Les châteaux d'Athlin et de Dunbayne (2/2), Histoire arrivée dans les Montagnes d'Écosse.
LES CHATEAUX
D'ATHLIN
ET DE
DUNBAYNE ;
Histoire arrivée dans les Montagnes d'Ecosse.
CHAPITRE VII.
Histoire de la baronne de Malcolm.
Louise, baronne de Malcolm, descendait d'une ancienne et honnête famille de Suisse. Son père (le marquis St.-Clair) avait hérité de cette bravoure et de cette vertu qui avaient si éminemment distingué ses ancêtres. Il avait perdu de bonne heure une femme qu'il aimait tendrement, et toute sa consolation semblait concentrée dans l'éducation des enfans chéris qu'elle avait laissés après elle. Son fils, élevé pour l'état militaire dans lequel il s'était lui-même si honorablement conduit, avait péri au service de sa patrie avant d'être parvenu à sa dix-neuvième année ; sa fille aînée était morte dans l'enfance ; Louise avait seule survécu au reste de sa famille. Son château était situé dans une de ces vallées délicieuses des cantons, où l'on rencontre cet heureux assemblage du beau et du sublime ; où les traits magnifiques du paysage sont encore relevés par le superbe contraste des forêts altières et des douces prairies à travers lesquelles serpentent de clairs ruisseaux, et par l'aspect paisible de la chaumière. Le marquis était alors retiré du service ; ses cheveux blancs annonçaient son âge vénérable. Sa résidence était le rendez-vous de tous les étrangers de distinction, qui, attirés par les qualités réunies du soldat et du philosophe, trouvaient dans sa maison cette hospitalité si naturelle aux gens de son pays. De ce nombre était le feu baron de Malcolm, frère du chef actuel, qui voyageait alors en Suisse. La beauté de Louise, jointe à l'élégance d'un esprit supérieurement cultivé, toucha le cœur du baron, et il la demanda en mariage. Le bon sens et la bonté du caractère de celui-ci avaient attiré l'attention du marquis, tandis que les graces de sa personne et de son esprit lui avaient mérité dans le cœur de Louise une préférence marquée sur ses rivaux. Le marquis ne voyait qu'une objection, c'était également celle de Louise : ils ne pouvaient supporter la pensée de la distance qui devait les séparer. Louise était pour lui le dernier soutien de sa vieillesse, et le marquis était pour Louise le père et l'ami à qui jusqu'alors son cœur avait été entièrement dévoué, et dont elle ne pouvait s'arracher qu'avec des angoisses égales à son attachement.
Ce fut là un obstacle insurmontable jusqu'à ce que la tendresse du baron eût trouvé un moyen de l'écarter, en proposant au marquis de quitter la Suisse et de venir résider avec sa fille en Ecosse.
L'attachement de ce dernier pour son pays natal, cette fierté que l'on éprouve en habitant le domaine de ses pères, eurent de la peine à céder à ces conditions. Mais le désir d'assurer le bonheur de sa fille, et de la voir établie avant que la mort l'eût privée de la protection d'un père, l'emporta enfin sur toute autre considération, et il accorda la main de Louise au baron de Malcolm. Le marquis, après avoir réglé ses affaires, et confié l'administration de ses biens à des agens sûrs, dit un dernier adieu à sa chère patrie, à cette patrie qui, pendant soixante ans, avait été le théâtre de son bonheur et de ses regrets. Le nombre des années n'avait point effacé de son cœur les tendres affections de sa jeunesse : il fit ses tristes adieux au tombeau qui renfermait les restes de sa femme, et ce ne fut point sans de grands efforts qu'il parvint à s'en séparer, après avoir ordonné qu'après sa mort ses cendres fussent réunies à celles de cette épouse chérie. Louise, en quittant la Suisse, éprouva des sensations presqu'aussi pénibles que celles de son père ; elles furent néanmoins bien adoucies par la tendresse de son mari, dont les égards assidus méritèrent de plus en plus son estime, et augmentèrent son amour.
Ils arrivèrent en Ecosse sans aucun accident ; là le baron reçut Louise comme la maîtresse de son domaine. Le marquis de Saint-Clair eut des appartemens dans le château où il passa le reste de ses jours dans une heureuse tranquillité. Avant sa mort, il eut le plaisir de voir sa famille régénérée dans les enfans de la baronne : elle eut un fils auquel on donna le nom du marquis, et une fille qui partageait maintenant, avec sa mère, les horreurs de sa prison. A la mort de ce père respectable, le baron fut obligé d'aller en Suisse, tant pour prendre possession de ses biens que pour régler quelques affaires qu'une longue absence avait dérangées. Il accompagna les restes du marquis jusqu'à leur dernière demeure. La baronne désirant de voir encore une fois le lieu de sa naissance, et de rendre les derniers devoirs à la mémoire d'un père, confia ses enfans aux soins d'une fidelle domestique qu'elle avait amenée avec elle du Valais, et qui l'avait élevée dans sa jeunesse, et accompagna le baron dans son voyage. Après avoir, selon le désir du feu marquis, déposé ses cendres dans le tombeau de sa femme, et arrangé leurs affaires, ils revinrent en Ecosse. La première nouvelle qu'ils apprirent en arrivant au château, fut la mort de leur fils et de la vieille nourrice qui en avait soin. La domestique était morte peu de tems après leur départ ; et l'enfant quinze jours avant leur retour.
Cet événement désastreux affecta également le baron et sa femme, qui ne put jamais se pardonner à elle-même d'avoir confié son fils à des domestiques. Le tems appaisa néanmoins la vivacité de sa douleur, mais il lui en préparait de bien plus aiguës ; c'était la mort du baron, qui, à la fleur de son âge, faisant le bonheur de sa famille et de ses vassaux, fut tué à la chasse par une chute de cheval. Il laissa après lui la baronne et une fille unique pour pleurer éternellement sa perte.
Les biens patrimoniaux échurent en conséquence à son frère, le baron actuel, dont le caractère formait un contraste bien frappant avec celui du feu lord. Il avait légué à sa femme et à sa fille toutes ses propriétés personnelles, qui étaient considérables, ainsi que la terre de Suisse. Le nouveau baron avait pris possession du château aussitôt après la mort de son frère ; mais il avait permis à sa belle-sœur et à une partie de sa suite d'en occuper une portion jusqu'à la fin de l'année. La baronne accablée sous le poids de sa douleur aimait encore à se rappeler, sur le théâtre de son ancienne félicité, l'image de son époux, et à errer dans les lieux qu'il avait coutume de fréquenter. Ce motif et la nécessité de faire des préparatifs pour pouvoir se rendre en Suisse, l'engagèrent à accepter l'offre du baron.
La mémoire de son frère s'était bientôt effacée de l'esprit de Malcolm, qui ne parut occupé que de projets d'avarice et d'ambition. Son arrogance et sa soif insatiable de dominer le brouillèrent avec les chefs voisins et l'engagèrent dans des hostilités continuelles. Il visitait rarement la baronne, et quand cela arrivait, c'était avec un air de réserve et de hauteur. Piquée d'éprouver un pareil traitement de la part du frère de feu son mari, et réduite à se considérer comme mal vue dans un château qu'elle avait été accoutumée à regarder comme le sien, elle résolut de partir immédiatement pour le continent, et de chercher, dans la solitude des montagnes de son pays natal, un asyle contre les insultes de l'arrogance. Le contraste des caractères des deux frères lui arracha des soupirs bien amers et ajouta un nouveau poids à la douleur dont elle était déjà accablée.
Elle donna donc ordre à ses domestiques de faire sans délai les préparatifs du départ ; mais ils l'informèrent bientôt après que le baron avait défendu qu'on obéît à ses ordres ; étonnée de cette circonstance, elle allait demander une explication lorsqu'elle reçut un message de Malcolm, pour lui demander un moment d'entretien. Le messager fut presqu'aussitôt suivi du baron lui-même, qui entra brusquement dans sa chambre, ayant peint sur son visage les noirs desseins de son ame. « Je viens vous défendre, madame, dit-il d'un ton sévère et déterminé, de quitter ce château. Les biens que vous regardez comme les vôtres m'appartiennent, et ne vous imaginez pas que je néglige de faire valoir mes droits. La générosité inconséquente de mon frère a diminué la valeur des terres qui devaient me revenir par droit d'héritage ; c'est pourquoi il est de mon devoir de m'en dédommager sur les biens que vous lui avez apportés. La justice ne lui donnait pas le droit de léguer ceux qu'il vous a laissés, et je ne souffrirai pas qu'on me trompe en éludant les lois ; rendez-moi donc ce testament qui n'est qu'un monument de ses injustes désirs, et qui ne vous donne aucun titre. Lorsque les recettes de vos revenus auront rempli mes demandes, vous en aurez de nouveau la jouissance. Je vous laisse les appartemens que vous habitez ; mais vous ne sortirez pas des murs de ce château ; car je ne veux pas, en souffrant que vous partiez, vous fournir une occasion de contester des droits que je puis faire valoir sans opposition. »
Pétrifiée d'étonnement et d'horreur, la baronne fut, pendant quelque tems, privée de l'usage de la parole. A la fin, excitée par un esprit d'indignation, elle lui répliqua en ces termes : « je suis trop bien informée, Milord, de mes droits aux terres que vous réclamez, et je connais trop l'intégrité de la personne que vous accusez, pour ajouter foi à vos téméraires assertions ; elles ne servent qu'à me faire connaître votre caractère cruel et rapace, dont l'insatiable avarice, foulant aux pieds toutes les lois de la justice et de l'humanité, s'empare, sans miséricorde, des droits de la veuve sans défense, et de l'héritage de l'orphelin incapable de résistance. Cela vous est possible, Milord, nous n'avons aucuns moyens de nous y opposer ; mais ne croyez pas m'en imposer par une vaine assertion de droit, ou couvrir la scélératesse de votre conduite des couleurs de la justice ; cela est au-dessus de votre pouvoir, et un pareil artifice n'est point assez spécieux pour tromper le discernement de la vertu. Comme je suis votre prisonnière, il m'est impossible de m'échapper, mais je ne remettrai jamais entre vos mains ce testament qui fait la base de mes droits, et qui est le dernier et triste gage de l'affection de mon époux. » La douleur l'interrompit, le baron quitta l'appartement, enflammé de rage, et en jurant de se venger de son opiniâtreté. La baronne eut alors le loisir de déplorer doublement la perte d'un époux chéri, et la réflexion lui peignit son malheur sous des couleurs encore plus lugubres. Elle se trouvait dans une terre étrangère, privée de tous ses biens par l'homme dont elle avait le plus de droit d'attendre la protection ; prisonnière dans son château, sans ami pour venger sa cause, et dénuée de tous les moyens d'en appeler aux lois du pays, elle pleura amèrement sur la jeune Laure, et en la pressant tendrement contre son sein, elle se confirma dans la résolution de ne jamais se défaire du seul titre qui pût certifier les droits de sa fille.
Le baron, en scélérat consommé, obtint, par le moyen d'une fausse procuration, le revenu des terres situées en pays étrangers, et retint effectivement la baronne en son pouvoir, en la privant de cette dernière ressource. Ainsi maître de ses biens et de sa personne, il regarda le testament comme un objet de peu d'importance ; et comme elle ne fit aucune tentative pour s'échapper, ou pour le recouvrement de ses droits, il la laissa tranquille et ne lui en parla plus.
La baronne avait depuis passé sa vie dans la tristesse, excepté les momens d'intervalle qu'elle dérobait à sa douleur pour les dévouer à l'éducation de sa fille. Les innocens efforts de Laure, pour alléger les chagrins de sa mère, ne les rendaient que plus sensibles, puisqu'ils rappellaient plus fortement à son esprit la cruauté et l'oppression auxquelles ses tendres années étaient condamnées. Les progrès qu'elle faisait dans la musique, dans le dessin et dans la littérature, en faisant plaisir à la baronne, qui était sa seule institutrice, étaient accompagnés de la douloureuse réflexion que ces talens seraient probablement ensevelis dans l'obscurité d'une prison ; ils n'étaient cependant pas tout-à-fait inutiles, puisqu'ils servaient maintenant à divertir ses pensées d'un sujet affligeant, et que par la suite ils pourraient alléger l'ennui de sa triste solitude. Laure avait une prédilection pour le luth, dont elle jouait avec beaucoup de délicatesse, et dont les sons touchans étaient parfaitement à l'unisson de ces airs plaintifs dont elle aimait à s'accompagner. Tandis qu'elle chantait, la baronne était absorbée dans la réflexion, les larmes coulaient abondamment de ses yeux, et l'on pouvait bien dire d'elle, que dans ce moment elle jouissait de tout le luxe du malheur.
Malcolm, dévoré par le sentiment de son crime, évitait la présence de sa captive, et cherchait à étouffer les remords de sa conscience par les scènes tumultueuses de la guerre.
Dix-huit ans s'étaient alors écoulés depuis la mort du baron et la captivité de Louise ; le tems avait adouci la vivacité de sa douleur, quoiqu'elle conservât encore toute son amertume ; mais elle osait rarement espérer un bonheur dont elle était privée depuis dix-huit ans. Elle tirait toute sa consolation des progrès et de la tendre sympathie de sa fille, qui s'efforçait, par toutes les attentions qui étaient en son pouvoir, d'alléger les chagrins de sa mère.
Ce fut à cette époque que la baronne communiqua au comte la relation de ses malheurs.
Le comte avait écouté ce récit avec la plus profonde attention ; son cœur bouillonnait d'indignation contre le baron, tandis qu'il éprouvait pour les belles affligées tout ce que la sympathie pouvait inspirer. Il fut néanmoins délivré d'une sensation bien pénible, lorsqu'il apprit que la beauté de Laure n'avait aucunement influencé la conduite du baron. L'oppression de cette fille charmante fit sur son cœur l'impression la plus touchante, et ses malheurs redoublèrent la force de la passion que sa simplicité et ses charmes lui avaient inspirée. L'assassinat de son père et ses propres griefs se présentant en foule à son esprit, joints aux souffrances des victimes qu'il avait alors devant les yeux, élevèrent dans son ame un tourbillon de fureur, à peu-près semblable à celui qu'il avait éprouvé à sa première entrevue avec le baron. Toute autre considération cède à l'impulsion d'une juste vengeance ; son esprit, plein de l'affreuse image du meurtrier, méprisait le danger, et dans le premier mouvement de sa colère il aurait voulu se précipiter dans l'appartement de Malcolm, lui plonger un poignard dans le sein, délivrer la terre de ce monstre, et tomber lui-même victime de son entreprise. « Et le monstre vivra », s'écria-t-il, en se levant de son siége! Il marcha à pas précipités, l'indignation de la vertu était peinte sur son visage. La baronne fut alarmée, et le suivant à la porte de son appartement, qu'il avait à moitié ouverte, le conjura de réfléchir un moment aux dangers dont il était environné. La voix de la raison, dans les accens de la baronne, calma le tumulte de son ame ; les illusions de la colère s'évanouirent, il se rappela qu'il ignorait l'appartement du baron, et qu'il n'avait pas d'arme pour exécuter son dessein : il se trouva comme un voyageur sur un terrain enchanté, lorsque la baguette du magicien fait disparaître le charme, et le laisse environné des horreurs de la solitude et des ténèbres.
Le comte retourna à sa place, triste et désolé, en proie à toute l'amertume d'un espoir trompé ; il oublia l'endroit où il était, et l'heure avancée de la nuit, lorsque la baronne lui rappela le danger de rester plus long-tems ; il lui dit alors un triste bon soir, et s'avançant respectueusement vers Laure, il pressa tendrement sa main contre ses lèvres, et se retira dans sa prison.