Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles
The Project Gutenberg eBook of Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles
Title: Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles
Author: comte Maurice Fleury
Release date: February 28, 2014 [eBook #45036]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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LES DERNIÈRES ANNÉES DU MARQUIS
ET DE LA
MARQUISE DE BOMBELLES
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Carrier à Nantes, 2e édition, Plon, 1897.
Louis XV intime et les Petites Maîtresses, 3e édition, Plon, 1899.
Souvenirs de Delaunay (de la Comédie-Française), 3e édition, Calmann-Lévy, 1902.
Le Palais de Saint-Cloud, in-4o illustré (couronné par l'Académie française), Laurens, 1902.
La France et la Russie en 1870, d'après les papiers du général comte Fleury, Émile-Paul, 1902.
Fantômes et Silhouettes (portraits du XVIIIe siècle), 3e édition, Émile-Paul, 1903.
Les Drames de l'Histoire: Mesdames de France, Mme de la Valette, Gaspard Hauser, 2e édition, Hachette, 1905.
Angélique de Mackau, marquise de Bombelles, et la Cour de Madame Élisabeth, 3e édition, Émile-Paul, 1905.
PUBLICATIONS
Souvenirs de la comtesse de Montholon, Émile-Paul, 1901.
Souvenirs du Congrès de Vienne, par le comte de la Garde-Chambonas, Émile-Paul, 1903.
Bonaparte en Égypte, notes du capitaine Thurman, Émile-Paul, 1902.
Souvenirs du général marquis d'Hautpoul sur la Révolution et l'Empire, Émile-Paul, 1905.
Souvenirs du caporal Wagré (les prisonniers de Cabréra).
Souvenirs de Jouslin de la Salle.
Héliog. Dujardin.
LE MARQUIS DE BOMBELLES
(D'après une miniature appartenant à M. le comte de Régis)
Comte FLEURY
LES DERNIÈRES ANNÉES
DU
MARQUIS ET DE LA MARQUISE
DE BOMBELLES
D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS
Ouvrage orné d'un portrait en héliogravure
PARIS
ÉMILE-PAUL, ÉDITEUR
100, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 100
Place Beauvau
1906
Tous droits réservés
LES DERNIÈRES ANNÉES DU MARQUIS
ET DE LA
MARQUISE DE BOMBELLES
CHAPITRE PREMIER
1788
Les Bombelles à Versailles.—Journal du marquis.—Mlle de Matignon et l'hôtel de la Vaupalière.—Chez le comte de Montmorin.—M. de Malesherbes et les Loménie de Brienne.—Refus définitif de se marier de Mlle de Rohan-Rochefort.—Le château de Meudon.—Nouvelles extérieures.—La Reine et la duchesse de Polignac.—Nouvelles politiques.—Effervescence des provinces.—Les gentilshommes bretons.—Départ du baron de Breteuil.—Le maréchal de Vaux en Dauphiné.
Dans une précédente étude [1], nous avons laissé le marquis et la marquise de Bombelles à Lisbonne et sur le point de regagner la France. Angélique est partie la première avec ses enfants. Au milieu de mai 1788, les affaires de l'ambassade terminées, le marquis investi d'un congé se mettait en route pour Versailles, avec sa sœur de Travanet, et après une traversée sans incidents notables il débarquait aux Sables-d'Olonne. De là la route est encore longue... Il faut s'arrêter à Niort, à Poitiers, où les officiers leur font fête, à Tours et à Blois, que le marquis visite avec conscience. Il aime à décrire dans son Journal [2], le «Jardin de la France»; la «Pagode» de Chanteloup, souvenir élevé par Choiseul à ses amis fidèles, que le duc de Penthièvre, nouveau propriétaire du domaine, a tenu à conserver; le château de Blois, dont l'ancien gouverneur, le comte de Breteuil, lui fait les honneurs avant qu'il ne soit métamorphosé en caserne. A Orléans, l'intendant, M. de Chevilly, est venu dîner avec eux, ce qui fait un petit événement, mais les voyageurs ont hâte de terminer leur voyage. Aussi, à Angerville, dernière couchée, maudissent-ils la comtesse de Bourbon-Busset qui arrive des eaux, veut absolument les voir et les retarde considérablement.
Ils arrivent, le 30, à la dernière étape. A deux postes d'Angerville, une bande de roue manque,... un orage à essuyer... Enfin, les voilà à Versailles, dans la maison retenue près de la porte du Dragon. Grands épanchements de famille. Femme et enfants d'abord; avec quelle joie le marquis les revoit, on le laisse à penser au lecteur. Une ligne de points dans le Journal, il ne veut pas en trop dire. Puis la petite baronne de Mackau, la belle-mère, le beau-frère..., on s'embrasse avec transports, «on se dit avec confusion ce qu'on se redira avec plus de calme et d'ordre», et l'on visite la nouvelle demeure où les Bombelles, sans doute, vont gîter quelque temps. La maison n'est pas très grande, ni bien distribuée, mais elle est riante et plaît à Angélique, elle est en bon air, ce qui est l'essentiel pour les enfants. Par un escalier ils pourront descendre dans le parc, et grâce à une série de corridors on peut rejoindre le château en restant continuellement à couvert.
Le lendemain Mme de Travanet s'est rendue à Paris qu'elle avait hâte de revoir. Le frère et la sœur descendent chez Mme de Louvois, dont le fils est fortifié et «joli à peindre sans avoir sa physionomie spirituelle». La première visite de M. de Bombelles devait être pour le baron de Breteuil, mais ce n'est que le soir, à Neuilly, qu'il lui a été donné de voir son protecteur. Là, dans la maison dont M. de Sainte-Foix [3] a fait «un séjour magnifique», se préparent les noces somptueuses de Mlle de Matignon, petite-fille du baron, avec le fils du duc de Montmorency.
En peu de jours, presque en peu d'heures, le marquis de Bombelles remplit ses devoirs sociaux et politiques. Comprendrait-on qu'il différât à se montrer chez la duchesse de Montmorency, chez la comtesse de la Marck, très occupée du mariage du troisième frère du duc d'Aremberg, surtout chez son ministre, le comte de Montmorin, en son hôtel de la rue Plumet [4]? De cet entretien où il a été question de choses sérieuses, des différends survenus entre les commerçants français en Portugal et l'ambassadeur qui voulait faire respecter les ordonnances royales en vigueur,—toutes choses que le ministre ignorait totalement et dont il aurait préféré n'avoir pas à s'occuper,—le marquis sort «charmé de la politesse de M. de Montmorin, navré de son ton et de ses propos comme ministre. Le cœur saigne, ajoute-t-il, à tout bon serviteur du Roi, de voir avec quelle hâte, quelle légèreté, quelle inconséquence les plus importantes affaires sont traitées.»
Ce même jour il a dîné à Versailles avec ses enfants, il a rencontré chez M. de Breteuil, à Saint-Cloud, M. de Malesherbes et un nouveau contrôleur des finances, M. de Fourqueux; il a vu au Château la duchesse de Polignac, les deux marquises de Soucy; à Longchamps il a rendu visite à la princesse de Craon, puis il est revenu coucher à Paris en vue de la cérémonie du lendemain.
Les fêtes données en l'honneur du mariage ne sont pas encore terminées, puisque le lendemain M. de Bombelles se rend de plus, le soir, chez la princesse de Montmorency, mère de la duchesse. L'hôtel est un des plus beaux de Paris, il est décoré avec un goût égal à sa magnificence, le jardin se termine en terrasse sur la Seine [5]. Illumination de l'hôtel, bateaux chargés de lanternes de couleur et de pièces d'artifice et «conduits par des joûteurs adroits», souper, bal, «tout était bien et parfaitement ordonné».
Il n'y a que cinq jours que M. de Bombelles est à Versailles et il n'est pas resté une demi-journée en repos. Ainsi le veulent ses fonctions diplomatiques; ainsi le veut aussi son irrésistible goût de mouvement.
Le 5, il a été dîner à Marnes, chez le comte de Brienne, secrétaire d'État de la Guerre, et aussitôt après à Jardy, chez l'archevêque de Sens. Celui-ci, «tiraillé par tous les esclaves de la faveur, a cependant eu un moment pour s'apercevoir que j'étais chez lui et m'y recevoir honnêtement. Les affidés disent qu'il est très calme sur toutes nos commotions intérieures, mais j'ai assez bonne opinion de lui pour croire que quelque détermination qu'il prenne de faire tête à l'orage, il sent, en homme sensé, que l'on ne peut jamais calculer bien juste sur le point où s'arrêtera l'effervescence des têtes». Ceci n'est qu'une première épigramme, on en soulignera d'autres.
A Versailles il a été admis à présenter ses devoirs à Madame Élisabeth, mais à peine «a-t-il eu la satisfaction d'embrasser ses enfants qu'il a trouvés fort gais», qu'il est revenu à Paris «pour se revêtir de la robe nuptiale» et se rendre chez le marquis de la Vaupalière [6], faubourg Saint-Honoré.» La marquise souffrante d'un commencement de grossesse ne peut songer à l'accompagner, aussi a-t-il noté, pour les lui conter, tous les détails de cette fête «la plus belle de celles qui ont été données pour la noce de Mlle de Matignon; aucune n'a eu l'ensemble, l'ordre, la recherche et l'agrément de celle de l'hôtel de La Vaupalière [7].»
Ruggieri s'est surpassé, le feu d'artifice eût été digne d'une fête donnée à Versailles. Souper d'une magnificence sans pareille, cuisine recherchée, service somptueux et irréprochable, à tout cela le marquis est sensible. S'il ne donne pas le menu du festin, s'il n'énumère pas la liste des élus de cette réunion superaristocratique, du moins a-t-il sacrifié à son goût de la description en nous exposant en détail comment la table était présentée.
«Des conduites d'eau artistement ménagées ont fait arriver sur la table une cascade tombant d'un rocher et formant une rivière qui contenait deux cents pintes d'eau; des poissons vivants s'y promenaient, des maisons, des hameaux, tout cela en parfaite proportion se voyait sur l'une et l'autre rive. Des ponts jetés de distance en distance, et d'une vérité aussi grande que les représentations d'hommes et d'animaux qui semblaient les passer ajoutaient au charme du paysage... A l'extrémité opposée du rocher s'élevait, en colonnes de cristal, le temple de l'hymen. Les glaces ont été servies pour la plupart attachées suivant leur forme de fruit à des arbres d'un feuillage analogue. En sortant de table, on s'est promené dans le jardin qui semblait une féerie durant toute la nuit.»
Le marquis est revenu à Versailles débarrassé des fêtes nuptiales, mais il a encore des ministres à saluer. Il n'a trouvé chez lui que M. de Malesherbes dont il trace ainsi le portrait: «...Avec des connaissances profondes, un esprit agréable et des choses qui tiennent au génie, il est d'une abstraction qui ne lui permit et ne lui permettra jamais d'appliquer son savoir au profit des affaires publiques. Gémissant par instant comme tout bon citoyen de la situation actuelle de la France, il passe un moment après à l'énumération de ses recherches sur l'inutilité de la population juive dans le monde...»
En rentrant à Versailles, il trouve à la porte du Dragon les ambassadeurs d'Espagne [8] et de Naples [9] et leurs femmes qui venaient souper avec les Bombelles et les Mackau. Ces ménages de diplomates se proposaient, en l'absence de la Cour [10], de passer quelques jours à Versailles «pour en voir plus à l'aise toutes les merveilles». M. de Bombelles et sa femme ont l'intention de les accompagner autant qu'il leur sera possible, et le marquis, en somme, s'en montre heureux et fier, car «les étrangers de bonne foi apprécient mieux que les Français la beauté de ce royaume, la magnificence de ses villes et les prodigieux travaux exécutés pendant que Louis XIV portait d'un pôle à l'autre le nom de sa nation au plus haut degré de gloire».
La première excursion est à Saint-Cyr. Nous avons déjà dit combien Madame Elisabeth montrait de prédilection à l'Institution de Saint-Louis; avec quel plaisir, chaque fois qu'elle le pouvait, accompagnée d'une de ses dames, elle allait visiter religieuses et élèves, aimant à partager les jeux et le goûter de ces dernières; Le marquis qui aime volontiers ce qu'aiment et sa femme et la chère Princesse, est tout porté à défendre l'établissement de Saint-Cyr. «Depuis quelques années, remarque-t-il, il est de bon ton de tout ridiculiser, de trouver tout misérable et de conseiller de détruire plutôt que d'améliorer ce qui émane de la sagesse de nos pères. Ce mauvais ton souffle essentiellement sur la fondation de Mme de Maintenon.»
Parmi les dames élevées à Saint-Cyr quelques-unes ne reparaissent que pour apporter les bruits du dehors. «Avec une charité maligne elles avertissent des propos tenus pour arrêter le bien qui se fait journellement dans cette maison.» C'est là sujet de tristesse et de découragement chez des religieuses qui d'abord se refusaient à montrer aux visiteurs les différents talents de leurs élèves. Devant l'insistance du marquis auquel se joignait sa jeune femme si appréciée des dames de Saint-Louis, celles-ci ne surent pas refuser longtemps. Les ambassadeurs ont entendu «en gens sensés» et «avec grand plaisir» les entretiens de Mme de Maintenon. «Ils ont jugé des danses comme cela se doit... Des demoiselles ne doivent point acquérir les grâces minaudières des filles de l'Opéra ou des belles dames qui copient les actrices. Il suffit que l'on développe en de jeunes personnes les moyens de se présenter, de saluer avec noblesse et de ne pas être marquantes en gaucherie lorsqu'elles entrent dans le monde... Les chœurs d'Athalie, l'ordre du réfectoire, celui qui s'observe à l'église et dans les promenades du jardin, tout a plu à nos ambassadeurs, tout à intéressé leurs femmes. Elles l'eussent été davantage si elles fussent venues du temps de Mmes de Mornay et du Haut; la supérieure actuelle, Mme d'Ormesson, est une bonne et honnête personne, mais n'est que cela.»
Comme, le lendemain 8, le comte de Fernand Nunez et le marquis de Circello se sont rendus au lever du Roi à Saint-Cloud, M. de Bombelles se fait le cicerone des ambassadrices et les accompagne au château de Meudon [11]. Suivons-le dans sa courte impression: le château du grand dauphin ayant été incendié en 1871, il n'est pas sans intérêt d'avoir de lui un dernier souvenir.
«Le château neuf où nous avons dîné chez le duc d'Harcourt [12] a été bâti par Monseigneur pour Mlle Choin [13] qui était sa maîtresse.
«Ce château est dans une proportion qui le rendrait convenable à tout seigneur en état de dépenser 300.000 livres par an.» M. de Bombelles ne semble guère là avoir une idée exacte des proportions: nous avons sous les yeux la gravure de l'ouvrage de Piganiol de la Force, et aussi des vues du Palais prises peu de temps avant sa destruction. Il paraît bien que cet immense château eût été bien lourd pour des particuliers, à trois ou quatre exceptions près.
La comparaison avec l'autre château continue: «Il n'en est pas de même du vieux château [14]; ce palais que M. de Louvois avait augmenté, embelli avec une magnificence aussi indécente qu'incroyable, serait encore très facilement une demeure royale. Tous les plafonds sont peints en arabesque comme si le goût régnant eût présidé à leur ordonnance. Les corniches, les cheminées, les parquets de superbe boiserie, rien n'aurait besoin d'être moderné. Il y a pratiqué dans une tourelle un cabinet peint également en arabesque sur un fond d'or, qui est aussi frais de peinture que s'il sortait des mains d'un de nos meilleurs artistes. Il est question de faire de ce beau château la demeure de M. le Dauphin pour tous les étés, si nous n'éprouvons pas le chagrin de perdre ce prince [15]. On nous l'a fait voir: j'aurais pleuré si j'eusse osé du lamentable état dans lequel je l'ai trouvé, courbé comme un vieillard, ouvrant des yeux mourants au milieu d'un teint livide. Il craint le monde, il a honte de se montrer. Si on le sauve du cruel marasme dans lequel il est encore, bien qu'un peu mieux, ce ne sera vraisemblablement qu'aux dépens de sa taille qu'il réchappera. Petit, l'anatomiste, espère cependant qu'il guérira sa personne et sa taille, mais il se plaint de n'avoir été appelé qu'au moment où le mal était presque incurable. Il caractérise la maladie du nom de vertébrale et diffère d'opinion avec Brunier, le premier médecin... Nos enfants de France ont été souvent victimes de ces conflits d'opinion. Les soins que le duc et la duchesse d'Harcourt prennent de ce précieux enfant sont tout à fait respectables.»
Voici d'autres minuscules événements de Cour: «Mme de Raigecourt et son «sourdaud» de mari ont donné à dîner aux ambassadeurs et aux Bombelles. Après le repas, les dames sont allées voir les grandes eaux, tandis que le marquis, emmenant son petit Charles [16] dans sa voiture, pique sur Beauregard [17] pour faire visite au marquis et à la marquise de Sérent. Tous deux sont absents, mais leur belle-fille reçoit le père et l'enfant avec une grâce parfaite. Elle était avec M. de Chauvelin, «le jeune homme le plus en faveur dans ce moment. Le petit Chauvelin fils de celui qui fut ambassadeur à Turin et qui mourut dans la chambre du Roi (Louis XV) d'une attaque d'apoplexie, a la même charge qu'avait son père, celle de maître de la garde-robe du Roi. Il est très gentil et fait l'amusement de la Garde royale. Combien cela durera-t-il? C'est ce que les courtisans les plus déliés n'ont jamais, en pareil cas, apprécié bien au juste.»
Le ménage Bombelles est souvent en route. Tandis que la marquise est à Paris, son mari va rendre à Marnes visite au comte de Brienne; à Saint-Cloud, il est admis à assister à la toilette de la duchesse de Polignac. Cet insigne honneur n'est pas perdu, car le remercîment s'inscrit aussitôt sur les tablettes: «C'est encore la plus jolie femme de la Cour. Les honneurs extérieurs, mais stériles de la plus haute faveur lui sont revenus [18], mais ce n'en est pas moins l'archevêque qui gouverne absolument.»
Il gouverne, mais n'inspire guère de confiance, à tout le monde en général, aux Polignac en particulier. Il est vrai que ceux-ci regrettent Calonne, et pour cause.
Quelque désordre en Dauphiné, le duc de Tonnerre «perdant le peu de tête que Dieu lui a donné», les troupes blessées tirant sur les émeutiers; un dîner en famille chez l'évêque de Lisieux, la journée se terminant à l'hôtel de Soubise [19], dont le marquis est mis à même d'admirer les splendeurs, voilà le bulletin des jours suivants, terminé par cette appréciation sur le Palais Royal:
«Si l'hôtel Soubise, tant il a grand air, est digne d'être habité par un prince de sang royal, il est une autre demeure à laquelle son maître a enlevé toute dignité, mais il en a fait pour les étrangers et les Parisiens un point de réunion de tout ce qu'il y a de plus agréable et de plus commode. Ma femme et moi nous avons été finir la journée à courir les allées et les galeries de ce palais marchand, car c'est ainsi qu'il devrait être maintenant nommé. Avec de l'argent on peut dans le même jour, et sans sortir de son enceinte, se fournir avec un luxe prodigieux de tout ce qu'on ne se procurerait pas en un an dans tout autre pays; on conçoit qu'un homme désœuvré passe sa vie au Palais Royal, on conçoit qu'un homme occupé aille y chercher du délassement.»
De la Haye il est arrivé de fâcheuses nouvelles sur la manière dont le comte de Saint-Priest est traité. Ses gens ont été attaqués et forcés de se défendre pour n'être pas assommés par une populace qui voulait les punir de ne pas porter des cocardes orange [20].
L'ambassadeur de Hollande, M. de Benkenrod, a fait des excuses et promis au nom de la République que sa Cour serait satisfaite des réparations. M. de Saint-Priest n'est pas amplement persuadé que son séjour en Hollande puisse être long, et il s'apprête plutôt à rentrer en France, et M. de Bombelles de prendre sa plume chagrine pour noter: «Si nous continuons à nous conduire comme nous faisons, il faudra nous armer d'une triste patience et nous attendre à recevoir toutes les avaries imaginables.» Les lignes écrites en 1788 ne pourraient-elles s'appliquer à notre politique extérieure actuelle? De concession en concession.....
Le marquis continue la vie de mouvement qui est dans ses goûts et qui doit être dans ses intérêts. Il mène ses enfants chez le baron de Breteuil, et ses trois fils sont jugés ce qu'ils sont: forts et gentils; il est parfaitement reçu à Saint-Cloud par la duchesse de Lorge qui est de service auprès de la comtesse d'Artois; un soir que Mme de Bombelles est allée souper chez la comtesse de Marsan, il s'en va, lui, chez Mme de Rougé, qui est toujours jolie «et qui le sera, à l'âge où Ninon de Lenclos était sensible et aimée». Bien souvent il est seul à sortir, il trouve en rentrant chez lui sa femme lisant, ses enfants dormant heureusement, «enfin le calme d'un ménage dont une aimable compagne fait les délices». Voilà dix ans que M. et Mme de Bombelles sont mariés; cette phrase d'un journal n'en dit-elle pas plus que toutes les déclarations arrangées?
On craint de nombreux troubles en Bretagne et en Bourgogne, le Dauphiné s'apaise à peine, la Provence «a trompé l'espoir conçu par son commandant en chef le comte de Caraman», pamphlets et chansons l'ont devancé à Aix...
«On dit au Roi: le feu est aux quatre coins de votre royaume; toutes les apparences donnent un air de vérité à cette phrase, et il faut de longs raisonnements à M. de Brienne pour prouver à Sa Majesté que sa malignité cherche à augmenter l'effroi des commotions qu'elle suscite...» Les empiriques assaillent le principal ministre comme un médium, ils s'emparent d'un homme affaibli par le choc de trop rudes attaques. «Si M. de Brienne résiste à l'orage, je persiste à croire qu'il est en état de faire le bien de ce pays, mais je commence à craindre qu'il ne soit léger et qu'il ne trouve lui-même sa tâche supérieure à ses moyens.» Des brochures contre ou pour Loménie de Brienne courent les rues. Dans l'une d'elles, que Bombelles juge éminemment maladroite, l'auteur fait de la monarchie un despotisme dont l'arbitraire doit même être regardé avec respect par les sujets comme étant ce qui peut être le plus avantageux pour eux. «Il en est de certains principes comme de l'emploi des poisons en bonne pharmacie. On ne dit pas à un mourant: je vais vous sauver en donnant à votre corps une secousse violente, une action qui, peut-être, le rappellera à la vie.» Et Bombelles d'en arriver à cette conclusion: «On sait bien que la ligne de démarcation entre le despotisme et notre monarchie est presqu'imperceptible, et qu'un prince qui tient à sa solde une nombreuse armée, ne sera déjoué que par sa propre et gratuite faiblesse. Mais il est maladroit de montrer à une grande nation tous les désavantages de sa constitution en voulant les lui faire adopter comme un bien.»
C'est le 22 juin que Mlle de Rohan-Rochefort devait rendre une réponse définitive au duc de Cadaval qui, ballotté depuis deux ans, n'avait pas renoncé à l'épouser [21]. La réponse est venue le 21, et elle est négative. Le marquis énonce sèchement, sans commentaire, mais en homme peu satisfait de s'être donné à Lisbonne et à Paris, autant de mal pour arriver à ce résultat blessant pour son amour-propre: «Mme la comtesse de Marsan, le prince et la princesse de Guéménée [22] et la princesse Charlotte de Rohan m'ont prié aussi ce soir de témoigner leurs regrets à M. le duc de Cadaval sur ce que, par une répugnance invincible, Mlle de Rohan-Rochefort ne peut accepter sa main, le 22, à Versailles.»
Ceci a visiblement agacé M. de Bombelles. Il se venge par épigrammes... sur les autres. «J'ai dîné avec une grande partie du corps diplomatique chez M. l'ambassadeur de l'Empereur. Je me suis trouvé à table entre mon bon ambassadeur de Portugal [23] qui n'a pas inventé la poudre et le baron de Talleyrand, notre ambassadeur à Naples qui a peu de salpêtre dans les idées... Au bout opposé à nous était M. de Suffren [24] qui perd chaque jour de paix par son goût pour l'intrigue, par sa rebutante gourmandise et sa dégoûtante malpropreté, quelques nuances de la considération qu'il reprendrait s'il remontait nos vaisseaux.
Le 23 à son coucher, le roi «qui depuis son avènement à la couronne ne m'avait pas une seule fois adressé la parole m'a parlé fort longtemps. Ses questions ont porté sur le Portugal, son climat, ses usages, la fécondité des femmes et le mariage du duc de Bragance».
M. de Bombelles ne fait pas de réflexions sur cette faveur inattendue d'avoir été à même d'entendre le son de la voix du Roi s'adressant à sa personne. Ministre ou ambassadeur depuis treize ans et ayant fait d'assez fréquents séjours à Versailles, il aurait le droit de marquer son étonnement de cette indifférence. Il n'en fait rien, connaissant le rôle effacé de Louis XVI!
Ce qui est plus important, c'est que la souveraine s'est montrée aimable. «La Reine qui avait bien voulu faire attention à ce que, depuis mon retour, je n'avais pas encore eu l'honneur de lui être présenté m'a dit aujourd'hui, au moment où tout le corps diplomatique était chez elle, qu'elle m'avait manqué dans plusieurs endroits où elle était venue un instant après que je venais d'en sortir, qu'elle en avait été fâchée parce qu'elle avait grand désir de me voir et qu'elle était charmée que ma santé fût meilleure.»
Monsieur et Madame ont témoigné à Bombelles une égale bonté, «mais jamais princes ou princesses n'ont eu la grâce qu'a la Reine lorsqu'elle veut bien traiter qui que ce soit.»
Chez la duchesse de Polignac, le soir, se pressaient les ambassadeurs à qui Marie-Antoinette a distribué des phrases aimables. «L'ambassadeur de l'Empereur est venu montrer une minute sa longue et sèche nature, accompagné d'un seigneur flamand qui s'est fait assigner en déplaisance dans la société».
«La Reine a été chercher M. le duc de Normandie, un des plus beaux enfants qu'on puisse voir. Elle l'a fait chanter, ce dont il s'acquitte très drôlement. Sa Majesté m'a dit les airs qu'il fallait demander à son fils... Quelques courtisans ont vanté la justesse des sons; heureusement qu'il ne m'a pas été demandé ce que j'en pensais. Les princes de la maison de Bourbon ne brillent pas par la justesse de leurs voix.»
Les nouvelles politiques ne sont pas sans attrister le marquis. Outre les affaires de Hollande, il y a les questions intérieures dans lesquelles se débat l'archevêque de Sens. «Tous les députés des provinces ont dîné chez lui (le 29); il ne sait auquel entendre, les prétentions croissent chaque jour davantage. La Bretagne déclare qu'elle ne paiera plus rien, et qu'elle se considère comme affranchie de toute dépendance de la couronne, depuis l'infraction annoncée de ses privilèges.»
Que, faisant trêve à ses réflexions politiques ou à son bulletin de Cour, M. de Bombelles émaille son Journal de quelques notes de famille écrites en gamme attendrie, ceci ne saurait nous étonner. Avec sa femme et Louis, son fils aîné, le marquis s'est rendu le 30 juin à Paris. «Il me quitte maintenant le moins que je puis, il est de jour en jour plus doux, plus sensible aux avis dont son esprit sent la justesse. Sa tendresse pour sa mère ne prend point sur celle qu'il a pour moi. Nous voyons croître un ami, qui nous osons nous en flatter, fera notre joie et la consolation de mes vieux jours. Ses frères font en ce moment le délice de toutes les minutes de notre vie. Le ciel conserve ces chers enfants!»
Tandis que Mme de Bombelles est de service auprès de Madame Élisabeth, son mari s'efforce de distraire son isolement. Il a soin de nous informer des visites qu'il rend au baron de Breteuil et au maréchal de Castries, à la comtesse de la Luzerne, chez lui l'on fait bonne chère; on y joue aussi au quinze, ce qui n'enrichit guère le marquis. Il y a eu aussi dîner chez la marquise de Louvois. «En sortant de table, nous avons mené le chevalier d'Almeida et les Portugais à la Comédie Française. On y représentait Mahomet; ma soirée (du 10 juillet) s'est terminée chez Mme de Rougé: les deux belles-sœurs Mmes de la Rochefoucauld et de Léon, Mmes de Fronsac et de Damas n'avaient pour leur conversation que deux jeunes gens plus jolis que parlants. Pour nous soustraire à l'ennui qui venait nous atteindre en si élégante compagnie, je me suis avisé d'être d'un avis contraire à tout ce qui s'est dit. La conversation s'est ranimée, et il était tard que nous discutions encore de toutes nos forces et de très bonne humeur.»
Pendant ce temps de gros événements se préparent. On a publié, le 7, un arrêt du Conseil d'État concernant la convocation des États généraux: officiers municipaux des villes et communautés du royaume «seront tenus de rechercher dans les greffes et chartriers tout ce qui pourra donner des lumières sur la manière de procéder à la tenue des États généraux».
On suppose que cette tenue aura lieu en 1789, une fois réunis les documents nécessaires. «Les gens de lettres sont invités à communiquer les renseignements qu'ils peuvent avoir et pourront se procurer... Les papeteries du Royaume ne suffiront pas à tout ce que l'envie d'écrire fera griffonner à tous les oisifs, ainsi qu'aux gens qui ont ordre de diriger par leurs observations la marche du Gouvernement.»
L'avenir paraît bien noir à M. de Bombelles: «Le Roi perdra un temps précieux et nécessaire dans cette dangereuse lutte; les États lui donneront tout l'argent qu'il voudra; peut-être l'aideront-ils à faire banqueroute, mais en même temps on gênera de tous côtés son autorité. Cela se supportera pendant quelque temps, par un prince ami de la Paix et ne voulant que le bonheur de ses peuples, mais un ministère plus adroit et plus ferme, sous un règne plus prononcé, reprendra l'autorité primitive et en fera payer les arrérages à la nation. Ce cours des événements nous offrira, indépendamment de tous les maux faciles à prévoir, ceux du parti que nos voisins tireront de nos divisions... On n'entend que plaintes, que murmures et nous ne sommes pas au bout de cette triste position.»
Les nouvelles de Bretagne [25] sont détestables; on confirme l'armement d'une vingtaine de mille hommes qui se rassembleraient au premier acte d'autorité fait par le Gouvernement. L'intendant [26] craignant pour ses jours est revenu à Paris. Le 14, le bruit courait à Saint-Cloud que les députés de Bretagne allaient être arrêtés. Le 15, la nouvelle éclatait comme un coup de foudre: «Tout Paris a su de grand matin qu'on s'était servi de l'obscurité de la nuit pour conduire à la Bastille les douze Bretons députés par environ douze cents gentilshommes assemblés à Saint-Brieuc et à Vannes. Ces députés sont: M. le comte de la Fruglaye, le marquis de Montluc, le marquis de Trémergat, le marquis de Carné, le comte de Châtillon, le vicomte de Cicé, le marquis de Bédée, le comte de Gaer, le marquis de la Rouerie, le marquis de la Féronnière, le comte des Nétumières, le comte de Bec de Lièvre, Peinhoet. «La captivité de ces messieurs a été le principal objet de notre conversation ce matin à notre cérémonie de l'ordre de Saint-Lazare.»
Ces préoccupations politiques, cette lutte contre le Gouvernement du Parlement de Bretagne n'empêche pas M. de Bombelles de continuer à faire les honneurs de Paris et de Versailles au chevalier d'Alméida. «Après l'avoir conduit chez Mme la duchesse de Polignac, je l'ai mené par Jouy et Orsay au Marais. Mme de la Briche [27] nous a reçus avec beaucoup de grâce; nous avons trouvé chez elle toute la famille de Montbreton, de M. de Brienne, le secrétaire d'État au département de la Guerre... M. d'Alméida ne revient pas de l'étonnement que lui cause la magnificence d'une habitation et d'une campagne qui n'appartiennent qu'à une particulière. «Promenades, le soir, morceaux exécutés sur le piano-forte,» romances délicieuses dont les paroles sont de M. de Florian et la musique d'elle».
«Le Ministre de la Guerre nous a quittés ce matin, écrit le marquis, le 17. M. de Brienne ne laisse pas ignorer à ses amis combien il achète cher le cordon bleu, dont il sera décoré au mois de janvier, et l'honneur d'être secrétaire d'État. Heureux autrefois à Brienne, il y passait une grande partie de l'année, il y vivait en grand seigneur, confondant son revenu avec celui de l'archevêque. L'opinion qu'on avait alors des talents du préfet faisait rejaillir sur son frère une partie de la considération qu'on avait pour un homme qu'on croyait propre à régénérer nos finances et à influer avec avantage dans notre administration... Aujourd'hui, c'est à qui épiera les côtés faibles de l'archevêque et qui lui disputera jusqu'à du jugement. Son frère partage la haine et la critique du nombreux parti qui s'augmente chaque jour et cherche à culbuter le principal ministre. Celui-ci commence à jeter un regard effrayé sur la tâche qu'il s'est donnée. Combien de gens comme lui troquent une belle position pour endosser un harnais qui les écrase.»
Il faut s'arracher aux entretiens avec M. de Brienne, aux proverbes joués par Mmes de Damas, de la Briche et de Montbreton et MM. de Vandœuvre et de Kergorlay, le marquis rentre à Versailles où l'attendent femme, enfants et sœurs. Le marquis est souffrant et morose: «Sans eux, souligne-t-il, j'irais passer mon congé et soigner ma santé dans quelque coin bien ignoré où je n'apprendrais que bien tard les malheurs de ma patrie.»
L'affaire de Bretagne continue et non dans la gamme douce. «On ne s'est pas tenu à l'emprisonnement des douze gentilshommes bretons; les gens de marque qui s'étaient rendus à l'Assemblée convoquée par eux à l'hôtel d'Espagne ont été disgrâciés. A la Cour même, le contre-coup se fait sentir. La duchesse de Praslin payant pour son mari a reçu l'ordre d'envoyer sa démission de dame du Palais; le duc de Chabot a perdu ses pensions, M. de la Fayette, son poste d'officier général divisionnaire, et M. de Boisgelin, frère de l'archevêque d'Aix, l'ami intime du principal ministre, a défense d'exercer sa charge de maître de la garde-robe du Roi, et l'ordre de traiter de cette place et de s'en défaire au plus tôt.» Ces exécutions amènent diverses réflexions de l'auteur du Journal: celle-ci doit être remarquée: «Quant à M. de la Fayette, bien des gens demandent pourquoi il veut être de tout étant intrinséquement si peu de chose.»
Ces mesures contre les protestataires bretons sont diversement jugées. «Le baron de Breteuil, las de signer des ordres dont l'exécution devient si funeste au peuple, si fâcheuse pour le Roi», est résolu à se retirer.
«J'ai été avec lui dîner à Saint-Cloud. Il m'a parlé de sa retraite comme en ayant balancé avec prudence tous les inconvénients, avec ceux de tirer une charrue trop mal attelée. Les dépenses faites à Dangu ont gêné la fortune de M. de Breteuil, mais il restreindra sa dépense. Il espère que Mme de Matignon renoncera aussi volontiers que lui aux charmes du souverain pouvoir. En cela je crains qu'il ne s'abuse...
«L'archevêque de Sens a été à neuf heures du soir au Petit Trianon. Le Roi l'y a suivi de près; mais, pendant que le principal ministre a été enfermé dans le cabinet de la Reine, le Roi est resté dans le salon. Lorsque la Reine y a paru, il était clair qu'elle venait de pleurer. Ses chagrins ne touchent pas malheureusement à leur terme et ses vrais serviteurs croyent qu'elle s'en est ménagé de nouveaux en se faisant admettre aux Comités, parce que depuis que l'on sait dans le public qu'elle y assiste, on lui impute toutes les décisions sévères qui s'y prennent». Bombelles, en l'espèce, a vu clair; cette impression des contemporains se perpétuera, plus ou moins justement.
De nouvelles rigueurs se préparaient cependant contre dix-huit députés qui allaient se rendre à Paris; dix-huit lettres de cachet étaient expédiées pour les empêcher de venir. Que va-t-il advenir de l'archevêque et de son frère dans cette crise qui menace tous les ministères?
Bombelles a rencontré son vieil ami Esterhazy, qui si souvent s'est entremis pour lui, il vient de causer une heure avec lui le 21 juillet, il a noté son impression dont nous garderons surtout les détails sur la Reine.
Esterhazy faisait partie du Conseil de la Guerre; il en prônait «un réellement stable et à l'abri des fluctuations, où l'on ne se bornât pas à lire rapidement une besogne faite sans l'avis d'aucun des membres du conseil, dont M. de Guibert fût le despote» et «où le duc de Guines ne vît que comme un échelon plus certain pour le porter au Ministère de la Guerre».
«Ne pouvant seul parer à ces abus, il s'est mis à couvert des résultats en protestant contre tout ce qui se faisait sans sa participation. Il n'a donné cette protestation qu'après l'avoir lue à la Reine, et être bien certain que le Roi en avait connaissance. Cela fait, il a prié qu'on agréât sa démission; mais Leurs Majestés n'ayant pas voulu l'accepter, il s'est retranché pour le courant des délibérations derrière sa protestation et s'est attaché particulièrement à la partie des hôpitaux militaires qui lui a été confiée. Son opposition n'a point déplu à la Reine qui continue à la traiter avec la plus grande bonté, et qui disait il y a peu de temps à Mme la duchesse de Polignac: «Je ne me connais que deux véritables amis dans le monde, c'est vous et le comte Esterhazy.» On conçoit que le comte Valentin, fier de cette confidence, se soit empressé d'en faire part à Bombelles. Celui-ci, nous le savons, admirait fort l'intelligence et le dévouement à ses amis que témoignait Esterhazy, il avait à se louer des bons offices du colonel hongrois, il ne lui venait pas à l'idée que sa conduite en toute occasion pût être autre chose que désintéressée. Nous avons vu ailleurs [28], nous verrons dans un chapitre postérieur que, si Esterhazy était capable de sincère et grand dévouement à un moment donné, il partageait avec les autres hommes ce défaut commun de ne pas négliger ses intérêts chaque fois qu'il en trouvait l'occasion.
Sur la situation politique la Reine avait donné aussi ses impressions à Esterhazy. «Sa Majesté, continuait Bombelles, confiait à ce loyal favori il n'y a pas plus de quatre jours, en se promenant avec lui à Trianon, combien elle était malheureuse d'avoir choisi pour ministre principal un homme qui, désigné comme doué d'un mérite éminent, se rendait odieux à la nation; combien il était cruel pour elle de se voir détestée en ne voulant que le bien de la France; de voir en même temps son fils aîné dans le plus triste état et son frère humilié dans tous ses projets. «Connaissez-vous, ajouta-t-elle, une femme plus à plaindre que moi!»
Et Bombelles qui a oublié ses anciens griefs contre la Reine—longtemps soupçonnée par lui d'avoir, pour raisons autrichiennes, entravé ou au moins retardé son avancement de diplomate—Bombelles, en veine de dévouement attendri, ajoute cette phrase: «Il est aisé de concevoir combien cette princesse, foncièrement bonne et aimable, doit souffrir de tant de chagrins réunis.»
Avec sa femme, le marquis est allé à Beauregard rendre visite au marquis de Sérent que les affaires de Bretagne menacent de dépouiller de ses fonctions de gouverneur auprès des fils du comte d'Artois. Il a trouvé les Sérent assez ennuyés et dépités, pas encore découragés, car ils savent le frère du Roi décidé à les défendre. Le lendemain 22 juillet, «Mgr le comte d'Artois a eu une prise très vive avec Mgr l'archevêque de Sens, relativement à M. le marquis de Sérent. L'archevêque lui ayant dit qu'on pourrait trouver un autre homme pour élever Mgrs les ducs d'Angoulême et de Berry, Mgr le comte d'Artois lui a répondu que l'estime qu'il avait pour le gouverneur de ses enfants ne lui permettait pas de les confier en d'autres mains, et qu'ils suivraient le marquis de Sérent dans l'exil qu'on ordonnerait et que c'était à Mgr l'archevêque de Sens à voir s'il voulait outrer assez les choses pour exiler, par contre-coup, les petits-fils de France».
Ainsi monté, le prince court chez le Roi chez qui il reste trois quarts d'heure en conversation. «Il en est sorti fort rouge, mais, en somme, ayant gain de cause, puisqu'il paraît décidé que l'on ne sévira pas autant qu'on le voulait dans la personne du marquis de Sérent. Mais on ne sait pas positivement s'il est exilé à Beauregard ou s'il a simplement défense de paraître à la Cour.»
Les événements de Dauphiné ne laissent pas d'inquiéter aussi. «Le maréchal de Vaux [29] qu'on y a envoyé est personnellement respecté; mais ayant voulu exercer les pouvoirs que la grande patente de commandement donne sur le civil comme sur le militaire, on lui a observé que les bourgeois ne pouvaient être soumis à l'autorité que d'après l'enregistrement de sa grande patente, et que le Parlement ne pouvant s'assembler, cet enregistrement était impossible à effectuer. Il a fallu en conséquence renvoyer à Grenoble M. de Tonnerre qui en revenait et n'était plus qu'à vingt lieues de Paris. On réglera le pouvoir de ces deux commandants, ou on ne réglera rien, laissant aller tout cela comme cela pourra aller [30]».
Chacun s'agite et se trouble des événements provinciaux, dont la répercussion peut être immense; on commente la retraite de M. de Breteuil, que Bombelles n'est pas sans sentir très vivement. Le marquis a été questionné chez le Nonce où il a dîné avec les ambassadeurs, et il n'a pu que confirmer une nouvelle maintenant vraie. «J'ai passé la soirée avec M. le baron de Breteuil, écrit-il le lendemain 23, à Saint-Cloud. Il est aussi calme, aussi touchant, aussi noble que ferme dans sa résolution; avant de remettre sa démission, il désirait d'en prévenir la Reine qui lui a refusé une audience par une lettre faite pour raviser un des meilleurs serviteurs qu'aura jamais cette Princesse. Il lui a répondu dans les meilleurs termes sans insister pour la voir, et en prenant congé d'elle par écrit.
«La Reine s'est ravisée, car le lendemain, ayant quitté dès le matin son pavillon du Mail, Breteuil s'est rendu à Versailles, et là il reçoit une lettre obligeante de la Reine qui lui donne audience entre une heure et deux au Petit Trianon.
«M. de Breteuil s'est rendu avant au lever du Roi et lui a remis sa démission. Le Roi a écouté avec intérêt et bonté tout ce que le plus fidèle et le plus zélé de ses ministres lui a dit en se retirant. Au sortir de cette audience, M. le baron de Breteuil a été faire ses adieux au principal ministre, au garde des sceaux et aux autres ministres et secrétaires d'État. Il est entré dans son cabinet avec le calme d'un homme qui vient de se conduire noblement et qui a bien pesé d'avance ses démarches.»
Après signature des lettres dont l'expédition ne souffrait pas de délai, après les adieux «remarquables en amabilité et en raison faits à ses commis»,—il a cherché à les consoler ainsi que nombre de ses gens qui fondaient en larmes,—Breteuil est parti pour Trianon avec Bombelles. Il a rapporté à la Reine les sceaux de sa maison qu'elle lui avait confiés [31]. Pendant les quelques minutes qu'a duré l'audience, Marie-Antoinette lui a proposé de rester dans le Conseil, bien qu'il eût donné sa démission de secrétaire du Roi, mais Breteuil refusa tout en remerciant avec respect. «La Reine, lorsqu'il s'est retiré, lui a dit de toujours s'adresser à elle pour tout se qu'il pourrait désirer.»
A Saint-Cloud les visites affluent. C'est d'abord le comte de Montmorin, M. de Lamoignon, des personnages politiques, des gens de Cour... même la comtesse du Barry. Le vertueux Bombelles éprouve un peu d'humeur à voir «le ton d'intimité de quelques femmes de la société du baron avec cette ancienne maîtresse de Louis XV. Elle n'a plus de beauté et n'a pas acquis, comme on me l'avait pourtant assuré, du maintien». Le soir, la duchesse de Praslin est venue, «mais elle n'a pas eu avec le ministre retiré, le ton de gens qu'un mutuel contentement rapproche... Mme de Bombelles qui avait été obligée de passer la journée à Versailles est arrivée au pavillon pour souper. M. de Breteuil avait eu l'attention de l'aller voir en retournant de Trianon à Saint-Cloud. C'est dans ce moment que n'ayant plus à craindre que l'attendrissement de ses vrais amis diminuât un peu de sa fermeté que nous nous sommes livrés sans scrupule à toute notre sensibilité».
Bombelles doit énormément à Breteuil: c'est lui qui a protégé ses débuts de jeune diplomate, il s'est montré avec constance le conseil dévoué, l'ami chaud du ménage, il est juste que leurs témoignages de regret et de considération se montrent à la hauteur des services rendus et de l'amitié affichée. Mais Bombelles ne se contente pas des démonstrations verbales, il aime à écrire sa reconnaissance, et son Journal amplifie encore: «Je perds dans le conseil le seul homme qui eût à cœur d'y faire approuver ma besogne. Je porterai peut-être la peine de mon attachement à un ministre dont la conduite est une censure importune de celle de ses confrères; mais quelque chose qui m'arrive ou puisse m'arriver en mal, jamais la malice, l'injustice ou les fausses préventions ne pourront, en me conduisant bien, me faire autant de mal que l'amitié et les soins paternels de M. le baron de Breteuil ne m'ont fait de bien. C'est maintenant qu'il connaîtra ceux qui lui sont véritablement dévoués; c'est maintenant qu'il me sera vraiment doux de lui consacrer l'hommage d'une juste, mais vive reconnaissance.»
Voilà une vraie profession de foi. Si hyperbolique qu'elle puisse sembler, Bombelles l'écrit comme il la pense; il donnera plus tard mainte preuve de son attachement à Breteuil, comme Breteuil ne manquera pas une occasion de protéger Bombelles, de le pousser dans les voies politiques jusque dans l'émigration. On appellera Bombelles le Sosie de Breteuil, parce que leurs actes et leurs dires s'entr'aideront et se complèteront. Nous verrons même en quoi le fait d'être inféodé à la politique royaliste de Breteuil aliénera à Bombelles et les faveurs des Princes et la bonne volonté de ceux qui suivaient leur sillon...
Dans sa tristesse de voir s'éloigner le ministre de la maison du Roi, Bombelles n'en oublie pas d'autres préoccupations. Au dîner de Saint-Cloud où sont venus le comte de la Luzerne [32], les ducs de Saulx [33] et de Céreste [34] et beaucoup d'autres personnes de marque, chez la maréchale de Duras où le marquis a soupé, tandis que Mmes de Bombelles et de Louvois se consacrent à Mme de Matignon, le sujet presque unique de l'entretien est la question de l'assemblée du Dauphiné. Le maréchal de Vaux ayant dû reculer, il sera difficile de s'opposer à ce que les Dauphinois gardent la forme ancienne de leurs Parlements. Deux jours après, des nouvelles complémentaires arrivent. L'assemblée de Grenoble a déclaré que si le Roi ne retire pas ses édits elle pourvoiera elle-même «à sauver les peuples des inconvénients de ces édits. On est partagé sur la conduite du maréchal de Vaux...; cinquante mille livres ont été donnés à la ville de Grenoble pour réparer les dommages occasionnés par l'émeute [35]».
En Béarn il y eut aussi des désordres. Le duc de Guiche, comme représentant des Gramont, la plus illustre famille du pays, a été envoyé par le Roi. Un grand nombre de nobles et de paysans allèrent à la rencontre du duc, avec des démonstrations de joie et de vénération en portant au milieu d'eux, comme un palladium, le berceau de Henri IV. Le Béarn ne proclama pas son indépendance comme le faisait craindre l'état d'exaspération où se montraient ses habitants, mais l'envoyé du Roi n'obtint pas que les édits nouveaux fussent acceptés.
CHAPITRE II
Continuation du Journal.—La députation de Bretagne et le Roi.—Les ambassadeurs de Tippoo-Saheb à Trianon.—Chute de Loménie de Brienne.—Facéties des Parisiens à ce sujet.—Les dessous de la disgrâce.—La duchesse de Polignac.—Disgrâce de Lamoignon.—Emeute à ce sujet.—Le Parlement et la Cour.—Prodrômes d'événements graves.—Tristesse de Louis XVI.
Le Journal continue, entremêlant assez agréablement pour le lecteur faits politiques et nouvelles de Cour.
Une députation de Bretagne est venue réclamer la liberté de ceux qui les avaient précédés et en même temps le rétablissement du Parlement breton. Le Roi a reçu les députés des commissions intermédiaires et leur a fait une réponse «qui, souligne Bombelles, n'est approuvée que par les coopérateurs de la besogne présente».
«J'ai lu le mémoire que vous m'avez remis; j'avais lu ceux qui l'avaient précédé; vous n'auriez pas dû me les rappeler. J'écouterai toujours les représentations qui me seront faites dans les formes prescrites.
«L'assemblée qui a député douze gentilshommes n'était point autorisée; aucune permission ne m'avait été demandée. Ils ont eux-mêmes convoqué à Paris la plus irrégulière des assemblées: j'ai dû les punir. Le moyen de mériter ma clémence est de ne pas perpétuer en Bretagne, par de pareilles assemblées, la cause de mon mécontentement. Les commissions qui vous ont chargés de me demander le rétablissement de mon Parlement de Bretagne ne pouvaient pas prévoir la conduite qu'il vient de tenir. Elles n'auraient pas sollicité pour lui une marque de confiance lorsqu'il me porte à lui en donner de mon animadversion.
«Mais ces punitions personnelles que le bon ordre et le maintien de mon autorité exigent, n'altèrent en rien mon affection pour la province de Bretagne. Vos États seront assemblés dans le mois d'octobre. C'est par eux que doit me parvenir le vœu de la province. J'entendrai leur représentation et j'y aurai l'égard qu'elles pourront mériter.
«Vos privilèges seront conservés. En me témoignant fidélité et soumission, on peut tout espérer de ma bonté, et le plus grand tort que mes sujets puissent avoir auprès de moi, c'est de me forcer à des actes de rigueur et de sévérité; mon intention est que vous retourniez demain à vos fonctions.»
Laissons les députés de Bretagne préparer leur troisième mémoire. Refusons-nous à de trop longues considérations sur ces résistances des assemblées provinciales désireuses de reprendre leur ancienne influence; par prudence, ne prenons pas parti dans un différend où le Roi défend son pouvoir absolu—ce qui est son droit—et où les représentants des classes privilégiées défendent en même temps leurs privilèges et les revendications du peuple,—toutes les classes alors s'unissant contre le Gouvernement;—notons seulement ces murmures et ces revendications plus ou moins âpres suivant les provinces, étonnons-nous moins, en résumé, en écoutant les bruits de 1788, des clameurs que nous entendrons l'année suivante.
Le marquis continue à marquer sur son Journal les visites intéressantes qu'il ne cesse de faire. Il n'a pas oublié la princesse de Vaudémont [36]: «Je l'ai trouvée non dans un boudoir de jolie femme, mais dans un cabinet de livres; elle a su mettre à profit de longues et extraordinaires maladies pour se donner par une belle instruction un genre de ressources qui ne nous manquent jamais.»
Chez la duchesse de la Vauguyon, il a conduit le 3 août le chevalier d'Alméida et un autre Portugais de marque, don Fernando de Lima. «Sa fille mariée au petit prince de Listenois, beaucoup plus jeune qu'elle, est jolie, agréable, et moins gesticulante que sa mère dont elle a la charmante physionomie et la belle taille. J'ai renouvelé connaissance avec le prince de Bauffremont qui, autrefois connu sous le nom de chevalier de Listenois, faisait les délices de la Cour de Lunéville, du temps où le bon, l'aimable Roi Stanislas fixait autour de lui tout ce qui ne se trouve plus auprès des plus grands monarques, c'est-à-dire nombre de gens de mérite et beaucoup d'un bon esprit [37].»
Tout ce qui touche le baron de Breteuil a le don d'inspirer notre narrateur. Aussi s'étend-il volontiers sur les marches et contre-marches de son protecteur. Nous n'ignorons rien de ses projets comme de ses faits et gestes. Avant de partir pour Dangu il a mis de l'ordre dans sa maison, réformé les dépenses extraordinaires. Il n'a gardé positivement que les gens qu'il lui fallait, mais il s'est occupé en père de famille à placer tous les autres. Son chef de cuisine entrait dans son premier plan de réforme. Il avait été sur le point de le renvoyer à Vienne à cause de son excessive cherté. «Ce cuisinier s'était corrigé quant à la partie économique, et lorsque M. le baron a voulu se séparer de lui, il a dit à son maître: «C'est chez vous, c'est par vous que j'ai gagné tout ce que je possède, je pourrais aujourd'hui vous servir pour rien, souffrez que je ne vous quitte pas, je connais vos goûts. Je les étudierai de plus en plus, et je vous serai, par mes soins, moins dispendieux que quiconque dirigerait votre cuisine.» M. le baron s'est trouvé sans défense contre ce langage touchant, et le sieur Chandelier, car il mérite qu'on le nomme, continuera à bien nourrir son maître et ses amis.» Voilà donc un cuisinier rare, qui, grâce à Bombelles, passe à la postérité... au moment où par un arrêt du Conseil le Roi suspendait la Cour plénière et convoquait les États généraux pour le 1er mai 1789 [38].
Voici qu'un petit événement va distraire la Cour et la Ville et dissiper un moment les nuages qui assombrissent l'horizon: l'arrivée à Paris des ambassadeurs de Tippoo-Saheb, sultan Bahadour de Mysore, qui venaient réclamer notre appui contre les Anglais.
A la suite d'un long voyage coupé d'arrêts à l'Ile de France, au cap de Bonne-Espérance, à Malaga, ils sont débarqués à Toulon le 8 juillet. Après avoir excité la curiosité sur tout le parcours, à Marseille, à Lyon, à Fontainebleau, ils ont été magnifiquement reçus à Paris. On les attend à Versailles le 8 août, les dames de la Cour se sont mises en frais particuliers, la sage Mme de Bombelles a commandé à Mlle Bertin un «pouf» de haut goût, le marquis s'est rendu lui-même chez la fameuse modiste pour lui recommander d'être exacte à livrer la coiffure choisie...
«Tout Versailles a été occupé aujourd'hui, écrit M. de Bombelles le 9, de l'arrivée des ambassadeurs indiens à Trianon [39], et un grand nombre de Parisiens sont arrivés pour voir demain l'audience qui sera donnée à ces ambassadeurs.
«Ils se sont fait longtemps attendre, ce qui a quelque peu impatienté les courtisans. Aucune recherche n'avait été négligée pour leur rendre encore plus agréable la plus belle, la plus magnifique des habitations. La grande salle était ornée d'un superbe tapis de la Savonnerie, de forme circulaire, autour duquel étaient des coussins de velours cramoisi avec galons, glands, riches franges d'or.»
Leurs Excellences ont été reçues dans cette espèce de divan. Une foule énorme demandait à entrer, et il fallut toute la fermeté des suisses du Roi pour maintenir l'ordre. Les officiers des Gardes Françaises, de garde à Versailles, demandèrent à voir les ambassadeurs. Après eux, M. de Bombelles fit entrer sa femme et ses enfants.
«Le troisième des ambassadeurs, nommé Mouchan Osman-Khan, a été fort aimable pour cette petite famille. Ce négociateur longtemps employé par Heydin Aly et, depuis, par Tippoo-Saheb, se distingue en toutes choses de ses collègues. Les deux autres, et particulièrement Mohamed Dervich Khan sont ombrageux, jaloux et mécontents. Ils ont tout fait changer dans les appartements qui leur étaient préparés et n'ont montré toute la soirée que de l'humeur. Non seulement ils n'ont remercié personne des soins pris pour les établir comme des souverains, mais encore ils n'ont parlé à qui que ce soit des remerciements dus à la bonté du Roi. Le fait est que ces gens sont gâtés depuis qu'ils ont perdu de vue leur pays, et que, de mieux en mieux; on les traite trop bien.»
Ils se plaignent de la nourriture aussi bien que du logement, et pourtant on avait respecté leurs rites apportant poissons et autres animaux tout vivants. Les officiers de la maison du roi finirent par les laisser grogner à leur aise, et ce n'a été que de ce moment qu'ils ont paru écouter les avis d'Osman Khan en devenant moins difficiles à contenter.
Le 10, les trois ambassadeurs sont partis à onze heures du matin de Trianon. Ils sont entrés dans la grande cour du palais de Versailles dans trois carrosses attelés chacun de six chevaux et à la livrée du Roi, ils ont passé entre deux haies de gardes formées des Gardes françaises et des Suisses, les tambours battant l'appel.
«Descendus de leurs voitures dans la cour des Princes, le sieur Delaunay, commissaire de la Marine, les a conduits par l'escalier des Princes et la salle des Cent Suisses qui étaient en haie, la hallebarde à la main, dans un appartement particulier, pour y attendre le moment où le roi serait prêt à les recevoir.»
L'audience qui devait avoir lieu à midi se trouva retardée par un caprice des ambassadeurs. Ils avaient émis la prétention d'être assis; il fallut un certain temps pour les faire renoncer à leur ridicule demande et leur citer tous les exemples d'audience solennelle, «où jamais les représentants de quelque souverain que ce fût n'avaient pu obtenir une distinction qui n'était pas accordée aux frères du Roi.
D'abord la Reine est entrée, arrivant par les appartements attenant au salon d'Hercule et a été prendre place longtemps avant que le Roi parût.
Il était midi trois quarts lorsque Sa Majesté, accompagnée de Monsieur, de Mgr le comte d'Artois, des ducs d'Angoulême, de Bourbon, d'Enghien, des princes de Condé et de Conti, s'est rendue dans la salle d'audience. Le trône qui sert à la cérémonie du Saint-Esprit était placé sur une estrade élevée de huit marches et adossé à la cheminée. L'on avait construit deux tribunes dans l'embrasure de la porte qui donne dans le salon de la chapelle et dans la fausse porte correspondante. Le reste du salon était garni de gradins pour les ambassadeurs et les seigneurs et les dames de la Cour. Ceux-là et celles-ci étaient placés non suivant leur rang, mais au fur et à mesure qu'ils arrivaient.»
«Un hasard heureux, continue Bombelles, avait placé le plus en vue les plus jeunes et les plus jolies femmes; un hasard plus heureux encore m'ayant fait rencontrer le duc de Polignac et ses enfants, il m'a permis de joindre les miens aux siens, et nous avons attrapé une embrasure de fenêtre où le petit peuple a vu aussi bien que possible.»
Dans la tribune de gauche se tient la Reine avec Madame, Madame fille du Roi et le duc de Normandie; dans la tribune de droite se placent la comtesse d'Artois, Madame Élisabeth et le duc de Berry. Les princes à droite et à gauche gardaient les avenues de ces tribunes resplendissantes de brocarts et de draperies d'or. Grands officiers présents et gentilshommes de la Chambre se tenaient derrière. Entre les cinq premières et les trois dernières marches étaient les ministres, les secrétaires d'État et le contrôleur général, M. Lambert.
Cependant l'archevêque de Sens avait monté d'un pas trop délibéré toutes les marches de l'estrade. Le maréchal de Duras dut le prier de redescendre à sa place en qualité de ministre, «parce que sa primatie ne lui vaut rien dans les cérémonies de la Cour, fût-il même premier ministre, au lieu de n'être que ministre principal».
Le Roi est monté sur son trône et donne l'ordre d'aller chercher les ambassadeurs indiens. Ceux-ci ont traversé tous les grands appartements remplis de spectateurs, entre deux haies de gardes du Corps. Les ambassadeurs s'avançaient sur la même ligne.
Il ne nous est fait grâce d'aucun détail.
«Les ambassadeurs sont conduits au salon d'Hercule. Alors Mohamed-Dervich-Khan a remis au Roi leur lettre de créance et tous les trois ont présenté à Sa Majesté, sur des mouchoirs, vingt et une pièces d'or, ce qui est, dans l'usage de l'Inde, l'hommage du plus profond respect.
«Sa Majesté a accepté une de ces pièces de chacun d'eux; ensuite Mohamed-Dervich-Khan a prononcé une harangue qui a été traduite et répétée par M. Rufin. J'étais à portée de l'entendre, si M. Rufin ne l'eût prononcée qu'à basse voix, parce qu'elle renfermait plusieurs phrases peu obligeantes pour les Anglais, et que les ambassadeurs des cours d'Europe avaient quitté leur place pour tâcher d'attraper le sens de la harangue de leurs confrères indiens.
«Après la réponse du Roi, les ambassadeurs firent leurs trois révérences, ils se sont arrêtés et demandèrent la permission de jouir un instant du spectacle imposant qu'offrait le salon d'Hercule. Enfin, en se retirant, ils ont salué une quatrième fois le Roi, qui a poussé la bonté jusqu'à permettre que la suite des ambassadeurs entrât dans la salle d'audience.»
Les ambassadeurs pensèrent-ils à saluer la Reine? Plusieurs personnes ont cru que leur quatrième salut avait été pour elle. Bombelles n'en est pas bien sûr. «Ces personnages fêtés outre mesure» ne lui disent rien qui vaille.
Au même moment une autre solennité se préparait à Suresnes où Mme la comtesse d'Artois devait couronner celle de trois rosières qui obtiendrait le premier prix de bonne conduite.
M. de Bombelles a été prié de se mettre aux ordres de la princesse qui est arrivée en grand cortège à Suresnes; il se trouve dans la seconde voiture avec Mmes de Montmorin, de Caulaincourt, de Montvel et de Coetlogon.
MM. de Vintimille, de Vérac et de Chabrillan étant absents, c'est le marquis qui donne la main à Mme la comtesse d'Artois pour la conduire de sa voiture à la tribune qui avait été ornée pour elle. «L'abbé Fauchet a fait un discours ampoulé pour célébrer la fête de la rosière. La plus laide des trois a obtenu la couronne... Nous mourrions de chaleur à l'église; un froid humide nous attendait dans le bois et, revenu à Saint-Cloud, j'étais transi...»
L'archevêque de Sens tient à faire acte de principal ministre et a convié, le 11, tout ce qui marque à Versailles à un grand festin donné en l'honneur des ambassadeurs indiens. «Rien n'était magnifique», remarque Bombelles, qui compare avec les dîners d'apparat offerts par le baron de Breteuil aux États de Languedoc et de Bretagne. Il étalait un tout autre luxe quoique tous ses appointements et les grâces du Roi réunis à sa fortune personnelle formassent un revenu bien inférieur à celui qui n'a jamais suffi à l'archevêque. «Ses gens sont mesquinement vêtus, ses chevaux sont laids, ses voitures vilaines; sa vaisselle est médiocre et sa table est très ordinairement servie. Il est bien rare qu'un homme qui ne se fait pas honneur de ce qu'il a et qui gère mal ses finances administre bien celles d'un grand État.»
En attendant de dire adieu définitif au funeste ministre dont les jours sont comptés, M. de Bombelles fait la courte oraison funèbre du maréchal de Richelieu qui vient de mourir. «Il était tout à fait tombé en enfance et vient de terminer une vie dont les circonstances variées, mais marquantes, pourront fournir une ample matière à l'éloge. Au milieu de bien des vices, il montra des talents de plus d'un genre; sa mère et celle de Voltaire eurent toutes deux le même amant: Voltaire et le maréchal naquirent de ces feux illicites. Mon frère aîné pensait avec un certain plaisir que sa mère moins fidèle et moins chaste que la mienne [40] lui avait donné le jour dans le temps où le duc de Richelieu donnait du souci à mon père.»
Tandis que la marquise est de service auprès de Madame Élisabeth, M. de Bombelles est allé passer quelques jours à Dangu chez le baron de Breteuil. C'est là qu'entre autres nouvelles il apprend que la gêne sans cesse augmentante du Trésor a amené un arrêt du Conseil aux termes duquel les paiements de l'État étaient suspendus pendant six semaines et devaient être ensuite effectués partie en espèces, partie en papier, jusqu'au 31 décembre. L'édit [41] ne s'explique pas sur la manière dont le traitement des ambassadeurs et ministres du roi sera payé. «Mais il y a bien à craindre que nous nous ressentions de la gêne générale et d'une gêne qui n'est que la suite de mauvaises opérations. Bien des gens crieront: «Tolle», je me rappellerai que le baron de Bezenval était à sa quinzième année d'ambassade à Varsovie sans avoir vu un denier de ses appointements. Je souffrirai sans me plaindre, je me restreindrai sur tout ce qui sera possible, et continuant à servir mon maître et l'État avec zèle, je ne désespérerai pas de survivre à des circonstances plus heureuses, et je ne croirai pas le bonheur de mes enfants perdu, quoique les moyens de le consolider semblent m'échapper au moment où je croyais les atteindre.»
A côté des ennuis privés, le cours forcé du papier est une calamité publique. «Si Mgr l'archevêque de Sens [42] en est la cause par une suite de fausses mesures, il doit intérieurement se faire de cruels reproches; s'il croit au contraire qu'il n'a obéi qu'à des circonstances trop impérieuses pour les dominer il faut le plaindre et de l'événement et de l'erreur où il a été sur ses talents lorsqu'il s'est présenté comme le restaurateur des finances et d'une meilleure administration en France.» Bombelles est modéré dans ses appréciations; le jour approche où la chute de Loménie de Brienne serait saluée par le public comme une délivrance.
Le 25, la marquise d'Harcourt fait connaître de grand matin à ses amis de Dangu, «une grande nouvelle», celle qui a fait crier des «Vive le Roi» dans toutes les places, les rues et les carrefours, celle qui rend le Parisien ivre de joie, et qu'est-ce donc? «L'archevêque de Sens est renvoyé, M. Necker est rappelé, les banquiers de Paris ont, dit-on, fait sur-le-champ pour cent vingt millions de soumission.»
«Ce renvoi humiliant par la joie publique dont il est le signal prouve que la Reine, au moins en ce moment, n'a pas abandonné son protégé, et que, si le cri public l'a forcée de s'éloigner des affaires, il emportera dans sa retraite des preuves non équivoques de sa bienveillance [43].» On a écrit à Rome pour faire au plus tôt un cardinal de cet archevêque [44].
A son retour à Dangu, après une course à Rouen et aux environs, le marquis a trouvé des lettres donnant des nouvelles inquiétantes de ses enfants dont deux sont atteints de fièvre putride. Le 2 septembre, il est à Paris, trouve les deux malades hors de danger, et son Journal, un instant assombri par ses alarmes paternelles, se reprend à sourire pour conter les plaisanteries auxquelles s'est livrée la population parisienne. «Des mannequins représentant le principal ministre ont été brûlés en différentes places publiques. La procédure, l'instruction du procès, la rédaction de la sentence sont au dire des gens de loi des chefs-d'œuvre, et le libellé de ces tristes plaisanteries prouvent qu'elles ne sont pas uniquement imaginées par la canaille de Paris. La guérite de la sentinelle du guet qui garde ordinairement la statue de Henri IV a été brûlée; les cochers et les domestiques des voitures qui passaient devant étaient obligés de saluer cette statue.»
Le chevalier du Guet ayant voulu dissiper la foule, il y eut résistance de la foule, on attacha des pétards à la queue des chevaux; de là des accidents et un grand désordre. Les hommes du guet furent rossés, on incrimina leur chef d'avoir voulu corriger sérieusement des folies populaires, il fallut s'interposer militairement et donner des lettres de commandement au maréchal de Biron, mettre garnison d'invalides dans les hôtels de Brienne et de Lamoignon.
«Au milieu de l'ivresse et de la rage publique, il s'est passé de ces choses gaies qui appartiennent exclusivement à cette nation. On a fait une robe à l'archevêque pour le conduire au bûcher, dont les trois cinquièmes étaient en satin et les deux autres en papier. Un moment avant l'exécution en effigie, on a arrêté un ecclésiastique pour exhorter le patient. L'abbé s'est approché de la figure, a feint de lui parler à l'oreille et a dit ensuite à la multitude: «Vous pouvez faire de Monsieur ce que vous voudrez, il est très bien préparé et très bien résigné pour la circonstance. On a fort applaudi à la présence d'esprit du prétendu confesseur... Il y a une lettre du Pape au Roi, une autre de M. le prince de Guéménée à Sa Majesté, enfin une foule de pamphlets trouvés charmants et qui ne sont que diffus et charmants.»
Les ambassadeurs indiens s'occupèrent aussi, à leur façon, de la disgrâce de Brienne. Comme ils sortaient de l'Académie française, qui s'était crue obligée de donner une séance en leur honneur, on leur apprit la chute du grand vizir. Grimm assure qu'ils demandèrent avec beaucoup d'empressement s'ils ne pourraient pas voir sa tête (souvenir du système de leur gouvernement envers les ministres en disgrâce). «Oh! non, a répondu quelqu'un, car il n'en avait pas.» Et Grimm ajoute, non sans raison: «Quel est l'événement de notre histoire qui ne soit marqué par quelque calembour plus ou moins ridicule, plus ou moins plaisant?» Qu'aurait-il dit s'il avait vécu de nos jours?
Enfin, l'archevêque de Sens est parti le 3 septembre, mais il n'a pas osé traverser Paris. M. de Montmorin «s'est chargé de procurer des chevaux de louage qui ont conduit, avec mystère, de Jardi à la Croix de Berny, le prélat que la populace guettait. Il se propose d'aller dans peu à Pise, où peut-être il trouvera M. de Calonne, et alors ils riront, en se regardant, de la folie publique et de la leur. Peut-être M. de Loménie espère-t-il fortifier en Italie son excessive ambition et la nourrir de ces maximes insidieuses qui ramenèrent autrefois au timon des affaires le banni Mazarin.»
Le garde des sceaux, Lamoignon, se maintiendra-t-il au pouvoir? M. Foulon remplacera-t-il le comte de Brienne au département de la Guerre? Voilà les questions que se pose Bombelles, occupé d'ailleurs surtout comme tout le monde, de l'installation de Necker, du bien qu'il est disposé à faire, s'il lui est possible d'endiguer le torrent. La confiance du public en «cette idole de la France» est bien minime. Pourra-t-elle s'accroître?
Un gros événement, comme la chute de Brienne, comporte des dessous qu'à côté des données générales connues de tous il peut être intéressant d'apprendre. Bombelles a partagé la joie du public; devant le renvoi de l'archevêque, il a tenu à s'informer lui-même des causes finales qui avaient fait consentir la Reine à sacrifier un ministre, que, jusque-là, elle avait défendu envers et contre tout. Auprès de qui s'informer, si ce n'est auprès de la duchesse de Polignac, dont la main pouvait se deviner dans toute cette affaire.
«Après avoir dîné avec ma femme et mes enfants, j'ai mené mon aîné dans le parc de Versailles et, pendant qu'il s'y promenait avec son précepteur, j'ai été causer chez Mme la duchesse de Polignac, car elle s'est acquise de nouveaux droits à l'estime des honnêtes gens par la conduite qu'elle tient en ce moment. C'est elle qui s'est courageusement chargée d'ouvrir les yeux de la Reine sur le danger qu'il y avait pour elle à conserver en place Mgr l'Archevêque de Sens, Mme de Polignac a dit à Sa Majesté que ce n'était point d'une manière adroite et obscure qu'elle désirait le renvoi du principal ministre et qu'elle ne voulait point élever sur ses débris aucun de ses amis [45], mais que ce qu'elle désirait uniquement c'était de débarrasser la Cour et la nation d'un homme qui, n'ayant jamais eu de plan arrêté, marchait à tâtons et au jour la journée depuis plus de six mois.
La Reine n'a pas su mauvais gré à Mme de Polignac de sa démarche; mais, en cédant à l'évidence des plus sages et des plus fortes observations il en a bien coûté à Sa Majesté [46], pour vaincre l'ascendant que l'archevêque avait pris sur elle. En même temps que Mme de Polignac agissait, M. le comte d'Artois portait les grands coups chez le Roi [47]. Ce jeune prince gagne sensiblement sur lui-même et marche à grands pas vers les plus belles et les plus solides qualités. Il avait déjà toutes les brillantes. J'ai eu l'honneur de causer avec lui près d'une heure sur nos affaires au dehors; je ne lui ai pas dissimulé combien il serait nécessaire que nous suivissions d'autres maximes que celles qui nous gouvernent en ce moment.
M. le comte d'Artois est entré dans des détails qui font honneur à des connaissances que je ne lui supposais pas. Il m'a parlé de la position où se trouvaient la Pologne, la Russie et la Suède comme je voudrais qu'on en entretînt le Roi dans les débats de son conseil. Mais nos plaies intérieures comme effectivement les plus sensibles sont les seules dont nous sentions la douleur. M. Necker a eu une longue conférence avec le Roi avant le Conseil d'État: il veut le retour des Parlements à leurs fonctions.»
Qu'il y ait des mécontents dans la coterie de l'archevêque cela se conçoit. M. de Brienne jouit de son reste en disant que tout est perdu si on sape la besogne de son frère. Et tout fait espérer «qu'elle sera sapée cette mauvaise besogne, et l'on n'en laissera pas vestige malgré tout ce que fait la Reine pour donner encore quelque cours aux éléments de l'archevêque de Sens et pour soumettre notre administration aux fatales lubies d'un abbé de Vermond, ce prêtre audacieux et enragé de se voir arracher les rênes du Gouvernement qu'il tenait tout entières, tandis que le principal ministre siégeait à Versailles».
Bombelles n'est guère tendre pour l'influent Vermond. «Dans son courroux, ajoute-t-il, l'abbé n'épargne dans ses invectives ni le baron de Breteuil, ni Mme de Polignac, ni même la Reine. Il dit que Sa Majesté ne mérite plus d'être servie depuis qu'elle a souffert l'éloignement de l'archevêque. Cependant il continue à être exclusivement l'homme de confiance et le conseil de notre souverain.»
La question Lamoignon est plus que jamais à l'ordre du jour. On a répandu le bruit que le Garde des Sceaux était soutenu en même temps par les frères du Roi et par la duchesse de Polignac.
De Monsieur, on ne saurait guère parler, «car, opine très justement Bombelles, sa conduite variante (sic) ne permet pas de savoir bien au juste qui il protège, qui il abandonne; presqu'opposé au parti de la Cour, lors de l'Assemblée des Notables, ce prince est aujourd'hui fort bien avec la Reine et le Roi...» En apparence, devrait-on ajouter.
Quant au comte d'Artois, le marquis continue à être très bien disposé en sa faveur: «Moins entortillé dans sa marche, toujours bon et loyal Français, il n'applaudit pas à tous les partis dominants. Il aime son souverain, son pays, ses amis, sans tromper personne. Non seulement il n'a pas laissé M. de Lamoignon dans le doute de ses sentiments, mais il l'a même envoyé chercher pour lui dire que, vu la nécessité de rappeler les Parlements, il lui conseillait de donner sa démission et de ne pas s'exposer à une nouvelle explosion de la haine des Parlements. Le Garde des Sceaux lui a répondu: «Monseigneur va un peu vite en besogne», et M. le comte d'Artois lui a répliqué: «Que ce n'était pas son avis, qu'au reste il avait cru devoir lui dire franchement ce qu'il avait dit au Roi et ce qu'il lui répéterait si l'occasion s'en présentait.»
Lamoignon [48] ne se tint guère pour satisfait; il éprouva même l'impérieux désir de se plaindre à la Reine, qui se montra irritée contre son beau-frère. La Reine ne voit pas la question avec justesse, pense Bombelles, car «un temps fort court apprendra à M. de Lamoignon que c'est en vain que l'on s'obstine à conserver une autorité que le public n'approuve pas». La démission volontaire pourrait lui valoir des grâces, telle que celle d'être fait duc, ce qu'il désire avant tout, mais si, par impossible, il conjurait l'orage actuel, les États généraux le foudroiraient. On parle de la création de Basville en duché, «il y aurait une sorte de justice d'ouvrir à la famille de M. de Lamoignon une carrière qui dédommageât ses enfants de celle qui leur sera irrévocablement fermée».
Quant à la duchesse de Polignac, Bombelles affirme qu'elle ne soutient nullement l'ambition de M. le Garde des Sceaux. «Il n'a dans la société de la Reine d'autre agent que le baron de Bezenval.»
Tandis que Lamoignon se fait fort de parler haut et ferme aux Parlements qui vont se réunir dans un bref délai, les Parlements sont tout à fait montés contre le Garde des Sceaux, ne parlent de rien moins que de le décréter de prise de corps ainsi que l'archevêque et tous les coopérateurs de leur besogne. Les lettres adressées à tous les membres du Parlement portaient que le Roi leur mandait de revenir à Paris pour y attendre les ordres en silence.
M. de Saint-Priest prendra-t-il le Ministère des Affaires étrangères? La duchesse de Polignac le fait espérer à Bombelles: de la sorte l'ambassade de la Porte deviendrait libre, et il échangerait le Portugal contre la Hollande. Notre diplomate en congé envisage sans enthousiasme cette conjecture: «Outre que ce poste ne donne que ce qu'il faut y dépenser, je ne pense pas que nous soyons toujours assez déterminés sur ce qu'il faudrait faire dans cette république, et si nous nous résolvions à suivre un parti qui y rétablît notre réputation et nos affaires, il amènerait d'abord une rupture pendant laquelle l'ambassadeur de France verrait ce qui ne convient pas à ma situation.»
Le 11, on s'est réjoui à Paris de la nouvelle que M. de Lamoignon avait donné sa démission. On disait au Palais-Royal que les sceaux lui étaient retirés jusqu'à nouvel ordre et que M. Joly de Fleury, ancien ministre des Finances, ou M. d'Ormesson [49], servirait ad interim pour ce qui exigerait qu'un magistrat fît parvenir aux Parlements de la part du Roi.
C'était là faux bruit, car Lamoignon n'entend pas encore abandonner le gouvernail. «En attendant, continue Bombelles, les Parlements se montrent de plus en plus récalcitrants. M. le premier Président, mandé à Versailles pour concerter les arrangements du lit de justice, n'a pu être ébranlé par toutes les paroles de M. de Lamoignon, et quand celui-ci s'est avisé de lui dire qu'il cessait de lui parler comme Garde des Sceaux, M. le Président a sur-le-champ levé la séance en lui disant qu'il ne pouvait plus l'entendre qu'en vertu de l'autorité de sa place.»
Malgré cette sévérité, on assure que M. d'Aligre a déplu à la Compagnie lorsqu'il a dit qu'il avait vu M. de Lamoignon. «De tout temps ce magistrat fut mal vu de ses confrères, et lorsqu'il présidait la Chambre des Vacations, il avait inutilement un grand état de maison, sa table somptueuse manquait toujours de convives.»
Chez le marquis de Puysieux, Bombelles a appris une nouvelle qui l'a comblé de joie parce qu'elle fait le bonheur de son ami le comte de Bercheny [50]. «Du temps où M. le Maréchal, alors marquis de Ségur, commandait en chef en Franche-Comté, le comte de Bercheny fut l'y voir et s'y fit aimer, parce qu'il est impossible de le connaître sans l'aimer. Un M. Denèse, riche possesseur de belles terres dans cette province, n'ayant qu'un fils, l'a trouvé destiné à une assez grande fortune pour n'en pas chercher dans la femme qu'il lui donnerait, et en conséquence il a jeté les yeux sur la fille du comte de Bercheny.
«Celle-ci, âgée de neuf ans, vient d'être promise au jeune homme, qui en a seize; les articles ont été signés, et le comte de Bercheny ne donnera que mille écus de rente à la femme du petit Denèse qui en aura, dit-on, bien solidement plus de 80.000, et qui par sa naissance est susceptible des agréments de la Cour.»
Et Bombelles de conclure, suivant son habitude, en axiome: «On voit encore que l'honnêteté et la véritable bonhomie ne restent pas toujours sans récompense.»
Cependant M. de Lamoignon ne se décide pas à partir sans se faire longuement prier. «Il s'obstine, disent les uns, à paraître lundi au lit de justice qui enfin aura lieu ce jour-là. D'autres assurent qu'il ne tient à son poste que parce que l'archevêque, tout en ne pouvant souffrir le Garde des Sceaux a fait promettre à la Reine qu'elle le conserverait en place, et l'on ne veut pas avoir le dégoût de le sacrifier à l'humeur des Parlements. C'est cependant ce qui sera inévitable.»
Il est une autre intrigue qui occupe la Cour. Depuis longtemps on n'entendait plus guère parler de la duchesse de Gramont. Voici que la sœur de Choiseul [51] se remuait de nouveau. «N'ayant pu amortir en elle la passion de dominer, elle se sert de son crédit ancien et ranimé pour que la Reine fasse M. le duc de Châtelet [52] ministre principal. Celui-ci refuse le département de la Guerre, à moins qu'il ne soit joint au suprême pouvoir d'un ministre dirigeant les autres départements, et M. Necker qui voit que la cabale Choiseul jointe à celle de l'abbé de Vermond veut tout envahir, tout empêtrer et lui susciter des embarras, déclare qu'il donnera sa démission si M. le duc du Châtelet était appelé pour limiter ses pouvoirs comme ministre des Finances.»
Dans cet état de crise, la Reine se montre plus qu'agitée. «Elle est d'une humeur cruelle, confesse Bombelles, hier elle s'est emportée contre tous les ministres dans un comité où l'on agitait la manière de rendre le Parlement à ses fonctions... Le Roi, dont tous ces conflits énervent l'autorité, ne peut connaître à quel point ils lui sont fâcheux.»
Néanmoins Louis XVI s'est montré de belle humeur à son coucher. Il a dit des choses aimables à Bombelles et a fait des bons mots.
Le lit de justice contre lequel ont protesté la Chambre des Enquêtes et la Grande Chambre semblait destiné à faire éclater de violents orages... Soudain tout est décommandé en même temps qu'on apprend la démission définitive de Lamoignon. Plus de lit de justice, les Parlements reprendront leurs fonctions. «Il est très vrai, écrit M. de Bombelles le 15 septembre, que le Parlement a désiré que Mme la duchesse de Polignac fît passer à la Reine ses propositions, mais elle s'en est excusée en disant qu'elle devait répondre à la confiance qu'on lui marquait en avouant à la Cour que, sûre de l'estime de la Reine, se flattant encore de son amitié, elle n'avait plus le droit de lui parler d'affaires de cette importance, qu'en voulant s'en mêler, elle nuirait plus qu'elle ne servirait, attendu que M. l'abbé de Vermond gâterait et renverserait dans un quart d'heure tout ce qu'elle aurait pu obtenir de Sa Majesté.»
Mme de Polignac ne doute pas que cette réponse ne tarderait pas à venir aux oreilles de la Reine. Elle préfère donc lui dire mot pour mot ce qu'elle avait dit à l'émissaire du Parlement. «La Reine a rougi, a baissé les yeux et n'a rien répondu.»
M. de Lamoignon s'est décidé à partir pour Basville. C'est là nouvelle occasion de tapage pour la jeunesse bazochienne et la populace. Il y eut de gros désordres. Des bandes nombreuses se rassemblèrent sur la place Dauphine et sur le Pont-Neuf. On brûla aussi le mannequin de Lamoignon en simarre, après avoir ordonné qu'il serait sursis quarante jours à son exécution, par allusion à son ordonnance sur la jurisprudence criminelle. La place Dauphine ressembla à un champ de bataille par l'énorme quantité de fusées et de pétards que la foule y lançait chaque soir. Les gens paisibles évitaient ces rassemblements, mais on ne fut pas peu étonné de savoir que le duc d'Orléans s'y laissa entraîner; il ne craignit pas de se donner en spectacle à la populace qui, voyant en lui une victime de la Cour, le couvrit d'applaudissements.
Pour célébrer les funérailles de Lamoignon, de longues théories d'hommes portant des flambeaux partirent du Pont-Neuf et se dirigèrent vers l'hôtel du Garde des Sceaux situé rue de Grenelle, avec l'intention d'y mettre le feu. Quelques détachements des Invalides commandés par un officier déterminé réussirent à empêcher ces bandes d'exécuter leur projet: les enragés se jetèrent alors dans la rue Saint-Dominique pour y brûler l'hôtel de Brienne, ministre de la Guerre. Des Invalides arrivait aussitôt un autre détachement qui chargea la foule, tandis qu'un peloton des gardes françaises débouchait par le bout opposé de la rue: les émeutiers se trouvaient pris entre deux feux: il y eut une vingtaine de morts et un grand nombre de blessés... D'autres émeutes éclatèrent en d'autres coins de Paris, notamment rue Meslée où demeurait Dubois, le chevalier du Guet [53].
On a reçu le 18 l'arrêt du Conseil qui annule celui [54] dont l'explosion a fait sauter l'archevêque de Sens [55], «on sait que les exilés sont mis en liberté, mais les opinions les plus diverses ont cours sur le nouveau ministre». «Tout ce que dit M. Necker en de belles et longues phrases, écrit M. Bombelles [56], n'est pas propre à ramener entièrement la confiance; aussi les fonds ne haussent-ils pas. Bien des gens croient que le directeur général des finances ne connaissait pas toute la profondeur de l'abîme creusé par MM. de Calonne et de Brienne. La réplique de M. Necker au mémoire de M. de Calonne est depuis quelques jours dans les mains de tout le monde; les enthousiastes la mettent aux nues; les financiers la critiquent à force, les personnes sensées et impartiales suspendent leur jugement. M. Necker a voulu être éloquent et parfois plaisant dans cette réponse, et il n'a atteint aucun de ces mérites. Il s'est sans doute flatté que, dans un instant où il a de l'empire sur toutes les têtes, il pourrait aussi, en dictateur, nous faire adopter bien des mots qui ne sont pas français et qui n'ajoutent aucune clarté à ceux que nous possédons.»
«La déclaration du 23 septembre, qui fixait l'ouverture des États Généraux au 1er janvier 1789, allait de plus donner de nouvelles satisfactions au public et surtout aux Parlements et aux Cours souveraines rendus à leurs sièges. Dès le 24, les Cours étaient rassemblées par M. de Barentin, le nouveau Garde des Sceaux. Les membres du Parlement de Paris se présentaient au Palais et y reprenaient le cours de leurs séances interrompues depuis cinq mois. S'il faut en croire le libraire Hardy, ils eurent peine à fendre la multitude prodigieuse d'hommes de tous états venus pour les saluer de leurs applaudissements. Dès cette séance de rentrée on proposa la mise en accusation du Garde des Sceaux et du principal ministre précédents, on agita la question de la responsabilité des ministres. Un magistrat, Bodkin de Fitz Gerald, opina: «La Cour manquerait au Roi, à l'État, aux lois, à elle-même, si elle n'avisait aux moyens d'empêcher que la nation ne retombe par la suite dans une crise semblable à celle qui a été sur le point de la perdre [57].»
La province ne se contenta pas d'imiter le mouvement de satisfaction donné par Paris, elle renchérit. A Dijon, on promena solennellement sur un char l'image de la Liberté; à Bordeaux, la voiture du premier Président fut dételée.
La joie des Parlements, ces manifestations bruyantes de «libéralisme», qui plaisaient à une partie du public, en effrayaient une autre, même des magistrats qui restaient interdits de voir exaucer si promptement des vœux qui n'avaient pas été sincères... Bombelles ne manque pas à l'annonce de tant de réformes qui lui font peur, de noter: «L'autorité de nos Rois ne fut jamais aussi cruellement compromise, ce qui réjouit fort les bourgeois enflés de l'orgueil de la magistrature, mais ce qui doit véritablement affliger les vrais serviteurs de l'État.»
Le marquis reprendra bientôt la trame des événements, qu'il suit en spectateur très averti. Dans l'intervalle, il note des anecdotes de Cour ou des réflexions intimes.
Il y a longtemps que son Journal ne nous a parlé de Madame Élisabeth. La petite Cour de Montreuil n'apporte guère d'échos saillants; Madame Élisabeth, en dehors des cérémonies auxquelles elle est obligée d'assister, partage la journée entre l'intimité de ses dames et les occupations dont nous la savons coutumière: promenades à cheval, visites à Saint-Cyr, études de botanique, sans oublier les pauvres dont elle continue à être la Providence. Depuis quelques mois, au fur et à mesure de la marche des événements, elle comptait une occupation de plus; elle lisait avidement brochures et libelles, cherchait, parmi ce fatras de la littérature politique, à se former une opinion. Elle rentre pour l'heure du souper à Versailles et se mêle alors pour quelques heures au mouvement de Cour. Elle écoute et elle observe, et son jugement mûri lui fait deviner bien des choses qu'on n'aurait jamais eu l'idée de lui confier. L'avenir lui paraissait sombre et menaçant, elle ne pouvait le cacher à ses amies; moins que quiconque, nous la verrons s'étonner de la précipitation des événements, mais son doux optimisme, le fond de gaieté de son caractère, lui feront toujours entrevoir le beau côté des choses.
Angélique est toujours la femme sérieuse et bien raisonnante que nous avons connue. Si nous ne pouvons l'entendre parler elle-même, du moins de temps à autre rencontrons-nous quelques traits dessinés par le mari dont ni le temps, ni l'air ambiant de la Cour, ni la présence continue n'ont pu attiédir les sentiments.
Tandis qu'on s'agite au Parlement, Mme de Bombelles s'attriste du départ de sa «petite» belle-sœur, Mme de Mackau, qui va rejoindre son mari, nommé ministre à Stuttgard. M. de Bombelles leur décerne à chacune la part d'éloges dont il les juge dignes: «Je les ai laissées jouir des derniers moments qui précèdent une absence bien cruelle pour toutes deux. Ces deux femmes sont deux anges sous tous les rapports; toutes deux n'ont et n'ont eu que les agréments de la jeunesse, presqu'en sortant de l'enfance. Elles ont été d'excellentes mères, des femmes prudentes, des amies solides. Jamais une ombre de coquetterie ne s'est glissée dans leur conduite, et plus elles se sont rendues respectables, plus on les voit être simples et faire strictement leur devoir.»
Le marquis a reçu ce 25 septembre un billet de M. de Montbel qui lui réitérait l'invitation déjà faite par la duchesse de Lorge d'aller dîner quand il le voudrait les lundis et jeudis à Saint-Cloud chez la comtesse d'Artois. Il se mettait aussitôt en route et arrive à trois heures chez la princesse. «J'ignorais qu'elle se mettait à table à deux heures. Le dessert était servi, Madame Élisabeth qui y dînait augmentait encore mon embarras de me présenter si tard. Mme la comtesse d'Artois n'a jamais voulu croire, ce que je m'efforçais de persuader, qui était que j'avais dîné. On m'a apporté de quoi nourrir un ogre, et j'ai mangé à la hâte une petite aile de poulet, une glace et un gâteau. J'étais d'une confusion dont Madame Élisabeth s'est complètement divertie; mais le café une fois pris, je me suis un peu évertué, et, en vérité, une particulière bien aimable ne le serait pas davantage que ne l'a été Mme la comtesse d'Artois pour dissiper l'inquiétude que j'avais eue de lui avoir déplu par ma légèreté.»
A Saint-Cloud, comme chez la princesse de Craon à Longchamps, où, en revenant, Bombelles s'est arrêté, on ne parle que de la séance tenue ce même jour au Parlement. «On sait d'avance qu'il doit y être fait des dénonciations, que toutes les résolutions prises porteront le caractère de l'animosité et de l'arrogance.» Chez la marquise de Rougé, le même soir, Bombelles entend des virtuoses, Viotti, Duport et d'autres, qui exécutent des quatuors, Mme de Montgeron qui a «touché» des morceaux très difficiles sur le clavecin, Rousseau qui a magistralement chanté des airs de Gluck et de Piccini. Des fâcheux sont venus troubler la soirée par des folies débitées sur la rentrée du Parlement. «A les entendre, la royauté de nos Bourbons touche à son terme...»
Et Bombelles conclut: «Il n'est malheureusement que trop vrai que l'extrême facilité du Roi et la lâcheté de ses ministres trahissent depuis longtemps la meilleure cause et les droits les plus sacrés; mais, Dieu aidant, il y aura des honnêtes gens plus sensés que tous les frondeurs de l'autorité, qui sentiront qu'un pays qui s'est élevé au premier rang des premières puissances doit réparer l'édifice, mais non le culbuter.»
Bombelles a rédigé pour la comtesse d'Artois le précis de ce qui s'est déclaré à la séance du Parlement le 25.
«Le Parlement persiste dans les sentiments exprimés dans l'arrêté du 3 mai, dans la déclaration et les protestations qui en ont été la suite.
«... Sans entendre néanmoins que le Parlement eût aucun besoin d'être rétabli, ses fonctions n'ayant cessé que par la force et la violence.
«... Sans entendre que les États Généraux puissent être convoqués dans une autre forme que celle de 1640 [58].
«... Sans entendre que le procureur général puisse être empêché de poursuivre les délits commis depuis la cessation des fonctions, qu'il puisse y avoir d'autres juges que ceux qui auront prêté le serment au Parlement.
«... On suppliera le Roi de vouloir bien rendre la liberté à tous les magistrats et d'autres détenus dans les prisons d'État à l'occasion des derniers troubles et de rendre leurs emplois à ceux qui auraient cru devoir donner leur démission.
«Dénonciation de MM. de Brienne et de Lamoignon.
«... Dénonciation du chevalier Dubois et acceptation de sa démission.
«Le Parlement a envoyé de plus une injonction dans une forme peu honnête à M. le maréchal de Biron [59], pour qu'il eût à venir rendre compte de sa conduite depuis que le roi l'a chargé de contenir le peuple de Paris par le régiment des Gardes. Le maréchal a répondu que depuis quatre ans il ne siégeait plus au Parlement, ni n'allait à Versailles faire sa cour; l'on n'a pas insisté pour le moment quoique les jeunes conseillers fussent portés à toutes les impertinences envers ce pair et maréchal de France.
«Le public le plus favorablement disposé en faveur du Parlement a trouvé qu'il avait infiniment outrepassé les bornes de son devoir.»
Le soir, Bombelles a soupé chez Mme de Roquefeuille. Là est venu le président de Rosambo [60]; il est du petit nombre des membres du Parlement qui sont affligés de la démence de leurs confrères... La bonté avec laquelle le Roi a parlé aujourd'hui au premier Président envoyé devers Sa Majesté doit apaiser l'effervescence des têtes; mais la faiblesse du Gouvernement donne furieusement de prise à tout ce qui se fait et se fera contre notre souverain.
Le lendemain le marquis conte cette anecdote qui semble avoir échappé aux nouvellistes, du moins dans la forme que lui donne Bombelles.
«Nos plus lestes fureteurs de cour ne parviennent pas à deviner tout ce qui se passe dans l'intérieur de la nôtre. Aujourd'hui, le Roi étant à la chasse y a reçu un paquet de lettres. Il s'est enfoncé dans un taillis pour les lire, et bientôt on l'a vu assis par terre ayant son visage dans ses mains et ses mains appuyées sur ses genoux; ses écuyers et d'autres personnes l'ayant entendu sangloter ont été chercher M. de Lambesq [61]; celui-ci s'est approché, le roi lui a dit brusquement de se retirer. Il a insisté; alors le Roi, lui montrant un visage baigné de larmes, lui a répété, mais d'un ton plein de bonté: «Laissez-moi.» Peu de temps après, Sa Majesté, pour remonter à cheval, a eu besoin qu'on l'y portât en quelque sorte; elle s'y est trouvée mal. On lui a amené une chaise où elle s'est trouvée mal une seconde fois; enfin elle est revenue à Versailles ayant repris ses sens.
«Cette aventure est tenue secrète, mais ce secret sera mal gardé, avec tant de personnes dans la confidence. Les motifs que l'on donne à la peine du Roi sont à ranger dans la classe d'une foule d'autres bruits populaires qui ne méritent aucune créance. Je rapporte un fait, un fait affligeant, mais j'en ignore complètement la cause.»
Libelles, calomnies, vilenies répandues sur la Reine et sur lui-même, menaces ou outrage, rien ne manquait qui ne pût motiver les larmes du Roi... Et pendant que peu à peu s'effritait la monarchie de plus en plus chancelante, la santé du Dauphin donnait de très grandes inquiétudes.
CHAPITRE III
Intrigues de l'abbé de Vermond contre la duchesse de Polignac.—L'Assemblée des Notables projetée.—Soirée chez Mme de Polignac.—Bombelles chante devant la Reine.—Le duc de Fronsac.—Madame Élisabeth déjeûne chez les Bombelles.—Impatience du diplomate qui réclame une ambassade.—Chasses de Madame Élisabeth.—Bombelles en courses perpétuelles.—Comédie chez la duchesse de Mortemart.—Mort du maréchal de Biron.—Les Notables.—M. Necker.—Concert chez la comtesse d'Artois.—Le duc d'Orléans.—Le duc du Châtelet, colonel des Gardes françaises.—Le Code national de Bergasse.—Lettre du prince de Conti.—La brochure de d'Éprémesnil.—Mémoire des princes.—Considérations de Bombelles.—Réception de Boufflers à l'Académie française.—Fin de l'année 1788.
Passer quelques jours à Dangu chez le baron de Breteuil est pour M. de Bombelles une agréable distraction. En compagnie d'aimables hôtes, dont la comtesse de Matignon et le marquis de La Luzerne, il y oublie un instant les séances du Parlement. Le 1er octobre, il est parti le matin de Dangu avec M. de la Luzerne pour arriver à deux heures à Verneuil.
«Là, en ce joli pays riverain de la Seine, est située l'habitation de Mme de Sénozan, riche veuve d'un conseiller d'État, sœur de M. de Malesherbes, tante de Mmes de Montmorin, de Périgord et du marquis de la Luzerne.
«Mme de Sénozan est choyée par tous ses parents et tous ses parents sont ses amis. Elle se met à table à deux heures très précises, elle fait très bonne chère et m'a reçu comme l'ami d'un neveu qu'elle chérit.
«Le marquis de la Luzerne a des titres multipliés à la tendresse des siens; il leur rend beaucoup, il n'en dépend aucunement, il les honore par sa conduite, il les attache par la douceur de sa société.»
Après le repas, Bombelles est resté quelque temps à causer avec M. de Malesherbes et la Luzerne. «On n'a pas plus d'esprit et d'imagination que n'en a M. de Malesherbes; on n'est pas meilleur serviteur du Roi; mais comme, je l'ai déjà dit, ces qualités sont obscurcies par une distraction poussée à l'excès. Ce respectable vieillard m'a prêté sa voiture et quatre bons chevaux pour revenir à Versailles.»
Femme et enfants sont en bonne santé. Aucuns changements officiels pendant ces trois jours, mais les partisans de M. Necker craignent qu'il ne résiste pas aux cabales qui se déchaînent contre lui. Bombelles estime que les cabales ne seront pas seules cause de la non-réussite du ministre, il ne tardera pas à reconnaître son impuissance.
Une assemblée des Notables se réunira le 3 novembre, la nouvelle en est annoncée le 3 octobre. Précaution de Necker pour discuter à nouveau la question des trois ordres, celle des cahiers, et aussi l'élection des députés. C'était par le fait reculer l'époque de la réunion des États Généraux; cette mesure, approuvée par la plupart, fut blâmée par ceux qui se montraient pressés en besogne.
On colporte la nouvelle que la duchesse de Polignac tombée en disgrâce va être renvoyée; c'est Mme de Mackau qui a prévenu son gendre: Mme de Polignac lui serait reconnaissante de remonter, autant que faire se pourrait, à la source d'un propos tenu par M. Durival, premier commis des fonds des Affaires étrangères. Et Bombelles, maintenant au mieux avec les Polignac, de s'émouvoir d'un événement «affligeant pour les personnes qui désirent le bien».
Il a couru sur-le-champ chez M. Durival, et dans une longue conversation roulant sur des généralités, il s'est rendu compte que si le fonctionnaire s'est permis ce langage, «il n'était que l'écho du sieur abbé de Vermond; celui-ci tenant toujours ses assises chez Mipue, le directeur des bâtiments de la Reine, y voit Durival et s'en empare pour plastron de sa bavarde loquèle, lorsqu'il se promène à pied autour de Versailles. L'abbé est le plus jactant des humains; non content de l'énorme crédit dont il abuse, il voudrait persuader que les choses les plus difficiles lui sont possibles». On peut supposer qu'il voudrait obtenir de la Reine le renvoi de Mme de Polignac; en cela d'accord avec l'archevêque de Sens, qui n'a pas perdu l'espoir de reprendre sa place dans le Conseil des ministres et voudrait écarter du château tout ce qui ne lui est pas servilement dévoué.
La duchesse de son côté a agi directement auprès de la Reine et a sollicité la faveur d'une explication. «Elle faisait une démarche, continue Bombelles, que la franchise et l'honnêteté de son caractère lui ont dictée et que la prudence lui défendait.»
La Reine s'est rendue chez Mme de Polignac, qui lui conta tout simplement les bruits qui se répandaient en pareille circonstance. Deux ans auparavant, Marie-Antoinette avait rassuré son amie «avec grâce et sentiment». Cette fois elle répliqua assez durement: «Ne dit-on pas aussi que tout le monde se ligue pour éloigner de moi M. l'abbé de Vermond?»
Pour une autre que la duchesse, cette réponse aurait signifié une très prochaine disgrâce... «Je persiste à croire, opine Bombelles, que la Reine a pris des engagements trop forts pour pouvoir renvoyer sans motifs connus la gouvernante des Enfants de France. Elle se bornera à lui donner des dégoûts qui auront un terme; la Reine sera forcée d'en revenir à Mme de Polignac. Un fou, un sot, des fripons l'ont trompée, la trompent encore; mais cela ne peut durer. Cela aurait déjà cessé si Mme de Polignac mettait plus d'adresse dans sa conduite.»
Quelques jours après, M. de Bombelles fait des réflexions sur le Parlement qui accumule impertinences sur prétentions. «Les jeunes gens des Enquêtes disent publiquement que si le Roi, assisté de ses notables, procède à une convocation des États Généraux qui ne convienne pas à nos seigneurs du Parlement de Paris, ils convoqueront eux-mêmes, et de leur propre autorité, la nation.»
«L'arrêt du Conseil d'État rendu le 5 pour l'Assemblée des Notables, au 3 novembre prochain, a été publié aujourd'hui; toutes ses intentions sont sagement présentées et tendent à prouver combien le Parlement a été impopulaire en voulant qu'on s'en tînt à la forme de convocation des États Généraux de 1614, pour appeler ceux qui se tiendront en 1789.
«Le Roi dit qu'après cent soixante-quinze ans d'interruption des États généraux et après de grands changements survenus dans plusieurs parties essentielles de l'ordre public, elle ne pouvait prendre trop de précautions, non seulement pour éclairer sûrement ses déterminations, mais encore pour donner au plan qu'elle adoptera la sanction la plus imposante. Qu'animé d'un pareil esprit et cédant à l'amour du bien, Sa Majesté a considéré comme le parti le plus sage d'appeler auprès d'elle, pour être aidée de leurs conseils, les mêmes notables assemblés par ses ordres au mois de janvier 1787, et dont le zèle et les travaux ont mérité son approbation et obtenu la confiance publique.
«Sa Majesté se réserve de remplacer par des personnes de même qualité et condition ceux d'entre les notables de l'Assemblée de 1787 qui sont décédés, ou qui se trouveraient valablement empêchés.»
Faisant trêve à la politique, il est des moments bien rares où l'on se ressouvient à la Cour de l'ancienne gaieté. «Ce soir (6 octobre), écrit Bombelles, étant chez Mme de Polignac, j'avais apporté à Mme de Guiche un air d'allemande qu'elle avait trouvé joli; je le lui faisais exécuter au piano, tandis que la Reine, de moitié avec Mme de Luynes, jouait au tric-trac avec le baron de Bezenval. La partie finissait, et la Reine, instruite par le baron de la facilité que j'ai de mettre des rimes en musique, a voulu que j'improvisasse en chantant et en m'accompagnant. Depuis longtemps je ne m'étais trouvé aussi embarrassé: me refuser à ce que désirait la Reine était maussade parce que le baron de Bezenval insistait sur ce qu'il appelait mon talent. Dire ou chanter des platitudes, enfin me présenter en bouffon ne m'eût fait aucun plaisir. J'ai rassemblé plus d'assurance qu'à moi n'appartient; j'ai eu le succès dû à la complaisance sans prétention, la Reine a paru s'amuser beaucoup; les jeunes femmes, Mmes de Guiche et de Polastron, riaient de tout leur cœur; à les en croire, je serais resté à les divertir jusqu'à minuit. Mais je me suis retiré aussitôt que cela m'a paru faisable, laissant la société plus prévenue en ma faveur que je n'étais content d'avoir été mis en jeu dans un genre qui nuit plus qu'il ne sert.»
Le duc de Fronsac étant venu souper un soir à Montreuil, Bombelles en trace ce portrait: «Ce jeune homme, qui a voyagé avec un applaudissement général sous le nom de comte de Chinon, arrive encore en ce moment de Pologne; il désirait de servir comme volontaire dans une armée de l'Empereur, mais ce zèle pour apprendre son métier n'a pas obtenu de Sa Majesté Impériale ce que M. de Fronsac en attendait, et il est avantageux pour l'effet que son nom et son existence dans une armée étrangère eût pu faire à Constantinople que son projet ait échoué.
«M. de Fronsac n'aura, je crois, ni l'esprit de son grand-père, ni la platitude de son père; il paraît animé par des sentiments dignes de sa position. Il est du nombre des jeunes gens trompés par la frénésie du moment, qui ne parlent que de la nécessité de mettre des bornes au despotisme, mais au moins il s'exprime en bons termes, raisonne assez juste, et annonce dans ce qu'il dit plus d'instruction que n'en ont les péroreurs qui me pourchassent et m'excèdent partout.»
Le 8, Madame Élisabeth est venue déjeuner à la petite «bicoque» de Montreuil. Elle avait promis cette faveur à Bitche, et celui-ci «ne l'aurait pas tenue quitte de sa promesse. On vous laisse à penser si ce déjeuner intime fut gai; on entend Madame Élisabeth taquinant ses amis et les enfants, s'abandonnant à la plus charmante «sensibilité», témoignant une fois de plus à ses dévoués son affection si enveloppante, les caresses de sa charmante gaieté.
Elle s'arrachait ainsi pour quelques heures aux absorbantes préoccupations de la politique, aux inquiétudes que donnait la santé du Dauphin. On veut se faire des illusions sur son état plutôt que l'on ne s'en fait en réalité.
Bombelles a été faire visite, à Meudon, au duc et à la duchesse d'Harcourt, mais le Dauphin était déjà retiré. «Malgré le bien qu'on dit toujours de son état, il paraît qu'on est moins pressé de le montrer et que les gens qui ne veulent pas le flatter croient que le prince ne passera pas l'hiver.» Les prévisions étaient justes, comme nous le verrons.
Comme le 9, le marquis revenait de Saint-Cloud où il était allé dîner chez la comtesse d'Artois, sa femme lui conte la conversation que sa Princesse a eue avec la Reine en allant à Meudon. Elle a plaidé la cause de l'ambassadeur «au vert» et dont le grand désir serait d'échanger son ambassade nominale de Lisbonne contre une autre, surtout celle de Constantinople, quand, d'une façon ou d'une autre, M. de Choiseul-Gouffier quitterait ce poste [62].
Tout cela, Madame Élisabeth l'a dit à la Reine. «Sa Majesté n'a pas nié qu'elle eût fait cette promesse, mais elle a paru douter que M. de Choiseul fût au moment de revenir, et elle a ajouté: «Dieu sait si M. de Montmorin n'aura pas ses petits protégés.»
Madame Élisabeth lui a répondu: «Si vous daignez véritablement vous intéresser à M. de Bombelles, M. de Montmorin saura très bien qu'il n'a rien de mieux à faire que de se conformer à ce que vous voudrez.
«—Ne croyez pas cela, a dit la Reine, vous ne savez pas combien il est entêté.
«—Soit, a répliqué Madame Élisabeth, mais je ne connais à M. de Bombelles qu'un concurrent raisonnable. C'est M. de Moustier, et la Reine conviendra qu'à tous égards M. de Bombelles a droit aux préférences.
«—Ah! pour cela, oui, a réparti Sa Majesté avec un peu plus de chaleur, mais la santé de M. de Bombelles n'aurait-elle pas à souffrir du climat de Turquie comme de celui de Lisbonne?
«Enfin la Reine a promis d'envoyer chercher M. de Montmorin et de lui demander que je sois désigné le successeur de M. le comte de Choiseul-Gouffier.
«Madame Élisabeth n'a pu s'empêcher de conclure que la Reine embarrassée désirerait que je puisse obtenir une bonne ambassade, mais hors de portée des intérêts de la Cour de Vienne. L'abbé de Vermond soufflé par M. de Mercy et stimulé par ses préventions contre tout homme qui n'est pas l'aveugle serviteur du cabinet autrichien, m'a sûrement rendu suspect à la reine, en disant que j'avais un éloignement très prononcé pour tout ce qui tenait au système de notre alliance. D'un autre côté Sa Majesté serait portée à me faire du bien, parce qu'elle m'honore de quelque estime et qu'elle aime particulièrement Mme de Bombelles. Nous verrons le dénouement de tout ceci: je l'attendrai avec résignation. Je ferai usage des bonnes voies, j'en dois la certitude au bien de mes enfants... Ainsi pense leur excellente mère et, quand je suis de son avis, je puis m'enorgueillir de mon opinion.»
Avec résignation! Est-ce bien le mot qui convient. Bombelles supporte mal les longues attentes, nous le savons. Entre Ratisbonne et le Portugal, long espace de temps où il a rongé son frein, réclamant une ambassade, tentant démarche sur démarche, faisant agir Esterhazy et la comtesse Diane, le baron de Breteuil et Madame Élisabeth. Il en est de même maintenant que sa santé semble rétablie et que quelques mois de séjour à Versailles, bien que coupés de déplacements, lui semblent outrageusement longs. La politique intérieure le remplit de dégoût; les événements en gestation l'effraient. Alors qu'il en est temps encore, il voudrait être mis à même de représenter dignement et utilement son pays... et en même temps d'acquérir à ses enfants l'aisance qui leur fait, pour le présent, totalement défaut.
La conversation entre la Reine et Madame Élisabeth pouvait avoir d'importants résultats, à la condition qu'une suite lui fût donnée sans perdre de temps. Bombelles a couru chez la duchesse de Polignac. Celle-ci est d'avis que, pour «rappeler Sa Majesté à toute la force de ses promesses», il fallait saisir un moment où l'abbé de Vermond serait absent de Paris.
De plus la gouvernante des Enfants de France a rendu compte à Bombelles des observations d'un autre genre qu'elle avait soumises à la Reine. Elle lui a dit que «dans ces circonstances-ci, il était temps qu'elle reprît son rôle, celui de tenir avec dignité une cour et de ne pas venir toutes les après-midi se confondre dans un salon où l'habitude de la voir familièrement diminuait du respect qu'elle devait inspirer, que, dans l'absence de la Reine, elle s'occuperait mieux de lui gagner les esprits par ses manières aimables, attentives et soutenues d'une grande représentation». Il faut lire ces lignes avec soin: c'est tout un programme adroit de Mme de Polignac qui, par crainte de se voir un jour abandonée, demande à la Reine de faire ses visites plus rares—avec l'espoir que son système sera apprécié, non adopté, et qu'il en découlera au contraire un rapprochement efficace entre elle et sa royale amie, rapprochement qui semble nécessaire après les menées sourdes de l'abbé de Vermond.
La Reine en effet reçut fort bien les avis de la duchesse. Elle lui fit cette seule objection: «Que si elle la voyait moins souvent, le public l'attribuerait à du refroidissement et qu'elle serait fâchée de donner lieu à ces sots propos. Mme de Polignac répondit à la Reine qu'elle ne les craignait pas, tant que Sa Majesté lui conserverait ses bontés... qu'elle en attendait de la voir le matin, tous les jours et le plus souvent possible, pourvu que cela ne fût pas au milieu de la foule.»
Pendant ce temps de Brienne s'entête à conserver son poste à la Guerre, il n'y a plus de raison pour qu'il le quitte de bonne grâce; le Roi a cassé dans son conseil tout ce qui s'était fait au Parlement contre l'archevêque de Sens et M. de Lamoignon.
«M. Necker laisse baisser ses actions et celles de la place en suivant le tarif. On voit beaucoup depuis quelque temps un de ses grands amis, M. de Couziers [63], évêque d'Arras, prélat d'un vrai mérite. Il toisait le soir les quatre secrétaires d'État, et je voyais à sa mine qu'il les trouverait de petite proportion. La mort d'un autre évêque, Hay de Bouteville, évêque de Grenoble, a fait beaucoup de bruit. Il n'avait que quarante-sept ans, et l'on suppose qu'il est mort de mort violente, que, las de la vie, il s'est tué d'un coup de fusil [64].»
La Reine se déciderait-elle à parler à Montmorin, et si elle lui parlait y mettrait-elle cette chaleur à laquelle les ministres ne résistent pas? M. de Bombelles n'était pas assez persuadé pour ne pas essayer, en mettant sa femme en avant, de réchauffer les bonnes dispositions de la souveraine.
Mme de Polignac s'y est prêtée de bonne grâce. La Reine devant se trouver chez elle après le dîner, le 12, elle en a informé la marquise en la prévenant qu'elle lui ménagerait une audience.
«En effet cela s'est passé ainsi, relate le Journal. Sa Majesté accueillit parfaitement Mme de Bombelles, lui parla de mes petits talents, de ce que j'étais, suivant elle, fort aimable; elle a ajouté qu'elle s'occuperait avec plaisir de mon avancement et de me procurer le poste de Constantinople.»
La Reine s'est montrée très simple et bienveillante. Elle est entrée dans le détail des motifs de famille qui portent le marquis à désirer un poste avantageux; elle s'attendrit par degré quand Mme de Bombelles déroule assez habilement son cahier de desiderata. Pour la jeune femme elle-même, elle témoigne de l'estime en laquelle elle la tient, ajoutant que «quoiqu'il fût très simple que Madame Élisabeth s'intéressât au ménage, Mme de Bombelles ne pouvait pas hésiter à parler directement à une souveraine qui avait pour elle la plus tendre amitié». Enfin la Reine prodigua à Angélique «les promesses les plus formelles, les caresses les plus aimables et les expressions les plus touchantes».
Une audience comme celle-là apportait la gaieté. Aussi, en s'installant dans le nouvel appartement que son mari vient de faire aménager, Mme de Bombelles témoigna-t-elle la plus grande joie. Des parents, des amis, les Raigecourt, Mme de Fournès [65], MM. de Ginestous et d'Agoult sont venus passer la soirée et souper; on a fait de la musique, et une heure du matin sonnait sans que personne s'en doutât.
Il n'était pourtant pas question pour Mme de Bombelles de dormir la grasse matinée, car le matin même, avant neuf heures, elle courait déjà les bois des environs de Versailles, et bientôt, s'éloignant au grand galop, elle a encore suivi sa princesse à ses chasses fatigantes dont elle est revenue à six heures du soir.
Laissons le marquis faire des visites à Saint-Germain à la présidente de Novion, à la comtesse de la Marck, à Beauregard, au marquis et à la marquise de Sérent, accompagner sa sœur Travanet à la comédie italienne, pousser jusqu'à Villiers où la comtesse de Polignac a acheté la terre de M. du Lau et arrangé avec grand goût un vrai «palais de Diane»; il court chez la duchesse de Polignac, il court chez le baron de Breteuil, chez M. de Brienne, chez M. de la Luzerne. Les nouvelles de carrière ne sont pas ce qu'il souhaiterait, car il n'aura pas Constantinople, M. de Montmorin ayant allégué la cherté du poste. On fait espérer autre chose à Bombelles, mais cette déconvenue l'attriste, et il ne manque pas de la consigner dans son Journal.
Voici des nouvelles moins personnelles. Le maréchal de Biron est si malade qu'il a fait remettre le 25 sa démission de commandant des Gardes françaises du Roi par M. d'Agoult, le nouveau major. «Sa Majesté ne l'a pas acceptée et a écrit une lettre charmante au moribond.» Les maréchaux de Castries et de Stainville sont sur les rangs. M. Necker appuie les prétentions du maréchal de Castries, mais la reine «a de terribles préventions» et porte «de toute sa volonté» le duc de Châtelet. Cependant le maréchal de Biron, en envoyant sa démission au roi, a fait prévenir le maréchal de Broglie de cette démarche, voulant par là le désigner pour le successeur qu'il souhaiterait d'avoir. «Mais le maréchal de Broglie n'est pas assez en faveur pour que l'on puisse se flatter que le choix du roi tombe sur lui.»
Mme de Bombelles est malade le 27. La chasse à courre de la semaine précédente n'était peut-être pas très indiquée, puisqu'elle se croit grosse et est hors d'état de se lever pour donner à souper à Mmes de Grille, de Grouchy et d'Alton et au marquis de la Luzerne. Mme de Mackau et la marquise de Louvois ont dû faire les honneurs.
Un jour à Saint-Cyr, un autre à Fontenoy, château du duc d'Ayen, qui est loué par le marquis de Chabanais, retour par Nangis et Lagrange, autre château de la duchesse d'Ayen [66]; dîner chez Mme de Sigy à Lourps, arrivée à Everly chez la duchesse de Mortemart. Là il y avait nombreuse compagnie: la duchesse d'Harcourt et ses trois petites filles, la marquise et la comtesse de Rougé, tous les Mortemart, l'abbé de Tressan, la princesse de Broglie, la marquise de Colbert-Maulevrier. On répète une comédie qui sera jouée dans quelques jours, puis Bombelles se met au piano pour accompagner Mlle de Mortemart, qui chante des airs charmants... On apprend dans la soirée la mort du maréchal de Biron et la nomination du duc du Châtelet comme commandant du régiment des Gardes françaises.
Le lendemain 31, à huit heures et demie du matin, «le son des cors, les voix des chiens et les cloches du château ont appris à ses habitants que l'on allait célébrer par une grande chasse la Saint-Hubert». Le marquis n'étant pas veneur ne suivra pas le laisser courre, mais il assiste au déjeuner. Par un temps superbe, il a vu partir Mme de Rougé, jolie comme Diane. «Un brillant uniforme, une tenue recherchée donnaient de la magnificence et de l'élégance à l'ensemble des chasseurs, le plaisir régnait dans leurs yeux.»
Bombelles est resté au château avec la comtesse de Rougé et la marquise de Mortemart, qui lui font visiter les changements apportés dans le parc. Les arbres autrefois y venaient à regret; ils croissaient dans des terrains trop secs ou submergés; une rivière bien dessinée a reçu les eaux superflues et arrose les parties qui avaient besoin de l'être. Le duc de Mortemart a fait construire des écuries qui approchent de la beauté de celles de Chantilly; son avant-cour est vraiment royale, et lorsqu'il aura fait au corps du château ce qu'il se propose, ce sera la plus noble des habitations.»
La journée s'est passée, les chasseurs sont revenus triomphants. «Un bon souper leur a fait oublier leurs fatigues, et il était une heure du matin qu'ils exigeaient encore de moi de chanter en improvisant. J'ai terminé ce concert impromptu par ce couplet arrangé sur l'air: «Il n'est qu'onze heures au cadran du village».