Les châteaux d'Athlin et de Dunbayne (2/2), Histoire arrivée dans les Montagnes d'Écosse.
CHAPITRE X.
Malcolm donne l'assaut au château d'Athlin, il est repoussé et blessé à mort. — Prise du château de Dunbayne. — Malcolm, avant de mourir fait à la baronne et au comte Sant-Morin, l'aveu de ses crimes ; il déclare que c'est lui qui a enlevé son fils unique. Il lègue tous ses biens à la baronne. — Mort de ce chef. — Osbert rend à la baronne le château de son époux. — Recherches inutiles de celle-ci pour trouver son fils. — Amour de Sant-Morin pour Marie ; il la demande en mariage. — Refus de Marie. — Osbert se prépare à épouser Laure — Accident qui donne au comte des soupçons sur l'honneur d'Alleyn, et qui détermine celui-ci à quitter secrètement le château d'Athlin.
Le comte de Sant-Morin se promenait sur les remparts du château, enseveli dans ses pensées, lorsqu'Osbert s'approcha ; dont les pas lents et l'air décontenancé annonçaient à son cœur le rejet de sa demande. Il dit au comte que Marie ne sentait pas encore pour lui ces sentimens d'affection qui pouvaient justifier l'acceptation de ses offres. Cette information, quoiqu'elle affaiblît l'espoir du comte ne le détruisit pas tout-à-fait ; car il s'imagina que le tems et son assiduité pourraient encore réaliser ses désirs. Tandis que ces deux amis étaient appuyés sur les murs du château, engagés dans une conversation sérieuse, ils remarquèrent sur une colline voisine un nuage qui paraissait sur l'horizon, dont la couleur de poussière laissa apercevoir une lumière subite ; au même instant ils découvrirent l'éclat des armes, et une troupe armée parut successivement sur la colline et descendit dans la plaine. Osbert crut reconnaître la tribu du baron. C'était le baron lui-même qui s'avançait à la tête de ses vassaux, pour chercher cette vengeance qu'il n'avait pu jusqu'alors se procurer, et qui, déterminé à vaincre, avait amené avec lui une armée qu'il regardait comme plus que suffisante pour emporter d'assaut le château de son ennemi.
Malcolm avait retenu prisonnier le messager porteur du cartel, et avait en même-tems hâté ses préparatifs pour surprendre le château d'Athlin. La détention de son serviteur avait éveillé les soupçons du comte, et il avait pris des précautions pour prévenir les desseins de son ennemi. Il avait averti sa tribu de se tenir prête à repousser une attaque soudaine, et avait fortifié son château contre tout événement. Il envoya donc à la tribu les ordres nécessaires, arrangea son plan de défense, et se posta sur les remparts pour observer les mouvemens de l'ennemi. Sant-Morin, en armure, se tint à ses côtés. Alleyn, avec un parti, fut chargé de défendre la grande porte.
Le baron s'avança rapidement avec ses gens et cerna les murs du château. Tout, dans l'intérieur, était tranquille, tout annonçait la plus profonde sécurité, et le baron, certain de la victoire, comptait déjà sur le succès de son entreprise, quand il aperçut un homme qu'il ne reconnut pas à cause de son armure ; il le somma de se rendre, lui et son chef, aux armes de Malcolm. C'était Osbert lui-même qui lui répondit en lui décochant une flèche qui manqua le baron, mais qui perça un soldat de sa suite. Les archers, placés derrière les murailles, se montrèrent alors et firent pleuvoir sur lui une grêle de flèches ; en même-tems toutes les parties du château parurent garnies des soldats du comte, qui lancèrent sur les assaillans des piques et d'autres armes défensives avec une rapidité inconcevable. Le tocsin sonna et donna le signal à cette partie de la tribu postée en dehors ; elle fondit immédiatement sur l'ennemi, qui, étonné de cette attaque inattendue, eut à peine le tems de se défendre. Le cliquetis des armes retentit dans les airs avec les cris des vainqueurs, et les gémissemens des mourans.
La terreur qu'inspirait le baron, et qui était le principal mobile de l'obéissance de ses vassaux, fut dans ce moment surmontée par la surprise et la crainte de la mort ; ils abandonnèrent leurs rangs en grands nombres et s'enfuirent vers les montagnes voisines. En vain il s'efforça de rallier ses soldats et de les ramener à la charge, ils cédèrent à une impulsion plus forte que les menaces de leur chef, qui resta au pied des murailles avec moins de la moitié de ses gens. Le baron, étranger à la lâcheté, dédaignant la retraite, continua l'attaque. A la fin les portes du château s'ouvrirent, et un parti, à la tête duquel étaient Osbert et Sant-Morin, fit une sortie sur les assaillans. Ils se séparèrent pour chercher Malcolm ; mais leurs recherches furent également inutiles. Enfin Osbert, craignant qu'il ne s'introduisît dans le château par stratagême, retournait vers les portes lorsqu'il reçut un coup d'épée dans l'épaule. Son armure rompit la force du coup et il n'eut qu'une légère blessure. Il se tourna à l'instant pour faire face à l'ennemi et découvrit un homme du parti de Malcolm qui l'attaqua en désespéré. Le combat fut long et furieux ; une adresse et une valeur égale semblaient animer les combattans. Alleyn, ayant remarqué de son poste le danger du comte, vola à son assistance ; mais la crise était passée lorsqu'il arriva ; Osbert avait blessé son adversaire au côté et il tomba par terre. Il le désarma, et tenant son épée sur sa poitrine, lui dit de demander la vie. « Je n'ai point de grâce à demander », répondit Malcolm, dont le comte reconnut alors la faible voix : « Si j'en avais une, c'est la mort que je vous prierais de me donner. O! maudit soit… »
Il aurait voulu finir la phrase, mais le sang coulait abondamment de sa blessure et il s'évanouit. Le comte jeta son épée, appela ses gens, leur confia le soin du baron et leur ordonna de prendre possession du château de Dunbayne. Le reste de l'armée de Malcolm, ayant appris que son chef était mortellement blessé, avait abandonné les murailles. Les troupes d'Osbert s'avancèrent sans interruption, et prirent possession du château, sans rencontrer la moindre opposition.
On examina les blessures du baron lorsqu'il fut arrivé à Dunbayne, et l'opinion des chirurgiens fut incertaine. Son visage annonçait d'une manière sensible les tourmens de son ame ; il jeta avidement les yeux autour de l'appartement, comme s'il cherchait quelqu'un.
Après avoir plusieurs fois, inutilement, essayé de parler, il dit : « Ne me flattez pas des espérances de la vie ; je sens qu'elle me fuit avec rapidité ; mais pendant que j'ai encore le pouvoir de parler, faites-moi voir la baronne ». Elle vint et, se tenant suspendue sur son lit en silence et remplie d'horreur, elle reçut ces paroles : « Madame, je crains bien qu'il ne soit pas en mon pouvoir de réparer les torts que je vous ai faits. Dans le peu de momens qu'il me reste à vivre, permettez-moi de soulager ma conscience en vous découvrant mon crime et mes remords ». La baronne tressaillit, appréhendant la phrase qui allait suivre. « Vous aviez un fils ». « Eh bien qu'y a-t-il au sujet de mon fils? » « Vous aviez un fils, que mon ambition démesurée a voulu priver de son héritage et dont je vous ai fait croire la mort pendant votre absence ». « Où est mon enfant », s'écria la baronne? « Je n'en sais rien », reprit Malcolm, « je l'ai confié au soin d'un homme et d'une femme qui vivaient alors dans une partie éloignée de mes terres ; mais quelques années après, ils disparurent et je n'ai jamais depuis entendu parler d'eux. Je le fis passer pour un enfant trouvé que j'avais sauvé de la mort. Il n'y eut qu'un de mes domestiques qui fut instruit du secret ; je trompai les autres. Je vous dis cela, madame, afin de vous engager à faire des recherches et pour soulager les angoisses d'une conscience coupable. J'ai d'autres faits… » La baronne n'en put entendre davantage ; elle fut portée sans sentiment hors de l'appartement. Laure, effrayée de sa situation, fut informée de ce qui en était la cause, et sa tendresse filiale veilla sur elle avec l'attention la plus assidue.
Osbert, en quittant Malcolm, était retourné sur-le-champ au château ; il apporta le premier la nouvelle d'un événement qui probablement vengerait la mémoire de son père, et terminerait les malheurs de sa famille. La vue du comte et la nouvelle qu'il communiquait rendirent la vie à la comtesse et à Marie, qui pendant l'assaut s'étaient, pour plus de sûreté, retirées dans l'intérieur du château, et qui, durant le combat, avaient éprouvé toutes les terreurs dont leur situation était susceptible. Ils furent peu après rejoints par Sant-Morin et Alleyn, dont la conduite avait attiré l'attention du comte. Les joues de Marie se colorèrent au récit de cette nouvelle preuve de son mérite ; et Alleyn fut bien récompensé en observant son émotion. Il y avait dans le cœur d'Osbert un sentiment qui combattait l'orgueil de la naissance. Il aurait désiré récompenser les services et le noble courage de ce jeune homme par les vertus de Marie ; mais des préjugés invétérés faisaient taire cette impulsion de la reconnaissance, et effaçaient de son cœur les impressions de la vérité.
Le comte et Sant-Morin se hâtèrent alors de se rendre au château de Dunbayne, pour consoler la baronne et sa fille par leur présence. A mesure qu'ils s'en approchaient, le silence et la désolation des lieux annonçaient l'état de son seigneur ; ses soldats étaient entièrement dispersés, on n'apercevait que quelques sentinelles éparses devant la porte de l'Est, qui, n'ayant pas fait de résistance, y avaient été laissées par les troupes du comte. On ne voyait qu'un très-petit nombre des vassaux du baron, ce petit nombre était désarmé et offrait l'image de la grandeur déchue. En traversant la plate-forme, le souvenir du passé s'empara de l'esprit d'Osbert. Les angoisses qu'il y avait éprouvées, l'image de la mort qu'il avait devant les yeux et les circonstances ignominieuses qui accompagnaient sa destinée, la présence de Malcolm, puissant dans l'injustice et cruel dans le pouvoir, dont le visage exprimait par un affreux sourire le triomphe de la vengeance, pénétrèrent son cœur d'un trait perçant. Chaque circonstance de torture se présenta à son imagination sous les couleurs frappantes de la vérité ; il frémit en passant, et le contraste de la scène présente l'affecta vivement. Il vit le pouvoir inné et vigilant de la justice, qui parcourt toutes les circonstances de la vie comme un principe vital, et qui darde sur les hommes vertueux, à travers l'obscurité des actions humaines, les rayons de la félicité, et sur les coupables la lumière destructrice de l'éclair.
Ayant demandé la baronne, on leur dit qu'elle était dans l'appartement de Malcolm, qui touchait à sa fin. On annonça le comte Sant-Morin, et le baron ayant entendu son nom, désira de le voir. Louise sortit pour recevoir son parent avec toute la joie qu'une rencontre si désirable et si inespérée pouvait inspirer. En voyant Osbert, les larmes coulèrent en abondance de ses yeux ; et elle le remercia de ses soins généreux, d'une manière qui découvrit la profonde impression qu'avaient faite sur elle ses services. Le laissant, elle conduisit le comte à Malcolm, qui était sur un lit de repos, environné de toutes les horreurs de la mort.
Il leva la tête et laissa apercevoir un visage égaré et épouvantable, sur lequel était répandue une pâleur mortelle. La belle Laure, attendrie par une pareille scène, était pendue sur son lit et versait abondance de larmes. « Monsieur, dit Malcolm d'une voix basse, vous voyez devant vous un malheureux qui cherche du soulagement aux angoisses d'un esprit coupable. Mes crimes ont détruit la paix de cette dame,… l'ont privée d'un fils,… mais elle vous instruira de toute ma scélératesse, que je n'ai pas maintenant le tems de vous raconter. Je reçois, depuis plusieurs années, comme vous le savez fort bien, les revenus de ces terres étrangères qui lui appartiennent ; comme une légère compensation des torts qu'elle a éprouvés, je lui légue toutes les possessions qui me sont échues par droit d'héritage, et je la remets sous votre protection. Vous demander, madame, ainsi qu'à vous, monsieur, l'oubli du passé est une chose que je n'ose point me permettre ; cependant ce serait une consolation pour moi d'obtenir votre pardon ». La baronne était trop affectée pour répondre autrement que par un regard qui témoignait son assentiment ; Sant-Morin l'assura de son pardon, et le pria de composer ses esprits pour subir le sort qui l'attendait. « La paix, monsieur, n'est plus en mon pouvoir ; ma vie n'a été qu'un tissu de crimes et ma mort est accompagnée de remords inutiles. J'ai connu la vertu, mais j'ai préféré le vice. Je ne regrette point à présent d'être puni, parce que je l'ai mérité ». Le baron retomba sur son lit, poussa un profond soupir et expira. Ainsi se termina la vie d'un homme, qui aurait pu parvenir au bonheur de la vertu, mais dont les actions n'offrent que le tableau du crime.
La baronne, le comte et Laure quittèrent cette triste scène pour se retirer dans l'appartement de la première, où Osbert attendait leur retour avec la plus grande inquiétude. Quand il apprit la mort de Malcolm, la sévérité de sa justice se relâcha un peu, et son cœur aurait poussé un soupir de pitié, si le souvenir de son père n'était revenu à son esprit, et n'avait arrêté cette impulsion. « Je puis maintenant, madame », dit-il, en s'adressant à la baronne, « remettre entre vos mains une partie de ces possessions qui appartenaient autrefois à votre époux, et qui auraient dû être l'héritage de votre fils ; ce château désormais vous appartient, je le rends au propriétaire légitime ».
La baronne fut accablée du souvenir de ses services et ne put guères lui témoigner sa reconnaissance que par ses larmes. On fit venir le domestique, dont le baron avait fait mention pour être le confident de ses iniquités. Interrogé touchant l'enfant dont il avait été chargé, on n'en tira pas beaucoup de consolation ; car toutes les réponses qu'il fit furent qu'il avait, par ordre de son maître, porté l'enfant à une chaumière à l'extrémité de ses terres, où il l'avait remis entre les mains d'une femme qui l'habitait avec son mari. Il leur avait en même tems donné une somme d'argent, et fait une promesse qu'ils recevraient d'autres remises. Il avait pendant quelques années été ponctuel dans le paiement des sommes que le baron lui avait confiées ; mais à la fin il avait cédé à la tentation et se les était appropriées ; et s'étant quelques années après informé de ces gens-là, il avait appris qu'ils avaient abandonné l'endroit. La condition que la baronne mit à son pardon fut qu'il ferait les recherches les plus scrupuleuses pour découvrir les personnes auxquelles il avait confié le soin de son enfant. Elle se consulta ensuite avec ses amis sur les moyens les plus efficaces pour réussir dans cette recherche, et envoya aussitôt des messagers dans différentes parties du pays pour tacher d'obtenir des renseignemens.
La baronne se trouvait délivrée de l'oppression et de la captivité ; elle était réinstallée dans ses anciennes propriétés auxquelles étaient ajoutés tous les biens de Malcolm, ainsi que sa fortune personnelle ; elle se voyait environnée de ceux qu'elle aimait, et au milieu de gens dont elle était adorée ; cependant les crimes du baron avaient laissé dans son cœur un mélange de fiel qui remplissait d'amertume toutes les sources de son bonheur, et qui rendait sa vie triste et douloureuse.
Sant-Morin lui faisait alors des visites ; sa présence lui causait beaucoup de consolation, et Laure était souvent égayée par la conversation d'Osbert, auquel elle était fortement attachée et dont les fréquentes visites au château n'étaient dévouées qu'à elle et à l'amour.
La félicité de Maltida était alors aussi parfaite et aussi durable que cela est compatible avec la nature humaine. La mémoire de son mari était vengée, et son fils conservé pour faire la consolation de sa vieillesse. Le père de Laure avait toujours été l'ami de la maison d'Athlin, et sa délicatesse n'éprouvait aucune répugnance à l'alliance que proposait Osbert. Son bonheur était néanmoins imparfait : elle voyait la constante tristesse de sa fille, car l'amour minait sourdement le cœur de Marie, et résistait à tous ses efforts. La comtesse aurait voulu effectuer ce mariage avec Sant-Morin, qui, à ce qu'elle s'imaginait, rétablirait la paix dans le sein de sa fille, et assurerait son bonheur futur. Elle ne laissait échapper aucune occasion de plaider sa cause ; elle s'en acquittait cependant avec beaucoup de ménagement pour ne point choquer la sensibilité de Marie, qui ne répondait jamais que quelques mots, et qui ne pouvait souffrir une longue conversation sur ce sujet. Son refus constant d'écouter Sant-Morin fit enfin perdre toute espérance à la comtesse et la convainquit de l'inutilité de ses efforts. Elle jugea qu'il ne serait pas honnête de le nourrir d'un vain espoir, et elle fut forcée de dire à Osbert de le détromper sur cet article.
Depuis plusieurs mois la baronne faisait des recherches inutiles pour retrouver son fils ; elle n'en apprenait aucune nouvelle, on ne pouvait point découvrir les gens qui en avaient été chargés. Sa détresse était inexprimable. Enfin désespérant de réussir, elle était réduite à déplorer en secret la confiance facile qui avait pu l'abandonner à des êtres qui l'avaient trahi. Mais quoiqu'elle fût elle-même incapable de goûter le bonheur, elle ne voulait point en priver ceux qui en étaient susceptibles, et elle céda aux sollicitations d'Osbert, en plaidant sa cause auprès de Laure, pour accélérer leur union.
Osbert avait présenté la comtesse et Marie à la baronne et à sa fille, et une conformité de sentimens n'avait pas tardé à cimenter entre ces deux mères respectables une amitié durable. Marie et Laure n'étaient pas moins satisfaites l'une de l'autre. L'abattement de Sant-Morin en présence de la sœur du comte, témoignait la violence de sa passion, et aurait excité dans le sein de celle-ci quelque chose de plus que de la pitié si son cœur n'avait pas été préoccupé. Alleyn qui, par rapport à Marie, était restreint à ne point s'écarter des bornes de la pensée, errait solitairement dans le château d'Athlin, comme un spectre qui visite les lieux où est enseveli son bonheur. Sa prudence formait des résolutions que sa passion lui faisait à l'instant rejeter ; trompé par l'amour, quoique poursuivi par le désespoir, il différait constamment son départ, et l'illusion du jour était toujours l'illusion du lendemain. Attaché à ses vertus et reconnaissant ses services, le comte lui aurait volontiers accordé tous les honneurs, excepté le seul qui pouvait faire le bonheur de sa vie, et que sa fierté lui permettait d'accepter. Ses refus étaient néanmoins accompagnés d'une modestie si gracieuse, qu'ils étaient plutôt capables de concilier la bienveillance que d'offenser la générosité.
Dans une galerie qui était au nord du château, pleine de tableaux de famille était un portrait de Marie. Elle était peinte dans l'habit qu'elle portait le jour de la fête, lorsqu'elle fut amenée par le comte dans la salle, et présentée à Alleyn. La ressemblance était frappante et exprimait tous les charmes de l'original. Toutes les fois qu'Alleyn pouvait se dérober à l'observation, il se retirait dans cette galerie pour contempler le portrait de celle qui était toujours présente à son esprit. Là, il pouvait pousser ce soupir que réprimait sa présence, et répandre ces larmes auxquelles elle défendait de couler. Un jour qu'il était dans cet endroit, enseveli dans la tristesse, son oreille fut frappée des sons d'une agréable musique, qui paraissaient venir du fond de la galerie. L'instrument était touché avec une délicatesse extrême, et dans les douces ondulations de la voix qui flottait dans les airs, il distingua les paroles suivantes, qu'il se ressouvint être une ode composée par Osbert, et présentée à Marie, qui l'avait la veille mise en musique.
LE MATIN.
CHŒUR.
Captivé par ces doux sons, il s'était avancé de quelques pas dans la galerie ; lorsque la musique cessa, il s'arrêta ; après une courte pause, elle recommença, et il entendit les paroles suivantes, chantées à voix basse et avec l'expression de la plus tendre mélancolie.
La voix fut interrompue et perdue dans des soupirs ; les cordes du luth rendirent des sons aigus, et un moment après il régna un profond silence. Il s'avança vers l'endroit d'où étaient partis ces sons, et à travers une porte qu'on avait laissée entr'ouverte, il aperçut Marie appuyée sur son luth et fondant en larmes. Il resta quelque tems immobile, plongé dans l'admiration, sans en être remarqué ; mais un soupir qui lui échappa, la rappela à elle-même ; elle leva les yeux et aperçut l'objet de ses chagrins secrets. Elle se leva en désordre ; la rougeur de son visage trahit son cœur, et elle fuyait à la hâte la présence d'Alleyn resté à l'entrée de la chambre, le désespoir dans l'ame, lorsqu'elle fut rencontrée par son frère qui entrait par la porte par où elle voulait sortir ; elle avait les yeux rouges à force de pleurer : il lança sur elle un regard de surprise et de mécontentement, et passa dans la galerie, où il fut suivi d'Alleyn alors sorti de sa transe. « Je m'attendais à une autre conduite de votre part, » lui dit le comte ; « je comptais sur votre parole, et vous m'avez trompé. » « Veuillez m'entendre, milord, répliqua le jeune homme, je n'ai jamais abusé de votre confiance ; ayez la complaisance de m'entendre. » « Je ne puis actuellement, répondit Osbert, mon tems est précieux ; je vous entendrai dans un autre moment. » En prononçant ces mots, il sortit avec un air de hauteur qui pénétra Alleyn jusqu'à l'ame. Celui-ci dédaigna de le suivre, et d'insister davantage pour se justifier. Il fut alors complètement malheureux. Le même accident qui lui avait dévoilé le cœur de Marie, et toute l'étendue de ce bonheur que le sort lui refusait, lui arrachait tout espoir. Le même accident avait exposé la délicatesse de celle qu'il aimait à un choc cruel, fait soupçonner son honneur, et l'avait exposé à un reproche sensible de la part d'un homme dont il s'efforçait de captiver la bienveillance, et pour la sûreté duquel il avait souffert la captivité et affronté la mort.
Marie avait quitté sa chambre dans l'affliction et la perplexité ; elle s'était aperçue de la méprise de son frère et en était accablée ; elle aurait bien voulu le détromper, mais il était allé au château de Dunbayne rendre une de ces visites préparatoires à son mariage, d'où il ne revint que le soir. La scène dont il avait été témoin le matin lui avait causé la plus violente agitation ; il connaissait la passion mutuelle qui enflammait le cœur d'Alleyn et celui de sa sœur ; il les avait surpris dans un appartement écarté ; il avait remarqué l'air tendre et pensif du jeune homme, et les larmes et le désordre de Marie ; et dans le premier moment il n'avait pas hésité de croire que l'entrevue était concertée. Dans la chaleur de son mécontentement, il avait rejeté l'explication d'Alleyn avec une hauteur que cette scène était seule capable d'exciter, et que rien ne pouvait excuser que l'illusion qui en avait été la cause. Cependant, après avoir plus mûrement réfléchi, il se représenta la délicatesse et la noble fierté de sa sœur, ainsi que l'intégrité d'Alleyn, et il s'accusa de trop de précipitation. Les services signalés de ce jeune homme s'offrirent à son esprit ; il se repentit de l'avoir traité avec tant de rigueur. A son retour, il le fit demander pour entendre son explication et pour adoucir l'âpreté de sa dernière conduite.