Guillaume à part, et, se mettant à rire:

—Je suis pris, dit-il. J'ai voulu être complaisant comme vous l'exigiez, pour en finir et vous débarrasser de ce vieux lunatique. J'ai dit tout ce qu'il a voulu me faire dire, et maintenant sa fantaisie prend un autre vol, où je ne puis la suivre. Tout ceci est de ma faute; j'aurais dû vous raconter, en sortant de chez lui, qu'il était depuis deux jours en démence, à preuve qu'il a été hier, on pourra vous le dire, demander la main de madame de Beuvre, et que, tout aujourd'hui, il a fait sur la mort de son frère les plus étranges romans, prenant pour des assassins tantôt moi, tantôt son muet, tantôt son petit chien. Je n'ai pu éviter de me prendre à la gorge avec lui qu'en lui faisant des contes qui étaient la monnaie de sa pièce; mais il ne s'est calmé qu'en vous voyant arriver.

—Que ne disiez-vous tout cela? s'écria Guillaume.

—Je n'ai pas voulu me plaindre des ennuis que j'ai essuyés en sa compagnie; vous eussiez cru que je vous faisais un reproche de m'y avoir laissé. À présent, il ne me reste qu'un moyen d'en finir. Laissez-moi me battre avec lui.

—Avec un vieillard en démence? Je ne le puis souffrir.

—Allons, Guillaume, s'écria Bois-Doré impatienté, voulez-vous, maintenant, me laisser venger mon injure, et faudra-t-il que, pour réveiller M. d'Alvimar, j'aille lui faire l'honneur de le souffleter?

—Nous sommes à vous, monsieur, répondit d'Alvimar en haussant les épaules. Allons, mon cher, dit-il tout bas à Guillaume, vous voyez qu'il le faut! N'ayez peur! J'aurai vite raison de cette vieille marionnette, et vous promets de lui faire sauter son épée autant de fois qu'il vous plaira. Je me charge de le fatiguer assez pour qu'il ait besoin de s'aller vitement coucher, et demain nous rirons de l'aventure.

Guillaume se rassura en le voyant si gai.

—Je suis aise de vous voir dans le vrai, lui dit-il tout bas, et je vous avertis qu'en prenant l'escrime à cœur avec ce vieillard, vous ne feriez pas acte de vaillance et me causeriez une grande peine. Je le crois fou; mais c'est une raison de plus pour ménager vos forces et le renvoyer avec une courbature pour tout mal.

Guillaume savait pourtant que Bois-Doré était fort à l'escrime. Mais c'était une vieille méthode que dédaignaient les jeunes gens, et il savait aussi que si le marquis avait encore le poignet souple, il n'avait plus le jarret assez ferme pour tenir plus de deux ou trois minutes. D'ailleurs, d'Alvimar était de première force, et il ne cessa de l'exhorter à la générosité.

Les champions ayant mis pied à terre, les valets restèrent pour garder les chevaux et le prisonnier Sanche, que Guillaume donna l'ordre de ne pas remettre en liberté avant l'issue du combat, afin de ne pas voir compliquer, par quelque intervention imprévue, la difficulté de la situation.

Sanche eût fort désiré d'être libre; il sentait, lui qui ne reculait devant aucune résolution extrême, qu'il eût été encore utile à son maître; mais il avait trop d'orgueil pour se plaindre et pour réclamer; il resta, stoïque et impassible, sous la garde des gens de Bois-Doré.

Pendant que Guillaume cherchait, avec les deux champions, un emplacement convenable entre la route et les rochers, Adamas et Aristandre s'entretenaient avec feu dans l'oreille l'un de l'autre. Aristandre était désespéré, Adamas avait la fièvre; mais l'idée que son maître put être victime de sa magnanimité, ne pouvait lui entrer dans la tête. Il se grisait dans sa confiance en l'habileté et la force du marquis.

—Qu'as-tu à trembler comme un enfant? disait-il au carrosseux. Ne sais-tu pas que monsieur en mangerait trente-six comme ce freluquet d'Espagnol? Il n'y aurait qu'une trahison pour avoir raison d'un si vaillant homme; mais le coquin de Sanche est bien gardé, et nous avons l'œil sur toutes choses, M. Guillaume et moi. Ne suis-je pas témoin? Monsieur l'a dit. Tu l'as entendu. Nous sommes deux bons témoins, et nous ne laisserons pas faire un mouvement ni une passe qui ne soient dans les règles.

—Mais tu ne les sais pas plus que moi, les règles du combat des gentilshommes? Tiens, j'ai envie de grimper là-haut sans qu'on me voie, et si l'Espagnol a trop de chances, de lui faire rouler sur le corps une de ces grosses pierres.

—Pour cela, si je pouvais compter que tu n'écraserais pas monsieur avec son ennemi, je ne t'en détournerais pas, non plus que je ne me ferais un crime de lui envoyer deux balles dans la tête, si je n'étais témoin. Mais mon maître m'appelle, et tu peux être tranquille, tout ira bien!

Cependant le terrain était choisi, assez espacé, et bien éclairé par la lune.

Les épées furent mesurées, Guillaume faisant les fonctions de témoin impartial pour les deux champions, qui avaient juré de s'en rapporter à lui; car Adamas ne pouvait être là que pour la forme.

Le combat commença.

Alors, malgré sa foi et son enthousiasme, Adamas sentit un frisson dans tous ses membres; il devint muet; la bouche ouverte, les yeux hors de la tête, il ne sentait pas la sueur et les larmes qui coulaient sur sa figure attendrissante et burlesque.

Guillaume s'était battu les flancs, lui aussi, pour se persuader que rien de funeste ne devait résulter de cette étrange affaire. Mais, quand les armes furent engagées, il sentit tomber sa confiance, et se reprocha de n'avoir pas réussi à empêcher, à quelque prix que ce fût, une rencontre qui, dès le début, menaçait de devenir sérieuse.

D'Alvimar avait promis de se rendre maître de la vie de son adversaire et de lui faire grâce; mais, autant que la clarté de la lune pouvait faire distinguer l'expression de ses traits, il semblait à Guillaume que la colère et la haine s'y montraient avec une énergie croissante, et son jeu sec et serré n'annonçait pas la moindre intention prudente ou généreuse. Heureusement, le marquis était encore calme et tenait pied avec plus de vigueur et de souplesse qu'on n'en eût attendu de sa part.

Guillaume ne pouvait rien dire, et il se contenta de tousser deux ou trois fois pour avertir d'Alvimar de se modérer, sans éveiller la susceptibilité du marquis, lequel eût pu perdre la tête, s'il eût craint de n'être pas pris au sérieux.

Mais le combat était sérieux. D'Alvimar sentait qu'il avait un adversaire moins fort que lui en théorie; mais il se sentait troublé et préoccupé, et inférieur à lui-même, cette fois, dans la pratique. Sa partie était difficile à jouer. Il voulait tuer le marquis et paraître le tuer malgré lui.

Il cherchait donc à le faire enferrer en jouant à la défensive; et le marquis semblait s'apercevoir de sa ruse. Il se ménageait.

Le combat se prolongeait sans résultat. Guillaume comptait sur la fatigue du marquis, ne croyant pas que d'Alvimar le frapperait à terre. D'Alvimar sentait que le marquis ne faiblissait pas; il cherchait à l'irriter par des feintes, espérant qu'un mouvement d'impatience le ferait sortir de l'étonnante prudence de son jeu.

Tout à coup la lune fut voilée par un gros nuage, et Guillaume voulut intervenir pour suspendre la lutte; il n'en eut pas le temps; les deux adversaires venaient de rouler l'un sur l'autre.

Un troisième champion se précipita vers eux, au hasard de se faire embrocher: c'était Adamas, qui perdait la tête et qui, ne sachant où était l'avantage, se jetait sans armes, à corps perdu, dans la bataille. Guillaume le repoussa vivement et vit le marquis à genoux, sur le ventre de d'Alvimar.

—Grâce, mon cousin! s'écria-t-il; grâce pour celui qui vous eût épargné!

—Il est trop tard, mon cousin, répondit le marquis en se relevant. Justice est faite.

D'Alvimar était cloué en terre par la grande rapière du marquis: il avait cessé de vivre.

Adamas était évanoui.

Au cri de grâce, les valets de Bois-Doré étaient accourus.

Le marquis, essoufflé et brisé de fatigue, s'appuya contre le rocher. Mais il ne faiblit pas, et, la lune s'étant dégagée du nuage, il se remit sur ses jambes pour regarder et toucher le cadavre.

—Il est bien mort! lui dit Guillaume d'un ton de reproche. Vous m'avez tué un ami, monsieur, et je ne saurais vous en faire mon compliment; car vos soupçons ne pouvaient être qu'injustes.

—Je vous prouverai qu'ils ne l'étaient point, Guillaume, répondit Bois-Doré avec une dignité qui l'ébranla de nouveau; jusque-là, suspendez votre ressentiment contre moi, et vos regrets pour ce méchant homme. Quand vous saurez la vérité, vous vous reprocherez peut-être de m'avoir forcé à exposer ma vie pour avoir la sienne.

—Et que ferons-nous maintenant de ce malheureux corps? dit Guillaume, abattu et consterné.

—Je ne vous laisserai point dans des embarras pour mon compte, répondit Bois-Doré. Mes gens vont le porter au couvent des carmes de La Châtre, lesquels lui donneront la sépulture comme ils l'entendront. Je ne prétends cacher à personne l'action que j'ai faite, d'autant qu'il me reste à punir l'autre assassin. Mais je ne saurais faire de sang-froid cette laide besogne, et je compte le livrer au lieutenant de la prévôté, pour que son châtiment soit exemplaire. Adamas, tu vas le conduire. Mais où donc est mon fidèle Adamas?

—Hélas! monsieur, répondit Adamas d'une voix caverneuse, je suis là, à vos genoux, et bien malade de cette affaire. Un instant j'ai cru que vous étiez mort, et je crois que j'ai été mort moi-même pendant un bon quart d'heure. Ne m'envoyez nulle part; je n'ai plus de jambes, et j'ai comme une roue de moulin dans la tête.

—Or donc, mon pauvre ami, si tu n'es plus bon à rien, nous enverrons quelque autre. Je te l'avais bien dit que tu n'étais plus d'âge à supporter les émotions!

Le marquis retourna vers les chevaux, tandis que ses gens et ceux de Guillaume enlevaient le cadavre et le roulaient dans un manteau; mais, lorsqu'on chercha le prisonnier, ce fut en vain.

On n'avait pas eu la précaution de lui lier les jambes. Profitant d'un moment de trouble et de confusion, où les valets, inquiets de l'issue du combat, avaient abandonné las chevaux à deux d'entre eux qui avaient eu beaucoup de peine à les contenir, il avait pris la fuite, ou plutôt il s'était glissé et caché quelque part dans le ravin.

—Soyez tranquille, monsieur le marquis, dit Aristandre à Bois-Doré. Un homme qui a les mains liées ne peut ni courir bien vite ni se cacher bien adroitement; je vous réponds de le rattraper. Je m'en charge. Rentrez chez vous et vous reposez; vous l'avez bien gagné!

—Non pas, dit le marquis; il me faut revoir cet assassin. Que deux de vous le cherchent, tandis qu'avec les deux autres j'accompagnerai M. d'Ars au couvent des carmes.

On coucha d'Alvimar en travers de son cheval, et les domestiques de Guillaume aidèrent ceux de Bois-Doré à le transporter.

Bois-Doré prit les devants avec Guillaume pour aller faire ouvrir les portes de la ville, en cas de besoin; car il était près de dix heures.

Chemin faisant, Bois-Doré donna à son jeune parent des détails si précis sur la mort de son frère, sur la recouvrance de son neveu, sur la circonstance du couteau catalan, sur l'aveu que la colère avait arraché au coupable, enfin sur la circonstance de la bague ouverte, que Guillaume ne put persister à défendre l'honneur de son ami.

Il avoua qu'en somme il le connaissait fort peu, s'étant lié avec lui à la légère, et qu'à Bourges il lui était revenu, sur le duel pour lequel ce gentilhomme était forcé de se cacher, des détails peu honorables, s'ils étaient vrais. M. Sciarra-Martinengo aurait été frappé, contre toutes les lois de l'honneur, dans un moment où il demandait à suspendre le combat, son épée s'étant rompue.

Guillaume n'avait pas voulu croire à cette accusation; mais les révélations de Bois-Doré commençaient à la lui faire regarder comme sérieuse, et il promit de se rendre à Briantes dès le lendemain, pour voir les preuves et pour faire connaissance avec le beau Mario.

XXXIII

À mesure que la conviction entrait dans son esprit, Guillaume redevenait expansif et amical avec le marquis, autant par un sentiment d'équité naturelle que par sa facilité innée à se livrer tout entier à sa dernière impression.

—Par ma foi! lui disait-il lorsqu'ils furent proches de la ville, vous avez agi en vaillant homme, et le coup que vous lui avez porté de part en part jusqu'à le clouer au gazon, est un des plus beaux coups d'épée dont j'aie ouï parler. Je n'avais jamais vu le pareil, et, quand vous m'aurez prouvé que ce pauvre Sciarra était une aussi grande canaille que vous le dites, je ne serai point fâché d'avoir vu ceci. Si j'eusse été moins peiné, je vous en eusse fait compliment. Mais quelque regret ou contentement que je puisse avoir de cette mort, j'avoue que vous êtes une belle lame, et que je voudrais être de votre force à ce jeu-là.

Nos deux cavaliers étaient déjà sur le pont des Scabinats (aujourd'hui des Cabignats), se dirigeant vers la porte du ravelin, lorsque Adamas, qui avait recouvré ses esprits et fait ses réflexions, vint les rejoindre et prier qu'on l'écoutât.

—Ne pensez-vous point, messires, leur dit-il, que l'entrée de ce cadavre va faire grand bruit dans la ville?

—Eh bien, dit le marquis, penses-tu que je me veuille cacher d'avoir vengé mon honneur et la mort de mon frère?

—Oui, monsieur, vous devez vous en vanter comme d'une belle action, mais seulement quand le corps aura été rendu à la terre; car il se fait de grandes rumeurs pour peu de chose, en ces petits endroits, et le spectacle d'un gentilhomme apporté ainsi en travers de son cheval va faire ouvrir de grands yeux à ces bourgeois de La Châtre. Vous avez des ennemis, monsieur, et, à l'heure qu'il est, monseigneur de Condé est bien chaud catholique. Si l'on apprend que cet Espagnol était couvert de reliques et de chapelets, qu'il s'était confessé à M. Poulain, dont la gouvernante le prônait déjà dans le bourg de Briantes comme un parfait chrétien...

—Voyons! où veux-tu en venir, avec tes histoires de commères, mon cher Adamas? dit le marquis impatienté.

Guillaume prit la parole.

—Mon cousin, dit-il, Adamas a raison. Les lois contre le duel ne sont respectées de personne; mais des gens mal intentionnés les peuvent toujours invoquer. Ce d'Alvimar avait quelques amis puissants à Paris; et de méchants rapports peuvent, en un temps ou en l'autre, faire tourner ceci contre vous et contre moi, contre vous surtout, qui ne passez point pour un bien franc catholique. Croyez-m'en donc, n'entrons point en la ville et avisons à nous débarrasser de ce mort. Vous êtes sûr de vos gens, et je réponds des miens. N'ayons point de confidents parmi des gens d'Église et des bourgeois de petite ville, toutes langues bien mauvaises, en ce pays, contre ceux qui ont combattu la Ligue et servi le feu roi.

—Il y a du vrai dans ce que vous dites, répondit Bois-Doré; mais il me répugne de mettre une pierre au cou d'un mort et de le jeter à la rivière comme un chien.

—Eh! si, monsieur, dit Adamas; cet homme-là ne valait pas tant!

—Il est vrai, mon ami: je pensais ainsi il y a une heure; mais je n'ai plus de haine contre un cadavre!

—Eh bien, monsieur, dit Adamas, il m'est venu une idée qui arrange tout pour le mieux: si nous rebroussons chemin, nous trouverons, à cent pas d'ici, le long du pré Chambon, la maison de la jardinière.

—Qui? Marie la Caille-bottée?

—Elle est fort dévouée à monsieur, et l'on dit qu'elle n'a pas toujours été laide et grêlée.

—Allons, allons, Adamas, ce n'est pas l'heure de plaisanter!

—Je ne plaisante pas, monsieur, et je dis que cette vieille fille gardera bien le secret.

—Et tu lui veux donner l'embarras de recevoir un mort? Elle en mourra de peur!

—Non, monsieur, vu qu'elle n'est point seule en sa petite maison écartée. Je jurerais que nous y trouverons un bon carme, lequel enterrera très-chrétiennement M. l'Espagnol dans quelque fossé du clos de la jardinière.

—Vous êtes trop Huguenot, Adamas, dit M. d'Ars. Les carmes ne sont pas aussi débauchés que vous le dites.

—Je ne dis point de mal d'eux, messire; je parle d'un seul que je connais, et qui n'a du moine que l'habit et les patenôtres. C'est Jean le Clope, qui a servi M. le marquis à la guerre, et que M. le marquis a fait entrer au couvent en qualité de frère oblat.

—Eh! par ma foi, l'avis est bon! dit le marquis; Jean le Clope est un homme sûr et qui a vu trop de faces blêmes penchées en terre sur les champs de bataille, pour s'effrayer du soin que nous allons lui confier.

—Alors, hâtons-nous, dit M. d'Ars; car vous savez que mon intendant se meurt, et que je voudrais le voir, s'il en est temps encore.

—Partez, mon cousin, dit le marquis; songez à vos affaires; celles d'ici ne regardent plus que moi!

Ils se serrèrent la main.

Guillaume rejoignit ses gens et prit avec eux la route de son manoir: le marquis et Adamas s'arrêtèrent chez la Caille-bottée, où Jean le Clope était effectivement, et reçut avec effusion son protecteur, qu'il appelait son capitaine.

On sait que le frère oblat était un militaire estropié au service du roi ou du seigneur de la province, et dont le couvent était forcé de prendre soin.

La plupart des communautés religieuses étaient obligées, par contrat, de recevoir et entretenir ces débris des malheurs de la guerre, parfois trop bon vivant pour de pieux solitaires, parfois beaucoup moins corrompu que les moines eux-mêmes.

Quoi qu'il en soit des carmes de La Châtre, dont nous n'avons pas à rechercher ici l'histoire, le frère séculier Jean le Clope s'astreignait fort peu à la règle de la maison, et s'il ne manquait pas les heures de la pitance, il manquait celles de la retraite.

Pendant que le marquis lui expliquait ce qu'il attendait de son dévoûment et de sa discrétion, Adamas faisait entrer le corps dans la maisonnette isolée, et, un quart d'heure après, Bois-Doré et ses gens repassaient sur le chemin de la Rochaille.

Ils y trouvèrent Aristandre et ses camarades, bien désappointés de n'avoir pu découvrir ce que Sanche était devenu.

—Eh bien, monsieur, dit Adamas, c'est peut-être Dieu qui le veut ainsi! Ce criminel se gardera bien de paraître jamais dans un pays où il se sait démasqué, et il eût été pour vous un nouvel embarras.

J'avoue que je n'ai pas le goût des exécutions à tête reposée, répondit le marquis, et que j'eusse éloigné celle-ci de ma vue. En le livrant à la prévôté, il m'eût fallu dire de quelle façon j'avais agi avec le maître, et, puisque nous devons, pour le moment, nous taire sur ce point, tout va mieux ainsi. Je crois la mort de mon cher Florimond suffisamment vengée, bien que la Morisque n'ait point vu qui, du maître ou du valet, avait porté le coup qui a tranché sa pauvre vie; mais, en ces sortes d'affaires, Adamas, le plus coupable et peut-être le seul vrai coupable, est celui qui dirige. Le valet croit quelquefois de son devoir d'obéir à un méchant commandement, et celui-ci n'avait point agi pour son compte ni profité de la dépouille de mon frère, puisqu'il était resté valet comme auparavant.

Adamas ne partageait pas le besoin d'indulgence qu'après son acte de vigueur éprouvait le marquis. Il haïssait Sanche encore plus que d'Alvimar, à cause de ses airs de hauteur avec ses pareils et à cause de sa prudence, dont il n'avait pu trouver le défaut.

Il le croyait très-capable d'avoir conseillé et exécuté le crime; mais ce qu'il redoutait le plus, c'était de voir le marquis persécuté, et il l'aida à se faire illusion sur le peu d'importance de la capture à laquelle il fallait renoncer.

Quand on fut à la porte du manoir de Briantes, on entendit les bonds irréguliers d'un cheval en liberté.

C'était celui de Sanche, qui était revenu à son dernier gîte, et qui échangea avec celui de d'Alvimar, que l'on ramenait par la bride, un hennissement plaintif, presque lugubre.

—Ces pauvres animaux sentent, à ce que l'on assure, les malheurs arrivés à leurs maîtres, dit le marquis à Adamas: ce sont des bêtes intelligentes et qui vivent en l'état d'innocence. Je ne ferai donc point tuer celles-ci; mais, comme je ne veux, en ma maison, rien qui ait appartenu à ce d'Alvimar, et que le profit de ses dépouilles souillerait nos mains, je veux que, dès la nuit prochaine, on conduise ses chevaux à dix ou douze lieues d'ici, et qu'on les y mette en liberté. En profitera qui voudra.

—Et de cette façon, répondit Adamas, nul ne saura d'où elles viennent. Vous pouvez confier ce soin à Aristandre, monsieur. Il ne se laissera point tenter par l'envie de les vendre à son profit, et, si vous m'en croyez, il se mettra en route sur l'heure, sans leur faire franchir la porte. Il est fort inutile que l'on voie demain ces chevaux en votre écurie.

—Fais ce que tu veux, Adamas, répondit le marquis. Cela me fait penser que ce malheureux coquin devait avoir de l'argent sur lui, et que j'eusse dû songer à le prendre pour le faire donner aux pauvres.

—Laissez-en profiter le frère oblat, monsieur, dit le sage Adamas: plus il en trouvera dans les poches de son mort, plus vous serez assuré de son silence.

Il était onze heures du soir quand le marquis rentra dans son salon.

Jovelin accourut se jeter dans ses bras. Sa figure expressive disait assez quelles angoisses d'inquiétude il avait éprouvées.

—Mon grand ami, lui dit Bois-Doré, je vous avais trompé; mais réjouissez-vous, cet homme n'est plus; et je rentre chez moi le cœur léger. Mon enfant dort sans doute à cette heure; ne l'éveillons pas. Je vais vous conter...

—L'enfant ne dort pas, répondit le muet avec son crayon. Il a deviné mes craintes: il pleure, il prie et s'agite dans son lit.

—Allons rassurer ce pauvre cœur! s'écria Bois-Doré; mais d'abord, mon ami, regardez si je n'ai point sur mes habits quelque souillure de ce traître sang. Je ne veux pas que cet enfant connaisse la peur ou la haine, dans l'âge où l'on n'a point encore le calme de la force.

Lucilio débarrassa le marquis de son manteau, de son casque et de ses armes, et, lorsqu'ils eurent monté un étage, ils trouvèrent Mario, pieds nus, sur la porte de la chambre.

—Ah! s'écria l'enfant en s'attachant passionnément aux grandes jambes de son oncle, et en lui parlant avec cette familiarité qu'il ne savait pas encore contraire aux usages de la noblesse, te voilà revenu? Tu n'as pas de mal, mon ami chéri? Dis, on ne t'a pas fait de mal? Je croyais que ce méchant voudrait te tuer, et je voulais qu'on me laissât courir après toi! J'ai eu bien du chagrin, va! Une autre fois, quand tu iras te battre, il me faut emmener, puisque je suis ton neveu.

—Mon neveu! mon neveu! ce n'est point assez, dit le marquis en le rapportant dans son lit. Je veux être ton père. Est-ce que cela te déplaira, d'être mon fils? Et! à propos, fit-il en se baissant pour recevoir les caresses du petit Fleurial, qui semblait avoir compris et partagé les angoisses de Jovelin et de Mario, voilà un petit ami qui ne m'appartient plus. Tenez, Mario, vous en aviez si grande envie! je vous le donne pour vous consoler de votre chagrin de ce soir.

—Oui, dit Mario en mettant Fleurial dans son oreiller, je le veux bien, à condition qu'il sera à nous deux et qu'il nous aimera autant l'un que l'autre... Mais dis-moi donc, père: est-ce que le méchant homme est parti pour tout à fait?...

—Oui, mon fils, pour tout à fait.

—Et le roi le punira pour avoir tué ton frère?

—Oui, mon fils, il sera puni.

—Qu'est-ce qu'on lui fera? demanda Mario rêveur.

—Je vous le dirai plus tard, mon fils. Ne songez qu'au bonheur que nous avons d'être ensemble.

—On ne m'ôtera jamais d'avec toi?

—Jamais!

Puis, s'adressant au muet:

—Maître Jovelin, n'est-ce pas une triste chose de penser à changer le doux parler de cet enfant, qui me sonne si mélodieusement dans l'oreille? Tenez, nous le laisserons me dire tu dans le particulier, puisque en sa bouche cette familiarité est celle de l'amour.

—Est-ce qu'il faudra que je te dise vous? reprit Mario étonné.

—Oui, mon enfant, à tout le moins devant le monde. C'est la coutume.

—Ah! oui, comme je disais à M. l'abbé Anjorrant! Mais c'est que je t'aime encore plus que lui...

—Tu m'aimes donc déjà, Mario? J'en suis content! Mais d'où vient? Tu ne me connais pas encore.

—C'est égal, je t'aime.

—Et tu ne sais pas pourquoi?

—Si fait! je t'aime, parce que je t'aime.

—Mon ami, dit le marquis à Lucilio, il n'y a rien de beau et d'aimable comme l'enfance! Elle parle comme les anges se doivent parler entre eux, et ses raisons, qui n'en sont pas, valent mieux que toute la sagesse des vieilles têtes. Vous m'instruirez ce chérubin-là. Vous lui ferez un bel et bon cerveau comme le vôtre; car je ne suis qu'un ignorant, et je veux qu'il en sache plus long que moi. Les temps ne sont plus tant à la guerre civile comme dans ma première jeunesse, et je crois que les gentilshommes doivent se porter vers les lumières de l'esprit. Mais tâchez de lui laisser ces simples gentillesses que la vie des bergers lui a données. En vérité, il me représente au naturel les beaux enfants qui devaient courir, parmi les fleurs, sur les rives enchantées du Lignon aux claires ondes.

Le marquis, ayant pris des mains d'Adamas un cordial, pour se remettre des fatigues de la soirée, se coucha et s'endormit, le plus heureux des hommes.

En un temps où l'on se faisait justice soi-même, à défaut de légalité régulière, et où la notion du pardon eût été considérée comme une faiblesse coupable et lâche, le marquis, bien qu'exceptionnellement enclin à une grande douceur, pensait avoir accompli le plus sacré des devoirs, et, en cela, il suivait les idées et coutumes de la plus saine chevalerie.

Certes, à cette époque, on n'eût pas rencontré un gentilhomme sur mille qui ne se fût regardé comme investi du droit de faire expirer dans les tourments, ou tout au moins pendre sous ses yeux, un coupable tel que d'Alvimar, et qui n'eût blâmé ou raillé l'excès de loyauté romanesque dont Bois-Doré avait fait preuve dans son duel.

Bois-Doré le savait bien et ne s'en souciait pas. Il avait trois motifs pour être ce qu'il était: son instinct d'abord, puis les exemples d'humanité d'Henri IV, qui, un des premiers de son temps, eut le dégoût du sang versé sans péril. Henri III, mortellement frappé par Jacques Clément, avait été soutenu par la colère et la vengeance au point de frapper lui-même son assassin et de le voir, avec joie, jeté par les fenêtres; Henri IV, blessé à la figure par Chastel, avait eu pour premier mouvement de dire: «Laissez allez cet homme!» Enfin, Bois-Doré avait pour code religieux les faits et gestes des héros de l'Astrée.

Il était hors d'exemple, dans ce poëme idéal, qu'un digne chevalier eût vengé l'amour, l'honneur ou l'amitié, sans s'exposer en personne aux derniers périls. Il ne faut donc pas trop se moquer de l'Astrée, et même il faut voir avec intérêt la vogue de ce livre. C'est, au milieu des turpitudes sanguinaires des discordes civiles, un cri d'humanité, un chant d'innocence, un rêve de vertu qui montent vers le ciel.

XXXIV

La première pensée du marquis à son réveil fut pour son héritier, que, pour nous conformer au titre qui prévalut, nous appellerons son fils.

Il se rappelait encore assez confusément les graves événements de cette nuit agitée; mais déjà il se représentait avec lucidité les grandes questions de parure soulevées la veille à propos de son cher Mario. Il l'appela pour reprendre avec lui l'entretien commencé dans le trésor. Mais il n'en reçut pas de réponse, et déjà il s'inquiétait, lorsque l'enfant, éveillé et levé avant le jour, vint, tout imprégné de la fraîche odeur du matin, se jeter à son cou.

—Et d'où venez-vous sitôt, mon excellent ami? lui dit le vieillard.

—Père, répondit gaiement Mario, je viens de chez Adamas, qui m'a défendu de te dire un secret que nous avons tous les deux. Ne me le demande donc pas, c'est une surprise que nous voulons te faire.

—À la bonne heure, mon fils. Je ne demande rien. Je veux être surpris! Mais n'allons-nous point déjeuner ensemble, là, sur cette petite table, auprès de mon lit?

—Oh! je n'ai pas le temps, mon petit père! Il me faut retourner vers Adamas, lequel te prie de dormir encore une heure, si tu ne veux faire tout manquer.

Le marquis fit tout son possible pour se rendormir, mais en vain. Il se tourmenta de beaucoup de choses. Madame de Beuvre devait venir ce jour-là de bonne heure avec son père; Guillaume aussi, dans le cas où son intendant irait mieux. Le dîner était-il convenablement ordonné? Et pourrait-on présenter Mario à une dame, sous ses habits de berger des montagnes? Et ce pauvre enfant, qui ne savait pas seulement saluer, baiser la main et dire trois mots de compliment! Tout son charme, toutes ses grâces n'allaient-ils pas être tournés en dérision et pris en mépris par des personnes que la voix du sang ne rendrait pas aveugles?

D'ailleurs, rien n'était préparé comme il convenait pour la chasse. On avait eu trop d'émotions et de soucis pour s'en occuper.

—Si Adamas était là, lui qui ne reste jamais court, il me consolerait, pensait le marquis.

Mais telle était sa condescendance pour son fidèle valet, qu'il eût feint de dormir tout le jour, si Adamas l'eût exigé de lui.

Il resta au lit jusqu'à neuf heures, sans que l'on vînt à son secours, et alors la faim et l'inquiétude le gagnant sérieusement.

—À quoi pense Adamas? se dit-il en se résolvant à se lever lui-même. Mes convives vont arriver. Veut-il que l'on me surprenne en robe de chambre et avec cette face blême?

Enfin, Adamas entra.

—Eh! monsieur, rassurez-vous! s'écria-t-il. Me croyez-vous capable de vous oublier? Rien ne presse. Vous n'aurez point de compagnie avant deux heures après midi, madame de Beuvre vient de me le faire dire.

—À toi, Adamas?

—Oui, monsieur, à moi, qui me suis ingénié de lui envoyer un exprès pour lui faire savoir que vous aviez une grande surprise à lui faire, mais que rien n'était prêt; j'ai pris sur moi la faute, et l'ai humblement fait supplier de ne point arriver avant l'heure que je vous dis, ajoutant que vous la vouliez garder chez vous, cette nuit, avec monsieur son père, et lui donner seulement demain le régal de la chasse.

—Qu'as-tu fait là, malheureux! Elle va me croire insensé ou incivil.

—Point, monsieur: elle a très-bien pris la chose, disant que, de votre part, tout devait être preuve de sagesse ou de galanterie.

—Alors, mon ami, il faut nous inquiéter...

—De rien, monsieur, de rien du tout, je vous en conjure. Vous avez assez fait de votre cervelle et de votre épée la nuit dernière; à quelles fins Dieu eût-il mis le pauvre Adamas sur la terre, si ce n'est pour vous épargner le détail des choses faciles?

—Hélas? mon ami, il ne sera point facile, même point possible, en si peu de temps, de rendre mon héritier présentable!

—Vous croyez, monsieur? dit Adamas avec un indescriptible sourire de satisfaction. Je voudrais bien voir qu'une chose que vous souhaitez ne fût point possible! Oui, vraiment, là! je le voudrais voir! Mais permettez, monsieur, que je vous demande comment je dois faire annoncer votre héritier, lorsqu'il fera son entrée au salon de compagnie.

—Voilà qui est fort grave, mon ami; j'avais déjà songé au nom et au titre que doit porter ce cher enfant. Son père, pas plus que le mien, n'était de qualité; mais, comme je veux, par un acte, et, s'il le faut, avec la permission du roi, le faire succéder à mon titre, ainsi qu'à mes biens, je crois bien pouvoir, par anticipation, le qualifier de la manière que le serait mon propre fils. Ainsi on doit l'appeler, en ma maison, monsieur le comte.

—Ceci n'est pas douteux, monsieur! Mais le nom?

Voulez-vous traiter de simple Bouron ce pauvre enfant qui mérite si bien de porter un nom plus illustre?

—Sachez, Adamas, que je ne rougis pas du nom de mon père, et que ce nom, porté par mon frère, me sera toujours cher. Mais, comme je tiens encore plus à celui que me donna mon roi, je veux que Mario le porte également et soit Bouron de Bois-Doré; ce qui, par coutume et abréviation, deviendra Bois-Doré tout court.

—C'est bien ainsi que je l'entendais! Allons, monsieur, habillez-vous, mangez là, en votre chambre, avec l'enfant; car la salle d'en bas est dans les mains de mes décorateurs; et puis je vous ferai votre toilette. Seulement, il faudra aujourd'hui prendre les habits que je vous demanderai de mettre.

—Fais ce que tu veux, Adamas, puisque tu réponds de tout!

Tout en riant, mangeant et devisant avec son héritier, le bon Sylvain fut pris tout à coup d'une grande mélancolie. Il réussit à la lui cacher. Mais, quand Adamas, déclarant que tout allait bien, vint pour l'accommoder, il lui ouvrit son cœur, tandis que l'enfant jouait et courait par la maison.

—Mon pauvre ami, lui dit-il, je m'étonne de ce que les numes célestes qui ont si paternellement veillé sur moi dans ces derniers jours, m'aient pourtant laissé mettre dans un terrible embarras.

—Quel embarras, monsieur!

—Ne te souvient-il déjà plus, Adamas, que j'ai offert mon cœur et ma vie à une belle enchanteresse, justement le matin du jour où je retrouvais Mario? Or, comme elle n'avait pas repoussé, mais seulement ajourné mon dessein, il résulte de ceci que je risque... selon toi! d'avoir d'autres héritiers que cet enfant, auquel je voudrais consacrer mes jours et laisser mes biens.

—Diantre! monsieur, je n'y songeais pas! Mais ne vous affligez point! Comme c'est moi que vous ai mis ce fatal projet en l'esprit, c'est à moi de vous trouver une issue pour sortir d'intrigue. J'y songerai, monsieur, j'y songerai! Ne pensez qu'à vous embellir et à vous réjouir aujourd'hui.

—Je le veux bien. Mais quel habit me donnes-tu là, mon ami!

—Votre habit à la paysanne, monsieur; c'est un des plus galants que vous ayez.

—C'est même, je crois, le plus galant; et il m'en coûte de me faire si brave, quand mon pauvre Mario...

—Monsieur, monsieur! laissez-moi faire; notre Mario sera fort convenable.

L'habit à la paysanne du marquis était tout en velours et satin blanc, avec une profusion de galons d'argent et de dentelles magnifiques.

Le blanc étant alors la couleur des paysans, qui, en toute saison, étaient vêtus de toile ou de grosse futaine, dès qu'on se mettait tout en blanc, on se disait habillé à la paysanne, et c'était une mode des plus recherchées.

Le marquis était certes fort plaisant en cet équipage; mais on était si habitué à le voir déguisé en jeune homme, il était, de la tête aux pieds, orné de si belles choses et de si curieux joyaux, ses parfums étaient si exquis, et, malgré tout, il y avait tant de noblesse dans ses vieilles grâces et de bonté aimable dans ses façons, que, si on l'eût vu tout à coup sérieux et arrangé selon son âge, on eût regretté l'amusement qu'il donnait aux yeux et le contentement qu'il savait donner à l'esprit.

Vers deux heures, un galopin habillé à l'ancienne mode féodale pour la circonstance, et placé dans l'échauguette de la tour d'entrée, sonna d'un vieux olifant pour annoncer l'approche d'une cavalcade.

Le marquis, accompagné de Lucilio, se rendit à cette tour pour recevoir la dame de ses pensées: il eût bien voulu voir son héritier avec lui; mais Mario était dans les mains d'Adamas, et, d'ailleurs, il résultait d'un plan finalement proposé par ce dernier, et adopté avec quelques modifications par son maître, que l'apparition de l'enfant serait retardée jusqu'à la fin d'une explication délicate avec madame de Beuvre.

XXXV

Lauriane arriva, montée sur un charmant petit cheval blanc que son père avait dressé pour elle, et qu'elle gouvernait avec une gentillesse remarquable.

Grâce à son deuil, qu'elle pouvait porter désormais en blanc, elle était habillée aussi à la paysanne, avec une amazone de fin drap blanc, un corps de taille tout rayé de galons de soie, et un léger mouchoir de dentelle par-dessus son inséparable chaperon de veuve.

—Oui-dà! s'écria le gros de Beuvre en voyant la toilette du marquis, vous portez déjà les couleurs de votre dame, monsieur mon gendre?

Sa fille réussit à le faire taire devant les valets; mais, quand on fut au salon, malgré les promesses qu'il lui avait faites de se priver de toute moquerie sur ce sujet, il n'y put tenir et demanda vivement à quand la noce.

Au lieu d'être piqué ou embarrassé, le marquis fut fort aise de cette ouverture, et demanda à être entendu secrètement pour une affaire sérieuse.

On renvoya les valets, on ferma les portes, et Bois-Doré, mettant un genou en terre devant la belle petite Lauriane, parla en ces termes:

—Dame de jeunesse et de beauté, vous voyez à vos pieds un serviteur fidèle qu'un grand événement a rempli d'aise et de trouble, de joie et de douleur, d'espoir et de crainte. Lorsque j'offris, il y a deux jours, mon cœur, mon nom et ma fortune à la plus aimable des nymphes, je me croyais libre de tout autre devoir et affection. Mais...

Ici, le marquis fut interrompu.

—Ouais! monsieur mon gendre, s'écria de Beuvre en affectant une grande colère et en roulant des yeux terribles, vous moquez-vous du monde, et pensez-vous que je sois homme à vous laisser reprendre votre parole, après avoir décoché le trait mortel de l'amour dans le cœur de ma pauvre fille?

—Oh! taisez-vous, monsieur mon père! dit gaiement et doucement Lauriane; vous me compromettez. Heureusement le marquis ne croira pas que je sois si capricieuse qu'après lui avoir demandé sept ans de réflexions, je me trouve déjà pressée de le sommer de sa parole.

—Laissez-moi parler, dit le marquis en prenant la main de Lauriane dans la sienne; je sais, ma souveraine, que vous n'avez nul amour dans le cœur, et c'est ce qui me donne la hardiesse de vous demander mon pardon. Et vous, mon voisin, riez de toutes vos forces, car l'occasion est belle! Et je rirai avec vous aujourd'hui, bien qu'hier j'aie versé beaucoup de larmes.

—Vrai, mon voisin? dit le bon de Beuvre en lui prenant son autre main. Si vous parlez sérieusement comme vous en avez l'air, je ne rirai plus. Avez-vous quelque peine dont on puisse vous aider à sortir?

—Dites, mon cher Céladon, ajouta Lauriane d'un air affectueux: contez-nous vos chagrins!

—Mes chagrins sont dissipés, et, si vous me gardez votre amitié, je suis le plus fortuné des hommes. Eh bien, écoutez, mes amis, dit-il en se relevant avec un peu d'effort. Vous entendîtes, avant-hier, cette prédiction à moi faite par des gens qui n'étaient pas bien sorciers: «Avant trois jours, trois semaines ou trois mois, vous serez père?»

—Eh bien, dit de Beuvre revenant à son humeur narquoise, vous croyez, mon brave homme, que la prédiction se réalisera?

—Elle est réalisée, mon voisin. Je suis père, et ce n'est plus pour moi que je demande, à vous et à la divine Lauriane, sept ans d'espérance et de sincérité: c'est pour mon héritier, c'est pour mon fils unique, c'est pour...

Ici, la porte s'ouvrit à deux battants, et Adamas, en grande tenue, annonça d'une voix claire et avec un air de triomphe:

—M. le comte Mario de Bois-Doré!

La surprise fut pour tout le monde; car le marquis n'attendait pas si vite l'apparition de son enfant, et il ne savait encore en quel équipage on réussirait à le produire.

Quelle fut sa joie lorsqu'il vit entrer Mario vêtu à la paysanne, c'est-à-dire d'un habit exactement semblable de forme et de tissus à celui qu'il portait lui-même; le pourpoint de satin à mille petits crevés sur les bras; le colletin sans ailerons (pourpoint de dessus à épaulettes, mais sans manches pendantes), en velours blanc crevé d'argent; les chausses flottantes, de quatre aunes de large, froncées jusqu'au-dessous du genou, garnies de boutons de perles et un peu ouvertes de côté pour laisser sortir la rose de la jarretière; les bas de soie, avec les souliers à pont-levis fermés de roses; la fraise à confusion, c'est-à-dire à plusieurs rangs inégaux avec les rebras assortis, le feutre à plumes, des diamants partout, un petit baudrier tout brodé de perles, et une petite rapière qui était un vrai chef-d'œuvre!

Adamas avait passé la nuit à choisir, à méditer, à tailler et à ajuster; la matinée, à essayer. L'adroite Morisque et quatre ouvrières, levées avant le jour, avaient cousu avec rage. Clindor avait fait dix lieues pour trouver le chapeau et la chaussure. Adamas avait composé, emplumé, orné, inventé, arrangé, et le costume, plein de goût, bien coupé et assez solide pour durer quelques jours sans être refait, allait à merveille.

Mario, enrubané et parfumé comme le marquis, frisé naturellement et portant, sur la mèche ou moustache de l'oreille gauche, une rose (on dirait aujourd'hui un chou) de rubans blancs, avec un gros diamant au milieu et de la dentelle d'argent en dessous, se présenta avec grâce.

Il n'était pas plus emprunté que s'il eût été élevé en gentilhomme. Il portait sa rapière avec aisance, et sa touchante beauté ressortait dans tout ce blanc, qui lui donnait l'air candide d'une jeune fille.

Lauriane et son père furent si émerveillés de sa figure et de ses mouvements, qu'ils se levèrent spontanément comme pour recevoir quelque fils de roi.

Mais ce n'était pas tout. Adamas, en bichonnant son petit seigneur, avait essayé de lui apprendre un compliment, tiré de l'Astrée, pour Lauriane. Retenir quelques phrases par cœur, ce n'était pas une affaire pour l'intelligent Mario.

—Madame, dit-il avec un gentil sourire, «il est bien impossible de vous voir sans vous aimer, mais plus encore de vous aimer sans être extrême en cette affection. Permettez que je baise mille et mille fois vos belles mains, sans pouvoir, par tel nombre, égaler celui des morts que le refus de cette supplication me donnera...»

Ici, Mario s'arrêta. Il avait appris très-vite, sans comprendre et sans réfléchir. Le sens des mots qu'il disait lui parut tout à coup très-comique; car il n'était nullement disposé à tant souffrir, si Lauriane lui refusait les mille et mille baisers qu'il ne tenait pas à ce point à lui donner. Il eut envie de rire et regarda la jeune dame, qui avait envie de rire aussi, et qui, d'un air sympathique et enjoué, lui tendait les deux mains.

Il mit l'étiquette de côté, et, obéissant à sa confiance naturelle, il lui jeta les deux bras autour du cou et l'embrassa sur les deux joues, en lui disant de son crû:

—Bonjour, madame; je vous prie de me vouloir du bien, car vous me semblez bonne personne et je vous aime déjà beaucoup.

—Pardonnez-lui, dit le marquis, c'est un enfant de la nature...

—C'est pour cela qu'il me plaît, répondit Lauriane, et je le dispense de toute cérémonie.

—Voyons, voyons! dit de Beuvre, qu'est-ce que cela signifie, mon voisin, ce beau garçon-là? S'il est à vous, je vous en fais mon compliment; mais je ne vous aurais pas cru...

On annonça Guillaume d'Ars avec Louis de Villemort et un des jeunes Chabannes, qui étaient venus chez lui le matin, et à qui il avait conté la merveilleuse recouvrance du fils de Florimond.

—Est-ce lui? s'écria-t-il en entrant et en regardant Mario. Oui, c'est mon petit bohémien. Mais comme il est joli, à présent, mon Dieu! et comme vous devez être content, mon cousin! Tudieu, mon gentilhomme! dit-il à l'enfant, que vous avez donc là une belle épée et une vaillante toilette! Vous voulez faire honte à vos voisins et amis! Vous nous écrasez, je le vois, et on ne paraît plus rien auprès de vous. Çà, dites-nous votre petit nom et faisons connaissance; car nous sommes parents, s'il vous plaît, et je pourrai peut-être vous servir à quelque chose, ne fût-ce qu'à vous apprendre à monter à cheval!

—Oh! Je sais, dit Mario. J'ai monté sur Squilindre!

—Sur le gros cheval de carrosse! Et, dites-moi, mon maître, lui trouvâtes-vous le trot doux?

—Pas trop, dit Mario en riant.

Et il se mit à jouer et à babiller avec Guillaume et ses compagnons.

—Ah çà! dit de Beuvre en prenant Bois-Doré à l'écart, mettez-moi donc dans le secret, car je n'y suis pas. Vous nous en donnez à garder, mon voisin! vous n'avez point procréé ce beau petit! Il est trop jeune pour cela. C'est quelque enfant d'adoption?

—C'est mon propre neveu, répondit Bois-Doré; c'est le fils de mon Florimond, que vous avez aimé aussi, mon voisin!

Et il raconta devant tous, avec preuves à l'appui, l'histoire de Mario, sans toutefois prononcer le nom de d'Alvimar ou de Villareal, et sans faire entendre qu'il avait découvert et puni les assassins de son frère.

XXXVI

Devant les lettres, l'anneau et le cachet, il n'y avait pas moyen de traiter de roman cette romanesque aventure.

Tout le monde fit fête au gentil Mario, qui, par son bon naturel, son air affectueux et son beau regard, gagnait spontanément et irrésistiblement tous les cœurs.

—Alors, dit de Beuvre à sa fille en la prenant à part, vous voilà, non plus fiancée à notre vieux voisin, mais à son marmot; car il me semble que c'est ainsi qu'il lui plaît de tourner la chose à présent.

—Dieu le veuille, mon père! répondit Lauriane, et, s'il y revient, je vous prie de feindre, comme moi, de souscrire à cet arrangement, que le bonhomme est capable de prendre au sérieux.

—Il le prenait bien au sérieux quand il s'agissait de lui! reprit de Beuvre. La différence d'âge entre vous et ce petit garçon se compte par années, tandis qu'entre le marquis et vous, elle se peut bien compter par quarts de siècle. N'importe, je vois que le cher homme a perdu la notion du temps pour les autres aussi bien que pour lui-même; mais le voici qui vient à nous! je le veux faire enrager un peu!

Bois-Doré, sommé par de Beuvre de s'expliquer, déclara fort gravement qu'il n'avait qu'une parole, et qu'ayant engagé sa liberté et sa foi à Lauriane, il se regardait comme son esclave, à moins qu'elle ne lui rendit sa promesse.

—Je vous la rends, cher Céladon! s'écria Lauriane.

—Mais son père l'interrompit. Il voulait la taquiner aussi.

—Non pas, non pas, ma fille; ceci regarde l'honneur de la famille, et votre père ne se laisse point berner! Je vois bien que votre capricieux et fantasque Céladon s'est pris de tendresse paternelle pour ce beau neveu, et qu'il aime autant désormais se trouver père sans avoir pris la peine d'être époux. D'ailleurs, je vois bien aussi qu'il a en la tête de lui léguer ses biens, sans égard pour ses enfants à venir; c'est ce que je ne souffrirai point et ce que vous devez empêcher, en le sommant de la foi qu'il vous a jurée.

M. de Beuvre parlait si sérieusement qu'un instant le marquis y fut pris.

—Il faut croire, pensa-t-il, que ma fortune me rajeunit beaucoup, et que mon voisin, qui me raillait tant, ne me trouve plus si vieux. Où diable Adamas a-t-il pris l'idée de me faire faire cette démarche?

Lauriane vit ses perplexités sur sa figure, et vint généreusement à son secours.

—Monsieur mon père, dit-elle, ceci ne vous regarde point, vu que notre marquis ne m'a point demandé ma main sans mon cœur; or, tant que mon cœur ne m'a point parlé, le marquis est libre.

—Ta, ta, ta! s'écria de Beuvre, votre cœur vous parle très-haut, ma fille, et il est aisé de voir, à votre indulgence pour le marquis, que c'est de lui qu'il vous parle!

—Serait-il vrai? dit Bois-Doré ébranlé; si j'avais ce bonheur, il n'y a neveu qui tienne, et, par ma foi!...

—Non, marquis, non! dit Lauriane décidée à en finir avec les rêveries de son vieux Céladon. Mon cœur parle, il est vrai, mais depuis un instant seulement: depuis que j'ai vu votre gentil neveu. La destinée le voulait ainsi, à cause de la grande amitié que j'ai pour vous, laquelle ne pouvait me permettre d'avoir des yeux que pour quelqu'un de votre famille et de votre ressemblance. Donc: c'est moi qui brise nos liens et me déclare infidèle; mais je le fais sans remords, puisque celui que je vous préfère vous est aussi cher qu'à moi-même. Ne parlons donc plus de rien jusqu'à ce que Mario soit en âge d'éprouver quelque affection pour moi, si cet heureux jour doit arriver. En attendant, je tâcherai de prendre patience, et nous resterons amis.

Bois-Doré, enchanté de cette conclusion, baisait avec effusion la main de l'aimable Lauriane, lorsqu'une effroyable pétarade fit trembler les vitres et tressauter tous les hôtes du manoir.

On courut aux fenêtres. C'était Adamas qui faisait rage de tous les fauconneaux, arquebuses et pistolets de son petit arsenal.

En même temps on vit entrer dans le préau tous les habitants du bourg et tous les vassaux du marquis, criant à se fendre la mâchoire, de concert avec tous les employés et serviteurs de la maison:

—Vive M. le marquis! vive M. le comte!

Ces bonnes gens obéissaient, de confiance à un mot d'ordre donné par Aristandre, sans savoir de quoi il était question; mais ce qu'ils savaient bien, c'est qu'ils n'étaient jamais mandés au château sans qu'il retournât de quelque largesse ou régal, et ils y venaient sans se faire prier.

On ouvrit les fenêtres du salon de compagnie pour entendre le discours, en forme de proclamation, que débitait Adamas à cette nombreuse assistance.

Debout sur le puits, qu'il avait fait couvrir, afin de se livrer sans danger à une pantomime animée, l'heureux Adamas improvisait le morceau d'éloquence le plus étourdissant qu'eût jamais produit sa faconde gasconne et lancé aux échos sa voix claire, aux inflexions toutes méridionales. Sa gesticulation n'était pas moins étrange que sa diction.

Quant à la rédaction de ce chef-d'œuvre, il est à regretter que la chronique ne nous l'ait point conservée; elle eut le sort des choses d'inspiration: elle s'envola avec le souffle qui l'avait fait naître.

Quoi qu'il en soit, elle produisit un grand effet. Le récit de la mort tragique du pauvre M. Florimond fit verser des larmes; et, comme Adamas avait le pleur facile et s'attendrissait naïvement pour son propre compte, il fut écouté religieusement, même des fenêtres du salon.

On ne s'égaya qu'aux transports de joie pathétique avec lesquels il proclama la recouvrance de Mario; mais l'auditoire rustique n'y trouva rien de trop.

Le paysan comprend le geste et non les mots, qu'il ne se donne pas la peine d'entendre; ce serait un travail, et le travail de l'esprit lui semble une chose contre nature. Il écoute avec les yeux.

On fut donc enchanté de la péroraison, et des connaisseurs déclarèrent que M. Adamas prêchait beaucoup mieux que le recteur de la paroisse.

Le discours terminé, le marquis descendit avec son héritier et sa compagnie, et Mario charma et conquit aussi les paysans par ses manières accortes et son doux parler.

Chargé par son père à inviter tout le bourg à un grand festin pour le dimanche suivant, il le fit naturellement en des termes d'une si parfaite égalité, que Guillaume et ses amis, et même le républicain M. de Beuvre, eurent besoin de se rappeler que l'enfant sortait lui-même de la bergerie, pour n'en être pas un peu choqués.

Le marquis, s'apercevant de leur blâme, se demanda s'il ne devait pas rappeler Mario, qui s'en allait de groupe en groupe, se laissant embrasser et rendant les caresses avec effusion.

Mais une vieille femme, la doyenne du village, vint à lui, appuyée sur sa béquille, et lui dit d'une voix chevrotante:

—Monseigneur, vous êtes béni du bon Dieu pour avoir été doux et humain aux pauvres ahanniers. Vous avez fait oublier votre père, qui était un homme rude à vous comme aux autres. Voici un enfant qui tiendra de vous et qui empêchera qu'on ne vous oublie!

Le marquis serra les mains de la vieille et laissa Mario serrer les mains de tout le monde.

Il fit boire à la santé de son fils, et but lui-même à celle de la paroisse, pendant qu'Adamas faisait encore tonner son artillerie.

Comme la foule s'éloignait, le marquis aperçut M. Poulain, qui observait toutes choses sans sortir d'un petit hangar, où il s'était placé comme dans une loge de spectacle. Il lui coupa la retraite en allant le saluer et l'inviter à souper et en lui reprochant de ne venir jamais.

Le recteur le remercia avec une politesse énigmatique, disant, avec un feint embarras, que ses principes ne lui permettaient pas de manger avec des prétendus.

On disait dans ce temps-là, selon l'opinion à laquelle on appartenait, les réformés ou les prétendus réformés. Quand on disait les prétendus tout court, c'était l'expression d'une orthodoxie qui n'admettait même pas l'idée d'une réformation possible.

Cette expression dénigrante blessa le marquis, et, jouant sur le mot, il répondit n'avoir point de fiancés en sa maison.

Je croyais M. et madame de Beuvre fiancés avec l'erreur de Genève, reprit le recteur avec un sourire perfide; auraient-ils divorcé, à l'exemple de M. le marquis?

—Monsieur le recteur, dit Bois-Doré, ce n'est point le moment de parler théologie, et je confesse n'y rien entendre. Une fois, deux fois, voulez-vous être des nôtres, avec ou sans parpaillots?

Avec, je vous l'ai dit, monsieur le marquis, cela m'est impossible.

—Eh bien, monsieur, reprit Bois-Doré avec une vivacité dont il ne fut pas le maître, ce sera quand vous voudrez; mais, les jours où vous ne me jugerez pas digne de vous recevoir en ma maison, vous ferez peut-être aussi bien de ne pas venir en ma maison pour me le dire; car je me demande ce que, ne voulant point y entrer, vous venez y faire, à moins que ce ne soit de dénigrer ceux qui me font l'honneur de s'y trouver bien.

Le recteur cherchait ce qu'il appelait la persécution, c'est-à-dire qu'il désirait irriter le marquis, pour le mettre dans son tort vis-à-vis de lui.

—M. le marquis admettant tous les habitants de ma paroisse à une réjouissance de famille, j'ai cru, dit-il, y être appelé comme les autres. Je m'étais même imaginé que cet aimable enfant, dont on célèbre la recouvrance, aurait besoin de mon ministère pour être réintégré dans le sein de l'Église, cérémonie par laquelle il eût fallu peut-être commencer les réjouissances.

—Mon enfant a été élevé par un véritable chrétien et par un véritable prêtre, monsieur! Il n'a besoin d'aucune réconciliation avec Dieu; et quant à cette Morisque sur le compte de laquelle vous croyez être si bien instruit, sachez qu'elle est meilleure chrétienne que bien des gens qui s'en piquent. Soyez donc en paix, et venez chez moi à visage découvert et sans arrière-pensée, je vous en prie, ou n'y venez point du tout, je vous le conseille.

—La franchise est dans mon intention, monsieur le marquis, répondit le recteur en élevant la voix; et la preuve, c'est que je vous demande sans détour où est M. de Villareal et d'où vient que je ne le vois point en votre compagnie.

Cette insidieuse brusquerie faillit démonter Bois-Doré.

Heureusement Guillaume d'Ars, qui se rapprochait de lui en ce moment, avait entendu la question, et il se chargea d'y répondre.

—Vous demandez M. de Villareal, dit-il en saluant M. Poulain. Il est parti de ce château avec moi hier au soir.

—Excusez-moi, reprit le recteur en saluant Guillaume avec plus d'égards qu'il n'en montrait à Bois-Doré. Alors c'est chez vous, monsieur le comte, que je puis lui adresser une lettre?

—Non, monsieur, répondit Guillaume dépité de cette instance. Il n'est point chez moi aujourd'hui...

—Mais, s'il a été faire une promenade, vous attendez son retour, ce soir ou demain au plus tard, je suppose?

—Je ne sais point quel jour il rentrera, monsieur: je n'ai pas coutume de questionner les gens. Mais venez donc, marquis; on vous réclame au salon.

Il entraîna Bois-Doré vers les de Beuvre, pour couper court aux investigations du recteur, qui se retira avec un étrange sourire et une humilité menaçante.

—Vous parliez de M. de Villareal, dit de Beuvre au marquis; je vous ai entendu prononcer son nom. D'où vient donc que nous ne le voyons point céans? Est-il malade?

—Il est parti, dit Guillaume, que ces interrogations devant de nombreux témoins gênaient et inquiétaient beaucoup.

—Parti pour ne plus revenir? dit Lauriane.

—Pour ne plus revenir, répondit Bois-Doré avec fermeté.

—Eh bien, dit-elle après une petite pause, j'en suis contente.

—Vous ne l'aimiez point? dit le marquis en lui offrant son bras, tandis que Guillaume marchait auprès d'elle.

—Vous allez me trouver folle, répondit la jeune dame; eh bien, je me confesserai quand même. Je vous en demande pardon, monsieur d'Ars, mais votre ami me faisait peur.

—Peur?... C'est singulier, d'autres personnes m'ont dit de lui la même chose! D'où vient, madame, qu'il vous faisait peur?

—Il ressemble décidément à un portrait qui est chez nous, et que vous n'avez peut-être jamais vu... dans notre petite chapelle! L'avez-vous vu?

—Oui! s'écria Guillaume frappé; je sais ce que vous voulez dire. Il lui ressemblait, sur ma parole!

—Il lui ressemblait? Vous parlez de votre ami comme s'il était défunt!

Mario vint interrompre cette causerie. Lauriane, qui l'avait déjà pris en grande amitié, voulut lui donner le bras pour rentrer.

Guillaume et Bois-Doré restèrent un instant seuls, en arrière de la société.

—Ah! mon cousin, dit le jeune homme au vieillard, n'est-ce point une chose bien déplaisante que d'avoir à cacher mort d'homme, comme si l'on avait à rougir de quelque lâcheté, quand, au contraire...

—Pour moi, j'eusse aimé mieux la franchise, répondit le marquis. C'est vous qui m'avez condamné à cette feinte; mais si elle vous pèse...

—Non, non! Votre recteur semble avoir des soupçons. Mon d'Alvimar faisait fort le dévot. La soutane serait pour lui, et c'est jouer trop gros jeu dans le pays où nous sommes. Taisons-nous encore jusqu'à ce que la manière dont votre frère a été lâchement occis soit bien répandue, et montrez-en la preuve à tout le monde sans nommer les coupables. Quand vous les nommerez, on sera tout disposé à les condamner. Mais, dites-moi, marquis, savez-vous si le corps de ce malheureux?...

—Oui, Aristandre s'en est enquis. Le frère oblat a fait son office.

—Mais comprenez-vous quelque chose à ce d'Alvimar, mon cousin? Un homme si bien né, et qui montrait de si bonnes manières!

—L'ambition de cour et la misère d'Espagne! répondit Bois-Doré. Et puis, tenez, mon cousin, il m'est venu souvent en la pensée un paradoxe philosophique: c'est que nous sommes tous égaux devant Dieu, et qu'il ne fait pas plus de cas de l'âme d'un noble que de celle d'un vilain. Voilà le point où le populaire calviniste ne se trompe peut-être point trop?

—Eh! eh! reprit Guillaume, à propos de calvinistes, mon cousin, savez-vous que les affaires du roi vont mal, là-bas, et que l'on ne prend pas du tout Montauban? J'ai su à Bourges, de gens bien informés, qu'au premier jour on lèverait le siége, et ceci pourrait bien changer encore une fois toute la politique. Tenez, vous vous êtes peut-être un peu trop pressé d'abjurer, vous!

—Abjurer, abjurer, dit Bois-Doré en hochant la tête. Je n'ai jamais rien abjuré, moi! Je réfléchis, je discute avec moi-même, et, selon qu'il me vient de bonnes raisons, j'admets une forme ou l'autre. Au fond...

—Au fond, vous êtes comme moi, dit Guillaume en riant, vous ne vous souciez que d'être honnête homme.

Le souper, quoique très-intime, fut servi avec un luxe inouï. La salle était décorée de feuillages et de fleurs enlacées de rubans d'or et d'argent; les plus fines pièces d'orfévrerie et de faïencerie furent exhibés; les mets et les vins les plus exquis furent offerts.

Cinq ou six des meilleurs amis ou voisins étaient arrivés au dernier coup de cloche; c'était encore une surprise pour le marquis. Adamas avait dépêché des courriers dans tous les environs.

Il n'y eut point de musique durant le repas; on voulait parler, on avait tant de choses à se dire! On se contenta d'annoncer chaque service par une fanfare dans le préau.

Lauriane prit place en face du marquis avec Mario à sa droite.

Lucilio fut de la fête; on ne redoutait la malveillance d'aucun convive.

XXXVII

Une demi-heure après qu'on fut sorti de table, Adamas pria son maître de monter, «avec sa compagnie, en la salle des Verdures,» où une nouvelle surprise était préparée.

C'était un divertissement dans le goût de l'époque, mais tel qu'on avait pu l'exécuter à la hâte dans un petit local.

Le fond de la salle était arrangé en manière de théâtre avec de riches tapis sur quelques tréteaux, des étoffes pour cadre et des feuillages naturels pour coulisses.

Quand on eut pris place, Lucilio joua un beau morceau d'ouverture, et le page Clindor parut sur la scène, en costume de berger de fantaisie. Il chanta des couplets rustiques assez jolis, vu qu'ils étaient de la façon de maître Jovelin; puis il se mit à garder ses moutons, de véritables agneaux enrubanés et bien lavés, qui se comportèrent assez décemment sur la scène. Fleurial, le chien du berger, joua aussi très-convenablement son rôle.

La sourdeline fit entendre une musique somnolente et douce, au son de laquelle le berger s'endormit.

Alors un vénérable vieillard s'avança, cherchant avec angoisse jusque dans les poches du dormeur et dans la laine des moutons. Il avait une si plantureuse barbe, des cheveux et des sourcils blancs tellement touffus, qu'on ne le reconnut pas d'abord; mais, quand il eut à déclamer quelques vers de sa façon pour exprimer le sujet de sa peine, on partit d'un joyeux rire en retrouvant l'accent gascon d'Adamas.

Ce vieillard éploré courait après le Destin, qui lui avait ravi son jeune maître, l'enfant adoré de son seigneur.

Le berger, éveillé en sursaut, lui demanda ce qu'il souhaitait. Il y eut entre eux un dialogue libre, où l'on répéta bien des fois la même chose, ce qui, selon Adamas, avait l'avantage de faire saisir aux spectateurs ce qu'il lui plaisait d'appeler le nœud de la pièce.

Le berger aida le vieillard dans ses recherches, et ils allaient attaquer un petit fort placé dans les branches, au fond du théâtre et censé dans le lointain, lequel fort n'était autre que celui apporté jadis en croupe du château de Sarzay par le marquis, lorsqu'un épouvantable géant, habillé d'une manière fantastique, s'opposa à leur dessein.

Ce géant, représenté par Aristandre, s'exprima d'abord dans une langue inconnue. Comme il s'était déclaré incapable de retenir trois paroles apprises, Lucilio, qui avait bien voulu aider Adamas dans la mise en scène de sa composition, avait autorisé le carrosseux, en sa qualité de géant, à articuler, au hasard, des syllabes sans suite et dépourvues de sens; il suffisait qu'il eût l'air terrible et la voix formidable.

Aristandre se conforma fort bien à cette prescription, mais, comme Adamas l'insultait et le provoquait de la façon la plus vive, le traitant d'ogre, d'enchanteur et de monstre, le bon géant, voulant ne pas rester court, laissa échapper, en franc Berrichon, des jurements si épouvantables que l'on dut se hâter de le tuer pour l'empêcher de scandaliser l'assistance.

Cette scène déplut à Fleurial, qui n'était pas brave, et qui sauta par-dessus la rampe de bougies pour venir se réfugier dans les jambes de son maître.

Quand ce monstre de carrosseux fut étendu de son long sous la vaillante épée de bois d'Adamas, le petit fort s'écroula comme par enchantement, et l'on vit apparaître à sa place une sibylle.

C'était la Morisque, à qui l'on avait confié de belles étoffes d'Orient, et qui s'en était arrangée avec beaucoup de goût et de poésie.

Elle était fort belle ainsi et fut saluée de grands applaudissements.

Pauvre Morisque! élevée dans l'esclavage et brisée dans la persécution, heureuse ensuite d'un toit de paille et du plus humble travail sous la protection d'un pauvre prêtre, c'était la première fois de sa vie qu'elle se voyait richement vêtue, accueillie avec affection par des gens riches, et applaudie pour sa grâce et sa beauté, sans arrière-pensée outrageante.

Elle ne comprit pas d'abord; elle eut peur, elle voulut s'enfuir. Mais Adamas se servit à propos des cinq ou six mots d'espagnol qu'il savait, pour la rassurer tout bas et lui faire comprendre qu'elle plaisait.

Mercédès chercha des yeux la personne qui l'intéressait le plus dans l'auditoire, et vit près d'elle dans la coulisse, le directeur Lucilio qui l'applaudissait aussi.

Une flamme jaillit de ses yeux noirs; puis, effrayée de cet éclair de bonheur, dont elle ne se rendait pas compte, elle abaissa ses longues paupières, qui dessinèrent leurs ombres veloutées sur ses joues brûlantes. Elle parut encore plus belle sans que l'on sût pourquoi, et on l'applaudit de nouveau.

Quand elle eut repris courage, elle chanta en arabe; après quoi, elle fit, aux questions du vieillard Adamas, des réponses dont il eut l'air de ne se point payer.

Après un débat en pantomime accompagnée de musique, elle lui promit l'enfant qu'il cherchait, à la condition qu'il subirait encore l'épreuve de combattre une affreuse tarasque de papier doré, qui arriva sur le théâtre en rampant et en vomissant des flammes.

L'intrépide Adamas, résolu à tout pour ramener au bercail l'enfant de son maître, s'élança au-devant du dragon, et il allait le percer de son glaive invincible, lorsque la tarasque se déchira comme un vieux gant, et le beau Mario sortit de ses flancs, habillé en Cupidon, c'est-à-dire en satin rose et or brodé de fleurs, la tête couronnée de roses et de plumes, l'arc en main et le carquois sur l'épaule.

La transformation d'un enfant en Cupidon dans le ventre d'un dragon ne nous est pas facile à saisir, dans le scenario manuscrit d'Adamas; mais il paraît qu'elle fut acceptée comme fort agréable, car cette apparition eut le plus grand succès.

Mario récita un compliment à la louange de son oncle et de ses amis, et la sybille lui prédit les plus hautes destinées. Elle fit sortir du buisson diverses merveilles, une corne d'abondance pleine de fleurs et de bonbons que l'enfant jeta aux spectateurs, puis le portrait du marquis que l'enfant baisa pieusement, puis enfin deux écussons coloriés en transparent, l'un aux armes des Bouron du Noyer, l'autre à celles de Bois-Doré, accolés sous une couronne d'où jaillit un petit feu d'artifice en forme de soleil rayonnant.

Disons, en passant, un mot de ces armoiries du marquis. Elles étaient fort curieuses, vu qu'elles avaient été inventées par Henri IV en personne.

En style de blason, on les décrivait ainsi: «De gueules, au dextrochère d'or, mouvant d'une nuée, tenant une épée la pointe en l'air; accompagnée, en chef, de trois gelines diadémées d'argent;» c'est-à-dire «un écusson fond rouge, au milieu duquel un bras droit, sortant d'une nuée d'or, tenait une épée la pointe en l'air, dirigée vers trois poules couronnées d'argent, placées au-dessus.»

Autour de l'écusson, on lisait cette devise: Tous sont tels devant moi!

Si l'on se rappelle comment notre bon Sylvain fut fait marquis, on comprendra aisément cet emblème qu'on eût pu regarder comme dérisoire, sans le correctif de la devise, que l'on pourrait traduire ainsi: «Devant ce bras, il n'est point d'ennemi qui ne montre un cœur de poule.»

Le divertissement fut applaudi avec acclamation.

Le marquis pleura d'aise de voir la gentillesse de son fils et le zèle d'Adamas.

On mangea des friandises, on se disputa les caresses de Mario, et l'on se sépara à onze heures, ce qui était fort tard dans les habitudes campagnardes de ce temps-là.

Le lendemain, il y eut chasse à l'oiseau. Lauriane voulut absolument que Mario fût de la partie; elle lui prêta son cheval blanc, qui était doux et sage, et monta bravement Rosidor. Le marquis ne manquait pas de palefrois de rechange.

La chasse fut anodine, comme il convenait aux personnages qui en étaient les héros.

Mario y prit tant de plaisir que Lucilio craignait que ce ne fût trop d'enivrement subit pour cette jeune tête, et qu'on ne le rendit malade ou insensé. Mais l'enfant montra qu'il avait une excellente organisation: il s'amusait vivement de toutes ces choses nouvelles, et cependant il ne s'en grisait pas trop; au moindre appel à sa raison, il reprenait ses esprits et obéissait avec une douceur d'ange. Ses nerfs ne furent point surexcités, et il entra dans le bonheur comme dans un paradis d'amour et de liberté dont il se sentait digne.

Le souper de ce second jour de fête rassembla encore à Briantes d'autres amis; le lendemain, ce fut la fête offerte aux vassaux, un repas pantagruélique et des danses sous les vieux noyers de l'enclos.

On organisa même, sous la direction de Guillaume d'Ars, un tir à l'arquebuse.

Mario proposa aux gamins du bourg un concours à la course et à la fronde, et obtint la permission de reprendre, pour cette lutte, ses habits montagnards, où il se sentait beaucoup plus à l'aise.

Il montra une agilité et une adresse qui remplirent ses concurrents d'admiration. Aucun ne put songer un instant à lui disputer le prix; aussi se retira-t-il modestement du concours, afin de donner équitablement le prix aux autres.

Une cérémonie à la fois ingénue et prétentieuse, assez touchante au fond, termina les fêtes.

Au centre du labyrinthe du jardin, s'élevait une petite fabrique couverte en paille et simulant une chaumière.

Le marquis appelait cette fabrique le palais d'Astrée.

On y porta les pauvres habits grossiers et rapiécés que Mario avait sur le corps lorsqu'il fit sa première entrée dans le manoir de ses pères. On en composa une sorte de trophée rustique avec l'humble guitare qui lui avait servi de gagne-pain en voyage, et l'on suspendit le tout dans l'intérieur de la cabane, avec des guirlandes de feuillage et un cartel où on lisait, sous la date de ce mémorable jour, ces simples paroles, choisies et calligraphiées par Lucilio: Souviens-toi d'avoir été pauvre.

En même temps on présenta à Mario une grande corbeille contenant douze habillements neufs qu'il eut le plaisir de distribuer à douze pauvres groupés sur le petit perron de la chaumière.

Enfin le marquis commanda, pour être placé dans la chapelle de l'église paroissiale, un petit mausolée en marbre, dédié à la mémoire du bon et saint abbé Anjorrant. Lucilio en présenta le plan et en composa l'inscription.

On se sépara des conviés, et le calme se fit au manoir de Briantes.

Le marquis se mit alors à songer sérieusement à l'éducation de son fils. Mais, s'il eût été livré à lui-même, au milieu des préoccupations d'habillement qui prenaient tant de place dans sa vie, son héritier eût fort bien pu oublier ce que l'abbé Anjorrant lui avait appris, pour n'acquérir que des notions ès-sciences de tailleur, de bottier, d'armurier et de tapissier. Heureusement Lucilio était là, et il sut arracher chaque jour quelques heures à ces frivoles influences.

Lui aussi, ce tendre cœur, il se mit à chérir ardemment l'enfant de son ami, et non-seulement à cause de l'ami, mais aussi à cause de l'enfant lui-même, qui, par sa tendre docilité et la clarté de son intelligence, rendait attrayante la tâche, d'ordinaire si fâcheuse et si maussade, de l'instituteur.

Cette tâche de Lucilio n'était cependant pas facile. Il sentait qu'il avait charge d'âme, et précisément celle d'une âme infiniment précieuse et pure. Il voulait, avant tout, faire à cette jeune conscience une forteresse de croyances et de convictions contre les orages de l'avenir. On vivait dans un temps si troublé!

Certes on ne manquait ni de lumières acquises ni d'excellentes notions de progrès. C'était l'époque des nouveautés, disait-on: nouveautés détestables selon les uns, providentielles selon les autres. La discussion était partout et chez tous, et alors comme aujourd'hui, comme hier, comme toujours, le vulgaire des intelligences croyait tenir des vérités infaillibles.

Mais le monde de l'intelligence avait perdu son unité. Les esprits calmes et désintéressés cherchaient désormais la justice, tantôt dans un camp, tantôt dans l'autre; et, comme dans les deux camps il y avait souvent intolérance, erreur et cruauté, le scepticisme trouvait bien son compte à se croiser les bras et à décréter l'aveuglement et la faiblesse incurables du genre humain.

On était alors au lendemain des luttes sanglantes entre les gomaristes et les arminiens, Arminius n'était plus; mais Barnevelt venait de monter sur l'échafaud. Hugo Grotius avait été condamné à la prison perpétuelle, où il rêvait à son bel ouvrage, sa fameuse Théorie du droit des gens. La Réforme était profondément divisée sur la question de la prédestination. Le calvinisme, avec son effroyable doctrine fataliste, était condamné dans la conscience des hommes justes. Les luthériens de France, imitant le retour de Mélanchthon à la vérité, et abandonnant les funestes maximes de Luther sur le self-arbitre, défendaient maintenant la justice divine et la liberté humaine.

Mais en tout temps les hommes justes sont clairsemés. Le peuple calviniste et ses ardents ministres protestaient dans une grande partie de la France, contre ce qu'ils appelaient un retour à l'hérésie de Rome.

Ce qui se passait dans nos provinces du Midi, les fougueuses assemblées s'acharnant à une résistance devenue antifrançaise, l'esprit républicain mal entendu, secondant par entêtement et par ignorance, les funestes projets de la politique austro-espagnole, qui voulait la guerre civile en France; la résistance glorieuse, mais fâcheuse, de Montauban; tant de sang versé, tant d'héroïsme dépensé pour éterniser la lutte où Rome et l'Autriche trouvaient leur compte, prouvaient bien que la lumière était derrière un nuage, et qu'aucune conscience généreuse ne pouvait se dire: «J'irai dans cette Église, j'irai dans cette armée, et j'y trouverai pure la meilleure vérité sociale de mon temps.»

Il fallait donc ne pas trop se préoccuper des faits, et, quand on était instruit et intelligent, croire à une vérité quand même, au-dessus de toutes celles qui se prêchaient par le monde, puisque le glaive, la corde, le bûcher, le meurtre, le viol et le pillage étaient les moyens de conversion des partis vis-à-vis les uns des autres.

Lucilio Giovellino réfléchit à toutes ces choses et résolut d'aller selon l'Évangile, commenté par son propre cœur; car il voyait trop bien que ce divin livre, entre les mains de certains catholiques et de certains protestants, pouvaient devenir et devenait chaque jour un code de fatalisme, une doctrine d'abrutissement et de fureur.

Il se mit donc à enseigner à Mario la philosophie, l'histoire, les langues et les sciences naturelles tout ensemble, tâchant de faire ressortir de toutes choses la logique et la bonté de Dieu. Sa méthode fut claire et ses explications concises.

Jadis éloquent, le pauvre Lucilio avait eu d'abord bien du dégoût pour la parole écrite, et même encore parfois il souffrait d'être obligé de resserrer en peu de mots sa pensée; mais à quelque chose malheur est toujours bon pour les esprits d'élite. Il lui arriva que la paresse d'écrire longtemps et l'impatience de se révéler le forcèrent et l'habituèrent à se résumer avec une clarté et une énergie transcendantes, et que l'enfant fut nourri des choses, sans détails inutiles et sans redites fatigantes.

Les leçons furent d'une étonnante brièveté, et portèrent avec elles dans ce jeune esprit la certitude, si rare en ce temps-là, et pour cause.

De son côté, Bois-Doré, tout en occupant son fils de puérilités et de fadaises, le conserva pur et bon, grâce à cette mystérieuse insufflation qui d'une bonne nature se communique à une autre, sans y songer et sans le savoir.

Tous les enfants sont portés à réagir contre l'enseignement trop formulé; ils suivent plus volontiers un instinct qui les mène, sans savoir lui-même où il va.

Lorsque, au milieu de ses futiles préoccupations, le marquis était dérangé pour service à rendre ou secours à donner, il n'en témoignait jamais ni dépit ni lassitude. Il se levait, écoutait, questionnait, consolait et agissait.

Naturellement flâneur et débonnaire, il ne s'ennuyait d'aucune plainte et ne s'impatientait contre aucun bavardage de pauvre commère. Ainsi, tout en ayant l'air de consacrer sa vie à des riens, il ne passait guère de moments dans cette vie facile et bénévole sans qu'il fît du plaisir ou du bien à quelqu'un.

Aussi sa journée, toujours commencée avec de beaux projets de travail pour son fils (il appelait travail le soin de la toilette et l'enseignement des belles manières), se passait à ne se décider sur rien, à ne rien entreprendre, et à laisser toutes choses aux sages conclusions d'Adamas et aux aimables caprices de l'enfant.

XXXVIII

Cependant, au bout de quelques semaines, grâce à l'activité d'Adamas et à l'intelligence de la Morisque, on avait réussi à équiper Mario en gentilhomme de qualité, et même le marquis était venu à bout de lui donner quelques notions de manége et d'escrime.

Il y avait, en outre, tous les matins, de plaisantes séances entre le vieillard et l'enfant pour la leçon de grâces.

Le marquis faisait entrer et sortir dix fois de suite son élève, pour lui apprendre la façon de s'introduire avec élégance et courtoisie dans un salon, et celle de se retirer avec modestie et politesse.

—Voyez-vous, mon cher comte, lui disait-il (c'était l'heure où il fallait se parler avec de gracieuses cérémonies), lorsqu'un gentilhomme a passé le seuil de la porte et fait trois pas dans un appartement, il est déjà jugé par les personnes de mérite ou de qualité qui s'y trouvent. Il faut donc que tout son mérite à lui et toute sa qualité s'annoncent dans l'attitude de son corps et dans l'air de son visage. Jusqu'à ce jour, on vous a accueilli avec des caresses et de tendres familiarités, vous dispensant des convenances que vous ne pouviez point savoir; mais cette indulgence cessera vite, et, si l'on vous voyait garder des manières rustiques sous les habits que voilà, on s'en prendrait à votre naturel ou à mon indifférence. Travaillons donc, mon cher comte; travaillons sérieusement: recommençons cette révérence qui manque de brillant, et refaisons cette entrée qui a été molle et sans noblesse.

Mario s'amusait de cet enseignement, qui était une occasion de se carrer dans ses plus beaux habits, de se voir dans les glaces et de se remuer énergiquement par la chambre. Il était si adroit et si souple, qu'il ne lui en coûtait presque rien d'étudier cette sorte de ballet majestueux auquel on l'initiait minutieusement; et son vieux père, beaucoup plus enfant que lui, savait rendre la leçon divertissante.

C'était un cours complet de pantomime, où le marquis, malgré son âge, était encore excellent comédien.

—Voyez, mon fils, disait-il en se coiffant et en se drapant d'une certaine façon, voici les manières d'un matamore, regardez bien ce que je vais faire pour ne le faire jamais, sinon par jeu, et vous en abstenir en bonne compagnie.

Alors il représentait un capitan bravache au naturel, et Mario riait à se rouler par terre.

On lui permettait, pour s'amuser, de faire le capitan à son tour, et c'était le tour du marquis de rire à tomber dans son fauteuil: tant le lutin était un singe adroit et gentil!

Mais il fallait revenir à la leçon.

Le marquis lui montrait alors le personnage d'un rustre lourd, tranchant et importun, ou celui d'un pédant amer et désagréable, ou celui d'un niais décontenancé; et, comme il fallait des acteurs pour rendre la scène parlante, on faisait venir les gens de la maison. Heureux quand on pouvait retenir Adamas et Mercédès, qui s'y prêtaient avec beaucoup de gaieté ou d'esprit. Mais Adamas était actif et la Morisque laborieuse: ils demandaient toujours à s'en aller travailler pour Mario.

On se rabattait sur Clindor, qui était de bonne volonté, mais bâti comme un pantin, et sur la Bellinde, qui aimait bien à représenter une dame de qualité, mais qui faisait ce rôle de la manière la plus ridicule et la plus absurde. Le marquis l'en reprenait gaiement, et relevait ses balourdises au profit de l'enseignement de Mario, qui était passablement moqueur, et qui s'en réjouissait de manière à mortifier singulièrement la gouvernante.

Elle se piquait en s'en allant, et Mario, dans ses grands rires, oubliant que c'était l'heure de la tenue, sautait sur les genoux du marquis et l'embrassait en le tutoyant, ce que le vieillard n'avait pas le courage d'empêcher; car lui aussi s'amusait pour son compte, et ne trouvait rien de plus doux que de voir son enfant s'amuser avec lui comme un bon camarade.

Après le dîner, on montait à cheval. Le marquis s'était procuré, pour son héritier, les plus jolis genets du monde, et il était un excellent professeur. Ainsi de l'escrime; mais ces exercices fatiguaient beaucoup le vieillard, et il avait des suppléants qu'il se bornait à diriger.

Il y avait aussi un maître de blason, qui venait deux fois par semaine. Ce dernier ennuyait considérablement Mario; mais il prenait sur lui-même, avec un courage bien rare chez un enfant, pour ne rien repousser de ce que son père lui imposait avec tant de douceur.

Il se consolait de la science héraldique avec ses bons petits chevaux, ses belles petites arquebuses et les leçons de Lucilio, qui l'attachaient et l'émouvaient vivement.

Il avait pour ce muet un respect dont il ne se rendait pas compte, soit que sa belle âme sentit la supériorité d'une grande âme, soit que la vénération enthousiaste de Mercédès pour Lucilio exerçât sur lui son magnétisme; car il restait dans son cœur le fils de la Morisque, et, sentant qu'il y avait entre elle et le marquis une tendre jalousie à cause de lui, il avait l'adroite délicatesse d'être tout à l'un et à l'autre, sans éveiller l'inquiétude de ces deux cœurs d'enfants, à la fois généreux et susceptibles.

Il avait déjà fait cet apprentissage de délicatesse avec sa mère adoptive, lorsqu'ils vivaient auprès de l'abbé Anjorrant; il ne lui était pas difficile de continuer.

L'étude qui lui plaisait le plus était celle de la musique.

Lucilio, en cela encore, était un admirable maître. Son délicieux talent charmait l'enfant et le jetait dans des rêveries extatiques. Mais ce goût, qui eût absorbé tous les autres, était un peu contrarié par le marquis, lequel trouvait qu'un gentilhomme ne devait point étudier un art au point de devenir un artiste, mais savoir à fond d'abord ce que l'on appelait le métier des armes, ensuite un peu de tout, «le mieux possible, disait-il, mais rien de trop; car un homme très-savant en une chose dédaigne les autres, et n'est plus aimable dans le monde.»

Au milieu de toutes ces préoccupations et amusements, Mario devenait le plus joli garçon de la terre. Sa peau, naturellement blanche, prenait, sous le tiède soleil d'automne de nos provinces, un ton fin comme celui d'une fleur. Ses petites mains, rudes et couvertes d'égratignures, maintenant gantées et soignées, devenaient aussi douces que celles de Lauriane. Sa magnifique chevelure châtain faisait l'admiration et l'orgueil de l'ex-perruquier Adamas.

Le marquis avait eu beau lui démontrer la grâce par principes, il avait conservé sa grâce naturelle, et, quant à celle du gentilhomme, il l'avait rencontrée dès le premier jour, en endossant le justaucorps de satin.

Les savantes études chorégraphiques qu'on lui faisait faire ne servaient donc qu'à le développer dans le sens de son organisation, qui était de celles que l'on ne fausse pas.

Dès qu'il fut nippé, le marquis le mena rendre des visites à dix lieues à la ronde.

Ce fut l'événement du pays que l'apparition de cet enfant, dont les jaloux et les commères s'étaient moqués d'abord comme d'une chimère et d'un fantôme, mais qui, chaque jour, prenait consistance et réalité.

Quand on le vit passer lestement sur son petit cheval, escorté de Clindor et d'Aristandre, à travers les rues de La Châtre, on commença à écarquiller les yeux et à se dire:

—C'était donc vrai?

On demanda comment il s'appelait et comment il s'appellerait. Le marquis, homme de qualité, se résignerait-il à avoir pour héritier un simple petit gentillâtre? Mais avait-il le droit de léguer son titre et ses trois gelines diadémées d'argent à un Bouron? Le roi actuel permettrait-il cela? N'était-ce pas contraire aux lois et aux usages de la noblesse?

Grave question!

On en parla quinze jours durant, et puis on n'en parla plus; car on se lasse vite des choses ardues, et, quand on voyait le vieux marquis et son petit comte aller dîner chez quelque voisin, tous deux habillés identiquement de même, soit en blanc à la paysanne, soit en bleu de ciel cannetillé d'argent, ou en satin abricot avec les plumes blanches, ou en vert gai, ou en rose de pêche, avec des rubans tissus d'argent et d'or, et tous deux gracieusement étendus sur les coussins cramoisis de la belle carroche, traînés par leurs beaux grands chevaux aussi empanachés qu'eux-mêmes, et, suivis d'une escorte de laquais qu'on eût pris pour des seigneurs, tant ils étaient bien montés, bien armés et reluisants de dorures, il n'était, soit dans la ville, soit dans les villages, soit dans les châteaux, noble, bourgeois ou vilain qui ne se levât en disant:

—Sus! sus! j'entends venir la grande carroche au marquis! Courons vitement voir passer les beaux messieurs de Bois-Doré!

Pendant que ces choses se passaient dans l'heureux pays de Berry, le midi de la France croissait en effervescence.

Vers le 15 novembre, on avait appris d'une manière certaine, à Bourges, que le roi avait été forcé de lever le siége de Montauban.

Le jeune roi était brave; il avait pleuré en se retirant.

Luynes, qui avait prétendu réduire le parti par la corruption des chefs, avait échoué auprès de Rohan, général de la province et défenseur de la ville. Il était malheureusement prouvé que ce noble seigneur était au nombre des rares exceptions, et que le système de Luynes était efficace avec la plupart des nobles révoltés; mais ce système d'achètement ruinait la France et dégradait la royauté.

Louis XIII le sentait par moments et voyait ses efforts paralysés par l'incapacité et l'indignité de son favori.

L'armée était mal tenue et mal payée. Le désordre était scandaleux; le roi soldait trente mille combattants, et n'en avait pas douze mille effectifs pour tenir la campagne. Les officiers étaient découragés. Mayenne venait d'être tué. Le carme espagnol Domingo de Jesu-Maria, à la sainteté et à l'enthousiasme duquel les dévots allemands attribuaient la victoire de Prague, avait prophétisé en vain sous les murs de Montauban.

Les faux miracles sont plus difficiles en France qu'ailleurs. Les calvinistes relevaient donc la tête, et, dans les premiers jours de décembre, M. de Bois-Doré vit arriver chez lui M. de Beuvre, très-animé, lequel lui dit en confidence:

—Mon voisin, je viens vous consulter sur une affaire d'importance. Vous savez qu'allié de près au duc de Thouars, chef de la maison de la Trémouille, dont j'ai l'honneur d'être, j'ai songé, le printemps dernier, à me joindre aux gens de La Rochelle. Vous m'avez retenu, m'assurant que le duc fondrait comme neige devant le roi, ce qui est arrivé comme vous me l'annonciez. Mais de ce que le duc mon parent a fait une faute, il ne résulte point que j'aie eu raison de la faire aussi, et je me reproche d'abandonner ma cause, surtout au moment où elle reprend vigueur.

—Sans doute que la langue vous fourche, mon voisin, répondit Bois-Doré naïvement: vous voulez dire que la cause a grand besoin de vous; car, si vous courez à son secours parce qu'elle a le dessus, je ne vois pas où est le mérite.

—Mon cher marquis, reprit de Beuvre, vous vous êtes toujours piqué de chevalerie, je le sais; mais, moi, je suis un homme positif, et je dis les choses comme elles sont. Vous êtes riche; votre fortune est faite, votre carrière est finie, vous pouvez philosopher. Moi, sans être pauvre, j'ai perdu beaucoup du mien pour avoir mal joué ma partie dans ces derniers temps. Je me sens encore dispos, et l'inaction m'ennuie. Et puis je ne peux souffrir les airs de supériorité que prennent, en notre pays, les vieux ligueurs. Les tracasseries des jésuites m'enragent. Si je veux vivre en paix comme vous, il faut donc que j'abjure?

—Comme moi? dit le marquis en souriant.

—Je sais bien que votre abjuration n'a pas fait sonner grand'cloches, reprit de Beuvre; mais, si peu que ce soit, c'est encore trop tôt pour moi: j'aime mieux me battre, et j'ai encore cinq ou six ans d'activité et de santé pour le faire.

—Eh! vous êtes bien gros, mon voisin!

—Vous croyez me voir grossir, parce que vous ne vous voyez point mandrer, mon voisin! C'est vous qui devenez plus creux, et non moi qui deviens plus rebondi.

—Soit! J'entends bien vos raisons pour faire encore cette campagne. Vous croyez qu'elle sera bonne; mais vous vous trompez. Les chefs et les soldats, les bourgeois et les pasteurs, tout cela combat bravement à un jour donné; mais, le lendemain, on se divise; on se déteste, on s'injurie, et chacun tire de son côté. La partie est perdue depuis la Saint-Barthélemy, et le roi des huguenots ne l'a regagnée qu'en abandonnant la cause. Il voulut être Français avant tout; et ce que vous voulez faire ne profitera ni à la France, ni à vous-même.

De Beuvre ne souffrait pas la contradiction. Il s'obstina et querella le marquis sur son absence de principes religieux, lui, le plus sceptique des hommes.

En le laissant causer, Bois-Doré vit bien qu'il était alléché par les bonnes conditions que la royauté était forcée de faire aux seigneurs calvinistes chaque fois qu'elle éprouvait un échec. De Beuvre n'était pas homme à se vendre, comme tant d'autres, mais à se bien battre, et à profiter, sans scrupule, de la victoire, pour se montrer très-exigeant pour son compte.

—Puisque vous êtes décidé, lui dit le marquis avec douceur, il fallait donc me le dire toute suite, et ne pas me demander mon avis. Je n'ai plus qu'une chose à vous représenter. Vous aller vous équiper et emmener les meilleurs de vos gens pour cette campagne. Songez-vous au mauvais parti que l'on peut faire à votre fille, s'il passe par la tête des jésuites de signaler votre absence à M. de Condé? Et croyez qu'ils n'y manqueront point, que le château de la Motte-Seuilly sera exposé à quelque occupation au nom du roi, exécutée, comme il arriva toujours, par de mauvaises gens; votre fille en danger de recevoir quelque insulte...

—Je ne crains point cela, dit de Beuvre. Je serai censé à Orléans, où l'on sait que j'ai un procès. Je me dirigerai de là, sans bruit, vers la Guyenne, où je prendrai quelque vieux nom de guerre, comme c'est l'usage, pour couvrir mes biens et ma famille en mon absence; je serai le capitaine Chandelle, ou le capitaine La Paille, ou le capitaine... n'importe quoi.

—Tout cela se fait, je le sais, reprit Bois-Doré, mais ne réussit point toujours: je vous promets de défendre votre manoir autant qu'il dépendra de moi et de mon monde; mais, si je ne craignais de vous proposer une chose inconvenante, je vous offrirais de prendre en mon logis votre Lauriane pendant cette absence.

—Offrez, offrez, mon voisin; car j'accepte et ne vois point où serait l'inconvenance. Il n'y a inconvenance pour une femme que là où il y a danger pour sa vertu ou pour sa renommée, et je ne vois nullement qu'entre vous qui seriez son grand-père, votre petit qui n'est qu'un écolier, votre philosophe à qui la langue ne saurait repousser, et votre page qui a la mine d'un singe, ma fille risque de perdre son cœur ou sa raison. Donc je vous l'amène dès demain et vous la laisse jusqu'à mon retour, certain qu'elle sera heureuse et en sûreté chez vous, et que vous serez pour elle, comme pour moi, le meilleur des amis et des voisins.

—Vous y pouvez compter, répondit Bois-Doré. J'irai la chercher moi-même. Ma carroche est assez grande; elle y pourra mettre ses effets les plus précieux, sans que l'on sache trop vite au pays qu'elle fait autre chose qu'une de ses promenades accoutumées.

XXXIX

En effet, dès le lendemain, Lauriane était installée à Briantes, dans la salle des Verdures, que l'ingénieux Adamas convertit rapidement en appartement luxueux et confortable.

La Morisque demanda à servir la jeune dame, qui lui inspirait confiance et sympathie, et Lauriane, qui avait aussi beaucoup d'estime et d'attrait pour elle, la pria de coucher dans le cabinet auprès de sa vaste chambre.

Lauriane se sépara de son père avec beaucoup de courage.

La généreuse enfant ne soupçonnait en lui aucun calcul, elle qui vivait de foi et d'enthousiasme. Elle eût difficilement compris ce que c'était que raisonner, douter et conclure en vue d'un intérêt personnel. Elle savait son père brave comme un lion, et le voyait franc par vivacité d'humeur et fierté de gentilhomme: c'en était assez pour qu'elle se fît de lui un héros.

Il sentait, lui, la candeur et la grandeur des instincts de cette jeune tête, et n'eût osé se diminuer devant elle, en montrant combien il était, plus qu'elle ne le pensait, l'honnête homme de son temps, c'est-à-dire celui qui faisait le moins de mal possible, tout en songeant bien à tirer son épingle du jeu.

Ce n'était plus le temps de l'idéal: on était entré «dans les ronces de cet affreux xviie siècle; grandiose désert où la subsistance morale et matérielle va tarissant, où la nature finit par ne plus nourrir l'homme, où la terre épuisée manque sous lui[17].» Ce n'étaient pas les hommes vieillis dans les luttes du siècle précédent qui pouvaient rajeunir le siècle nouveau; mais les enfants avaient du cœur; ils en ont toujours quand on les laisse faire!

Lauriane, enthousiasmée de la belle conduite des Rohan et des La Force à Montauban, poussait donc son père au départ, croyant qu'il ne songeait qu'à relever l'honneur de la cause, et qu'il ne voyait dans tout cela, comme elle, que la dignité et la liberté de la conscience, octroyées par Henri IV, à conserver au prix de la fortune, de la vie, s'il le fallait.

Elle ne versa pas une larme en lui donnant le dernier baiser; elle le suivit des yeux sur le chemin, tant qu'elle put le voir; et, quand, elle ne le vit plus, elle rentra dans sa chambre et se mit à sangloter.

Mercédès, qui travaillait dans le cabinet, l'entendit, vint sur le seuil, et n'osa approcher. Elle regrettait de ne pas savoir sa langue pour essayer de la consoler.

Cette fille aux instincts maternels ne pouvait voir souffrir un jeune cœur sans souffrir elle-même et sans avoir besoin de le secourir. Elle imagina d'aller chercher Mario: il lui semblait qu'aucune douleur ne pouvait résister à la vue et aux caresses de son bien-aimé.

Mario vint doucement sur la pointe du pied, et se trouva tout près de Lauriane, sans qu'elle l'eût entendu venir. Lauriane était déjà sa sœur chérie. Elle était si bonne pour lui, si enjouée à l'ordinaire, si soigneuse de le faire amuser, quand il passait la journée chez elle!

En la voyant pleurer, il fut intimidé: il croyait, comme tout le monde, que M. de Beuvre n'était absent que pour quelques jours.

Il restait à genoux sur le bord du coussin où elle avait posé ses pieds, et il la regardait, tout interdit; enfin il sa hasarda à lui prendre les mains.

Elle tressaillit et vit devant elle cette figure d'ange, qui lui souriait à travers des yeux humides. Touchée de la sensibilité de cet enfant, elle le pressa avec effusion sur son cœur en baisant ses beaux cheveux.

—Qu'est-ce que vous avez donc, ma Lauriane? lui demanda-t-il enhardi par cette effusion.

—Eh! mon pauvre mignon, lui répondit-elle, ta Lauriane a du chagrin comme tu en aurais si tu voyais partir ton bon père le marquis.

—Mais il reviendra bientôt, votre papa; il vous l'a dit en s'en allant.

—Hélas! mon Mario, qui sait s'il reviendra? Tu sais bien que quand on voyage...

—Est-ce qu'il va bien loin?

—Non, mais... Allons, allons, je ne veux pas te faire de peine. Je veux aller prendre l'air. Veux-tu venir retrouver avec moi ton bon père?

—Oui, dit Mario, il est dans le jardin. Allons-y. Voulez-vous que j'aille chercher ma chèvre blanche pour vous amuser de ses gambades?

—Nous irons la chercher ensemble; viens!

Elle sortit en lui donnant le bras, non pas comme une dame s'appuyant sur celui d'un cavalier, mais, tout au contraire, comme une petite maman, passant celui du garçonnet sous le sien.

En descendant l'escalier, ils trouvèrent Mercédès, dont les beaux yeux doux les caressaient en passant. Lauriane, qui se faisait entendre d'elle par signes, n'avait besoin que de la regarder pour la comprendre. Elle devina sa tendre sollicitude, et lui tendit sa main, que Mercédès voulut baiser. Mais Lauriane ne le souffrit pas et l'embrassa sur les deux joues.

Jamais une chrétienne n'avait embrassé la Morisque, toute chrétienne qu'elle était elle-même. Bellinde se fût crue déshonorée de lui faire la moindre caresse, et, la tenant pour païenne, elle répugnait même à manger en sa compagnie.

L'effusion toute charmante de la noble petite dame fut donc une des grandes joies de la vie de cette pauvre fille, et, dès ce moment, elle partagea presque son amour entre elle et Mario.

Elle s'était toujours refusée à essayer d'apprendre un mot de français, s'efforçant même d'oublier le peu d'espagnol qu'elle savait, dans la crainte exagérée d'oublier la langue de ses pères, comme elle l'avait vue se perdre dans les habitudes et dans la mémoire de quelques Morisques isolés à l'étranger, dont elle n'avait pu se faire comprendre. Il lui avait suffi, jusqu'à ce jour, de pouvoir parler avec le savant abbé Anjorrant, avec Mario, et maintenant avec Lucilio. Mais le désir de parler avec Lauriane et le bon marquis lui fit surmonter sa répugnance. Elle sentit même qu'elle devait accepter la langue de ces êtres affectueux, qui la traitaient comme un membre de leur race et de leur famille.

Lauriane se chargea d'être son institutrice, et, en peu de temps, elles purent se faire entendre l'une de l'autre.

Lauriane ne tarda pas à se trouver fort heureuse à Briantes, et, si ce n'eût été l'absence de son père, dont, au reste, elle reçut vite de bonnes nouvelles, elle, s'y fût même sentie plus heureuse qu'elle ne l'avait été de sa vie.

Elle était presque toujours seule à la Motte-Seuilly, le robuste de Beuvre chassant par tous les temps, aimant à se fatiguer, et n'ayant pas, malgré son affection pour elle, les mille petits soins, les délicates prévenances, les gâteries ingénieuses que le marquis savait mettre au service des femmes et des enfants.

Élevée avec un peu de rudesse, elle avait dû s'efforcer d'être un peu rude à elle-même, surtout depuis que la pensée d'un long veuvage s'était présentée à elle comme une éventualité du milieu et des circonstances où elle se trouvait. Il y avait eu des moments où, sans désirer encore de s'appuyer sur un cœur assorti à l'âge du sien, elle avait senti que son propre courage la froissait, comme une armure trop lourde pour ses membres délicats. Elle s'était endurcie par des élans de piété et de volonté; elle s'était déjà presque imposé l'habitude de rire quand elle se sentait envie de pleurer; mais la nature reprenait ses droits.

Seule, elle pleurait souvent malgré elle, appelant malgré elle une société, une affection, une mère, une sœur, un frère, quelque sourire, quelque condescendance qui l'aidât à respirer et à s'épanouir dans un air plus suave que l'ombre froide de son vieux manoir, le lugubre souvenir des Borgia et les récriminations politiques de son père moqueur et froissé.

Il se fit donc un rapide changement en elle à Briantes. Elle y redevint ce qu'elle avait besoin d'être, ce qu'elle ne pouvait cesser d'être que par une tension pénible de sa volonté, ce que la nature voulait encore qu'elle fût: une enfant.

Le marquis, débarrassé avec joie de la pensée d'en faire sa femme, en fit résolûment sa fille, se plaisant même à l'idée qu'elle était si jeune, qu'il pouvait bien, sans se trop vieillir, la regarder comme la sœur aînée de Mario.

D'ailleurs sa bizarre coquetterie arriva à s'accommoder de deux enfants encore mieux que d'un seul. Ces jeunes compagnons, dont il aimait à porter les couleurs tendres et à partager les amusements naïfs, le rajeunirent dans son estime, au point qu'il se persuadait parfois être lui-même un adolescent.

—Tu vois, disait-il à Adamas, il y a des gens qui vieillissent; moi, je ne saurais leur ressembler, puisque je ne me plais qu'avec la jeunesse innocente. Je te jure, mon ami, que je suis revenu à mon âge d'or, et que j'ai les idées aussi pures et aussi riantes que cette mignonne et ce chérubin.

Lauriane, Mario et le marquis devinrent donc inséparables, et leur vie s'écoulait dans une continuité d'amusements entremêlés de bonnes études et de bonnes actions.

Lauriane n'avait pas été élevée du tout. Elle ne savait rien. Elle voulut assister aux leçons que Jovelin donnait à Mario dans le grand salon. Elle écoutait, en brodant un siége de tapisserie aux armes du marquis, et, quand Mario avait lu ou récité sa leçon, il mettait sur ses genoux les démonstrations écrites de Lucilio pour les lire avec elle. Lauriane s'étonnait de comprendre aisément des choses qu'elle avait cru être au-dessus de l'intelligence d'une femme.

Elle se plaisait beaucoup à la leçon de musique et faisait quelquefois sa partie de téorbe avec agrément, tandis que la Morisque chantait ses douces complaintes.

Le marquis, étendu sur sa grande chaise, regardait, pendant ces petits concerts, les personnages de la tapisserie d'Astrée, et croyant les voir agir ou les entendre chanter eux-mêmes, il s'assoupissait dans une béatitude délicieuse.

Lucilio prenait aussi sa part de ce bonheur de famille, qui lui faisait oublier un peu la solitude de son cœur et l'effroi de son avenir.

L'austère et naïf philosophe était encore en âge d'aimer; mais il croyait ne devoir plus aspirer à l'amour, et, après en avoir connu plus d'une fois les nobles flammes, il redoutait de tomber dans quelque liaison sensuelle, où son âme ne serait point comprise. Il se résignait donc à vivre de dévouement aux autres et d'oubli définitif et absolu de toute illusion.

Lui qui avait supporté la prison, l'exil, la misère et subi le martyre, il s'exhortait à vaincre le désir du bonheur comme il avait vaincu tout le reste, et sortait toujours de ces méditations apaisé et triomphant, mais triomphant comme on l'est après la question; un mélange de fièvre et d'anéantissement, l'âme d'un côté, le corps de l'autre, une vie dont l'équilibre est rompu et où l'esprit ne sait plus bien dans quel monde il se trouve.

Lucilio s'exagérait pourtant son malheur. Il était aimé, non par une intelligence,—c'est là ce qu'il lui eût fallu, du moins il le croyait, pour se réconcilier avec sa tragique destinée,—mais par un cœur.

Mercédès était, devant sa science et son génie, comme une rose devant le soleil. Elle en buvait les rayons sans les comprendre; mais elle était éprise de sa douceur, de son courage et de sa vertu, et son âme tendre était prosternée devant lui. Elle ne s'en défendait pas, car elle s'en faisait une religion et un devoir; seulement, elle ne disait rien, parce qu'elle avait plus de crainte que d'espérance.

Nous ne devons pas oublier de mentionner en son lieu une petite révolution domestique qui arriva au château de Briantes, quelques jours après le départ de M. de Beuvre; car l'importance de ce mince événement de famille se fit sentir gravement plus tard aux trop heureux habitants du manoir.

Bien que, des beaux messieurs de Bois-Doré, le plus jeune ne fût pas toujours le plus enfant, Mario avait bien quelquefois ses accès d'espièglerie, surtout quand, selon l'expression d'Adamas, «il se montait la tête avec la mignonne madame.» Il était trop bon et trop aimant pour molester jamais bêtes ni gens; jamais il n'eut à se reprocher d'avoir tiré l'oreille à Fleurial, ni adressé un mot désagréable à Clindor; mais les choses inanimées ne lui inspiraient pas toujours le respect que certaines d'entre elles inspiraient au marquis. De ce nombre étaient les petites statues du roman d'Astrée, qui décoraient les jardins d'Isaure et le fameux labyrinthe, et l'antre de la vieille Mandrague, dont il s'était beaucoup amusé dans les premiers jours, mais qui, peu à peu, l'ennuyèrent comme des jouets trop immobiles.

Un jour qu'il essayait un assez grand sabre de bois qu'Aristandre avait taillé pour lui, il fit mine d'en menacer un personnage de stuc, qui représentait le dissimulé Filandre, c'est-à-dire le feint Filandre, parce que, ressemblant à s'y méprendre à sa sœur Callirée, il prit, comme l'on sait, ses habits de femme pour s'introduire dans l'intimité de la nymphe qu'il aimait.

Le berger était représenté sous ce déguisement féminin, et l'artiste chargé de la création des personnages, se fiant à la ressemblance bien avérée du frère et de la sœur, s'était permis une petite épargne d'imagination, en faisant servir un même modèle aux deux exemplaires placés en face l'un de l'autre, avec ceux d'Amidor, de Daphnis, etc., dans la rotonde de verdure, dite bosquet des méprises d'amour.

Aussi, pour distinguer le frère de la sœur, le marquis avait-il écrit au crayon, sur le piédestal du frère, un fragment de ce long monologue qui commence ainsi: «Ô outrecuidé Filandre, qui pourra jamais excuser ta faute? etc.»

La figure de ce malin personnage était si stupide, que Mario, sans le haïr précisément, aimait à le railler et à le menacer. Il lui avait bien appliqué déjà quelques soufflets inoffensifs; mais, ce jour-là, voyant que le défi qu'il lui portait faisait rire Lauriane, il lui lança un coup de sabre plus fort qu'il ne l'avait prévu, et fit voler dans les gazons le nez du pauvre Filandre.

À peine cet exploit fut-il accompli, que l'enfant en eut regret. Son père aimait Filandre tout autant que les autres bergers.

Lauriane, après beaucoup de recherches, retrouva ce malheureux nez dans l'herbe, et Mario, grimpant sur le piédestal, le recolla de son mieux avec de la terre glaise. Mais on était aux premières gelées, et, dès le lendemain, le nez était par terre! On le recolla encore; mais le dissimulé Filandre était si bête, qu'il ne put jamais garder son nez, et que le marquis vint enfin à passer dans un moment où il ne l'avait pas.

Mario s'accusa; le bon Sylvain vit ses remords et ne gronda point. Mais, le lendemain, ce ne fut pas seulement Filandre qui manquait de nez, c'était sa sœur Callirée, et, le surlendemain ce fut Filidas et l'incomparable Diane elle-même!

Cette fois, Bois-Doré fut sérieusement ému et adressa de douloureux reproches à son enfant, qui se mit à pleurer a grosses larmes, jurant avec sincérité qu'il n'avait de sa vie, cassé d'autre nez que celui de l'outrecuidé Filandre. Lauriane aussi protestait de l'innocence de son jeune ami.

—Je vous crois, mes enfants, je vous crois, dit le marquis, tout bouleversé des pleurs de Mario. Mais pourquoi ce chagrin, mon fils, puisque vous n'êtes point coupable? Là! voyons, ne pleurez plus; je vous ai blâmé trop vite: ne m'en punissez point par vos larmes.

On s'embrassa avec effusion, mais on s'étonna de ce massacre de nez, et Lauriane observa au marquis que quelque méchante et sournoise personne avait dû le faire à dessein d'en rendre Mario coupable à ses yeux.

—Cela est certain, répondit le marquis tout pensif. L'action est des plus noires, et j'en voudrais bien tenir l'auteur pour le condamner à perdre son propre nez! Je lui en ferais la peur, sur ma parole!

Cependant on essaya encore de ne voir là qu'un enfantillage, et les soupçons tombèrent sur le plus jeune commensal du manoir après Mario. Mais Clindor montra une si vertueuse indignation, que le marquis dut le consoler aussi.

Le jour suivant, il manqua encore deux ou trois nez, et Adamas, indigné, fit monter la garde jour et nuit dans les jardins.

Le dommage cessa, et le bon Lucilio, touché du souci de Bois-Doré, composa une pâte italienne au moyen de laquelle il récolla patiemment et proprement tous ces nez.

Mais qui pouvait être l'auteur du crime? Adamas le soupçonnait; mais le marquis, se refusant à croire que quelqu'un de sa maison fût capable d'une pareille infamie, la rejetait sur quelque suppôt de M. Poulain.

—Ce cagot, disait-il, puisqu'il nous tient pour païens et idolâtres, se sera imaginé que nous rendions un culte à ces statues! Et pourtant, Adamas, elles sont toutes pudiques et décemment vêtues, comme il convient qu'elles soient en un lieu où se promènent nos enfants!

—Je dirais avec vous que c'est quelque bigot qui a bien plus clairement l'envie scélérate de faire gronder M. le comte. Or, tout le monde ici se ferait tuer pour lui, tant on l'aime, hormis une personne détestable...

—Non, non, Adamas! reprenait le généreux marquis. C'est impossible! Ce serait trop odieux de la part d'une personne du sexe.

On commençait à oublier cette grosse affaire, lorsqu'il en arriva une pire.

FIN DU TOME PREMIER


LES

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