Les beaux messieurs de Bois-Doré
LIII
En effet, le pauvre marquis travesti en maître-queux, était fort risible.
Il avait fait les choses en conscience. Il avait ôté sa perruque et caché son crâne dénudé sous un bonnet de toile goudronnée en forme de moule à pâtisserie.
Sa figure, ainsi privée de boucles d'ébène et barbouillée de suie, n'était guère reconnaissable, non plus que ses grandes mains blanches, convenablement teintées à l'avenant de son visage.
Il avait trouvé moyen de bien dissimuler sa fine chemise sous un sarrau de campagne, et s'était chaussé de mauvaises pantoufles de feutre; un tablier gras, brochant sur le tout, dissimulait ses chausses de drap, qui n'étaient pas très-voyantes; car il s'était habillé fort simplement pour l'expédition nocturne projetée à Brilbault, et cette circonstance tournait à bien dans la circonstance nouvelle.
Averti par Mario que Macabre paraissait être un butor bête et vaniteux, il sentit qu'il devait lui inspirer de la confiance, et, dès les premiers mots, il reconnut qu'aucune hyperbole ne serait trop rude à lui faire avaler.
—Illustre et vaillant capitaine, lui dit-il en le saluant jusqu'à terre, je vous prie d'excuser ma pauvre sotte de femme qui ne m'a pas fait connaître à quel grand homme de guerre et d'esprit nous avions affaire. Il est bien vrai que je suis malade de la goutte; mais votre air avenant et martial ferait revenir un mort, et je me souviens trop bien d'avoir servi sous vos drapeaux pour ne point vouloir, dussé-je laisser ma vie au feu de mes fourneaux, vous servir encore selon les petits talents que le ciel m'a donnés.
—Bon! bon! dit Saccage au capitaine, il n'est rien de tel que de menacer! À présent, les voilà tous qui veulent avoir servi sous vos ordres.
—Ça vaut fait, répliqua Macabre, pourvu qu'il me serve bien à cette heure. Et, après tout, monsieur le lieutenant, il n'est rien d'impossible que ce vieux homme m'ait connu au temps jadis, dans les guerres du pays. J'y ai assez donné de ma personne pour qu'un chacun s'en souvienne. Maître-queux! tu me raconteras tes campagnes au dessert; car je vois bien, à ton air et à ton pas, que la goutte ne t'a point ôté l'allure d'un soldat. Tu as une drôle de senteur, ajouta-t-il, frappé du parfum dont, en dépit de son déguisement, toute la personne du marquis était imprégnée; c'est comme une senteur de confitures! N'importe! je gage que tu as été un peu lansquenet?
—Je le fus une année durant, répondit Bois-Doré, qui savait par cœur toute l'existence aventureuse de maître Pignoux et la damnable jeunesse de Macabre. Voire! je vous vis bien harceler les huguenots de Bourges durant le massacre des prisons, en compagnie de ce terrible vigneron que l'on appelait le Grand Vinaigrier...
—Hein! s'écria l'Italien en regardant son capitaine d'un air moqueur, quand je vous le disais que vous fûtes grand papiste, mon capitaine!
—Chaque chose a son temps, répliqua Macabre avec un calme philosophique; mon père, qui lors était capitaine de la grosse tour de Bourges avec feu M. de Pisseloup, protégea les pauvres parpaillots du pays tant qu'il put... Moi, je tirai de côté quand il n'y eut pas moyen de mieux faire. Mais j'ai repris le droit chemin, et j'y suis plus franc du collier que vous, monsieur l'Italien, qui cachez des reliques sous votre corselet d'Allemagne.
L'Italien répondit avec aigreur, et Macabre, mécontent de lui voir élever le ton en présence de ses pages et de ses estradiots, bien qu'ils entendissent peu le français, lui imposa silence et demanda au marquis le menu du repas qu'il pouvait lui servir.
Bois-Doré, qui n'avait soulevé l'incident des massacres catholiques que pour voir dans quelles eaux naviguait désormais le jeune Macabre devenu vieux, se sentit plus tranquille.
Ce chef de bande ne pouvait agir sous la protection du prince de Condé. Il eut la liberté d'esprit de parler cuisine en homme qui s'y entendait bien, et comme, durant son séjour de deux heures dans l'auberge, il avait, par manière de passe-temps, traité cette grave question avec madame Pignoux, il savait fort bien le contenu du garde-manger et les ressources de la cave.
—Nous aurons l'honneur de vous offrir, dit-il, un quartier de sanglier relevé d'épices, dont vous me direz des nouvelles; un fort buisson d'écrevisses d'Issoudun, cuites dans la bière...
—Et bien poivrées, j'espère! dit le capitaine. Mon épouse aime les mets du haut goût.
—On y mettra du piment d'Espagne!
Et, après avoir énuméré tous les plats, le marquis ajouta:
—Mais votre illustre dame ne serait-elle pas sensible à quelques mets sucrés, après le rôt?
—Diable! oui. J'allais oublier qu'elle m'a recommandé certaine omelette au musc...
—Votre Seigneurie veut dire peut-être aux pistaches? C'est de mon invention.
—Ouais! Elle m'a dit que c'était de l'invention du vieux...
—Du vieux? Qui donc ose se vanter d'avoir découvert avant moi l'omelette au riz et aux pistaches?
—Ma foi, le vieux Bois-Doré, puisqu'il faut nommer ce maître sot en bonne compagnie!
Bois-Doré se mordit la moustache.
—Qui donc, dit-il, fait l'honneur au marquis de répéter ses forfanteries de gueule? Madame votre épouse daigne-t-elle le connaître?
—Il paraît! répondit Macabre, et je sais en plus, mon vieux drôle, que tu es l'humble serviteur de cette triple canaille de faux marquis, ton maître d'école en cuisinerie; mais je m'en gausse! Tu es gardé à vue, et tes oreilles me répondent de tes fricots.
Le marquis vit qu'il n'avait d'autre parti à prendre que de dire du mal de lui-même, et il ne s'y épargna pas, faisant bon marché de sa qualité et de son caractère, et même en termes assez comiques, mais sans pouvoir se décider à accoler à son nom maudit et calomnié l'épithète de vieux, dont se servait contre lui avec orgueil son contemporain Macabre.
Celui-ci insista d'une manière désagréable.
—Ce cacochyme doit être fort cassé, dit-il; car, lorsque je le vis pour la dernière fois, c'était une longue flamberge, sans barbe au menton, et je faillis le rompre en deux par mégarde.
—Vrai? dit Bois-Doré se rappelant l'aventure de sa jeunesse racontée récemment à Adamas; vous lui fîtes l'honneur de vous mesurer avec lui?
—Non, mon brave homme, je ne descendis point jusque-là. Il était à cheval, portant des munitions de guerre à nos ennemis. Je le pris par une jambe, et, l'étendant sous mes pieds, je le laissai pour mort et m'emparai de son chargement.
—Qui était de poudre et de balles? répondit Bois-Doré ne pouvant se défendre de rire en lui-même des hâbleries de l'homme qu'il avait renversé d'un coup de pied, et de ce fameux chargement de munitions, qui ne consistait qu'en jouets d'enfants.
—C'était de bonne prise! répondit le capitaine; mais c'est assez causer, vieux babillard! Allez en bas tout surveiller.
Bois-Doré, renvoyé à ses fourneaux, fut forcé de quitter Mario, que le capitaine retint près de lui.
Il échangea, en sortant, un regard avec son fils, un regard plein d'angoisse, que l'enfant lui renvoya plein de confiance. Il sentait que Macabre n'était pas mal disposé en sa faveur.
—Çà, petit, dit le capitaine, avance ici à l'ordre, et dis-moi, si tu peux, qui tu es!
—Je n'en sais, ma foi, rien, mon capitaine, répondit Mario, qui n'avait pas encore eu le temps d'oublier la manière de parler de la bohème; je suis enfant volé ou trouvé sur quelque chemin par les estradiots noirs que l'on nomme égyptiens.
—Que sais-tu faire?
—Trois grandes choses, dit Mario, qui se rappela à propos les belles maximes de La Flèche: jeûner, veiller, courir; avec ça, on va loin et l'on se tire de tout.
—Il a de l'esprit, dit Macabre en regardant son lieutenant, qui, pour lui témoigner sa mauvaise humeur, lui tourna le dos en s'asseyant à cheval sur sa chaise, la tête et les mains appuyées sur le dossier, les reins au feu.
Macabre trouva la posture indécente et lui en fit l'observation en termes cyniques. Saccage se leva sans rien dire et sortit.
Mario observait toutes choses, et la mésintelligence des deux chefs lui parut de bon augure. Il se promit d'en tirer parti, s'il était possible, et si l'occasion s'en présentait.
Macabre reprit la conversation avec lui.
—D'où vient, lui dit-il, que je ne t'ai point vu à Brilbault, la nuit dernière?
Mario ne fut pas longtemps embarrassé de cette question.
—Je n'y étais pas, dit-il; je récoltais des poules aux alentours, seulement pour les préserver du renard et de la pépie.
—Tu sais voler les poules? Eh bien, c'est un don de nature qui peut être mis à profit. Mais dis-moi si l'Espagnol a parachevé sa crevaison.
—M. d'Alvimar? demanda Mario, qui commençait à comprendre le récit de Pilar et à ne plus le regarder comme un rêve.
—Oui, oui, dit Macabre, ce chien de papiste qui m'a fait tourner le cœur avec ses patenôtres!
—Il est mort ce matin.
—Il a bien fait, l'imbécile! Et Sanche? Celui-là vaut mieux; quoique bigot, il entend les affaires. Où est-il, à cette heure?
—Il se cache.
—Que n'est-il venu me trouver ici?
—Je vous l'ai dit, il y a du danger ici pour vous, et il le savait.
—Quel danger? Le vieux Pignoux nous trahira?
—Non, le pauvre homme ne sait rien de rien; et que pourrait-il contre vous?
—Mais qui nous menace?
—Des seigneurs qui vous cherchent à Brilbault en ce moment, et qui, avec une grosse suite, vont repasser ici pour aller coucher à Briantes.
—Tu les as vus?
—Oui.
—Combien sont-ils de monde?
—Peut-être deux cents cavaliers! dit Mario espérant épouvanter son homme.
—La mèche est donc éventée? reprit celui-ci un peu ébranlé.
—Il paraîtrait!
Le capitaine parut réfléchir, autant que sa figure de pierre, ou plutôt de corne, pouvait indiquer une préoccupation morale.
Le cœur de Mario battait sous sa souquenille. Un instant il espéra que sa ruse allait aboutir et que Macabre se déciderait à rebrousser chemin. Mais le capitaine se mit à parler allemand avec ses estradiots, qui sortirent aussitôt, et Macabre reprit sa pose gracieuse, une jambe sur la tête du landier, l'autre sur la chaise que le lieutenant avait quittée.
Mario se hasarda à l'interroger.
—Eh bien, mon capitaine, lui dit-il, vous allez reprendre le chemin?...
—De Linières? Non pas, ma foi, mon petit singe! Mes chevaux sont las et mes gens aussi. Moi, j'ai si mal dormi à Brilbault, la nuit dernière, que je veux me refaire ici. Malheur à qui viendra m'y déranger!
Ces projets de sommeil firent encore renaître l'espoir chez Mario.
—Si ces gens sont bien las, pensa-t-il, il y aura un moment où nous pourrons nous échapper.
Il ne comptait pas, comme le marquis, sur l'arrivée de ses amis et de son monde. Pilar, en les avertissant de la prise de la basse-cour de Briantes, devait être cause qu'ils y courraient tous à l'instant même, comptant rencontrer le marquis dans la même direction; car la petite bohémienne, qui avait l'esprit plus net que son âge ne le comportait, ne manquerait pas de leur dire que Mario était parti de son côté pour avertir son père.
Comme il faisait ces réflexions en lui-même, le lieutenant Saccage rentra, et, s'adressant à Macabre, qui s'assoupissait devant le feu:
—Capitaine, dit-il d'un ton moitié humble, moitié arrogant, permettez-moi de vous dire que, grâce à votre idée de nous faire marcher par petites bandes, nous perdons le temps; votre femme et son monde n'arrivent point, et, si vous restez longtemps à table, comme de coutume, tout peut échouer. Il s'agirait de ne point banqueter, de manger vite, de dormir deux heures et d'aller de l'avant sans donner le temps aux passants de porter devant nous la nouvelle de notre arrivée.
—Supprimez les passants! répondit tranquillement Macabre. N'est-ce point chose convenue? Vous n'aurez pas grand'besogne, car nous n'avons pas rencontré un chat depuis Linières, et ce pays est vide comme une église en 62. Mais ce sont là paroles inutiles. J'entends la voix de ma Proserpine. Elle arrive! allons au devant d'elle!
En parlant ainsi, Macabre se leva avec effort et descendit à la cuisine.
—Le capitaine vieillit! dit en italien Saccage à un des maréchaux-ferrants qui étaient restés devant la porte, plantés comme des statues.
—Non, répondit le reître, il a pris femme, et c'est pire! On ne songe plus qu'à faire la noce, et on ne sait plus marcher quand il faudrait.
Mario, qui apprenait l'italien avec Lucilio, comprit à peu près ces paroles, et suivit le lieutenant et les deux reîtres à la cuisine.
Dès qu'il y fut, sans s'occuper du renfort d'arrivants qui encombrait la porte, il se glissa auprès de Bois-Doré, qui fricassait de son mieux avec madame Pignoux, se disant que plus tôt l'ennemi serait à table, plus tôt s'offrirait quelque chance d'évasion.
—Te voilà, mon enfant? dit le marquis à voix basse; ils ne t'ont pas maltraité?
—Non, non, répondit Mario, nous sommes au mieux, le capitaine et moi. Laisse-moi t'aider, mon père. Nous pourrons causer pendant qu'ils ne songent pas à nous.
—Très-bien, mais ne nous regardons pas; vois comme je fais pour parler à l'hôtesse.—Madame Pignoux, cria-t-il, passez-moi le beurre!
Et il ajouta tout bas:
—Qu'est-ce qui arrive encore sur la porte, ma bonne femme?
—Une dame qui descend de cheval. Ne vous retournez pas, si par hasard elle vous connaît.
—Petit, de la muscade! reprit le marquis en frappant sur l'épaule de Mario.
Et il lui dit dans l'oreille:
—Ne te retourne pas non plus.—Madame Pignoux, ajouta-t-il en se penchant vers l'hôtesse, tâchez de voir sa figure.
—Je ne la reconnais pas, répondit la Pignoux; elle a un tas de cheveux et de panaches... C'est une forte femme!
LIV
Nos trois personnages étaient placés dans le fond de la cuisine, le long du fourneau, le dos tourné à la porte et la figure vers une fenêtre du rez-de-chaussée, devant laquelle ils voyaient passer et repasser au dehors la silhouette des reîtres montant la garde l'arme au bras.
Il y en avait deux sur chaque face de la maison, luxe inutile, car cette maison n'avait que deux portes: celle qui donnait sur la route et celle du garde-manger, qui donnait sur un petit jardin clos de haies.
Toutes les fenêtres du rez-de-chaussée et du premier étaient solidement grillées. Il ne fallait donc pas espérer sortir de vive force.
Et pourtant, le marquis soupirait d'impatience.
—Ah! mon fils! disait-il à Mario, pourquoi es-tu ici? Avec ce bon grand couteau de cuisine, je saurais bien me débarrasser des deux sentinelles qui se croisent là devant la porte de l'office. Mais avec toi... je n'oserais, je suis lâche.
—Et, si mon homme était là, ajoutait madame Pignoux, tout vieux qu'il est, il ferait bien l'affaire des deux autres, avec Jacques! Mais j'ai bien peur qu'ils ne l'aient tué, mon bon valet!... Ah! Dieu! le voilà! voyez comme ces démons l'ont arrangé! Il est tout en sang!
Jacques le Bréchaud, ainsi nommé parce qu'il était brèche-dents, était laid, sournois et rageur, mais courageux et dévoué.
—Ne faites pas attention, dit-il, et donnez-moi un torchon pour que je m'essuie la figure.
—Mais ils t'ont fendu la tête, mon pauvre ami! dit le marquis en lui passant son mouchoir à dentelle, qui était resté dans la poche de ses chausses.
Mario s'empara du mouchoir, qui les eût fait reconnaître pour des seigneurs, et le jeta dans le fourneau ardent, où il disparut comme une allumette.
Jacques essuyait son sang et bandait sa blessure avec une serviette.
—Ne vous inquiétez pas, dit-il à madame Pignoux; ils m'ont laissé revenir ici pour les servir; donnez-moi le tranche-lard, et la nuit ne se passera pas sans que j'en aie étripé quelques-uns.
—Tu te feras tuer, dit l'hôtesse.
—Ça ne fait rien, répondit Jacques.
—Mais tu nous feras tuer aussi!
—Jacques, dit le marquis, vois cet enfant et ne dis mot. Fais-le sortir si tu peux, mais sois prudent si tu nous aimes.
Jacques regarda Mario en dessous, et, sans répondre, il alla à plusieurs reprises dans le garde-manger, comme pour son service, mais en effet pour examiner les reîtres qui montaient leur garde avec la régularité de deux automates.
—Ces chiens d'Allemands! dit-il au marquis, ça ne dort pas, ça ne boit ni ne mange, tant que ça n'a pas tué tout le monde.
—Et ça connaît la discipline! répondit le marquis avec un soupir. Ah! il ne faut pas se le dissimuler, les reîtres sont de rudes soldats! Si le bon Henri en avait eu dix mille, il eût été roi dix ans plus tôt!
—Cuisine, mon père, cuisine! dit Mario, le lieutenant te regarde!
—Il peut me regarder, mon fils! je sais manier la queue d'une casserole aussi bien que maître Pignoux lui-même.
—C'est la vérité, dit l'hôtesse; on jurerait que vous avez étudié!
—J'ai étudié en campagne, madame Pignoux; j'ai fricassé, l'épée au flanc et le casque en tête, pour mon Henri! Qui m'eût dit que je fricasserais pour un Macabre et pour sa moitié? Quelque gaupe, j'imagine!
En ce moment, la voix de madame Proserpine s'éleva au-dessus des autres, qui l'avaient couverte jusque-là.
—Pouah! comme ça sent le graillon brûlé! criait-elle; c'est une infection ici! Montons, montons vite! Allons donc, lieutenant, donnez-moi la main, sacrebleu!
M. de Bois-Doré et son fils se regardèrent et baissèrent aussitôt le nez sur leurs casseroles.
Cette amazone, qui, après avoir causé et discuté confidentiellement avec le capitaine et le lieutenant sur le seuil de l'auberge, traversait maintenant la cuisine en se carrant dans son riche costume de guerrière, et en agitant, sous son feutre à plumes bariolées, sa volumineuse crinière d'un blond ardent, cette madame Proserpine, épouse plus ou moins légitime du capitaine Macabre, c'était l'ancienne gouvernante du marquis, c'était l'ennemie personnelle de Mario, c'était la Guillette Carcat de La Châtre, c'était la Bellinde de Briantes.
—Nous sommes perdus, pensa le marquis; elle va nous reconnaître!
—Nous sommes sauvés, pensa Mario; elle ne nous reconnaît pas!
Et, pour mieux se déguiser, il s'enveloppa aussi d'un tablier à pièce qui lui montait jusqu'au menton, et passa, sur ses joues roses, ses petites mains frottées de charbon.
Bellinde passa sans se retourner. Mais il n'y avait pas moyen de songer à la fuite. Madame voulait être servie à l'instant.
L'ex-gouvernante, prude et sucrée, avait subi une rapide métamorphose. En devenant la compagne d'un vieux routier, elle avait pris les manières soldatesques et le ton impérieux et violent, qui, en somme, était l'expression de sa véritable nature, comprimée et fardée depuis longtemps à Briantes. Sa personne s'était développée avec la même exubérance. N'étant plus forcée de savourer en secret les liqueurs et les friandises dérobées, elle s'était livrée avidement à sa gourmandise. Abondamment pourvue d'argent, de vivres et de boissons par les soins de Macabre, qui prenait la part du lion dans le pillage, elle noyait chaque jour, dans la fumée des festins, le remords et le dégoût d'appartenir à une espèce de monstre.
Le plaisir de ne rien faire que chevaucher et commander était aussi pour elle une compensation. Les intempéries et les intempérances de sa nouvelle vie d'aventurière avaient donc altéré ses traits et presque subitement doublé son embonpoint. Sa figure, naturellement colorée, avait déjà pris les tons marbrés de la débauche et le violacé de la pléthore. Fière de sa riche crinière rousse, elle l'étalait sur ses épaules avec une affectation ridicule, et se couvrait sans discernement de tous les objets conquis par maître Macabre, en trahison bien plus souvent qu'en franche guerre.
Madame était donc fort pressée de manger et de boire après une assez longue chevauchée, et se faisait fête de connaître, enfin, la bonne cuisine de M. Pignoux, qu'elle avait entendu vanter si souvent à Briantes.
Peu lui importait que vingt-cinq bons soldats (très-méchants drôles, d'ailleurs, il ne faudrait pas s'y tromper) attendissent à la porte, le ventre creux. Le mécontentement que ses façons d'agir leur causaient ne la préoccupait nullement; elle ne doutait de rien, son amant imbécile lui ayant donné le grade de lieutenant et le commandement d'une partie de sa bande, qu'elle associait à ses profits quand elle était de bonne humeur, et qui, en somme, lui était dévouée par intérêt.
Les quinze nouveaux bandits qu'elle avait amenés, et qui prirent possession de la cuisine, tandis que les autres étaient relégués à l'écurie ou commandés pour le guet et la garde montante, se montrèrent tout d'abord très-pressés de la faire servir; ils comptaient sur ses restes, et, tandis que les uns dressaient la table en bousculant et injuriant les valets, les autres talonnaient le chef Bois-Doré, sa prétendue femme et Mario, le marmiton improvisé, pour qu'ils eussent à satisfaire la lieutenante au plus vite.
Voilà pourquoi il ne fallut plus songer à échanger des observations, ni à regarder la porte. Il fallait cuisiner, et l'on cuisinait à tour de bras.
Ce fut une des aventures de la vie du marquis où il se montra à la hauteur des événements.
Il fit des ragoûts dignes d'un meilleur sort, saupoudra et dressa les mets, graissa la poêle et fit sauter l'omelette avec des allures d'une maestria qui finit par imposer le respect à ces mécréants, en dépit de leur impatience.
Au moment de servir la soupe, le marquis vit Jacques Bréchaud allonger le bras comme pour saler sur nouveaux frais. Il repoussa machinalement cet inutile concours; mais l'insistance du brèche-dents l'étonna, et, lui saisissant la main, il trouva à son sel un aspect singulier.
—Laissez donc faire, dit Jacques, ils aiment ça, la soupe salée!
Et il avait un sourire étrange qui frappa tout à fait le marquis.
—Jacques! lui dit-il tout bas, pas de poison: c'est lâche, et la lâcheté porte malheur! Dieu seul peut nous sauver. Ne fâchons pas Dieu!
Jacques laissa tomber la mort-aux-rats dont il s'était promis d'assaisonner la soupe des aimables hôtes du Geault-Rouge. L'élan généreux et romanesque du marquis lui parut inexplicable; mais il en subit l'ascendant avec une sorte de terreur superstitieuse.
Bois-Doré venait de remettre le potage et tout le premier service aux pages barbus de madame Proserpine; il respirait un peu; on semblait disposé à lui laisser un peu plus de liberté.
Mario même allait de temps en temps jusqu'au seuil, et il eût pu fuir en cet instant, en ayant l'air d'aller chercher du bois sous le hangar; mais il se garda bien de dire le fait à son père. Celui-ci eût exigé qu'il en profitât, et, pour rien au monde, l'enfant n'eût voulu se séparer de lui.
—Si l'on doit tuer mon père, pensait-il, je veux mourir avec lui; mais, jusqu'à la fin, je garderai l'espoir de le sauver.
Madame Pignoux commençait aussi à espérer. Les hommes de la lieutenante paraissaient encore plus effrontés, mais un peu moins sinistres que ceux qui les avaient précédés dans la cuisine.
Ils étaient presque tous Français et jeunes. Ils commandaient avec autant de cynisme que les autres; mais il y avait dans leurs manières une sorte de gaieté qui pouvait faire croire à un fonds de bonhomie, ou, tout au moins, à un moment d'oubli.
Mais un ordre venu du haut de l'escalier tomba comme la foudre sur les captifs: madame Proserpine mandait maître Pignoux et sa femme en sa présence.
—J'irai, j'y vais, j'y cours! s'écria l'hôtesse en montant l'escalier.
Et, se présentant à la lieutenante, elle lui demanda respectueusement ses ordres, en ayant soin de ne pas avoir l'air de la reconnaître, ou de l'accepter d'emblée pour une personne autrement importante que l'ex-promeneuse des petits chiens du marquis.
—Mes ordres sont que votre mari comparaisse aussi, répondit la Bellinde flattée de la soumission de madame Pignoux. Allez le chercher, ma bonne femme.
—Excusez-moi, dit la Pignoux, mon homme est dans son coup de feu, et trop enfumé pour se montrer en tablier et en bonnet sales devant une dame comme vous.
—Te crois-tu donc plus ragoûtante, vieille pendarde? cria le capitaine. Va, on ne m'en donne point à garder. Je veux voir la figure de ton bélître de mari, et il n'y a point d'excuse qui serve. Et vous autres, mes drôles, dit-il aux servants de la Proserpine, d'où vient que, quand votre lieutenante commande quelque chose, vous vous le faites dire deux fois? Mort de ma vie! faudra-t-il que j'aille quérir moi-même ce double traître?
Au même instant, Bois-Doré, à qui déjà l'on avait fait monter de force l'escalier, fut poussé dans la salle, et si rudement, qu'il faillit aller tomber aux genoux de la Proserpine.
Le pauvre Mario le suivait, tremblant de crainte pour lui et de colère contre les méchants reîtres. Si son vieux père fût tombé, l'enfant eût perdu patience et se fût fait mettre en pièces pour le défendre.
Heureusement pour tous deux, le marquis ne perdit pas la tête et se résolut à tout braver, remettant son destin au succès de son déguisement.
Le hasard voulut que Proserpine ne fît nulle attention à ses traits. Elle connaissait fort bien le véritable Pignoux; elle ne daigna pas lever les yeux sur lui tout de suite, distraite qu'elle était par les hommages archi-familiers que lui adressait le lieutenant Saccage, lequel, placé à côté d'elle, profitait de tous les instants où Macabre ne les observait pas de trop près.
Le marquis put donc se placer derrière la Proserpine, dans l'attitude d'un respectueux serviteur qui attend des ordres, et, d'un mouvement adroit, il fit passer Mario derrière lui.
—Ah! te voilà enfin, gibier d'estrapade! s'écria le capitaine en frappant du poing sur la table. Ta crainte me vend ta traîtrise, et je vois clair dans tes mauvais desseins!
Bois-Doré, se croyant dévoilé, faillit envoyer le déguisement au diable et jouer du couteau de cuisine pour mourir au moins sans insulte; mais Mario était là, qui glaçait son courage. Incertain du sens des paroles qui lui étaient adressées, il se garda de répondra et de faire entendre sa voix aux oreilles de la Proserpine.
Il se contenta de regarder fixement le Macabre d'un air assuré. C'était, à son insu, la meilleure attitude qu'il pût prendre.
—Voyons, parleras-tu? hurla de nouveau le capitaine, qui paraissait inquiet et qui se sentait rassuré par son air de candeur. Tu fais le simple, mauvais drôle! cependant, tu n'ignores point qu'en ne te présentant pas ici toi-même, et en te faisant tirer l'oreille pour te rendre à ton devoir, tu as manqué à toutes les règles et à toutes les bienséances de ton chien de métier.
Bois-Doré, décidé à ne point parler, fit une pantomime équivalant à un point d'interrogation, avec un mouvement de tête qui signifiait: «De quoi s'agit-il?»
—As-tu perdu la parole, toi qui bavardais si bien tantôt? reprit le Macabre; ou ignores-tu, triple sot, que l'hôtelier doit, le premier, goûter largement aux plats et aux boissons qu'il présente? Penses-tu que je suis si sûr de toi que je veuille m'exposer au poison?... Allons, vite, détestable bête, avale-moi ce que tu vois sur cette assiette et dans ce gobelet, ou, mordieu! je te fais avaler ma rapière.
En même temps, il montrait au marquis une assiette sur laquelle on avait placé un échantillon de tous les mets servis sur la table, et un gobelet rempli de vin pris dans tous les pots.
Le marquis fut grandement soulagé de voir de quoi il s'agissait, d'autant plus que la Proserpine ne le regardait pas au moment où il fut obligé de se pencher sur la table pour prendre l'assiette et le verre.
La coutume de faire goûter les mets par l'aubergiste était tombée en désuétude depuis la fin des grandes guerres civiles, du moins dans les provinces du centre; les voyageurs n'exerçaient plus ce droit, non plus que les aubergistes ne revendiquaient celui de les désarmer à leur entrée dans la maison.
Mais Macabre agissait comme en pays conquis, et il n'y avait pas à discuter avec le droit du plus fort. Le marquis s'exécuta bravement, avec un sourire de dédain pour l'outrage infligé à sa loyauté. Il avala en silence le contenu de l'assiette et du verre, tout en lançant à Jacques Bréchaud un regard qui lui disait éloquemment:
«Jacques, tu vois que la générosité porte bonheur!»
Et Jacques, qui adorait le marquis, se signa en retournant à la cuisine.
LV
Tout allait bien.
Macabre et ses acolytes, vaincus par le fier regard et le fier silence du majestueux cuisinier, étaient charmés, d'ailleurs, de pouvoir faire honneur à ses plats, et peut-être n'eût-il pas été forcé de se montrer de nouveau; mais une malheureuse distraction de sa part vint tout gâter.
La Proserpine laissa tomber l'éventail de plumes qu'elle portait à sa ceinture en compagnie d'une daguette et de deux pistolets; et, par une fatale habitude de galanterie dont il ne s'était jamais départi, même envers sa gouvernante, le marquis se baissa pour ramasser l'objet, qu'il présenta avec émotion, s'apercevant trop tard de sa bévue.
Il y eut un moment de surprise et d'incertitude dans les yeux de la Proserpine, un moment long comme un siècle; enfin, la dame s'écria en portant la main à ses pistolets:
—Je veux mourir de la grand'mort, si c'est là maître Pignoux!
—Quoi? qu'est-ce à dire? s'écria à son tour le Macabre. Arrive ici, vieux fricotier, et montre ton sale museau à la compagnie. Par la mort-diable! s'il y a ici quelque supercherie et qu'un vil gâte-sauce ait usurpé les fonctions de maître-queux, je prétends faire de son cuir une écumoire.
Le marquis n'écouta pas les menaces du brigand; il sentit que le moment de la crise était venu, et poussa Mario hors de la salle, en lui disant:
—Va donc en bas, toi! ma femme t'appelle!
Puis il se présenta résolûment en face de la Proserpine et la regarda avec cette suprême dignité que l'homme de cœur est seul capable d'invoquer contre de lâches adversaires.
Malgré le grotesque accoutrement de son maître, la servante Bellinde ne put se défendre d'un sentiment de respect et de remords. Elle tenait dans ses mains la vie de celui qu'elle voulait humilier et piller, mais non pas faire tourmenter et égorger. Elle hésita encore un instant, et dit:
—Ma foi, maître Pignoux, je vous reconnais à cette heure! mais par la mordi! vous êtes bien changé! Vous avez donc fait une grosse maladie?
—Oui, madame, répondit Bois-Doré touché de ce bon mouvement: j'ai eu beaucoup de fatigue dans ma maison depuis que j'ai été forcé de me séparer d'une personne qui me servait fort bien.
—Je sais de qui vous parlez, reprit la Bellinde. C'était un trésor que vous avez méconnu et jeté à la porte comme un chien. Oui, oui, je sais comment la chose s'est passée. Tout le tort est de votre côté, et, à présent, vous en êtes aux regrets! Mais il est trop tard, ma foi! elle ne vous servira plus!
—Elle fera bien de ne plus servir personne, si elle peut s'en dispenser; mais je me flatte que, en quelque situation qu'elle soit, elle n'a point oublié ma générosité envers elle. Je la quittai sans reproche et sans lésinerie, elle pourra vous le dire.
—Il suffit; nous parlerons de ça plus tard. Servez-nous bien, et, pour ce, retournez à votre ouvrage, mon vieux. Allez!
En sortant, Bois-Doré la vit parler bas à un de ses hommes.
—Nous sommes sauvés! dit-il à Mario dans l'escalier. Elle ne m'a pas trahi, et elle vient de donner l'ordre de nous laisser sortir!
Et, dans sa candeur, le marquis se dirigeait avec Mario vers la porte de la cuisine; mais il s'était bien trompé: la Proserpine avait, au contraire, renouvelé l'ordre du blocus.
Il fallait donc feindre encore et s'occuper de la confection de la fameuse omelette aux pistaches.
Une heure environ s'écoula sans apporter de changement à cette burlesque et tragique situation.
On faisait grand bruit dans la salle. Macabre criait, jurait et chantait. C'était tantôt de la gaieté brutale et tantôt de la colère.
Voici ce qui se passait:
Le lieutenant Saccage était un homme positif et net comme son nom. Il trouvait absurde que l'on se préparât à un coup de main qui exigeait une marche rapide et silencieuse, par un souper qu'il savait bien devoir dégénérer en orgie.
Macabre était un bandit adonné à tous les excès qui étaient le véritable but de ses courses. Il n'avait pas, comme son lieutenant, les qualités du spéculateur, et, si je ne craignais de profaner les mots, je dirais que, dans sa vie d'aventures, il portait une sorte d'ivresse qui en était la poésie sombre et brutale. Il était aussi bohémien que larron, mangeant tout et n'étant riche que par crises.
L'autre amassait froidement et plaçait à mesure. Il entendait les affaires, ne donnait rien au plaisir et s'amassait une fortune. De nos jours, il eût été un fripon mieux posé: il eût filouté en habit noir et vécu dans le monde, au lieu de courir les routes et de détrousser les passants.
Chaque siècle a son trafic, et, dans les guerres civiles du xvie et du xviie siècle, le brigandage s'était organisé en industrie régulière et en calculs positifs.
Saccage aspirait à se débarrasser du Macabre. Il n'eût osé l'attaquer de front; mais il faisait comme M. le Prince avec le roi de France. Il poussait son maître dans le danger, comptant qu'une arquebusade l'emporterait et lui ferait la place nette.
Dans cette prévision, il tâchait de plaire à la Proserpine, gardienne de la caisse et des bijoux, et la dame, tout en ménageant l'époux de rencontre, ne décourageait pas l'époux en herbe que les hasards de la guerre pouvaient lui rendre utile à un moment donné.
Ce système de coquetterie commençait à être visible pour Macabre, et il se sentait partagé entre le besoin de se laisser mener par le nez et celui d'administrer une solide correction à sa déesse.
Il eût voulu aussi, à chaque instant, casser les brocs sur la tête de son rival, et cependant il sentait combien l'activité et la constante lucidité de ce lieutenant lui étaient nécessaires, à lui qui ne pouvait se résigner à être sobre et à vivre sur le qui-vive.
Si bien que, fatigué de cette alternative de colères et de réconciliations qui se renouvelait à chaque repue, le capitaine prit le parti de noyer ses soucis dans le vin clairet des coteaux de La Châtre, et commença, après avoir beaucoup déraisonné, à éprouver l'invincible besoin de faire un somme, le nez sur son assiette, dans un reste de pâté.
Alors, seulement, Saccage put parler raison à la Proserpine.
—Vous voyez, ma Bradamante, lui dit-il, que cet ivrogne n'est bon à rien, et, si vous m'en croyez, nous le laisserons dormir ici tout son soûl et courrons piller le susdit manoir. Au retour, demain, nous reprendrons ici ce beau capitaine, qui ne servirait maintenant qu'à gêner notre expédition.
Proserpine nourrissait une idée toute fraîche éclose, idée hardie et bizarre, dont elle n'avait garde de faire part au lieutenant.
Elle feignit d'acquiescer à son désir de tout préparer pour le départ.
—Allez faire manger la troupe, répondit-elle; je vais veiller ce dormeur, et, s'il s'éveille, je le ferai boire pour qu'il reprenne son somme.
Saccage descendit à l'office, se fit livrer toutes les provisions en porc salé et conserves de gros gibier, puis passa à l'écurie, où ses hommes et ceux du capitaine s'étaient installés.
La distribution des vivres et surtout du vin fut faite sous ses yeux avec une prudente parcimonie; il veilla lui-même à ce que la garde fût bien montée. Les hommes de Proserpine étaient attablés dans la cuisine et soupaient joyeusement de la copieuse desserte des officiers.
Pendant ce temps, la lieutenante fit monter le maître-queux, qui la trouva chauffant ses grosses jambes bottées, dans une attitude masculine.
Ils étaient seuls, car le capitaine ronflait dans son pâté.
—Asseyez-vous là, marquis, et causons, dit-elle d'un air affable assez risible. Il faut que vous connaissiez votre situation et la mienne, et je vous ferai voir bien des choses en peu de mots, car le temps presse.
Le marquis s'assit en silence.
—Il faut vous dire, reprit la dame-brigand, que, lorsque vous me renvoyâtes incivilement de votre gentilhommière, j'entrai au service de madame de Gartempe, qui s'en allait dans le pays Messin de Lorraine, où elle a des biens de conséquence.
—Je le sais, dit le marquis; vous étiez là chez une dame fort qualifiée, et ce n'était point déroger. Comment se fait-il!...
—Que je l'aie si tôt quittée? Je m'étais mis la dévotion en tête chez vous, parce qu'on aime à faire le contraire de ce que font les gens qui nous commandent; et c'est pour cela que, trouvant ma grande dame trop exigeante pour ma conscience, je me tournai du côté des réformés, ce qui me servit à me faire chasser par elle, beaucoup plus durement que par vous, je le confesse!
»Sur ces entrefaites, il arriva au pays Messin un corps d'aventuriers de tous les pays, qui avaient servi ce brave capitaine que l'on appelle là-bas le bâtard de Mansfeld, et qui, battus sur l'autre rive du Rhin par les troupes catholiques de l'empereur cherchaient fortune en Alsace et en Lorraine.
»On avait grand'peur de ces gens-là, moi tout comme les autres; mais le hasard me fit rencontrer parmi eux quelqu'un que vous voyez ici, et qui, ayant sauvé une bonne somme, venait de congédier ses soldats et songeait à revenir à Bourges pour s'établir et vieillir en paix.
»Il se rappelait si bien le Berry, que la connaissance fut bientôt faite et qu'il m'offrit son cœur et sa main.
»Je ne sais pourquoi j'hésitai à me lier; mais en ce qui est très-assuré, mon cher marquis, c'est que votre château sera pris cette nuit et brûlé demain matin.
—C'est donc là véritablement le but de votre expédition? dit le marquis affectant un grand calme. Est-ce vous qui avez suggéré cette idée au capitaine Macabre? Je ne puis croire que vous soyez une personne vindicative et perverse à ce point.
—L'idée n'est pas venue de moi; mais, sans le vouloir, je l'ai suggérée à cet animal rapace, pour lui avoir imprudemment parlé de votre trésor. À peine sut-il le fait, qu'il m'accabla de questions, et moi, sans savoir où il voulait en venir, je lui donnai assez de détails pour le convaincre qu'il serait facile de s'en emparer.
»À mes paroles imprudentes se joignirent des lettres que j'eus aussi l'imprudence de lui montrer. L'une venait de M. Poulain; l'autre de Sanche. Tous deux me donnaient des nouvelles de M. d'Alvimar; tous deux me croyaient encore dans ce qu'ils appellent les bons principes, et, comme il est utile d'avoir des amis partout, je me gardais de leur faire savoir en quelle compagnie je me trouvais.
»Si bien, mon cher marquis, qu'un beau jour Macabre s'en alla en Alsace et y retrouva plusieurs de ses anciens reîtres; il en enrôla d'autres qui ne demandaient qu'à rentrer en campagne, et s'adjoignit le lieutenant Saccage, qui est un homme habile et infatigable, et, tout cela fait, il vint à Linières, d'où, avec quelques-uns des siens, il s'en alla, la nuit dernière, à Brilbault, donnant rendez-vous aux autres pour cette nuit à l'auberge isolée où nous voici.»
Bois-Doré écoutait avec grande attention, mais en cachant la surprise et l'inquiétude que lui causaient toutes ces découvertes.
En se rappelant les apparitions de Brilbault, il jeta machinalement les yeux sur la muraille de la salle où il se trouvait et vit se répéter la figure à gros nez crochu, à longue moustache et à morion empanaché du capitaine Macabre.
C'était bien là le profil qu'il avait vu à Brilbault, et nul doute que le recteur Poulain, qu'il avait cru y reconnaître, ne fût aussi de la partie. D'ailleurs, le marquis ne venait-il pas d'entendre de la bouche de Proserpine que d'Alvimar avait survécu au terrible duel de la Rochaille?
Il s'abstint de toute réflexion, et se contenta d'interroger la dame, qui le confirma dans toutes ses appréhensions.
D'Alvimar avait vu avec horreur le huguenot Macabre à son lit de mort.
Mais Sanche avait fait serment de se joindre aux reîtres, avec ceux des bandits bohémiens qui voudraient le suivre, aussitôt que d'Alvimar aurait rendu le dernier soupir.
—Dès ce matin, ajouta Proserpine, Macabre est retourné à Thevet, où nous l'attendions, Saccage et moi, avec nos gens, et où nous étions campés hors la ville sans vouloir effrayer ni maltraiter personne. C'est ainsi que, grâce à la prudence et à la bonne discipline de nos aventuriers, nous avons pu faire plus de cent lieues à travers la France, sans être forcés de livrer bataille. Nous nous faisions passer pour des volontaires vendus au roi, et nous montrions un faux brevet. De cette manière, ceux de nos gens qui voudront aller chercher fortune dans le camp huguenot ou ailleurs pourront gagner le Poitou. Macabre compte leur donner carrière, sauf à tirer de son côté avec vos dépouilles, s'il voit nos cavaliers s'aventurer dans de trop mauvaises affaires. Donc, mon cher marquis, nous voici en mesure de vous ruiner, et, pour votre malheur, vous êtes venu vous jeter ici dans les mains de gens bien décidés à vous ôter la vie.
—C'est-à-dire que mon sort est dans les vôtres, répondit le marquis, et vous me le dites pour me faire comprendre la reconnaissance que je vous dois. Comptez, Bellinde, qu'elle ne se bornera point à des paroles, et que, si vous renoncez également à faire marcher sur Briantes, vous y trouverez plus de profit qu'à partager mes dépouilles avec cette bande de larrons.
—Pour cela, je vous l'ai dit, marquis, ce n'est pas moi qui dirige; mais je puis vous aider à vous débarrasser du capitaine, et faire entendre raison au lieutenant, qui aime mieux l'argent que les coups.
—Donc, c'est ma rançon et celle de mon château que vous voulez. Évaluez d'abord celle de ma personne, laquelle est, je le confesse, sans défense, en votre pouvoir. Quant au château...
—Quant au château, vous pensez qu'une fois libre, vous le défendrez! Aussi ne serez-vous point libre avant que nous en soyons sortis, à moins que...
—À moins que je ne paye?
—À moins que vous ne signiez, monsieur le marquis! car votre seing est sacré pour qui, comme votre fidèle Bellinde, connaît l'honneur d'un gentilhomme tel que vous.
—Que voulez-vous donc que je signe? dit le marquis, facilement résigné toutes les fois qu'il s'agissait d'argent.
La Proserpine garda un instant le silence. Son visage prit une expression de malice diabolique, et cependant il s'y peignit, en même temps, une anxiété singulière, comme si elle eût rougi quelque peu de ses exigences.
—Allons, allons, lui dit le marquis, parlez et finissons vite, avant que votre compagnon s'éveille.
—Mon compagnon n'est pas mon époux, vous le savez, monsieur le marquis, reprit la lieutenante en minaudant. Il est fort laid et fort bête... et, bien que vous ne soyez pas plus jeune que lui, vous avez encore des agréments... auxquels je n'ai pas toujours été aussi insensible que je le paraissais.
—Quelles folies me contez-vous là, ma pauvre Bellinde?... Allons, trêve de plaisanteries... Concluons!
—Je ne plaisante pas, marquis! J'ai toujours eu la passion d'être une femme de qualité, et, s'il faut conclure, voici mon unique et dernier mot: Soyez libre! pas de rançon! Partez, courez défendre votre manoir, si je ne puis empêcher qu'on l'attaque, et, quel que soit le résultat de l'affaire, vous tiendrez la parole que vous allez m'écrire de me prendre pour votre femme légitime et légataire universelle.
—Ma femme, vous! s'écria le marquis en reculant de stupeur; y songez-vous? ma légatrice! quand Mario...
—Ah! nous y voilà! c'est le beau petit qui est l'achoppement. Mais soyez tranquille, j'aurai des bontés pour lui, s'il se conduit avec moi comme il le doit, et, à ma mort, votre bien pourra lui revenir, pourvu que je sois contente de lui.
—Bellinde, vous êtes folle! dit le marquis en se levant; à moins que tout ceci ne soit un jeu...
—Ce n'est point un jeu, et, mort de ma vie! dit-elle en se levant aussi, si vous n'écrivez tout de suite ce que j'exige, j'éveille le capitaine et je fais monter mes gens!
—Faites-moi donc massacrer, si bon vous semble, répondit Bois-Doré: je ne me prêterai jamais à votre fantaisie! Mais sachez que je ne me laisserai point égorger comme un mouton et que...
Le marquis, dégainant son couteau, s'était élancé vers la porte pour recevoir les assassins, que Bellinde, étranglée de dépit, s'efforçait en vain d'appeler, lorsque le Macabre se leva tout à coup en trébuchant, et lança à la tête de son épouse un broc qui l'eût tuée, s'il eût eu la main plus assurée.
—Détestable carogne! s'écria-t-il en la poursuivant par la chambre; ah! tu veux épouser ton vieux marquis? Tu me crois sourd peut-être, et tu ne sais pas que le capitaine Macabre ne dort que d'un œil et d'une oreille! Reste-là, toi, marquis! Je ne t'en veux point, car tu as refusé les offres de cette damnée Putiphar. Reste, dis-je! Aide-moi à attraper la diablesse! Je lui veux tordre le cou en bonne forme et faire un tambour de sa peau!
Malgré ces séduisantes invitations, le marquis, laissant les deux amants aux prises, s'était élancé dans l'escalier, et Mario, effrayé du bruit qui se faisait dans la salle haute, s'était aussi élancé vers lui. Mais ils ne purent ni remonter ni descendre.
D'un côté, Proserpine, poursuivie par le Macabre, qui l'assommait à coups de bâton de chaise, roulait sur eux dans l'escalier, de l'autre, les reîtres de la lieutenante accouraient pour apaiser cette scène conjugale.
Ce fut bientôt fait.
La Proserpine, échevelée, se releva et se jeta au milieu d'eux, qui, sans respect pour le capitaine, le saisirent assez brutalement, l'emportèrent dans la salle et l'y enfermèrent en se moquant de ses cris et de ses menaces.
La lieutenante, habituée à ces orages, ne fut pas longtemps non plus à se remettre.
À peine eut-elle avalé un verre de genièvre de Marche, que lui présenta un de ses pages, qu'elle chercha d'un œil d'oiseau de proie sa victime, réfugiée dans un coin.
—Le cuisinier, le cuisinier! s'écria-t-elle. Amenez devant moi le cuisinier.
LVI
On amena le marquis et Mario, qui s'attachait à lui avec désespoir.
Bellinde reconnut l'enfant du premier coup d'œil, et sa figure, blêmie par la peur, s'empourpra d'une joie féroce.
—Mes amis, s'écria-t-elle, nous tenons le sanglier et le marcassin, et il s'agit ici d'une belle rançon pour nous, mais pour nous seuls, entendez-vous? et sans partager avec les Allemands (elle appelait ainsi les reîtres du capitaine), ni avec M. Saccage et ses Italiens! À nous, à nous seuls le Bois-Doré et son petit, et vive la France, tudieu! Une plume, du papier, de l'encre; vite! il faut que le marquis signe sa rançon! Je connais son avoir et je vous réponds qu'il ne m'en cachera rien! Mille écus d'or pour chacun de ces braves, entends-tu, marquis? et pour moi, la parole que je t'ai demandée.
—Pour toi, méchante femme, toute ma fortune, s'écria le marquis, pourvu que mon fils ait la vie sauve. Donnez, donnez la plume!
—Non pas, reprit la Proserpine. Ce n'est pas seulement ton bien que je veux, c'est ton nom, et tu vas signer la promesse de mariage.
Le marquis n'eut pas cru que cette diablesse oserait déclarer ses prétentions devant témoins.
Mais, bien loin d'en être scandalisés, les reîtres applaudirent comme à un très-bon tour, et le sang monta au visage de Bois-Doré, révolté du rôle abject et ridicule qui lui était assigné.
—Vous en demandez trop, madame, dit-il en levant les épaules; prenez mon or et mes terres, mais mon honneur...
—C'est ton dernier mot, vieux fou? Alors, ici, camarades! une corde, et donnez-moi l'estrapade à ce marmot!
En parlant ainsi, l'odieuse fille montrait un grand croc de fer planté à la voûte de la cuisine et qui servait à suspendre les poids du tournebroche.
En un clin d'œil, on se saisit de Mario, qui cria au marquis:
—Refuse! refuse, mon père! je supporterai tout!
Mais le marquis était incapable de supporter, une seconde, la pensée de voir torturer son enfant.
—Donnez-moi la plume, cria-t-il, je consens! je signe tout ce que vous voudrez!
—Donnons-lui toujours un ou deux sauts d'estrapade, dit l'un des bandits en commençant à attacher Mario; ça rendra l'écriture du vieux plus coulante.
—Oui, faites! répondit la Proserpine. Ce méchant enfant a bien mérité...
Le marquis devint furieux; mais il s'apaisa aussitôt en regardant son pauvre enfant, qui pâlissait de terreur, malgré son courage.
Il n'y avait pas à faire résistance. Mario était tenu en joue.
Bois-Doré tomba aux pieds de la Proserpine.
—Ne faites pas souffrir mon enfant! s'écria-t-il; je cède, je me soumets, je vous épouse; que voulez-vous donc de plus que ma parole?
—Je veux ton seing et ton scel, répondit la Proserpine.
Le marquis prit la plume d'une main tremblante, et, sous la dictée de cette furie, il écrivit:
«Moi, Sylvain-Jean-Pierre-Louis Bouron du Noyer, marquis de Bois-Doré, je promets et jure à demoiselle Guillette Carcat, dite Bellinde et dite Proserpine...»
En ce moment, une effroyable rumeur se fit entendre, et les reîtres de Proserpine s'élancèrent vers la porte.
C'étaient les Allemands du capitaine qui, appelés par lui de la fenêtre, accouraient pour le délivrer. La garde était montée par les Italiens de Saccage, qui avaient ordre de ne laisser entrer ni sortir personne.
Ces trois corps étant toujours en querelle comme leurs chefs, ceux-ci les maintenaient en les séparant. Mais, cette fois, ce fut impossible; Saccage, que les cris de Macabre avaient attiré aussi, et qui pensait que la Proserpine voulait en finir avec son tyran, s'efforçait d'empêcher que les Allemands ne lui portassent secours. Quant aux Français de la lieutenante, ils ne voulaient ni des uns ni des autres, et ils commencèrent tous à se colleter, sans faire encore usage de leurs armes, mais en s'injuriant avec fureur et se gourmant des pieds et des poings.
Ce vacarme était accompagné au bris des meubles dans la salle haute, où Macabre se débattait comme un diable pour se délivrer, et des cris aigus de la Proserpine, qui encourageait ses gens et commençait à craindre pour sa vie, s'ils avaient le dessous.
On pense bien que le marquis n'attendit pas l'issue de la lutte pour songer à la fuite. Il ne fit qu'un saut vers son fils pour le délier; mais la corde était si artistement nouée, que dans son trouble, il ne pouvait parvenir à la défaire.
—Coupez! coupez! disait madame Pignoux.
Mais la main du vieillard était agitée d'un mouvement convulsif. Il craignait de blesser l'enfant avec le couteau.
—Laissez-moi donc faire! dit Mario en les repoussant.
Et, avec adresse et sang-froid, il défit le nœud.
Le marquis le prit dans ses bras et suivit l'hôtesse et sa servante, qu'il vit courir vers l'office.
En s'élançant au dehors, il faillit tomber sur le seuil: un corps était étendu en travers; c'était celui du Bréchaud. Il était mort; mais près de lui gisaient deux reîtres, l'un transpercé d'une broche à rôtir, l'autre à moitié décapité par le tranche-lard. Jacques s'était vengé, et il avait dégagé le passage. Sa laide mais énergique figure avait une expression effrayante: elle semblait contractée par un rire de triomphe, et montrait ses crocs espacés comme si elle eût voulu mordre.
Le marquis vit rapidement qu'il n'y avait plus rien à faire pour le pauvre brèche-dents. Il tenait Mario serré contre sa poitrine et courait comme il pouvait.
—Mets-moi à terre, lui disait l'enfant, nous courrons mieux. Je t'en prie, mets-moi à terre!
Mais la marquis croyait entendre armer derrière lui les terribles pistolets à pierre, et il voulait faire de son corps un rempart à son fils.
Il se décida à le laisser courir aussi quand il se vit hors de portée; et tous deux se hâtèrent vers le taillis où se cachait le toit demi-écroulé de l'ancienne hôtellerie.
Chemin faisant, ils virent courir aussi madame Pignoux et sa servante. Ces deux vieilles leur firent peine. Mais les appeler, c'était les perdre et se perdre avec elles. Elles coupèrent à travers champs, se dirigeant vers quelque cachette apparemment connue d'elles comme un bon refuge.
Les beaux messieurs de Bois-Doré sautèrent sur leurs chevaux et se gardèrent bien de descendre le Terrier par la route. Ils enfilèrent un de ces chemins étroits et bordés de hauts buissons de prunelliers qui serpentent entre les enclos.
La bataille des reîtres pouvait cesser brusquement. Ils étaient bien montés et capables de serrer de près leur proie; mais le galop léger de Rosidor et de Coquet faisait peu de bruit sur la terre détrempée, et le chemin qu'ils suivaient se croisant avec les autres, les poursuivants devaient se séparer en plusieurs groupes pour chercher à les atteindre.
Il s'agissait avant tout, de gagner du terrain; aussi les Bois-Doré ne songèrent-ils d'abord qu'à dérouter l'ennemi en s'enfonçant au hasard dans ce dédale de traînes boueuses qui s'encaissaient de plus en plus, à mesure qu'elles touchaient au fond de la vallée.
Au bout de dix minutes de triple galop, le marquis arrêta son cheval et celui de Mario.
—Halte! lui dit-il, et ouvre ta fine oreille. Sommes-nous poursuivis?
Mario écouta, mais le bruit des naseaux de son cheval essoufflé l'empêchait de bien entendre.
Il sauta à terre, s'éloigna de quelques pas et revint.
—Je n'entends rien, dit-il.
—Tant pis! répondit le marquis; ils ont fini de se battre, et ils doivent penser à nous. Vite à cheval, mon enfant, et courons encore. Il faut gagner Brilbault, où sont nos amis et notre monde.
—Non, mon père, non, reprit Mario, qui était déjà en selle. Il n'y a plus personne à cette heure à Brilbault. C'est à Briantes qu'il faut courir par la traverse. Oh! je vous en prie, mon père, n'hésitez pas et ne doutez pas que je n'aie raison. Je suis bien assuré de ce que je vous dis.
Bois-Doré céda sans comprendre. Ce n'était pas le moment de discuter.
Ils gagnèrent en droite ligne le hameau de Lacs, à travers la grande plaine fromentale qui, appartenant tout entière à la seigneurie de Montlevy, n'était pas, à cette époque, divisée en plusieurs lots garnis de haies.
C'était marcher à la grâce de Dieu, en pays découvert et sans pouvoir aller vite; car, en beaucoup d'endroits, les chevaux entraient jusqu'aux genoux dans la terre labourée.
Nos fugitifs firent cependant la moitié du trajet sans entendre aucune bande de cavaliers sur le chemin, qu'ils suivaient à peu près parallèlement, à une distance de deux ou trois portées d'arquebuse.
C'était, dans la pensée du marquis, un assez mauvais signe. La querelle des reîtres n'avait pas dû se prolonger jusque-là. Du moment que les Allemands auraient vérifié que Macabre n'était pas assassiné, mais seulement enfermé pour cause d'ivresse, tout devait s'apaiser, et la Proserpine n'était pas femme à oublier les captifs, dont elle espérait tout au moins une bonne rançon.
—Si l'on ne descend pas sur nous par la route frayée, pensait le marquis, c'est que l'on nous a vus traverser la plaine, c'est que l'on nous attend aux abords de la taille de Veille, par les chemins creux que la Bellinde peut fort bien connaître. Peut-être ces coquins sont-ils plus près de nous que nous ne pensons; car le brouillard s'épaissit, et je commence à ne plus savoir si ces ombres que je vois là-bas sont des têteaux de chêne ou des cavaliers au repos qui nous attendent.
Il arrêta encore Mario pour lui faire part de ses appréhensions.
Mario regarda les arbres, et dit:
—Marchons! marchons! il n'y a point là de cavaliers.
Les fugitifs reprirent leur course. Mais, comme ils passaient le long de la taille qui, à cette époque, s'étendait jusqu'à la métairie d'Aubiers, ils se trouvèrent subitement pressés par un groupe de cavaliers qui débouchaient à leur droite et qui leur criaient: «Halte!» d'une voix retentissante.
C'étaient bien des voix françaises, mais les aventuriers de la Bellinde étaient Français.
Le marquis hésita un instant. Ces gens, encore couverts par l'obscurité du bois, n'étaient pas faciles à reconnaître, tandis que les Bois-Doré étaient assez loin de la lisière pour ne devoir pas échapper à leurs regards.
—Marchons toujours! lui dit Mario. Si ce ne sont point des ennemis, nous le verrons bien!
—Vive Dieu! répondit le marquis, ce sont les reîtres, car ils nous suivent! Courons, courons, mon cher enfant.
Et il pensa en lui-même:
—Que Dieu donne des jambes à mes pauvres chevaux!
Mais les chevaux avaient trop couru dans la terre grasse pour n'avoir pas perdu leur première ardeur, et ceux qui les poursuivaient le serrèrent bientôt de si près, qu'à tout moment le marquis croyait entendre siffler les balles à ses oreilles. Il perdait du temps à vouloir, en dépit de Mario, se tenir derrière lui pour recevoir la première décharge.
Un cavalier mieux monté que les autres l'atteignit presque et lui cria:
—T'arrêteras-tu, larron, et faudra-t-il que je te tue?
—Dieu soit loué, c'est Guillaume! s'écria Mario; je reconnais sa voix!
Ils tournèrent bride, et ne furent pas peu surpris de voir Guillaume s'élancer sur eux et faire mine de jeter le marquis à bas de son cheval.
—Hé! mon cousin! dit Bois-Doré, ne me reconnaissez-vous point?
--- Ah! qui diable vous reconnaîtrait dans cet équipage? répondit Guillaume. Qu'est-ce que vous avez donc là de blanc sur la tête, mon cousin, et quelle sorte de jupon portez-vous flottant sur la cuisse? Je voulais avoir de vos nouvelles; puis, vous voyant de près, je croyais bien reconnaître votre cheval et celui de Mario. Mais je m'imaginais voir en vous des voleurs qui emmenaient vos montures, peut-être après vous avoir assassinés! Est-ce donc là Mario? Vraiment, vous êtes accoutrés d'une étrange façon tous les deux!
—Il est vrai, dit le marquis en se rappelant son tablier de cuisine et son bonnet de toile, dont il n'avait encore eu ni le loisir ni la pensée de se débarrasser; je ne suis point équipé en homme de guerre, et vous m'obligerez, mon cousin, de me faire donner un chapeau et des armes, car je n'ai au flanc qu'un couteau de cuisine, et nous pouvons avoir bataille d'un moment à l'autre.
—Tenez, tenez, dit Guillaume en lui passant son propre chapeau et les armes de son meilleur domestique, faites vite, et ne nous arrêtons point; car il paraît que votre château est en danger.
Bois-Doré crut que Guillaume était mal renseigné.
—Point! dit-il; les reîtres étaient encore à Étalié, il y a une demi-heure.
—Les reîtres à Étalié? s'écria Guillaume. En ce cas, nous ne risquons rien de courir, si nous ne voulons être pris entre deux feux!
Il n'y avait pas d'explications à échanger; on reprit, en grande hâte, la plaine jusqu'à Briantes.
Le long du chemin, la troupe de Guillaume se grossissait des gens de Bois-Doré, lesquels, après de vaines recherches à Brilbault, avaient reçu les avis de la petite bohémienne, et revenaient à tout hasard, n'ajoutant pas beaucoup de foi à son message, et pensant que c'était quelque ruse de ses camarades pour dérouter les investigations.
Ils ne s'étaient décidés que parce que Pilar leur avait dit que leur maître était averti et allait revenir sur ses pas; ne l'ayant pas vu au rendez-vous général de Brilbault, ils avaient pensé que, vrai ou faux, l'avis avait été donné au marquis, et qu'il était inutile de l'aller chercher à Étalié.
LVII
M. Robin n'avait pas cru un mot du récit de Pilar. Il s'était néanmoins mis en route, avec son escorte, mais sans se presser beaucoup, et on pouvait craindre qu'il n'eût rencontré les reîtres, car on arriva en vue de Briantes sans qu'il eût rejoint.
On s'inquiétait aussi de maître Jovelin, qui était parti le premier de Brilbault avec cinq ou six hommes de Briantes, et que l'on s'étonnait de ne pas rattraper, bien que l'on marchât très-vite: si vite, que ces réflexions furent faites par chacun sans que l'on prît le temps de se les communiquer.
J'ai lu, dans bien des romans, de longues conversations entre les personnages, pendant que les chevaux fendent le vent et dévorent l'espace; mais je n'ai jamais vu, dans la réalité, que la chose fût possible.
Bien qu'il ne fût guère qu'une heure du matin, on vit clair comme en plein jour en traversant le village. Les bâtiments de la ferme du château étaient la proie des flammes.
À cette vue, personne ne douta plus, et l'on s'élança à l'assaut de l'huis, qui était fermé et défendu par Sanche et quelques bohémiens rassemblés par lui à la hâte, dès qu'il avait entendu le galop des arrivants.
—Que faisons-nous là, mon cousin? dit Guillaume au marquis. Nos gens s'emportent par trop de courage et n'attendent le commandement de personne. Nous allons y perdre nos meilleurs valets, peut-être sans profit! Avisons à faire de l'ouvrage qui serve.
—Oui, certes, répondit Bois-Doré, occupez-vous de les retenir. Ce n'est pas un moment de plus ou de moins qui empêchera ma grange de brûler; j'aime mieux la vie de ces bons chrétiens que toute ma récolte. Rappelez-les, et les apaisez! Je me veux d'abord occuper de cet enfant qui m'inquiète.
En parlant ainsi, le marquis emmenait Mario un peu à l'écart.
—Mon fils, lui dit-il, donnez-moi votre parole de gentilhomme de ne point avancer que je ne vous appelle.
—Eh quoi! mon père, s'écria Mario consterné, vous me parlez comme faisait tantôt Aristandre, et vous me traitez comme un tout petit enfant! Sont-ce là les leçons d'honneur et de vaillance que vous me donnez aujourd'hui, vous qui...?
—Silence, monsieur! obéissez! dit le marquis parlant pour la première fois avec autorité à son bien-aimé. Vous n'êtes point encore en âge de vous battre, et je vous le défends!
De grosses larmes vinrent aux yeux de l'enfant. Le marquis détourna les siens pour ne pas les voir, et, laissant Mario au milieu d'une petite réserve de ses bons serviteurs, il courut rejoindre Guillaume d'Ars, qui avait réussi à ramener l'ordre et l'obéissance dans sa troupe.
—Il est très-inutile, lui dit le marquis, d'essayer de forcer l'huis: avec deux hommes, il peut être défendu une heure, à moins que nous ne voulions sacrifier une vingtaine des nôtres. Ah! mon cousin, c'est fort bien fait de fortifier ses entrances, mais c'est fort mal commode lorsqu'il s'agit de rentrer chez soi. En cet endroit, le fossé a quinze pieds de profondeur, et vous voyez que les talus ne permettraient pas aux nageurs d'aborder sans être foudroyés par le moucharabi. Savez-vous ce qu'il faut faire? Regardez! La grange est écroulée. Eh bien, elle a dû tomber dans le fossé et le combler en partie. C'est par là qu'il faut entrer. J'y vais avec mon monde. Restez ici comme si vous cherchiez des planches et des engins pour remplacer le pont levé, et ce, pour tromper l'ennemi, que vous empêcherez de fuir quand nous tomberons sur lui. Nous autres, mes amis, dit-il à ses gens, nous filerons sans bruit derrière le mur, dont l'ombre nous cachera, malgré le grand feu qui consume nos gerbes.
Le plan du marquis était fort sage, et ce qu'il prévoyait avait eu lieu. Le fossé était comblé en partie et le mur écroulé par la chute de la grange. Mais il fallait passer sur les décombres en feu et à travers des vagues de flamme et de fumée. Les chevaux, effrayés, reculèrent.
—À pied, mes amis, à pied! cria le marquis en s'avançant au galop dans cet enfer.
Le seul Rosidor s'y jeta avec intrépidité, franchit tous les obstacles avec une adresse miraculeuse, et, sans s'inquiéter d'y griller sa belle crinière et les rubans dont elle était tressée, il porta vaillamment son maître au milieu de l'enceinte.
Le marquis ne risquait rien pour sa riche chevelure. Elle était restée sous les fagots, à l'auberge du Geault-Rouge.
Ses valets, déjà fort animés par le désir de retrouver et de délivrer ou de venger leurs familles, furent électrisés par le courage de leur maître, et plusieurs le suivirent d'assez près pour l'empêcher de tomber aux mains de l'ennemi.
Mais, au moment où le gros de la troupe s'engageait dans les décombres embrasés, un cri d'alarme, poussé par un des paysans qui la composaient, arrêta tous les autres et les fit reculer avec terreur.
Le grand pignon, encore debout, de la grange, subissant l'action d'une chaleur intense, venait de craquer et, se courbant, menaçait d'écraser quiconque essaierait de passer. Une seconde d'attente, et on allait le voir tomber; alors on passerait, quelque difficile que fût l'escalade. Voilà ce que chacun pensa, et tout le monde attendit. Mais les secondes, les minutes même se succédaient, et le pignon ne tombait pas. Or, ces secondes et ces minutes-là étaient des siècles, dans la situation où se trouvait, en cet instant, le marquis.
Seul avec une dizaine des siens, il tenait tête à toute la bande des bohémiens, encore composée d'une trentaine de combattants.
Quatre heures s'étaient écoulées depuis l'évasion de Mario sous la sarrasine, et, depuis ces quatre heures, les bandits n'avaient pas songé seulement à se repaître.
À la première ivresse de leur victoire et à la première satisfaction de leur appétit avait bientôt succédé l'espoir opiniâtre de s'emparer du château. Ils avaient essayé tous les moyens de s'y introduire par surprise. Plusieurs y avaient péri, grâce à la vigilance d'Adamas et d'Aristandre, secondés par la présence d'esprit, les bons conseils et l'activité de Lauriane et de la Morisque. Voyant leurs efforts inutiles, ils avaient mis le feu à la grange, dans l'espérance d'engager les assiégés à faire une sortie pour sauver les bâtiments et les récoltes. Ce ne fut pas sans y dépenser des trésors d'éloquence que le sage Adamas réussit à retenir Aristandre, qui voulait se jeter dans le piége tête baissée. Il avait même fallu que Lauriane employât son autorité, et lui démontrât que, s'il succombait dans son entreprise, tous les malheureux renfermés dans le château, à commencer par elle, étaient perdus sans retour.
Depuis une heure que la grange brûlait, Aristandre, exaspéré, avait épuisé tous les jurements et toutes les imprécations de son vocabulaire. Condamné au repos, il rongeait son frein et maudissait même Adamas et Lauriane, et Mercédès par-dessus le marché, et Clindor, qui prêchait aussi la patience, enfin tous ceux qui l'empêchaient d'agir, lorsque Adamas, grimpé au faîte de la tour-escalier, lui cria de la lanterne:
—Monsieur est là! monsieur est là! Je ne le vois pas; mais il est là, j'en réponds! car on se cogne, et je suis sûr d'avoir reconnu sa voix par-dessus toutes les autres.
—Oui! oui! s'écria Mercédès d'une des fenêtres du préau; Mario est là, car le petit chien Fleurial est comme un fou; il l'a senti. Voyez! Je ne peux pas le tenir!
—Aristandre! s'écria Lauriane, sortez! Sortons tous, il est temps!
Aristandre était déjà sorti. Sans s'inquiéter d'être suivi ou non, il s'élançait aux côtés du marquis et le débarrassait de La Flèche, qui, souple comme un serpent, avait sauté en croupe derrière lui et l'étouffait dans ses bras maigres et nerveux, sans réussir toutefois à le désarçonner.
Aristandre saisit le bohémien par une jambe, au risque d'entraîner le marquis avec lui; il le jeta à terre, le foula sous ses pieds, en ayant bien soin de lui enfoncer les côtes; puis, le laissant là, évanoui ou mort, il se jeta sur les autres.
Les domestiques du château étaient sortis aussi, même Clindor, et même le pauvre petit Fleurial, qui avait échappé aux bras de la Morisque éperdue, et qui se jeta dans les jambes du marquis, bien empêché de s'en apercevoir, puis, enfin, disparut dans le tumulte pour aller chercher Mario.
Lauriane, armé et exaltée, voulait sortir aussi.
—Au nom du ciel, dit Adamas en se jetant au devant d'elle, ne faites pas cela! si monsieur voit sa chère fille dans le danger, il en perdra l'esprit, et vous serez cause qu'il se fera tuer. Et d'ailleurs, voyez, madame! me voilà seul pour fermer la porte, ce qui peut sauver les nôtres. Sait-on ce qui peut arriver? Rester pour m'aider au besoin!
—Mais la Morisque est sortie! s'écria Lauriane. Vois, Adamas, vois! cette brave fille cherche Mario. Elle suit le petit chien! Mon Dieu! mon Dieu! Mercédès, revenez! vous allez vous faire tuer!
Mercédès n'entendait rien au milieu de la bataille. D'ailleurs, elle n'eût rien voulu entendre: elle ne songeait qu'à son enfant. Elle traversait littéralement le fer et le feu; elle eût traversé le granit.
Le marquis et Aristandre, vaillamment secondés, furent bientôt maîtres du terrain, et commencèrent à refouler les bandits, partie du côté des ruines de la grange, partie du côté de l'huis. Ceux qui passèrent sous le grand pignon, sans s'inquiéter de sa chute imminente, furent reçus à coups de pique et de pieu par les vassaux de Bois-Doré, qui avaient commencé à franchir ce passage redouté.
On en tua et l'on en prit plusieurs. Les autres rebroussèrent chemin, et, longeant les murailles, toute la bande, qui ne comptait plus qu'une vingtaine d'hommes valides, se trouva engouffrée sous la voûte de l'huis.
—Éteignez le feu! cria Bois-Doré, qui voyait l'incendie gagner les autres bâtiments de la ferme, et laissez-nous achever la vau-de-route de cette canaille!
En parlant ainsi, il s'adressait aux paysans et aux femmes et enfants qui s'étaient décidés à sortir du château, et il courait avec ses domestiques à la voûte de l'huis, où un étrange conflit venait de s'engager entre les bandits en fuite et Sanche, resté seul gardien de la sortie.
Sanche avait une seule idée, une idée implacable. Il avait vu Mario hors de portée, placé par le marquis derrière une maison du bourg avec une escorte. L'enfant était bien abrité et bien gardé. Mais il était impossible qu'à un moment donné, il ne sortît pas de cette retraite et ne s'engageât pas à la portée de l'arquebuse.
Sanche était là en arrêt, le canon de son arme appuyé sur un créneau du moucharabi, le corps bien caché, l'œil fixé sur le coin du mur d'où sa proie devait sortir tôt ou tard. Le sombre Espagnol avait pour lui le formidable avantage qu'aucune préoccupation pour sa propre vie ne le détournait de son but. Il n'avait en tête aucun souci du lendemain, ni même de l'heure qui s'écoulait, grosse de périls. Il ne demandait au ciel qu'une minute pour savourer et accomplir sa vengeance.
Aussi, lorsque les bohémiens en déroute vinrent se heurter en hurlant, l'épée dans les reins, contre les pieux massifs de la sarrasine, Sanche ne bougea non plus que les pierres de la voûte. Ce fut en vain que des voix furieuses et désespérées lui crièrent:
—Le pont! La herse! Le pont!
Il fut sourd; que lui importaient ses complices!
Les bohémiens furent forcés de s'élancer dans la manœuvre pour essayer de se délivrer. Leurs femmes et leurs enfants poussaient des cris lamentables.
C'était la contre-partie de la scène de terreur et de confusion qui avait eu lieu en ce même endroit, quelques heures auparavant, parmi les vassaux éperdus de la seigneurie.
Bois-Doré, toujours à cheval et entouré des siens, tenait désormais en cage tous les débris de cette horde d'assassins et de voleurs. Leurs femmes, devenues furieuses pour défendre leurs enfants, se retournaient contre lui avec la rage du désespoir.
—Rendez-vous! rendez-vous tous! s'écria le marquis pris de pitié; je fais grâce à cause des enfants!
Mais personne ne se rendait: ces malheureux ne croyaient pas à la générosité du vainqueur; ils ne comprenaient pas la bonté,—chose rare chez les seigneurs de cette époque, il faut en convenir.
Le marquis fut forcé d'arrêter ses gens pour empêcher, comme il l'a dit depuis, un massacre des innocents, si tant est qu'il y eût des innocents parmi ces petits sauvages, déjà dressés à toute la perversité dont ils étaient capables.
Enfin, la sarrasine fut levée et le pont s'abaissa.
Guillaume, aussi généreux que le marquis, eût fait grâce aux faibles; mais à la grande surprise de Bois-Doré, les fuyards passèrent sans obstacle. Guillaume et son monde n'étaient pas là.
—Mille noms du diable! s'écria Aristandre, ces démons se sauveront. Sus! sus! courons-leur sus! Ah! monsieur, il fallait, pendant que nous les tenions là, les hacher comme de la paille!...
Et il s'élança à leur poursuite, laissant le marquis seul sous la voûte ouverte et dégagée, mais très inquiet de Mario, et ne pouvant lancer son cheval sur le pont dans la crainte d'écraser ses propres gens, qui étaient à pied et qui se jetaient en foule sur ce passage étroit pour atteindre les fuyards.
Enfin, le pont fut dégagé. Vainqueurs et vaincus s'élancèrent en avant. Le marquis put passer et vit venir à lui, sur sa droite, Mario, qui pensait pouvoir quitter sa retraite, maintenant que l'affaire semblait finie.
Quant aux bandits, tout danger paraissait dissipé en effet; les fuyards ne songeaient qu'à s'échapper comme ils pouvaient dans toutes les directions; quelques-uns se cachaient çà et là avec beaucoup d'adresse, tandis que les poursuivants passaient outre.
Un seul des vaincus n'avait pas bougé, et nul ne pensait à lui: c'était Sanche, toujours caché et agenouillé dans l'angle du moucharabi. De ce petit balcon à mâchecoulis, il eût pu faire tomber des pierres sur les Briantais, car il y avait toujours, dans la galerie de manœuvre, une provision de moellons bien mesurés à l'ouverture des mâchecoulis. Mais Sanche ne voulait pas trahir sa présence. Il voulait vivre encore quelques instants; il regardait venir Mario et le visait à loisir, lorsqu'il vit, beaucoup plus près de lui et beaucoup plus à portée, le marquis à trois pas en avant du pont.
Il se fit alors en lui un violent combat. Quelle victime choisirait-il? Il n'y avait pas alors de fusils à deux coups. Entre le père et l'enfant, la distance était trop courte pour permettre de recharger l'arme.
Dans sa lutte avec Aristandre, Sanche avait brisé un de ses pistolets et s'était vu arracher l'autre par ce vigoureux antagoniste.
Par un raffinement de vengeance, Sanche se décida pour Mario. Le voir mourir devait être plus cruel pour le marquis que de mourir lui-même.
Mais ce moment d'hésitation avait troublé l'équilibre de cette tranquille férocité.
Le coup partit et alla frapper, à un pied plus bas que la poitrine de Mario, monté sur son petit cheval, la Morisque, qui l'avait rejoint et qui marchait près de lui.
Mercédès tomba sans pousser un cri.
—À moi, à moi, mes amis! s'écria Bois-Doré, qui se voyait seul avec son fils exposé aux coups d'ennemis invisibles.
Derrière lui accouraient seulement Lauriane et Adamas, qui, en voyant fuir les bandits, avaient abandonné la garde de l'huisset pour venir les rejoindre.
Tandis qu'avec Mario éperdu, ils relevaient de terre la pauvre Morisque, le marquis leva les yeux sur le moucharabi et vit s'y dresser la haute taille de Sanche, qui, reconnaissant la Morisque, cause première de la mort de son maître, se consolait un peu de n'avoir atteint qu'elle. Sans songer à fuir, il rechargeait son arme à la hâte.
Bois-Doré le reconnut aussitôt, bien que l'incendie n'éclairât que faiblement cette face de l'huis. Mais le marquis n'avait plus aucune arme chargée, et il se jeta à bas de son cheval pour rentrer sous la voûte et monter au moucharabi, jugeant avec raison que, de tous les ennemis auxquels il avait eu affaire jusque-là, le vengeur de d'Alvimar était le plus redoutable.
Sanche le vit accourir, devina sa pensée, et, sans s'occuper de lui envoyer des projectiles qui eussent pu tomber à côté de lui, il s'élança dans l'escalier de la manœuvre, résolu à le poignarder, son couteau étant la seule de ses armes qui ne fût pas, pour le moment, hors de service.
Bois-Doré allait franchir l'escalier, la pointe de l'épée levée, lorsqu'il sembla pressentir la conduite que devait tenir un aussi traître adversaire.
Il baissa la pointe en interrogeant chaque degré dans l'obscurité, devinant que Sanche se tenait courbé là et aux aguets pour se jeter sur lui en le faisant rouler en arrière. Il se prit donc d'une main à la rampe, mais sans assurer assez son corps.
Sanche, averti par le fer d'épée qui rencontra une marche, se releva, en franchit plusieurs d'un bond vigoureux, et vint tomber sur Bois-Doré, qu'il renversa et saisit à la gorge; puis, lui mettant les deux genoux sur la poitrine:
—Je te tiens, maudit huguenot! s'écria-t-il, et n'espère pas de merci, toi qui n'en as pas eu pour...
Avant d'achever sa phrase, il chercha la place du cœur, et, de l'autre main, il leva le couteau en disant:
—Pour l'âme de mon fils!
Le marquis, étourdi de sa chute, ne se défendait que faiblement, et c'était fait de lui, lorsque Sanche sentit sur sa figure deux petites mains hésitantes qui, tout à coup, le déchirèrent si cruellement, qu'il dut faire un mouvement pour s'en débarrasser.
D'ailleurs, une pensée rapide lui fit abandonner le marquis:
—L'enfant d'abord! s'écria-t-il.
Mais cette parole fut tout à coup ravalée dans sa gorge, et cette pensée tout à coup brisée dans sa tête par une commotion effroyable.
Mario avait suivi le marquis. Il avait entendu sa chute. Il avait saisi à tâtons la face de Sanche. Il avait reconnu, au toucher, que ce n'était pas celle de Bois-Doré. Il avait posé le canon d'un pistolet arraché par lui, en passant, aux mains de Clindor, sur ce crâne poilu et rude, et avait tiré à bout portant.
Il avait vengé la mort de son père et sauvé la vie de son oncle.
LVIII
Le marquis ne sut pas tout de suite quel ange libérateur était venu à son secours.
Il se dégagea du corps de Sanche, dont les genoux pliés pesaient encore sur lui. Il étendit les bras au hasard, croyant être aux prises avec un nouvel ennemi qui l'avait manqué.
Ses bras rencontrèrent Mario, qui s'efforçait de le relever, en lui disant avec angoisse:
—Mon père, mon pauvre père, es-tu mort?... Non, tu m'embrasses. Es-tu blessé?
—Non, rien! un peu foulé seulement, répondit le marquis. Mais que s'est-il donc passé? Où est cet infâme?...
—Je crois bien que je l'ai tué, dit Mario; car il ne remue plus.
—Méfie-toi, méfie-toi! s'écria Bois-Doré en se levant avec effort et en entraînant son bien-aimé au bas des degrés. Tant que le serpent a un souffle de vie, il veut mordre!
En ce moment, Clindor arrivait avec une torche, et l'on vit Sanche inerte et défiguré.
Il respirait encore, et un de ses grands yeux fauves, qui voyait confusément à travers son sang, semblait dire: «Je meurs deux fois, puisque vous me survivez!»
—Quoi! mon pauvre David, tu as tué ce Goliath! s'écria le marquis dès qu'il commença à se ravoir.
—Ah! mon père! je l'ai tué deux minutes trop tard, répondit Mario, qui était comme ivre et qui recouvra aussitôt la mémoire avec la douleur: je crois que ma Mercédès est morte!
—Pauvre Morisque! Espérons que non! dit le marquis en soupirant.
Et ils repassèrent le pont pour aller la trouver, tandis que Clindor, qui, contre toute vraisemblance, craignait de voir Sanche se relever, traversait d'un fer de pertuisane la gorge de ce misérable cadavre.
La Morisque était debout. Elle ne voulait pas que l'on s'occupât d'elle, bien qu'elle eût de la peine à se soutenir.
Elle était douloureusement blessée: la balle avait traversé son bras droit, étendu sur le flanc de Mario au moment où le coup était parti; mais elle ne songeait qu'à Mario, qu'elle ne voyait plus à ses côtés, et, quand elle l'y retrouva, elle sourit et perdit connaissance.
On la transporta au château, où Mario et Lauriane la suivirent en se tenant par la main et en pleurant amèrement, car ils la jugeaient perdue.
Le marquis resta dehors.
L'absence de Guillaume lui paraissait de mauvais augure, et il se porta en avant, croyant entendre, sur la hauteur, des bruits plus sérieux que ceux qui pouvaient provenir de la capture ou de la résistance de quelques fuyards.
À mesure qu'il avançait, les bruits devenaient plus alarmants, et, comme il atteignait le sommet du ravin, il vit revenir à lui une troupe en désordre, composée de vassaux d'Ars et de Briantes.
—Halte, mes amis! leur cria-t-il. Que se passe-t-il donc, et d'où vient que de braves gens comme vous semblent tourner les talons?
—Ah! c'est vous, monsieur le marquis! répondit un de ces hommes effarés. Il faut rentrer chez vous, et nous battre derrière les murailles; car voici les reîtres. M. d'Ars, averti de leur approche par M. Mario, s'est porté à leur rencontre, et il est aux prises avec eux. Mais que voulez-vous faire contre ces gens-là? On dit qu'un reître est plus fort et plus méchant que dix chrétiens, et, d'ailleurs, ils ont du canon; ils s'en seraient déjà servis contre nous s'ils n'avaient pas craint de tirer sur les leurs, dans le pêle-mêle où les a mis M. d'Ars.
—M. d'Ars s'est conduit sagement et bravement, mes enfants! dit le marquis; et, si la peur des reîtres vous a fait tourner bride, vous n'êtes dignes ni de son service ni du mien. Allez donc vous cacher derrière les murs; mais, moi, je vous avertis que, si je suis forcé de reculer et de me renfermer chez moi, je vous en ferai déguerpir comme gens qui mangent trop et ne se battent point assez.
Ces reproches en ramenèrent plusieurs; les autres prirent la fuite: ces derniers appartenaient presque tous à Guillaume.
C'étaient pourtant d'assez braves gens; mais les reîtres avaient laissé dans le pays de si terribles souvenirs, et la légende y avait ajouté tant d'effroyables merveilles, qu'il fallait être deux fois brave pour les affronter.
Le marquis, accompagné des meilleurs, qui déjà rougissaient de leur panique, eut bientôt rejoint Guillaume, qui chargeait héroïquement le capitaine Macabre.
La nuit, qui était devenue très-claire, avait permis à Guillaume de s'embusquer pour leur tomber sus et les empêcher d'aller canonner le château; car ils avaient effectivement une petite pièce de campagne dont Bois-Doré, prisonnier à Étalié, n'avait pas soupçonné l'existence.
Tout le monde sait qu'il suffisait d'un méchant canon pour battre ces petites forteresses, habilement disposées pour soutenir les assauts du moyen-âge, mais très-impuissantes devant les ressources de la nouvelle artillerie de siége. Les plus redoutables châteaux de la féodalité, en Berry, se sont écroulés comme des jeux de carte sous Richelieu et sous Louis XIV, dès que le pouvoir central a voulu en finir avec la noblesse armée; et l'on s'étonne du peu de soldats et de boulets qui ont suffi à cette grande exécution.
Le marquis ne devait donc, à aucun prix, laisser envahir les abords du manoir, et il courut soutenir Guillaume, qui se conduisait en homme de cœur, malgré la désertion de la plus grande partie de son monde.
Mais il fallut bientôt plier sous l'effort des reîtres, qui avaient l'avantage du terrain aussi bien que du nombre, sur le revers du talus, et la partie semblait perdue, lorsqu'on entendit, sur les derrières de la troupe ennemie, les rumeurs d'un combat, comme si elle se trouvait prise en queue et en tête simultanément.
C'était M. Robin de Coulogne qui arrivait avec son monde au bon moment. Sa lenteur était un fait providentiel. S'il eût suivi les reîtres de plus près, il les eût rejoints plus tôt et n'en eût probablement pas eu bon marché.
Ainsi pris entre deux feux, les reîtres se battirent pourtant avec un grand acharnement, surtout les solides Allemands de Macabre et les bouillants Français de la lieutenante.
Les Italiens de Saccage lâchèrent pied les premiers, en hommes qui détestaient Macabre et Proserpine, et ne voulaient point du tout mourir pour eux.
Ils essayèrent de se détacher pour se porter vers le château par un détour; mais ils furent reçus en chemin par Aristandre, qui, s'étant emporté à la poursuite des bohémiens, ignorait l'attaque des reîtres, et tomba sur eux sans savoir de quoi il s'agissait.
Comme il avait avec lui une bonne petite troupe, et que, du premier coup, il abattit le lieutenant, la déroute des autres fut bientôt effectuée, et, dans la crainte d'une nouvelle générosité de Bois-Doré, le carrosseux se hâta d'expédier ceux qui furent pris, le lieutenant Saccage en tête.
La ceinture de celui-ci fut de bonne prise; mais Aristandre ne voulut pas se l'approprier et la réserva pour la masse.
Un instant après, comme il courait pour rejoindre le marquis, il rencontra un des hommes qui avaient accompagné Lucilio à Brilbault.
—Hé! Denison! lui cria-t-il, qu'as tu fait de notre sourdelinier?
—Demande-moi plutôt, répondit Denison, ce qu'en ont fait ces brigands de reîtres. Dieu le sait! Nous avions marché sur Étalié avec lui pour rejoindre M. le marquis; mais, au bas de la montée, nous avons été enveloppés par ces bandits, qui nous ont désarçonnés et emmenés.
Ils voulaient d'abord arquebuser maître Jovelin sur place. Ils étaient furieux de ce qu'il ne leur répondait point, et prenaient son empêchement pour du mépris. Mais il s'est trouvé là une dame qui l'a reconnu et qui a dit que M. le marquis le rachèterait fort cher. On l'a donc lié comme nous, et, à cette heure, il doit être, avec quatre autres de nos camarades, délivré comme moi, ou mort dans la bataille.
Quant à cette dame, qui est harnachée en manière d'officier, je ne sais point qui elle est; mais le ciel me confonde si on ne dirait point de la demoiselle Bellinde!
—Ah bien, Denison, allons-y voir! répondit Aristandre, et sauvons tous nos amis, si faire se peut!
Le bon carrosseux rassembla en courant tout ce qu'il put, et se porta sur le flanc des reîtres avec assez d'intelligence et d'à-propos.
Pris alors sur trois côtés et réduit de moitié, car Bois-Doré, Guillaume et M. Robin leur avaient déjà tué autant de monde que Saccage leur en avait enlevé par sa défection, les reîtres réunirent l'effort de leur petit bataillon serré pour faire retraite en bon ordre par leur flanc gauche.
Mais une si petite troupe était trop facile à envelopper; leur canon, marchant à l'arrière-garde, était déjà tombé aux mains de M. Robin. Ils ne purent même pas se débander. Il leur fallut se rendre à discrétion, sauf quelques-uns que la rage aveuglait et qui se firent encore tuer, non sans avoir endommagé leurs adversaires à pied.
Il fallut du temps pour désarmer et lier les prisonniers; car on ne pouvait guère se fier à des paroles de reîtres, et le jour paraissait quand on se trouva tous réunis, vainqueurs et vaincus, dans la cour du manoir.
On était maître de l'incendie des bâtiments de la ferme. Le dommage était grand, sans doute; mais le marquis n'y songeait guère: il essuyait la sueur et la poudre qui voilaient ses regards, et cherchait avec émotion autour de lui tous les objets de son affection: Mario, d'abord, qui n'était pas là pour le féliciter, ce qui lui fit craindre que la Morisque ne fût plus mal; puis Lauriane, qui accourut pour le tranquilliser un peu sur l'état de Mercédès; puis Adamas, qui lui embrassait les pieds avec transport; puis Jovelin et Aristandre, qui ne paraissaient point encore, et son bon fermier, dont on lui cachait la perte; enfin, tous ses fidèles serviteurs et vassaux, dont le nombre avait diminué dans cette fatale nuit.
Mais, tout en les demandant, il s'interrompait pour redemander Mario avec une subite anxiété.
Deux ou trois fois, durant son combat acharné avec les reîtres, il lui avait semblé voir dans le crépuscule la figure de son enfant passer autour de lui comme une vision flottante.
—Ah! enfin, Aristandre! s'écria-t-il en voyant tout à coup le carrosseux à cheval près de lui; as-tu vu mon fils, toi? Parle donc vite!
Aristandre bégaya quelques mots inintelligibles. Sa grosse figure était altérée par la fatigue et déconfite par un embarras inexplicable.
Le marquis devint pâle comme la mort.
Adamas, qui le contemplait avec ivresse, s'aperçut bien vite de son angoisse.
—Eh non! eh non! monsieur, dit-il en recevant dans ses bras Mario, qui s'élançait de la croupe de Squilindre, où il s'était tenu caché derrière le large buste du carrosseux. Le voici sain et frais comme une rose du Lignon!
—Que faisiez-vous donc en croupe derrière le cocher, monsieur le comte? dit le marquis après avoir embrassé son héritier.
—Hélas! mon doux maître, pardonnez-moi, dit Aristandre, qui venait de mettre aussi pied à terre. Tout en venant de chercher Squilindre à l'écurie pour l'opposer à ces diables de chevaux allemands, j'avais vitement enfermé Coquet pour que M. le comte ne pût le monter, car je l'avais vu rôder par là, votre démon... faites excuse! votre mignon de fils, et je me doutais bien qu'il voulait courir au danger.
»Mais, comme j'étais au mitan des coups, voilà-t-il pas quelque chose qui me saute le long des reins! Je n'y ai pas fait grande attention d'abord, c'était si léger! Mais voilà qu'il m'était poussé quatre bras: deux grands et deux petits! Des deux grands, je poussais ma bête et défaisais les ennemis; des deux petits, je rechargeais mes armes et maniais la pique si lestement, que je travaillais comme deux.
»Que voulez-vous! j'étais dans une bagarre où il n'eût point fait bon de mettre à terre mon petit double, si bien que j'en suis sorti au complet, grâce à Dieu, après avoir joliment battu en grange sur l'ennemi et abattu sous les pieds de ce vaillant cheval de carrosse, qui est au besoin un fameux cheval de guerre, monsieur! plus d'un réprouvé qui en voulait à vos jours, que Dieu conserve monsieur le marquis! Si j'ai mal fait, punissez-moi, mais ne reprenez pas M. le comte; car, vrai, par le nom de... c'est un bon petit... qui vous... des coups de maître à ces... d'Allemands, et qui sera bientôt, je vous le dis, un... comme vous, mon maître!
—Assez, assez d'éloges, mon ami, reprit Bois-Doré en serrant la main de son carrosseux. Si tu apprends à ton jeune maître à désobéir, ne lui apprends pas, du moins, à jurer comme un païen.
—Ai-je donc désobéi, mon père? dit Mario; vous m'aviez défendu de courir sus aux bohémiens; mais vous ne m'aviez rien dit quant aux reîtres.
Le marquis prit son enfant dans ses bras et ne put s'empêcher de le montrer avec orgueil à ses amis, en leur racontant comment il avait tiré son oncle des mains du terrible Sanche.
—Allons, mon jeune héros, ajouta-t-il en l'embrassant encore, j'aurais beau vouloir vous tenir en laisse, vous voilà hors de page. Vous avez vengé de votre propre main, à onze ans, la mort de votre père, et gagné vos éperons de chevalier. Allez mettre un genou en terre devant votre dame; car vous avez conquis l'espoir de lui plaire un jour.
Lauriane embrassa Mario fraternellement sans hésiter, et Mario lui rendit ses caresses sans rougir.
Le moment n'était pas encore venu où leur sainte amitié pouvait se changer en un saint amour.
Tous deux retournèrent vers Mercédès après avoir rassuré le marquis sur le compte de Lucilio, qui était bon chirurgien et qui s'était déjà rendu auprès d'elle. Mario n'avait pas voulu se vanter d'avoir contribué à la délivrance de son ami, qui, à son tour, s'était fort bien battu à ses côtés.
La Morisque était si heureuse des soins du précepteur et du retour de Mario, qu'elle ne sentait point son mal.
Après ce pansement, Lucilio procéda à celui des blessés, et même à celui des prisonniers, que l'on se disposait à faire partir, sous bonne escorte, pour la prison forte de La Châtre.
Assis dans la basse-cour, autour d'un reste d'incendie, les reîtres avaient l'oreille bien basse; le capitaine Macabre, qui s'était battu ivre-mort et qui était fort blessé, ne songeait qu'à implorer du brandevin pour s'étourdir de sa déconfiture; la Bellinde avait eu si grand'peur dans la bataille, qu'elle en était comme hébétée: ce qui la préservait de sentir l'humiliation de se voir exposée aux mépris et aux reproches des domestiques et vassaux qu'elle avait si longtemps dédaignés et tancés.
Elle fut pourtant l'objet de quelques égards de la part des villageoises, à cause de son riche costume, dont elles étaient éblouies instinctivement.
Mais, quand Adamas sut la prétention qu'elle avait eue d'épouser le marquis et le projet qu'elle avait manifesté de torturer Mario, il la voua si bien à l'exécration générale, que le marquis dut se hâter de la faire partir pour la prison de ville. Il eut même l'humanité, en dépit d'Adamas, de lui laisser ses bijoux, sa bourse et un cheval pour la transporter.
Tous les autres chevaux des reîtres, qui étaient fort bons, et leurs équipages, ainsi que leurs armes et l'argent des officiers, furent distribués aux braves gens qui les avaient pris, sans que le marquis voulût rien garder pour lui-même de la dépouille de l'ennemi. Il s'occupa, en outre, de secourir au plus vite ses pauvres vassaux, pillés et houspillés par les bohémiens.
LIX
Chacun rentra chez soi dès qu'on eut vu partir les prisonniers, que M. Robin accompagna avec un grand renfort de gens des environs, attirés par le bruit de la bataille, un peu tardivement, mais du moins en temps utile pour permettre aux combattants d'aller prendre le repos dont ils avaient grand besoin.
Jean le Clope, arrivé des derniers et déjà entre deux vins, se fit joie et honneur de s'adjoindre à l'escorte. Il avait une vieille haine contre le capitaine Macabre, et avait perdu sa jambe dans une rencontre avec des reîtres.
Aussi entra-t-il dans la ville de La Châtre la tête haute, prenant des airs de capitaine Fracasse, et racontant à qui voulait l'entendre, que, de sa claire épée, il en tuait quatorze, comme dans la complainte.
Il montrait les plus grands prisonniers en disant de chacun en particulier:
—C'est moi qui ai pris celui-là.
Quand la place fut déblayée, il y eut encore bien du désordre dans le préau de Briantes.
Les bâtiments du rez-de-chaussée étaient toujours à l'état d'ambulance pour les hommes et pour les animaux. La salle à manger et la cuisine étaient ouvertes à quiconque voulait se chauffer, boire ou manger, et le marquis ne voulut pas seulement s'asseoir avant d'avoir pourvu aux besoins de tout le monde. Lucilio et Lauriane pansaient et remégeaient de leur mieux.
Ce tableau agité présentait des épisodes variés.
Ici, l'on criait et gémissait pendant l'extraction d'une balle; là, on riait et trinquait en se remémorant les exploits de la nuit; ailleurs, on pleurait les morts.
On vit de vieilles femmes insupportables faire beaucoup de bruit pour une chèvre qui ne se retrouvait pas, d'autres, qui avaient perdu leurs enfants et qui couraient, l'œil hagard, la poitrine trop oppressée pour avoir la force de les appeler.
Mario, alerte et compatissant, se mettait à la recherche, pendant qu'Adamas, toujours prévoyant, faisait creuser dans un champ voisin un grand trou pour enterrer les morts faits à l'ennemi. Ceux du pays furent traités avec plus d'honneur, et on se mit en quête de M. Poulain pour leur dire des prières en attendant l'inhumation.
On fêta les plus courageux. Presque tout le monde l'avait été à la dernière heure; cependant on retrouva tout le long du jour de pauvres hébétés, blottis encore sous des fagote ou dans des coins de hangar, où ils se fussent laissé brûler ou enfumer sans rien dire, tant la peur les avait saisis.
Au milieu de toutes ces scènes tragiques ou burlesques, Bois-Doré se multipliait avec le bon Guillaume pour veiller à tout.
En dépit des choses horribles ou navrantes qui se présentaient devant eux à chaque pas, ils avaient cet entrain un peu enivré qui suit toujours la fin heureuse d'une grande crise.
Ce que l'on avait à déplorer et à regretter était encore peu de chose au prix de tout ce qui eût pu arriver.
Le marquis était remonté à cheval pour vaquer plus vite à ses devoirs charitables, dans un équipage incompréhensible pour la plupart de ceux qui le voyaient passer.
Il avait encore son tablier de cuisine devenu haillon, il est vrai, et taché du sang de ses ennemis; si bien que plusieurs de ses vassaux crurent qu'il s'était ceint d'un lambeau d'étendard pour témoigner de sa victoire. Ses grandes moustaches avaient grillé dans l'incendie, et le mortier de toile de maître Pignoux, écrasé par le chapeau que Bois-Doré avait mis dessus à la hâte, lui descendait jusqu'aux yeux; on le croyait blessé à la tête, et chacun lui demandait avec sollicitude s'il avait beaucoup de mal.
Au moment où l'on jetait les premières pelletées de terre sur les cadavres, il y en eut un qui réclama.
C'était La Flèche, qui prétendait n'être pas tout à fait mort.
Les fossoyeurs improvisés n'étaient guère disposés à l'écouter, lorsque Mario passa non loin et entendit la discussion. Il accourut et donna l'ordre d'exhumer le misérable, à quoi l'on obéit avec répugnance; mais, malgré toute son autorité seigneuriale, le généreux enfant ne put décider personne à le transporter à l'ambulance.
Chacun s'enfuit sous divers prétextes, et Mario fut forcé d'aller chercher Aristandre, qui obéit sans murmurer, et retourna avec lui au lieu où, sur la terre humide et souillée, gisait le bohémien brisé.
Mais il n'était plus temps. La Flèche était perdu sans ressource; il ne râlait même plus; son œil dilaté et hagard annonçait qu'il touchait à sa dernière heure.
—Il est trop tard, monsieur, dit Aristandre à son jeune maître. Que voulez-vous! c'est bien moi qui l'ai aplati, et je conviens que je ne m'y suis point fait léger; mais ce n'est pas moi qui lui ai mis comme ça de la terre et des cailloux dans la bouche pour l'étouffer. Je n'aurais jamais songé à ça.
—De la terre et des cailloux? répondit Mario en regardant avec horreur et surprise le bohémien, qui étouffait. Il parlait tout à l'heure! il aura donc mordu la boue en se débattant contre la mort?
Et, comme il se penchait vers le misérable pour essayer de le soulager, La Flèche, qui avait déjà la pâleur des trépassés, fit un effort du bras comme pour lui dire: «C'est inutile; laisse-moi mourir en paix.»
Puis son bras s'étendit avec l'index ouvert, comme s'il indiquait son meurtrier, et resta ainsi roidi par la mort, qui avait déjà éteint son regard.
Les yeux de Mario suivirent instinctivement la direction que désignait ce geste effrayant, et ne vit personne.
Sans doute, le bohémien avait eu en expirant une hallucination en rapport avec sa triste et méchante vie.
Mais Aristandre fut frappé des traces d'un petit pied, toutes fraîches, sur la terre argileuse.
Ces traces entouraient le cadavre et présentaient comme un piétinement auprès de sa tête, puis elles s'éloignaient dans la direction que son bras montrait encore.
—Il y a des enfants bien terribles? dit le bon carrosseux en faisant remarquer ces traces à Mario. Je sais bien que ces bohémiens ne valent pas des chiens, et c'est peut-être le petit à ce pauvre Charasson qui, voyant que vous vouliez sauver ce mal mort, aura voulu, lui, l'achever comme cela pour venger la mort de son père. C'est égal, c'est une invention du diable, et l'on a bien raison de dire que le mal fait pousser le mal.
—Oui, oui, mon bon ami, répondit Mario épouvanté. Tu comprends, toi, qu'un mourant n'est plus un ennemi. Mais regarde donc là-bas dans le buisson: n'est-ce pas la petite Pilar qui se cache?
—Je ne sais pas, dit Aristandre, ce que c'est que la petite Pilar; mais je connais cette petite drôlesse pour celle que j'ai fait sauver cette nuit. Tenez, la voilà qui se sauve plus loin. Elle court comme un vrai chat maigre; la reconnaissez-vous, à présent?
—Oui, dit Mario, je la connais trop, et je vois bien que le démon est en elle. Laissons-la fuir, carrosseux, et puisse-t-elle s'en aller bien loin d'ici!
—Allons, monsieur, ne restez pas dans ce vilain endroit, reprit Aristandre; je vas remettre en terre la guenille de ce mécréant: car, de vrai, les chiens et les corbeaux le flairent déjà, et M. le marquis n'aimerait pas à voir traîner ça sur ses terres.
Mario, brisé de fatigue, alla prendre un peu de repos.
Quand il eut dormi une heure sur un fauteuil, à côté de sa chère Morisque, qui feignit de reposer aussi pour le tranquilliser, il se remit à donner des soins, des secours et des consolations dans le château et dans le village, avec l'aimable et dévouée Lauriane.
Le marquis, après avoir fait à la hâte un peu de toilette, recevait la visite du lieutenant de la prévôté.
En compagnie de MM. d'Ars et de Coulogne, il exposait les faits aux magistrats chargés d'en faire bonne et prompte justice.
LX
La journée s'avançait.
La fatigue avait ramené le calme dans le village et dans le manoir. Mario et Lauriane, en revenant de leur tournée, éprouvèrent le besoin de respirer un peu dans le jardin, le seul endroit de l'enclos qui n'eût pas été profané par des scènes de violence et de désolation.
Tout en racontant avec détail à sa jeune amie ses aventures particulières, qu'elle n'avait pas encore eu le loisir de bien comprendre, Mario arriva avec elle au palais d'Astrée, dans ce labyrinthe où il avait passé une heure si agitée, la nuit précédente.
Le temps était doux. Les deux enfants s'assirent sur les marches de la petite chaumière.
Mario, sans être malade, avait un peu de fièvre dans la tête. De si violentes émotions l'avaient comme mûri soudainement, et Lauriane, en le regardant, fut frappée de l'expression de fermeté mélancolique qui avait changé son doux et limpide regard.
—Mon Mario, lui dit-elle, je crains que tu n'aies mal. Tu as eu peur et courage, fatigue et force, joie et chagrin tout ensemble dans cette abominable nuit; mais tout cela est passé. Maître Jovelin répond de Mercédès, et elle jure qu'elle ne souffre guère. Tu as sauvé la vie de notre cher papa Sylvain, et vengé la mort de ton pauvre père. Tout cela te fait grand et brave garçon, à cette heure; mais il faut ne pas rester soucieux, et plutôt songer à remercier Dieu du bon secours qu'il t'a donné en cette affaire.
—J'y songe bien, ma Lauriane, répondit Mario; mais je songe aussi à une chose que mon père m'a dite ce matin, après quoi tu m'as embrassé en disant: «Oui, oui;» et cette chose me revient à présent. Je ne l'ai pas comprise, et il faut que tu me l'expliques. Mon père a dit que j'avais conquis l'espoir de te plaire. Est-ce donc que, jusqu'à ce jour, je ne te plaisais point?
—Si fait, Mario; tu me plais grandement, puisque je t'aime beaucoup.
—À la bonne heure! Mais, quand mon père dit quelquefois en riant que je serai ton mari, est-ce que tu crois que cela pourrait arriver?
—Vraiment je n'en sais rien, Mario, et ne le crois guère. Je suis plus vieille que toi de deux ou trois ans, et, quand tu seras un jeune homme, je serai quasiment une vieille demoiselle.
—Et cependant, Lauriane, Adamas m'a dit que tu avais déjà été mariée à ton cousin Hélyon, qui avait trois ou quatre ans de plus que toi. Est-ce qu'il te reprochait d'être trop jeune pour lui?
—Mais oui, quelquefois, avant notre mariage, quand nous nous querellions en jouant.
—Eh bien, moi, je trouve qu'il avait tort; je trouve que tu n'es ni jeune ni vieille, et je te trouverai toujours bien, parce que je t'aimerai toujours comme je t'aime à présent.
—Tu n'en sais rien, Mario; on dit qu'on change de cœur en changeant d'âge.
—Cela n'est point vrai pour moi. Je trouve toujours ma Mercédès jeune et aimable, et, depuis que je suis au monde, je me plais toujours avec elle. Tiens, mon père est vieux, à ce qu'on dit; moi, je m'amuse plus avec lui qu'avec Clindor, et je ne trouve point d'âge non plus entre maître Lucilio et nous. Est-ce que tu t'ennuies de moi, parce que je suis le plus jeune de nous deux?
—Non pas, Mario; tu es bien plus raisonnable et plus gentil que les autres enfants de ton âge, et tu es déjà plus savant que moi, dans les leçons que nous prenons ensemble.
—Dis-moi, Lauriane, est-ce que tu me trouves plus gentil que ton autre mari?
—Je ne dois pas dire cela, Mario. Il était mon mari, et tu ne l'es pas.
—C'est donc que tu l'aimais, parce qu'il était ton mari?
—Je ne sais pas: je ne l'aimais pas beaucoup quand il n'était que mon cousin; je le trouvais trop fol et trop meneur de vacarmes. Mais, quand on nous eut conduit ensemble à l'église réformée et qu'on nous eut dit: «Vous voilà mariés, vous ne vous verrez plus que dans sept ou huit ans, mais votre devoir est de vous aimer;» j'ai répondu: «C'est bien;» et j'ai prié pour mon mari tous les jours, en demandant à Dieu de me faire la grâce de l'aimer quand je le reverrais.
—Et tu ne l'as jamais revu! Est-ce que tu as eu du chagrin quand il est mort?
—Oui, Mario. C'était mon cousin, j'ai pleuré beaucoup.
—Et, si je mourais, moi qui ne te suis ni cousin ni mari, tu ne pleurerais donc pas?
—Mario, dit Lauriane, il ne faut pas parler de mourir: on dit que cela porte malheur quand on est jeune. Je ne veux point que tu meures, et je te dis encore que je t'aime beaucoup.
—Mais tu ne veux pas me promettre que je serai ton mari?
—Eh! qu'est-ce que cela te fait, Mario, que je sois ta femme? Tu ne sais pas seulement si tu voudras te marier quand tu seras en âge.
—Ça me fait, Lauriane! Je ne veux pas d'autre femme que toi, parce que tu es bonne et que tu aimes tous ceux que j'aime. Et, comme tu dis qu'on doit aimer son mari, je vois que tu m'aimeras toujours si nous sommes mariés: au lieu que, si tu es mariée avec un autre, tu ne penseras plus à m'aimer. Alors, moi, j'aurai un grand chagrin, et j'ai envie de pleurer rien que d'y songer.
—Et voilà que tu pleures tout de bon! dit Lauriane en lui essuyant les yeux avec son mouchoir. Allons, allons, Mario, je te dis que tu as mal, ce soir, et qu'il te faut souper et bien dormir; car tu te fais des peines pour ce qui n'est point encore, au lieu de te réjouir de celles que tu as surmontées cette nuit.
—Ce qui est passé est passé, dit Mario; ce qui est à venir... Je ne sais pas pourquoi j'y pense aujourd'hui; mais j'y pense, et c'est malgré moi.
—Tu as été trop secoué!
—Peut-être bien! Pourtant, je ne me sens point las; et je ne sais pas non plus pourquoi j'ai pensé à toi toute la nuit, dans tous les moments où je me suis trouvé en grand péril, ainsi que mon père. «Si nous périssons tous les deux, me disais-je, qui donc sauvera ma Lauriane?» Vrai, je songeais à toi autant et peut-être plus qu'à ma Mercédès et à tous les autres. Tiens, c'est surtout quand j'ai rencontré Pilar que j'ai pensé à toi.
—Et pourquoi cette méchante fille te faisait-elle penser à ta Lauriane?
Mario réfléchit un instant et répondit:
—C'est que, vois-tu, quand j'étais en voyage avec les bohémiens, je jouais et causais souvent avec cette petite, qui sait l'espagnol et un peu l'arabe, et qui me faisait peine, parce qu'elle avait l'air malade et malheureux. Mercédès et moi, nous étions bons pour elle tant que nous pouvions, et elle nous aimait. Elle appelait Mercédès ma mère, et moi mon petit mari. Et, quand je disais: «Non, je ne veux pas,» elle pleurait et boudait, et, pour la consoler, j'étais obligé de lui dire: «Oui, oui, c'est bon!»
»Cette nuit, elle nous a rendu service, j'en conviens; elle a couru très-diligemment avertir MM. Robin et Guillaume, comme je le lui avais commandé; mais elle ne m'en a pas moins fait horreur; car j'ai connu qu'elle était cruelle et sans aucune religion.
»Alors, ce nom de mari, qu'elle m'avait souvent donné malgré moi, me soulevait le cœur, et je me souvenais d'avoir accordé avec toi en riant, et je voyais, d'un côté de moi, le diable sous sa figure, et, de l'autre, le bon ange gardien sous la tienne.»
Comme Mario parlait ainsi, une pierre détachée de la petite chaumière tomba si près de Lauriane, qu'un peu plus elle l'eût blessée.
Les deux enfants se hâtèrent de s'éloigner, pensant que la chaumière se dégradait d'elle-même; et il s'en allèrent rejoindre le marquis, lequel les attendait pour dîner.
LXI
Cependant on avait vainement appelé et cherché M. Poulain pour assister les mourants de sa paroisse; on ne le trouva point.
Son logis avait été pillé par les bohémiens, de préférence à tout autre. Sa servante avait été fort maltraitée et gardait le lit, demandant au ciel le retour de M. le recteur, dont elle ne pouvait donner aucune nouvelle. Depuis deux jours et deux nuits, il avait disparu.
Enfin, dans la soirée, comme M. Robin allait se retirer avec Guillaume d'Ars et son monde, laissant tous deux leurs blessés aux bons soins du marquis, on vit arriver Jean Faraudet, le métayer de Brilbault, qui demandait à faire à son maître une communication importante.
Voici ce qu'il raconta, et, en même temps, nous dirons ce qui s'était passé la veille à Brilbault, où nous n'avons point eu le loisir de suivre les nombreux personnages réunis là de concert, pour cerner et envahir le vieux manoir.
Les dispositions avaient été si bien prises, que personne n'avait manqué au rendez-vous, si ce n'est M. de Bois-Doré, dont l'absence ne fut point remarquée d'abord, tous les conjurés pour cette expédition étant disséminés par petits groupes, lesquels ne communiquèrent entre eux que dans l'obscurité, aux abords de la mystérieuse masure.
Ladite masure, explorée de fond en comble, fut trouvée silencieuse et déserte. Mais on y vit des traces d'occupation récente dans la partie du rez-de-chaussée où le marquis n'avait osé pénétrer seul: les cheminées, avec un reste de braise; des haillons par terre et des débris de repas.
On avait découvert aussi un passage souterrain qui aboutissait à une assez longue distance en dehors de l'enceinte. Ces passages existaient dans tous les manoirs féodaux. Ils étaient déjà presque tous comblés à l'époque de notre récit; mais les bohémiens avaient su déblayer celui-ci et en masquer la sortie assez adroitement.
On n'avait pas poussé plus loin les recherches, non-seulement parce qu'on les jugea inutiles, l'ennemi étant déjà déguerpi, mais encore parce que l'on commença à s'inquiéter de M. de Bois-Doré et à le chercher aux alentours. On s'alarmait sérieusement, lorsque la petite bohémienne arriva et rendit compte des faits.
Il y eut encore du temps de perdu en incertitudes graves. M. Robin pensait que le marquis était tombé dans quelque embûche, et il s'obstina à le chercher, tandis que M. d'Ars, trouvant les assertions de l'enfant assez vraisemblables, se décidait à partir pour Briantes avec son monde. Une heure plus tard, M. Robin, prenait le parti d'en faire autant.
Quand ils furent tous éloignés, le métayer du Brilbault, qui avait reçu l'ordre de continuer à explorer le château, cédant à la fatigue, disait-il, et probablement encore plus à un reste de frayeur, avait remis l'ouvrage au lendemain.
—Quand le jour fut grand, je m'en y fus (c'est Jean Faraudet qui parle), et, après avoir bien tourné et viré, de bout en bout, les vieux bois et gravois, j'avisis une logette que je n'avais pas encore vue, et j'y trouvis un homme mieux lié qu'une gerbe; car il avait les mains et les pieds attachés, et encore la bouche morte dans un bouchon de paille qui lui faisait corde bien subtilement tordue à l'entour de la tête. Aussi bien l'homme paraissait tout mort de la tête aux pieds. Je l'aveignis et le portis en mon logis, où, étant délié et soulagé, un peu de brandevin le fit revenir.
—Et quel était cet homme? demanda le marquis, croyant qu'il s'agissait de d'Alvimar; vous ne le connaissiez point?
—Si fait bien, monsieur Sylvain, répondit le métayer; je l'avais bien déjà vu! C'était M. Poulain, le recteur de votre paroisse. Il a été plus de quatre heures sans pouvoir souffler le mot, à cause qu'il s'était estraminé à se vouloir débattre dans ses liens. Ça n'a été qu'au petit jour qu'il nous a dit:
«—Je ne veux rien dire qu'à la justice. Je ne suis point fautif de ce qui a pu arriver, j'en jure mon chrême et mon baptême!»
Il a eu la fièvre tout le jour durant, et battait la campagne. Enfin, à ce soir, il s'est senti mieux et a souhaité revenir chez lui, où je l'ai ramené en croupe derrière moi, sur ma jument poulinière, en parlant sauf respect.
—Allons l'interroger, dit Guillaume en se levant.
—Non, répondit le marquis, laissons-le dormir. Il en a aussi grand besoin que nous-mêmes. Et que nous révélerait-il que nous ne sachions trop maintenant? Et de quoi le pourrions-nous accuser? Il a été assister M. d'Alvimar mourant, c'était son devoir. En apprenant ce qui se complotait là-bas contre moi, s'il n'a pas menacé de le trahir, tout au moins il a refusé de s'y associer. Et voilà pourquoi les bohémiens l'ont garrotté et bâillonné.
Guillaume objecta que M. Poulain était un dangereux recteur pour la seigneurie de Briantes, et qu'il fallait tout au moins menacer de le compromettre dans l'affaire des reîtres pour le tenir soumis ou éloigné.
Le marquis refusa absolument de tourmenter un homme qui lui semblait assez puni par le traitement brutal dont il avait souffert et le risque qu'il avait couru de périr oublié et réduit au silence dans une geôle.
Eh quoi! dit-il, nous sommes venus à bout, par la grâce de Dieu, de quarante reîtres bien équipés et munis d'un canon; d'une bande d'adroits et agiles larrons; d'un terrible incendie et du plus infâme guet-apens, et nous songerions à tirer vengeance d'un pauvre prêtre qui ne peut plus rien contre nous!
Le marquis oubliait qu'il n'était pas encore quitte de tout danger.
M. le Prince, parti en toute hâte pour rejoindre la cour, pouvait n'y être pas bien reçu, revenir soudainement et passer sa mauvaise humeur sur les seigneurs de sa province.
Il fallait donc s'occuper, au moins, de ne pas laisser, entre soi et lui, un avocat dangereux de la cause d'Alvimar.
C'est de quoi Lucilio, fit, dès le lendemain, aviser le marquis, lequel courut aussitôt chez M. Poulain comme pour s'informer de sa santé.
Le recteur, qui ne pouvait encore quitter son fauteuil, tant il avait souffert du froid, de la gêne et de la peur, essaya de lui dire qu'une chute de cheval l'avait accommodé de la sorte et retenu vingt-quatre heures chez un de ses confrères.
Mais Bois-Doré alla droit au fait et lui parla avec une fermeté douce et généreuse, sans manquer à lui montrer les notes du journal de d'Alvimar et la manière dont ce défunt ami y parlait de lui et de M. le Prince.
M. Poulain ne lutta pas contre ces révélations. Son orgueil était fort abattu par les anxiétés atroces où il s'était trouvé plongé.
—Monsieur de Bois-Doré, dit-il en soupirant et en essuyant la sueur froide qui baignait encore son front au souvenir de ces angoisses, j'ai vu la mort de près, et je croyais ne pas la craindre; mais elle m'est apparue sous une si laide et si cruelle forme, que j'ai fait le vœu de me retirer dans un cloître si je sortais de ce mur glacé où l'on m'avait enterré vivant. M'en voilà sorti, et je me sens bien pressé de ne plus prendre parti pour ou contre aucune personne et aucun intérêt de ce monde. Je vais donc songer uniquement à mon salut dans une profonde retraite, et, s'il vous plaisait m'allouer une cellule dans l'abbaye de Varennes, dont vous êtes possesseur fiduciaire, je ne souhaiterais rien de plus.
—Soit, répondit Bois-Doré, à la condition que vous me donnerez, sur ce qui s'est passé à Brilbault, de sincères éclaircissements. Je ne vous fatiguerai point de questions inutiles: je sais les trois quarts de ce que vous savez vous-même. Je ne souhaite connaître qu'une chose: c'est si M. d'Alvimar vous a confessé l'assassinat de mon frère.
—Vous me demandez là de trahir le secret de la confession, répondit M. Poulain, et je m'y refuserais, comme c'est mon devoir, si M. d'Alvimar, sincèrement repentant à sa dernière heure, ne m'eût chargé de tout révéler après sa mort et celle de Sanche, laquelle il ne croyait pas si proche qu'elle l'a été. Sachez donc que M. d'Alvimar, issu par sa mère d'une noble famille, et autorisé par le secret de sa naissance à porter le nom de l'époux de sa mère, était, en réalité, le fruit d'une coupable intrigue avec Sanche ancien chef de brigands devenu cultivateur.
—En vérité! s'écria le marquis. Vous m'expliquez là, monsieur le recteur, les dernières paroles de Sanche. Il prétendait me sacrifier à la mémoire de son fils! Mais comment ceci entrait-il dans la confession de M. d'Alvimar, à moins qu'il ne se crût obligé à faire celle des autres?
—M. d'Alvimar dut m'avouer sa situation vis-à-vis de Sanche pour m'arracher le serment de ne point livrer au bras séculier celui qu'avec honte et douleur il appelait l'auteur de ses jours. Il l'appelait aussi l'auteur de son crime et de ses infortunes.
»C'était cet homme cruel et pervers qui l'avait rendu complice de la mort de votre frère, qui en avait eu la première pensée, et qui l'avait frappé au cœur pendant que d'Alvimar se résignait à l'aider et à profiter du crime.
»Il n'est que trop vrai que l'unique but de cet assassinat, dont les auteurs ne connaissaient pas la victime, fut le désir de s'emparer d'une somme et d'une cassette de bijoux que votre frère avait imprudemment laissé voir, la veille, dans une hôtellerie.
»À cette époque de sa vie, M. d'Alvimar était fort jeune, et si pauvre, qu'il doutait de pouvoir faire les frais de son voyage jusqu'à Paris, où il espérait trouver des protections. Il était ambitieux: c'est là un grand péché, je le reconnais, monsieur le marquis; c'est la pire tentation de Satan.
»Sanche nourrissait et excitait chez son fils cette ambition maudite. Il eut à vaincre sa répugnance; mais il triompha en lui montrant que ce meurtre se présentait comme une occasion sûre qui ne se retrouverait point, et le mettrait à l'abri de la nécessité de s'avilir en implorant la pitié d'autrui.
»Lorsque M. d'Alvimar me fit cette confession, Sanche était présent et baissa la tête sans chercher à s'excuser. Tout au contraire, quand j'hésitai à donner l'absolution à un forfait qui ne me paraissait pas suffisamment expié, Sanche s'accusa avec énergie, et je dois vous avouer qu'il y avait comme de la grandeur dans la passion de cette âme farouche pour le salut de son fils.
»Je pensais dès lors avoir affaire à deux chrétiens, coupables tous deux, mais tous deux repentants; mais Sanche me remplit d'horreur et d'épouvante aussitôt que son fils eut rendu l'âme.
»C'était une scène affreuse, monsieur, et que je n'oublierai de ma vie!
»La salle basse où nous étions, dans ce château délabré, n'avait qu'une cheminée, et, bien que le local fût vaste, nous étions à l'étroit dans l'espace où l'on pouvait se retrancher contre le froid qui tombait de la voûte effondrée.
»M. d'Alvimar n'avait pour lit que de la paille, et pour couverture que son manteau et celui de Sanche. Il était si épuisé par deux mois d'agonie, qu'il ressemblait à un spectre.
»Cependant, Sanche l'avait habillé de son mieux pour lui faire recevoir les derniers secours de la religion, et ce gentilhomme distingué et résigné, au milieu d'une horde de bohèmes, païens et infâmes, contristait le cœur et la vue.
»Ces mécréants, mécontents d'assister à une cérémonie chrétienne, hurlaient, juraient et vociféraient d'une façon dérisoire, pour ne point entendre les prières de la sainte Église, qui leur sont exécrables. Il paraît qu'il en a toujours été ainsi durant les derniers temps de là déplorable existence de M. d'Alvimar en ce lieu.
»Chaque nuit, Sanche essayait de profiter de leur sommeil pour réciter à son fils les prières que celui-ci réclamait; mais, aussitôt que l'un des bohémiens s'en apercevait, tous, hommes, femmes et enfants, s'adonnaient au vacarme pour étouffer sa voix et ne laisser pénétrer dans leurs propres oreilles aucune des paroles saintes de nos rites.
»Ce fut donc au milieu de cette bacchanale effrayante, où Sanche, par son autorité (fondée sur ce qu'il avait quelque argent caché dont il leur faisait part peu à peu), venait quelquefois à bout de rétablir un instant de silence, que j'administrai le malheureux jeune homme.
»Il mourut réconcilié avec Dieu, je l'espère; car il marqua beaucoup de regret de son crime, et me pria de rétablir la vérité auprès de M. le Prince, si celui-ci, abusé autant que je l'avais été moi-même sur les circonstances et les causes de votre duel, venait à vous inquiéter pour ce fait.
—Et vous êtes résolu à le faire, monsieur le recteur? dit Bois-Doré en examinant la figure altérée de M. Poulain.
—Oui, monsieur, répondit le recteur, à la condition que vous rentrerez sérieusement et sincèrement dans le chemin du devoir.
—Et, à présent, vous me marchandez encore, au nom de la suprême vérité, le témoignage de la vérité?
—Non, monsieur; car ce qui s'est passé après la mort de d'Alvimar m'a ôté l'espoir de vous convertir par l'exemple du repentir de vos ennemis. Sanche se pencha sur le visage blême de son fils et resta un instant sans rien dire et sans verser une larme; puis il se releva, fit à haute voix l'exécrable serment de le venger par tous les moyens, et mit sa main dans celle d'un sale et brutal huguenot qui se trouvait là.
—Le capitaine Macabre?
—Oui, monsieur, c'était le nom sinistre qu'on lui donnait.
«—Je vous ai appelé, lui dit Sanche, pour vous livrer les trésors de Bois-Doré; je me joins à vous, et je vous assure l'aide de cette bande d'éclaireurs et d'estradiots volontaires que vous voyez ici. Je vous ai promis par l'intermédiaire de Bellinde, un bon coup de main à faire, et le recteur ici présent, qui hait le Bois-Doré et qui est bien avec M. le Prince, vous garantira l'impunité.
»C'est alors, monsieur, que je réclamai.
—Sans doute! dit Bois-Doré en souriant. Vous saviez fort bien que M. le Prince voulait pour lui seul mon prétendu trésor, et qu'il n'était point homme à le laisser passer par les mains de pareils dépositaires.
M. Poulain supporta le reproche et baissa la tête avec une expression feinte ou sincère de repentir et d'humilité.
Pressé de poursuivre son récit, il raconta comme quoi le capitaine Macabre avait ouvert la motion de lui faire sauter la tête sans autre cérémonie, pour l'empêcher de parler, et comme quoi les bohémiens s'étaient jetés sur lui pour lui prendre ses habits avant que son sang les eût gâtés.
—Ce débat, ajouta M. Poulain, me sauva la vie; car Sanche eut le temps d'ouvrir un autre conseil. C'est lui qui me garrotta, et ensuite m'emprisonna comme vous savez. Mais quel moyen de salut! Il me sembla pire qu'une mort soudaine et violente, lorsque, sans me donner ni espoir ni secours, l'infâme quitta Brilbault avec ses bohémiens pour se porter à l'attaque de votre château.
—Et que fit-on, je vous prie, dit le marquis, du corps de d'Avilmar?
—Je comprends, répondit le recteur avec un pâle sourire où perçait malgré lui un reste d'aversion, que vous ayez intérêt à le retrouver en cas de procès criminel. Mais songez que ce ne serait pas là une preuve que l'on ne pût retourner contre vous. Si l'on voulait mentir, on serait libre de dire que vous avez enseveli là votre victime avec l'aide de votre ami, M. Robin. Il ne vous faut donc, monsieur le marquis, chercher votre sécurité future que dans ma loyauté, dont je vous offre le concours.
—À quelles conditions, monsieur le recteur?
—Des conditions! je n'en fais plus, mon frère! De ce jour, je suis reclus et retiré du monde. J'ai imploré de votre bonté l'abbaye de Varennes.
—Ah! ah! dit Bois-Doré, l'abbaye? C'était une simple cellule qu'il vous y fallait tout à l'heure?
—Laisserez-vous tomber en ruine une abbaye si vénérable, et confierez-vous à des rustres la direction d'une communauté appelée à donner de bons exemples au monde?
--- Allons, j'entends! Nous verrons, monsieur le recteur, comment vous vous conduirez à mon égard, et vous serez satisfait amplement, si j'ai lieu de l'être. Jusque-là, vous ne me direz sans doute point où est enseveli l'assassin de mon frère?
—Pardonnez-moi, monsieur, répondit le recteur, qui avait trop d'esprit pour vouloir paraître marchander, et qui, d'ailleurs, s'efforçait réellement de s'arracher aux passions et aux orages du siècle, pourvu que ce ne fût pas dans des conditions trop dures: je vous dirai ce que j'ai vu. Sanche parut fort pressé de soustraire le cadavre à quelque profanation de la part des bohémiens. Il leva une dalle dans le milieu de la salle où nous étions, et c'est là que certainement il a donné la sépulture à son fils. Pour moi, je n'ai rien vu de plus: on m'a entraîné à mon horrible cachot, où j'ai langui dans des alternatives de désespoir et de défaillance durant dix-huit heures.
Le marquis et le recteur se séparèrent en bons termes, et le dernier fit un effort pour se lever et procéder à l'enterrement des morts de sa paroisse. Mais, après la cérémonie, il se trouva si mal, qu'il fit demander maître Jovelin, dont on lui vantait les baumes et les élixirs, comme faisant miracle dans la circonstance.
Il eut d'abord une grande crainte de livrer sa vie à celui qu'il regardait comme un ennemi naturel. Mais les soins de l'Italien le soulagèrent si énergiquement, qu'il sentit entrer dans son cœur une sorte de gratitude, surtout quand Lucilio refusa obstinément toute rémunération.
Le recteur fut forcé aussi de remercier sincèrement les beaux messieurs de Bois-Doré, qui l'avaient, durant son mal, secouru et fait secourir avec une sollicitude égale à celle qu'ils témoignaient à leurs amis.
LXII
Lauriane s'était endormie, le jour de son explication matrimoniale avec Mario, un peu inquiète de la surexcitation de cœur et des préoccupations d'avenir de cet aimable enfant.
Si peu expérimentée qu'elle fût, elle devinait un peu mieux la vie, et prévoyait que, lorsque Mario serait en âge de distinguer l'amour de l'amitié, il serait encore trop jeune relativement à elle pour lui inspirer autre chose qu'un sentiment de fraternelle protection.
Elle souriait mélancoliquement à l'idée d'une combinaison de circonstances qui lui prescrirait d'épouser un enfant, après avoir été déjà mariée enfant elle-même, et elle se disait que sa destinée serait alors un problème étrange, peut-être douloureux et fatal.
Elle était donc triste et s'armait de résolution pour résister aux influences qui menaçaient de la circonvenir, car le marquis prenait son projet au sérieux, et M. de Beuvre, dans ses lettres, semblait cacher, sous des plaisanteries, un grand désir de le voir se réaliser un jour.
Lauriane n'appelait pas résolûment l'amour dans ses rêves de bonheur et de mariage; mais elle sentait vaguement que ce serait trop de se marier deux fois sans le connaître.
Elle voyait donc un nuage encore léger, mais peut-être inquiétant, passer sur sa tranquillité présente et sur la douceur de ses relations avec les beaux messieurs de Bois-Doré.
Cependant elle se rassura dès le lendemain.
Mario avait dormi profondément; les roses de l'enfance avaient refleuri sur ses joues satinées; ses beaux yeux avaient repris leur limpidité angélique, et le sourire du bonheur confiant voltigeait sur ses lèvres. Il était redevenu enfant.
À peine eut-il vu son père reposé, sa Mercédès calme, et tout son monde sur pied, qu'il courut à l'écurie embrasser son petit cheval, au village s'informer de la santé de tous, puis au jardin faire voler sa toupie, et dans la basse-cour s'exercer à escalader les débris incendiés.
Il revint donner de tendres soins à sa Morisque, et il lui tint fidèle compagnie tant qu'elle fut forcée de garder la chambre.
Mais, dès que toute appréhension fut dissipée, il redevint complétement l'heureux Mario, tour à tour assidu au travail et ardent au plaisir, que Lauriane pouvait encore chérir et caresser saintement sans appréhension du lendemain.
C'était un bienfait de la nature envers l'organisation privilégiée de cet aimable enfant. S'il fût resté sous le coup des violentes commotions qui s'étaient pressées dans cette crise, il n'eût pu vivre qu'égaré ou brisé.
Mais il faut dire aussi que, dans ce temps, les mœurs plus rudes faisaient des natures plus souples, et par là, plus résistantes. On connaissait avec plus d'âpreté, mais d'une manière moins générale et moins soutenue, l'excitation nerveuse à laquelle succombent aujourd'hui tant d'âmes précoces. On ne se faisait pas non plus un si grand besoin de repos et de sécurité.
La sensibilité, plus souvent éveillée par les agitations de la vie extérieure, s'émoussait plus vite, et les vives émotions faisaient place à ce besoin de vivre, n'importe comment, qui sauve l'homme dans les temps de trouble et de malheur.
L'hiver se passa donc dans une douce gaieté au manoir de Briantes.
On travaillait à la charpente des granges incendiées, en attendant que la saison permit le travail des maçons. On avait déblayé le fossé, relevé provisoirement en pierres sèches le pan écroulé du mur d'enceinte; enfin, Adamas avait fini de rétablir la communication souterraine avec la campagne, et l'on avait racheté la paix à venir avec les gens de cour et d'Église de la province, en restituant à certaines chapelles du pays, sous forme de dons volontaires, divers objets précieux. On pria madame la princesse de Condé d'accepter quelques bijoux pour son compte, et Adamas cacha savamment ceux qui, dans sa pensée, devaient parer la future épouse de Mario.
Ce que le marquis avait d'or et d'argent monnayé en réserve passa, en grande partie, à faire réparer ses bâtiments et à racheter du blé pour sa maison et ses vassaux pauvres.
Il y eut aussi à leur procurer le bétail qu'ils avaient perdu; car les beaux messieurs de Bois-Doré ne voulaient point souffrir de misère autour d'eux.
Enfin, le fameux trésor dont on avait tellement exagéré l'importance, et qui avait failli attirer de si grands désastres et de si fâcheuses persécutions, cessa de faire scandale en cessant de faire magasin. Au vu et au su de tout le monde, les portes de la chambre mystérieuse furent et demeurèrent ouvertes.
On essaya bien de s'assurer de M. Poulain en lui offrant une part de la curée; mais il eut l'esprit de refuser; ce n'était d'ailleurs pas de richesse matérielle qu'il était avide, mais de pouvoir et d'influence.
Il voulait, disait-il, non posséder, mais être. C'est pourquoi il insistait pour avoir l'abbaye de Varennes, retraite assez pauvre, située dans un véritable trou de ruisseau et de verdure, sur la petite rivière du Gourdon.
Il la voulait sans plus de terre qu'il ne lui en fallait pour vivre avec deux ou trois religieux de l'ordre. Ce qu'il convoitait, c'était le titre d'abbé et une apparence de retraite qui ne l'enchaînât point aux devoirs journaliers du rectorat.
Il était déjà fort bien guéri, au bout d'un mois, du désir de renoncer au monde, et il caressait le rêve d'avoir seulement du pain et un titre assurés, afin de pouvoir se glisser auprès des grands et mettre la main aux affaires diplomatiques, comme tant d'autres, moins capables et moins patients que lui.
Bois-Doré comprit son genre d'ambition et la satisfit de bonne grâce. Il sentait bien que, tôt ou tard, M. le Prince, grand sécularisateur d'abbayes à son profit, lui reprendrait celle-ci à de mauvaises conditions, et il ne pouvait pas trouver une plus sûre occasion de mettre aux prises l'autocratie princière et les intérêts personnels de M. Poulain.
Celui-ci fut donc mis en possession de l'abbaye moyennant une très-modique redevance, et il partit pour se faire autoriser par l'official à quitter sa cure.
M. Poulain voyait donc se réaliser la première phase de son rêve d'avenir. Ce qu'il avait annoncé à d'Alvimar commençait à arriver.
C'était en exploitant à propos autour de lui la question de dissidence en matière de religion qu'il faisait et devait faire son chemin. D'Alvimar, affamé d'argent et de haine, avait succombé sans profit et sans honneur; M. Poulain, guetteur de crédit et de mouvement, exempt d'autres passions et prompt à sacrifier ses rancunes à ses intérêts, entrait dans la voie par ce qu'il appelait la bonne porte. C'était, du moins, la plus sûre.
On s'était étonné de ne pas voir reparaître la petite Pilar. Le marquis, informé du message important qu'elle avait mené à bien, eût souhaité la récompenser, et Lauriane disait qu'elle eût voulu arracher au mal cette misérable créature. Mais on ne sut point ce qu'elle était devenue: on présuma qu'elle avait été rejoindre les bohémiens échappés à l'affaire de la basse-cour.
Les reîtres prisonniers avaient été transférés à Bourges. On instruisit rapidement leur procès.
Le capitaine Macabre fut condamné à être pendu haut et court, comme bandit, rebelle et traître.
Le marquis eut pitié de la Bellinde, que les misères de la prison rendaient folle: il refusa de témoigner contre elle, en ce sens qu'il la représenta comme une cervelle malade. Elle fut chassée de la ville et du pays, avec défense, sous peine de mort, d'y jamais reparaître.
La Morisque était guérie, et Lucilio, témoin de sa vertu dans les souffrances, qu'elle avait supportées avec une sorte de joie exaltée, commençait à s'attacher à elle très-particulièrement. Mais il eût craint de paraître insensé en le lui disant, et leur affection, soigneusement cachée de part et d'autre, se reportait sur les enfants, Lauriane et Mario, avec une sorte d'émulation.
Madame Pignoux fut amicalement récompensée, ainsi que sa fidèle servante. Elles avaient échappé aux mauvais traitements par la fuite. L'auberge du Geault-Rouge avait échappé à l'incendie, grâce à l'empressement de l'ennemi à poursuivre l'expédition.
On recevait de loin en loin des nouvelles de M. de Beuvre. Il y eut des intervalles bien douloureux pour sa fille. Ce fut lorsque les Rochelois et les seigneurs qui s'étaient joints à eux se firent corsaires sur l'Océan, et conçurent le hardi projet d'occuper les embouchures de la Loire et de la Gironde, afin de rançonner tout le commerce des deux fleuves. De Beuvre avait fait entrevoir le projet de suivre Soubise dans ces expéditions périlleuses.
Dans ses moments de douleur, Lauriane était entourée de tendres consolations; mais nulles n'étaient aussi ingénieuses et aussi merveilleusement assidues que celles de Mario. Son cœur aimant et son esprit délicat trouvaient des paroles d'encouragement dont la naïveté suave forçait Lauriane à sourire au milieu de ses larmes; elle ne pouvait s'empêcher d'appeler Mario quand les autres ne parvenaient pas à la distraire de ses idées sombres.
Elle disait alors à Mercédès:
—Je ne sais quel esprit de lumière Dieu a mis dans cet enfant; mais un petit mot de lui me fait plus de bien que toutes les bonnes paroles des personnes mûres. C'est pourtant un enfant, ajoutait-elle intérieurement, et je ne suis pas d'âge à l'aimer à la façon d'une mère. Eh bien, je ne sais comment il se fait que je ne puis souffrir l'idée de ne plus vivre auprès de lui.
Au commencement d'avril (1622), on reçut de meilleures nouvelles.
De Beuvre avait eu l'heureuse idée de ne point accompagner Soubise, qui avait eu grand mauvais sort, à l'île de Rié, contre le roi en personne. De Beuvre s'était contenté de pirater sur les côtes de Gascogne,—avec profit et santé, disait-il.
Mais cette même affaire de l'île de Rié n'en devait pas moins amener un douloureux résultat pour Lauriane et ses amis de Briantes.
Le prince de Condé avait espéré que le roi, d'après ses conseils, chercherait follement le danger.
Le roi n'y manqua pas; la bravoure était la seule vertu qu'il eût héritée de son père. Mais Condé eut du malheur: aucune balle ennemie n'atteignit le roi; son cheval franchit les gués en marée basse, sans rencontrer de sables mouvants, et Sa Majesté s'escrima vaillamment contre les huguenote sans ressentir ni maladie ni fatigue.
De plus, tout en guerroyant avec ardeur, Louis XIII, alors bien conseillé par sa mère, qui était bien conseillée, de son côté, par Richelieu, ouvrait l'oreille aux idées de conciliation et aux négociations tendantes à faire cesser la guerre civile.
Aussi M. le Prince, qui ne souhaitait que brouiller les cartes, avait bien de l'ennui et du déplaisir, et il répondait aux lettres qu'il recevait de son gouvernement de Berry par des lettres mielleuses toutes remplies de fiel.
Il ordonna, entre autres actes de répression contre les huguenots de sa province, lesquels pourtant se tenaient, en général, fort tranquilles, de mettre sous le séquestre les biens de M. de Beuvre, si, trois jours après la publication du monitoire, celui-ci ne reparaissait point en Berry.
Il était difficile qu'en trois jours, M. de Beuvre, alors à Montpellier, fût de retour dans sa châtellenie.
À cette époque, il fallait au moins le double de temps pour qu'il fût averti de la mesure prise contre lui.
Le lieutenant-général et maire de Bourges, M. Pierre Biet, qui eut coutume, toute sa vie, d'être pour le plus fort, et qui, dans sa jeunesse, avait été grand ligueur, voulut faire du zèle et décréta, de son chef, que M. de Beuvre n'ayant pas comparu dans le temps donné pour rendre compte de son absence, mademoiselle sa fille, dame de Beuvre, de la Motte-Seuilly et autres lieux, serait enlevée de son manoir et conduite en un couvent de Bourges pour y être instruite dans la religion de l'État.
LXIII
Ce fut par une délicieuse soirée de printemps que Mario, courant dans la prairie de l'enclos avec Lauriane, tous deux riant d'une voix aussi harmonieuse que le chant des rossignols, vit accourir Mercédès effrayée.
—Venez, venez, ma bien-aimée dame, dit la Morisque en entourant de ses bras sa jeune amie; tâchons de fuir, on ne vous prendra qu'après m'avoir tuée.
—Et moi donc! s'écria Mario en ramassant sa petite rapière, dont il s'était débarrassé pour jouer. Mais qu'est-ce donc, Mercédès?
Mercédès n'avait pas le temps de s'expliquer. Elle savait que l'huis était gardé par les soldats de la prévôté; elle voulait essayer de rentrer au château en cachant Lauriane sous sa mante, et de la faire évader par le passage secret.
Mais l'entreprise était impossible, et Mario s'y opposa en voyant que l'huisset était également gardé.
Pendant qu'ils délibéraient, le marquis était fort en peine: il avait déclaré aux agents de la prévôté, qui lui exhibaient leurs pouvoirs en bonne forme, que madame de Beuvre était sortie à cheval avec son fils. Mais, comme on exigeait sa parole d'honneur et qu'il feignait d'être offensé du soupçon, afin de se dispenser de faire un faux serment, le soupçon grossissait, et, tout en lui demandant humblement pardon, on gardait les huis au nom du roi, et on procédait à de minutieuses perquisitions dans la maison.
La garde prévôtale de La Châtre n'était pas si nombreuse et si bien équipée qu'elle eût pu envoyer une grosse troupe à Briantes.
En outre, officiers et soldats obéissaient à contrecœur, et eussent fort souhaité de ne point fâcher le bon M. de Bois-Doré. Mais ils craignaient d'être dénoncés à M. le Prince, qui était fort redouté dans la ville et dans le pays.
Ils faisaient donc consciencieusement leur office, espérant que M. de Bois-Doré ferait menace et résistance, auquel cas, n'étant peut-être pas les plus forts, ils étaient tout prêts et tout disposés à déguerpir, comme c'était assez la coutume dans les différends entre la force provinciale exécutive et les seigneurs de campagne récalcitrants.
Le marquis voyait bien la situation, et Aristandre se mangeait les poings d'impatience, attendant le signal de tomber sur le dos de MM. les gardes. Mais Bois-Doré sentait que le cas était grave, et qu'il ne s'agissait pas seulement de rosser le guet dans une affaire de clocher.
M. de Beuvre était trop compromis pour que la défense de sa cause ne fût pas un acte de rébellion contre l'autorité royale, et ces portes gardées au nom du roi l'étaient mieux en cette circonstance que par une armée, aux yeux de tout châtelain patriote.
Bois-Doré, malgré son antique bataillerie de caractère et son vieux fonds de protestantisme incorrigible, avait toujours, depuis la fin des Valois, personnifié la France dans le roi, et, à cette époque, où les derniers efforts de la Réforme allaient, involontairement sans doute, mais fatalement, à nous livrer aux ennemis de l'extérieur, Bois-Doré était dans le vrai sentiment de la nationalité.
Cependant il ne voulait à aucun prix abandonner la fille de son ami.
Il savait quelles persécutions on exerçait dans les couvents contre les enfants des familles protestantes, et par quelle résistance énergique Lauriane aggraverait peut-être contre elle-même la rigueur de ces persécutions.
Il fallait échapper à cette nouvelle crise par adresse, et il implorait du regard, à la dérobée, le génie fécond d'Adamas.
Adamas allait et venait, faisant l'agréable avec les archers, se grattant la tête avec désespoir quand on ne le voyait pas.
Il songea bien à inonder le préau en levant, de ce côté-là, les pelles de l'étang, ou à mettre le feu à la maison au moyen de quelques fagots entassés dans le hangar, sauf à se griller un peu la barbe pour l'éteindre quand on aurait réussi à éloigner l'ennemi; mais, au milieu de ses perplexités, il vit arriver Lauriane calme et fière, donnant le bras à Mario pâle et pensif.
La Morisque les suivait en pleurant.
Quatre gardes de la prévôté les accompagnaient assez respectueusement.
Voici ce qui s'était passé.
Lauriane s'était fait expliquer de quoi il s'agissait. Elle avait compris que toute résistance pour la sauver attirerait sur ses amis l'accusation de haute trahison. Elle savait bien que son père avait joué sa tête, et, en le voyant partir, elle avait bien prévu que sa propre liberté serait menacée un jour ou l'autre. Elle n'en avait jamais dit un mot; mais elle était prête à tout subir plutôt que de renier ses opinions.
Ce fut en vain que Mario et Mercédès la supplièrent avec passion de se taire et de se tenir tranquille: elle éleva la voix en déclarant et jurant qu'elle voulait se livrer; et, lorsque les gardes qui la cherchaient approchèrent de la prairie, elle en était déjà sortie et marchait droit à eux.
Ils hésitaient à s'emparer d'elle, doutant, à son assurance, que ce fût elle, en effet.
Mais elle se nomma, en leur disant:
—Ne portez pas la main sur moi, messieurs; je me rends de bonne grâce. Permettez-moi seulement d'aller saluer mon hôte, et veuillez m'accompagner.
Le marquis fut douloureusement ému de cette apparition; mais il ne put qu'admirer le grand cœur de cette généreuse enfant.
—Monsieur, dit-il au lieutenant de la garde prévôtale, vous me voyez résigné à obéir à votre mandat, puisque telle est la volonté de madame; mais vous ne voudrez point demeurer en reste d'honneur avec elle. Vous souffrirez qu'avec mon fils et sa gouvernante, je la conduise à Bourges en ma carroche. Je n'emmènerai que deux ou trois valets, et nous seront escortés et surveillés par vous avec autant de rigueur qu'il vous conviendra.
Une si juste requête fut écoutée, et la famille eut une heure pour faire ses préparatifs de départ.
Lauriane s'en occupait avec un admirable sang-froid.
Mario, consterné et comme hébété, laissait Adamas l'habiller sans songer à rien.
Il était assis pendant qu'on le bottait, et semblait n'avoir pas la force de soulever ses petites jambes.
Lucilio s'approcha et lui mit sous les yeux ces paroles, écrites en italien:
«Ayez du cœur à l'exemple de ce brave cœur.»
—Oui, s'écria Mario en jetant ses bras autour du cou de son ami, j'y fais mon possible, et je comprends bien ce qu'elle fait. Mais ne pensez-vous point que mon père songera à la délivrer?
—Si faire se peut, dit Adamas, n'en doutez point monsieur. Adamas ne vous quittera point, Dieu merci, et avisera à toute heure. Si monsieur se résigne, c'est qu'il y a bien de l'espérance à garder.
Le marquis emmenait effectivement, dans sa grand'carroche, Adamas et Mercédès. Clindor monta sur le siége avec Aristandre.
Il fut convenu que Lucilio, sur le compte duquel le marquis n'était pas très-rassuré, se rendrait secrètement à Bourges de son côté.
—Monsieur, dit Adamas au marquis, lorsqu'ils eurent dépassé La Châtre, je la tiens!
—Quoi, mon ami? que tiens-tu?
—Mon idée! Quand nous serons à Étalié, nous demanderons à prendre un instant de repos chez madame Pignoux. Elle a une filleule de l'âge de madame Lauriane, avec laquelle nous la ferons changer d'habits et que nous emmènerons à la place de madame.
—Mais cette filleule se trouvera-t-elle là à point nommé?
—Si elle ne s'y trouve point, dit Mario, que ranimaient les projets d'Adamas, c'est moi qui prendrai la jupe, l'écharpe de tête et le chaperon de Lauriane, et je serai censé rester chez madame Pignoux, tandis qu'elle restera en ma place dans l'auberge, d'où il lui sera aisé de se sauver chez Guillaume ou chez M. Robin, quand nous serons un peu loin.
—Mes enfants, dit le marquis, faites tout pour le mieux, mais ne me dites rien; car on est bien gêné de ne pouvoir nier sur sa parole, et on me le demandera certainement quand la feinte sera découverte. Tentez donc quelque autre chose et parlez bas. Je ne vous écoute point du tout.
—Vous oubliez, dit Lauriane, que je ne me prêterai à aucune chose pour me mettre en liberté. Ne cherchez point, Adamas; et toi, Mario, prends-en ton parti. J'ai juré à Dieu d'accepter mon sort.
En effet, Lauriane refusa de mettre pied à terre à l'auberge du Geault-Rouge, où l'échange projeté aurait pu avoir quelque chance de succès.
Mario espéra qu'un peu plus loin, sur la route, elle se raviserait et accepterait quelque autre combinaison; mais on eut beau lui remontrer que les choses pouvaient s'arranger sans compromettre le marquis, elle fut inflexible.
—Non, non, disait-elle, personne ne croira que le marquis n'a pas fermé les yeux volontairement. Qui sait, mon pauvre Mario, si on ne te garderait pas en otage jusqu'à ce que l'on m'eût retrouvée? Et quant à Adamas, il irait en prison certainement. C'est ce que je ne veux point, et, de gré ni de force, je ne consentirai à m'échapper; car, si vous y tentez, je crierai et mènerai du bruit pour me faire reprendre.
Lauriane fut inébranlable dans sa résolution. Il fallut perdre l'espoir de la soustraire à la captivité, et l'on arriva à Bourges beaucoup plus abattu et découragé que l'on n'était parti de Briantes.
Le résultat de cette soumission fut assez favorable.
Le lieutenant-général, M. Biet, qui avait compté sur la rébellion du marquis pour gâter ses affaires, fut fort surpris de le voir se présenter devant lui avec Lauriane, et réclamer pour elle une retraite honorable et les égards auxquels la dignité de sa conduite lui donnait droit.
M. Biet dut se radoucir, feindre un grand regret de la mesure de rigueur qu'il attribuait aux ordres secrets du Prince, et consentir à ce que Lauriane fût conduite au couvent des religieuses de l'Annonciade, dont Jeanne de France, tante de son illustre aïeule Charlotte d'Albret, avait été la fondatrice. Lauriane avait là quelques amies, et il lui fut permis de garder Mercédès pour la servir.
Ce couvent était de ceux où l'ardente propagande jésuitique n'avait pas encore pénétré. Les religieuses cloîtrées, vouées à la vie contemplative, ne menaçaient pas Lauriane d'un prosélytisme trop rigoureux.
Le marquis eut avec la supérieure une conférence dans laquelle il sut la bien disposer en faveur de la jeune recluse, et il obtint la permission de la voir tous les jours avec Mario, au parloir, en présence de la sœur écoute.
Malgré cette espérance, le cœur de Mario se brisa lorsqu'il entendit retomber, entre lui et sa chère compagne, la lourde porte du couvent.
Il lui semblait qu'elle n'en sortirait plus jamais, et il n'était pas non plus sans inquiétude pour Mercédès, qui s'efforçait de sourire en le quittant, mais qui devint un instant comme folle quand elle ne le vit plus et qu'elle se sentit condamnée, pour la première fois de sa vie, à dormir sous un autre toit.
Aussi ne dormit-elle guère, non plus que Lauriane. Elles causèrent presque toute la nuit, et pleurèrent ensemble, ne craignant plus d'affliger Mario de leur douleur.
—Ma Mercédès, disait Lauriane en embrassant la Morisque, je sais quel sacrifice tu me fais en te séparant de ton enfant pour me consoler.
—Ma fille, lui répondit la Morisque, je te confesse que c'est encore Mario que je console en toi, puisque Mario t'aime peut-être encore plus qu'il ne m'aime. Ne dis pas que non: je l'ai bien vu; mais je ne suis point jalouse de toi, car je sens que tu feras le bonheur de sa vie.
Il n'y avait pas moyen d'ôter à la Morisque la persuasion de ce mariage invraisemblable, et Lauriane n'osait la contredire, en ce moment-là surtout.
Bois-Doré avait quelques doutes sur les ordres donnés par le Prince à l'égard de Lauriane.
Le Prince était une perfide, avare et ingrate nature; mais il n'était pas cruel, et son aversion pour les femmes n'allait pas jusqu'à la persécution.
D'ailleurs, le marquis avait cru voir quelque trouble chez le lieutenant-général lorsqu'il l'avait questionné sur les prétendus ordres secrets du Prince. Il espéra l'amener, par douceur et persuasion, à révoquer son arrêt.
Il envoya un exprès en Poitou pour tâcher de retrouver M. de Beuvre et l'engager à revenir au plus vite, et il s'établit à Bourges, autant pour suivre son plan auprès de M. Biet que pour ne pas perdre de vue sa chère pupille.
L'exprès ne put rejoindre M. de Beuvre: celui-ci était retombé en mer, on ne savait vers quels rivages.
Au bout de deux mois on n'avait pas reçu de ses nouvelles.
Lauriane le pleurait. Elle n'était pas dupe des contes que lui faisait le marquis pour lui persuader que certaines gens l'avaient aperçu et qu'il se portait bien. Il feignait d'être gêné par la présence de la sœur écoute, qui dormait tout le temps, et de n'oser communiquer les lettres à l'appui de ses assertions.
Lauriane prit le parti de paraître tranquille pour tranquilliser Mario, qui avait toujours les yeux fixés sur elle avec anxiété.
LXIV
L'été de 1622 se passa ainsi sans que le marquis, par prières ou menaces, pût obtenir l'élargissement sous caution de la prisonnière.
M. Biet, craignant d'avoir fait une sottise, s'était fait autoriser, après coup, à cloîtrer madame de Beuvre.
L'absence prolongée et le silence absolu du père empiraient beaucoup la situation. Il devenait fort inutile d'en nier les motifs. Personne ne pouvait plus en douter; aux instances et reproches du marquis, M. Biet répondit, avec un sourire amer:
—Mais que ce gentilhomme vienne donc chercher sa fille? Elle lui sera rendue à l'instant, ainsi que l'administration de ses biens.
Lucilio était établi à Bourges, sous un faux nom, dans le faubourg de Saint-Ambroise.
Il ne voyait personne que Mario, qui venait sans équipage, sans parure et sans bruit, prendre ses leçons.
Mercédès, qui avait la liberté de sortir, venait lui servir ses repas, auxquels le philosophe, absorbé par son travail, n'eût probablement pas assez songé.
On sentit, en cette circonstance, que M. Poulain s'était fort amendé.
Il était encore à Bourges, occupé d'obtenir l'autorisation d'être abbé, lorsqu'un jour Lucilio se trouva face à face avec lui dans le petit jardin qui tenait à son humble appartement.
Le futur abbé et lui découvrirent, en s'accostant, qu'ils demeuraient sous le même toit.
Lucilio s'attendait à être dénoncé et tracassé. Il n'en fut rien.
M. Poulain se plut dans sa société, et témoigna beaucoup d'intérêt à Mario lorsqu'il le vit arriver pour prendre ses leçons.
M. Poulain était trop intelligent pour n'avoir pas fait un retour sur lui-même, et il sentait combien peu il devait compter sur le prince de Condé; car l'archevêque de Bourges refusait de le faire abbé avant que M. le Prince l'y eût autorisé; M. le Prince ne paraissait pas fort pressé de consentir.
L'existence de nos personnages fut donc assez paisible durant cette sorte d'exil à Bourges. Ils y goûtèrent même plus de sécurité qu'ils ne l'avaient fait à Briantes dans ces derniers temps.
Mais le marquis s'ennuyait bien d'avoir rompu avec toutes ses habitudes de luxe, de bien-être et d'activité. Il se faisait simple et petit pour ne pas attirer l'attention sur Lauriane dans une ville où l'esprit de la Ligue était mal éteint, et où le règne court et violent de la Réforme avait laissé de fâcheux souvenirs.
Mario s'efforçait d'être gai pour le distraire; mais le pauvre enfant ne l'était plus lui-même, et, en lui lisant l'Astrée à la veillée, il pensait à autre chose, ou soupirait à ces peintures des ruisseaux, des jardins et des bosquets qui lui faisaient sentir l'ennui et la dépendance de sa situation présente.
Aussi Mario était pâle et devenait rêveur; il travaillait à s'instruire avec un grand acharnement, et son plaisir était de tenir Lauriane au courant de ses études, en lui faisant part de ses petites connaissances fraîchement acquises.
C'était une manière de tuer la temps dans leurs entrevues de chaque jour; car il n'y a pas de pire contrainte que l'impossibilité de s'épancher, devant témoins, avec les gens que l'on aime.
Les jésuites, qui déjà pénétraient tout en se glissant partout, tâchèrent de persuader au marquis de leur confier l'éducation de son charmant enfant. Il s'arrangea pour la leur laisser espérer, voyant bien qu'il ne faisait pas bon de rompre en visière avec eux.
Ils ne furent pas dupes de sa finesse et s'inquiétèrent des courses mystérieuses de Mario au faubourg. Ils le suivirent et s'inquiétèrent alors de maître Jovelin.
Mais M. Poulain arrangea tout, en déclarant qu'il connaissait Jovelin pour orthodoxe et que, d'ailleurs, il assistait aux leçons du petit gentilhomme.
M. Poulain les craignait plus qu'il ne les aimait; mais il était de force à les jouer.
Enfin, les événements de la guerre se pressèrent; la nouvelle de la paix de Montpellier arriva et donna lieu à de grands projets de réjouissance en l'honneur de M. le Prince, de la part de sa bonne ville de Bourges. Mais on dut y renoncer; le Prince arriva inopinément, de fort méchante humeur, sentant que son rôle était fini.
Le roi l'avait joué: d'abord, il n'avait pas voulu mourir; ensuite, il avait négocié la paix à son insu. Et puis la reine-mère avait repris quelque crédit. Richelieu avait obtenu le chapeau de cardinal, et, malgré tous les soins de M. le Prince, approchait insensiblement du pouvoir.
Condé ne fit que traverser la province et la ville. Il ne croyait plus à l'astrologie, il devenait dévot par désappointement. Il avait fait un vœu à Notre-Dame-de-Lorette.
Il partit pour l'Italie sans s'occuper en aucune façon des affaires de sa province. M. Biet, sentant que les huguenots allaient rentrer en possession de leur liberté de conscience, et qu'il aurait mauvaise grâce à se faire arracher la liberté de Lauriane, alla lui-même, avec le marquis, la chercher au couvent.
Les religieuses la quittèrent avec regret, témoignant de sa douceur et de sa politesse.
Lauriane avait beaucoup souffert durant ces cinq mois de contrainte morale; elle aussi avait pâli et maigri; elle avait suivi, sans se plaindre, tous les exercices religieux avec une contenance ferme et respectueuse, priant Dieu de toute son âme devant les autels catholiques, et s'abstenant, d'ailleurs, de toute réflexion qui eût pu blesser les saintes filles de l'Annonciade. Mais, lorsqu'on l'engagea à faire acte de renonciation, elle salua comme pour dire: J'entends, et garda un silence opiniâtre à toutes les questions qui lui furent faites. Ce n'est pas lorsque son père était peut-être sous la hache du bourreau qu'elle pouvait proclamer sa liberté de conscience. Elle se tut et endura les obsessions avec le stoïcisme d'un patient qui aurait les mains liées et entendrait bourdonner les mouches autour de sa tête sans les pouvoir écarter, mais sans vouloir seulement cligner l'œil.
En toute autre occasion, elle témoignait du respect aux sœurs, et les apaisait par d'exquises obligeances. Un esprit vraiment chrétien régnait heureusement parmi elles. On fit des vœux pour sa conversion, on pria pour elle, et on la laissa tranquille. Ce fut miracle: ailleurs, Lauriane eût pu, en désespoir de cause, être accusée de magie et condamnée aux flammes temporelles: c'était la dernière ressource, quand les persécutés venaient à bout de ne pas se laisser convaincre d'hérésie par leurs aveux.
Enfin, le 30 novembre, nos personnages, pleins d'espoir et de joie, rentrèrent au manoir de Briantes.
On avait reçu de bonnes nouvelles de M. de Beuvre. Il avait écrit bien des fois; mais ses courriers avaient été interceptés ou infidèles. Il allait arriver; il arriva, en effet. On lui fit de grandes fêtes; après quoi, on parla de se séparer.
Il était convenable que Lauriane retournât dans son château, et le gros de Beuvre se trouvait à l'étroit dans le petit manoir de Briantes. Lauriane ne devait pas montrer à son père qu'elle eût la moindre répugnance à reprendre la vie avec lui. Elle n'en éprouvait certainement pas, tant elle était heureuse de le retrouver! Cependant elle ressentit une sorte de mélancolie soudaine et involontaire, dès qu'elle rentra dans le triste château de la Motte.
Les beaux messieurs de Bois-Doré lui avaient fait la conduite et devaient, à la prière de son père, rester deux ou trois jours auprès d'elle. Mercédès et Jovelin étaient de la partie. Ce n'était donc pas la sensation de l'isolement qui déjà s'emparait d'elle; ne pouvait-on pas d'ailleurs, et ne devait-on pas se revoir presque tous les jours?
Ce vague effroi qui troublait Lauriane, c'était une sorte de désenchantement dont elle ne se rendait pas compte. Elle avait toujours voulu prendre son père pour un héros; ses inquiétudes au couvent, à l'idée des dangers qu'il avait courus pour sa cause, avaient porté jusqu'à l'enthousiasme l'idée qu'elle se faisait de lui. Il fallait en rabattre depuis qu'il était là. D'abord, de Beuvre, qui s'était plaint de l'embonpoint dans l'inaction, et que l'on s'attendait à voir reparaître maigre et fatigué, arrivait plus rouge et plus gras qu'auparavant. Son esprit semblait s'être épaissi à l'avenant. Sa gaieté brusque était devenue un peu brutale. Il se posait en marin, fumait du tabac, jurait plus que de raison, oubliait d'envelopper son scepticisme dans les ingénieux aphorismes de Montaigne, et, par moments, prenait des airs de satisfaction mystérieuse et narquoise qui n'avaient rien d'obligeant pour ses amis.
Le mot de cette dernière énigme fut lâché par lui le lendemain de son retour à la Motte, dans une conférence que nous devons rapporter.
LXV
On avait chassé, puis soupé, et l'on veillait autour de l'âtre du grand salon, quand Guillaume d'Ars, qui, depuis la nouvelle de la paix, s'était montré très-assidu auprès de Lauriane, demanda avec un peu d'émotion enjouée à prononcer un discours.
On quitta les jeux et les causeries, et Guillaume, après avoir demandé à Lauriane un encouragement particulier, qu'elle lui accorda sans deviner de quoi il s'agissait, parla ainsi:
—Mesdames (Mercédès était présente), messieurs, amis, parents et voisins, tous honorés, respectés et chéris, je vous prie d'écouter une histoire qui est la mienne. Vous voyez en moi un garçon qui n'est ni mieux ni plus mal fait que bien d'autres; assez ignorant, maître Jovelin ne dira pas le contraire; assez riche et assez bien né, ce ne sont pas des vertus; assez brave, ce n'est pas une vanterie; enfin... J'attends quelqu'un qui veuille bien faire mon éloge; car je ne m'entends guère, comme vous voyez, à me louer moi-même.
—Certes! s'écria le marquis avec sa bienveillance accoutumée, vous êtes, mon cousin, plus que vous ne dites: la fleur des gentilshommes du pays, le miroir de la chevalerie, et, comme Alcidon, «tant estimé de ceux qui vous cognoissent, qu'il n'y a rien à quoi votre mérite ne puisse vous faire atteindre.»
—Laissons là vos fadaiseries de l'Astrée! dit M. de Beuvre. Où voulez-vous en venir, Guillaume? et d'où vient que vous quêtez nos louanges, quand personne céans ne songe à se plaindre de vous?
—C'est qu'ayant à vous présenter une bien grosse requête, messire, j'aurais voulu avoir pour avocats auprès de vous tous ceux en qui vous avez le plus de confiance.
—Nous vous donnons tous témoignage de loyauté, bravoure, politesse et bonne amitié, dit Lauriane. À présent, parlez; car nous sommes deux femmes ici, c'est-à-dire deux curieuses.
Lauriane n'eut pas plutôt parlé ainsi, qu'elle rougit et regretta ses paroles; car le regard enthousiasmé et un peu fat du bon Guillaume lui fit tout à coup pressentir de quoi il s'agissait.
En effet, c'était une demande en mariage que Guillaume, encouragé par elle plus qu'elle ne l'eût souhaité, présenta à son père et à elle, invoquant toujours l'appui des personnes présentes, et mêlant l'hyperbole, la plaisanterie et le sentiment d'une manière qui pouvait être regardée comme agréable et convenable dans l'esprit du temps.
Cette déclaration fut assez longuette et embrouillée, comme l'exigeait le savoir-vivre, bien qu'elle fût, au demeurant, hardie et franche, et cordiale envers tous les assistants.
Quand la chose fut devenue claire, les émotions diverses se peignirent sur le visage des auditeurs. M. de Bois-Doré marqua beaucoup d'embarras et un profond déplaisir, contenus le mieux possible. Lauriane baissa les yeux d'un air plus mélancolique que troublé. Mercédès chercha avec anxiété à lire dans les grands yeux de Mario. Mario s'était tourné vers la muraille; personne ne vit sa figure. Lucilio regarda attentivement Lauriane.
M. de Beuvre resta seul impassible et sans expression autre que celle de la réflexion; on eût dit qu'il faisait des lèvres un calcul imperceptible, mais absorbant.
Tout le monde garda le silence, et Guillaume se trouva un peu confus.
Mais ce silence pouvait être considéré comme un encouragement aussi bien que comme une désapprobation, et il mit un genou en terre devant Lauriane, comme pour attendre sa réponse dans l'attitude d'une soumission absolue.
—Relevez-vous, messire Guillaume, lui dit la jeune dame en se levant elle-même pour l'y décider plus vite. Vous nous surprenez par une idée que nous n'avions point et à laquelle nous ne pouvons pas répondre aussi vite qu'elle nous est venue.
—Elle ne m'est pas venue vite, répondit Guillaume. Il y a deux ou trois ans qu'elle est en moi. Mais votre jeune âge et votre deuil me faisaient craindre de parler trop tôt.
—Permettez-moi d'en douter, dit Lauriane, qui savait par la voix publique que Guillaume avait toujours mené joyeuse vie et soupiré récemment pour plusieurs dames plus ou moins à marier.
—Madame ma fille, dit enfin M. de Beuvre, permettez-moi de dire que Guillaume ne ment point. Il y a longtemps, je le sais, qu'il pense à vous quand l'idée du mariage lui vient. Mais il se décide un peu tard, selon moi, à vous en faire part.
—Un peu tard? s'écria Guillaume désappointé; auriez-vous disposé?...
—Non, non, point! répliqua de Beuvre en riant; ma fille n'est promise ni fiancée à personne, à moins que ce ne soit à notre jeune voisin, le marquis de Bois-Doré, ou à ce grave personnage, l'autre M. de Bois-Doré, qui dort là-bas, pendant qu'on demande la main de sa future!
Mario, confus et blessé, ne se retourna pas. On crut qu'il dormait; la Morisque seule vit qu'il pleurait; mais le marquis se leva et répondit avec plus du vivacité qu'il n'en montrait d'habitude:
—Mon voisin, je gage que votre moquerie est un reproche de notre silence, et nous allons le rompre. Vous me le pardonnerez, Guillaume; car, aussi vrai que le ciel est au-dessus de nous, je vous tiens pour le meilleur et le plus loyal homme qui soit, digne en tout d'être l'heureux époux de notre Lauriane. Mais, sans vouloir vous nuire auprès d'elle, je déclare ici que ma demande a devancé la vôtre, et que j'ai été encouragé par elle et par son père à être écouté le premier.
—Vous, mon cousin? s'écria Guillaume stupéfait.
—Oui, moi, répondit Bois-Doré, comme oncle, tuteur et père adoptif de Mario de Bois-Doré ici présent.
—Ici présent! Non, dit M. de Beuvre toujours en riant, puisqu'il dort du sommeil de l'innocence.
—Comme il convient à l'enfance! ajouta Guillaume avec douceur.
—Je ne dors pas! s'écria Mario en s'élançant dans les bras de son père, et en montrant sa figure marbrée de sanglots étouffés dans ses mains.
—Oui-dà, dit M. de Beuvre, il nous dit cela avec des yeux bouffis de sommeil!
—Non pas! reprit le marquis en examinant son enfant: avec des yeux brûlés de pleurs!
Lauriane tressaillit: la douleur de Mario lui rappelait la scène du labyrinthe et lui remettait devant l'esprit les appréhensions qu'elle avait oubliées. Les larmes de cet enfant lui firent mal, et le regard de Mercédès l'inquiéta comme un reproche.
Lucilio paraissait partager cette anxiété. Lauriane sentit qu'elle tenait dans ses mains, pour longtemps, pour toujours peut-être, le bonheur de cette famille, qui lui avait donné tant de bonheur à elle-même. Elle devint tout à fait triste, et, voyant que le marquis pleurait aussi, elle alla donner au vieillard et à l'enfant un baiser d'égale tendresse, en les suppliant d'être raisonnables et de ne point s'affecter d'un avenir qu'elle n'avait pas encore envisagé.
De Beuvre haussa les épaules.
—Vous voilà tous très-ridicules, dit-il; et vous, Bois-Doré, je vous trouve trois fois fou d'avoir nourri de vos romans imbéciles la cervelle de ce pauvre écolier. Vous voyez où mènent les gâteries. Il se croit un homme et veut se marier, à l'âge où il n'aurait besoin que du fouet.
Ces dures paroles achevèrent de désoler Mario; elles fâchèrent sérieusement le marquis.
—Mon voisin, dit-il à de Beuvre, je vous trouve en veine de duretés superflues. Le fouet n'entre pas dans ma méthode avec un enfant qui a marqué le cœur d'un vaillant homme. Je n'ignore point qu'il ne se doit marier que dans plusieurs années; mais je croyais me rappeler que notre Lauriane ne se voulait point marier elle-même avant sept ans, à partir du jour où, en cette même chambre, l'an passé, elle me donna un gage...
—Ah! ne parlons plus de cet affreux gage! s'écria Lauriane.
—Parlons-en, au contraire, avec grâces rendues à Dieu, répliqua le marquis, puisque ce poignard me fit retrouver l'enfant de mon frère. C'est donc par vos mains bénies, ma chère Lauriane, que ce bonheur est entré dans ma maison; et, si j'ai été fol d'espérer que vous y entreriez aussi, pardonnez-le moi. Plus on est content, plus on est gourmand de félicité. Quant à vous, ami de Beuvre, vous ne nierez pas les encouragements donnés par vous à mon idée. Vos lettres en font foi; vous y avez dit: «Si Lauriane veut patienter à ne se point affoler de mariage avant que Mario ait dix-neuf ou vingt ans, je vous jure que j'en serai bien aise.»
—Je ne le nie point! répliqua de Beuvre; mais je serais un sot de ne pas voir la question du mariage de ma fille sous ses deux faces: l'avenir et le présent. Or, l'avenir est le moins sûr; qui me répond que nous serons de ce monde dans six ans d'ici? Et puis, quand je vous parlais comme vous dites, mon voisin, ma position n'était pas bien bonne, et je vous dis, sans détours maintenant, qu'elle est meilleure que vous ne pensez.
»Par ainsi, monsieur d'Ars, écoutez-moi, et vous aussi, marquis, et surtout vous, madame ma fille. Je compte sur le secret de ce que je vais confier ici à tous gens d'honneur et de prudence. J'ai doublé ma fortune dans cette dernière campagne. C'était là mon but principal et je l'ai touché bel et bien, tout en servant ma cause à mes risques et périls.
»J'ai battu de mon mieux les mauvaises gens et contribué, tout comme un autre, à la paix honorable que le roi nous accorde. Donc, monsieur d'Ars, si vous me faites honneur en me demandant mon alliance, c'est seulement par votre nom et votre mérite; car je suis peut-être aussi riche que vous.
»Et vous, mon ami Sylvain, si vous me marquez votre amitié par la même recherche, sachez que ce n'est point votre trésor qui me peut éblouir; car j'ai aussi le mien, trois vaisseaux sur la mer, et tout pleins d'or, argent et marchandises, comme dit la chanson du pays.
»Donc, mes beaux et chers seigneurs, vous me donnerez le temps de la réflexion pour vous répondre, et ma fille, sachant à cette heure qu'elle n'est point trop malaisée à établir, se consultera et décidera en dernier ressort.»
Sur cette conclusion, on n'avait plus qu'à se donner le bonsoir.
Guillaume, en homme du monde, tourna en plaisanterie les prétentions de Mario, mais sans aigreur ni malice; car l'enfant était monté à lui en demander raison, et Guillaume l'aimait trop pour vouloir l'irriter à ce point.
Il s'en alla avec l'espoir assez vraisemblable de l'emporter sur un rival qui ne lui venait pas à l'épaule.
Mario dormit mal et n'eut point d'appétit le lendemain. Son père l'emmena, craignant qu'il ne tombât malade, et commençant à convenir en lui-même qu'il ne faut pas jouer avec l'avenir des enfants en leur présence. Mais ce remords tardif ne le corrigea pas. Sa cervelle romanesque et bizarre, qui était, restée elle-même celle d'un enfant, ne pouvait admettre la notion saine du temps. De même qu'il se croyait toujours jeune, il se figurait que Mario était mûr pour le genre d'amour, froid et bavard, chaste et maniéré, que l'Astrée lui avait mis en tête.
Mario ne connaissait rien aux subtiles distinctions des mots. Il ne ressentait que les tourments du cœur, les seuls profonds et durables.
Il disait: «J'aime Lauriane;» et, si on lui eût demandé de quel genre d'amour, il eût répondu de bonne foi qu'il n'y en avait pas deux. Pur comme les anges, il était dans le vrai idéal de la vie, qui est d'aimer pour aimer.
Dès que de Beuvre et sa fille se retrouvèrent ensemble, il l'engagea fort à se prononcer pour Guillaume d'Ars.
—Je n'ai pas voulu mécontenter le marquis en me prononçant, lui dit-il; mais son rêve est une lubie, et j'imagine bien que vous ne voulez pas garder encore six ans le chaperon noir, pour attendre que son bambin ait perdu toutes ses dents de lait.
—Je n'ai pas pris cet engagement vis-à-vis de moi-même, répondit Lauriane, qui était fort triste; mais je crains que vous n'ayez, à votre insu, pris l'engagement pour moi vis-à-vis du marquis.
—Je m'en rirais bien, reprit de Beuvre; mais cela n'est point. Tant pis pour ce vieux fou et pour son marmot s'ils prennent au sérieux des paroles en l'air: l'un se consolera avec un cheval de bois, l'autre avec un pourpoint neuf; car ils sont aussi enfants l'un que l'autre.
—Mon cher père, dit Lauriane, il ne m'est plus possible de plaisanter sur le marquis. Il a été pour moi plus qu'un père, quelque chose comme un père, une mère et un frère tout ensemble: tant il a mis de protection, de tendresse et d'aimable gaieté dans ses façons avec moi! Si Mario n'est qu'un enfant, ce n'est toujours pas un enfant comme les autres. C'est une fille pour la douceur et la finesse des attentions; et c'est un homme pour le courage, car vous savez ce qu'il a fait et comme, en plus, il est savant pour son âge. Il nous en remontrerait à tous deux!
Oui-dà, ma fille! s'écria de Beuvre en frappant sur son ventre, vous voilà trop coiffée des beaux messieurs de Bois-Doré, et il me semble que je ne suis plus grand'chose à vos yeux. Vous paraissez compter leur chagrin pour beaucoup et mon consentement pour rien, puisque vous me faites la sourde oreille quand je vous parle de Guillaume d'Ars.
—Guillaume d'Ars est un bon ami, répondit Lauriane; mais c'est un trop vieux mari pour moi. Il a trente ans bientôt, connaît trop le monde et me trouverait trop niaise ou trop sauvage. Sa recherche m'eût peut-être flattée avant la paix; il aurait eu quelque mérite à nous offrir l'appui de son nom quand nous étions persécutés. Il en a peu aujourd'hui que nos droits sont reconnus et notre tranquillité assurée. Il en aura encore moins en persistant dans sa demande, à présent qu'il nous sait plus riches que nous ne l'étions.
De Beuvre essaya vainement de faire changer d'avis à sa fille. Il en fut fort contrarié; car, au fond, à âge égal, il eût beaucoup préféré Guillaume à Mario. Un gendre tout adonné à la vie physique et tout porté aux joies faciles et insouciantes lui convenait beaucoup mieux qu'un esprit cultivé et un caractère d'élite.
Lauriane se défendait, tout en se servant à chaque mot de la formule: «Votre volonté sera la mienne.» Mais elle comptait, en parlant ainsi, sur la promesse que son père lui avait faite, depuis son veuvage, de ne jamais forcer son inclination.
De Beuvre, devenu plus âpre aussitôt qu'il était devenu plus riche (cette transformation s'opère tout à coup dans l'âge mûr), avait grande envie de la prendre au mot et de dire: Je veux. Mais il n'était pas méchant homme, et sa fille était à peu près sa seule affection.
Il se contenta de l'ennuyer et de l'attrister beaucoup en lui parlant sans cesse de ces intérêts matériels dont elle l'avait cru si bien détaché lorsqu'il avait entrepris sa dernière croisade huguenote.
Elle ne céda pas, mais consentit, pour ne pas le blesser, à ne point éconduire Guillaume sans de grands ménagements, et à recevoir ses visites jusqu'à nouvel ordre.
LXVI
Les beaux messieurs demeurèrent huit jours sans revenir. Mario avait un peu de fièvre. Lauriane fut inquiète et pleura. Son père ne voulait pas la conduire à Briantes, disant qu'il n'était pas utile de laisser vivre les illusions. Il y eut entre eux un peu de dispute.
—Vous me ferez passer pour une ingrate, disait-elle. Après tant de soins que l'on a eus pour moi là-bas, c'est moi qui devrais aller soigner Mario. Vous y devriez au moins aller tous les jours, mon père. Ils diront que vous les oubliez, à présent que nous n'avons plus besoin d'eux! Ah! que ne suis-je un garçon! j'y courrais à cheval à toute heure; je serais le camarade et l'ami de ce pauvre enfant, et je lui pourrais témoigner mon amitié sans avoir un lien suspendu sur ma tête ou un reproche à encourir!
Elle décida enfin son père à la conduire à Briantes.
Elle trouva Mario assez revenu de son chagrin et guéri de sa fièvre. Il paraissait avoir pris encore une fois son parti d'être enfant. Le marquis était un peu blessé de la conduite de M. de Beuvre. Mais on ne pouvait se garder rancune. Les parents se mirent peu à peu à causer comme si de rien n'était; Lauriane se mit à rire et à folâtrer avec son innocent amoureux.
—Voisin, dit alors de Beuvre à Bois-Doré, il ne me faut point bouder. Votre idée pour ces enfants était pure rêvasserie. Voyez comme ils s'entendent bien ensemble pour les jeux innocents! C'est signe qu'aux jeux d'amour ils seraient en guerre. Songez qu'un trop jeune mari ne se contente pas longtemps d'une seule femme, et qu'une femme délaissée est jalouse et acariâtre. Il y a, d'ailleurs, entre ces enfants, un empêchement auquel nous eussions dû songer: l'un est catholique, l'autre est protestant.
—Ce n'est point là un empêchement, dit le marquis. On se marie à la même Église, sauf à retourner chacun à celle qu'on préfère.
—Oui, oui, c'est fort bon pour vous, vieux incrédule, qui êtes des deux Églises, c'est-à-dire d'aucune; mais pour nous...
—Pour vous, mon voisin? Je ne sais quelle communion vous faites; mais je crois fort en Dieu, et vous n'y croyez guère.
—Peut-être! Qui sait? a dit Montaigne; mais ma fille croit, et vous ne la feriez point céder.
—Elle n'aurait point à céder. Ici, elle a été libre de prier comme elle l'entendait. Mario et elle ont fait leur prière du soir ensemble, et ils n'ont point songé à se disputer. D'ailleurs, Mario serait tout prêt à faire comme moi...
—Oui, à dire comme vous, au temps du bon roi: «Vive Sully et vive le pape!»
—Lauriane ne serait pas plus entêtée de calvinisme, soyez-en bien assuré!
Bois-Doré se trompait. Plus M. de Beuvre s'avouait sceptique, plus Lauriane avait à cœur de se rattacher à la Réforme avec désintéressement. De Beuvre, qui le savait bien et qui cherchait l'occasion de susciter des obstacles, souleva la question pendant le dîner. Lauriane se prononça avec douceur, mais avec une fermeté remarquable.
Le marquis n'avait jamais parlé religion avec elle ni devant elle. Le fait est qu'il n'en parlait avec personne, et trouvait les dieux mi-partie gaulois et païens de l'Astrée très-conciliables avec ses notions vagues sur la Divinité. Il fut chagrin de voir Lauriane se gendarmer de la sorte, et ne put s'empêcher de lui dire:
—Ah! méchante enfant, vous ne seriez pas si entêtée de controverse, si vous nous aimiez un peu plus!
Lauriane n'avait pas vu où son père voulait en venir. Le reproche du marquis le lui fit comprendre. C'était le premier reproche qu'il lui adressât, et elle en fut vivement peinée. Mais la crainte d'irriter son père l'empêcha de répondre comme son cœur l'y portait. Elle baissa les yeux sur son assiette et retint une larme au bord de sa paupière.
Mario qui ne semblait occupé qu'à préparer le dîner délicat du petit chien Fleurial, vit cette larme et dit tout à coup d'un air sérieux, presque viril, qui contrastait avec la puérile occupation de ses mains:
—Mon père, nous faisons de la peine à Lauriane, ne parlons plus de rien. Elle a une tête, et elle a raison. Pour moi, je ferais comme elle à sa place, et je n'abandonnerais pas mon parti dans le malheur.
—C'est bien parlé, mon petit homme! dit de Beuvre, frappé de l'air sage de Mario.
—Et c'est-à-dire aussi, ajouta le marquis, que nous sommes au-dessus de ces vaines discussions. Mon fils a déjà le libre esprit des bons esprits, et ce n'est pas lui qui contrarierait les opinions de Lauriane.
—Les contrarier, non certes, reprit Mario; mais...
—Mais quoi? dit Lauriane vivement; tu ne viendrais pas à les partager, Mario, même par amitié pour moi?
—Ah! ah! si cela était, s'écria de Beuvre, encore frappé d'une idée subite, si l'enfant, avec son nom et ses biens, voulait entrer résolûment dans notre cause, je ne dis pas que je ne conseillerais pas à Lauriane de garder encore quelque temps son bonnet noir.
—Qu'à cela ne tienne! dit le marquis; quand le temps sera venu...
—Non pas! non, mon père! dit Mario avec une fermeté extraordinaire; ce temps-là ne viendra point pour moi. J'ai été baptisé catholique par l'abbé Anjorrant; j'ai été instruit par lui dans l'idée que je devais ne pas changer; et, bien qu'il ne m'ait rien fait jurer à son lit de mort, il me semblerait lui désobéir en ne restant pas dans l'Église où il m'a mis. Lauriane m'a donné l'exemple, je le suivrai; nous resterons comme nous voilà, et ce sera bien. Ça ne m'empêchera pas de l'aimer, et, si elle ne m'aime plus, alors elle aura tort et sera mauvaise.
—Que dites-vous de cela, ma fille? dit de Beuvre à Lauriane; ne vous semble-t-il pas que voilà un petit mari qui, vous voyant brûler, dirait: «J'en suis peiné; mais je n'y peux rien, puisque c'est la volonté du pape?»
Lauriane et Mario discutèrent en enfants qu'ils étaient, c'est-à-dire qu'ils se fâchèrent tout rouge. Lauriane bouda, Mario n'en démordit pas et finit par s'écrier avec feu:
—Tu dis, Lauriane, que tu te ravalerais si tu changeais. Tu me mépriserais donc si je changeais aussi?
Lauriane sentit la justesse de cette réplique et ne dit plus rien; mais elle était piquée comme une petite femme avec qui son amant fait des réserves, et son regard disait à Mario: «Je croyais être plus aimée que je ne le suis.»
Quand elle revint à cheval avec son père, celui-ci ne manqua pas de lui dire:
—Eh bien, à présent, ma fille, ne voyez-vous pas que Mario, ce charmant enfant, est un papiste de la bonne roche, comme feu monsieur son père, qui servait l'Espagne contre nous? Et quelque jour, honteux de la nullité de son vieux oncle, il nous fera bel et bien la guerre! Que direz-vous alors de voir votre mari dans un camp et votre père dans l'autre, s'envoyant des balles ou s'allongeant des horions?
—Vraiment, mon père, dit Lauriane, vous me parlez comme si j'avais marqué le désir de rester veuve, et je n'ai jamais résolu cela. Mais je ne vois pas en quoi M. d'Ars échappera au mauvais destin dont vous faites prédiction! N'est-il pas catholique et grand partisan de la royauté?
—M. d'Ars n'a point de volonté, reprit de Beuvre, et je réponds que nous l'amènerions à toutes nos fins, en toute rencontre. De plus malins que lui ont changé quand la Réforme a eu bonne chance.
—Si M. d'Ars n'a point de volonté, reprit Lauriane, tant pis pour lui, ce n'est donc pas un homme; et si, il a âge d'homme, lui!
Lauriane ne se trompait pas. Guillaume était nul de caractère; mais il était beau garçon, aimable voisin, brave comme un lion, et d'un cœur très-généreux avec ses amis.
Doux et facile au paysan, il se laissait piller sans y regarder; mais aussi il faisait comme les seigneurs de son temps: il les laissait croupir dans l'ignorance et dans la misère. Il trouvait fort beau que les vassaux de Lauriane fussent propres et bien nourris, très-divertissant que ceux de Bois-Doré fussent gros; mais, quand on lui disait qu'à Saint-Denis-de-Touhet, les paysans mouraient comme des mouches dans les épidémies; qu'à Chassignoles et au Magny, ils ne savaient pas le goût du vin ni de la viande, à peine celui du pain; enfin que, dans les pays de Brenne, ils mangeaient de l'herbe, tandis qu'en d'autres provinces, plus malheureuses encore, ils se mangeaient les uns les autres, il disait:
—Que voulez-vous y faire? Tout le monde ne peut pas être heureux!
Et il ne se foulait pas l'esprit plus qu'il ne pouvait pour trouver un remède. Il ne lui fût pas venu en tête de vivre dans ses terres comme Bois-Doré, et d'associer à son bien-être tous ceux qui dépendaient de lui. Il courait à Bourges et à Paris tant qu'il pouvait, et aspirait à un bon mariage pour mener une plus belle vie encore, avec une femme qu'il devait rendre parfaitement heureuse, à la condition qu'elle n'eût pas plus d'entrailles et de cervelle que lui.
Il était l'homme de sa caste et de son temps, et nul ne songeait à le blâmer.
Tout au contraire, Lauriane passait pour une exaltée parpaillote et Bois-Doré pour un vieux fou. Lauriane elle-même ne jugeait pas Guillaume aussi sévèrement que nous; mais elle sentait en lui un manque de fond et de consistance, et, auprès de lui, un ennui insurmontable. Alors le souvenir des jours passés à Briantes lui revenait comme un rêve délicieux. Elle eût volontiers dit: Et in Arcadia ego!
Pourtant elle n'admettait pas l'idée d'être la femme de Mario. Dans ses pensées les plus intimes, elle demeura sa sœur aimée, fière de lui et pleine d'émulation; mais elle ne trouva aucun prétendant à son gré, bien qu'il s'en présentât beaucoup dès qu'on vit son père acheter de nouvelles terres. En comparant involontairement son père, si positif et si calculateur, qui la critiquait souvent dans ses charités, avec le bon M. Sylvain, qui vivait toujours et faisait vivre tout le monde comme dans un conte de fées, elle prit la raison en grippe et devint en secret la fille du monde la plus rêveuse et la plus romanesque, au dire de M. de Beuvre et de ses autres parents des deux religions. On se moquait en famille d'elle et de son ridicule amour, disait-on, pour un enfant en sevrage.
À force de s'entendre dire qu'elle était éprise de Mario, Lauriane, un peu persécutée chez elle, était comme conduite malgré elle à regarder cet amour comme possible. Aussi en admit-elle l'idée lorsque Mario eut quinze ans.
Mais elle repoussa bientôt cette idée, car Mario, à quinze ans, semblait ne pas distinguer encore l'amour de l'amitié. Il était respectueux avec elle dans ses manières, en même temps que familier dans ses paroles à la façon d'un frère bien élevé. Il ne disait pas un mot qui pût faire penser que la passion se fût révélée à lui. Quelquefois seulement, il rougissait beaucoup quand Lauriane arrivait inopinément dans un lieu où il ne l'attendait pas, et il pâlissait quand on parlait devant lui de quelque nouveau projet de mariage pour elle. Du moins, Adamas confiait ces remarques à son maître, et Mercédès à Lucilio. Mais ils se trompaient peut-être. Le jeune garçon grandissait et lisait beaucoup: il éprouvait peut-être certains malaises de la tête et des jambes.
Nous ne dirons qu'un mot sur cette époque où Mario eut quinze ans et Lauriane dix-neuf. Leur existence sédentaire et leurs tranquilles relations offraient sans doute un caractère d'heureuse monotonie qui ne nous permet pas d'en retrouver la trace dans nos archives sur Briantes et la Motte-Seuilly.
Nous y trouvons seulement le mariage de Guillaume d'Ars avec une riche héritière du Dauphiné. Les noces se firent en Berry, et il ne paraît pas que le refus de Lauriane eût mécontenté le bon Guillaume, car elle fut de la fête, ainsi que les Bois-Doré.
C'est une année plus tard, en 1626, que nous voyons la vie de nos personnages se dessiner plus clairement. Ce fut l'époque du baptême de monseigneur le duc d'Enghien (le futur grand Condé) qui hâta pour eux le cours des événements.
Ce baptême eut lieu le 5 mai à Bourges. Le jeune prince avait alors environ cinq ans. Les grandes fêtes qui se firent attirèrent toute la noblesse et toute la bourgeoisie de la province.
Le marquis de Bois-Doré, qui avait enfin gagné, sinon les dangereuses bonnes grâces, du moins la salutaire indifférence de Condé et du parti jésuitique, céda aux désirs de Mario, qui était curieux de voir un peu le monde, aux siens propres, qui étaient de montrer son héritier avec plus d'avantages qu'en 1622, sous le poids d'une situation inquiétante et douloureuse.
LXVII
Une fois décidé, Bois-Doré, qui ne savait rien faire à demi, employa, un mois durant, le génie et l'activité d'Adamas à faire préparer les beaux habits et les riches équipages qu'il voulait exhiber devant la cour et la ville.
On se remonta en chevaux et harnachements de luxe, on s'inquiéta des nouvelles modes. On s'apprêta à tout éclipser. Le vieux seigneur, toujours droit sur ses jambes et roide des épaules, toujours fardé et frisé, toujours bien portant et jeune d'imagination, voulut être encore habillé des mêmes étoffes avec les mêmes formes de vêtement que son petit-fils.
On appela ainsi Mario à Bourges, parce que le Prince, voulant dire à Bois-Doré un mot d'agréable raillerie, et ne se souvenant plus du degré de parenté entre les beaux messieurs de Bois-Doré, lui demanda si c'était par économie qu'il habillait son petit-fils des rognures de ses étoffes. Mario comprit les dédains du grand vassal et se sentit plus royaliste que jamais.
Lauriane avait désiré aussi voir pour la première fois de sa vie une très-grande fête. Son père n'ayant pas pris part à la nouvelle révolte des huguenots, et, d'ailleurs, une nouvelle paix avec eux étant signée depuis trois mois, ils pouvaient se montrer sans danger. Il fut convenu que l'on irait tous ensemble.
Repas splendides, trophées avec distiques latins et anagrammes en l'honneur du petit prince, régiments d'enfants bravement équipés et manœuvrant très-bien pour lui faire escorte, motets chantés, harangues des magistrats, présentation des clefs de la ville, concerts, danses, comédie donnée par le collége des jésuites, anges descendants des arcs de triomphe et présentant de riches cadeaux au jeune duc (c'est-à-dire à monsieur son père, qui ne se fût point contenté de dragées), manœuvres de la milice, cérémonie et réjouissances, tout cela dura cinq jours.
On y vit de grands personnages.
Le célèbre et beau Montmorency (celui que Richelieu envoya plus tard à l'échafaud) et la princesse douairière de Condé (dite l'empoisonneuse) y représentèrent le parrain et la marraine, qui n'étaient pas moins que le roi et la reine de France. M. le duc reçut le baptême en chrémeau (petit bonnet de pierreries) et en longue robe de drap d'argent. Le prince de Condé portait un habit gris de lin tout battu d'or et d'argent.
Les beaux messieurs de Bois-Doré furent invités par M. Biet à se placer sur l'estrade de la grande noblesse, non qu'ils fussent des meilleurs amis de la petite cour mais à cause de leur belle tenue, qui faisait honneur au spectacle.
La beauté de Mario fut encore plus remarquée que son costume. Lauriane entendit les dames (et notamment la belle et jeune mère du petit prince) faire leurs observations sur les grâces de ce charmant adolescent. Elle se sentit troublée pour la première fois, comme si elle eût été jalouse des regards et des sourires dont il était le but.
Mario n'y faisait nulle attention. Il regardait l'enfant princier avec curiosité. L'enfant était laid et malingre; mais il y avait beaucoup d'intelligence dans ses yeux et de décision dans ses mouvements.
Le 6 mai, comme nos personnages se préparaient au départ, de Beuvre prit le marquis dans l'embrasure d'une fenêtre.
Ils étaient descendus chez un ami.
—Çà, lui dit-il, il en faudra finir et prendre un parti.
—Ayez patience! Les chevaux seront bientôt prêts, lui répondit Bois-Doré, qui le crut pressé de reprendre le chemin de sa châtellenie.
—Vous ne m'entendez point, mon voisin; je dis qu'il faudrait se décider à marier nos enfants, puisque c'est leur idée et la nôtre. Je vous dois confier que je vais faire encore un voyage. Je ne suis venu ici que pour m'entendre avec des gens qui me promettent de bonnes affaires en Angleterre, et, si je dois encore vous confier ma Lauriane, autant vaudrait qu'elle fût mariée avec votre héritier. C'est bonne chance pour lui; car mes vaisseaux vont faire des petits, à ce que l'on m'assure, et la paix ne fera que donner carrière à la piraterie anglo-protestante. Ma fille eût donc pu prétendre à mieux que vous pour le nom et l'argent, mais non pour le cœur; et, comme le soin de la garder me détourne beaucoup de celui de mes affaires, je souhaite, en reprenant ma liberté, mettre ma Lauriane en bonnes mains. Dites donc oui, et hâtons-nous.
Le marquis fut abasourdi d'une proposition que, depuis quatre ans, M. de Beuvre semblait peu disposé à bien recevoir, au cas où elle lui eût été faite. Mais il ne lui fallut pas beaucoup de réflexion pour sentir l'inconvenance de ce projet et l'égoïste légèreté du père de Lauriane. Bois-Doré était souvent léger lui-même et hors du vrai; mais il était vraiment père, et Mario, amoureux et marié à seize ans, lui paraissait dans une situation plus redoutable que Mario romanesque et conjugal à onze ans.
—Vous n'y songez point, répondit-il: fiancer nos enfants, à la bonne heure! mais les marier, c'est trop tôt.
—C'est ainsi que je l'entendais! dit de Beuvre. Eh bien, fiançons-les, et reprenez ma fille chez vous. Vous surveillerez ces amoureux, et, dans deux ou trois ans, je reviendrai faire la noce.
Bois-Doré était assez romanesque pour céder; cependant il hésita. Il avait oublié l'amour, ou du moins ses orages. Mais un regard d'Adamas, qui feignait d'arranger les paquets et qui écoutait fort bien de ses deux oreilles lui rappela ces rougeurs et ces pâleurs qu'il avait remarquées sur le visage de Mario, et qui pouvaient être la révélation de souffrances cachées avec soin.
—Non, non, dit-il. Je ne mettrai point mon enfant auprès du brasier; je ne l'exposerai point à s'y dessécher ou à manquer aux lois de l'honneur. Restez en votre château, mon voisin, et soyons prudents. Vous êtes assez riche. Échangeons ici notre parole, à l'insu de nos enfants, cette fois! Pourquoi ôter le sommeil à l'un d'eux? Dans trois ans, nous les ferons heureux, sans trouble ni reproche.
De Beuvre sentit que l'ambition et la cupidité lui avaient fait désirer une sottise. Mais il était devenu entêté et colérique. Il prit de l'humeur, refusa l'échange des paroles et décida qu'il conduirait sa fille en Poitou, auprès de la duchesse de la Trémouille, sa parente.
Mario eut une défaillance au moment de monter en voiture, lorsqu'il apprit que Lauriane ne revenait pas avec lui et s'éloignait pour un temps illimité. Son père avait essayé d'amoindrir le coup; mais de Beuvre tenait à le lui porter pour éprouver ses sentiments ou pour se venger de la leçon de prudence qu'il avait eu le dépit de recevoir du moins prudent des hommes. Lauriane, qui ne savait rien encore (son père lui avait seulement dit qu'il avait à rester quelques jours de plus avec elle à Bourges), descendit précipitamment l'escalier en entendant l'exclamation douloureuse du marquis, à la vue de Mario blême et défaillant. Mais Mario se remit très-vite, prétendit n'avoir qu'une crampe, et se jeta dans le grand carrosse en fermant les yeux. Il ne voulait pas voir Lauriane, dont l'air calme jusqu'à ce moment le blessait jusqu'au fond du cœur. Il la supposait instruite de tout et décidée, sans regret, à le quitter pour toujours.
Le marquis voulait rester, s'expliquer avec de Beuvre. Il eut le courage de n'en rien faire, en voyant le courage de Mario: quoi qu'il pût advenir, l'âge était venu pour le jeune homme où une séparation de quelques années devenait nécessaire.
Mario, si expansif à tous autres égards, n'ouvrit son cœur à personne et affecta, durant le chemin, une grande sérénité.
À Briantes, le marquis l'interrogea adroitement, Mercédès imprudemment. Il tint bon, disant qu'il aimait beaucoup Lauriane, mais que ce chagrin ne prendrait ni sur sa raison ni sur son travail.
Il tint parole; sa santé souffrit un peu. Il se soumit à tous les soins qu'on le pria d'avoir de lui-même, et il eut bientôt pris le dessus.
—J'espère, disait quelquefois le marquis à Adamas, qu'il ne sera pas trop sentimental et qu'il oubliera cette mauvaise enfant, qui ne l'aime point.
—Moi, j'espère, disait le sage Adamas, qu'elle l'aime plus qu'il ne paraît; car, si notre Mario perdait l'espérance qui le fait vivre, nous pourrions bien avoir du souci!
En 1627, c'est-à-dire l'année suivante, le manoir de Briantes fut menacé d'une crise nouvelle. Il fut question de raser ses bonnes murailles, ses petits bastions et ses huis fortifiés.
Richelieu, désormais installé au pouvoir définitivement, avait décrété et fait ordonner la destruction des fortifications de villes et de citadelles par tout le royaume. Cette excellente mesure, prise dans toute sa rigueur, s'étendait «à toutes les fortifications faites depuis trente ans, ès châteaux et maisons des particuliers, sans permission expresse du roy.»
Briantes n'était pas dans ce cas; ses défenses dataient de la féodalité et n'étaient pas à l'épreuve du canon. Les magistrats et échevins de La Châtre, mécontents d'avoir à se raser eux-mêmes, comme disait l'ex-perruquier Adamas, eussent bien voulu raser tous les beaux messieurs, leurs voisins. Mais Bois-Doré, qui sentait la nécessité de se clore contre les bandes de partisans et de voleurs de passage, soutint ses droits et les fit respecter. Il était trop aimé de ses vassaux pour craindre qu'ils ne fissent comme ceux de beaucoup d'autres, qui se posèrent volontairement comme exécuteurs des ordres du grand cardinal.
La mesure était fort populaire, en même temps que fort absolue. C'était poursuivre l'esprit de la Ligue jusque dans ses repaires féodaux. Mais on n'exécuta les ordres que dans les pays protestants, et ce hardi décret resta sur le papier, comme beaucoup des fortes volontés de Richelieu.
Le Berry y échappa en faisant, comme toujours, le gros dos. M. le Prince ne laissa pas ôter une pierre de sa forteresse de Montrond; les châteaux de la grande et de la petite noblesse restèrent debout, et la grosse tour de Bourges ne tomba que sous Louis XIV.
Bois-Doré était à peine remis de cette émotion, qu'il lui en vint une autre plus sérieuse et plus douce.
—Monsieur, lui dit un soir Adamas, il faut que je vous régale d'une histoire que M. d'Urfé eût mise en roman, car elle n'est point vilaine.
—Voyons ton histoire, mon ami! dit le marquis en mettant son mortier de dentelle sur son crâne chauve.
—Il s'agit, monsieur, de votre vertueux druide et de la belle Morisque.
—Adamas, vous devenez pasquin et satirique, mon bonhomme. Point de calomnie, je vous prie, sur le compte de mon digne ami et de la chaste Mercédès!
—Eh! monsieur, où serait le mal que ces honnêtes personnes fussent unies par les liens d'hyménée? Sachez, monsieur, que ce matin, comme je rangeais la bibliothèque du savant... il ne veut souffrir que moi pour toucher à ses livres, et, de fait, il y faut un homme un peu instruit... je vois la Morisque baiser avec tendresse à la dérobée un bouquet de roses qu'elle apporte tous les matins sur sa table pendant qu'il déjeune avec vous. Et puis, m'apercevant tout à coup, elle devint pale comme son écharpe de tête et se sauva, comme si elle eût commis un grand crime. Il y avait longtemps, bien longtemps, monsieur, que je me doutais de quelque chose. Toute cette amitié, tous ces égards et petits soins qu'elle a pour lui... je pensais bien que cela pouvait conduire l'un et l'autre à l'amour.
—Au fait! dit le marquis. Mais poursuis, Adamas!
—Eh bien, monsieur, la découverte me fit pousser un beau grand rire, non de moquerie, mais de satisfaction, car on est toujours content de deviner ou surprendre un secret, et, quand on est content, on rit. Si bien que maître Jovelin, rentrant dans sa chambre, me demanda doucement, avec ses yeux, de quoi je riais de si bon cœur, et moi de le lui dire, là, innocemment, pour le faire rire aussi... et aussi, je l'avoue, pour savoir comment il prendrait l'aventure.
—Et comment la prit-il?
—Avec un grand coup de soleil en pleine figure, ni plus ni moins qu'une jolie fille, et il faut croire que le contentement vous refait bien un homme; car celui-ci, avec ses grands yeux, sa grande bouche et sa grande moustache noire, s'illumina comme un astre, et me parut aussi beau qu'il l'est quelquefois, quand il sonne de sa mélodieuse sourdeline.
—Fort bien, Adamas, tu te formes à bien parler. Alors?..
—Alors je sortis, ou plutôt je fis le bruit de sortir, et, regardant par la porte un peu entre-bâillée, je vis le bon Lucilio prendre les fleurs, les baiser avec beaucoup de passion, et les mettre dans son justaucorps, fleurs, épines et tout, comme s'il eût pris plaisir à en sentir la piqûre en même temps que la douceur. Et il marchait par la chambre, pressant de ses deux mains ce calice d'amour sur sa poitrine.
—De mieux en mieux, Adamas! Et après?
—Après, la Morisque est entrée par une autre porte et lui a dit: «Est-ce l'heure d'appeler Mario pour la leçon?»
—Qu'a-t-il répondu?
—De ses yeux et de sa tête, il a dit non; par où j'ai vu qu'il souhaitait la retenir. Elle a voulu s'en aller, pensant qu'il était occupé à ses grandes singeries; car, avec lui, monsieur, elle se tient comme une servante qui n'a pas du tout l'idée de plaire à son maître. Mais lui, il a frappé sur la table pour la rappeler. Elle est revenue. Ils se sont regardés; pas longtemps, car elle a vitement baissé ses beaux yeux noirs, et elle lui a dit en arabe, du moins je l'ai présumé à son air:
«—Qu'est-ce que tu veux, mon maître?»
Il lui a montré le gobelet où elle avait mis les roses, et elle, ne les voyant plus, a dit encore:
«—C'est ce méchant espiègle d'Adamas qui les a ôtées, car je ne les oublie jamais.»
—Elle a dit cela?
—Oui, monsieur, en arabe. J'ai très-bien deviné tout! Alors elle a couru pour chercher d'autres fleurs, et il l'a suivie jusqu'à la porte comme un homme qui se défend contre lui-même. Il est revenu à sa table, il a mis sa tête dans ses mains et il a eu, monsieur, je vous en réponds, les plus beaux sentiments du monde dans le cœur, pour accorder son amour avec sa vertu.
—Eh! pourquoi se défendre ainsi? s'écria le marquis; ne sait-il pas que je serai heureux de le marier avec cette belle et bonne personne? Va le chercher, Adamas; il se couche tard et sera encore debout. Mario dort, et c'est le bon moment pour une explication aussi délicate.