Les beaux messieurs de Bois-Doré
LXVIII
Le bon marquis n'eut pas de peine à confesser Lucilio.
Celui-ci avoua avec candeur qu'il adorait la Morisque depuis longtemps, et que, depuis quelque temps, il croyait être aimé d'elle; mais, de sa plume concise, il résuma la situation.
D'abord, il avait craint d'attirer sur lui les persécutions auxquelles il n'avait échappé en France que par miracle. Puis, quand il lui avait paru prouvé que Richelieu, malgré toutes ses luttes contre la Réforme, avait pour politique inflexible de maintenir l'édit de Nantes en faveur de tout genre de liberté de conscience, il s'était décidé à attendre le mariage de Mario avec Lauriane ou avec quelque autre femme selon son cœur. Dans l'état d'espoir ou de regret, d'attente paisible ou de secrète agitation où pouvait se trouver son cher élève, il ne voulait pas lui donner l'égoïste et dangereux spectacle d'un mariage d'amour.
Le marquis approuva la généreuse prudence de son ami, mais il trouva un biais.
—Mon grand ami, lui dit-il, la Morisque a bientôt la trentaine, et vous, vous dépassez la quarantaine. Vous êtes donc encore assez jeunes pour vous plaire l'un à l'autre, et vos âges sont fort bien assortis; mais, sans vous offenser, vous n'êtes plus des adolescents pour laisser des pages blanches dans le livre de votre félicité! Profitez des belles années qui vous restent. Mariez-vous. Je ferai avec Mario un voyage pendant quelques mois, durant lesquels je lui dirai que j'ai eu seul l'idée d'un mariage de raison entre Mercédès et vous. J'inventerai des prétextes pour que vous n'ayez pu attendre notre retour, et, quand il vous reverra, son esprit sera tout habitué à cette nouvelle situation. Le mariage rend toutes choses sérieuses, et, d'ailleurs, je me fie à vous pour cacher vos lunes de miel derrière les épaisses nuées de la prudence et de la retenue.
Le marquis conduisit donc Mario à Paris. Il lui fit voir le roi à la cour, mais de loin; car le monde était bien changé depuis quinze ans que le bon Sylvain vivait dans ses terres. Les amis de sa jeunesse étaient morts, ou, comme lui, retirés du fracas de la société nouvelle. Le peu de grands personnages encore debout qu'il avait approchés autrefois se souvenaient de lui médiocrement, et, sans ses vieux atours, l'eussent à peine reconnu.
Cependant la figure intéressante et les modestes manières de Mario furent remarquées: on fit bon accueil aux beaux messieurs dans quelques maisons distinguées, on ne leur parla pas de les pousser plus haut; et, de fait, ils ne souhaitaient ni l'un ni l'autre bien vivement de se rapprocher du pâle soleil de Louis XIII.
Mario avait éprouvé une grande déception en voyant passer à cheval le fils effaré de Henri IV, et le marquis n'avait pas été encouragé par cette physionomie à poursuivre son dessein de ratification royale pour son titre de marquis.
De nouveaux édits paraissaient chaque jour contre les usurpations de qualités; édits peu respectés, car les nouveaux et anciens nobles continuaient à prendre des noms de terre fort contestables. Leur obscurité les garantissait. Bois-Doré fut forcé de reconnaître qu'il n'avait pas de meilleur refuge.
Et puis il lui fallait bien s'apercevoir aussi que l'on n'était pas plus beaux messieurs à Paris les uns que les autres, du moment que l'on n'était pas de la cour. On se retournait bien un peu, dans les promenades et à la place Royale, pour regarder le contraste de son étrange figure fardée avec la délicieuse fraîcheur de Mario, et, pendant quelque temps, le bonhomme, se croyant reconnu, souriait aux passants et portait la main à son feutre, prêt à accueillir des avances que l'on ne songeait point à lui faire. Cela lui donnait un grand air d'incertitude hébétée et de courtoisie banale qui prêtait à rire. Les dames assises, ou marchant l'éventail à la main, sous les jeunes arbres du Cours-la-Reine, se disaient:
—Quel est donc ce grand vieux fou?
Et, si ces dames étaient femmes du monde où Bois-Doré avait reparu, ou bourgeoises du quartier où il s'était logé, il s'en trouvait parfois une pour répondre:
—C'est un gentilhomme de province qui se pique d'avoir été l'ami du feu roi.
—Quelque Gascon? Tous ont sauvé la France! ou quelque Béarnais? Ils sont tous frères de lait du bon Henri!
—Non, un vieux mouton de Berry ou de Champagne. Il y a des Gascons partout.
Le bon Sylvain était donc bien effacé dans cette foule oublieuse et pimpante, quelque effort qu'il fît pour y paraître aussi grand que sa taille. Il se disait, avec quelque dépit, que mieux vaut être le premier de son village que le dernier à la cour. Il est certain pourtant qu'avec un peu d'audace et d'intrigue, il eût pu y pousser Mario comme tant d'autres; mais il redouta quelque affront à propos de son problématique marquisat.
Il se résigna à faire le badaud de province, et se fût grandement ennuyé si Mario, toujours studieux et artiste sérieux dans ses goûts, ne l'eût entraîné à voir les monuments d'art et de science qui faisaient pour lui le principal attrait de la capitale du royaume.
Le plaisir et le profit que le jeune homme en retira consolèrent un peu le vieillard de ce qu'en lui-même il appelait un voyage manqué.
Il ne se vantait pas à Mario de toutes ses déceptions. Il avait toujours eu l'espoir de lui faire retrouver sa famille maternelle et de lui reconquérir par là quelque beau titre espagnol, avec un héritage quelconque.
Il avait maintes fois écrit en Espagne pour avoir des informations et pour en faire donner sur le compte de Mario, dans le cas où ladite famille y prendrait intérêt. Il n'avait jamais reçu que des réponses vagues, peut-être évasives.
À Paris, il s'était décidé à se rendre de sa personne à l'ambassade. Il y fut reçu par une manière de secrétaire intime qui lui répondit, en substance, que, sur ses fréquentes demandes, on avait enfin éclairci une affaire mystérieuse. La jeune dame enlevée et disparue appartenait, en effet, à la noble famille de Mérida, et Mario était le fruit d'un mariage clandestin que l'on pouvait contester.
La jeune femme n'avait laissé de droits à aucune fortune, et les parents ne se souciaient, en aucune façon, de reconnaître un jeune homme élevé par un vieux hérétique mal blanchi.
Le marquis, outré, se le tint pour dit et résolut de rendre oubli pour mépris à ces vaniteux Espagnols. Il lui en avait assez coûté d'assiéger les portes d'une ambassade dont, à titre d'ancien protestant et de bon Français, il haïssait l'enseigne.
Et cependant il était triste et confiait ses peines à son inséparable Adamas.
—Certes, lui disait-il, la plus douce et la plus honnête vie est celle de la noblesse sédentaire. Mais, si elle convient à ceux qui ont bien payé de leur personne, elle peut devenir pesante et même honteuse à un jeune cœur comme celui de Mario. L'ai-je fait élever avec de grands soins, avons-nous fait de lui, grâce à son génie précoce, un gentilhomme accompli et propre à toutes choses, pour l'ensevelir en une gentilhommière, sous prétexte qu'il n'a pas besoin de faire fortune et qu'il a le cœur doux et humain? Ne lui faudrait-il pas un peu de guerre et d'aventure, et, par quelque action d'éclat, conquérir ce marquisat que les idées de rangement universel du grand cardinal peuvent bien lui enlever d'un jour à l'autre? Je sais que l'enfant est bien jeune, et qu'il n'y a point de temps perdu encore; mais ses inclinations ne semblent tournées vers le beau savoir, et je me tracasse l'esprit du chemin qu'il y trouvera pour se distinguer.
—Monsieur, répondit Adamas, si vous croyez que votre fils sera plus manchot que vous à la bataille, c'est que vous ne le connaissez guère.
—Je ne connais pas mon fils?
—Eh bien, non, monsieur, vous ne la connaissez point: c'est un mystérieux qui vous aime tant, qu'il n'ose jamais avoir une idée pour vous tracasser ou une peine à vous faire partager. Mais je sais le fond du sac: Mario rêve de guerre autant que d'amour, et le temps est proche où, si vous ne devinez point ses ambitions, vous le verrez devenir triste ou malade.
—À Dieu ne plaise! s'écria le marquis. Je le veux interroger là-dessus dès demain!
Quand on dit demain, en pareille affaire, c'est dire que l'on recule, et le marquis recula, en effet. La faiblesse paternelle livra en lui un grand combat à l'orgueil paternel, et elle triompha. Mario n'était pas encore de force à supporter les fatigues de la guerre, et, d'ailleurs, la guerre que tout annonçait avec l'Angleterre ou l'Espagne semblait un peu ajournée par les grands efforts de Richelieu pour la création d'une marine française. On ne devait pas se presser; on avait le temps: on s'y trouverait bien assez tôt!
On retourna donc à Briantes à la fin de l'automne, et ou trouva Lucilio marié avec Mercédès.
Mario, en apprenant cette nouvelle à Paris, en avait témoigné plus de satisfaction que de surprise. Il avait depuis longtemps senti, dans l'air embrasé que lui soufflait involontairement sa Morisque, aussi bien que dans la suave mélancolie de Lucilio, et jusque dans le langage ardent et tendre de la sourdeline, les effluves de passion qui l'embrasaient parfois lui-même. Il eut le cœur pris dans un étau à la pensée de l'amour heureux; mais il avait un empire extraordinaire sur lui-même. Son père ne vivant que de sa vie, il s'était, de bonne heure, habitué à lui cacher ses émotions; et, quand Adamas lui reprochait de trop renfermer ses pensées:
—Mon père est vieux, répondait-il; il me chérit comme une mère chérit son enfant. C'est affaire à moi de ne point abréger ses jours par des soucis, et le ciel m'a donné charge de le faire vivre longtemps.
Lauriane vivait au fond du Poitou et donnait rarement de ses nouvelles; c'était dans un style affectueux et respectueux pour le marquis; mais elle traçait à peine le nom de Mario, comme si elle eût craint de se rappeler à son souvenir.
En revanche, elle s'exprimait avec une vive tendresse sur le compte de la Morisque, de Lucilio et des bons serviteurs de la maison. Il semblait que son affection, contenue avec ceux qui y avaient les premiers droits, eût besoin de prendre sa revanche avec les autres. Elle annonça même plusieurs fois, avec une sorte d'affectation, qu'on avait des projets de mariage pour elle, et que probablement elle ferait bientôt part d'une décision, souhaitant, disait-elle, de faire agréer son choix au marquis, qu'elle considérait comme un second père.
Ce qu'il y avait d'étrange dans ces mariages annoncés, c'est qu'elle y revenait tous les ans, comme à des projets renoués ou renouvelés, sans rien indiquer de ce qui pouvait intéresser ses amis à son choix, et comme si elle eût voulu leur faire entendre ceci au fond: «Je ne me marie pas, parce que ce n'est pas mon goût; mais gardez-vous de croire que je me garde pour vous autres.»
Telle était, en effet, son intention en écrivant ces lettres, et voici quelle était la situation de son esprit:
En la conduisant au loin pour se séparer bientôt d'elle, M. de Beuvre lui avait froissé le cœur en inventant de lui dire que le marquis et son héritier, consultés par lui à Bourges, avaient répondu avec beaucoup de froideur. Mario s'était montré très-fervent catholique en cette circonstance, il avait juré de ne jamais faire un mariage mixte.
Lauriane eût dû se méfier d'un père que la soif de l'or avait mordu jusqu'au fond des entrailles, et qui, pressé de s'éloigner, voulait à tout prix la décider à un prompt mariage. Elle refusa de se marier par dépit et à l'étourdie; mais elle promit d'y songer, et renonça fièrement, dans son âme, à l'ingrat Mario. Elle l'avait aimé à Bourges, aimé d'amour pour la première fois, après des années d'amitié calme. Et ce premier amour de sa vie, à peine avoué, à peine révélé à elle-même, il fallait en rougir de honte et le briser sans faiblir!
Elle eut cependant quelques doutes; mais, si son père ne lui jura pas qu'il n'exagérait rien, il put au moins lui donner sa parole d'honneur qu'il avait proposé les fiançailles au marquis, et que celui-ci avait éludé l'offre sous prétexte que Mario était encore trop jeune pour se mettre l'amour en tête. Lauriane était trop pure pour comprendre les dangers qu'elle eût pu courir en retournant à Briantes. Elle se rappela qu'au moment de la quitter Mario, que l'on disait indisposé, avait haussé les épaules et détourné la tête en disant: «Vous faites trop d'état d'une crampe. Je ne sens plus aucun mal.»
Elle répéta donc à son père ce qu'elle lui avait dit avec sincérité quelque temps auparavant, à savoir qu'elle n'avait jamais regardé ce mariage comme possible, et elle l'encouragea à partir comme il le souhaitait, en lui jurant qu'elle épouserait le prétendant convenable qui ne lui inspirerait pas d'aversion.
Mais ce prétendant ne se rencontra pas. Tous ceux que madame de la Trémouille lui présenta lui déplurent.
Elle trouvait en eux le positivisme qui avait envahi son père comme une passion, mais elle l'y trouvait à l'état de calcul froid et un peu cynique. Les beaux jours de la Réforme s'en allaient, dissous comme l'ancienne société du siècle précédent. La Réforme n'était héroïque que dans les grandes persécutions, et Richelieu, écrasant, par la fatale nécessité des choses, les restes du parti, n'avait rien d'un persécuteur. La France criait aux protestants par sa bouche: Tenez-vous-en à la liberté religieuse, sortez de la politique. Tournez-vous avec nous contre l'ennemi du dehors! Les protestants avaient voulu être une république, et ils étaient une Vendée.
Sauf les puritains de France (le groupe terrible, héroïque, indomptable, qui se rencontra et s'immola dans la Rochelle deux ans plus tard), les protestante français étaient alors disposés à se rallier au principe de l'unité française; mais plusieurs étaient résolus à ne se rallier qu'après une victoire qui ferait de bonnes et durables conditions à leur parti.
Or, parmi ceux qui raisonnaient bien, mais qui allaient être entraînés à raisonner mal et à choisir entre l'alliance étrangère et l'écrasement final, la noblesse était généralement moins pure d'intentions que le peuple et la bourgeoisie. Elle faisait ses réserves personnelles: les plus haut placés voulaient se faire acheter, et traduisaient leurs besoins de liberté religieuse en besoins de places et d'argent.
Au milieu de ces nombreuses défections qui se déclaraient tous les jours, ou qui se tenaient dans une honteuse expectative, Lauriane se sentit indignée. Elle s'était fait de l'honneur du parti une idée plus chevaleresque. Elle était forcée maintenant de reconnaître que son père, dont l'avidité l'avait tant humiliée, ne faisait qu'un peu plus tard ce que la plupart des gens de son âge avaient fait toute leur vie, ce que la plupart des jeunes gens étaient pressés de faire à leur tour. Encore M. de Beuvre était-il des meilleurs; car il n'avait pas l'idée de trahir son drapeau. Il se dépêchait seulement de faire ses affaires avant qu'il fût renversé.
Une exception pouvait se rencontrer pour Lauriane. Il y avait des exceptions, puisqu'elle-même en était une. Elle n'en rencontra pas, peut-être parce que, rêveuse et distraite, elle ne sut pas la chercher.
La jeunesse et la beauté sont fières à juste titre. Elles attendent qu'on les découvre, et ne découvrent rien elles-mêmes, dans la crainte d'avoir l'air de s'offrir.
LXIX
Bien que nous ayons fait jusqu'ici notre possible pour suivre nos personnages dans la vie de noblesse sédentaire que nos renseignements nous permettaient d'étudier un peu, nous voici forcé de franchir encore un peu de temps, et de chercher les beaux messieurs de Bois-Doré assez loin de leur paisible manoir.
C'était en 1629, le 1er mars, je crois. Le mont Genèvre, couvert de frimas, offrait le spectacle d'une animation extraordinaire sur ses deux versants, et jusqu'à l'entrée du défilé appelé le Pas de Suse.
C'était l'armée française en marche sur le duc de Savoie, c'est-à-dire sur l'Espagne et l'Autriche, ses bonnes alliées.
Le roi et le cardinal gravissaient la montagne en dépit d'un froid rigoureux. On hissait le canon à travers les neiges. C'était une de ces grandes scènes que le soldat français a toujours su si bien jouer dans le cadre grandiose des Alpes, sous Napoléon comme sous Richelieu, et sous Richelieu comme sous Louis XIII, sans s'amuser à faire dissoudre les roches, comme on l'attribue au génie d'Annibal, et sans employer d'autre artifice que la volonté, l'ardeur et la gaieté intrépides.
Dans un de ces sentiers que la neige piétinée creusait parallèlement sur le chemin, deux cavaliers se trouvèrent monter cote à côte l'escarpement de la montagne qui plonge vers la France.
L'un était un jeune homme de dix-neuf ans, robuste et d'une souplesse de mouvements agréables à voir sous le gracieux costume de guerre de l'époque. Ce jeune homme était, quant aux couleurs, habillé à sa fantaisie. Son équipement et ses armes, autant que son isolement, annonçaient un gentilhomme faisant la campagne en volontaire.
Mario de Bois-Doré, on pense bien que je ne m'occupe pas ici d'un autre, était le plus beau cavalier de l'armée. Le développement de sa force juvénile n'avait rien ôté à l'adorable douceur de sa physionomie intelligente et généreuse. Son regard était celui d'un ange pour la pureté; mais la barbe naissante rappelait pourtant que ce garçon au céleste regard n'était qu'un simple mortel, et cette jeune moustache accusait doucement le pli d'un sourire un peu nonchalant, mais d'une bienveillance cordiale à travers sa mélancolie.
Une magnifique chevelure brune, d'un ton doux et bouclée naturellement, encadrait largement le visage jusqu'à la naissance du cou et retombait en une grosse mèche (la cadenette était plus que jamais de mode) jusqu'au-dessous de l'épaule. La face était finement rosée, mais plutôt pâle que vermeille. Une distinction exquise de type, aidée tout naturellement d'une exquise distinction de manières et d'habillement, était le principal caractère de cette apparition, qui n'appelait point le regard, mais dont le regard avait peine à se détacher quand il l'avait rencontrée.
Telle fut l'impression du cavalier que le hasard venait de placer auprès de Mario.
Ce cavalier avait une quarantaine d'années; il était maigre et blême avec des traits assez réguliers, des lèvres fort mobiles, un œil perçant et, au total, une expression de ruse tempérée par un penchant sérieux à la réflexion. Il était costumé d'une façon assez problématique, tout en noir et en courte soutanelle, comme un prêtre en voyage, mais armé et botté en militaire.
Son cheval sec et agile allongeait le pas tout autant que l'ardente et généreuse monture de son compagnon.
Les deux cavaliers s'étaient salués en silence, et Mario avait ralenti son cheval pour laisser le pas au voyageur, plus âgé que lui.
Le voyageur parut sensible à une si scrupuleuse courtoisie, et refusa de dépasser le jeune homme.
—Au fait, monsieur, dit Mario, je crois que nos chevaux vont de même, ce qui prouve la bonté de l'un et de l'autre, car j'ai de la peine à soumettre le mien à une allure qui ne laisse pas tous les autres en arrière, et j'ai dû donner de l'avance à mes compagnons de route pour ne point arriver avant eux au sommet du passage.
—Ce qui est défaut chez votre magnifique bête est qualité chez la mienne, répondit l'inconnu. Comme je voyage presque toujours seul, j'avance sans que personne ait à me reprocher d'épuiser ma monture. Mais puis-je vous demander, monsieur, où j'ai eu l'honneur de vous voir? Votre agréable figure ne m'est point tout à fait nouvelle.
Mario regarda attentivement le cavalier et lui dit:
—La dernière fois que j'eus l'honneur de vous voir, c'était à Bourges, il y a quatre ans, au baptême de monseigneur le duc d'Enghien.
—Alors vous êtes, en effet, le jeune comte de Bois-Doré?
—Oui, monsieur l'abbé Poulain, répondit Mario en portant encore une fois la main à son feutre empanaché.
—Je suis heureux de vous retrouver tel que vous êtes, monsieur le comte, reprit le recteur de Briantes; vous avez grandi en taille, en bonne mine et aussi en mérite, je le vois à vos manières. Mais ne m'appelez point abbé; car, hélas! je ne le suis point encore, et il est possible que je ne le sois jamais.
—Je le sais que M. le Prince n'a jamais voulu entendre à votre nomination; mais je pensais...
—Que j'avais trouvé mieux que l'abbaye de Varennes? Oui et non! En attendant un titre quelconque, j'ai réussi à quitter le Berri, et le hasard m'a attaché à la fortune du cardinal par le service du père Joseph, auquel je me suis dévoué corps et âme. Je puis vous dire, entre nous, que je suis un de ses messagers; et voilà pourquoi j'ai un bon cheval.
—Je vous en fais mon compliment, monsieur. Le service du père Joseph ne peut être qu'un travail de bon Français, et la fortune du cardinal est le destin de la France.
—Dites-vous bien ce que vous pensez, monsieur Mario? dit l'ecclésiastique avec un sourire de doute.
—Oui, monsieur, sur mon honneur! répondit le jeune homme avec une franchise qui triompha des soupçons de l'agent diplomatique. Je ne souhaite point que M. le cardinal sache qu'il a, en mon père et en moi, deux admirateurs de plus; mais faites-nous la grâce de nous croire assez bons Français pour vouloir servir de nos corps et de nos âmes, aussi bien que vous, si nous pouvons, la cause du grand ministre et du beau royaume de France.
—Je crois en vous très-fermement, reprit M. Poulain, mais moins en monsieur votre père! Par exemple, il ne vous envoya point, l'an passé, au siège de la Rochelle! Vous étiez encore bien jeune, je le sais; mais de plus jeunes que vous y étaient, et vous dûtes ronger votre frein en manquant au glorieux rendez-vous de toute la jeune noblesse de France.
—Monsieur Poulain, répondit Mario avec quelque sévérité, je vous croyais lié à mon père par la reconnaissance. Tout ce qu'il a pu faire pour vous, il l'a fait, et, si l'abbaye de Varennes a été sécularisée au profit de M. le Prince, vous ne pouvez en accuser mon père, lequel a été largement frustré dans cette affaire.
—Oh! je n'en doute point! s'écria M. Poulain; je m'en rapporte au prince de Condé pour savoir embrouiller les comptes! aussi je ne m'en prends qu'à lui. Quant à votre père, sachez, monsieur le comte, que je l'aime et l'estime toujours infiniment. Loin d'avoir la pensée de lui nuire, je donnerais ma vie pour le savoir rattaché, sans arrière-pensée, à la cause catholique.
—Mon père n'a pas eu besoin de se rattacher à la cause de son pays, monsieur! C'est vous dire qu'il embrasse chaudement celle du cardinal contre tous les ennemis de la France.
—Voire contre les huguenots?
—Les huguenots ne sont plus, monsieur! Laissons en paix les morts!
M. Poulain fut encore frappé de la dignité d'expression de ce visage si doux. Il sentit qu'il n'avait pas affaire à un jeune homme ambitieux et frivole comme les autres.
—Vous avez raison, monsieur, dit-il. Paix à la cendre des Rochelois, et que Dieu vous entende, afin qu'ils ne revivent point à Montauban et ailleurs. Puisque votre père est si bien revenu de son indifférence religieuse, espérons qu'il vous permettra, au besoin, de marcher contre les rebelles du Midi.
—Mon père m'a toujours permis et me permettra toujours de suivre mon inclination; mais sachez, monsieur, qu'elle ne sera jamais de marcher contre les protestants, à moins que je ne voie la monarchie en grand péril. Jamais, par ambition ou par gloriole, je ne tirerai l'épée contre des Français; jamais je n'oublierai que cette cause, jadis glorieuse, aujourd'hui infortunée, a mis Henri IV sur le trône. Vous avez été nourri dans l'esprit de la Ligue, M. Poulain, et aujourd'hui vous le combattez de toutes vos forces. Vous avez été du mal au bien, du faux au vrai; moi, j'ai vécu et je mourrai dans le chemin où l'on m'a mis: fidélité à mon pays, horreur des intrigues avec l'étranger. J'ai moins de mérite que vous, n'ayant point eu lieu de me convertir; mais je vous jure que je ferai de mon mieux, et que, tout en respectant la liberté de conscience chez les autres, je tomberai de toute ma force sur les alliés de M. de Savoie....
—Vous oubliez que ce sont aujourd'hui les alliés de la Réforme.
—Dites de M. de Rohan! M. de Rohan achève par là de tuer son parti, voilà pourquoi je vous ai dit: Paix aux morts!
—Allons, dit l'affidé du père Joseph, je vois que, comme le bon marquis, vous êtes un esprit romanesque, et que vous vous guiderez, à son exemple, par le sentiment. Puis-je, sans indiscrétion, vous demander des nouvelles de monsieur votre père?
—Vous allez le voir en personne, monsieur. Il sera content de vous saluer. Il marche en avant, et, dans un quart d'heure, nous serons près de lui.
—Que me dites-vous? M. de Bois-Doré, à soixante-quinze ou quatre-vingts ans....
—Marche encore contre les ennemis et les assassins de Henri IV. Cela vous étonne, monsieur Poulain?
—Non, mon enfant, répondit l'ex-ligueur devenu, par la force des choses, continuateur et admirateur politique du Béarnais; mais je trouve qu'il s'y prend tard!
—Que voulez-vous, monsieur! Il ne voulait pas marcher tout seul: il attendait l'exemple du roi de France.
—Allons, s'écria M. Poulain en souriant, vous avez réponse à tout! Il me tarde de saluer la belle vieillesse du marquis! Mais il est impossible de trotter ici. Veuillez encore me donner des nouvelles d'un homme à qui je dois la vie: maître Lucilio Giovellino, autrement dit Jovelin, le grand sourdelinier.
—Il est heureux, grâce au ciel! Il a épousé sa meilleure amie, et, à eux deux, ils nous rendent le service de gouverner notre maison et nos biens en notre absence.
—Votre meilleure amie... Parlez-vous de Mercédès, la belle Morisque? J'aurais cru que vous lui préfériez, avec d'autres sentiments, il est vrai, une amie plus jeune et plus belle encore.
—Parlez-vous de madame de Beuvre? reprit Mario avec une franchise qui faisait ressortir la curiosité insinuante de M. Poulain; il m'est facile de vous répondre comme je répondrais à toute la terre. C'est là, en effet, une personne que j'ai aimée avec ardeur dans mon enfance et que je respecterai toute ma vie; mais son amitié pour moi est fort tranquille, et vous pouvez m'interroger sur son compte sans aucun détour.
—N'est-elle point mariée encore?
—Je n'en sais rien, monsieur. En voyage depuis quelques mois, nous n'avons guère de nouvelles de nos amis éloignés.
M. Poulain examina Mario à la dérobée. Il avait le calme d'un cœur brisé, mais non l'affaissement d'une âme épuisée.
—Ignorez-vous, dit le recteur, que M. de Beuvre était sur la flotte anglaise devant La Rochelle?
—Je sais qu'il y fut tué, et que Lauriane ne dépend plus que d'elle-même.
—Elle était en Poitou lorsque le duc de la Trémouille, après l'abandon des Anglais, alla abjurer l'hérésie au camp du roi.
—Elle ne l'y suivit pas, monsieur! dit vivement Mario. Elle demanda à partager la captivité de l'héroïque duchesse de Rohan, qui refusait de se soumettre, et, n'ayant pu obtenir cette grâce, elle s'apprêtait à revenir en Berri quand nous avons quitté notre province.
—Je savais tout cela, dit M. Poulain, qui paraissait être, en effet, au courant de toutes choses.
—Si vous ne le saviez pas, reprit Mario, je ne regrette pas de vous l'avoir dit. Vous ne voudriez pas donner au prince de Condé un nouveau prétexte pour confisquer les biens de madame de Beuvre?
—Non, certes! dit l'ex-recteur en riant tout à fait et même avec une sorte de bonhomie. Vous raisonnez bien, et l'on peut, sans trop de danger, être aussi sincère que vous l'êtes, quand on connaît son monde. Mais ayez toute confiance en moi, qui ai ouvertement rompu avec les jésuites, à mes risques et périls!
M. Poulain disait vrai.
Il était, quelques moments après, en présence du marquis de Bois-Doré, et l'entrevue fut, de part et d'autre, fort civile, presque amicale.
LXX
Le marquis n'avait point besoin du ban et de l'arrière-ban pour lever une petite troupe de volontaires. Ses meilleurs hommes, certains d'ailleurs d'être bien récompensés, l'avaient suivi avec enthousiasme.
L'intrépide Aristandre se faisait une joie personnelle de rosser MM. les Espagnols, qu'il haïssait par le souvenir de Sanche; le fidèle Adamas montait, à l'arrière-garde, une douce haquenée, et portait en croupe les parfums et les fers à papillotes de son maître, pas davantage!
Sauf un peu de frisure à ce qui lui restait de cheveux sur la nuque, et quelques eaux de senteur pour son agrément particulier, le marquis était désormais aussi simple qu'on l'avait vu naguère éblouissant. Plus de perruque, plus de fard, presque plus de dentelles, de cannetilles, broderies et larges galons; un grand pourpoint de drap carmélite à manches ouvertes, le haut-de-chausses pareil, tombant au-dessous du genou, des bottes serrées autour de la jambe avec la manchette de linge uni retombant sur le retroussis, un large rabat sans broderie, et sur le tout une vaste et solide cape fourrée, tel était le costume du beau monsieur de Bois-Doré.
Cette métamorphose s'expliquera ici en peu de mots.
Mario avait eu un duel pour corriger un impertinent qui s'était moqué, en sa présence, du masque de plâtre, des cheveux noirs et des mille rosettes du marquis. Mario avait fort maltraité cet homme; ce fut sa première affaire! mais Bois-Doré, informé après coup de l'aventure, ne voulut pas exposer son fils à recommencer. Il supprima un jour, tout à coup et sans avertir personne, son teint et sa perruque, sous prétexte que M. de Richelieu avait raison de proscrire le luxe, et qu'il fallait donner le bon exemple. Ainsi résigné à paraître vieux et laid, il se présenta héroïquement à sa famille. Mais, à sa grande surprise, tout le monde poussa une exclamation de plaisir, et la Morisque lui dit naïvement:
—Ah! que vous êtes bien, mon maître! je vous croyais beaucoup plus vieux que vous ne l'êtes!
La vérité est que, sous son masque, le marquis s'était fort bien conservé, et qu'il était extraordinairement beau pour son grand âge. Il ne connaissait pas, il ne devait jamais connaître les infirmités. Il avait encore ses dents; son grand front chauve était sillonné de belles rides bien tracées, aucun pli de malice ni de haine; sa moustache et sa royale, blanches comme neige, se dessinaient sur son teint jaune-brun, et son grand œil vif et riant envoyait encore de doux éclairs à travers le buisson de ses longs sourcils effarouchés.
Il se tenait toujours droit comme un peuplier, et roide à l'avenant; mais il ne se cachait plus d'enfoncer son maigre genou dans la puissante main d'Aristandre, pour enfourcher son cheval. Une fois en selle, il était ferme comme un roc.
Il reçut dès lors tant de compliments non équivoques sur sa belle vieillesse, qu'il changea tout son système de coquetterie: au lieu de cacher son âge, il l'augmenta, se donnant quatre-vingts ans, quoiqu'il n'en eût que soixante-seize, et se plaisant à émerveiller ses jeunes compagnons d'armes par le récit des vieilles guerres, longtemps ensevelies dans les archives de sa mémoire.
Le 3 mars, c'est-à-dire le surlendemain de la rencontre des beaux messieurs de Bois-Doré avec M. Poulain, l'avant-garde royale, forte de dix ou douze mille hommes d'élite, campait à Chaumont, dernier village de la frontière. Les volontaires, n'ayant guère de matériel de campement, passèrent la nuit comme ils purent dans le village.
Le marquis se mit tranquillement dans le premier lit venu, et s'endormit en homme rompu au métier de la guerre, sachant mettre à profit les heures de repos, dormir une heure quand il n'avait qu'une heure, et douze, par provision, quand il n'avait rien de mieux à faire.
Mario, vivement excité par l'impatience de se battre, fit la veillée avec plusieurs jeunes gens, volontaires comme lui, avec lesquels il avait fait connaissance en route.
C'était dans une assez misérable auberge, dont la salle basse était encombrée à ne s'y pouvoir retourner, et remplie de la fumée du tabac à ne s'y pas reconnaître.
Tandis que l'armée régulière était muette et sobre comme une communauté de moines austères, les corps de volontaires étaient joyeux et bruyants. On buvait, on riait, on chantait des couplets libres, on disait des vers érotiques ou burlesques; on parlait politique et galanterie; on se disputait et on s'embrassait.
Mario, assis sous le manteau de la cheminée, rêvait au milieu du vacarme.
Près de lui se tenait Clindor, devenu assez résolu, mais intimidé de se trouver ainsi en pleine noblesse. Il ne se mêlait point aux bruyantes conversations; mais il grillait d'en avoir le courage, tandis que Mario se laissait bercer dans ses rêveries par ce tumulte, qui ne le tentait pas et qui ne le gênait pas non plus.
Tout à coup Mario vit entrer une créature fort bizarre.
C'était une petite fillette maigre et noire, parée d'un costume incompréhensible: cinq ou six jupes de couleurs voyantes, étagées les unes sur les autres; un corps tout brillant de galons et de paillettes, une quantité de plumes bariolées dans ses cheveux crépus et frisottés, une masse de rangs de colliers et de chaînes d'or et d'argent; des bracelets, des bagues, des verroteries jusque sur ses souliers.
Cette étrange figure n'avait pas d'âge. C'était un enfant précoce, ou une jeune fille fatiguée. Elle était fort petite, laide quand elle voulait sourire et parler comme tout le monde, belle quand elle se mettait en colère; ce qui, du reste, paraissait chez elle un besoin continu ou un état normal. Elle insultait les gens de la maison qui ne la servaient pas assez vite, invectivait les cavaliers qui ne lui faisaient pas de place, donnait des coups de griffe à ceux qui voulaient s'émanciper avec elle, et répondait par des imprécations inouïes à ceux qui se moquaient de sa folle parure et de sa méchante humeur.
Mario se demandait à quelle intention une créature si revêche venait se jeter en pareille compagnie, lorsqu'une grosse femme couperosée et ridiculement affublée d'oripeaux misérables, entra aussi, chargée de caisses comme un mulet, et réclama le silence. Elle l'obtint difficilement, et, enfin, fit en français une sorte d'annonce pleine de pataquès en l'honneur de l'incomparable Pilar, sa compagne, danseuse morisque et devineresse infaillible, de par la science des Arabes.
Ce nom de Pilar réveilla Mario de sa léthargie. Il examina les deux bohémiennes, et, malgré le changement qui s'était fait en elles, il reconnut dans l'une l'élève victime et bourreau du misérable La Flèche; dans l'autre, l'ex-Bellinde de Briantes, l'ex-Proserpine du capitaine Macabre, s'annonçant désormais sous les noms et titres de Narcissa Bobolina, joueuse de luth, marchande de dentelles, au besoin raccommodeuse et godronneuse de rabats.
L'assistance accepta l'exhibition des talents annoncés. La Bellinde joua du luth avec plus de nerf que de correction, et la danseuse, à qui l'on fit place en s'entassant sur les tables, se livra à une télégraphie épileptique dont la souplesse fabuleuse et la grâce violente excitèrent les transports d'une assemblée très-excitée déjà par le vin, le bavardage et la pipe.
Le succès de Pilaf sur ces esprits troublés ne causa à Mario qu'une plus vive répulsion, et il allait se retirer, lorsque la curiosité lui vint d'écouter les prédictions qu'elle commençait à débiter en thèse générale, en attendant que quelqu'un lui demandât le secret de son avenir.
—Parle, parle, jeune sibylle! lui criait-on de toutes parts. Serons-nous heureux à la guerre? Forcerons-nous demain le pas de Suse?
—Oui, si vous étiez tous en état de grâce, répondait-elle avec dédain; mais comme il n'en est point un seul ici qui ne soit couvert d'une lèpre de péchés mortels, j'ai grand'peur pour vos belles peaux blanches!
—Attendez, dit quelqu'un, nous avons ici un jouvencel doux et chaste, un ange du ciel, Mario de Bois-Doré! Qu'il commence l'épreuve et interroge la devineresse.
—Mario de Bois-Doré? s'écria Pilar, dont les yeux étincelants devinrent livides et ternes. Il est ici? où donc? où donc? Montrez-le-moi!
—Allons, Bois-Doré, s'écria-t-on de tous côtés, ne cachez pas votre figure, et montrez vos deux mains.
Mario sortit de son coin et se montra aux deux bohémiennes, dont l'une s'élança pour saisir sa main, et l'autre baissa le nez comme pour ne pas être reconnue.
—Je vous ai vue, Bellinde, dit Mario à celle-ci; et, quant à toi, Pilar, ajouta-t-il en retirant sa main, qu'elle semblait vouloir porter à ses lèvres, regarde mes lignes, cela suffit.
—Mario de Bois-Doré! s'écria Pilar subitement irritée, je les connais de reste, les lignes de ta main fatale! Je les ai assez étudiées autrefois. Je n'ai jamais dit ton sort; il est trop méchant et trop malheureux.
—Et moi, je connais ta science, répondit Mario en levant les épaules. Elle dépend de ton caprice, de ta haine ou de ta folie.
—Eh bien, fais-en l'épreuve! reprit Pilar de plus en plus outrée, et, si tu ne crois pas à ma science, ne crains pas d'entendre ton arrêt. Demain, mon beau Mario, tu dormiras, couché sur le dos, au revers d'un fossé; mais tu auras beau avoir les yeux tout béants, tu ne verras plus la lumière des étoiles.
—C'est qu'il y aura des nuages au ciel, répondit Mario sans se troubler.
—Non, le temps sera clair; mais tu seras mort! dit la sibylle en essuyant de ses cheveux son front baigné de sueur froide. Assez! que l'on ne m'interroge plus! je dirais des choses trop dures à tous ceux qui sont ici!
—Tu révoqueras tes paroles, méchante diablesse! s'écria le jeune homme qui avait procuré à Mario cette agréable prédiction. Mes amis, ne la laissez pas sortir! Ces détestables sorcières nous mènent à la mort par le trouble qu'elles mettent dans nos esprits. Elles sont cause que nous perdons, dans le danger, la confiance qui sauve. Forçons-la de ravaler ses paroles et d'avouer qu'elle les a dites par méchanceté.
Pilar, souple comme une vipère, s'était déjà glissée dehors à travers les tables. Quelques-uns coururent après elle. La Bellinde s'enfuyait par une autre porte.
—Laissez-les, dit Mario. Ce sont deux mauvaises bêtes dont je vous raconterai l'histoire dans un autre moment. Je n'ai aucun souci de la prédiction; je suis payé pour savoir ce que vaut cette belle science!
On pressa Mario de questions.
—Demain, répondit-il, après la bataille, après ma prétendue mort! En ce moment permettez-moi d'aller voir si mon père est bien gardé de ses gens; car je sais l'une de ces femmes, toutes les deux peut-être, fort capables de lui vouloir du mal.
—Et nous, lui répondirent ses jeunes amis, nous ferons une ronde pour nous assurer qu'il n'y a point autour de ce village quelque bande de bohémiens pillards et assassins dans les embuscades.
On fit cette ronde avec soin. Elle semblait fort inutile, le camp régulier ayant des sentinelles et des estradiots vigilants qui battaient et gardaient tous les alentours jusqu'à une grande distance. On sut des gens du village que les deux bohémiennes étaient arrivées seules dès la veille et qu'elles logeaient dans une maison qu'on leur montra. On s'assura qu'elles y étaient, et Mario ne jugea pas nécessaire de les y faire surveiller. Il lui suffisait de bien garder celle où reposait son père.
La nuit se passa fort tranquillement; trop tranquillement au gré de l'impatiente jeunesse, qui espérait être éveillée par le signal du combat. Il n'en fut rien. Le prince de Piémont, beau-frère de Louis XIII, était venu négocier avec Richelieu de la part du duc de Savoie, et les pourparlers suspendaient les hostilités, au grand mécontentement de l'armée française.
La journée du lendemain se passa donc dans une fiévreuse attente, et la prédiction de la bohémienne, ainsi avortée, ne préoccupa plus les amis de Mario.
Les deux vagabondes avaient plié bagage et traversé les avant-gardes pour s'en aller en France exercer leur industrie nomade. Il n'y avait pas à craindre qu'on les laissât revenir sur leurs pas. Le cardinal maintenait les ordres les plus sévères à l'effet d'expulser de la suite des armées les femmes, les enfants et surtout les filles de mauvaise vie. Contre celles-ci, bohémiennes, danseuses ou magiciennes, il y avait peine de mort.
À la veillée du 4 mars, Mario fut donc sommé de raconter les aventures de la grosse Bellinde et de la petite Pilar. Il le fit avec une clarté et une simplicité qui attirèrent sur lui l'attention de tous ceux qui se trouvaient là. Sa modestie l'avait empêché jusqu'alors de se faire remarquer: son intéressante histoire et la manière à la fois touchante, naturelle et enjouée dont il la résuma, firent oublier à ses compagnons charmés le jeu et l'heure avancée.
Il pouvait, certes, raconter toute sa vie; mais un indéfinissable sentiment de réserve craintive lui fit taire jusqu'au nom de Lauriane.
LXXI
Il était plus de minuit quand on se sépara. Chaque groupe regagna le gîte plus ou moins détestable dont il s'était assuré, et Mario, suivi de Clindor, se trouvait seul à la porte du sien, lorsqu'une ombre indécise, pelotonnée sur le seuil, se leva et vint à lui.
C'était Pilar.
—Mario, lui dit-elle, n'aie pas peur de moi. Je ne t'ai jamais fait de mal, et je n'ai pas de raisons d'en vouloir à ton vieux père. Je n'épouse pas la haine de la Bellinde contre vous.
—Bellinde hait donc toujours mon père? dit Mario. Elle a donc oublié qu'il l'a empêchée d'être pendue comme le capitaine Macabre?
—Oui, Bellinde avait oublié cela, ou peut-être ne l'a-t-elle pas su; mais il n'est plus temps de le lui apprendre, et à présent elle ne hait plus personne.
—Que veux-tu dire?
—Que j'ai fait d'elle ce qu'elle voulait faire de vous.
—Quoi donc? Parle!
—Non, c'est inutile, Mario, tu ne m'en aimerais pas davantage; car tu me hais, je le sais.
—Je ne hais personne, répondit Mario; je hais le mal, et les méchants instincts me font horreur. Tu as conservé les tiens, malheureuse fille! Je l'ai bien vu hier, lorsque tu te faisais une joie folle de me troubler l'âme. Tu n'y réussiras jamais, sache-le, et laisse-moi tranquille; le mieux pour toi est que je t'oublie.
—Écoute, Mario, s'écria Pilar parlant à demi-haut, d'une voix étranglée. Ce n'est pas ainsi qu'il me faut traiter! Vrai, il ne le faut pas, si tu aimes quelqu'un sur la terre! car, moi, je t'aime et je t'ai toujours aimé. Oui, dès le temps où nous étions aussi pauvres l'un que l'autre, dormant sur les mêmes bruyères et mendiant sur le même pavé, j'étais amoureuse de toi. Je suis née ainsi, je ne me souviens pas d'un jour de ma vie où la passion de l'amour ou de la haine ne m'ait pas dévorée. Je n'ai pas eu d'enfance, moi! Je suis née de la flamme, et j'y mourrai, une vraie flammèche de bûcher! Qu'importe? Je vaux mieux ainsi pour toi que ta Lauriane, qui t'a toujours méprisé et qui n'aime jamais que ses vieux parpaillots... heureusement pour elle! Oui, heureusement, je te dis! car je sais votre vie à tous deux. Je suis retournée deux fois dans votre pays, et, un jour, j'ai passé tout près de toi sans que tu m'aies reconnue. Tu m'as jeté une petite pièce d'argent. Tiens, la voici à mon cou, cachée sous mes colliers comme ce que j'ai de plus précieux au monde; je l'ai percée et j'y ai écrit ton nom avec une pointe. C'est mon talisman. Quand je ne l'aurai plus, je mourrai!
—Allons, allons, dit Mario, assez de folies! Que veux-tu maintenant? Pourquoi es-tu revenue ici au péril de ta vie, et pourquoi m'attendais-tu à cette porte? Rends-moi cette pièce de monnaie, et prends, pour les dépenser, ces pièces d'or dont tu peux avoir besoin.
—Garde ton or, Mario: je n'en ai pas besoin, moi; je veux garder et je garderai ton gage, bien que tu rougisses de savoir ton nom écrit sur ma poitrine. Je suis venue ici pour te raconter mon histoire, il faut que tu l'entendes.
—Dis-la donc vite: la nuit est très-froide et j'ai sommeil.
—Je ne veux la dire qu'à toi, et ton page nous écoute. Viens avec moi hors des murailles.
—Non; mon page dort contre la porte. Parle ici et hâte-toi, ou je te quitte.
—Écoute-moi donc, j'aurai vite tout dit. Tu sais que mon père a été pendu et ma mère brûlée!
—Oui, je me souviens que tu me le disais souvent. Après?
—Après? La Flèche m'a élevée pour me faire souffrir. C'est lui qui me rompait les os pour me rendre plus souple, et qui me portait dans une cage pour me rendre malade et furieuse. Il me montrait comme une bête désespérée qui mord tout le monde.
—Mais tu t'es affreusement vengée de lui?
—Oui, je l'ai étouffé avec du sable, des cailloux et de la terre, comme il criait:—«Au secours! j'ai soif! j'ai soif! Il avait un bras qui remuait encore et dont il voulait m'étouffer aussi. Mais, au péril de ma vie, je lui ai fait rentrer dans la gorge ce qu'il gardait de la sienne. Ne lui devais-je pas cela? N'était-ce pas mon droit? Vous l'eussiez peut-être sauvé, vous autres, et il vous eût payés comme Bellinde, qui, sans moi, eût réussi hier à vous empoisonner tous, toi, ton père et tes valets, afin, disait-elle, de justifier la prédiction que je t'avais faite devant témoins, et de garder ma renommée de devineresse.
—Et alors, toi, tu l'as donc?...
—Je lui devais cela aussi, à elle! Écoute, écoute mon histoire! Après m'être vengée de La Flèche, je m'étais cachée dans le pavillon du jardin. Je t'avais vu en colère contre moi, et j'attendais que cela fût passé. Je croyais que tu me chercherais, que tu t'inquiéterais de moi et que tu me garderais dans ton château pour m'aimer. Mais, vers le soir, tu es venu là avec la Lauriane, et tu lui as dit que tu voulais être son mari. Elle s'est raillée de toi; elle te trouvait trop jeune; à présent, c'est elle qui est trop vieille, Dieu merci! Et puis tu lui as dit que tu me haïssais, et j'ai bien entendu tout! Alors j'ai fait tomber une pierre sur elle pour la tuer, et je me suis bien cachée. Mais vous avez cru que la pierre était tombée toute seule, et vous m'avez laissée là.
»J'y ai passé la nuit, mourant de faim et de froid. J'étais furieuse; cela me soutenait. Je vous maudissais tous les deux, je me maudissais moi-même pour t'avoir déplu. Je voulais me laisser mourir; mais je n'en ai pas eu le courage, et, ne voulant plus rien de toi que je croyais haïr, j'ai été à Brilbault chercher l'argent de Sanche, que La Flèche m'avait fait voler, deux ou trois mois auparavant, dans la maison de la Caille-Bottée.
»Dans ce temps-là je ne savais pas le prix de l'argent, et, par haine de La Flèche, j'avais tout rendu à Sanche, qui l'avait si bien caché qu'il pouvait gouverner les bohémiens avec des promesses et quelques écus de temps en temps. Mais, moi, je savais où il l'avait enfoui, son trésor, et il en restait beaucoup; du moins, beaucoup pour moi qui avais besoin de si peu. J'en fis plusieurs parts et je les cachai en divers endroits.
»Je m'étais mis dans la tête que je pouvais vivre seule, sans dépendre de personne, et aller libre par toute la terre, enfant que j'étais! Mais je m'ennuyai bientôt, et, rencontrant la Bellinde, qui se sauvait du pays, toute rasée et dans un état misérable, je lui contai que j'avais de petits trésors cachés, tout en me gardant de lui dire jamais où ils étaient! Oh! pour le savoir, elle m'a flattée, tourmentée, grisée et questionnée jusque dans mon sommeil. Elle espérait toujours m'arracher mon secret; c'est pourquoi elle s'est faite ma mère et ma servante, me caressant toujours et me trahissant...
»Oh! oui! elle m'a odieusement trahie! Elle m'a vendue, elle m'a livrée, lorsque j'étais encore une enfant; et quand, plus tard, j'ai compris et senti ma honte, j'ai juré que je me vengerais quand je n'aurais plus besoin d'elle.
»À cette heure, les corbeaux se repaissent de sa chair! et c'est bien fait, mon Dieu!
—Tu es une malheureuse et horrible fille! dit Mario. Et, à présent, as-tu fini?
—À présent, je veux que tu m'aimes, Mario, ou je me vengerai de la Lauriane, que tu aimes toujours, je le sais! puisque tout à l'heure, dans l'auberge, tu n'as pas voulu parler d'elle aux messieurs qui étaient là. Oh! j'y étais aussi, moi, cachée dans le grenier, d'où j'entendais tout le mal que tu as dit de moi.
—Puisque tu as tout entendu, comment es-tu assez folle pour ma demander de t'aimer?
—Je ne suis pas folle! On passe de la haine à l'amour, je le sais par moi-même. On déteste et on adore en même temps. D'ailleurs, tu as avoué que j'avais maintenant de beaux yeux, des bras fins et une sorte de beauté diabolique. C'est comme cela que tu disais dans l'auberge tout à l'heure. Et beaucoup de ces gentilshommes m'avaient offert, la veille, de quoi avoir d'autres jupes de taffetas et d'autres pendants d'oreilles, parce que, laide ou belle, je leur avais tourné la tête. Mais, moi, je ne veux rien d'eux, et rien de toi. J'ai encore de l'argent caché en Berry, et j'irai quand je voudrai. Prends-y garde, Mario! ta Lauriane me répond de toi. Prends-moi avec toi, ou renonce à elle.
—Puisque tu te confesses si bien de tes mauvais desseins, dit Mario, je t'arrête...
Il allait saisir la bohémienne, décidé à la livrer à la justice du camp; mais il ne retint d'elle que son écharpe: plus diaphane et plus rapide que les nuées chassées par le vent, elle s'était échappée.
Il la poursuivit, et il l'eût atteinte, car lui aussi savait courir; mais il avait à peine tourné l'angle de la rue, que le son éclatant des trompettes lui annonça le boute-selle; c'était le signal du départ pour la bataille.
Mario oublia les folles menaces qui l'avaient ému, et courut rejoindre son père, qui se levait à la hâte.
À la pointe de jour, tout le monde était en marche.
«Le pas de Suse est un défilé qui, sur un quart de lieue de long, n'a pas toujours vingt pas de large et qu'obstruent, çà et là, des roches éboulées. Les tergiversations du prince du Piémont n'avaient eu d'autres fins que de retarder pendant quelques jours la marche de notre armée. L'ennemi avait mis le temps à profit pour se fortifier.
»Le défilé était coupé de trois fortes barricades couvertes par des boulevards et des fossés. Les rochers qui le commandent des deux côtés étaient couronnés de soldats et protégés par de petites redoutes.
Enfin, le canon du fort Tallasse, bâti sur une montagne voisine, balayait l'espace découvert entre Chaumont et l'entrée de la gorge. C'était une de ces positions dans lesquelles une poignée d'hommes paraît capable d'arrêter une armée entière.
«Rien n'arrêta cependant la furie française[26].»
Tant d'excellents historiens nous ont transmis le récit de cette belle action, que nous ne ferions qu'un peu moins bien après eux: notre rôle n'est pas d'écrire l'histoire dans ses faits officiels, mais de la chercher dans ses épisodes oubliés. C'est pourquoi nous suivrons les beaux messieurs de Bois-Doré à travers le carnage, sans nous laisser éblouir par l'ensemble majestueux du tableau. D'autant plus le ferons-nous, qu'ils n'eurent pas le loisir de la contempler longtemps eux-mêmes.
La scène était magnifique: un combat de héros dans un site sublime!
Mario eut, au premier coup de canon, des échos d'ivresse dans de cœur. Comment il franchit la première barricade, si ce fut sur un cheval ailé ou «sur le propre souffle embrasé du dieu Mars;» comment il oublia le serment fait à son père de ne pas s'éloigner de lui, il ne l'a jamais su. Toute la passion de son âme, toute la fièvre de son sang, contenues à l'habitude par la modestie et l'amour filial, firent en lui comme une éruption volcanique.
Il oublia même un instant que son père le suivait au plus fort du danger, et, pour ne pas le perdre de vue, s'exposait autant que lui.
Aristandre était là, il est vrai, se plaçant comme une muraille mobile autour de son maître; mais Mario, au plus chaud de l'assaut, se retourna plus d'une fois pour voir le panache gris du vieillard qui dépassait tous les autres, et, chaque fois qu'il le vit flotter, il remercia Dieu et se fia à son étoile.
L'affaire fut si impétueusement menée, qu'elle ne coûta pas cinquante hommes à la France. Ce fut une de ces miraculeuses journées où la foi est dans tous, et où rien ne se trouve impossible.
La position emportée, Mario s'était lancé sur la route de Suse, à la poursuite des fuyards, parmi lesquels était le duc de Savoie en personne, lorsqu'il vit venir sur sa droite un cavalier masqué, courant ventre à terre.
—Arrêtez, arrêtez-vous? lui cria cet homme; le service du roi avant tout! Portez mes dépêches. Je vous connais; je me fie à vous!
Et, en disant ces mots, le cavalier se laissa glisser à terre, évanoui, pendant que son cheval, épuisé, tombait sur ses deux genoux.
Mario fut le seul de ses jeunes compagnons qui eut le courage de renoncer à une dernière prouesse; il sauta à terre, et ramassa le paquet cacheté que le courier venait de laisser échapper.
Mais, comme il allait tourner bride vers le camp du roi, un groupe d'hommes armés qui ne paraissaient pas avoir pris part à l'action et qui, évidemment, poursuivaient le messager sans savoir où ils se jetaient, débusqua par la droite et s'élança vers Mario en lui criant en italien qu'il aurait la vie sauve s'il rendait le paquet sans donner l'alarme.
Mario se hâta d'appeler au secours de toutes ses forces. Personne ne l'entendit. Son père était encore loin en arrière, ses compagnons déjà loin en avant. Il fit feu de sa carabine pour se faire mieux entendre, et, pour ne pas perdre son coup, il le dirigea sur les assaillants, dont un roula sur la poussière. Mario n'attendit pas les autres. Il était remonté à cheval; il fila comme une flèche au milieu d'une grêle de balles qui se logèrent, partie dans son chapeau, partie dans le talus qui côtoyait.
Il entendit du bruit derrière lui, des cris, des coups. Il n'en tint compte, il ne se retourna pas.
Il n'avait pas vu le visage, il n'avait pas reconnu la voix du messager. Il regrettait d'abandonner à l'ennemi un homme qui savait se rendre si utile. Mais il s'agissait avant tout de sauver la dépêche, et c'est par miracle qu'il la sauvait.
Sa course rétrograde étonna ceux qu'il rencontra. À peu de distance du quartier royal, il vit accourir son père, qui s'effraya de le voir passer ainsi sans s'arrêter, et qui le crut blessé et emporté par son cheval. Mais Mario lui cria:
—Rien! rien!
Et il disparut dans un tourbillon de poussière.
Il fut d'abord repoussé d'auprès de la personne du roi, et, tout aussitôt, prenant son parti, il s'élança vers celle du cardinal.
Le cardinal s'était vu exposé déjà à tant de projets d'assassinat, qu'on ne l'approchait pas facilement. Mais les dépêches que Mario brandissait au-dessus de sa tête et l'heureuse physionomie du digne jeune homme inspirèrent une subite confiance au grand ministre. Il le manda près de lui, et reçut le paquet, que Mario, dans sa hâte, ne songea pas à lui présenter le genou en terre.
LXXII
Le cardinal lut la dépêche.
C'était quelque bonne nouvelle: peut-être le chiffre des forces insuffisantes que Gonzalez de Cordoue avait devant Casal; peut-être une conspiration des reines contre le pouvoir qui sauvait la France.
Quoi qu'il en fût, le cardinal ferma la dépêche avec un malin sourire et leva les yeux sur Mario en disant:
—Les destins propices ont fait si bien les choses, en ce jour, qu'ils ont choisi pour messager un archange. Qui êtes-vous, monsieur, et d'où vient que vous êtes porteur d'une telle dépêche?
—Je suis un gentilhomme volontaire, répondit Mario. J'ai pris cette dépêche dans une main mourante, tendue vers moi au milieu de la chasse que nous donnions à l'ennemi. On m'a dit: «Le service du roi avant tout.» Je n'ai pu approcher du roi, j'ai pensé que j'approcherais de Votre Éminence.
—Vous avez donc pensé, reprit le cardinal, que c'était tout un, en ce sens que le roi ne peut avoir de secrets pour son ministre?
—J'ai pensé qu'il n'en devait point avoir, répondit tranquillement Mario.
—Comment vous nommez-vous!
—Mario de Bois-Doré.
—Vous avez... quel âge?
—Dix-neuf ans.
—Vous étiez à La Rochelle?
—Non, monseigneur.
—Pourquoi?
—Je ne me bats pas volontiers contre les réformés.
—Vous en êtes?
—Non, monseigneur.
—Mais vous les approuvez?
—Je les plains.
—Si vous avez quelque chose à me demander, faites vite, le temps est précieux.
—Donnez-nous souvent des journées comme celle-ci, voilà tout ce que je demande! répondit Mario, qui, dans son empressement à ne pas faire perdre de temps au cardinal, s'éloigna sans s'apercevoir que Son Éminence voulait encore lui parler.
Mais d'autres soins réclamaient le grand ministre. Il se porta ailleurs et oublia Mario.
Le lendemain, comme, on s'installait à Suse, Mario crut voir passer M. Poulain, habillé en campagnard. Il l'appela et ne reçut pas de réponse.
M. Poulain se tenait caché, suivant sa coutume. Ayant pour emploi les missions secrètes, l'ex-recteur montrait sa figure le moins possible dans certaines localités, et ne s'y présentait jamais ostensiblement devant les personnages importants qui l'employaient.
Pendant que le roi, c'est-à-dire le cardinal, recevait à Suse les soumissions du duc de Savoie, ce qui prit nécessairement plusieurs jours, le marquis se reposait de ses émotions.
Bien que les campagnes de Richelieu ne ressemblassent en rien aux guerres de partisans de sa jeunesse, Bois-Doré avait été là pour son compte aussi tranquillement que s'il n'eût jamais quitté les champs de bataille; mais il avait été rudement secoué de voir son cher Mario dans cette épreuve. D'abord il avait craint que l'enfant ne fût au-dessous de ses espérances; car, depuis la terrible nuit de l'assaut de Briantes et de la mort de Sanche, Mario avait souvent montré beaucoup de répugnance pour la sang versé. Quelquefois même, à la voir si peu curieux du siége de La Rochelle, qui montait autour de lui toutes les jeunes têtes, le marquis, bien que satisfait de ses principes, avait eu peur de sa prudence. Mais quand il le vit fondre sur les barricades et grimper aux redoutes du pas de Suse, il le trouva trop téméraire et demanda pardon à Dieu de l'avoir amené là. Enfin, il avait pris confiance, et, sachant son aventure de la dépêche, il pleurait de joie et radotait de plaisir dans le sein du fidèle Adamas.
Celui-ci se faisait remarquer dans la ville par ses airs d'arrogance et le mépris qu'il faisait de tout ce qui n'était pas M. le marquis ou M. le comte de Bois-Doré. Aristandre était fort content d'avoir tué beaucoup de Piémontais mais il eût voulu tuer plus d'Espagnols. Clindor ne s'était pas mal comporté. Il avait eu bien peur au commencement; mais il se disait prêt à recommencer.
Cependant Mario, au milieu de la joie des siens, était sous le coup d'une vive inquiétude. Lui, qui méprisait les vaines prédictions et qui avait traversé le feu sans y songer, il se sentait faiblir devant une folle menace, et Pilar repassait dans ses rêves, comme l'esprit du mal sous la forme d'un invisible et insaisissable ennemi. Il était payé pour savoir que les plus faibles adversaires peuvent, par la persévérance de la haine, devenir les plus redoutables. Il avait sans cesse Lauriane devant les yeux; il lui semblait qu'un effroyable danger la menaçait. Il prenait ses craintes pour des pressentiments.
Un matin, il retourna à Chaumont comme pour faire une promenade. Il s'enquit vainement de la petite bohémienne. Il poussa plus loin vers le mont Genèvre, et apprit que le corps d'une femme avait été trouvé par là, dans la matinée du 3 mars. On l'avait d'abord crue morte de froid; mais, lorsqu'on l'enterra, ses lèvres et son rabat portaient des traces particulières de brûlure, comme si elle eût avalé par surprise quelque poison corrosif. Les montagnards qui communiquèrent ce commentaire à Mario, lui proposèrent de lui montrer le cadavre. On l'avait enfoui dans la neige provisoirement, la terre étant trop glacée en cet endroit pour être aisément creusée.
Mario s'empressa de constater que ce cadavre était bien celui de Bellinde. Donc, Pilar n'avait pas menti. Elle s'était défaite de sa compagne: elle pouvait, par les mêmes moyens, se défaire de sa rivale.
Mario retourna à Suse en toute hâte et confia tout à son père.
—Laissez-moi courir à Briantes, lui dit-il. Attendez-moi ici pour continuer la campagne, s'il y a lieu. Si la paix est définitivement signée, vous le saurez dans quelques jours et viendrez ma rejoindre sans vous presser et sans vous fatiguer. Seul, j'irai plus vite, assez vite pour devancer encore cette détestable fille, qui n'a ni le moyen ni la force de courir la poste.
Le marquis céda. Mario fit sur-le-champ ses dispositions pour partir le lendemain matin avec Clindor.
Dans la soirée, M. Poulain vint avec précaution. Il était tout joyeux et tout mystérieux en même temps.
—Monsieur le marquis, dit-il à Bois-Doré quand il fut seul avec lui et Mario, je vous devais déjà beaucoup, et je devrai ma fortune à votre aimable fils! La précieuse dépêche que je portais, et qu'il a réussi à sauver, m'assure une place moins périlleuse et plus relevée dans la confiance du père Joseph, c'est-à-dire du cardinal.
»Je viens vous payer ma dette et vous annoncer que votre unique ambition, à vous, est satisfaite. Le roi ratifie vos droits au marquisat de Bois-Doré, à la seule condition que vous construirez sur vos terres une maison quelconque, à laquelle vous donnerez ce nom, et qui, par lettres royaux, sera transmissible à vos hoirs et à leurs descendants. Son Éminence espère que vous continuerez la guerre avec elle, si la guerre continue, et, au premier moment de loisir qu'elle aura, elle vous mandera en sa présence pour vous complimenter du grand courage et dévouement du vieillard et de l'enfant: je vous demande pardon, ce sont ses paroles. M. le cardinal vous avait remarqués tous les deux, et depuis il s'est enquis de vos noms. Il avait été content aussi de vous en particulier, monsieur le comte, pour ce que vous ne lui demandiez en récompense, que des batailles.
»J'ai eu le bonheur de paraître devant lui, de ma chétive personne, de lui faire le récit de mes dangers et des vôtres, sans oublier qu'à onze ans, vos occîtes de votre main l'assassin de votre père; enfin, je lui rappelai qu'il devait une nouvelle utile autant qu'agréable à ce même enfant, aussi avisé que brave. Vous voilà donc en bon chemin, monsieur Mario. Si peu que je sois, je vous y pousserai de toutes mes forces si l'occasion se retrouve.»
Malgré le vif désir qu'éprouvait le marquis de présenter Mario au cardinal, Mario ne voulut pas attendre le jour éventuel de l'entrevue promise.
Après avoir vivement remercié l'abbé Poulain (celui-ci disait tout bas, en souriant, qu'on pouvait désormais l'appeler ainsi). Mario, heureux du plaisir de son père et d'Adamas a l'endroit de ce fameux marquisat, se jeta sur son lit, dormit quelques heures, alla encore embrasser ses vieux amis, et partit pour la France à la pointe du jour.
Mario eût voulu dévorer l'espace. Mais, bien qu'il eut un cheval admirable, il crut devoir courir la poste à franc étrier, et ses forces le trahirent. Il avait été légèrement blessé à l'affaire du pas de Suse, et l'avait caché avec soin: cette blessure s'irrita, il prit la fièvre, et, en arrivant a Grenoble, il tomba sur son lit. Clindor, épouvanté, s'aperçut qu'il avait le délire.
Le pauvre page courut chercher un médecin. Il n'eut pas la main heureuse: ce médecin empira la blessure par ses remèdes. Mario fut très-mal. L'impatience et la douleur de se voir ainsi arrêté aggravèrent son état. Clindor s'était décidé à envoyer un exprès au marquis; mais il perdait la tête, et il adressa ce courrier à Nice, au lieu de l'envoyer à Suse.
Un soir qu'il se désespérait et qu'il pleurait seul sur le palier de la chambre où gisait Mario accablé, il crut l'entendre parler seul et rentra précipitamment.
Mario n'était pas seul; une mince et pâle figure habillée de rouge se penchait vers lui comme pour l'interroger.
Clindor eut peur. Il crut que le diable venait tourmenter l'agonie de son pauvre jeune maître, et il cherchait des formules d'exorcisme, lorsque à la faible clarté de la veilleuse, il reconnut Pilar.
Sa peur augmenta. Il avait entendu sa conversation avec Mario à Chaumont. Il la savait donc éprise de lui jusqu'à la fureur. Il le croyait fermement vouée à Satan, et la peur faisait sur lui son effet accoutumé, qui était de le rendre brave, il se jeta sur elle l'épée à la main, et faillit blesser Mario, que Pilar mit à découvert en évitant le coup.
Il n'en put porter un second; Pilar le désarma sans qu'il sût comment, en se jetant sur lui d'un bond si rapide et si imprévu, qu'il fut forcé de lâcher prise.
—Tiens-toi tranquille, sot et fol que tu est, dit-elle. Je ne viens pas ici pour nuire à Mario, mais pour le sauver: ignores-tu que je l'aime, et que sa vie est la mienne? Fais ce que je te commanderai, et dans deux jours il sera debout.
Clindor, ne sachant à quel saint se vouer, et voyant bien que le praticien appelé par lui empirait l'état du malade a chaque ordonnance, céda à l'ascendant de Pilar. Malgré la peur qu'elle lui causait, elle agissait sur ses sens par un prestige qu'il ne s'avouait pas, mais qu'il ne pouvait secouer. Par moments, il tremblait de lui confier la vie de Mario; mais il obéissait en se disant qu'il était ensorcelé par elle.
La fièvre n'était chez Mario qu'un résultat de l'irritation nerveuse: un jour de repos eût guéri sa blessure. Mais le médecin lui avait appliqué un onguent curatif qui produisait sur tout son être l'effet du poison. Pilar lava et purifia la plaie.
Elle possédait ces secrets des Morisques auxquels les chrétiens d'Espagne avaient recours en désespoir de cause. Elle fit prendre au malade des contre-poisons efficaces. La pureté de son sang et le bel équilibre de son organisation aidèrent à l'effet des remèdes. Il recouvra à demi ses esprits la nuit même; le lendemain matin, il ne délirait plus. Le soir, encore abattu par une grande faiblesse, il se sentait sauvé.
Dans son transport de joie, Clindor fit, sans le savoir, une déclaration d'amour à l'habile bohémienne. Celle-ci n'y fit pas la moindre attention. Elle se cachait derrière la chevet du lit pour que Mario ne la vît pas. Elle savait bien que son apparition le troublerait.
Le surlendemain, Mario se sentit si courageux, qu'il donna à Clindor l'ordre de chercher à acheter une chaise de poste, afin qu'ils pussent continuer leur voyage. Clindor, voyant bien que c'était trop tôt, feignit de n'en pouvoir trouver, Mario lui commanda alors de lui amener des chevaux pour courir la poste.
Clindor se désolait de son obstination: Pilar intervint. Mario faillit retomber malade de colère en la voyant et en apprenant qu'il lui devait la vie. Mais il se calma aussitôt, et, lui parlant avec douceur:
—D'où viens-tu? lui dit-il; où as-tu été depuis que tu m'as fait ces menaces?...
—Ah! tu crains pour elle! répondit Pilar avec un amer sourire. Calme-toi; je n'ai pas eu le temps d'aller là-bas. Je n'irai pas, si tu veux cesser de me haïr.
—Je cesserai, Pilar, si tu renonces à ta vengeance; car, si tu y persistes, je te haïrai autant que la vie que tu m'auras rendue.
—Ne parlons pas encore de cela pour le moment; tu peux bien te tenir tranquille et ne point aller dans ton pays, puisque ma présence auprès de toi te répond de tout.
Pilar touchait le point essentiel de la situation. Mario se calma et consentit à attendre sa guérison à Grenoble. Il dut consentir aussi à voir Pilar auprès de lui. Il ne pouvait plus songer à livrer à la rigueur des lois celle qui venait de le sauver et qu'il devait tenter de ramener par la douceur. Il n'osait donc l'irriter par ses dédains, et malgré l'invincible répugnance qu'elle lui inspirait, il en était réduit à s'inquiéter quand elle était longtemps dehors, et à se réjouir quand il la voyait rentrer.
Cet état de choses fut intolérable au bout de deux ou trois jours. Pilar, incapable d'aucun raisonnement moral, voulait être aimée; elle peignait sa passion avec une sorte d'éloquence sauvage, la disant et la croyant chaste, parce qu'elle n'était pas gouvernée par les sens, et sublime, parce qu'elle avait toute l'ardeur d'une imagination déréglée et d'un dépit opiniâtre. Elle accablait Lauriane de malédictions et Mario de reproches amers, en disant sa folie sans pudeur devant le pauvre Clindor, qui s'embrasait auprès de ce volcan.
Mario fut bientôt lassé du rôle ridicule qu'il se voyait forcé de jouer. C'est en vain qu'il essayait de convertir cette nature incapable d'aimer le bien pour le bien, incapable même de deviner qu'il en pût être ainsi pour Mario, pour quelqu'un au monde.
—Si tu n'aimais pas follement cette Lauriane, lui disait-elle avec une effrayante candeur, tu me confierais le soin de ta vengeance; car elle t'a dédaigné et te dédaignera toujours.
LXXIII
Mario put enfin se lever, et il sortit seul, un soir, affame d'air et de liberté, essayant ses forces, décidé à poursuivre son voyage, dût-il faire incarcérer Pilar jusqu'à nouvel ordre, dût-il se laisser suivre par elle afin de la tenir en respect.
Il rêvait au plan qu'il devait adopter, et montait lentement vers le couvant de la Visitation, sans but, et comme attiré par les hauteurs. Il se trouva tout à coup en face d'une personne qui s'arrêta devant lui. Il s'arrêta également. Tous deux semblaient forcés de se regarder.
C'était, à en juger par sa mise et son air, une femme noble, très-simplement vêtue, petite et mince, pâle, mais belle et jeune, autant que permettait d'en juger le demi-masque noir que les femmes un peu recherchées portaient à la promenade.
Elle avait un chaperon de veuve et le costume entièrement noir. Ses cheveux d'un blond cendré formaient deux belles masses sur ses tempes. Elle marchait complétement seule. Pas un compagnon, pas un valet devant ou derrière elle sur le chemin.
D'abord la grâce moelleuse et chaste de sa démarche avait frappé de loin le regard de Mario. À mesure qu'elle approchait, la couleur de ses cheveux et le noir de son vêtement lui avaient fait battre le cœur. De plus près, il se défendit de cette illusion; face à face, il redevint ému et incertain.
Les mêmes perplexités semblaient agiter la dame masquée. Enfin, elle passa en rendant à Mario le salut qu'il lui adressait.
Mario fit vingt pas, non sans se retourner plusieurs fois; il en fit vingt autres encore et s'arrêta.
—Au risque de faire une inconvenance et d'être mal reçu, se dit-il, je veux savoir qui est cette femme!
Il revint donc sur ses pas en courant, et se trouva de nouveau en face de la dame masquée, qui revenait sur les siens. Ils hésitèrent encore tous les deux et faillirent se croiser comme la première fois sans oser se parler. En fin, la dame se décida la première.
—Je vous demande pardon, dit-elle avec émotion; mais, si une ressemblance ne m'abuse pas, vous êtes Mario de Bois-Doré?
—Et vous êtes Lauriane de Beuvre? s'écria Mario éperdu.
--- Comment se fait-il que vous me reconnaissiez, Mario? dit Lauriane en détachant son masque. Voyez comme je suis changée!
—Oui, dit Mario ravi, vous n'étiez pas de moitié si belle!
—Ah! ne vous croyez pas obligé a cette galanterie, dit Lauriane. La mort de mon père, les souffrances de mon parti et la chute de tous les miens m'ont faite vieille plus que les années. Mais parlez-moi de vous et des vôtres, Mario!
—Oui, Lauriane; mais prenez mon bras et conduisez-moi où vous demeurez, car il faut que je vous parle, et à moins que vous n'ayez ici une bonne protection, je ne vous quitterai pas.
Lauriane s'étonna de l'air animé de Mario; elle accepta son bras, et lui dit:
—Je ne pourrais pas, quand je voudrais, vous conduire maintenant jusque dans mon asile. C'est ce couvent que vous voyez sur le haut du plateau. Mais vous pouvez m'accompagner jusqu'à la porte, et, chemin faisant, nous nous instruirons l'un l'autre de ce qui vous concerne.
Pressée de s'expliquer la première, elle raconta à Mario qu'après la prise de La Rochelle, n'ayant pu obtenir de se dévouer à partager la captivité de madame de Rohan, elle avait voulu retourner en Berry. Mais on lui avait fait savoir à temps que le prince de Condé avait donné des ordres pour la faire arrêter de nouveau, au cas où elle y reparaîtrait.
Une vieille tante, la seule parente et amie fidèle qui lui restât, était supérieure au couvent de la Visitation de Grenoble: c'était une ancienne protestante, jetée toute jeune dans cette maison, et qui s'y était laissé convertir. Mais elle avait conservé pour les protestants une grande mansuétude, et elle appela Lauriane avec tendresse pour la cacher et la protéger jusqu'à la fin de la guerre du Midi. Lauriane avait trouvé là quelque repos et beaucoup d'affection.
Pas plus que chez les religieuses de Bourges, on ne l'avait persécutée. Par égard pour sa tante, on avait feint même d'ignorer qu'elle fût dissidente, et elle pouvait sortir seule et masquée pour porter des secours et des consolations à de malheureux protestants logés dans les faubourgs.
—Lauriane, dit Mario, il ne faut plus sortir, il ne faut plus vous montrer jusqu'à ce que je vous le dise. C'est par un secours de la Providence que vous n'avez pas été rencontrée et reconnue par un invisible et dangereux ennemi. Vous voici à la porte du couvent; jurez-moi, par la mémoire de votre père, que vous ne franchirez pas cette porte avant de m'avoir revu.
—Vous reverrai-je donc, Mario?
—Oui, demain. Pouvez-vous m'entendre au parloir?
—Oui, à deux heures.
—Jurez-vous de ne pas sortir?
—Je le jure.
Mario vit, cette fois, avec plaisir, la porte du cloître se refermer entre Lauriane et lui; il l'y jugeait en sûreté, si Pilar ne l'y découvrait pas. Il fit l'exploration attentive des alentours du couvent, pour s'assurer qu'il n'avait pas été suivi et guetté par elle. Il la savait capable de sacrifier toute la communauté pour atteindre sa rivale.
Il rentra chez lui et ne l'y trouva pas. Clindor ne l'avait pas vue depuis que son maître était sorti.
Mario sentait renaître toutes ses inquiétudes; à tout hasard, il descendait vers la rue, lorsqu'il entendit un tumulte qui lui fit troubler le pas. Il vit Pilar, que des archers emmenaient à la lueur des flambeaux. Elle jetait de grands cris, des cris à la fois déchirants et féroces, et, lorsqu'elle aperçut Mario, elle étendit vers lui des mains suppliantes avec une expression de désespoir qui l'ébranla un instant.
—Ah! cruel! lui cria-t-elle, c'est toi qui me fais jeter dans un cachot pour prix de mon amour et de mes soins! Infâme! tu veux te défaire de moi. Sois maudit!
Mario, sans lui répondre, interrogea le chef de l'escouade qui l'emmenait.
—Pouvez-vous me dire, lui demanda-t-il, si vous l'emprisonnez pour une nuit comme vagabonde, ou pour longtemps comme prévenue d'un crime ou d'un délit quelconque?
Il lui fut répondu qu'elle n'était accusée que d'un délit. Le praticien qui avait si mal soigné Mario, mécontent de le voir guéri par une aventurière, avait accusé celle-ci de lui souffler ses malades, en des termes qui équivalaient, dans ce temps, à une accusation d'exercice illégal de la médecine, accusation qui pouvait avoir des conséquences beaucoup plus graves que de nos jours, puisqu'on pouvait toujours soulever la question de sorcellerie, crime que les plus graves magistrats prenaient au sérieux et punissaient de mort.
—Quoi qu'il arrive d'elle, se dit Mario, il faut que cette dangereuse fille perde la trace de Lauriane, qu'elle avait peut-être déjà trouvée.
Et, dès le lendemain, il courut au couvent.
—À présent, dit-il à son amie, nous pouvons respirer, mais non nous endormir sur le danger.
Et il raconta toute sa bizarre aventure avec la bohémienne.
Lauriane l'écouta attentivement.
—Maintenant, lui dit-elle, je comprends tout. Sachez, Mario, pourquoi je fus si émue hier en vous voyant, et comment j'eus la hardiesse de vous adresser la parole sans être sûre de vous reconnaître. Sachez aussi pourquoi j'hésitai, la première fois, croyant être dupe de mon imagination. J'avais reçu, il y a huit jours, une lettre anonyme remplie d'injures et de menaces, où l'on m'annonçait que vous aviez été tué à l'affaire du pas de Suse.
»J'avais été bouleversée de cette nouvelle. Je vous pleurai, Mario, comme on pleure un frère, et j'écrivis à votre père une lettre que j'envoyai au messager de poste à l'instant même. Cependant, peu à peu, la réflexion me donna des doutes sur l'avis suspect que j'avais reçu, et quand je vous rencontrai, j'allais dans la ville pour m'informer, s'il était possible, des noms des gentilshommes tués dans ce combat.
»J'étais décidée, si le vôtre en était, d'aller trouver votre père pour tâcher de le soutenir et de le soigner dans cette mortelle épreuve. Je lui devais bien cela, n'est-ce pas, Mario, pour tant de bontés qu'il a eues autrefois pour moi?»
Mario regardait Lauriane et ne pouvait se lasser de contempler ses traits altérés, ses yeux enflammés par une douleur et des larmes dont la trace semblait encore fraîche.
—Ah! ma Lauriane, s'écria-t-il en lui baisant les mains, vous aviez donc gardé un peu d'amitié pour moi?
—De l'amitié et de l'estime, répondit-elle; je savais que vous n'aviez pas voulu combattre les protestants.
—Ah! jamais! et pourtant, je n'en ai jamais dit la principale raison! Je peux vous la dire, à vous, maintenant: je ne voulais pas risquer de tirer sur votre père et sur vos amis, Lauriane, je vous ai tendrement aimée; d'où vient donc que vos lettres à mon père étaient si froides pour moi?
—Je peux, moi aussi, vous parler maintenant à cœur ouvert, mon cher Mario. Mon père, lorsque nous nous vîmes pour la dernière fois à Bourges, il y a quatre ans, avait eu l'étrange idée de nous fiancer ensemble. Le vôtre repoussa, comme il le devait, le projet d'un mariage si mal assorti; et moi, un peu humiliée de la légèreté de mon pauvre père, je vous annonçai à diverses reprises des projets d'établissement auxquels je ne pouvais guère songer dans les tristes circonstances où je me trouvais. En même temps, j'étais froide pour vous en paroles, mon cher Mario, et peut-être un peu humiliée des prétentions que vous pouviez me supposer.
»Aujourd'hui, sourions de ces misères passées et rendez-moi la justice de croire que je ne songe à aucune espèce de mariage. J'ai vingt-trois ans: le temps est passé pour moi. Mon parti est écrasé, et ma fortune sera confisquée au premier caprice du prince de Condé. Mon pauvre père est mort, dépouillé, par les hasards de la guerre, des biens qu'il avait amassés dans ses excursions maritimes.
»Je ne suis donc plus ni riche, ni belle, ni jeune. Je m'en réjouis sous un rapport: c'est que je pourrai désormais vivre non loin de vous, sans que l'on puisse me soupçonner d'aspirer à autre chose qu'à votre amitié.»
Mario écoutait Lauriane, tout confus et tout tremblant.
—Lauriane, lui dit-il avec feu, c'est vous qui dédaignez mon nom, mon âge et mon cœur, en me parlant de cette tranquille chaîne d'amitié qu'il vous serait aisé de reprendre. Mais c'est à moi de dire: Il est trop tard. Je vous ai toujours saintement aimée, et je ne crois pas vous aimer moins religieusement, parce que je vous aime avec plus de passion depuis que je vous ai perdue et depuis que je vous retrouve.
»Moi aussi, Lauriane, j'ai bien souffert! Mais je n'ai jamais désespéré tout à fait. Quand j'avais bien caché ma peine, pour ne pas me laisser mourir de langueur, Dieu m'envoyait, comme un secours de grâce, des bouffées d'espoir en lui et de foi en vous.
»—Elle sait, elle doit savoir que j'en mourrais, me disais-je; elle m'aimera, elle n'en aimera pas un autre, ne fût-ce que par bonté d'âme! Je ne suis qu'un enfant, mais je peux me rendre digne d'elle bientôt et bien vite, en travaillant beaucoup, en me gardant le cœur bien pur, en ayant du courage, en rendant heureux ceux qui m'aiment et en me battant bien quand viendra une bonne guerre; car celle-ci est bonne, n'est-ce pas, Lauriane, et vous ne pouvez pas avoir aujourd'hui le cœur changé au point d'aimer les Espagnols?
—Non, certes! répondit-elle. Et c'est parce que M. de Rohan a voulu cette alliance de folie, de honte et de désespoir, que j'attendais ici la fin des événements sans vouloir m'y intéresser davantage.
—Voyez-vous bien, Lauriane, que rien ne nous sépare plus. Si je ne suis pas l'homme de bien et de savoir que je voudrais être, je crois du moins qu'à présent j'en sais autant et peux me battre aussi résolûment que les jeunes gens de vingt-cinq à trente ans, avec qui je viens de me trouver à l'armée.
»Quant à mon affection, Lauriane, j'en peux répondre pour toute ma vie. Je n'y aurai pas de mérite, je suis né fidèle, moi, et, depuis mon jeune âge, il m'a été impossible de trouver aimable et belle une autre femme que vous; j'ai mis mon cœur en vous dès le premier jour où je vous ai vue. Je ne me suis jamais déshabitué de vivre auprès de vous, et je n'ai jamais passé un jour à Briantes sans aller rêver à vous au lieu de jouer et de me distraire, aussitôt que je quittais mes études pour un instant. Ce que je pensais, ce que je vous disais, il y a huit ans, dans ce fameux labyrinthe, je le pense et je vous le dis encore.
»Je ne peux pas vivre heureux sans vous, Lauriane! Pour être heureux, il faut que je vous voie toujours. Je sais bien que je n'ai pas le droit de vous dire: Rendez-moi heureux! Vous ne me devez rien! mais peut-être que vous serez plus heureuse avec moi que vous ne l'étiez avec votre pauvre père et que vous ne l'êtes maintenant, seule, persécutée et obligée de vous cacher. Je n'ai pas besoin que vous soyez si riche; mais, si vous tenez à l'être, je ferai valoir vos droits dès que la paix sera faite; je vous défendrai contre vos ennemis.
»Mariée avec moi, vous serez libre de votre conscience, et, à l'abri de ma protection, vous prierez comme vous l'entendrez. Nous ne nous battrons pas pour nos autels, comme font, à cette heure, le roi et la reine d'Angleterre. Si vous tenez à un titre, je suis définitivement emmarquisé. Si vous n'êtes plus belle, cela, je n'en sais rien et ne le saurai jamais. Je vois bien que vous êtes changée. Vous voilà plus pâle et plus mince que lorsque vous aviez seize ans; mais, à mes yeux, vous êtes bien plus belle ainsi, et, ne l'eussiez-vous jamais été, il ne me semble pas que je vous eusse moins aimée.
»Donc, si le bonheur d'une femme est d'être belle pour celui qu'elle aime, aimez-moi, Lauriane, et vous aurez ce bonheur-là. Enfin, écoute, ma Lauriane, et laisse-moi te parler comme autrefois. J'ai eu bien de la soumission et du courage jusqu'à ce jour, ne m'ôte pas ma force; si tu veux attendre encore à me connaître comme ami et frère, j'attendrai que tu te fies en moi. Si tu veux que je retourne à la guerre, et, de vrai, c'est mon envie, viens au camp comme pupille et fille adoptive de mon père. Je ne te verrai que quand tu voudras, pas du tout, si tu l'exiges, jusqu'à ce que tu m'acceptes pour mari. Enfin, ne nous quitte plus; car, avec ou sans ton amour, nous sommes et voulons être toujours ta famille, tes amis, tes défenseurs, tes esclaves, tout ce que tu voudras que nous soyons, pourvu que tu nous permettes de t'aimer et de te servir.»
Lauriane pressa dans ses mains les mains du bon Mario.
—Tu es un ange, lui dit-elle, et il me faut du courage pour te refuser. Mais je t'aime trop pour lier ta brillante destinée à ma destinée finie et douloureuse; j'aime trop ton père pour lui vouloir causer ce chagrin...
—Mon père! tu doutes de mon père, à présent? s'écria Mario hors de lui. Ah! Lauriane! n'as-tu pas compris que le tien t'avait trompée! Dis donc que tu ne m'aimes pas, que tu ne m'as jamais aimé!...
En ce moment, on sonna avec force à la grille du couvent, et, une minute après, le marquis de Bois-Doré s'élançait dans le parloir et pressait tour à tour Mario et Lauriane dans ses bras.
Il n'avait pas reçu le courrier de Clindor, mais la lettre de Lauriane; et comme la paix était signée et qu'il s'en retournait en Berry, il venait la chercher à son couvent pour la ramener avec lui. Il fut donc fort surpris de trouver là Mario, qu'il croyait déjà rendu à Briantes.
On s'expliqua; puis Mario, encore très-ému, dit au marquis:
—Vous arrivez bien, mon père. Voilà Lauriane qui croit que vous ne l'aimez point!
On s'expliqua encore. Le marquis voyait l'agitation et la douleur de Mario, et il souriait.
Tout à coup, Lauriane comprit ce sourire.
—Mon marquis, s'écria-t-elle en rougissant et en tremblant, rendez-moi la lettre que je vous ai écrite quand j'ai cru à la mort de votre fils! Rendez-la-moi, je le veux, ne la montrez pas...
—Non, non, répondit le marquis en tendant, d'un air narquois, la lettre à Mario; il ne la verra jamais, à moins, pourtant, qu'il ne me l'arrache des mains... ce dont il est bien capable, comme vous le voyez!
LXXIV
La lettre était courte et désolée; Mario l'eut bientôt dévorée des yeux, tandis que Lauriane cachait sa tête sur l'épaule du vieillard.
Lauriane, dans un premier mouvement d'amère douleur, avait écrit au marquis qu'elle avait toujours aimé Mario depuis leur séparation, et qu'elle porterait son deuil toute sa vie.
«Car c'est de ce jour, disait-elle, que, de vrai, je me sens veuve!»
—Vous ne l'êtes point, vous ne le serez plus, ma Lauriane, dit le marquis en lui détachant pour un instant son petit chaperon noir. Je n'ai jamais souhaité d'autre fille que vous, et nous allons faire les noces à Briantes.
Je vous laisse à penser quelle fête ce fut au manoir quand on y vit revenir ensemble les beaux messieurs de Bois-Doré, Lauriane, Adamas, Aristandre, et même Clindor, qui, pour mieux secouer le charme jeté sur lui par la bohémienne, se hâta de faire la cour à toutes les villageoises.
Le mariage des deux enfants bien-aimés du bon M. Sylvain ne pouvait cependant pas être célébré publiquement avant que Lauriane eût fait sa soumission au roi et obtenu sa grâce, car elle s'était posée en rebelle dans un moment de désespoir; et, malgré le crédit de M. Poulain, le roi fut inflexible tant que dura la guerre du Midi avec les protestants.
Elle fut courte et sanglante. Ce fut le dernier soupir du parti en tant que faction politique.
«Sur les ruines de ce parti écrasé, Richelieu fit jurer au fils de Henri IV le maintien de la liberté religieuse proclamée par son père[27].»
On put alors présenter à Louis XIII la requête du marquis de Bois-Doré pour sa belle-fille.
À cet effet, Mario se rendit lui-même à Nîmes, où le roi venait de faire une entrée triomphale avec Richelieu. M. de Rohan partait pour Venise.
Mario obtint que sa femme rentrerait dans ses biens en dépit de M. le Prince, qui les flairait beaucoup, et dans sa liberté pleine et entière. Le cardinal le reçut et lui fit quelque reproche de n'avoir pas pris part à cette guerre. Mario lui redemanda la guerre en Italie, et, en le congédiant, le cardinal lui dit tout bas, avec un charmant sourire:
—Je vous la promets; mais n'en dites rien, si vous ne voulez pas que j'échoue!
Mario trouva là l'abbé Poulain très-fatigué et enchanté d'avoir quelques semaines de congé. Il avait si chaudement servi Mario, que celui-ci l'invita à venir se reposer à Briantes, et ils partirent ensemble, l'abbé se faisant fête d'aller célébrer ostensiblement le mariage des deux jeunes gens.
Nos voyageurs se mirent en route par une chaleur dévorante. On était aux premiers jours de juillet. Le pays qu'ils traversaient, ravagé par la guerre, n'avait plus un arbre, plus une chaumière debout.
Par ordre du roi, les troupes avaient fait le dégât autour des villes rebelles pour affamer les habitants.
—Nous traversons un incendie, dit l'abbé à Mario; le soleil nous traite comme nous avons traité cette pauvre terre, et je crois que nos vêtements vont prendre feu.
—De vrai, monsieur l'abbé, dit Clindor, qui aimait à se mêler de la conversation, on sent par ici une bien méchante odeur de brûlé!
—En effet, dit Mario, quelque maison brûle encore derrière cette colline; ne voyez-vous pas de la fumée?
—C'est peu de chose, dit l'abbé. Quelque petite masure. J'avoue, monsieur le comte, que je suis las de tant de maux. Je haïssais les huguenots autrefois; à présent qu'ils sont par terre, je fais comme vous, je les plains. J'ai vu l'affaire de Privas. Eh bien, j'en ai assez, et je défie les plus gourmands de vengeance de n'en pas être rassasiés.
—Je le crois! dit Mario en soupirant; mais écoutez donc ces cris, monsieur l'abbé: il y a par là des gens en grande détresse. Allons-y voir.
Effectivement, on entendait, derrière la colline d'où montait la fumée, des cris, ou plutôt un seul cri prolongé, perçant, atroce, comme celui de la mouche que suce lentement l'araignée. L'horrible durée de ce cri lointain, qui semblait être celui d'un enfant, fit impression sur l'abbé. Clindor ne pouvait croire que ce fût une voix humaine.
—Non, non, disait-il, c'est quelque pipeau de berger ou quelque chevreau qu'on égorge.
—C'est un être humain qui expire dans les tortures, reprit l'abbé. Je connais trop cette affreuse musique!
—Courons-y donc! s'écria Mario; il est peut-être temps de sauver une malheureuse créature. Venez, venez, l'abbé! La paix est signée; nul n'a plus le droit de torture sur les huguenots!
—Il est trop tard, dit l'abbé, on n'entend plus rien.
Le cri avait cessé brusquement et la fumée tombait. On s'était peut-être trompé.
On poussa néanmoins les chevaux, qui gagnèrent bientôt le haut de la colline.
Alors on aperçut, au fond du vallon, et beaucoup plus loin qu'on ne s'y attendait, un groupe de paysans qui tournaient et s'agitaient autour d'un feu à demi éteint. Avant qu'on fût à portée de la voix, ils s'étaient dispersés. Une seule vieille femme resta auprès des cendres brûlantes, qu'elle retournait avec une fourche, comme si elle y eût cherché quelque chose. Mario arriva le premier auprès de ce reste de brasier, d'où s'exhalait une odeur âcre, insupportable.
—Que cherchez-vous donc là, la mère? lui dit-il, et que vient-on de brûler ici?
—Oh! rien, mon beau monsieur! rien qu'une sorcière qui nous donnait la fièvre avec son regard toutes les fois qu'elle passait. Nos hommes en ont fait une fin, et, moi, je cherche si elle n'a pas laissé son secret dans les cendres.
—Quoi, son secret? dit Mario révolté du sang-froid de cette parque.
—C'est, répondit la vieille, qu'elle avait au cou quelque chose qui brillait, et qu'elle a perdu en se débattant, quand on l'a mise au feu. Alors elle a crié: «Je ne l'ai plus, je suis perdue!» Ça doit être une amulette pour se garantir de malemort, et je la voudrais trouver.
—Tenez, dit Mario en ramassant une pièce de monnaie percée qui brillait à ses pieds, est-ce cela?
—Oui, oui, c'est cela, mon beau monsieur! Donnez-la-moi pour la peine que j'ai bien attisé le feu.
Mario jeta loin de lui la pièce de monnaie, par un mouvement d'horreur insurmontable. Il venait d'y lire un nom gravé avec une pointe. C'était le talisman de Pilar. Il ne restait d'elle que ce témoignage de son fatal amour, quelques petits ossements calcinés, et l'âcre odeur de chair brûlée répandue dans l'atmosphère.
Mario, saisi d'épouvante et de pitié, s'éloigna rapidement, sans vouloir donner à Clindor, qui le questionnait, le mot de cette infernale énigme, et, pendant une partie du voyage, il resta sous la pénible impression de cette horrible rencontre.
Mais, aux approches de son manoir, on pense bien qu'il avait tout oublié et ne songeait plus qu'au bonheur de revoir sa chère compagne, son père bien-aimé, sa tendre Mercédès, son paternel Lucilio, le sage Adamas et l'héroïque carrosseux, tous ces braves cœurs qui, en le gâtant de tout leur pouvoir, avaient réussi par miracle à en faire le meilleur et le plus charmant des êtres.
La noce fut splendide. Le marquis ouvrit le bal avec Lauriane, qui, heureuse et reposée, ne semblait pas avoir un jour de plus que le beau Mario.
FIN DU TOME SECOND ET DERNIER
NOTES:
[1] Picard le cordonnier, sergent dans la milice bourgeoise, où il était très-influent. Concini voulant transgresser une consigne que Picard faisait respecter, le maréchal d'Ancre le fit bâtonner. La fureur du peuple fut telle, que d'Ancre jugea sa vie en danger et sortit de Paris. Deux valets qui avaient servi sa vengeance furent pendus.
[2] Celui de Louis XIII avec Anne d'Autriche, et celui d'Élisabeth, sœur du jeune roi.
[3] Qui fut le grand Condé.
[4] C'était, sans doute, le fils ou le neveu d'un aventurier de ce nom que la reine Catherine avait fait gouverneur de Gien; grand assassin qui avait donné de sa personne au siége de Sancerre.
[5] Aujourd'hui Feuilly; jadis et successivement Seuly, Sully et Seuilly.
[6] On en peut voir le dessin exact, ainsi que celui du château, de l'if et des débris de la tombe de Charlotte d'Albret, dans le bel ouvrage de MM. de la Tremblais et de la Villegille: Esquisses pittoresques sur le département de l'Indre.
[7] Louise Borgia, mariée plus tard à Louis de la Trémouille, puis à Philippe de Bourbon-Busset.
[8] Saint Laurian est un des saints les plus fêtés de l'ancien Berry.
[9] J'ignore ce qu'est devenu le portrait dont il est ici question. J'en ai vu un tout semblable en la possession de l'illustre général Pepe. On sait qu'il en existe un de Raphaël qui est un chef-d'œuvre. Là, le Borgia est presque beau; du moins, il y a tant de distinction dans sa figure et d'élégance dans sa personne, qu'on hésite d'abord à le haïr. Pourtant l'examen produit une sensation de terreur réelle. La main, droite, fine et blanche comme celle d'une femme, serre tranquillement le manche d'un poignard placé sur son flanc. Elle le tient avec une adresse remarquable; elle est prête à frapper. Le mouvement est si admirablement indiqué, qu'on voit d'avance comment le coup va être porté, de haut en bas, dans le cœur de sa victime. Il y a de la grandeur dans ce portrait, en ce sens que le grand artiste a mis là son cachet, mais sans chercher à déguiser l'atrocité morale de son modèle, qu'il fait victorieusement percer à travers le calme effrayant de la figure.
[10] Cet ornement, usité au temps de Henri IV, est peut-être venu en France avec Marie de Médicis, comme une allusion aux armes de sa maison, que sont, comme l'on sait, sept petites boules, littéralement sept pilules, en souvenir de la profession du chef de la famille.
[11] Le mairain ou tuilage en bois de chêne, était employé dans presque tous les châteaux du Berry.
[12] C'est un des rares endroits du pays où l'on trouve encore la balsamine sauvage à fleurs jaunes.
[13] Aurore.
[14] Jésus.
[15] L'Évangile.
[16] On sait qu'on appelait verdures d'Auvergne des tentures de tapisserie représentant des arbres, des feuillages et des oiseaux, sans personnages et sans paysage déterminé. On les fabriquait, je crois, à Clermont.
[17] Michelet, lettre inédite.
[18] Raynal, Histoire du Berry.
[19] Mémoires de M. Lenet.
[20] Charlotte de la Trémouille, femme de Henri de Condé, premier du nom, captive pendant huit ans, acquittée, mais non justifiée.
[21] Henri Martin, Lettre inédite.
[22] Ces épis, qui sont d'une rareté curieuse pour les archéologues, sont restés, en certaines localités, une mode traditionnelle; les potiers de Verneuil en fabriquent de fort jolis sur les modèles anciens. Le petit vase à quatre ou six anses, monté sur plusieurs pièces et surmonté de fleurs ou d'oiseaux, se retrouve dans leur système d'ornement.
[23] Coq, Gallus.
[24] Monteil, Histoire des Français des divers états.
[25] On appelait encore en France les reîtres lansquenets, bien qu'ils ne portassent plus la lance.
[26] Henri Martin, Histoire de France.
[27] Henri Martin.