Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles
Il est une heure au cadran du village,
La raison dit qu'il faut aller coucher,
L'amour heureux n'est pas fait pour mon âge,
Peut-on vous voir sans se laisser toucher.
De plus en plus je deviendrais moins sage.
A mon secret craignez de m'arracher.
Le lendemain, des voisins en grand nombre sont venus assister à un spectacle vraiment charmant: L'Optimiste, pièce nouvelle, a été jouée par le duc de Mortemart. Ses trois filles y avaient des rôles qu'elles ont rendus avec grâce, avec intelligence. «Celui de l'optimiste semble avoir été fait pour le duc de Mortemart. Chaque trait de ce caractère heureux convient singulièrement bien au sien, et tout vient prouver que le Ciel n'a rien oublié en s'occupant de son bonheur. L'aigreur de sa femme ne lui paraît pas aussi insupportable qu'elle le serait à un homme qui prend tout en bonne part. Il n'y a encore que le duc de Mortemart qui puisse s'arranger aussi bien des fantaisies sans nombre et sans mesures de la duchesse Pauline. Elle se couche quand il se lève, elle ne se met jamais à table que le soir, et là, mangeant à peine, elle réserve son appétit pour se faire servir à minuit, à une heure, dans sa chambre, ce qui nourrirait quatre gros mangeurs. L'an passé, elle fut quatre mois absente sans donner à âme qui vive de ses nouvelles. De tout cela le bon duc s'arrange sans murmurer une seule fois.»
Après quatre jours de plaisirs mondains qui lui font oublier préoccupations politiques et de carrière et semblent lui être très agréables, M. de Bombelles se met en route et descend à Paris dans son nouveau logement de la rue de Matignon où il jouit du voisinage de Mme de Louvois. Le lendemain 4, il est à Versailles, à l'heure où Mme de Bombelles rentre de la chasse avec Madame Élisabeth. A peine le temps d'embrasser sa femme et le marquis se remet en mouvement pour prendre langue et s'informer de la manière dont on pourra voir et entendre ce qui se passera à l'Assemblée des Notables. «M. le duc d'Orléans, qui s'est déclaré d'avance pour y apporter des dispositions peu dignes d'un prince du sang, a déjà fait parler de lui en faisant la sotte plaisanterie de dire à un Anglais qu'il était not able. Able en Anglais veut dire capable, et not ne pas, non; c'est ainsi qu'il s'est désigné comme incapable de concourir aux vues sages et bienfaisantes dont son Roi et le chef de sa maison sont animés.»
Le 5.—«A dix heures du matin, les Notables [67] paraissent tour à tour; les évêques en habits pontificaux, les seigneurs en habits de chevaliers et de maires et autres membres du tiers ordre dans les habits adoptés par les différentes villes. Les élus de la noblesse dans les pays d'État ont leurs habits particuliers; les maires ou échevins de quelques villes ont l'habit de chevalier qui, aux couleurs près, est le même que celui des Ordres du Saint-Esprit, de Saint-Lazare et de Saint-Michel. La salle des Menus est aussi belle, aussi spacieuse que bien et simplement décorée: le dais, le trône du Roi, la vaste estrade qui contenait la noblesse, le parquet où était le clergé et le Tiers Ordre, rien ne manquait d'emplacement, ni de dignité. Autour des barrières qui dessinaient l'enceinte, étaient des places en nombre suffisant pour contenir, bien répartis, plus de douze cents spectateurs ou spectatrices. L'indécision a laissé gratuitement plus de huit cents places vacantes.
«Le Roi n'est arrivé qu'à midi trois quarts; il s'est rendu à l'Assemblée avec tout le cortège qu'il a sauvé des réformes faites, avec plus de précipitation que d'utilité réelle. Le discours prononcé par Sa Majesté a été imprimé; celui de son Garde des Sceaux l'est à la suite, ainsi que celui de son ministre des Finances.
«M. Necker, assis au bout de la table, où siégeaient les quatre secrétaires d'État, a lu avec emphase une longue harangue dont il eût dû taire les phrases oratoires. Ses amis, ses partisans ont élevé aux nues un discours qui ne fera pas germer sur notre terre la graine qu'y voudrait semer le citoyen de Genève, toujours répétant que le Roi déférait entièrement aux avis de MM. les Notables. M. Necker leur a fait leur leçon avec une pédanterie extrême; il leur a taillé un travail qui, pour le bien faire, les obligerait à siéger deux ou trois mois. Il a donné l'éveil sur la manière dont le Tiers État devait se faire représenter, et toujours on remarque combien il est stimulé par le désir d'acquérir une popularité sur laquelle il s'affermisse, avec une telle puissance que celle du Roi et des grands de l'État ne puissent, réunis, ébranler le piédestal du grand homme.
«Tout tend de partout à compter le Roi pour rien, et les vœux de M. Necker pourraient bien n'être pas très différents de ceux que formait l'archevêque de Sens; celui de devenir le «Maire du Palais».
«Après ces discours, Monsieur, frère du Roi, en a prononcé un comme premier noble du royaume. L'archevêque de Narbonne a pris ensuite la parole pour dire de grandes trivialités. Le premier président du Parlement de Paris s'est permis d'annoncer, de la manière la moins équivoque, toutes les oppositions que la magistrature continuera de mettre à tout ce qui tendrait à rétablir une entière harmonie entre les corps de l'Etat.
«Ce discours a été blâmé comme il devait l'être. Ce n'était pas le lieu, ni le moment de le prononcer, mais il indique le désespoir où sont les Cours souveraines d'avoir été prises au mot, lorsqu'elles se sont laissées influencer par quelques insensés, en demandant les Etats Généraux.
«Il se pourrait maintenant que les Parlements et les pays d'anciens États, après avoir demandé, comme des frénétiques, l'Assemblée des Etats Généraux, missent à leur réunion des entraves qui tourneront au profit de l'autorité royale et que le bien sortît de ce triste chaos, en confiant ensuite, et avec une sage adresse, aux États provinciaux le soin d'assurer la dette publique et de diminuer les embarras du Royaume.
«L'Assemblée a duré un peu plus d'une heure.»
Le 8 novembre, la comtesse d'Artois donne un concert à Versailles, et M. de Bombelles y est convié comme amateur de musique. Il a gardé sa franche opinion, car il ne nous cache pas que «le concert eût été charmant par le choix de la musique si, d'une part, l'orchestre de la chapelle du Roi savait aller ensemble et en mesure, et si, de l'autre, des chanteuses protégées n'eussent pas excédé l'auditoire par leur mince talent de société.» Marie-Antoinette s'est aussi fait entendre, et le marquis note ceci: «Quoique la Reine ne rende pas toujours des sons d'une bien scrupuleuse justesse, elle en forme de très agréables et chante avec une grande méthode; elle s'est très bien tirée du beau final de la Frescatana.»
Pendant l'entr'acte, des glaces ont été servies dans la chambre à coucher de la comtesse d'Artois. La Reine a été fort aimable pour les assistants, qui d'ailleurs n'étaient pas nombreux, car outre les officiers et dames de la maison de la princesse et Bombelles, il n'y avait là que les ducs de Mortemart et d'Harcourt, M. de Castelnau, MM. de Sérent et de la Bourdonnaye qui conduisaient leurs élèves les ducs d'Angoulême et de Berry. «Ce dernier paraît aimer la musique. M. le duc d'Angoulême nous a avoué qu'il n'aimait sans distinction que ce qui faisait du bruit.»
«Mgr le duc d'Orléans en fait de plus en plus; dès le lendemain de l'Assemblée des Notables, il est allé courir à Paris, et, s'absentant de son bureau, on n'a plus su qui devait le remplacer dans la présidence. Enfin le Roi a décidé qu'on suivrait dans le bureau des notables la même règle qui s'observait au Conseil du Roi, c'est-à-dire que le duc et pair précédât toujours le secrétaire d'État, et qu'un maréchal de France eût de droit la présidence sur toute espèce de conseillers du Roi, excepté ceux qui seraient revêtus du respectable caractère qu'imprime la pairie.»
En l'absence du duc de Tonnerre, c'est donc le maréchal de Broglie qui va présider le bureau du duc d'Orléans, «lorsque celui-ci, comme il l'annonce, sera à se divertir à Paris, de préférence à remplir ses devoirs à Versailles».
La réception du duc du Châtelet a eu lieu le 10 à Versailles. A onze heures et demie, le Roi est monté à cheval et, accompagné de son service, de M. le maréchal de Mouchy [68] et de M. le comte de Brienne, il s'est rendu à la place d'armes. Le duc du Châtelet avait précédé de quelques minutes Sa Majesté. Le nouveau colonel était suivi de M. de Livarot, maréchal de camp, de MM. de Coigny, de Noailles, de Puységur, de Champcenet servant d'aides de camp. Avec le Roi on remarquait par sa belle figure le prince de Lambesc. Lui seul avec M. le maréchal de Mouchy et M. de Brienne sont entrés dans l'enceinte carrée que formaient les six bataillons du régiment des Gardes françaises. Après que le Roi eut reçu M. le duc du Châtelet, celui-ci est venu prendre sa place à la tête de la Compagnie Colonelle, où M. le maréchal de Mouchy est venu lui faire prêter le serment d'usage.
Ensuite le régiment rompant par pelotons a défilé devant le Roi, le colonel marchant à la tête de son corps et saluant, ainsi que ses officiers, Sa Majesté de l'épée...
Le 11.—M. le duc d'Orléans a remis aujourd'hui à tous les bureaux des notables des exemplaires d'un mémoire, par lequel il demande que son chancelier et d'autres officiers nommés par lui le représentent en qualité de ses ambassadeurs près des États Généraux. Il fonde sa prétention sur les exemples d'un duc d'Anjou, Roi de Jérusalem, qui se fit représenter par des ambassadeurs à d'anciens États. Mais je trouve que nous n'avons pas eu d'assemblée depuis 987 jusqu'en 1145, et Foulques, Roi de Jérusalem, fils du comte d'Anjou (mort en 1106) mourut lui-même en 1141. Godefroy Plantagenet, comte d'Anjou, fils de ce Foulques n'hérita pas du royaume de Jérusalem, parce qu'il n'était pas fils de la princesse Mélusine, mais de la première femme de Foulques qui était Eremberga, comtesse héritière de Mayenne.
Quoi qu'il en soit de l'autorité citée par M. le duc d'Orléans, sa prétention n'a pas fait fortune. Monsieur et Mgr comte d'Artois ont surtout été surpris qu'un prince du sang, séparé du trône par Monsieur le Dauphin, M. le duc de Normandie, deux frères et deux neveux du Roi, formât une demande à laquelle aucun de ces six princes ne penserait pas. Un sujet n'a point d'ambassadeurs près de sa propre nation, et M. le duc d'Orléans ne jouit des honneurs de premier prince du sang que par une grâce particulière du Roi.
Chez la comtesse de Tessé, le 13, M. de Bombelles a pu être confondu d'étonnement: «Le fils de M. de Mun, le chef d'escadron des Gardes du corps, enfant de quatorze ans, déjà auteur de très jolies et de très extraordinaires productions, a composé en huit jours une comédie dont la diction est vraiment surprenante, mais le choix du sujet est fâcheux pour un adolescent: le héros de cette comédie est un mauvais mari, joueur, escroc, complice de vol, poltron et ingrat. Et c'est un enfant de quatorze ans qui met un tel personnage en scène. Son père et une société aimable et honnête applaudissent à ce genre de talent... Je m'y perds!»
Avoir une audience de la duchesse de Bourbon est un grand honneur dont Bombelles apprécie le prix, tout en s'étonnant des sujets choisis dans l'entretien. «Je ne me flattais pas que cet honneur fût poussé jusqu'au tête-à-tête. Elle m'a parlé des merveilles de la nature, du maître de ces grandes œuvres, de ces immenses laboratoires où tous les éléments réunis préparent, dans un silence imposant, ces terribles phénomènes, jeux de l'univers, etc. Heureusement que les abbés de Saint-Farre et de Saint-Albin [69] sont arrivés».
Le marquis continue à voir fréquemment le baron de Breteuil. Le 19, il a dîné chez l'ancien ministre avec ses deux sœurs, et donne le résumé de la conversation.
«Le baron ne revient pas de tout ce qu'il voit, de tout ce qu'il entend. Nombre de nos amis deviennent fols: Quiconque ose élever la voix en faveur des anciennes formes est regardé avec dédain. La licence des écrits est vraiment inconcevable, l'homme honnête, le citoyen tranquille gémissent de voir, que comme des insensés, nous courons à notre perte. Nous secouons le joug qui a été doux et, pour réprimer des abus d'autorité, des abus passagers dont la nation a su se faire justice, nous lâchons la bride à des passions qui nous conduiront à des malheurs, bien plus durables, bien plus incurables. Pourquoi la plus aimable des nations est-elle la plus légère?»
Chez la comtesse de Brienne se réunissent tous les mécontents et tous les frondeurs. «Mais déjà, commente Bombelles, ce peuple se divise: d'abord tous les traits devaient se décocher contre le Roi, contre la royauté; aujourd'hui la noblesse se brouille; les gens de lettres veulent tout rejeter dans le chaos pour qu'un nouvel ordre de choses dont ils puissent profiter amplement en ressorte à l'aide de leur action et de leur lumière; des procureurs sans fin, des avocats et tous les barbouilleurs de papier voient dans une députation aux États Généraux une mine d'or pour eux.» Et le marquis de déclarer: «Ils se feront acheter par la Cour comme dans tous les pays où prévaut l'esprit républicain.»
L'esprit de réforme quand même agite le public, jette Bombelles dans un mécontentement non déguisé: Le Code national attribué à M. Bergasse, le factum de M. d'Antraygues, Mémoire sur les États Généraux ont le don de l'agacer visiblement.
Il continue à s'attrister des libelles répandus, de l'attitude libérale des notables, des remontrances adressées au Roi. «Je crois rêver, écrit-il le 9 décembre, en lisant ce qui se publie; je crois bien plus rêver encore en entendant applaudir aux folies les plus répréhensibles. Elles ont dicté l'arrêté du Parlement de Paris du 5 décembre. Cette Cour, craignant de se voir enlever le mérite d'attenter de toute part à l'autorité royale, n'a pu se refuser le plaisir de prescrire au Roi de quelle manière il devait se dépouiller de ses plus précieuses prérogatives. Hier elle a présenté des remontrances calquées sur ce fameux arrêté, et la réponse du Roi a obtenu l'approbation des plus zélés opposants.» Voici ce qui s'était passé: le Parlement avait cru reconquérir la faveur publique en se rétractant. A la majorité de quarante-cinq voix contre trente-neuf, il prit donc un arrêté où il expliquait ses véritables intentions dénaturées malgré leur évidence. «Il déclarait n'avoir entendu, par les formes de 1614, que la Convocation par bailliages et sénéchaussées plus convenable que celle par gouvernements et généralités; que le nombre des députés respectifs des trois ordres n'étant déterminé par aucune loi ni par aucun usage constant, il s'en rapportait à la sagesse du roi sur les modifications que la raison, la liberté, la justice et le vœu général pouvaient indiquer. D'Éprémesnil et plusieurs autres membres de la tribune avaient été d'avis d'intervenir au milieu des débats par cette éclatante palinodie. Dans le même arrêté, le Parlement suppliait le Roi de réunir au plus vite les États Généraux, de consacrer leur retour périodique, la résolution de supprimer les impôts que supportait le peuple seul et de les remplacer, d'accord avec les trois ordres, par des subsides également répartis; la responsabilité des ministres; les rapports des États Généraux avec les Cours souveraines, réglés de façon à ce que les Cours ne souffrissent jamais la levée d'aucun subside ni l'exécution d'une loi non consentie par les États; la liberté individuelle; enfin la liberté de la Presse, sauf responsabilité des auteurs après l'impression [70].»
Un acte aussi conforme aux vœux des hommes éclairés eût pu produire grand effet lors de la lutte des magistrats et de la Cour. A l'époque où il fut présenté, le résultat ne pouvait être atteint; haut clergé, noblesse, notables manifestèrent leur indignation aussi haut que Bombelles; le Tiers railla cette adhésion tardive et peut-être peu sincère à ses intérêts. «Le rôle des Parlements finissait [71], et la suppression de ces officiers infidèles de la royauté devait être l'un des effets inévitables de la révolution qu'ils invoquaient.»
Bombelles sera-t-il nommé ambassadeur en Suède, comme le lui fait espérer la duchesse de Polignac, comme Fersen le désire et le dit? Il est bien difficile de savoir les pensées de derrière la tête du ministre Montmorin.
Ceci n'empêche pas le marquis de suivre attentivement les derniers débats de l'Assemblée des Notables, de noter les fâcheux mouvements du Tiers État en Franche-Comté, d'applaudir à la sage réserve du comte d'Artois, de fulminer contre les Réflexions d'un magistrat que vient de publier d'Éprémesnil.
A peine les Notables dissous (12 décembre), tous les princes, excepté Monsieur et le duc d'Orléans, adressèrent à Louis XVI un mémoire qui contenait l'expression de leurs alarmes. Monsieur a voté en faveur d'une grande représentation du Tiers Ordre, aux États Généraux, tandis que les autres bureaux de notables ont opiné pour une représentation plus conforme aux anciens usages. «Il est à désirer, remarque Bombelles, que Monsieur n'ait pas été entraîné par des raisons plus spécieuses que solides. Quant à M. le duc d'Orléans, il n'a refusé de signer le mémoire des autres princes que pour n'être pas engagé à faire les sacrifices désignés dans ce mémoire.»
Les princes se déchaînaient contre le projet de la double représentation et repoussaient le vote par tête en feignant d'entrer dans les intérêts mêmes du Tiers, exposés à être compromis suivant eux par la séduction de quelques membres du Tiers État, si les voix étaient comptées par tête et sans distinction d'ordre. Ils semblaient lui offrir dédaigneusement une sorte de capitulation. «Que le Tiers État cesse donc d'attaquer les droits des deux premiers ordres, droits qui, non moins anciens que la monarchie, doivent être aussi inaltérables que la Constitution, qu'il se borne à solliciter la diminution des impôts dont il peut être surchargé; alors les deux premiers ordres pourront, par la générosité de leurs sentiments, renoncer aux prérogatives qui ont pour objet un intérêt pécuniaire.»
L'amour-propre nobiliaire est là face à face avec la vanité bourgeoise, et devant l'empiétement certain de l'une, l'autre jette cette apostrophe: «Alors même que Votre Majesté n'éprouverait aucun obstacle à l'exécution de ses volontés, son âme noble, juste et sensible, pourrait-elle se déterminer à sacrifier, à humilier cette brave, antique et respectable noblesse qui a versé tant de sang pour la patrie et pour le Roi [72], qui plaça Hugues Capet sur le trône... En parlant pour la noblesse, les princes de votre sang parlent pour eux-mêmes; ils ne peuvent oublier qu'ils font partie du corps de la noblesse, que leur premier titre est d'être gentilshommes.»
Les princes laissaient enfin entrevoir une résistance ouverte, un refus de concours, si leurs droits étaient méconnus et leur demande repoussée.
Au mémoire virulent rédigé par le conseiller d'État Montyon, alors chancelier du comte d'Artois, les écrivains du Tiers État répondirent par des menaces. Après avoir relevé avec amertume le doute des princes relatif à la surcharge d'impôts qui pesait sur le peuple, les uns conseillaient de ne pas nommer des députés si la double représentation était refusée; les autres d'en élire un nombre suffisant sans s'arrêter au chiffre que fixeraient les lettres de convocation. Se faisant l'écho de l'opinion publique, beaucoup soulignaient que les deux premiers ordres représentaient six cent mille Français et le Tiers État vingt-quatre millions. «N'est-il pas juste, disaient-ils, que ces vingt-quatre millions aient plus de représentants que les six cent mille [73]?»
Les pairs de France commencèrent par demander à supporter tous les impôts et charges publiques dans la juste proportion de leurs fortunes; les ducs de Mortemart et de Luynes furent chargés de présenter l'arrêté au Roi.
La question de la double représentation, on le sait, fut proposée au Roi par Necker. Louis XVI comprit que le doublement du Tiers était conforme à la justice, il espérait avec l'appui de la bourgeoisie vaincre l'orgueil des privilégiés... La Reine ne fit pas d'opposition au projet de Necker... Quinze jours après la séparation des Notables, la décision royale qui réglait la composition des États Généraux fut publiée sous le titre de: Résultat du Conseil du Roi tenu à Versailles, le 27 décembre 1788. Colère de la noblesse, contentement général du public, réponse de Mirabeau à la note de Necker, chacun sait cela, et il n'y a pas à y revenir. Contentons-nous de noter seulement que les provinces apprécièrent de façon différente la future composition des États: les Dauphinois furent cette fois très sages; les Bretons de Rennes et de Nantes se mettront en mouvement; il y aura des querelles entre bourgeois et nobles, même du sang versé. Sans l'intervention pacifique du gouverneur, la levée du Tiers contre les privilégiés eût été effrayante de résultats [74].
Bombelles, on peut le deviner, n'est pas précisément du côté du Tiers, et l'on pressent ses réflexions sur les escarmouches causées par le mémoire des princes et le Conseil du Roi. Critiquant un mémoire des six corps de Paris, il fait ces remarques:
«Le rédacteur de ce mémoire affirme avec cette assurance, qui ne devrait appartenir qu'à la vérité, les données les plus erronées; comme entr'autres que les terres de la noblesse n'ont été et ne devraient encore être que des bénéfices militaires, et qu'aujourd'hui où la noblesse est soudoyée, elle n'a plus aucun droit à aucun privilège; comme si les appointements de tous les grades subalternes suffisaient à l'aliment d'un officier; comme si la plupart des familles nobles n'avaient pas été obligées de vendre aux gens du Tiers État l'héritage de leurs pères pour faire face aux dépenses de l'état militaire; comme si la plupart des officiers de l'armée n'étaient pas trop heureux, lorsqu'après trente, et souvent quarante ans de services, ils retrouvaient, en pensions viagères, l'intérêt à fonds perdus des biens solides qu'ils avaient mangés.
Si quelques grands, quelques favoris en petit nombre, font des fortunes dans l'armée, combien un plus grand nombre de gentilshommes se sont-ils écrasés et s'écrasent-ils tous les jours au service, tandis que le négociant s'enrichit, que le financier s'anoblit et que souvent le fermier achète la terre de son seigneur.»
Sa conclusion est digne d'être retenue: «Je suis loin d'en vouloir et au fermier et au bon négociant, mon humeur ne porte que sur les individus qui, se livrant à une oisiveté répréhensible, viennent, sous une robe achetée des deniers péniblement acquis par leurs pères, insulter également aux vrais nobles et au pauvre, mais laborieux peuple.»
Emporté par le flux et le reflux des événements politiques, Bombelles, pendant cette période, se montre plus avare de détails intimes et d'anecdotes de Cour.
Il n'a pas oublié pourtant que, le jour de Noël, Madame Élisabeth a fait don à son amie de trois figures de Sèvres: l'une est Hébé, les deux autres des Vestales «du plus noble style».
Rien de nouveau pour l'ambassade espérée; l'année se terminera sans qu'une sanction soit apportée aux légitimes désirs de l'ambassadeur inactif.
«Le 29, il est allé avec Angélique entendre à l'Académie française le discours de réception du chevalier de Boufflers.
«Mme la marquise de Las-Cases avait bien voulu nous procurer des billets; après dîner, nous nous sommes rendus à l'Académie, toutes les portes en étaient tumultueusement assiégées. Les Suisses à la livrée du Roi et armés de hallebardes ne savaient comment défendre leurs postes: un des fils du comte de Talleyrand s'est colleté avec l'un d'eux, et M. de Montboissier m'invitait à me joindre à lui pour désarmer le même homme. Mon silence lui a indiqué combien j'étais éloigné de le seconder, et enfin, grâce à moi, les dames qu'il accompagnait ont pu entrer.
«Le commandant des Invalides du Louvre m'a dédommagé par ses honnêtetés de l'humeur que j'avais eue, en me trouvant témoin de scènes aussi indécentes.
«Le discours du chevalier de Boufflers [75] a été entendu avec un ravissement général. M. le prince Henry [76], qui était à la séance, a reçu du chevalier un hommage, qui a été d'autant plus applaudi qu'il semblait naître absolument du sujet traité par le nouvel académicien; mais M. de Boufflers s'est trop étendu sur les principes du style.
«M. de Saint-Lambert [77] a répondu au chevalier de Boufflers par un discours, où, suivant la fureur du moment, il a fait arriver, très hors d'œuvre, une dissertation sur la question du Tiers État: quelques réflexions triviales n'ont pu être accueillies que par les enragés du moment.
«M. le maréchal de Beauvau, M. le duc du Châtelet et le comte de Rochechouart sont les coryphées de cette secte.
«Le chevalier de Florian a rendu le mouvement à l'Assemblée en lisant des fables plus gaies que les belles phrases de M. de Saint-Lambert.»
Le 31, à Versailles.—«M. le baron de Breteuil et moi nous sommes allés dîner chez M. le comte de Montmorin. En sortant de table, il a assuré son ancien collègue qu'il n'y avait rien de décidé sur la manière de convoquer les États Généraux: ou il a voulu faire le plus plat des mystères, ou il était lui-même dans l'ignorance de la détermination ultérieure de M. Necker, puisqu'on avait déjà, depuis une heure ou deux, des exemplaires du résultat du Conseil d'État, tenu ici le 27 de ce mois, et auquel est ajouté le rapport fait au Roi par le Ministre des Finances.
«Ce rapport va combler de joie tous les novateurs qui ne veulent qu'un nouvel ordre de choses dans notre constitution, c'est-à-dire la culbute de nos anciennes formes. Moi, ce que je vois dans cette nouvelle production de M. Necker, c'est une maligne ou stupide audace dont les résultats peuvent arracher des mains de Louis XVI un sceptre qui, depuis tant de siècles, était porté avec tant de gloire.
«Les écrits les plus séditieux avaient moins d'inconvénients que cette production monstrueuse. Le Roi, la Reine, et c'est ce qui me désole pour eux, sont, dit-on, très contents de ce résultat. Ah! leur illusion sera de courte durée! Ils verront combien on les aura trompés, en leur faisant croire qu'ils recevront de leur coalition avec le Tiers État, la force que leur eût conservé le clergé et la noblesse. Ces deux ordres étaient les gardiens des droits de la royauté; des rhéteurs, des parvenus, des intrigants, qui se croiront les représentants du peuple, insulteront à la fois à la crédulité de ce peuple et à l'imprudence du monarque. Puis-je me tromper! le ciel est témoin de la pureté de mes intentions et de mon attachement à mon maître et à mon pays.»
Ainsi se termine le Journal pour 1788.
Le mot de Mirabeau: «La France est mûre pour la Révolution», se trouvait justifié par les derniers événements. En réalité, la Révolution ne date pas de la réunion des États Généraux, mais de six mois avant, du jour où la royauté est obligée de se justifier et de tenir tête non seulement, comme autrefois, au Parlement, mais à toute la légion des libellistes et écrivains du Tiers. Le Roi et Necker ont cru ressaisir une popularité en consentant de justes réformes, en faisant du Tiers un puissant rempart contre les anciens privilégiés. Ceux-ci seront englobés dans la chute progressive de la royauté, le «rempart» se mettra à leur place, emportera tout dans un immense ouragan, dont les premières revendications étaient le prélude.
Bientôt allait se faire entendre la voix de Siéyès! Qu'est-ce que le Tiers État? Rien. Que doit-il être? Tout.
Sur les ruines du passé et les débris des privilèges allait apparaître en pleine lumière la Nation, dont la face jusqu'ici était demeurée dans l'ombre.
CHAPITRE IV
Débuts sombres de l'année 1789.—Journal de Bombelles.—L'ambassade de Venise en perspective.—Mariage de Mlle de Mortemart avec le prince de Croy.—Nouvelles de Cour.—Le prince Henri de Prusse.—Préparation des Etats généraux.—Necker et Mme de Staël.—Considérations politiques.—En route pour le bailliage de Sens.—Mort du Dauphin.
Bombelles n'est pas le dernier à comprendre que cette année 1789 «sera bien remarquable pour l'histoire de France». C'est dans son cours que se balanceront, que se heurteront, que se traiteront les plus grands intérêts.
«Le Roi, livré à l'insouciance de quelques-uns de ses ministres, aux combinaisons personnelles et intéressées des autres et à la dangereuse audace de M. Necker, cédera aux orages qui s'accumulent et qu'il eût été si possible de conjurer. Nul au dehors, insulté au dedans de son royaume, un Prince qui avait ce qui suffisait pour être adoré de ses peuples, en est, en sera plus encore, le triste jouet; le désir du bien, les vertus nécessaires pour l'effectuer, tout en lui est devenu inutile par l'impéritie de ses conseillers. La brèche s'agrandit chaque jour davantage, et personne ne se présente, ou pour la réparer, ou pour la défendre; une haine aveugle contre la Reine fait oublier à tous les ordres de l'État ce qu'ils auraient à faire pour le bien de leur patrie; pour se venger de quelques négligences, de quelques légèretés pardonnables, des grands se séparent des intérêts de leurs égaux, personne ne se sent ni les talents ni l'énergie qu'il faudrait à des chefs de partis, et chacun, sans se rendre compte de ce qu'il désire, agit confusément, contribue ridiculement à l'augmentation du désordre, uniquement parce que nous nous sommes lassés d'être la première nation du monde.»
Il y a encore de l'espoir, suivant Bombelles, puisque rien n'est perdu, que les autres puissances traversent aussi leur moment de crise. L'Angleterre est frappée de léthargie avec la démence de son roi; «nos ennemis naturels, la Russie et l'Empereur, font une guerre honteuse et malheureuse à nos vrais alliés; le ciel veut que le Roi de Prusse se presse trop de faire montre de sa puissance... Il ne permettra pas que la première des nations se dégrade, se détruise au moment où elle pourrait jouer le plus beau des rôles.»
Et sur cette belle illusion, le marquis continue à noter jour par jour les événements grands et petits. Le prince de Luxembourg et M. de Brienne ont été reçus chevaliers de l'ordre, M. de Thiard a été autorisé à porter les insignes jusqu'à ce qu'il soit reçu publiquement... Bombelles a vu le jeune Dauphin chez le duc d'Harcourt, «qui en prend des soins aussi respectables que touchants; il serait à désirer qu'ils fussent couronnés d'un plus grand succès. Mais ce prince, malgré tout ce qu'en disent les médecins, n'acquiert aucune force et aura bien de la peine à sortir du marasme dans lequel il est».
Le marquis a dîné chez l'évêque de Laon où ils étaient seize à attaquer la réponse de Necker et le système du ministre. Bombelles enrage d'entendre Montmorin faire l'éloge «de ce digne successeur des Sully et des Colbert» et se ranger sous sa bannière, comme d'ailleurs il s'était précédemment inféodé à l'archevêque de Sens et à Lamoignon.
Chez la duchesse de Richelieu [78] il y a eu brillante réunion, mais de là les conversations sérieuses sont bannies. Tandis que quelques-uns, dont Bombelles, jouent au quinze, de jeunes femmes, Mmes de Fronsac, de Fleury, de Galliffet, de Montagnac, jouent dans une pièce voisine à colin-maillard et au pied-de-bœuf. «L'on ne cause guère, note l'austère marquis, où l'on rit, où l'on folâtre toujours.»
On peut prévoir des chassés-croisés dans le corps diplomatique, car dès le 5 janvier, Bombelles écrit dans son Journal:
«La crainte de me voir retourner à Lisbonne, pour souffrir encore des effets de ce climat, fait désirer aujourd'hui à Mme de Bombelles que je me prête au troc d'ambassade dont on avait eu l'idée avant mon arrivée ici.»
M. de Châlons se voyant pressé de retourner à Venise, craint tous les désagréments qui l'y attendent, et sa famille les redoute plus que lui-même. On cherche à me tenter en m'observant que Lisbonne est un poste ruineux et pour ma santé et pour ma famille, et que si je me résigne à prendre l'ambassade de Venise, il y a toute chance pour que j'en sois tiré promptement pour être porté à un poste où j'aurais plus de travail; c'est obligeant à dire, mais j'aimerais mieux à cet égard des certitudes que des compliments.
«Cependant si cette mutation ne m'était pas comptée pour une grâce, si je n'ai l'air de céder qu'aux convenances réciproques, je pourrais bien renoncer sans regrets au Portugal, et m'aller confiner dans les lagunes de Venise. Avec un ministère aussi nul que le nôtre, les places nulles sont presque désirables, parce qu'on n'a pas le chagrin de voir perdre les occasions de faire de bonne besogne. Je prendrais le port de l'Adriatique comme un abri pendant l'orage qui va fondre sur nous, j'y verrais venir dans le silence de meilleurs jours, et je ressortirais de mon trou lorsque l'effervescence de nos têtes aura baissé et fait place à un ordre de choses plus satisfaisantes.»
M. de Châlons a eu des difficultés avec le Gouvernement vénitien [79], il ne saurait retourner à un poste où on lui a manqué d'égards. M. Hénin, comme principal du ministère a montré à Bombelles un mémoire qui allait être renvoyé à la République de Venise en réplique à ses allégations contre le comte de Châlons. «Le parti était pris, si la Seigneurerie voulait nous tenir le mors tant soit peu haut de retirer entièrement notre ambassadeur et de congédier le sien. Mais comme M. le comte de Montmorin a aversion pour tout parti un tant soit peu ferme, Hénin croit qu'il sera ravi de pacifier le différend en adoptant l'accommodement qui aurait pour prétexte suffisant le mal que m'a causé le climat de Lisbonne et le peu de désir que doit avoir M. de Châlons de se retrouver avec des gens qui lui ont manqué de toutes les manières et qui ne sont nullement disposés à le mieux traiter.»
C'est en raison de «la platitude actuelle» que le prétexte est suffisant, car «sous un autre régime, ajoute Bombelles, j'aurais supprimé aussi promptement l'ambassade de Venise que j'aurais conservé celle de Hollande, ce n'est que par pusillanimité que nous craignons l'humeur des Vénitiens et que nous redoutons que les Hollandais insultent notre ambassadeur». Mme de Polignac a parlé à Mme de Châlons «qui décide despotiquement de toutes les résolutions de son mari», et a saisi avidement le moyen de le tirer de l'étau où il s'était mis.
Chacun s'évertue pour ou contre Necker, en faveur du Parlement ou contre lui. Les brochures continuent à pulluler. Bombelles ne retient guère celles qui tendent à détruire définitivement son cher ancien régime; mais il est d'autres sans portée politique bien sérieuse qui dérident les fronts soucieux: «L'une d'elles serait très plaisante si son auteur, au lieu de trente pages, n'en eût fait dix. Il est censé être le gouverneur de l'île Sainte-Marguerite qui se plaint qu'un pauvre fou sorti tel jour de son île a la rage de prendre le nom de M. d'Éprémesnil [80], et sous ce nom a fait à Marseille, à Aix, à Lyon, telle extravagance. Cette manière de tourner en ridicule le fameux personnage qui voulait à toute force jouer un rôle au-dessus de ses forces a paru gaie.»
Le 10.—«L'amitié dont m'honorent depuis longtemps les maisons d'Harcourt et de Mortemart les a engagées à me prier d'assister à la messe de Mlle de Mortemart qui épouse le prince de Croy, fils du duc et petit-fils de feu le maréchal [81]. Le mariage devait se faire à l'hôtel d'Harcourt et la bénédiction être donnée par le prince de Salm, évêque de Tournay, mais ce prélat n'ayant pu arriver à temps, c'est Mgr l'archevêque de Paris [82] qui a uni les deux jeunes gens. Tout le monde devait être rassemblé à midi à l'archevêché. Après la cérémonie une partie des personnes de la noce a été dîner chez le duc de Beuvron. Mme la comtesse de Brionne [83] qui y était, m'a parlé en femme d'esprit des affaires du moment et de la levée de lettre de cachet du cardinal de Rohan. Elle va demain le voir à Couprai, auprès de Chelles, où il va se reposer quelques jours avant de se rendre en Alsace, et il y a bien à craindre qu'il n'y refasse de nouvelles folies.
«Le soir entre sept et huit heures les femmes en blanc et or, les hommes en habits riches se sont rendus à l'hôtel d'Harcourt pour le souper. Vers minuit la mariée a disparu; elle est aussi fraîche, aussi jolie que son mari est fluet, délicat et fané.»
Le 11.—«La noce s'est continuée à l'hôtel de Croy, mais la mariée ne s'y est rendue que pour l'heure du souper. C'est chez sa grand'mère la duchesse d'Harcourt que le mariage s'est consommé, ou qu'au moins il a passé pour tel.
«Les nouvelles de Bretagne sont effrayantes, et il y a une division entre les ordres de la Noblesse et du Tiers dont les suites sont bien inquiétantes. La Franche-Comté n'est pas plus calme: notre ministre flotte dans ses insoutenables indécisions, et ses décisions sont chaque jour de nouvelles absurdités.
«J'ai été dîner chez le curé de Saint-Roch avec le nonce, M. le baron de Breteuil et le duc de Gesvres, à l'occasion de la fête instituée sous la dénomination «du Triomphe de la foi». De là je suis allé chez Mme la comtesse de Rougé, femme d'esprit, dont je ne saurais assez louer toutes les qualités essentielles.»
Le 12, le 13.—«La marquise d'Harcourt m'a mené à Versailles, l'ambassadeur de Naples m'en a ramené et j'ai été souper chez le baron de Bezenval. Là des gens de lettres, avec de jolis mots, décidaient que notre commerce était desséché dans tous ses canaux; que notre agriculture faisait pitié; que c'était miracle que nous eussions une population assez forte; mais qu'ils allaient régénérer ce pays-ci, et qu'après on pourrait se permettre de l'habiter.»
Le 14.—«Les plus belles dames de Paris et nos jeunes gens les plus élégants ont soupé aujourd'hui chez Mme de Matignon: elle avait Mme de Balbi et la marquise de Coigny; mais je me suis cantonné dans ce grand monde avec Mmes de Rougé et de Caylus.»
Le 16, à Versailles.—«J'ai été doublement aise de revenir aujourd'hui à Versailles, auprès de ma femme et de mes enfants, et j'ai eu le plaisir d'assister à la représentation des Deux Savoyards. L'auteur, M. Marsolier, s'est surpassé dans cette nouvelle production. Après on a donné Nina, et Mlle Dugazon s'est surpassée dans son rôle.
«La duchesse d'Harcourt a donné un souper à toutes les jeunes dames de Versailles, et après on a dansé jusqu'à six heures du matin.»
Le 17.—«M. de Montmorin m'a enfin parlé lui-même de mon troc avec M. de Châlons; mais, quoique le ministre désire qu'il s'effectue, il a voulu se montrer d'abord fort indifférent à cet égard, et pour paraître vouloir m'en éloigner, il m'a montré que les appointements de Venise qu'on m'avait dit être de 80.000 livres, n'étaient que de 72.000. Cette différence de 8.000 livres m'a médiocrement plu; mais, comme tous les avis qu'on me donne sur la manière de vivre à bon compte dans ce cul-de-sac de l'Italie me font désirer d'y aller végéter jusqu'à nouvel ordre, j'ai dit à M. de Montmorin que je souscrirais encore à la modicité de ces appointements, pourvu que la gratification de 20.000 livres que j'avais en Portugal me suivît à Venise. Il m'a répondu qu'à peine y serais-je que j'en voudrais sortir pour une autre ambassade. J'ai ajouté que je m'en rapportais à sa conscience et à son excellent jugement pour dire s'il croyait que je fusse placé dans un poste où nous n'aurions presque rien à faire. Mais, a-t-il répliqué, vous en tirerez parti pour nous transmettre de bonnes observations en jetant des regards sur la Turquie, la domination autrichienne et l'Italie. Puis il a ajouté que la Suède, ne valant que 90.000 livres, exigeait bien de la dépense, qu'il me verrait volontiers dans cette Cour du Nord, mais qu'il ne savait comment faire la retraite de M. le marquis de Pons, qui voulait un gouvernement et auquel on n'avait rien de vacant à donner.»
«Enfin, revenant à Venise, le petit ministre m'a beaucoup parlé de l'embarras où le mettrait la dépense des gratifications d'établissement, et qu'il ne pourrait parler au Roi de cet échange d'ambassade qu'après que la République de Venise aurait répondu convenablement au mémoire qui venait de lui être envoyé.
«Ce mémoire parti contre l'avis d'Hénin, il faut voir quel sera le ton que prendra la Sérénissime République. On se flatte qu'il sera honnête, parce qu'on doit avoir dit dans le tuyau de l'oreille à son ambassadeur, le chevalier Capello, que M. de Châlons ne retournerait pas à Venise. M. de Montmorin prévoit que la Reine diminue chaque jour de grâce et de confiance pour Mme la duchesse de Polignac, et trouve que son cousin a eu tort dans ses procédés à Venise. Mais que la faveur de Mme de Polignac reprenne, ou se réduise à rien, je n'en oublierai pas moins les obligations que je dois à cette charmante femme.»
Le 18.—«Le plus méchant livre qui ait jamais été fait paraît depuis plusieurs jours; c'est une histoire secrète de la Cour de Berlin, dans laquelle M. de Mirabeau déchire le prince Henry de Prusse de la manière la plus cruelle, et où il ne fait grâce ni à MM. d'Esterno, de Vibraye, de Custine, le prince de Poix et autres Français qui ont eu le malheur de se trouver sur son chemin. Il paraît qu'aux approches de la mort de feu le Roi de Prusse, Frédéric II, M. de Calonne eut envie de faire entrer les trésors de ce prince dans notre agiotage français; que M. de Struensée parut capable d'entraîner dans cette opération le nouveau Roi, et que M. de Mirabeau eut réellement une commission de M. de Calonne (avec lequel il correspondait par l'entremise de l'évêque d'Autun). On est affligé de voir un homme qui porte le nom de Talleyrand être si jeune au milieu du foyer, et peut-être du bourbier d'une intrigue.
«En détestant, en méprisant M. de Mirabeau comme il le mérite, on est forcé de regretter que les talents qu'annoncent ses ouvrages n'aient pas été mieux employés. Cependant ses idées sur la politique sont pour la plupart d'une extrême justesse. Il vient de publier une correspondance entre lui et l'abbé Cerutti, sur les opérations de M. Necker, dans laquelle on trouve, au milieu de beaucoup de mauvaise foi, des reproches très fondés contre l'administration de ce ministre.
«Mme la princesse de Croy et Mme la princesse de Solre, sa belle-sœur, ont pris le tabouret toutes deux ensemble. M. le duc de Croy, leur beau-père, a repris, à la dernière cérémonie de l'ordre du Saint-Esprit, la place qu'il devait avoir à la procession. Les présentées ont été trouvées infiniment jolies; elles le sont effectivement. La princesse de Croy a plus grand air que sa belle-sœur; celle-ci a plus de douceur et d'expression dans la physionomie.»
«Le 19, à Paris. Le 20.—J'ai dîné à l'hôtel de Croy avec la nouvelle mariée. En sortant de table nous avons fait de la musique. Ensuite toute la société a été à l'Opéra; autrefois on y menait les noces en grande loge. C'était une manière de présenter au public la jeune femme. Aujourd'hui on ne se soumet plus à aucune de ses formes; elles sont toutes secouées, et la bonne bourgeoisie ne connaît plus la bonne noblesse que par ses dettes et ses impertinences.
«En sortant de l'hôtel de Croy, j'ai été voir ma bonne princesse de Craon, et j'ai vu là Mlle Vigée qui va épouser le vicomte d'Osmond. Il vient de passer les mers pour aller solliciter le consentement du père de cette jolie personne. Puis je suis allé faire ma cour à Mme la comtesse de Brionne; je la cultive pour l'entrée de mes enfants dans le monde.
Le 22, le 23.—«Mme la duchesse de Bourbon que j'ai eu l'honneur de rencontrer comme j'entrais à l'Opéra m'a permis de lui faire ma cour dans sa loge. J'ai fini ma journée chez Mme la comtesse de Brionne, et là j'ai vu avec chagrin que le frac commençait à paraître à ces soupers... On parle assez haut dans cette société; j'ai été fâché d'y entendre lire, même chanter une méchanceté sur la famille royale; on a supposé qu'elle donnerait un concert, que la Reine ouvrirait par l'air «Tristes apprêts, pâle flambeau», que le Roi chanterait «Ah! ma femme, qu'avez-vous fait?» et que Madame, avec sa sœur, dirait: «Vive le vin! Vive l'amour! tous les hommes sont bons.»
Le 24, à Versailles.—«Me trouvant dans le quartier du duc de Beuvron, j'ai été dîner chez lui et me faire conduire par lui à Versailles; j'y suis arrivé à temps pour faire ma cour au jeu de la Reine et pour entendre toutes les contradictions qui se débitent sur les tristes affaires du temps. J'ai eu un vrai plaisir à entendre conter au duc de Beuvron les anecdotes de la Cour de Louis XV. Il avait toujours été bien traité comme homme d'honneur et comme gendre de M. Rouillé, le ministre des Affaires étrangères; enfin, comme un ancien ami de Mme de Pompadour, amitié qui s'était formée dans leur jeunesse chez le président Hénaut.»
Le 25.—«Le Roi ayant fait venir ce matin les «gens du Roi» leur a remis un exemplaire du livre de M. de Mirabeau, intitulé: Histoire secrète de la Cour de Berlin, en leur ordonnant de dénoncer ce scandaleux ouvrage et vraisemblablement son auteur.
«Le duc d'Harcourt a donné aujourd'hui un grand dîner au prince Henri; je ne lui avais pas été présenté jusqu'à ce moment, et il m'a fait des compliments dont M. de Mirabeau eût relevé en note le ridicule. Mon fils verra dans ce journal que longtemps avant la publication des «satires» de ce chien enragé, le prince Henri était déjà connu comme un homme bien inférieur à sa réputation. Sa figure est excessivement désagréable. Le prince de Condé a aussi dîné chez le duc.
«En sortant, j'ai rencontré le comte d'Esterhazy qui m'a dit que la Reine avait exigé de M. de Montmorin la promesse de me donner 20.000 livres de gratification tous les ans, tant qu'il serait ministre des Affaires étrangères, et Sa Majesté a ajouté qu'elle ferait son affaire de me procurer le même secours du successeur de M. de Montmorin.»
Le 27.—«Hier le théâtre «des Bouffons» a été ouvert aux Tuileries, et comme ils sont sous la protection de Monsieur, et s'appellent ses comédiens, ils ont fait un discours dans lequel ils ont loué à outrance l'auguste prince qui les protège, et qui soutient si généreusement la prétendue cause du peuple. Des mains comme des battoirs ont applaudi à cet éloge, mais elles n'ont pu persuader au public qu'il s'amusait des longueurs du spectacle et de l'excessive médiocrité des acteurs.»
Le 28, le 29, à Versailles.—«On nous a donné ce soir au château la Maison de Molière. Cette pièce en 4 actes est un ingénieux prologue du Tartuffe. Elle a été suivie de la Feinte par amour où Mlle Contat a joué comme elle joue toujours avec une finesse et une grâce parfaite.»
Le 30.—«On a reçu aujourd'hui de la noblesse de Bretagne les plus tristes nouvelles, sur les excès auxquels le tiers bourgeois de Rennes s'est porté. Il a tué deux gentilshommes, blessé plusieurs membres de la noblesse, sonné le tocscin pour ameuter la campagne; les paysans n'ont pas partagé une fureur aussi cruelle, mais on ne peut calculer ce qui probablement suivra de ces terribles scènes.»
Le 31.—«Le duc de Fronsac a passé la matinée chez moi à lire différents manuscrits que j'ai recueillis sur les affaires de l'Europe, et principalement sur celles d'Allemagne.
«Le maréchal de Richelieu obscurcit de grands talents par une excessive immoralité; son fils, aujourd'hui le duc de Richelieu, n'eut ni talents, ni mœurs, il végète douloureusement, portant la peine de ses débauches.
«Voici le duc de Fronsac [84] qui, après avoir voyagé avec succès sous le nom de comte de Chinon, paraît vouloir être moins nul que son père, et beaucoup plus honnête que son grand-père. Il arrive dans le monde au moment où la France est fatiguée d'un traité d'alliance dont elle n'a jamais approuvé la rédaction. On reviendra de nécessité aux vieilles maximes de cette haute politique du cardinal de Richelieu, et l'homme nouveau destiné à porter au moins noblement ce grand nom, l'homme qui montre l'amour de la gloire, est intéressant par ce seul désir. Je renouvelle ici ma profession de foi: je ne veux que le bien de mon pays et je m'attache à tous ceux que je juge de l'opérer. Je serais sans doute fort aise de contribuer moi-même, et d'une façon brillante à ce bien, mais que j'en sois seulement témoin et je dirai de bon cœur: Nunc dimittis», etc...
Aux détails qui ont été envoyés de Pétersbourg sur la prise d'Ockzakoff et de la bonne conduite tenue par les Français, il faut ajouter que mon frère a enlevé un drapeau aux Turcs, ce qui prouve qu'il s'est bien porté en avant.
Le 1er février.—«Les presses de l'imprimerie Royale sont, dit-on, en mouvement pour les lettres de convocations et toutes les instructions qui doivent accompagner. Elles tiennent, dit-on, avec les lettres et les modèles de procuration, 40 pages de papier in-quarto. Les partisans de M. Necker les annoncent avec l'emphase de la secte, car c'en est une. Ses antagonistes disent qu'il règne dans cette dernière production la confusion souvent reprochée avec raison à ce ministre. Un courrier de Bretagne a remis du calme dans les têtes des Neckeristes, on chante victoire d'après une convention, ménagée par M. le comte de Thiars contre la noblesse et l'ordre du Tiers; mais d'autres lettres de Rennes ne présentent pas cette espèce de trêve comme bien assurée, ni comme devant amener une paix durable. Quoi qu'il en soit il faut regarder comme un grand bien tout ce qui peut provisoirement arrêter un désordre aussi affreux que celui qui a eu lieu lors du massacre de nombreux gentilshommes.
Difficilement sera-t-on fidèlement instruit des faits et de ce qui en a amené d'aussi terribles! Mais il paraît que tout le monde a eu tort. En dernier résultat cependant, le Tiers paraît aussi s'être porté à des extrémités dans lesquelles il s'est rendu plus coupable que la noblesse n'a pu l'être dans le principe.
Malheur à la cheville ouvrière de toutes ces monstruosités!
M. le comte de Périgord, et même l'archevêque de Narbonne, ont mandé, à plusieurs reprises, que le désordre serait grand en Languedoc, que la fermentation y était forte parce que l'on savait, sans en pouvoir douter, toutes les menées des émissaires pour soulever le peuple. Celui d'Issoire en Auvergne, rassemblé au son du tocsin, après avoir écouté les discours de quelques avocats, n'y a trouvé que des idées séditieuses, a pensé que c'était mal, qu'on voulait l'arracher à l'attachement qu'il devait à ses seigneurs.»
Le 2.—«M. le duc de Chartres a été reçu chevalier des ordres du Roi, et M. le duc de Berry admis dans l'ordre du Saint-Esprit pour être reçu à la Pentecôte.
«Le grand aumônier évêque de Metz a remercié le Roi de la barrette de cardinal qui lui arrivera incessamment. Il avait renoncé à la pourpre romaine lorsqu'il avait été dit que la France ne voulait plus que des Français eussent cette décoration; mais dès qu'elle a été destinée à récompenser l'archevêque de Sens de ses rares services, l'évêque de Metz s'est cru, avec raison, dans le droit de solliciter la même dignité. Il sera le premier Montmorency qui ait pris place dans le Sacré Collège.
«La manière dont la Reine a parlé à M. de Montmorency a sans doute influé sur celle dont M. de Montmorin m'accueille depuis.
«J'ai passé la soirée chez le duc d'Harcourt où nous avons eu des détails aussi authentiques que fâcheux de tout ce qui est la suite de l'impulsion donnée au Tiers. Non seulement il a été violent et barbare à Rennes, mais il a poussé l'inhumanité jusqu'à achever à coups de sabre un jeune gentilhomme que l'on portait chez sa mère, après avoir été grièvement blessé à mort.
Le 5.—«Ma journée s'est passée en grande partie au Palais Bourbon; j'ai dîné avec ce beau, ce grand abbé Dillon, qui augmente le nombre de ceux que l'on appelle nos évêques administrateurs.
«Mme la duchesse de Bourbon, avec des talents rares, avec beaucoup d'esprit, s'ennuie beaucoup et cherche beaucoup à s'amuser; c'est ce qui tour à tour lui a fait chérir le monde et la retraite; c'est ce qui la rend disposée à saisir tout moyen de distraction qui se présente, sans être jamais satisfaite de celui qui s'est présenté.
«L'abbé Dillon a fait les frais de la conversation et sué sang et eau pour divertir la princesse, quoiqu'il n'y soit pas entièrement parvenu.
«Je suis allé souper chez Mme la marquise de Chabanais: j'y ai trouvé M. de Pont-Bellanger arrivant de Rennes où il a échappé au carnage. Quinze cents hommes du Tiers, armés, gardent la porte de Nantes et font, en outre, la police de la ville, tandis qu'il y a 3.000 hommes des troupes du Roi.
«Les États ont été entièrement séparés avant de se dissoudre; les nobles et le clergé ont accordé les impositions et le don gratuit pour l'année. On ne sait ce que fera le Tiers; sa conduite est effroyable, mais celle de tous les nobles n'est pas aussi exempte de menées et d'intrigues qu'elle devrait l'être pour le soutien d'une bonne cause.
«Après avoir causé avec les Bretons que j'ai rencontrés chez M. de Chabanais, je suis parti pour Versailles.»
Là Bombelles trouve des nouvelles concernant les États Généraux.
Le marquis aurait préféré ne se jeter dans aucun des embarras auxquels l'Assemblée des États Généraux et ses préliminaires donneraient lieu. Il s'était refusé à la possibilité d'être délégué par le bailliage de Bitche; il ne put se dérober à l'honneur de représenter son neveu, le marquis de Louvois [85], à Sens, pour la nomination des députés aux États Généraux.
On lui avait écrit dans ce sens.
Bombelles a accepté cette mission honorable, et il a été, le matin du 10, présenter ses hommages à son seigneur et maître, le marquis de Louvois. «Sa mère m'a remercié de tout son cœur de ce que j'ai bien voulu me charger de la procuration de son fils à l'assemblée du bailliage de Sens, et ce sera dans le cours du mois prochain que cette assemblée aura lieu.»
Le 16.—«Le duc d'Harcourt étant allé à Paris pour assister à un comité relatif aux travaux de Cherbourg, j'ai été dîner avec la duchesse et tenir ensuite compagnie à M. le Dauphin, dont l'état fait de plus en plus peine et pitié.»
Le 18.—«Je suis allé à Saint-Germain dîner chez Mme de la Marck. Je l'ai trouvée seule; et à peine installé au coin de son feu, elle m'a parlé de son enthousiasme pour M. Necker: elle l'aimait parce qu'il était l'ami du maréchal de Castries. Aujourd'hui que ces deux hommes sont d'un avis absolument différent, Mme de la Marck, dans ce choix, tient à l'opinion du ministre qui gouverne, et peut-être, sans s'en douter bien exactement, est-elle comme d'autres Noailles, ses parents, qui de tous temps eurent un grand penchant pour les gens en crédit et en pouvoir de consolider cette énorme masse de fortune dont Mme de Maintenon jeta les vastes et prodigieux fondements.»
Le 19.—«Le soir, à quatre heures et demie, nous avons conduit nos trois enfants chez M. le duc de Normandie qui dansait avec sa sœur et des enfants de son âge. La Reine a assisté à une partie du bal, et le Roi y est venu également, ainsi que M. le comte d'Artois.»
Bombelles est las de son inaction; c'est pourquoi le 21 il passe en revue les ambassadeurs, non sans une pointe d'aigreur parfaitement intéressée: «On abandonne la Hollande, on laisse M. de Pons en Suède où il déplaît; on veut que M. de Choiseul, rongé d'humeurs, de vapeurs, détesté à Constantinople, soit l'homme qui amènera les Turcs à des sentiments de paix.
On jouit de ce que le marquis de Noailles est le plus insignifiant des hommes, et de ce que tant qu'il sera à Vienne il n'articulera jamais à l'Empereur aucune parole digne d'attention. Il ne se permettra aucune observation qui tende à tempérer la fougue de Sa Majesté Impériale.
On sait bien que M. d'Éterno n'est pas ce qu'il faudrait à Berlin; que c'est une honte de laisser à Copenhague M. de la Houre, et à Munich M. de Montezan; mais on a, dit-on, bien d'autres chiens à fouetter que de s'occuper de donner plus de mouvement à notre politique.
En attendant la Porte s'aigrit contre nous; la Suède se jette dans les bras de l'Angleterre, et si son calcul est trompé, si le poids de sa démarche retombe sur elle, nous aurons encore à nous repentir d'avoir provoqué à son affaiblissement une alliée qui devait nous être précieuse, et la Russie, la Cour de Vienne, pour lesquelles nous tenons une conduite si déraisonnable, ne nous en tiendront nul compte et saisiront la première occasion de s'arranger avec le Roi de Prusse dont nous avons rejeté les avances.»
A propos d'un mariage princier en projet, le marquis, le 22, fait ces réflexions: «Mgr le duc d'Angoulême va être promis à la fille aînée de Mgr le duc d'Orléans, et les mariages devraient toujours se faire ainsi avec nos princes de la famille royale, plutôt que d'en aller chercher dans des races étrangères. Mme la comtesse d'Artois, princesse piémontaise, est bonne et douce, mais nulle; Madame, princesse piémontaise également, est maussade et ivrogne, et ces jours passés, il a fallu renvoyer de Versailles une Mme Gourbillon [86], sa lectrice, qui, au lieu de remplir ses fonctions, remplissait sans cesse les flacons qu'elle apportait à sa princesse. Ce renvoi demandé par Monsieur a été exécuté d'après un ordre pris du Roi par M. de Villedeuil. Mais on n'a pas eu la prudence de s'emparer de plus de deux cents lettres que cette vilaine femme a de Madame, lettres qui pourront bien être portées en Angleterre et y être imprimées.»
Le 23.—«On n'est pas plus aimable que la Reine lorsqu'il lui convient de l'être. Aujourd'hui, au bal de sa fille et de M. le duc de Normandie, elle m'a appelé pour me remercier de ce que je m'étais occupé, hier, d'amuser M. le Dauphin.»
Le 24.—«Ce jour, le dernier du carnaval, j'ai conduit mes enfants au bal masqué chez Madame, fille du Roi. Ils sont allés, avec le duc de Normandie, se faire applaudir chez Mme de Polignac. Mgr le duc d'Angoulême et le duc de Berry ont obtenu la permission d'aller souper chez M. de Montmorin et de rester au bal jusqu'à minuit.»
Le 26.—«Je suis parti pour Paris avec Mme la duchesse de Lorges, son fils et ma femme, nous sommes allés à l'Académie où M. le duc d'Harcourt [87] a prononcé son discours de réception. Il y a mis la noblesse de son ton habituel, souvent de la grâce, des tours de phrase heureux; mais il s'est trop étendu sur les campagnes du maréchal de Richelieu dont il faisait l'éloge comme le remplaçant à l'Académie. Ce qu'il a dit sur Mgr le Dauphin, sur les affaires du moment a été applaudi comme un hommage rendu à son patriotisme.
«M. Gaillard [88] a répondu au récipiendaire en académicien auquel le style oratoire est familier.
«M. de Florian [89] s'est encore chargé d'égayer l'assemblée par ses fables et par la manière dont il les débite.»
Le 1er mars, Paris.—«Les Bretons viennent d'enrégimenter un corps de 700 hommes portant des uniformes et ayant des drapeaux sur lesquels on lit le mot: Liberté, et en dessus un T, indiquant le Tiers. Sur d'autres drapeaux on voit cette devise: «Le premier qui fut Roi fut un soldat heureux».
«C'est par ces levées de boucliers que ce Tiers, si intéressant à protéger, reconnaît l'excessive et préjudiciable bonté du souverain. M. Necker a poussé d'un pied dédaigneux un rocher pour que, dans sa chute, il écrasât la noblesse; mais ce rocher en roulant a acquis une force dont rien ne pourra plus bientôt arrêter les effets. Ces sinistres annonces de malheurs n'influent point sur la gaîté de la fille de ce grand Necker: elle a tenu ses assises aujourd'hui chez son très humble serviteur, le petit Montmorin, et le comte Louis de Narbonne s'est donné le divertissement de faire le compère.
«La conversation de Mme de Staël est comme un feu de billebaude, jamais elle n'offre un instant de repos, et pendant que sa langue prononce tantôt juste, tantôt au hasard mille mots qu'elle seule peut risquer de placer les uns à côté des autres, son visage ressemble à un boulet rouge. En sortant de chez M. de Montmorin, elle est allée porter ses flux de paroles chez Mme de Polignac, et là un triple cercle de jeunes gens l'entourait pour entendre tout ce qu'elle ne cesse de dire d'extraordinaire sur l'amour qui semble toujours l'occuper et qu'elle n'inspire à personne.
«Pendant ces dissertations M. de Châlons m'annonçait que sous peu de jours on allait le nommer à l'ambassade de Lisbonne, et ce qu'il m'a dit de plus intéressant, c'est qu'il prendrait la maison que j'habitais, ainsi que mes voitures et mes meubles. Il fera un excellent marché.
«Mme de Bombelles ayant repris son service aujourd'hui je suis allé souper à Paris à l'hôtel de Cröy.»
Le 5.—«J'ai dîné aujourd'hui chez le duc de Luxembourg qui vise à jouer un rôle, et qui en prépare assez bien les moyens. Il sent tout ce qu'un homme de son nom doit sentir sur l'oubli que nous faisons de nos vrais intérêts, il est possible qu'en acquérant de la gloire il la tourne au profit de son pays.»
Le 6.—«Mme la duchesse de Bourbon ayant fait au comte de Puységur l'honneur de venir chez lui passer la soirée d'aujourd'hui, il a eu l'intention obligeante de m'inviter à ce concert, où la princesse a chanté d'une manière charmante avec Garat.»
Le 7.—«Je suis retourné à Versailles remercier le ministre de ma nomination à l'ambassade de Venise, et j'ai appris chez M. de Montmorin qu'avant d'effectuer cette nomination il m'avait fait donner par le Roi une gratification de 20.000 livres qui me seront payées tous les ans, tant qu'il sera ministre des Affaires étrangères. Une fois en train de bien faire les choses, il m'a accordé en outre pour gratification d'établissement à Venise 45.000 livres au lieu de 35.000 qui devaient m'être données.»
Le 8.—«Je devais remercier le Roi ce soir au Conseil, mais je suis arrivé à l'heure ordinaire et la porte du cabinet était déjà fermée. Alors j'ai été jouer au loto de la Reine.»
Le 10, à Paris.—«Les ministres étrangers étant venus aujourd'hui à Versailles, l'ambassadeur de Venise m'a déjà fait ses pantalonnades et le corps diplomatique ses compliments. Après dîner, j'ai laissé M. de Montmorin avec l'évêque de Rennes pour parvenir à l'arrangement des affaires de Bretagne; elles font baisser de plus en plus les actions de M. Necker, qu'un nouvel écrit de M. de Calonne ne relèvera pas. Puis je suis allé chez ma sœur de Louvois qui m'a peiné en me donnant des détails de l'effervescence des têtes à Tonnerre, où le souffle de la folie a attisé un feu qu'on ne verra peut-être éteindre qu'avec du sang.»
Le 11, à Versailles.—«Pour prendre congé, j'ai écrit à l'ambassadeur de Portugal M. de Sonza, pour le remercier de toutes les bontés qu'il avait eues pour moi.»
Voici le marquis en route pour son bailliage.
Le 13, à Lourps.—«J'ai lu la lettre de M. de Calonne au Roi, elle vaut bien mieux que la lettre amicale dont j'ai fait mention [90]. Ici ce ne sont pas par des sarcasmes que la conduite de M. Necker est critiquée, c'est à l'aide de raisonnements que M. de Calonne prouve au Roi combien son ministre actuel a cruellement abusé de sa confiance et combien il a été malhonnête ou maladroit de détériorer, comme il l'a fait, l'autorité de Sa Majesté, en lui faisant prendre des engagements qu'il n'était pas en son pouvoir de contracter.»
Ceci fait, il est rentré à Paris pour remplir son devoir électoral, puis il est parti pour Venise, laissant sa femme en couches d'un quatrième enfant; Angélique ne le rejoindra que plus tard. Nous laisserons le marquis prendre auprès de la Sérénissime République la succession du comte de Châlons, regrettant de ne plus avoir le minutieux Journal pour nous donner des impressions vraiment neuves sur les États Généraux et sur le processus, qui, après l'ère des revendications, amena la Révolution militante.
Pendant ce temps, le Dauphin, un enfant de sept ans doué des plus heureuses dispositions, dépérissait d'une maladie de langueur. Comme presque tous ceux que la mort prend jeunes, il est plus raisonnable que son âge ne le comporte, il est précoce dans ses réflexions, montre le sérieux excessif des enfants qui jouent peu et aiment à lire. On a cité des mots de lui: quel enfant royal n'a pas légué des mots à l'histoire? mais ceux-là semblent vrais et les témoins qui les rapportent sont dignes de foi. Un de ses compagnons a cassé une porcelaine à laquelle la Reine tenait beaucoup. De peur d'être grondé il s'enfuit, et le Dauphin, accusé du délit, ne se défend pas. On le punit, il est privé pendant trois jours de sa promenade à Trianon. Mais l'autre enfant est revenu et a avoué sa faute. On s'étonne que le prince n'ait rien dit: «Est-ce à moi d'accuser quelqu'un?» fut sa réponse.
Sa constitution était-elle trop frêle, son inoculation avait-elle mal réussi comme l'a écrit le secrétaire de son gouverneur, le duc d'Harcourt? Toujours est-il que, lorsqu'il passa de la main des femmes dans celle des hommes, la Faculté constata que, chez le Dauphin âgé de six ans, il y avait irrégularité dans la marche, tendance à la difformité, faiblesse dans la constitution tout entière, qui ne permettait guère d'espoirs de longue durée.
Dès l'hiver de 1788, on avait commencé à s'occuper anxieusement de cette santé anormale, de ce manque absolu de forces. «Mon fils aîné me donne bien de l'inquiétude, écrit la Reine à Joseph II. Quoiqu'il ait toujours été faible et délicat, je ne m'attendais pas à la crise qu'il éprouve. Sa taille s'est dérangée, et pour une hanche qui est plus haute que l'autre, et pour le dos dont les vertèbres sont un peu déplacées et en saillie. Depuis quelque temps il a tous les jours la fièvre et est fort amaigri et affaibli.» Les médecins purent persuader la Reine que ce n'était qu'un accident dû à la dentition et à la croissance et que le grand air triompherait de ces mauvaises dispositions: ainsi Louis XVI, très frêle dans ses premières années, avait été transporté à Meudon, et il s'était bien trouvé de la cure d'air. L'enfant royal fut en effet établi à Meudon au commencement d'avril. Le changement d'existence, la vie en plein air lui redonnaient un instant gaieté et appétit; les forces semblaient revenir. La Reine se reprenait à espérer et toute la Cour avec elle.
Confiance fugitive, délais consentis par la souffrance et la mort. Trois mois après, Marie-Antoinette est déjà obligée de confesser à son frère: «Mon fils a des alternatives de mieux et de pire qui, sans détruire l'espérance, ne permettent pas d'y compter [91].» Les mois passèrent. Au printemps de 1789, il n'y a plus rien à cacher, l'enfant est perdu. La taille se déformait de plus en plus, tandis que le dos se voûtait; la gangrène envahissait l'épine dorsale; la face émaciée et d'anormal allongement reflétait la douleur et l'angoisse; le moral était violemment atteint. Et cependant l'enfant, dont les jambes étaient si faibles qu'il ne pouvait se promener sans être soutenu ou monté sur un âne, s'occupait encore: il lisait avec frénésie. Son esprit semblait vivre aux dépens du corps. On remarquait des impatiences de caractère; si l'on en croit Mme Campan, l'esprit du malade s'était aigri, il montrait une grande antipathie à la duchesse de Polignac, gouvernante des Enfants de France.
Du moins, et ceci contre l'avis de Mme Campan, restait-il d'une tendresse touchante pour sa mère; un témoignage qui ne saurait être suspect nous l'affirme. La jeune comtesse de Lâge de Volude qui fut le voir, le 8 avril, à Meudon en compagnie de la princesse de Lamballe, a laissé de sa visite le plus attendrissant récit:
«Nous avions été voir cet après-dîner le petit Dauphin. Il est déchirant, d'une souffrance, d'une raison, d'une patience qui va au cœur. Quand nous sommes arrivés, on lui faisait la lecture. Il avait eu la fantaisie de se faire coucher sur son billard; on y avait étendu des matelas. Nous nous regardâmes, la princesse et moi, avec la même idée que cela ressemblait au triste lit de parade après leur mort. Mme de Lamballe lui demanda ce qu'il lisait.—«Un moment fort intéressant de notre histoire, Madame; il y a là bien des héros.—Je me permis de demander si Monseigneur lisait de suite ou les morceaux les plus frappants.—De suite, Madame, je n'en sais pas assez long pour choisir, et tout m'intéresse». Ce sont ses propres termes. Ses beaux yeux mourants se tournèrent vers moi en disant cela. Il me reconnut, il dit à moitié bas au duc d'Harcourt [92]: «C'est je crois la dame qui aime tant ma mappemonde.» Alors il me dit: «Cela vous amusera peut-être un instant.» Il ordonna à un valet de chambre de la tourner, mais je vous avoue que quoique j'eusse été enchantée de cette immense machine et de sa perfection quand je la vis chez lui au jour de l'an, aujourd'hui j'étais bien plus occupée d'écouter ce cher et malheureux enfant que nous voyons dépérir tous les jours.»
Le 4 mai, du haut d'un balcon de la petite écurie, couché sur un monceau de coussins, l'héritier du trône put assister à la procession des États Généraux. Il avait encore juste un mois à vivre. Mme de Lâge écrivait encore: «Le pauvre enfant est si mal!... Tout ce qu'il dit est incroyable, il fend le cœur de la Reine; il est d'une tendresse incroyable pour elle. L'autre jour il la supplia de dîner dans sa chambre; hélas! elle avalait plus de larmes que de pain [93].»
On commence à s'émouvoir dans Paris. Malgré les événements politiques des dernières semaines, une pensée attendrie va à cet enfant royal dont la venue sept ans auparavant avait été l'objet d'inoubliables manifestations. On s'inquiète des nouvelles, on raconte les souffrances courageuses du prince qui va mourir. A dix heures du soir, le 2 juin, le bourdon de Notre-Dame sonne les prières des quarante heures. Le 3 au matin, le Saint-Sacrement est exposé dans toutes les églises, un grand concours de peuple s'y précipite. A défaut de l'amour disparu, la pitié subsiste encore. On gémit sur cette mort de l'héritier du trône.
Ce même jour, vers cinq heures du soir comme Louis XVI arrivait de Versailles pour voir son fils, le duc d'Harcourt envoya son secrétaire pour supplier le prince de ne pas entrer. «Le Roi, raconte M. Lefèvre, témoin oculaire, s'arrêta de suite en s'écriant, sanglotant: «Ah! mon fils est mort!—Non, Sire, répondis-je, il n'est pas mort, mais il est au plus mal.» Sa Majesté se laissa tomber sur le fauteuil près de la porte. La Reine entra aussitôt, se précipita à genoux entre ceux du Roi qui, en pleurant, lui cria: «Ah! ma femme, notre cher enfant est mort puisqu'on ne veut pas que je le voie.» Je répétai qu'il n'était pas mort. La Reine en répandant un torrent de larmes, et toujours les deux bras appuyés sur les genoux du Roi lui dit: «Ayons du courage, mon ami, la Providence peut tout, et espérons encore qu'elle nous conservera notre fils bien-aimé.» Tous deux se levèrent et reprirent la route de Versailles». L'auteur de ce court récit si émouvant ajoute: «Cette scène fut pour moi admirable, cruellement douloureuse et ne sortira jamais de ma mémoire.»
C'était la fin. Peu après minuit, le 4 juin, l'enfant royal avait cessé de souffrir, et Louis XVI inscrivait sur son Journal: «Jeudi 4, mort de mon fils à huit heures du matin. La messe en particulier à huit heures trois quarts. Je n'ai vu que ma maison et les princes à l'Ordre.»
Les honneurs furent rendus à Meudon. Le 8, des députations des trois Ordres assistaient à la cérémonie. Dès le 4, Bailly, doyen du Tiers État, s'était présenté au Château pour «témoigner au Roi la sensibilité des Communes sur la mort du Dauphin» et demander en même temps qu'une députation du Tiers fût reçue par le Souverain pour lui remettre à lui-même une adresse sur la situation des affaires, «les députés des Communes ne pouvant reconnaître d'intermédiaire entre le Roi et son peuple [94]».
La démarche était cruelle et intempestive. Bailly insista si vivement, «d'un ton si impérieux», souligne Weber, que le Roi, malgré son immense douleur, dut céder à ces exigences du Tiers. «A midi, le 6 juin [95], raconte le député Boullé, la députation des Communes a été reçue; le doyen... a prononcé à Sa Majesté le discours qui avait eu l'approbation de l'Assemblée, en y ajoutant seulement quelques expressions de regret et de douleur sur la perte qui vient d'affliger la France et son monarque.» Cette violation du sanctuaire intime de ses tristesses fut très vivement sentie par Louis XVI. «Il n'y a donc pas de pères dans l'Assemblée du Tiers?» dit-il avec un serrement de cœur [96].
Cette audience qui n'a pas respecté la mort de l'héritier du trône, c'est un nouvel empiètement sur l'autorité royale... Les coups de pioche vont se succéder sans trêve jusqu'à entier effritement de l'édifice monarchique.
CHAPITRE V
Premiers départs.—L'émigration de sûreté.—Madame Élisabeth donne l'ordre à ses dames de partir.—Regrets d'Angélique de quitter Madame Élisabeth.—Avant de rejoindre son mari à Venise, elle se rend à Stuttgard chez son frère.—Installation aux environs de Venise et à Venise.—Les Polignac.—Correspondance de Madame Élisabeth et de la marquise de Raigecourt.—Événements de France, du 5 octobre à la promulgation de la Constitution.—Le serment.—Bombelles donne sa démission.
Le canon de la Bastille avait été le premier signal de l'exode. Le comte d'Artois, le clan Polignac, les Rohan, le duc de Coigny, bien d'autres appartenant à la Cour prenaient le chemin de l'exil, formaient le premier convoi de ceux qu'on appela les émigrés par sûreté [97].
Si Madame Élisabeth se refusait absolument à quitter le Roi et la Reine, les dangers et les émotions qu'elle acceptait pour elle-même elle les redoutait pour ses fidèles amies. Elle entendait que Mmes de Raigecourt et de Bombelles s'éloignassent au plus vite.
La première venait de perdre un enfant et commençait une grossesse; au lieu d'affronter un long voyage, elle commença par se retirer dans le Berry où son mari possédait une terre, de là elle pourrait parfois se rendre à Versailles auprès de sa princesse et attendre ainsi les événements.
Mme de Bombelles relevait de couches et n'était pas complètement remise, elle nourrissait son quatrième fils Henri.—Avant de rejoindre son mari à Venise, elle devait attendre. La précipitation des événements et l'insistance de Madame Élisabeth lui firent hâter son départ; mais à cause de son enfant elle se dirigea d'abord vers Stuttgard, où son frère était ministre et dont le climat était plus sain que celui de Venise.
Avec quelle douleur poignante Mme de Bombelles quittait sa bienfaitrice et son amie, on le devine aux lettres de Madame Élisabeth répondant aux siennes. Plus tard la marquise elle-même, récapitulant la longue suite des heures sombres, se torturera du cuisant remords de n'avoir pas obéi aux impulsions réitérées qui lui faisaient considérer comme un devoir de revenir partager le sort de Madame Élisabeth. Au cours des chapitres qui suivent, on verra que si elle avait facilement accepté, pour satisfaire des exigences de famille, de quitter la France au premier coup de la cloche d'alarme, ce n'était pas un long adieu—comme beaucoup d'autres plus clairvoyants et moins dévoués—qu'elle avait entendu faire. Au fur et à mesure que les dangers s'accumulent, que l'horizon s'assombrit de plus en plus, il semble au contraire qu'elle s'enhardisse davantage, et c'est du fond du cœur qu'à mainte reprise la marquise suppliera la princesse de la rappeler auprès d'elle.
L'exquise tendresse de Madame Élisabeth environna la jeune femme encore dolente jusqu'à ce qu'eût été résolu son départ. Si celle-ci ne peut quitter le berceau de l'enfant qu'elle nourrit, la princesse lui écrit:
«Toutes les affreuses nouvelles d'hier—la lettre est du 15 juillet—n'avaient pu parvenir à me faire pleurer; mais la lecture de ta lettre, en portant de la consolation dans mon cœur par l'amitié que tu me témoignes m'a fait verser bien des larmes.»
Sans doute la question du départ—au moins de Versailles—a été agitée: car la princesse ajoute: «Il serait bien triste pour moi de partir sans toi. Je ne sais pas si le Roi sortira de Versailles. Je ferais ce que tu désires s'il en était question...»
Et en terminant: «Je t'aime, ma petite, mieux que je ne puis le dire. Dans tous les temps, dans tous les moments, je penserai de même... J'espère que le mal n'est pas aussi grand que l'on se figure. Ce qui me le fait croire c'est le calme de Versailles... Je m'attacherai comme tu me le conseilles au char de Monsieur, mais je crois que les roues n'en valent rien...»
Trois semaines se sont passées, le départ de Mme de Bombelles s'est effectué. Madame Élisabeth n'attend pas d'avoir reçu des nouvelles directes pour écrire à la marquise, le 5 août: «Après des détails sur la nuit du 4 août: Dans toutes autres occasions il serait généreux de partager la joie de la petite baronne; mais, dans celle-ci, elle ne peut pas même nous en savoir gré... Je vous ai tenu parole, mon enfant; je n'ai pas été fâchée de vous dire adieu, mais je ne sais pas si cela vient de là, mais je me sens d'une humeur de chien. Ne vous en donnez pourtant pas les gants. Oui, je vous le répète, et vous le répéterai et vous le dirai sans cesse, je suis charmée que vous alliez nourrir Henri IV dans un pays où l'air est plus chaud et par conséquent plus propre à l'éducation que vous voulez lui donner. Jouissez bien du bonheur de voir la petite; animez-vous l'une l'autre à tout ce qu'il est dans votre âme de chercher pour fortifier votre moral qui, étant éloigné d'un lieu qui vous est cher sous mille rapports, doit un peu souffrir.»
Ainsi court sa plume pendant les années de séparation, tantôt enjouée et affectueuse, tantôt sérieuse d'après l'impression donnée par les événements. Il est rare que Madame Élisabeth voie les choses en noir, sauf pourtant la privation que lui cause le départ de son amie. De cela elle est triste et ne veut pas trop le montrer. Et c'est d'un ton enjoué qu'elle adresse sa première lettre à Stuttgard:
«Bonjour, ma Bombelinette, comment te portes-tu à Stuttgard? Le petit baron a-t-il bien soin de toi?
«... Notre physique est toujours en bon état, mais le moral est dans la même position où tu l'as laissé...» Viennent ensuite des détails sur les nouveaux habits de la garde bourgeoise de Paris, sur le Roi salué du cri de: «Vive le Roi!» pas de dragons, alors qu'il paraissait entouré d'une escorte; sur la discussion des Droits de l'Homme à l'Assemblée nationale; sur les troubles de Caen où le malheureux Henry de Belsunce avait été écharpé et férocement mutilé.
Voici, en septembre, le résumé des événements politiques: «La comtesse d'Artois est arrivée à Turin, le Roi aura la sanction, mais il n'aura que le veto suspensif...»
Presqu'un mois d'intervalle dans les lettres qui nous sont parvenues. Mais quelle lettre que celle datée du 13 octobre! Contrastant avec le ton ordinaire de ses billets où le badinage se mêle à l'appréciation politique, c'est une vraie page d'histoire qu'il faudrait citer tout entière. Deux mille femmes armées de cordes, de couteaux de chasse, affluant à Versailles pour demander du pain, la mort de M. de Savonnières, le rôle de La Fayette, le Roi et la Reine se montrant pleins de courage, les cris de la foule, les hurlements des mégères, le meurtre des Gardes du Corps, tout cela est rendu de façon saisissante... La princesse annonce l'arrivée à Paris de la famille royale.
«Tout est tranquille ici. M. de Lafayette s'est parfaitement conduit... La Cour est établie presque comme autrefois; on voit du monde tous les jours... Il y a eu jeu, disant en public, peut-être grand couvert dimanche.» «J'ai été bien contente, ajouta-t-elle, que tu ne fus pas ici la semaine passée. J'ai bien peur que la nouvelle seule de ce qui s'est passé ne fasse mal à ton lait. Sois sûre que je ne me trompe pas en te disant que ta mère, ta tante, moi, tout ce qui t'intéresse se porte bien. Dis à ton mari, de ma part, de se tranquilliser; que l'on ne pouvait pas prendre un meilleur parti que de venir habiter Paris; que nous y serons toujours mieux que partout ailleurs.»
Madame Élisabeth est-elle aussi rassurée qu'elle le dit dans le but de tranquilliser son amie? Il semble qu'avec l'abbé de Lubersac à qui elle écrit le 16 elle se livre à des impressions plus franches, et partant plus tristes... «Ah! Monsieur, quelles journées!... Une fois rentrés à Paris nous avons pu nous livrer à l'espérance malgré les cris désagréables que nous entendions autour de la voiture... La Reine, qui a eu un courage incroyable, commence à être mieux vue par le peuple. J'espère qu'avec le temps, une conduite soutenue, nous pourrons regagner l'amour des Parisiens qui n'ont été que trompés. Mais les gens de Versailles, Monsieur! Avez-vous jamais vu une ingratitude plus affreuse? Non, je crois que le ciel dans sa colère a peuplé cette ville de monstres sortis des enfers...» Ces jours-là, doit-on ajouter, les Versaillais n'étaient pas seuls à avoir commis crimes et excès, et dans les énergumènes il y avait plus d'étrangers que d'habitants de la ville.
La correspondance continue les mois suivants. Dans celle du 24 novembre, très affectueuse, la princesse s'enquiert des enfants et du bien-être de sa Bombe aimée: «Tu peux te vanter d'avoir des enfants très aimables. Si tu n'avais pas Henry pendu à ton sein et que les autres enfants fussent avec ton mari, je regretterais que tu ne fusses pas ici; mais lorsque je pense à tout cela, je suis bien vite consolée; et même je passe à la joie de sentir qu'au moins tu as trouvé un endroit sur la terre où l'on puisse respirer tranquillement l'air pur et jouir des beautés de la nature.»
Passant de la tristesse à l'enjouement, elle donne des nouvelles de Montreuil, de sa laiterie et de Jacques Bosson: «Mme Jacques est grosse, et toutes mes vaches le sont aussi.»
Mme de Raigecourt, qui a perdu un enfant pendant l'été et a séjourné à la campagne, est revenue auprès de la princesse, du moins momentanément. «J'ai lu à cette pauvre Raigecourt ce que tu me dis d'elle; elle en a été bien touchée, et de là nous nous sommes étendues sur tes défauts: tu peux juger, d'après cela, si la conversation a dû tarir... Nous sommes toujours dans la même position, mon cœur, depuis trois mois; nous jouissons d'une douce stagnation.» In caudâ de la dernière lettre de décembre quelques impressions sur le plan des finances décrété par l'Assemblée et consistant à vendre une partie des biens du Roi et du clergé—«emplâtre qui adoucit nos maux, mais ne les guérit pas.»—«A propos, tu sais que l'on a dénoncé la journée du 5 et au 6 au Châtelet. On est venu du comité de la ville prendre nos dépositions. Si tu savais comme la mienne est bête, tu en rirais, mais je n'avais rien à dire. Tu sais que ce n'est pas par la science que ta princesse a jamais brillé.»
A Versailles, grand bruit dans les deux quartiers rivaux au sujet de l'élection du maire. Ce ne sont pas les gens de ville qui ont fait du train, «mais de ces gens qu'on appelle bandits, que l'on ne connaît nulle part et qui tombent tout d'un coup dans un endroit sans qu'on les ait vus arriver». La princesse se loue fort de M. Berthier, le fils, qui est commandant de la place sous M. de La Fayette et se conduit à merveille. C'est le futur maréchal d'empire et prince de Wagram [98].
Les événements se succèdent rapidement et, régulièrement, Madame Élisabeth en fait défiler le chapelet dans ses lettres à la marquise. Les Juifs ont obtenu droit de cité, ce qui scandalise la princesse; les vœux monastiques sont supprimés, le malheureux marquis de Favras [99] a été sacrifié, l'empereur Joseph II est mort, voilà les effets notables relatés pendant l'hiver. Les plus graves événements semblent se préparer y compris la guerre civile que craint tant Mme de Bombelles. Madame Élisabeth juge ainsi la question: «Je t'avoue que je la regarde comme nécessaire; premièrement je crois qu'elle existe, parce que toutes les fois qu'un royaume est divisé en deux parties et que la partie la plus faible n'obtient la vie sauve qu'en se laissant dépouiller, il m'est impossible de ne pas appeler cela une guerre civile. De plus, jamais l'anarchie ne pourra finir sans cela; et je crois que plus on retardera plus il y aura de sang répandu. Voilà mon principe, il peut être faux; cependant, si j'étais Roi, il serait mon guide, et peut-être éviterait-il de grands malheurs [100]...»
«M. de Lameth a demandé à l'Assemblée le renvoi de Venise de M. de Bombelles, mais l'heure n'est pas encore venue de la disgrâce, et l'on a fort peu écouté M. de Lameth. On enlève au Roi le droit de faire la guerre et la paix, il la fera au nom de la Nation.» Hier (21 mai) que ce fameux décret a été rendu, tous les enragés ont passé sous nos fenêtres au milieu des acclamations publiques et des félicitations d'environ vingt mille âmes qui étaient dans le jardin; et les colporteurs, en vendant le décret, qui criaient que la Nation avait gagné. Tu juges comme cela faisait plaisir à entendre.
En juin, Madame Élisabeth a accompagné le Roi et la Reine à Saint-Cloud. D'abord un séjour de quelques jours seulement bientôt, suivi d'un second. «Cela m'a fait bien plaisir, écrit Madame Élisabeth, le 9 juin. C'est de là que j'ai été à Saint-Cyr... Je ne loge pas où tu m'as vue; je suis de l'autre côté du vestibule. J'ai une fenêtre qui donne dans un petit jardin fermé [101]; cela fait mon bonheur. Il n'est pas si joli que Montreuil, mais au moins on y est libre, et l'on respire un bon air frais qui fait un peu oublier tout ce qui est autour de soi, et tu conviendras que l'on en a souvent besoin.»
Le repos de Saint-Cloud a rendu sa gaieté à la princesse qui raille agréablement les décrets rendus par l'Assemblée, surtout celui qui supprimait les titres de noblesse. «Il afflige peu des personnes qu'il attaque, écrit-elle le 27 juin, mais bien les malveillants et ceux qui l'ont rendu, car il est devenu le sujet de la dissipation des sociétés. Pour moi j'espère bien m'appeler Mademoiselle Capet, ou Hugues, ou Robert, car je ne crois pas que je puisse prendre le véritable, celui de France. Cela m'amuse beaucoup; et si ces messieurs voulaient ne rendre que ces décrets-là, je joindrais l'amour au profond respect dont je suis pénétré pour eux. Tu trouveras mon style un peu léger vu la circonstance; mais comme il ne contient pas de contre-révolution, tu me le pardonneras.»
La princesse jouit beaucoup de ce nouveau séjour à Saint-Cloud: «Paris est beau, mais dans la perspective, écrit-elle à la marquise de Raigecourt; et ici j'ai le bonheur de le voir comme je veux. Et puis de mon jardin je vois à peine le ciel et je n'entends plus tous ces vilains crieurs qui, à présent, ne se contentent pas d'être à la porte des Tuileries, mais parcourent tout le jardin pour que personne ne puisse ignorer toutes ces infamies.»
Cependant l'on prépare la fête de la Fédération qui aura lieu le 14 juillet, et c'est prétexte pour Madame Élisabeth de plaisanter sur la chaleur qu'elle redoute par dessus tout... «J'espère bien n'y pas laisser mon pauvre corps, qui pourrait bien, en quittant cet endroit, ne pas se rafraîchir de quelque temps, mais j'espère bien le ramener tout comme il y aura été. Pardonne-moi toute ces bêtises; mais j'ai tant étouffé la semaine passée et à la revue de la milice, et dans mon petit appartement, que j'en suis encore toute saisie. Et puis, il faut bien rire un peu, cela fait du bien. Mme d'Aumale me disait toujours, dans mon enfance, qu'il fallait rire, que cela dilatait les poumons... J'achève ma lettre à Saint-Cloud. Me voilà rétablie dans le jardin, mon écritoire ou mon livre à la main; et là je prends patience et des forces pour le reste de ce que j'ai à faire.»
La correspondance est assez active pendant cet été entre la princesse et son amie pour qu'il soit aisé de suivre semaine par semaine leurs échanges de pensées et leurs impressions. La marquise est arrivée à Venise avec son dernier enfant... Il avait été question un instant que M. de Bombelles reprît du service militaire auprès du comte d'Artois, Madame Élisabeth blâmait ce projet, supposant que le diplomate avait depuis trop longtemps quitté l'armée pour rendre de vrais services, Mme de Bombelles se plaignait, en réponse, de cette appréciation de la princesse, qui, désolée d'avoir pu fâcher sa petite «Bombelinette», se hâtait, entre quelques réflexions sur les préparatifs de la Fédération, de «faire réparation».
L'affaire de Nancy, le départ de Necker, «qui a eu une si belle peur de la menace d'être pendu qu'il n'a pu résister à la tendresse de sa vertueuse épouse qui le pressait d'aller aux eaux», l'explosion de joie de l'Assemblée à la lecture de cette phrase, le duel de Castries-Lameth, le pillage de la maison du duc de Castries après que Charles de Lameth eût été blessé... voilà le bulletin de Madame Élisabeth. «Nous avons eu avant-hier un fier train, écrit Madame Élisabeth, le 13, MM. de Castries et de Lameth s'étaient battus. Charles a été blessé [102].» Sa blessure était grave, on ne le croyait pas encore sauvé à la fin de novembre. Tout en plaignant son ancien ami, M. de Raigecourt faisait ses réflexions: «Nous avions espéré pendant quelque temps qu'il était fatigué du saint devoir de l'insurrection. La pauvre Mme de Lameth est à bout de son courage. Cette dernière atrocité de son fils achève de la tuer.»
Pendant ce temps Mme de Bombelles a pu donner des nouvelles du duc et de la duchesse de Polignac, de la comtesse Diane, ancienne dame d'honneur de la princesse. «Crois-tu qu'elle devienne un peu dévote? écrit Madame Élisabeth. Le chagrin fait ouvrir de bien grands yeux.»
En octobre, la marquise qui a quitté Venise pour une «solitude» prêtée par un Anglais, vient de faire une nouvelle installation provisoire. Elle est à Carpenedo, dans une maison située tout près du château occupé par la duchesse de Polignac et où celle-ci lui a offert l'hospitalité. «Mon mari a désiré que j'acceptasse, écrit la marquise à Mme de Raigecourt [103]. J'y demeure avec mes enfants, et M. de Bombelles, pour me laisser un peu plus de commodité, demeure dans le château. Nous avons encore le plus beau temps du monde. Mes enfants prennent bien plus d'exercice qu'ils n'en prendraient à Venise, et quant à moi, je suis fort contente de cet arrangement parce que je me suis mise sur le pied d'être toute la journée avec eux, de dîner dans mon petit ménage, et je consacre la soirée à la société; de sorte que je suis beaucoup plus à moi et à mes enfants que je ne le serais à Venise. Que ne pouvez-vous mener une vie aussi tranquille que la mienne! Et notre pauvre petite princesse! Mon Dieu! J'ai des moments d'illusion dont le retour est bien amer. Lorsque je sors le soir, à neuf heures pour aller chez Madame de Polignac, il me semble que je vais souper chez notre princesse.—Que de souvenirs, que de regrets cela me cause!... Ils ne sont pas bien gais ni les uns ni les autres, comme bien vous pensez, mais ils vivent ensemble en bonnes gens, causent souvent des événements passés et présents. Je ne suis pas toujours de leur avis sur le premier chapitre. La confiance est assez établie pour que j'ose leur demander compte de certaines de leurs actions et les en blâmer, et ils sont d'assez bonne foi pour convenir de leurs torts ou s'en justifier par des motifs particuliers. Nous croyons absolument être dans un autre monde, et nos causeries du soir pourraient s'intituler dialogues des morts... Les assignats, ce me semble, ne passeront pas; la tromperie eût été trop grossière et eût fait peu de dupes... La banqueroute me paraît indubitable, d'après cela, car où trouver le numéraire? Mon Dieu! que notre position est donc triste! Vous devriez, si d'ici quatre ou cinq mois les esprits sont encore dans une aussi forte fermentation, aller faire vos couches en Suisse chez les amis que vous y avez; ou bien venez les faire à Venise; vous serez bien reçue et bien traitée, ma pauvre petite. Que notre princesse n'est-elle particulière, elle viendrait avec vous...»
Bien des fois Mme de Bombelles avait manifesté à la princesse elle-même son désir de revenir auprès d'elle. Toujours Madame Élisabeth avait combattu ce projet; «Je serais désolée, lui écrivait-elle en septembre, que tu suis ton projet à exécution. Ta position te le défend, et tes enfants t'en imposent la loi. Tu dois ne penser qu'à eux et à l'utilité de tes soins. Dans d'autres tu satisferas ton cœur et celui de ceux qui, comme moi, t'aiment bien tendrement.» Mme de Bombelles avait beau insister, les réponses de la princesse étaient toujours les mêmes. Pour bien témoigner qu'elle voulait avant tout mettre ses dames en sûreté, elle renvoyait même Mme de Raigecourt, qui, jusque-là, faisait la navette entre Paris et la campagne. «Tu ne seras pas étonnée, écrit Madame Élisabeth à la marquise, que je sois débarrassée de Rage; son état ne lui permettant pas de rester auprès de moi, elle est allée à Trèves; elle doit y être arrivée depuis trois jours, elle est moins souffrante et j'espère que le voyage lui fera du bien.»
Ce quelle ne dit pas, c'est que Mme de Raigecourt était partie absolument à son corps défendant et parce que le repos était nécessaire à son état de grossesse. Mais en sentant les événements devenir de plus en plus menaçants, la marquise se désespérait de ne pas être à son poste d'honneur et voulait, à peine partie, revenir.
Aussitôt sa tendre maîtresse de la gourmander et de parler sagement: la mère devant, à ses yeux, passer avant l'amie. «Dites-moi, écrit-elle dans une lettre d'octobre, pour quoi vous vous croyez obligée d'être dans des états violents. Cela est très mal vu, ma chère enfant. Vous allez vous rendre malade, donner à votre enfant un fonds de mélancolie inguérissable... Tu te tourmentes pour te faire des reproches qui n'ont pas le sens commun»; sans doute la princesse a envisagé les deux côtés de la question puisqu'elle ajoute: «Dans le premier moment, je n'ai pensé qu'au plaisir de la savoir dans un lieu bien tranquille, mais le public ne trouvera-t-il pas mauvais qu'elle m'ait quitté dans ce temps de trouble? Mais j'ai senti que cela ne se pouvait pas, à cause de votre état, que, de plus, si quelques gens à grands sentiments voulaient s'aviser de penser à cela, nous devions nous mettre au-dessus du malheur de leur déplaire, par une très bonne raison: c'est que Dieu t'ayant remis en dépôt le salut de ton enfant, aucune considération humaine ne doit t'empêcher de prendre tous les moyens possibles pour lui faire recevoir le baptême.»
Cette même lettre comme les suivantes montre Madame Élisabeth plus effrayée que jadis. A Mme de Bombelles elle s'est plainte à mots couverts des hésitations du Roi: «Je crains fort qu'il n'éprouve cette année ce qu'il a éprouvé les autres, et que l'engourdissement ne se fasse sentir avec autant de force. Ses médecins en voient des symptômes effrayants.» A Mme de Raigecourt elle confesse: «Le malade a toujours de l'engourdissement dans les jambes, et il craint que cela ne gagne tellement les jointures qu'il n'y ait plus de remède. Pour moi qui en ai douté par bouffées, je me soumets aux ordres de la Providence; elle me fait la grâce de ne pas sentir aussi vivement que je le devrais la position de ce malheureux, et je l'en remercie de tout mon cœur. A chaque jour suffit son mal. J'attends qu'il soit au dernier période pour désespérer, et, dans ce moment, j'espère bien n'en rien faire.»
Entre les lignes il est facile de lire que, si la princesse n'est pas désespérée, elle éprouve par moments un grand découragement. Bien qu'elle ne s'avise pas de donner des conseils, elle a une opinion. Les ministres de Louis XVI «décampent»—c'est l'expression de Madame Élisabeth—un à un. Elle voudrait bien que le Roi se décidât lui aussi à partir. Elle juge que plus il tardera, plus il courra le risque de s'engloutir avec la famille royale sous les décombres de la monarchie. Son optimisme du début fait souvent place à des accès d'effroi. Qu'allait-il advenir maintenant que la chose royale n'était plus guère qu'un mythe?
Le retour à Paris l'a d'ailleurs attristée; le mauvais temps, le manque de liberté et d'exercice lui font regretter Saint-Cloud et le voisinage de Saint-Cyr où chaque semaine elle allait visiter les dames que les nouveaux décrets menaçaient violemment [104].
La princesse s'avoue peu au courant des nouvelles. «Je sais seulement, souligne-t-elle, que l'on tient toujours des propos indignes sur la Reine. On dit entre autres choses qu'il y a une intrigue avec Mir...; que c'est lui qui conseille le Roi et qu'elle le voit. C'est si peu vraisemblable que je ne conçois pas comment on peut le dire [105].»
De retour à Venise, Mme de Bombelles a échangé des impressions, le 22 octobre, avec la marquise de Raigecourt. Après s'être réjouie avec son amie de la nouvelle de sa grossesse, elle ajoute: «Madame Élisabeth me mande qu'elle est la première à désirer que vous alliez en Lorraine, et elle a bien raison. Le séjour de Paris deviendra tous les jours plus inquiétant pour une femme grosse, et il ne faut hasarder d'y être que lorsqu'on n'a rien à risquer que pour soi.»
Le décret qui accorde près de six cent mille francs à la municipalité de Paris pour les frais de démolition de la Bastille, la nomination de Robespierre (qu'elle appelle Rosepierre) et autres comme juges de Versailles... voilà qui indigne Angélique. «Cela n'a pas de nom et, sans la certitude que nous devons avoir de la justice de Dieu, il y aurait de quoi désespérer.»
«...La duchesse de Polignac est aussi revenue de la campagne avec toute sa colonie; ils occupent un palais qui n'est pas bien loin du nôtre et assez commode. J'ai d'elle et de la comtesse Diane tous les soins qui sont en moi; c'est bien simple et vous en feriez sûrement autant à ma place. Nous attendons dans six semaines l'Empereur et le Roi de Naples. Cela nous procurera des fêtes, des plaisirs; mais nous forcera à une dépense que je regrette d'autant plus que nous ne sommes pas en état de la faire, et que nous n'avons pas le cœur fort gai...
Mes enfants se portent bien; ils regrettent le séjour de la campagne, et j'en suis bien aise, car je serais très fâchée qu'ils ne dussent pas un jour apprécier tout le prix d'une vie champêtre et tranquille. Il n'y a au vrai que cela de supportable dans la vie; tout le reste est chimère...»
Mme de Raigecourt est arrivée à Trèves, et c'est là que vient la rejoindre la lettre que Mme de Bombelles lui adressait le 13 novembre.
«Mon Dieu, que cela a dû vous faire de peine de laisser notre pauvre petite princesse au milieu des bourreaux qui se plaisent à persécuter elle et notre malheureuse Souveraine. Je lui sais bon gré de s'être oubliée pour s'occuper de votre sûreté, et je reconnais bien à ce sacrifice sa charmante amitié pour tout ce qui lui est dévoué ainsi que nous. Puis-je me flatter, ma bonne petite, que votre éloignement ait en outre un motif caché? vous m'entendez: Croyez-vous qu'enfin ils puissent une fois se déterminer à échapper à leurs persécuteurs? mon Dieu! que je le voudrais! Il ne faudrait que leur éloignement pour autoriser tous les défenseurs des bonnes causes à se montrer.» L'idée de fuite est dans la tête de tous ceux qui sont dévoués à la famille royale; la marche des événements ne permettant plus de croire, dès cette époque, qu'elle pût se sauver autrement.
Mme de Bombelles regrette que son amie ne soit pas venue jusqu'à Venise.—M. de Raigecourt est pour le moment à Turin.—«Je sens que c'eût été bien loin, et n'étant pas avec moi, je suis bien aise de vous savoir avec ce digne maréchal et sa famille. Parlez-leur de nous, je vous en prie; notre respect, notre attachement pour le maréchal [106] est proportionné à ce qu'il mérite de vénération de tout ce qui est bon français, attaché à son Dieu et à son Roi [107].» Puis des nouvelles des Polignac qui sont venus s'installer à Venise dans un palais loué à bon compte... Les fêtes préparées pour l'arrivée de l'Empereur et du Roi de Naples contrarient la marquise. «Je voudrais qu'elles soient passées, car mon cœur, d'aucun côté, n'est disposé à la joie, et je sens qu'en voyant ces Souverains j'éprouverai un sentiment de jalousie pour notre malheureux maître qui me remplira d'amertume.»
Si pour l'instant les lettres de Mme de Bombelles sont peu remplies d'espoir, celles de Madame Élisabeth revêtent aussi une tristesse dont elle n'est pas coutumière.
La Constitution civile consterne absolument la princesse; aussi écrit-elle longuement sur ce sujet à la marquise de Bombelles, le 28 novembre. «On ne peut pas se faire une idée de l'atrocité des gens qui ont parlé pour ce décret...» Et elle ajoute dans sa piété sincère: «Comment veut-on que la colère du ciel se lasse de tomber sur nous lorsqu'on se plaît à l'irriter sans cesse?» Dans une lettre de même époque à la marquise de Raigecourt, Madame Élisabeth émet cette remarque qu'on pourrait si bien appliquer au temps présent: «M. de Condorcet a décidé qu'il ne fallait pas persécuter l'Église pour ne pas rendre le clergé intéressant parce que, dit-il, cela nuirait à la Constitution.»
La lettre du 2 décembre est encore plus triste. «La religion, plus attaquée que jamais [108], me donne lieu de craindre que Dieu ne nous abandonne totalement; on dit que les provinces souffrent avec peine l'exécution des décrets sur la cessation du service divin dans les cathédrales, mais avec cela elles sont fermées. Il en est ainsi de tout; on gémit, mais le mal ne s'en opère pas moins. De temps en temps la province nous ménage quelques rayons d'espoir, mais leur lumière est vite effacée...»
Puis des appréciations à mots couverts sur la situation du Roi: «Sa position est toujours critique; il paraît que son commerce se remettrait si ses parents voulaient l'aider, mais il a affaire à des gens peu confiants, et ce défaut-là est tellement dans leur caractère qu'ils ne confieraient pas la moindre lettre de change aux gens les plus habiles pour la faire valoir...»
Plus les événements s'aggravaient et plus Mme de Bombelles insistait pour revenir prendre auprès de la princesse sa place de confiance. Le marquis, de son côté, suivait les événements avec calme, car il n'avait pas été long à se dicter une ligne de conduite. Du jour où il fut possible de pressentir que le serment serait imposé aux fonctionnaires, il songeait déjà à donner sa démission. Il avait prêté serment au Roi, sa conscience ne lui permettait pas la prestation d'un autre serment. Nous savons dans quelle situation de fortune était le marquis, il avait donc un vrai mérite à se montrer plus strict que beaucoup d'autres dans l'accomplissement de ce qu'il considérait comme son devoir.
Madame Élisabeth pressentait la détermination à venir. «Tout en admirant les sentiments de ton mari, écrivait-elle le 28 décembre, je désire vivement qu'il fasse de sérieuses réflexions au parti qu'il veut prendre et qu'il consulte des gens éclairés; quant à toi ne prends pas celui d'arriver avant que de savoir si je le trouve bon.»
La résolution de Bombelles était prise. Dès le 25 décembre, la marquise écrivait à M. de Raigecourt: «Voici le parti définitif qu'il a pris au sujet de ce fatal serment: au lieu de motiver par une lettre les raisons qui l'engageaient à ne pas le prêter, il est décidé, lorsqu'il recevra la lettre du ministre, de lui envoyer sa démission et de lui mander que sa santé ne lui permettant plus de remplir les fonctions que le Roi avait bien voulu lui confier, il suppliait Sa Majesté de recevoir sa démission, en le priant, si un jour ses forces revenaient, de permettre alors qu'il mît à ses pieds l'offre de ses services. Par ce prompt sacrifice son but est rempli; il ne signe pas le serment, et, en s'abstenant d'un refus positif, il laisse jouir au Roi d'empêcher contre lui une trop forte persécution et de pouvoir peut-être lui donner quelques secours pécuniaires. Au reste, je ne me flatte pas que notre souverain soit touché de la conduite de M. de B. comme il le devrait être, mais, au demeurant, elle n'en sera pas moins courageuse, modeste et paternelle. Comme vous dites fort bien, ce fatal serment égratignerait au moins le strict devoir, et sans me perdre dans des raisonnements sans nombre, ma conscience et mon bon sens me disent qu'il ne faut jamais promettre ce qu'on n'a pas l'intention de tenir.» Mme de Bombelles est donc, comme toujours, d'accord avec son mari, et elle envisage la question sous tous ses aspects. Les projets d'avenir sont encore assez vagues, l'économie devant présider aux arrangements du ménage, privé soudain du plus gros de ses ressources. Deux mois se passeront bien ainsi dans le provisoire. Turin est bien cher et les effraie. Il se pourrait que M. de Bombelles aille seul et que sa femme se réfugie à Stuttgard où elle prendrait pension chez son frère. Du reste la marquise ne voit de remède à la situation du Roi que s'il profite du zèle de son frère et des services que son beau-frère peut lui rendre après la soumission des Pays-Bas. «Sinon, il faut renoncer à toute espérance et la France est perdue.» Elle ne peut deviner que quelques jours plus tard, tandis que les princes entament une série de démarches auprès des puissances, le Roi va protester auprès du Président de l'Assemblée de son attachement inviolable à la Constitution. Ce seront là causes de désespoir pour les émigrés, dont les échos arriveront des bords du Rhin à M. de Raigecourt à Turin.
Dès le 1er janvier M. de Bombelles était en règle avec sa conscience, et il avait envoyé à Montmorin sa démission conçue en ces termes:
«J'ai différé tant qu'il m'a été possible de vous entretenir des infirmités qui ne me permettent pas de conserver l'ambassade dont le Roi a daigné m'honorer. Douloureusement attaqué dès les premiers jours du mois d'octobre 1791, j'ai vu successivement empirer mon état, et ne voulant pas exercer un emploi dont je ne pourrais plus remplir exactement les fonctions, je vous prie, Monsieur, de regarder cette lettre comme ma démission et de supplier Sa Majesté de l'agréer. Si dans la suite, un retour de forces, etc. [109].
Ce n'est pas sans une vive anxiété que Madame Élisabeth appréciait la situation où le marquis de Bombelles se mettait avec sa famille en donnant sa démission. Son intérêt, son peu de fortune, ses quatre enfants, quelques dettes contractées au service de l'État, tout l'incitait à faire la concession nécessaire pour rester à son poste. Le Roi s'était montré disposé à l'autoriser à la prestation d'un serment dont lui-même avait donné l'exemple; Madame Élisabeth, dans le but de conserver à ses amis des moyens d'existence, déclarait la chose faisable. Elle hésitait pourtant à formuler une opinion franche. «Enfin, ma Bombe, écrit-elle le 24 janvier 1791, il faut que je te dise ma façon de penser sur la conduite de ton mari. La délicatesse de ma conscience m'a empêchée jusqu'à ce moment de t'en parler. Tes parents, comme tu sais, désiraient vivement que ton mari se soumît à l'ordre de l'Assemblée et du Roi. L'état des affaires de ton mari pouvait être d'un si grand poids qu'il me paraissait possible qu'il pût l'emporter sur les considérations qui l'ont décidé. D'autres parleraient de tes quatre enfants. Le sort qui les attend est cruel; mais j'avoue que lorsqu'il s'agit d'un serment que la conscience, l'opinion, l'attachement à ses maîtres dément, je ne trouve pas que leur infortune doive empêcher de le refuser. Il n'y a donc que ses dettes qui eussent pu l'engager à le prêter. Par elles il se voyait forcé; et comme il ne jurait que ce que le Roi a juré lui-même et doit jurer de nouveau à la fin de la Constitution, il aurait été possible que ton mari imitât son maître et suivît le sort qui entraîne les malheureux Français. Des théologiens ont cette opinion. Je crois donc que cela eût été possible.»
Après avoir plaidé le pour, Madame Élisabeth examine le contre: «Mais je t'avoue que si ton mari avait seulement eu dix mille livres de rente, je n'aurais pas balancé à lui conseiller le refus le plus formel.» Elle arrive à conclure: «Tu vois par tout ce que je te mande que je ne suis pas bien décidée sur ce que j'aurais fait à sa place. L'antique honneur, un certain esprit de noblesse chevaleresque qui ne mourra jamais dans les cœurs français me font estimer l'action de ton mari. Mais le risque qu'il court de manquer à ses créanciers, et le scrupule de jurer de maintenir de tout son pouvoir ce que, dans le fond de l'âme, on maudit journellement, tout cela se combat si vivement dans mon âme qu'il ne me reste que la possibilité de partager les peines que tu vas éprouver, et d'être occupée de ce que tu vas devenir... Comment tes pauvres enfants s'habitueront-ils au mal être après avoir été élevés dans l'aisance?... Et puis le regret de ne pouvoir faire pour toi ce que mon cœur me dicte...» C'était la douleur sincère chez la princesse de ne plus être en mesure d'aider directement son amie passant soudain de l'aisance à la gêne. Quand elle ajoute: «Sois sûre que je ferai tous les sacrifices possibles pour te la rendre moins désagréable», elle parlait avec son cœur, sans être sûre que les événements lui permettraient de tenir sa promesse. Madame Élisabeth n'était pas seule à regretter la détermination des Bombelles. «Une épreuve bien pénible, et qui m'a fait verser des larmes bien amères, écrit Angélique à Mme de Raigecourt, le 29 janvier, c'est la désapprobation que ma mère a donnée à la conduite de mon mari et la sécheresse de la lettre qu'elle lui a écrite à ce sujet.» Mme de Bombelles s'en dit accablée, comme aussi du conseil que sa tante de Soucy lui donne de changer d'opinion, comme surtout des sept lignes de la princesse «écrites en poste». Je vois d'ici Madame Élisabeth poussée par ma mère, retenue par sa conscience, sa propre opinion; elle n'aura pas voulu influer en rien sur notre détermination, et en cherchant de rendre sa lettre insignifiante, elle l'a rendue brève et sèche... «Il faut voir à présent ce qu'elle dira lorsqu'informée de la démission donnée par M. de Bombelles, elle sera sûre que notre parti est bien pris; je ne puis croire qu'elle le blâme, mais elle n'osera peut-être pas l'approuver.»
Et par le fait, Mme de Bombelles a raison dans cette appréciation; une lettre postérieure de Madame Élisabeth le prouvera.
CHAPITRE VI
Le comte d'Artois à Venise.—Rapport des espions.—Le clan Polignac.—Les idées du comte d'Artois et de ses amis.—Calonne.—Bombelles et l'empereur Léopold.—Ressentiment du comte d'Artois.—Mme de Bombelles à Stuttgard.—Correspondance de Madame Élisabeth et de la marquise de Raigecourt.—L'affaire de Varennes et ses suites.—Angoisses d'Angélique de Bombelles.—Considérations politiques.—Madame Élisabeth et le comte d'Artois.
Le 10 janvier, le comte d'Artois [110] est arrivé à Venise, événement, en somme, très gênant pour l'ambassadeur du Roi—démissionnaire, mais toujours en fonctions,—et qui, nous allons le voir, sera gros de conséquences. Grâce aux témoignages de deux espions, l'abbé de Cataneo, chargé de suivre Bombelles, Apostoli, chargé de la surveillance personnelle du prince, nous serons aussi minutieusement informés que possible.
M. de Bombelles a été averti de l'arrivée du comte d'Artois, qui descend chez l'ambassadeur à l'heure du dîner. Il trouve là Mmes de Polignac, de Polastron et de Bombelles; celle-ci s'évanouit de saisissement, à la grande jalousie des deux autres, à la vive émotion du prince et des spectateurs. Apostoli met quelque ironie dans le récit de cette scène. Il sait aussi qu'à son premier repas chez Bombelles, le prince fut servi par les deux fils de son hôte, qu'il passa sa première soirée seul avec les Bombelles et les Polignac; beaucoup d'autres détails sur les visites d'ambassadeurs reçues, sur la tournée faite par le prince chez les ambassadrices [111].
Pourquoi le comte d'Artois était-il venu à Venise? Les conjectures marchaient leur train. Les uns chuchotaient que la présence du prince sur la frontière savoisienne avait causé des étonnements, que l'Assemblée avait contraint Louis XVI de demander des explications au Roi de Sardaigne sur le sens de la formation d'une armée sur les frontières françaises, et sur le «caractère de l'asile» qu'il entendait accorder à son gendre. Le Roi de Sardaigne avait aussitôt manifesté ses sentiments pacifiques et prié son gendre de quitter ses États où sa présence causait des appréhensions au Gouvernement français. Une autre raison sans doute motivait la prière... impérative du Roi: le comte d'Artois ne savait point se passer de Madame de Polastron, et sa présence à la rigide Cour piémontaise ne manquait pas d'être gênante. Il y avait encore d'autres raisons au séjour du prince à Venise, et nous les discuterons tout à l'heure.
Qu'obligé de s'éloigner momentanément, le prince ait choisi Venise sur les instances du clan Polignac-Guiche, rien d'étonnant. On a voulu, de plus, insister sur ce point qu'un Gouvernement républicain était plus commode à un prince dans la situation où se trouvait le comte d'Artois. Ce qui était important c'était la présence d'un ambassadeur aussi royaliste que l'était le marquis de Bombelles. Celui-ci remplissait son devoir en accueillant avec respect et attentions le frère du Roi, puisque Louis XVI était encore nominalement Roi et que lui, Bombelles, était encore ambassadeur. Eut-il raison de ne pas fermer les yeux sur certains menus faits, de se plaindre au Gouvernement qu'il autorisât l'étalage chez les libraires d'estampes représentant la prise de la Bastille, estampes qui pouvaient à la fois «fournir des exemples d'insurrection et blesser les sentiments intimes du comte d'Artois»; de dénoncer comme dangereux quelques Français résidant depuis longtemps à Venise et partisans des idées libérales, entre autres un vieux professeur, nommé Vantourmel, qui avait «adopté les maximes de l'Assemblée?» Le lecteur a été mis à même de connaître le caractère et les idées de M. de Bombelles. Démissionnaire pour ne pas prêter serment, on ne saurait attendre de lui que, dans les circonstances que nous relatons il apportât la mesure et la pondération. Un historien a pu dire que «son attitude dépassait le ridicule et atteignait l'insurrection [112]». Bombelles ne se croyait pas si coupable en défendant le régime et les opinions ultra-royalistes auxquels il était resté fidèle.
Pendant que se nouent intrigues et combinaisons, que se tiennent grands et petits conseils, Mme de Bombelles n'a pas manqué de se créer une opinion personnelle.
D'abord son avis sur Calonne: «L'homme qui est l'âme du conseil a peut-être le génie le plus dangereux qui existe parce que son éloquence, sa propre persuasion entraînent; mais presque toujours ses résultats partent de fausses bases, de données hasardeuses, et son imagination enfante, sa confiance fait adopter des mesures que le bon sens ni la raison ne peuvent admettre.» Sans doute la marquise est au courant de ce qui se discute, puisqu'elle n'est pas satisfaite et ajoute: «M. de Bombelles combat tant qu'il a de force, depuis cinq jours, tout ce qui lui a été présenté, et j'espère qu'il parviendra à éclairer notre malheureux et intéressant prince sur ses véritables intérêts et les moyens de les traiter. Mais l'utilité dont il pourra être sera momentanée, et je crains que, lui n'y étant plus, on ne livre encore M. le comte d'Artois à de nouvelles chimères. La droiture de ses intentions, la justesse même de ses idées sont parfaites; mais n'ayant pas la capacité extraordinaire et sublime qu'il lui faudrait pour deviner à lui seul tous les ressorts qui sont à employer, il serait de la plus urgente nécessité qu'il fût mieux conseillé. Et voilà ce qu'on lui persuadera difficilement, parce que son ami particulier pense tout différemment, et que cet ami, avec un excellent cœur, a une très mauvaise tête.»
Et c'est encore sur le même ton de défiance que, quelques jours après, la marquise donne des nouvelles du comte d'Artois... «Il est traité parfaitement et vu avec le plus grand plaisir de la part des Vénitiens. Il est impossible de ne pas regretter qu'il ne soit pas entouré de mentors dignes de ce Télémaque. Nous désirons fort, mon mari et moi, qu'il retourne à Turin, et là, s'occupe avec prudence et discrétion du rôle qu'il aura à jouer; mais le parti sage est peu goûté et contrecarre une foule de projets engendrés avec autant de légèreté que d'esprit. J'espère pourtant qu'on finira par l'adopter. M. de Calonne est ici depuis trois jours, on l'attendait pour prendre une détermination... Toute partialité à part, on ne peut refuser à M. le comte d'Artois un grand désir du bien et une grande élévation dans l'âme; et ce prince, bien dirigé, serait certainement capable de grandes choses; mais voilà le mal, c'est que les têtes de ce qui l'entoure ne valent rien.»
Sur le chapitre de Calonne, Mme de Bombelles reviendra encore, lui adjoignant dans sa pensée M. de Vaudreuil comme mauvais conseiller du comte d'Artois. Ici elle se trompe, car Vaudreuil, alors, donnait des conseils sages à son prince [113]. Mais les émigrés, au lieu d'unir leurs forces passent leur temps à se tirer à boulets rouges les uns sur les autres. Calonne et Vaudreuil revaudront aux Bombelles ce que ceux-ci pensent d'eux [114]. Bombelles ne se considérait plus que comme le confident de la cause royale, et il n'avait pas hésité (dès la fin de décembre), lors de la rencontre de l'empereur Léopold et du roi de Naples à Fiume, à se rendre dans cette ville secrètement et à solliciter l'intervention de l'empereur en faveur du roi de France. C'est sous un travestissement qu'il avait fait ce voyage dont il n'était pas sans sentir l'incorrection, mais il avait été reconnu par un «observateur» attaché à l'ambassade d'Espagne, Corradini.
Bombelles tint le comte d'Artois au courant de son voyage. A cette époque où le frère du Roi n'avait pas encore bien dessiné ses projets politiques,—il hésitait même fortement sur le parti à prendre, nous allons le voir,—les intérêts de tous les royalistes convaincus semblaient communs. Tandis que M. Hénin, secrétaire de l'ambassade, était retourné à Paris pour prêter le serment civique et sans doute renseigner le ministère sur la conduite de son chef, les ultra-royalistes se réunissaient volontiers chez les Polignac qui, dès longtemps, s'étaient employés à créer au comte d'Artois un cadre agréable. Réceptions ouvertes où fréquentaient les membres de la noblesse et la petite coterie qu'on appela depuis le parti de Venise. Ce clan, peu nombreux en somme, se composait de tous les Polignac, Polastron, Guiche, Poulpry, du chevalier de Jaucourt, des Montmorency, y compris le duc de Laval, de M. de Calonne,—le futur ennemi de Bombelles—de MM. de Roll, de Vaudreuil, Dillon, des Bombelles eux-mêmes, plus quelques émigrés plus modestes et qui avaient peine à suivre le train inauguré par les Polignac. Ceux-ci, à l'époque, n'avaient pas épuisé leurs ressources, et le diplomate Capello, qui arrivait de France, venait de leur rapporter une cassette de joyaux et de très grosses sommes d'argent comptant, qu'ils avaient confiées avant leur fuite aux divers ministres étrangers résidant à Paris.
Tous s'entouraient des plus grandes précautions. Des bruits d'attentats avaient circulé dès l'arrivée du comte d'Artois, on se méfiait d'une prétendue femme inconnue...; la comtesse Diane, dans la peur d'être empoisonnée, faisait essayer les plats qu'on servait devant elle, et se condamnait à vivre presque exclusivement de poisson.
Ce groupe remuant, agité, fit croire à son importance. Beaucoup ont nié l'ingérence de la coterie dans les affaires de l'émigration parce qu'ignorées étaient ses négociations. Les dernières publications, surtout la correspondance de Vaudreuil, et les papiers Gramont-Polignac encore inédits montreraient que si ces hommes, sincèrement dévoués à la cause royale, ne se montrèrent pas de profonds politiques, du moins ne restèrent-ils pas inactifs et essayèrent-ils bien des combinaisons. Le conseil intime du comte d'Artois s'était ainsi transporté de Turin à Venise; à ceux du début: Calonne, Dillon, Vaudreuil, s'étaient joints les Polignac, surtout Armand et, dût-on s'en étonner de par les événements qui précèdent et en raison de ceux dont nous verrons le déroulement, de ce conseil intime, Bombelles, ambassadeur de France, était le secrétaire. Vaudreuil, Calonne et Bombelles, voilà les vrais conseillers dans l'hiver 1791. A cette époque le marquis est en pleine faveur auprès du comte d'Artois.
Les observateurs-espions cherchaient un but politique réel au voyage du comte d'Artois, et ils avaient raison. Était-il venu développer une politique contre-révolutionnaire, comme certains signes semblaient le démontrer, encore qu'on ne se pressât pas, dans les délices de Venise, de dénoncer des projets bien nets? Son but était-il, comme les rapports secrets le donnent à entendre de s'aboucher avec le groupe Polignac «sur les conditions de leur retour commun en France, en obéissance aux décisions de l'Assemblée»? Cette dernière hypothèse fut le bruit accrédité, peu après l'arrivée du comte d'Artois, de l'envoi du duc de Crussol par le roi de Sardaigne pour négocier avec Louis XVI et l'Assemblée la rentrée à Paris cum honore de son gendre. Ceci était raisonnable et sage; c'est pourquoi, sans doute, le conseil secret du comte d'Artois ne s'arrêta pas longtemps à cette combinaison. On ne voit pas Vaudreuil opinant pour la rentrée en France, car les Polignac s'offraient vraiment trop impopulaires pour tenter l'aventure, et qui disait Polignac disait Vaudreuil. Quant à Bombelles, dont nous avons souvent admiré l'esprit pondéré et juste, il faut avouer que depuis qu'il était question du serment civique des fonctionnaires, il semblait avoir perdu toute notion de modération; il est à croire que l'ambition de jouer un rôle à côté, ne pouvant plus, suivant ses convictions, en jouer un officiel, fut pour beaucoup dans l'orientation de sa politique. Dès lors, les portes de France se trouvant irrévocablement fermées, il ne devait rester au comte d'Artois que le désir, devenu impérieux, de joindre l'empereur Léopold, de décider le frère de Marie-Antoinette à agir soit diplomatiquement, soit militairement. Ce serait donc là la raison principale du séjour à Venise. Après les démarches tentées à Vienne, par les Polignac, dès décembre, Bombelles, par son voyage à Fiume, avait continué la série des sollicitations.
On annonçait l'arrivée de l'Empereur dans les Etats vénitiens; nous avons vu Mme de Bombelles le mander à la marquise de Raigecourt, et de tous côtés des solliciteurs s'empressaient pour guetter le passage de Léopold à Venise. C'était fausse nouvelle, comme on l'apprit peu après, et le comte d'Artois, songeant à s'établir à Trieste, envoyait son capitaine de gardes, le baron de Roll, pour retenir des logements et louer des chevaux. Il fallait l'assentiment de l'Empereur; celui-ci refusa très nettement par une lettre arrivée le 22 janvier.
Ce premier déboire ne découragea pas le comte d'Artois. Il tint son conseil au complet, et après double séance il fut envoyé à l'Empereur, par courrier, une lettre de huit pages contenant un exposé général de la situation politique en France. En vain on attendait la réponse. Mme de Breünner, ambassadrice de l'Empire, avait beau interpréter de façon optimiste les nouvelles reçues de Vienne, on ne savait rien en somme des projets de l'Empereur, et cet appui sur lequel le «parti de Venise» avait tant compté semblait se dérober comme l'appui des rois de Naples et de Sardaigne... Le livre attendu de Calonne, qui devait produire tant d'effet, fit rire, car depuis longtemps les faits démentaient les prévisions économiques de l'ancien surintendant des finances. On en loua le style: ce n'était pas suffisant pour déchaîner l'enthousiasme.
Jusqu'à notre ami le marquis de Bombelles dont le refus de prestation du serment, devait, disait-on, entraîner le refus des autres ministres, ses collègues. On comptait sur cette manifestation pour impressionner la nation. Le refus resta presque isolé [115], l'Assemblée témoigna son indignation, demanda le renvoi immédiat du fonctionnaire indocile.
Sur la résolution de Bombelles, la réaction ne tarda pas à se faire jour. L'entourage du prince et les autres émigrés commencèrent à louer sa démarche avec moins de conviction. La révolte contre la Constitution produisant peu d'effet, les ultra-royalistes voyaient s'effondrer un de leurs espoirs. Restait l'appui de l'Empereur, s'il se décidait à le donner.
La réponse de Léopold, parvenue le 20 février au comte d'Artois, était un terrible coup de massue, la ruine, au moins pour le moment, des espérances de tous, non seulement du «parti de Venise», mais des différents clans d'émigrés. L'Empereur se refusait à toute entrevue avec le prince, affectant de craindre que cette espèce de provocation n'accrût les dangers que les Souverains de France pouvaient courir à Paris. Le vrai, le seul but du voyage à Venise était manqué. Rien à tenter de nouveau dans l'instant. Dépité, on peut le croire, non découragé puisque, quelques mois après, il devait faire tenter de nouveaux efforts, le comte d'Artois ne prolongea plus son séjour à Venise et rentra à Turin à la fin de février. Le «parti de Venise» se désagrégeait à la même époque: les Montmorency partaient pour Bruxelles, le duc de Guiche regagnait provisoirement la France, pour de là repasser le Rhin où il allait réorganiser les gardes du corps [116].
Pendant ce temps, on le conçoit, la correspondance de Madame Elisabeth avec ses amies n'avait pas chômé. Toutes ses lettres sont empreintes de tendresse, remplies de bons conseils. A-t-elle déplu à Bombe en lui exposant ses idées sur la décision prise par son mari, elle s'en excuse aussitôt, et si gentiment: «Mais, ma petite Bombe, comment n'as-tu pas eu l'idée de te dire: Ma princesse est bonne parce qu'elle ne veut pas nous décider; elle nous a recommandé de faire de sérieuses réflexions où nous nous trouverons, et qu'il y a tant de gens qui se mettent au-dessus des scrupules qu'elle craindrait que notre zèle ne nous fît illusion sur nos devoirs. Voilà, Mademoiselle Bombe, la conversation que vous auriez dû avoir avec vous-même, en y ajoutant quelques réflexions sur les sentiments de ta Princesse, et tu n'aurais pas tourmenté ta tête et affligé ton amie, par l'idée que tu as prise d'elle...» Après cette page de si touchante amitié, des réflexions politiques parsemées çà et là: «Il me semble, écrit la princesse le 7 février, que l'on ne s'empresse pas de nommer les places vacantes, l'Assemblée ne voulant pas des gens dans le genre de ton mari, et les Cours étrangères n'en voulant pas d'autres; ce qui ne prouve pas, autant que mes lumières me peuvent permettre de l'apercevoir, un accord parfait dans les principes... Quelqu'un disait que l'Assemblée trouvait tant de charme à la liberté qu'elle la gardait pour elle toute seule. Cependant on n'a pas osé arrêter mes tantes, elles partent pour Rome. Peut-être, en chemin, leur voudra-t-on persuader, aussi doucement que l'on nous a amenés ici, qu'il faut qu'elles y reviennent: elles ne se laisseront pas persuader...»
Le 28, la princesse raconte agréablement le départ de Mesdames [117] et les incidents nombreux auxquels ce départ donne lieu.
«... Tu sais que mes tantes sont parties. Tu sais sans doute qu'elles ont été arrêtées à Arnay-le-Duc. Tu sais sans doute que Monsieur a eu la visite, mardi dernier, des filles de la rue Saint-Honoré et de leur société qui l'ont prié de ne pas sortir du royaume. Tu sais sans doute que jeudi, jour où l'on a appris que mes tantes étaient arrêtées, l'Assemblée a rendu un décret qui disait qu'Arnay-le-Duc avait eu tort, et que le pouvoir exécutif serait supplié de donner des ordres pour qu'elles pussent continuer leur route. Tu sais sans doute que les chefs des Jacobins n'étant pas de cet avis, et voulant que le président engageât le Roi à les faire revenir, une foule de badauds s'est portée sous les fenêtres du Roi, parmi laquelle il y avait peut-être une centaine de femmes qui se sont égosillées pendant quatre heures pour voir le Roi et lui faire la même demande que les Jacobins.»
Ce jour-là le Roi montra un peu d'énergie et se fit obéir. «La Fayette et la garde se sont conduits parfaitement bien. Le château était comble de gens qui étaient pleins de bonne volonté. Le Roi a parlé avec force à M. Bailly. Aussi hier n'y a-t-il jamais eu tant de monde chez le Roi et chez la Reine. Il y avait longtemps que nous étions un peu seules au jeu, mais hier il était superbe... Je ne puis vous rendre le plaisir que j'ai éprouvé, écrit la princesse tout enflammée. Ah! mon cœur, le sang français est toujours le même; on lui a donné une dose d'opium bien forte; mais elle n'a pas attaqué le fond de leur cœur. Il n'est point glacé, et l'on aura beau faire, il ne changera jamais. Pour moi, je sens que depuis trois jours j'aime ma patrie mille fois davantage...» Nous savons avec quelle facilité Madame Elisabeth passe d'un extrême à l'autre, mais au fond son esprit est optimiste et, chaque fois que l'occasion s'en présente, elle s'empresse de voir les événements par leurs bons côtés.
Il n'en est peut-être pas de même de Bombelinette qui, dès cette époque, a pris son parti de partir avec ses enfants pour Stuttgart et a le droit, en face de la situation nouvelle qui leur est faite, d'envisager tristement l'avenir.
Bombelles attend ses lettres de rappel, tout en se faisant le féal serviteur du comte d'Artois. Il se vante au marquis de Raigecourt de dire des vérités au jeune prince, il se pique de contrebalancer les conseils de Calonne. N'est-ce pas une illusion? Il ne se passera pas de longs jours avant que l'influence de Calonne l'emporte définitivement au point de brouiller Bombelles avec le comte d'Artois.
Il n'y a pas que la monarchie et le comte d'Artois en jeu, il est pour les Bombelles des questions matérielles terribles dont il semble qu'ils n'aient pas envisagé justement l'importance lors de la démission donnée. Ils ne regrettent nullement ni l'un ni l'autre le refus de serment qui les jette hors des postes diplomatiques, mais cela ne les empêche pas de déplorer la situation précaire où ils vont se trouver, si quelqu'un ne leur vient en aide.
Le 23 février, Angélique annonce l'arrivée d'une lettre très sèche de M. de Montmorin à M. de Bombelles. «Il y a ajouté que, quant à la pension de retraite qu'il sollicite, il ne pourra l'obtenir que lorsque, rentré en France, il aura fait son serment civique, ce qui est un refus formel; cependant ma mère me dit d'espérer que secrètement on viendra à notre secours, mais j'ignore encore si je puis m'en flatter absolument.»
Elle craint que son frère ne soit rappelé de Stuttgart. «Mon pauvre frère perdrait ainsi le prix d'un serment, qui m'a causé bien du chagrin; il se trouverait dans une cruelle position, et moi dans un grand embarras, ayant pris tous mes arrangements pour me rendre à Stuttgart.»
Le comte d'Artois va quitter Venise. Ceci semble un soulagement pour Mme de Bombelles qui prévoit l'inutilité de la politique suivie à Venise, et voudrait une action de concert entre les princes, les émigrés et ce qui reste d'amis de la famille royale. Le prince part pour voir ses tantes à Turin, mais on a peur qu'il ne veuille pas y rester, «ce qui serait absolument déraisonnable».
La lettre de la princesse l'a réconfortée. Il y avait entre elles un simple malentendu. «Sa sécheresse n'était occasionnée que parce qu'elle croyait un peu légèrement que mon intention était de retourner en France. Il est impossible qu'au fond de son âme elle n'approuve pas mon mari; mais vous le dites fort bien, son opinion a été affaiblie par ses entours, et ils sont tous aux Tuileries saisis d'une telle frayeur qu'elle leur ôte la faculté de penser et de juger.»
Mme de Bombelles a admiré le courage de Mesdames! «Que je voudrais voir leur exemple suivi! mais hélas! après l'avoir bien espéré je ne l'espère plus. Je voudrais bien aussi qu'elles pussent engager M. le comte d'Artois à rester à Turin jusqu'au moment où il pourra rentrer en France, car je ne puis vous exprimer combien je suis affectée de penser que ce malheureux prince, s'il persiste à suivre les amis qu'il a ici perdra journellement considération et confiance de la part de ceux qui mettaient en lui leurs espérances...»
La marquise a dit et répété son opinion bien nette, elle a fait tout le possible pour arracher son mari à une politique d'imbroglios qu'elle sent néfaste... «J'ai au moins obtenu de mon mari qu'avant de se dévouer à partager un aussi triste sort il viendrait avec moi à Stuttgard, et dans la retraite que nous nous choisirons. De là il verra la manière dont les choses tourneront, et si d'ici à quelque temps on croit avoir besoin de lui, et que, sans trop compromettre une réputation qu'il s'est acquise par bien des travaux et des peines et qui est le seul patrimoine qu'il ait à léguer à ses enfants, il croira pouvoir être de quelque utilité, il retournera près d'un prince qui est, par son personnel, attachant, intéressant au possible, mais qui, avec la prétention d'avoir du caractère, en a fort peu et est entièrement subjugué par ses amis, qui, je l'aperçois fort bien, sont plutôt importunés que contents des principes et de la manière de M. de Bombelles.»
La petite Cour et surtout Calonne ne plaît guère à Mme de Bombelles, elle le dit à satiété, et, sur Calonne elle est d'accord avec Madame Élisabeth qui lui écrivait: «Ah! s'il peut parvenir à se débarrasser de l'empirique qui donne de si mauvaises drogues, cela serait bien heureux.»
«Nous comptons partir au commencement du mois prochain pour Stuttgard. Le baron de Breteuil conseille à mon mari de se fixer à Constance où on vit à bon marché. Cette idée nous paraît raisonnable et nous sommes fort tentés de l'adopter... Le comte d'Artois avait envie d'accompagner ses tantes jusqu'à Parme et d'y rester quelque temps; alors la société s'y serait rendue. Mais rien n'est encore arrêté, et j'espère, mais bien faiblement, que peut-être Mesdames le décideront à rester à Turin... Je vous ferai le détail du séjour de l'Empereur et du Roi de Naples qu'on attend ainsi le 23...»
Mme de Bombelles s'est plainte aussi de l'inaction des Tuileries, de l'influence encore existante «de ce vilain monstre de cardinal (Brienne). M. de Raigecourt partage cette opinion que c'est ce dernier qui est cause de bien des maladresses, qu'on a tort de ne pas placer sa confiance en le comte d'Artois,—mais guidé par Bombelles et non par Calonne. Que le prince ne croie pas devoir, comme on semble le lui conseiller de Paris, se séparer de son frère des bords du Rhin. C'est aux Tuileries qu'on a tort, puisqu'on n'a pas su empêcher les conséquences de la journée des poignards [118], des arrestations sous les yeux du roi des gentilshommes. M. de Raigecourt dit même massacrés, ce qui est faux. «Voilà M. de la Fayette, maire du Palais», ce qui est plus vrai.
Tandis qu'on se lamente ainsi à Venise et à Trèves, le baron de Mackau, à Stuttgard, ne se plaint nullement de l'état de choses et professe un libéralisme qui effraie et attriste sa sœur et dont les Raigecourt prévoient des résultats fâcheux pour le séjour de la marquise.
Le 19 mars, M. de Bombelles a reçu ses lettres de recréance. M. de Montmorin lui a mandé qu'il était libre de quitter son ambassade sans avoir à recevoir l'Empereur, pour lequel il ferait des dépenses dont il ne pourrait le dédommager, mais qu'il lui était permis de rester à Venise tant que ses affaires l'exigeraient.
«Nous ne partirons que le 25 du mois prochain, écrit Mme de Bombelles, pour ne pas être incommodés des neiges du Tyrol et terminer nos affaires plus à notre aise. Notre maison est rompue, mais nous sommes bien embarrassés pour nous défaire d'une partie de nos gens, c'est le seul détail qui m'afflige véritablement, car il me semble qu'il est impossible d'avoir de la philosophie pour le malheur des autres.» Voilà une charmante pensée qui peint le cœur élevé et vraiment bon d'Angélique.
De Calonne elle ne peut s'empêcher de parler encore. «Il me paraît que le conseiller favori de M. le Comte d'Artois laisse partir B... avec grand plaisir et qu'on se trouvait importuné des conseils sages qu'il n'a cessé de donner. Ils font, je crois, une grande sottise d'avoir aussi mal profité de la possibilité de s'attacher un homme dont la probité est reconnue et qui a des affaires de l'Europe une connaissance partagée par bien peu de gens. Quant à moi, je jouis de tout mon cœur de l'emmener, et je tiens fort à ne pas le voir complice un jour des fautes qu'il n'aurait pas partagées... Si d'ici quelques mois on sentait le besoin qu'on a de lui et qu'on voulût se laisser un peu diriger, il sacrifiera toutes considérations particulières pour voler au secours d'un prince intéressant au possible, mais incapable de se tirer à lui tout seul de la position épineuse où il se trouve. Je sens que je n'aurai pas la force de l'en empêcher, mais je désire de tout mon cœur que les choses tournent au bien pour qu'on n'ait pas recours à lui.»
Angélique voudrait bien garder son mari pour elle. Le pourra-t-elle? Déjà elle ajoute: «Mon mari me quittera à peu de distance de Soleure voir le baron de Breteuil, de là à Constance fixer le lieu de notre habitation, et puis il viendra me prendre chez mon frère...»
A la fin de mars, Mme de Bombelles écrit au marquis et à la marquise de Raigecourt une série de lettres intéressantes. Le 25 mars, des réflexions d'abord sur la journée des Poignards et sur l'attitude du Roi. «J'ai été surtout extrêmement affectée du peu d'impression qu'un tel traitement a fait sur notre maître. Si sa conduite n'est pas l'effet de la lâcheté, mais celui d'une profonde politique, je le trouve plus admirable qu'imitable, mais cela me paraît si difficile qu'il me semble qu'il nous donne plus à gémir qu'à espérer.»
Là la marquise n'est pas bien informée. Le Roi fut fort affecté de cette journée du 28 février; il en fut même malade, confirme Madame Élisabeth dans sa lettre du 11 mars.
Puis des nouvelles du comte d'Artois et de l'Empereur. «Notre prince est encore à Turin, ira à Parme les premiers jours du mois prochain, de là reviendra à Venise, et Dieu veuille qu'ensuite il retourne à Turin! L'Empereur est ici depuis hier; il annonce un dégoût pour les Français en tout genre qui n'est point flatteur pour ceux qui sont ici: il a déclaré ne vouloir en recevoir aucun, et j'ai déjà recueilli hier, à une assemblée vénitienne des propos qu'on lui prête sur notre malheureux prince et ses amis, extrêmement affligeants pour eux, mais auxquels je ne puis prêter foi. Il est toujours fâcheux que cela s'établisse, et je crains que cela ne donne un grand refroidissement aux Vénitiens envers eux. Je verrai tous ces souverains ce soir à cette même assemblée, et je m'attends avec résignation à partager la disgrâce de nos compatriotes. Les malheureux ont peu d'amis, il y a longtemps que je suis convaincue de cette constante vérité, et tout ceci ne m'en prouve que trop toute la réalité.»
... Le 31, Venise est en fête à cause de l'Empereur, et bien que Mme de Bombelles, sa maison fermée, ne donne plus un verre d'eau, elle n'a cessé d'avoir du monde. Malgré ses tristesses, le naturel reprend le dessus et elle suit le mouvement. «On va donner une régate, c'est à ce qu'on m'assure la plus belle chose possible, dont je suis ravie d'être témoin avant de quitter Venise; ce sont des courses sur l'eau de barques toutes plus légères et plus jolies les unes que les autres.
Il y a cinq prix accordés; le portique qui doit servir de but est superbement décoré; tous les gondoliers sont vêtus avec la plus grande recherche; enfin c'est une fête toute vénitienne et qui ne peut être imitée dans aucun lieu du monde. Nous allons au palais Mocenigo, où seront aussi tous les souverains, et qui se trouve vis-à-vis le beau portique. Il y aura ce soir, à la place Saint-Marc, une magnifique illumination qui coûte, à ce qu'on m'a assuré, cent mille francs. L'assemblée vénitienne appelée Filarmonici, où on se rassemble tous les soirs, est d'une magnificence parfaite aussi, les salles superbement décorées: bal dans la salle du milieu, jeux et concerts dans les autres, rafraîchissements distribués avec profusion, c'est réellement de la féerie. Aussi l'Empereur se divertit-il comme un bienheureux ainsi que ses trois fils, qui sont d'une politesse et d'une grâce parfaites; Sa Majesté danse jusqu'à quatre heures du matin ainsi que ses enfants. Le Roi de Naples n'a pas le même goût pour le bal; il se couche de bonne heure; la Reine de Naples est d'une amabilité charmante, enchanteresse. L'archiduchesse de Milan [119] est un autre genre; elle est un peu plus sérieuse, mais elle a de l'esprit, de la noblesse dans la conversation, dans son maintien et plaît généralement; son mari est un bon homme.»
Malgré elle, Mme de Bombelles se souvient qu'elle a fait partie d'une cour brillante. Si nuageux que soit son horizon présent, elle prend encore goût à ces fêtes merveilleuses éclairées des présences souveraines, mais aussitôt elle souligne un triste rapprochement: «Quand je vois, mon enfant, tous ces Souverains être heureux, faire le bonheur et l'admiration de toute la nation vénitienne, je ne cesse de faire un retour douloureux sur l'affreuse situation de nos malheureux souverains. Cette idée empoisonne tout le plaisir que je pourrais prendre, et me suffoque dans certains moments. Se peut-il que ce soient les Français, ceux qui avaient jusqu'ici de l'idolâtrie pour leurs maîtres, qui, à présent, les retiennent dans une captivité aussi dure qu'humiliante pour les mieux découronner. Oh! mon Dieu!...»
La marquise n'a qu'à se louer personnellement de la bonté de l'Empereur. De plus tout en n'ayant «pas l'air de s'intéresser trop au parti qui est ici», on a lieu d'être content de la manière de faire de Léopold II. Mme de Bombelles n'a pas de chiffre, et elle le regrette, car elle pourrait donner des détails vrais à Madame Élisabeth, aussi compte-t-elle sur Mme de Raigecourt pour lui faire parvenir le plus tôt possible un alphabet chiffré.
N'y a-t-il pas encore des espoirs à entretenir quand on voit comme la reine de Naples s'entremet auprès de l'Empereur dans les intérêts du Roi de France. «Elle nous a comblés de bontés depuis qu'elle est ici, et elle dit si hautement sa façon de penser sur les affaires de France, sur l'estime qu'elle a de la conduite, de la fidélité de M. de B., qu'il y a tout à parier que l'Empereur, qui paraît avoir une véritable amitié pour elle, trouve fort bon qu'elle s'explique aussi clairement, et qu'il a les meilleures intentions pour son malheureux beau-frère.
Le comte d'Artois est à Parme avec Mesdames. «J'espère que M. de Bombelles est parvenu à le mettre en meilleur prédicament dans l'esprit de l'Empereur; il a même obtenu qu'il vit dans un autre lieu qu'ici M. de Calonne. Enfin si notre prince veut suivre les conseils de M. de B., j'ai lieu de croire qu'il aura lieu d'être content, mais s'il s'abandonne aux chimères, ou il se perdra, ou il tombera dans la nullité la plus mortifiante.» Et après avoir ainsi exposé son credo, Mme de Bombelles déplore le retour prochain du prince qui ne sera pas sans inconvénients. «Au total, mon enfant, nous aurons encore bien des angoisses, bien des chagrins, mais nous nous tirerons de tout ceci, si, comme je le désire la santé de notre pauvre maître résiste à tant d'épreuves [120].»
La lettre vient de se clore sur des redoublements de tendresse, des «je vous aime à la folie», des espoirs «que le Bon Dieu nous réunira tous dans le paradis», lorsqu'un grave événement se produit qui force Mme de Bombelles à ajouter:
«Je rouvre ma lettre pour vous faire part, mon enfant, de la fortune qui nous arrive, qui est un véritable coup du ciel: le Roi et la Reine de Naples, sans que nous ayons fait chose au monde pour l'obtenir, viennent faire à nos enfants 12.000 francs de pension jusqu'à ce M. de B. ait obtenu une nouvelle ambassade. La grâce qu'ils y ont mise est au-delà de toute expression, je vous ferai le détail par ma première lettre.»
Cette lettre manque malheureusement, et l'on doit regretter ce témoignage de reconnaissance qu'on sent avoir dû être chaleureux. Voici le mot de la Reine Caroline avec cette adresse:
Aux enfants de l'estimable marquis de Bombelles,
ambassadeur du Roi de France
Venise, 2 avril.
«Vous avez des parents si respectables que je ne puis vous désirer, mes chers enfants, que le bonheur de leur ressembler... Votre éducation ne faisant que commencer, j'oserai vous faire toucher 12.000 francs pour la continuer jusqu'au moment où vos respectables parents seront de nouveau rentrés dans toutes les charges et emplois dont ils sont si dignes. Recevez ce faible don avec le sentiment qui vous le fait offrir, et comptez à jamais sur mon véritable intérêt pour vous, mes enfants, et sur l'estime et l'attachement qu'aura toujours pour vos parents votre éternelle amie.
«Charlotte.»
Ce trait de générosité de la sœur de Marie-Antoinette fit d'autant plus d'effet que rien ne le faisait prévoir. La Reine de Naples connaissait la situation précaire des Bombelles, elle leur avait montré des attentions marquées, recommandant le mari au marquis de Gallo, ambassadeur de Naples à Vienne, témoignant mille grâces à la femme, demandant à voir ses enfants. Ces sourires innocents firent impression sur la princesse. De là l'acte de magnanimité qui causa une grande sensation: toute l'Italie s'en émut. Alissan de Chazet l'a consigné dans ses Mémoires; le chevalier Hénin mande au ministre la libéralité venue si à propos secourir les Bombelles [121]. Ce sera pendant plusieurs années le plus clair de leur avoir, la pension leur sera servie régulièrement jusqu'au jour où les baïonnettes de Championnet auront forcé les souverains napolitains à se réfugier en Sicile.
Près de quinze jours après, Mme de Bombelles, encore toute remuée, revient sur ce sujet avec Mme de Raigecourt. «Je meurs d'impatience, ma petite, de recevoir la lettre par laquelle vous serez instruite du bienfait inattendu de la Reine de Naples. Ce véritable miracle du Ciel aura été pour vous une jouissance, j'en suis sûre, et je vous dirai que je compte tellement sur votre amitié que, peu d'instants après avoir lu la lettre de cette bonne Reine et lui avoir entendu répéter l'intention qu'elle avait de faire un traitement de 12.000 francs à mes enfants, j'ai pensé intérieurement à vous, et me suis dit que peu de gens seraient aussi contents de mon bonheur. Il y aura après-demain quinze jours de cet événement, et il me semble encore rêver. J'envisage mes enfants avec attendrissement, et il m'est bien doux de penser que les bontés de la Reine de Naples leur étant personnelles, ils ne les perdraient pas si leur père et moi venions à mourir...» Qui ne croit aux choses éternelles? Angélique ne voulait pas faire exception à la règle.
Pour le moment ils ont de quoi vivre, ils vont pouvoir quitter Venise dignement, c'est un grand point qui met du baume au cœur du ménage. Leurs projets sont définitifs ou peu s'en faut. «Au lieu d'habiter Constance même, nous allons, je crois, nous gîter dans un château à 6 lieues de là appartenant à un comte de Thurn et à ses frères et qu'ils nous proposent à la seule condition de l'entretenir un peu. Le jardin est beau: tous les environs sont charmants, à ce qu'on m'assure; il se nomme Wardegg [122], et est à un mille d'une petite ville appelée Rorschack. Mon mari et moi en sommes très tentés, cependant nous ne nous déciderons entièrement que lorsqu'il y aura été en allant à Soleure (pour se rencontrer avec le baron de Breteuil). Nous partons toujours d'ici le 26. Malgré nos différentes opinions, je me fais un bien grand plaisir d'arriver à Stuttgard où je suis attendue avec un empressement qui me touche au fond du cœur.»
Les nouvelles du comte d'Artois ne sont guère plus réconfortantes. Il est revenu à Venise, au grand chagrin de Mme de Bombelles. «Je l'aime trop véritablement pour ne pas être fâchée de le voir... Il part avec sa société lundi prochain pour Vienne où il passera quelque temps; il ira de là à la campagne avec eux, et Dieu sait après cela ce qu'il deviendra. Les Vénitiens eux-mêmes ne peuvent s'empêcher de trouver cette marche inconsidérée. Je me tue de dire que sous peu de temps il se rendra à Turin, et je gémis de ne pas dire vrai.»
Turin, c'est sa famille, sa femme, son beau-père, sa sœur! le comte d'Artois s'y ennuie bien vite; or le frère du Roi n'entend pas subir l'ennui. Il lui faut sa «société»: Calonne, Vaudreuil, les Polignac, surtout et avant tout Mme de Polastron. Et tout cela Mme de Bombelles le déplore, prévoyant que les conseils de modération de son mari seront de moins en moins écoutés. La marquise ajoute: «Il est d'autant plus fâcheux qu'il ne se tienne pas avec son beau-père que tout se dispose bien, et que tout sera encore retardé si on le détermine par quelques fausses démarches de tenir les enragés sur le qui-vive. Mon mari met le plus grand zèle à le bien servir et à le retenir en même temps. S'il y parvient, il gagnera tout pour lui et pour la chose en elle-même. Oh! mon enfant! il est bien vrai que les princes sont bien à plaindre d'être mal entourés. Je suis convaincue, par exemple, que notre princesse n'aurait pas balancé à approuver notre conduite, si on ne lui eût pas dit mille pauvretés, et j'avoue que l'incertitude de son opinion à cet égard m'a fait une peine véritable dans les premiers temps...»
Dans l'intervalle Madame Élisabeth s'est définitivement expliquée avec Mme de Bombelles: les nuages ont disparu. Elle ne blâme plus le marquis d'avoir refusé le serment, alors que tant d'autres l'ont accepté, jusqu'à M. de Montesquiou, nommé à Dresde, à la grande tristesse de sa sœur, Mme de Lastic, laquelle est auprès de la princesse. Elle est reconnaissante à Bombelles d'essayer de rendre service au comte d'Artois, elle l'encourage à continuer à maintenir ce frère si difficile à diriger par «l'unique bon sens».
Feuilletons le Journal de la princesse: «... Mirabeau a pris le parti d'aller voir dans l'autre monde si la Révolution est approuvée... Son arrivée a dû être bien cruelle... On va, je crois, décréter que le Roi ne sera inviolable que tant qu'il sera dans le royaume et qu'il résidera dans l'endroit où sera l'Assemblée; elle a été indigne l'autre jour sur cela. Je suis fort contente de ma nouvelle connaissance (l'abbé Edgeworth de Firmont). Il a de la douceur, de l'esprit, une grande connaissance du cœur humain...»
La princesse accepte d'être la marraine lointaine de la fille... à venir de Mme de Raigecourt, Monsieur sera le parrain. «Si tu veux je lui donnerai le nom d'Hélène... Si tu voulais accoucher le 3 de mai (jour de naissance de Madame Élisabeth) à une heure du matin, cela serait très bien, pourvu pourtant que cela lui permette un avenir plus heureux que le mien. Qu'elle n'entende jamais parler d'États Généraux ni de schisme...»
Le 21 avril, Madame Élisabeth a des événements à conter: «Le Roi voulait partir pour Saint-Cloud, écrit-elle à Mme de Raigecourt, mais la garde nationale s'y est opposée, et si bien opposée que nous n'avons pu passer la porte de la Cour. On veut forcer le Roi à renvoyer les prêtres de sa chapelle ou à leur faire faire le serment, et à faire ses Pâques à la paroisse. Voilà la raison de l'insurrection d'hier. Le voyage de Saint-Cloud en a été à peu près le prétexte... La garde a parfaitement désobéi à M. de la Fayette et à tous les officiers.»
Avec Mme de Bombelles, après le récit du faux départ, elle peut s'épancher affectueusement. «Je ne te parle pas de la joie que m'a fait éprouver la bonté de la reine de Naples.» Et deux jours après, elle y revient avec plus de détails. «Que je remercie la Providence d'être venue au secours de ta famille et de toi! Je suis heureuse de penser que ma pauvre Angélique pourra vivre tranquille, élever doucement ses enfants, en attendant l'instant où ils pourront apprécier la conduite de leurs parents et s'en rendre dignes. Je craignais que ton mari n'eût plus de dettes que ce que tu me mandes. Avec cette bonne Reine de Naples, il pourra payer et vivre, médiocrement, mais enfin il le pourra. Voilà que je vais l'aimer à la folie. Il est impossible d'avoir plus de grâce et de dire des choses plus aimables.» La princesse, devant la joie de son amie, en oublie un instant ses tristesses, et pourtant les difficultés apportées à l'exercice du culte comme elle le comprend l'ont émue au point de la rendre malade. «Je comptais avoir le bonheur de communier le jeudi saint et le jour de Pâques, mais les circonstances m'en ont privée, j'ai craint d'être cause d'un mouvement dans le château, et que l'on pût dire que ma dévotion était imprudente, chose que je désire éviter par dessus tout.» En revanche, quand le Roi et la Reine sont décidés à aller entendre la messe constitutionnelle à Saint-Germain l'Auxerrois, Madame Élisabeth ne peut en croire ses oreilles. Le jour de Pâques, elle ne sortit pas de son appartement; son absence fut vivement commentée par le public révolutionnaire, et insultes et menaces furent proférées sous ses fenêtres. Le lendemain, les journaux jacobins l'accusaient d'avoir caché des prêtres réfractaires dans son appartement... C'est le début des grandes vexations qui, dès lors, ne souffriront plus d'interruptions.
Mme de Bombelles termine ses préparatifs de départ, le marquis de Raigecourt la croit déjà même à Stuttgard lorsque, de Trèves, le 17 avril, il lui donne des nouvelles du maréchal et de la maréchale de Broglie, de la comtesse de Brionne, et la félicite de la générosité de la reine Caroline. On croit fermement à la marche des troupes de l'Empereur, on compte davantage sur Bouillé, les émigrés n'espèrent plus qu'en la fuite du Roi qu'on devine escomptée. A Metz, à Nancy, on se prépare à la guerre, mais lentement, et l'on peut s'étonner des imprudences de langage du marquis de Bouillé qui, «d'ordinaire boutonné, a lâché des phrases qui eussent pu le perdre». Le major de Royal-allemand étant venu le voir pour prendre ses instructions sur la nouvelle formation, M. de Bouillé lui parle de l'esprit du régiment, et le major ne lui cacha pas que dans le cas, où l'on viendrait au secours de notre malheureuse patrie, le régiment serait plutôt disposé à s'y joindre qu'à marcher contre. «Tant mieux, lui répondit M. de Bouillé, j'espère qu'il ne sera pas le seul.» En contant cette anecdote au marquis de Gain-Montagnac qui est à Turin, M. de Raigecourt lui recommande le secret, excepté pour le comte d'Artois. N'est-ce pas trop déjà d'écrire en clair des choses si compromettantes au moment où l'on craint que le prince de Condé ne veuille prendre de l'avant?... La lettre parvint à son adresse, et l'on possède la réponse du marquis de Gain, qui n'est guère plus prudente.
Le 23 avril, la marquise de Bombelles écrit à son amie sa dernière lettre de Venise. «Je suis étourdie de tout ce que j'ai fait dans la journée et de tout ce qu'il me reste à faire... Je pars mardi... J'ai des dîners, des visites qui m'impatientent, des paquets à faire, des affaires, que sais-je?... Notre intéressant prince part après-demain pour Vienne. Mon Dieu! ma chère, que d'exaltation non chez lui, mais dans les têtes qui le gouvernent! Il n'a pas un ami plus zélé, un serviteur plus fidèle que mon mari, mais cette lutte continuelle gâte tout et fait perdre une grande partie de son utilité. Adieu, mon homme me gronde, je vous écrirai en arrivant à Stuttgard... Que vous dirai-je de la mort de Mirabeau? J'en suis ravie, et je n'entends pas comment le côté droit et nos maîtres peuvent regretter un tel monstre.» On voit que Mme de Bombelles est de l'avis de Madame Élisabeth sur le tribun «rallié».
Laissons le comte d'Artois gagner l'Autriche avec sa «société», remettons à plus tard le récit de la mission politique qui retenait le marquis de Bombelles en Italie, avant de le ramener à Soleure. Mission en partie double qui devait à peu près le brouiller avec le frère du Roi, et suivons Angélique à Stuttgard, d'où elle adresse pendant tout le mois de mai un vrai journal à la marquise de Raigecourt.
«Je suis ici depuis le 6, écrit-elle, le 19 mai, et je ne puis vous exprimer à quel point j'ai été touchée, attendrie de la joie que mon pauvre frère et sa femme ont témoignée de me revoir. Ils sont venus à deux lieues au-devant de moi. J'ai trouvé, en arrivant dans leur maison, un appartement arrangé avec une propreté, une recherche qui prouvaient combien leur amitié avait été soigneuse pour moi.» Fleurs et estampes ornent sa chambre, la marquise a été comblée de témoignages de tendresse ainsi que ses enfants, aussi se sent-elle portée à l'indulgence pour ce frère tant chéri dont la conduite politique a été sévèrement jugée. Elle gémit dans le fond du cœur que «le meilleur des hommes, le meilleur des frères, l'âme la plus pure et la plus droite fût aveuglé au point (d'avoir conservé son poste diplomatique) et jugé avec une assez grande rigueur pour être mésestimé d'un parti qui l'a condamné peut-être avec trop de précipitation».
Le voyage manqué à Saint-Cloud et les scènes dramatiques auxquelles il a donné lieu l'ont vivement frappée. «... La dernière insurrection» m'abat autant que vous... La faiblesse de notre souverain me porte à la rage; vous ne pouvez vous imaginer à quel point il est méprisé à l'étranger et ce que ses plus proches parents en disent [123]. Cependant, mon enfant, c'est le Souverain que la Providence nous a donné; c'est donc le seul qu'il nous faut servir. Mais comment le tirer des griffes de ces scélérats? Voilà ce qu'un seul miracle peut opérer.»
Mme de Bombelles voit juste au point de vue de la cause royale quand elle envisage la situation des princes qui ne peuvent rien sans l'Europe, quand elle constate que «le parti déjà bien faible d'opposition est encore si divisé en elle-même qu'elle se réduit quasi à rien». Elle n'a pas perdu courage, croit encore à l'intervention des puissances... «Je suis très sûre qu'elles s'en occupent, mais elles voudraient voir le Roi et la Reine à l'abri, et c'est leur maladresse à s'enfuir qui retarde tout...»
Voici encore de curieuses déclarations: «Si la Reine a été mal conseillée, mal dirigée, croyez, mon enfant, qu'elle a pour son excuse l'impossibilité où elle était de se livrer à des princes qui ne se sont pas cachés d'avoir pour elle la haine la plus invétérée. Elle a donc eu à s'en défendre; elle n'a pu vouloir seulement changer de chaînes, mais bien chercher à les vaincre. Je conviens qu'une grande âme aurait pu mettre toute considération personnelle de côté dans un intérêt aussi majeur; mais c'eût été le comble de l'héroïsme, et croyez, mon enfant, qu'on a eu, et qu'on a encore journellement envers elle des torts que la sainteté la plus éminente aurait peine à supporter, torts qui sont bien connus de l'Empereur et qui le déterminent à n'avoir rien de commun avec tout ce parti-là.» Ceci explique suffisamment les répugnances de la Reine pour l'émigration, répugnances qui ne feront qu'augmenter au fur et à mesure des démarches imprudentes ou folles—et qui éclatent dans toutes les lettres de Marie-Antoinette à son frère.
Cette réflexion sur le comte d'Artois est assez juste aussi: «J'espère cependant que notre prince va se mettre en bons rapports avec nos malheureux souverains, qu'alors il sera soutenu par des forces majeures et en état de jouer un rôle convenable à sa position, à moins que, depuis son départ, on ne l'ait retourné; car, avec beaucoup de prétentions au caractère, on lui fait penser facilement ce qu'on veut.»
Comment s'entend-elle avec son frère pour parler de toutes «ces horreurs» présentes et à venir, du traitement infligé à la famille royale? Le baron de Mackau baisse la tête. Il n'est nullement un sectaire, déplore l'état des choses et professe la politique du mieux possible. Il dit être resté royaliste et discute avec sa sœur l'idée de république et de puissance du peuple qui l'effraie tant, elle. Mais Mme de Bombelles conclut, parce qu'elle veut se convaincre elle-même: «Il n'est pas bien loin d'être converti, et je suis bien plus inquiète de l'opinion qu'il a donnée de lui que de celle qu'il aura sous peu de temps...»
Quant à sa petite belle-sœur, Angélique en fait un charmant portrait «... Dans plusieurs digressions sur les affaires... elle a toujours observé le silence le plus exact, ce qui me prouve qu'elle ne pense pas comme son mari, car elle l'eût soutenu, mais elle ne m'a pas dit qu'elle pensait autrement, et elle met, je crois, sa religion à être nulle plutôt que de différer d'opinion d'avec son mari. C'est extrêmement respectable, et me fait rougir moi-même, car je confesse qu'il s'en faut bien que j'aie agi avec autant de prudence lorsque mon mari et moi pensions aussi différemment sur le compte de M. Necker et de la double représentation. C'est qu'en tout ma petite belle-sœur est un ange véritable sur terre; primo elle est sainte à canoniser, et sa dévotion est si bien entendue qu'elle la rend douce, bonne, obligeante, sans cesse occupée de ses devoirs, et que je ne crois pas qu'elle fasse même des péchés véniels. Que je suis loin d'une pareille perfection, mon enfant! Je suis humiliée et touchée tout à la fois de tant de vertus, et en outre de la tendre amitié que m'inspire cette petite femme, j'éprouve pour elle un profond respect.»
En terminant, des nouvelles des enfants: «Les deux aînés vous présentent leurs hommages; Charles et Henri sont mes compagnons fidèles, jour et nuit; tous les quatre sont mon bonheur et ma consolation. Henri n'est pas aussi beau que ce pauvre Stani [124]; il s'en faut de beaucoup; pourtant il me le rappelle et m'attache sous ce rapport.»
Pas de nouvelles récentes de son mari ce qui met Mme de Bombelles «en rage». Elle sait pourtant qu'il est en Suisse, puisque, de Schaffouse, il lui a mandé qu'il était satisfait de son voyage de Florence, «et rien de plus».
A Florence, Bombelles a vu l'Empereur à la fin d'avril; il à obtenu de celui-ci qu'il reçoive le comte d'Artois, chose à laquelle jusqu'alors il s'était formellement refusé. «Il ne m'a pas écrit depuis qu'il est à Soleure, et sa sœur Travanet me paraît fort choquée de son silence et de celui de son principal [125]; elle me mande qu'ils sont tous deux quasi inaccessibles, qu'elle s'ennuie fort à Soleure, va bientôt venir à Stuttgard avec Mme de Louvois pour me voir et iront de là s'établir à Carlsruhe.»
La situation de la princesse, de sa mère, la baronne de Mackau, tourmente la marquise, «lui perce l'âme»; pas de lettre où ne revienne cette affectueuse antienne... «Plus les événements marchent et plus le danger augmente pour ceux qui sont restés à Paris... Tant que le Roi sera à Paris, impossible de rien tenter de sérieux... Ce qui est le plus fâcheux, c'est la division des partis... Si tout ce qui est aristocrate pouvait se réunir de bonne foi et faire cause commune pour le Roi, nous serions bien plus forts, car il ne faut jamais s'écarter du principe de servir la cause du Roi, de lui remettre la couronne sur tête et le pouvoir entre les mains... Tout autre but serait criminel.»
Le 26, voici des nouvelles du marquis de Bombelles et de la politique. Mon mari me mande: «Unis tes prières aux miennes et espère, espère beaucoup. J'ai vu hier *** qui m'a assuré que tout allait pour le mieux, que M. le comte d'Artois s'entendait parfaitement avec l'Empereur, le Roi et la Reine et que rien ne se ferait que de concert et avec cette certitude... Un grand nombre de Français passent tous les jours; il me paraît qu'ils se portent tous vers Aix-la-Chapelle et Bruxelles. Les princes d'Allemagne se conduisent à merveille; jamais, non jamais, depuis nos malheurs, nous n'avons eu des motifs aussi raisonnables pour espérer d'en voir le terme.»
La marquise s'est remontée parce que son mari lui a conseillé de reprendre courage. Est-il bien sûr qu'à ce moment il ne soit pas lui-même enclin à se décourager? Il n'a pas tout écrit à sa femme, ne lui a pas fait part de ses difficultés avec le comte d'Artois et Calonne, dont les lettres postérieures nous donneront la clef.
Madame Élisabeth est déjà au courant, car le marquis lui a écrit directement: mesurant l'étendue de l'affection que la princesse porte à son frère d'Artois, il lui a plutôt dépeint sa tristesse que son dépit de voir ses efforts si mal récompensés et si partialement jugés. C'est en faisant allusion à la fois aux négociations intérieures et à la démarche faite en dernier lieu, que Madame Élisabeth mande à son amie à la fin de mai. «J'en ai reçu (des nouvelles) de quelqu'un qui te touche qui ne m'ont fait nul plaisir, mais ce n'est pas ta faute. Remercie-le de son zèle, de tout l'attachement qu'il continue à montrer; dis-lui que je suis affligée des mauvais tours qui lui ont été joués, mais que la justice qu'il rend au cœur et à la droiture de mon ami (le comte d'Artois) doit l'engager, si l'occasion se présentait encore, à lui donner ses soins, comme il le dit lui-même. On lui rendra justice par la suite, et si un peu de raison ne plaît pas lorsqu'on est bien jeune, l'expérience et le temps en font sentir la nécessité.»
De quelles illusions Madame Élisabeth ne se berce-t-elle pas quand il s'agit de son frère aimé!... La raison ne devait guère s'asseoir au chevet du comte d'Artois, et de toutes les têtes folles de l'émigration nulle n'écoutera moins des conseils de sagesse. La pondération d'un traditionaliste parfois enseveli dans les vieux systèmes n'était guère en état de lui imposer. Nous verrons comment les chevau-légers qui dirigeaient l'indécise pensée du comte d'Artois s'efforcèrent non pas de ramener l'union dans le camp des émigrés, panachés d'opinions, mais s'épuisèrent à se tirailler les uns sur les autres, à contrecarrer tout ce qui émanait des autres clans... De là cette anarchie de direction, ce désordre d'action qui achevaient de compromettre,—jusqu'à lui enlever toute possibilité de se relever en face des événements suscités par les émigrés eux-mêmes,—la cause royale qu'ils s'étaient donné l'apparence de défendre.
Ce n'est que quelques jours plus tard que Mme de Bombelles verra clair dans les nouvelles relations de son mari avec l'entourage du comte d'Artois.
Le prince a définitivement quitté l'Italie, il se rend à Coblentz et s'est arrêté quelques jours à Stuttgard où le duc l'a parfaitement reçu.
«J'ai su peu de chose de lui et de ce qui l'entourait, et vous devinerez facilement le motif de leur réserve. Je ne sais si je me trompe, mais il m'a paru, par le peu qu'on m'a dit, qu'il n'est pas aussi instruit que je le croyais... Il existe aussi du froid entre M. le comte d'Artois et mon mari. M. de Calonne a inspiré à notre prince une grande jalousie, une grande méfiance du baron de Breteuil, et on a fait un crime à M. de Bombelles d'avoir été le rejoindre.»
Ce n'était pas là l'unique raison, nous allons le voir, mais, le 12 juin, Mme de Bombelles n'était pas encore au courant ou ne se croyait pas en droit de renseigner Mme de Raigecourt.
«Cette petite division continuelle» semblait, à juste titre, un grand inconvénient à Angélique. Aussi l'a-t-elle dit franchement à M. de Calonne, et a-t-elle tâché «de lui faire sentir l'importance de rejeter toutes considérations particulières, pour ne s'occuper que du pressant besoin de combattre nos ennemis communs». «Je lui ai protesté, ajoute-t-elle, que, dans toutes les circonstances, il trouverait mon mari prêt à se rapprocher de lui, à en rapprocher son ancien patron et à faire tout ce que M. le comte d'Artois pourrait désirer, et je l'ai conjuré de mettre, pour ce moment-ci, toute humeur de côté et de ne pas rejeter un moyen de médiation tel que mon mari entre M. le comte d'Artois, la Reine et le baron de Breteuil. M. de Calonne m'a répondu, à cet égard, à merveille, je dois le dire...»
Quant au prince qu'elle «n'en aime pas moins de tout son cœur», elle l'a trouvé «un peu plus sec dans ses réponses et avec l'air d'une grande présomption dans ses propres moyens». J'ai cru n'en devoir pas moins l'assurer de tout l'attachement de M. de Bombelles, de son dévouement, et lui donner parole, pour lui et de sa part, qu'il le trouverait toujours prêt à tout ce qui pourrait lui être agréable ou utile. On m'a répondu quelques paroles honnêtes, mais insignifiantes. Cela ne l'a pas autrement affligée, car elle avait «le témoignage de sa conscience d'avoir fait ce que le devoir et la reconnaissance inspirée par les bontés de Madame Élisabeth lui prescrivaient», et il lui reste «l'espérance que ces deux démarches ne seraient pas inutiles au bien général».
«Qui sait, ajoute Mme de Bombelles, si, d'après ma parole, ils n'auront pas recours, d'un moment à l'autre, à M. de Bombelles lorsqu'ils seront dans l'embarras? J'ai mandé à mon mari tout ce qui s'est passé, et je suis bien sûre d'en être approuvée, car il irait au feu pour le service de notre infortuné souverain et pour tout ce qui pourra contribuer à sa délivrance.»
Voici ce qui s'était passé entre le comte d'Artois et Calonne d'une part et Bombelles de l'autre. Nous le savons par des lettres postérieures.
Des jalousies de Calonne contre le marquis, on n'est pas sans se souvenir. Le comte d'Artois lui-même, tout en faisant de Bombelles le secrétaire du Conseil de Venise, ne lui témoignait pas franchise entière. Pour expliquer sa manière d'être, ne se plaindra-t-il pas à Vaudreuil «d'avoir trouvé chez l'ambassadeur de son frère réserve et défiance»? Alors pourquoi songer à lui pour une démarche délicate auprès de l'Empereur? Parce que Bombelles, honoré de la confiance du Roi et délégué par Breteuil, était le seul en état d'obtenir de Léopold II, pour le comte d'Artois, une entrevue.
Calonne reçu par l'Empereur, à l'instigation de Bombelles, s'en était déjà rendu compte en avril; il insista donc auprès du marquis, le «caressa plus que de coutume», lui parla de tout le parti que lui et ses enfants tireraient d'un dévouement sans bornes aux volontés du comte d'Artois. Bombelles accepta de s'entremettre pour le prince auprès de l'Empereur. «On me dit que malgré ce qui pouvait inquiéter, on me confiait sans réserve le maniement des intérêts du prince. Je réponds que je n'avais jamais provoqué sa confiance et que je la justifierais toujours. Je ne fis aucune difficulté de me charger d'une mission dont tous les motifs eussent eu l'approbation du Roi, et je ne vis, comme je ne verrai jamais, que du bien à combiner les vues de M. le comte d'Artois avec ce qui convenait à la position de mon Souverain. J'avais des ordres de Sa Majesté pour me rendre à Florence, et ce que je devais y dire de sa part ne nuisait en rien au succès des désirs de M. le comte d'Artois.»
C'est ainsi que Bombelles, écrivant, le 25 août, au marquis de Raigecourt, expliquait sa conduite. A son correspondant il ne se croyait pas obligé de répéter ce qu'il savait bien. Le principal de la mission venue de Breteuil était le projet d'évasion de la famille royale. Il semblait utile aux Tuileries d'informer le frère de Marie-Antoinette du plan de départ prochain [126]: personne d'autre ne devait en avoir connaissance, surtout le comte d'Artois et Calonne.
Bombelles partit et, le 28 avril, fit remettre à l'Empereur une lettre ainsi conçue:
Sire,
«J'arrive à l'instant chargé de plusieurs lettres pour Votre Majesté Impériale. Je prends la liberté de lui adresser celle de M. le comte d'Artois et celle de M. le baron de Breteuil. Quoique je me sois servi du prétexte de l'arrangement de mes affaires avec le comte de Durfort pour que mon arrivée à Florence parût plus naturelle, je ne sortirai pas de chez Vanini [127] sans qu'il ait plu à Votre Majesté de me faire parvenir ses ordres. Quelque vif que soit l'empressement de me revoir à ses pieds, je désire n'obtenir cet honneur qu'au moment où il m'aura été accordé, sans vous causer, Sire, la moindre gêne. Lorsque je prendrai la liberté de parler à Votre Majesté, elle ne sera pas surprise de me voir une double commission; mais je dois l'assurer d'avance que quelque prix que j'attache à justifier la confiance de M. le comte d'Artois, mon devoir de fidèle sujet passera toujours avant tout. Au surplus, tout se conciliera, tout tendra vers un but salutaire, lorsque ce qui se fera sera pesé par la sagesse de Votre Majesté, dirigé, amené, secondé par ses sentiments pour une sœur digne de son intérêt et pour un Roi malheureux, auquel, Sire, vous rendrez tous les moyens d'être plus que jamais un bon, un constant et un important allié de vos Couronnes.
«Je suis, etc...»
Bombelles obtint de l'Empereur tout ce que celui-ci avait refusé tant directement au prince qu'aux sollicitations de Calonne. «L'Empereur qui n'avait pas voulu voir à Vienne M. le comte d'Artois, l'Empereur qui non seulement lui avait refusé l'entrée de ses États, mais l'avait encore fait prier de ne pas se trouver soit dans les villes où séjournerait Sa Majesté, soit même dans celles où elle ne ferait que passer, m'autorisa à annoncer à M. le comte d'Artois qu'il le verrait à Mantoue du 10 au 15 mai, et, que de là, Monseigneur serait le maître de se rendre à Namur pour y rester dans une attitude plus décente et plus sûre qu'à Aix-la-Chapelle, jusqu'à ce qu'on eût pris les mesures propres à rétablir l'ordre et la royauté en France.»
Le malheur veut qu'un neveu de Calonne, M. du Hautoir [128], qui demeure dans la même auberge que Bombelles et a été sans doute envoyé pour l'épier, se trouve un instant seul dans la chambre, lit sur la table le brouillon de la lettre à l'Empereur où se rencontrent ces mots: «Je suis arrivé ici avec une double mission pour Votre Majesté», qu'aggravent sans doute ces lignes complémentaires: «Je dois l'assurer d'avance que quelque prix que j'attache à justifier la confiance de M. le comte d'Artois, mon devoir de fidèle sujet passera toujours avant tout.» M. du Hautoir prend copie de la lettre et, à son retour à Venise ne manque pas de la mettre sous les yeux de Calonne. Celui-ci qui avait déjà M. de Bombelles à cheval sur le nez, et qui était fort impatienté de l'opposition qu'il mettait sans cesse aux folies qu'il voulait faire faire à M. le comte d'Artois, s'anime d'un beau zèle, dit à M. le comte d'Artois: «Vous êtes trahi, que veut dire une double mission? Qu'est-ce que cela peut être, sinon une double trahison? M. de Bombelles est sans contredit un homme abominable [129].»
En rentrant à Venise avec le consentement de l'Empereur, M. de Bombelles se berçait de l'illusion de recevoir un témoignage de satisfaction. Il trouve au contraire le comte d'Artois «monté sur un grand ton de dignité», lui disant en propres termes qu'il a des preuves convaincantes de sa trahison et qu'il eût à produire devant lui sa correspondance avec l'Empereur. Pour se justifier, Bombelles ne tente pas de désavouer sa lettre; il confesse qu'il a reçu des ordres particuliers du Roi, en ayant bien soin d'ajouter que ces ordres, loin de contrecarrer la commission dont il s'était chargé pour le prince ne faisaient que l'étayer, que, par conséquent, «il avait cru pouvoir se charger des deux messages sans blesser en rien les règles les plus sévères de la probité». «Qu'est-ce que le Roi? reprend vivement le comte d'Artois. Monsieur, dans ce moment-ci, il n'est de Roi que moi, et vous me devez compte de votre conduite.» Bombelles répondit avec fermeté que sa fidélité au Roi l'emporterait toujours sur tout autre sentiment, qu'il ne se serait jamais chargé d'intérêts qui auraient pu contrecarrer les ordres du Roi, qu'il avait réussi au gré du prince puisqu'il avait obtenu une promesse d'audience de l'Empereur. Le comte d'Artois finit par se radoucir, admettant que les termes de la lettre n'avaient pas le sens que Calonne leur attribuait. Calonne, présent à l'entretien, s'efforce bien de répéter que Monseigneur était tout, que le Roi prisonnier aux Tuileries n'était rien; le comte d'Artois convient enfin que Bombelles avait au mieux secondé ses intentions, et l'incident semble terminé [130]».
Ce n'était au contraire que le point initial d'une campagne sourde de dénigrement menée par Calonne, campagne qui devait poursuivre Bombelles—le Télémaque de Breteuil comme l'appelle Vaudreuil;—à Soleure, dans la retraite de Wardeck et dans ses différentes missions en Allemagne jusqu'au jour, où le masque étant jeté à Saint-Pétersbourg l'hostilité deviendrait patente; le comte d'Artois froissé en voudrait toujours à Bombelles [131].
Celui-ci s'est montré digne dans son dépit, mais il n'en est pas moins mortifié; sa femme, moins obligée de se contenir, ne cache pas la blessure d'amour-propre, explique pourquoi la haine de Breteuil et surtout de la Reine [132], surexcite tant les conseillers du comte d'Artois. Elle nous dépeint même l'amie du prince sous des couleurs qui ne sont pas celles sous lesquelles on a coutume de la voir: «Mme de Polastron, plus méchante qu'un diable, a voulu faire passer, ainsi que les siens, M. de Bombelles pour un homme dont on ne saurait trop se méfier. Ils lui ont fait enfin mille horreurs.» Elle veut pourtant qu'on sache qu'elle et son mari restent attachés au comte d'Artois, qu'ils ne lui gardent pas rancune de s'être laissé entraîner par les intrigues de M. de Calonne et de toute sa «clique».
Bombelles avait plaidé auprès de l'Empereur la cause du Congrès armé que prônait Marie-Antoinette; il l'avait trouvé décidé à agir, surtout si l'évasion de la famille royale amenait sa délivrance. Et cette évasion les amis dévoués de Trèves et de Stuttgard l'appellent de leurs vœux.
Angélique est au courant des projets d'évasion [133], elle y fait plusieurs allusions, notamment dans la lettre du 22 juin. «Je suis comme vous dans des transes mortelles sur les résultats de tout ce qui se prépare; je crains plus que je n'espère, dans bien des moments. Le peu de caractère et de résolution de notre souverain me fait trembler, et je n'ose me flatter qu'il se décide à la seule chose qui puisse réellement changer la face des affaires.»
Mme de Bombelles s'apprête à partir pour la Suisse où elle va rejoindre son mari qui ne peut venir à Stuttgard, et passer quelques jours avec lui. Elle n'emmènera que l'aîné de ses enfants, par économie. Angélique continue à se louer infiniment de sa belle-sœur et de son frère, avec lequel, malgré les divergences politiques, elle s'entend bien. Mme de Travanet, qui vient d'arriver à Stuttgard, y a mis du sien aussi, et la famille demeure très affectueusement unie.
Dans quelles transes, sachant qu'enfin la famille royale est partie vivent Angélique et sa belle-sœur! D'abord le bruit est venu que l'évasion a réussi jusqu'au bout, puis, comme un coup de foudre, éclate la nouvelle de l'arrestation.
«Je meurs d'impatience et d'inquiétude d'avoir des nouvelles de notre malheureuse princesse, écrit la marquise le 30 juin, à Mme de Raigecourt. Je la croyais sauvée dans le premier moment avec Monsieur et Madame, et cette idée me donnait un peu de courage; mais j'ai été cruellement détrompée. Figurez-vous, mon enfant, que depuis samedi que nous avons appris la fuite et l'arrestation du Roi et de la Reine, nous avons été jusqu'à aujourd'hui ballottées entre la crainte et l'espérance. De prétendus courriers devaient avoir annoncé que le Roi et la Reine étaient à Bruxelles; d'autres disaient que M. de Bouillé l'avait sauvé et qu'il était à Metz; enfin nous avons appris seulement aujourd'hui que notre infortuné monarque avait été décidément reconduit à Paris. Ainsi nous avons bu le calice jusqu'à la lie, et un malheureux attendant l'arrêt de son dernier supplice ne souffre pas ce que j'endure depuis cinq jours... Enfin, mon enfant, c'en est fait; notre malheur est au comble; nous n'avons plus rien à perdre, et nos infortunés Souverains endurent actuellement la joie insultante de leurs tyrans, la captivité la plus rigoureuse, et peut-être la mort, grand Dieu!»
M. de Raigecourt a communiqué à Mme de Bombelles le «détail des désastres [134]». C'est donc en connaissance de cause, ayant été de plus parmi les rares personnes au courant de la fuite [135] qu'elle peut exercer sa critique sur les précautions mal prises et les différentes phases du drame. Ils ont fait une bien grande faute en retardant d'un jour leur départ, comment cette maudite femme de chambre [136] n'a-t-elle pas été éloignée? Il fallait s'en débarrasser absolument, quitte à lui causer un peu de mal. Le duc de Choiseul est bien à plaindre, mais il me paraît qu'il a perdu la tête, ou ses soldats ne l'auront pas secondé [137].
«... Si les troupes autrichiennes avaient pu sortir, regagner la marche du Roi, et l'emmener à Luxembourg, ils en auraient eu, je crois, le temps, car la marche du Roi a été fort lente, nous l'aurions actuellement; mais nos troupes sont gangrenées, abominables, en un mot ce que doit être un soldat indiscipliné...» A ces paroles d'amertume on pourrait aisément répondre par les faits. Reconnu à Sainte-Menehould par le maître de poste Drouet, Louis XVI trouve à onze heures du soir, le 21, la commune de Varennes en émoi. En ne rencontrant pas sur la hauteur de Varennes le relai attendu, il a compris le danger et envoyé chercher le commandant des hussards. Celui-ci ne vient pas. Il faut composer pour se faire ouvrir la porte de la ville, exhiber des passeports; bien que ces papiers soient reconnus en règle, les jacobins de la commune ameutés par Drouet s'opposent au départ, le tocsin sonne. On connaît la ruse de Sauce, procureur de la commune, faisant entrer la famille royale dans sa maison, tandis que le conseil municipal délibère; les passeports sont saisis, le Roi, reconnu officiellement, est arrêté. En ce moment accourent MM. de Choiseul, de Damas et de Goguelat à la tête d'un détachement de hussards. Ils tentent de dégager le Roi. Il est trop tard. La première parole de Louis XVI à Goguelat est: «Eh bien! quand partons-nous?—Sire, nous attendons vos ordres.» Demander des ordres à Louis XVI, c'était lui laisser le temps de l'indécision. Il eut peur du sang versé si la foule offrait quelque résistance au passage de la troupe royale... La populace commençait à gronder, on laissa le temps aux barricades de s'élever, plusieurs heures furent ainsi irrémédiablement perdues. Quand, à cinq heures du matin, le détachement de Dun commandé par M. Deslon demanda les ordres du Roi: «Mes ordres? répondit Louis XVI avec amertume, je suis prisonnier et n'en ai point à donner.» A ce moment le Roi espérait encore dans les troupes de Bouillé que son fils était allé prévenir. Avant que n'arrivât le marquis de Bouillé, les émissaires de l'Assemblée, Romeuf, aide de camp de la Fayette, et Bayon, auxquels s'était joint Palloy, envoyé du maire de Paris, avaient signifié au Roi les décrets de l'Assemblée. Toute résistance était devenue inutile... Louis XVI se résigna à son sort et le triste cortège partit pour Paris. On se rappelle le reste: le marquis de Dampierre, égorgé à Sainte-Menehould sous les yeux de la famille royale, Barnave et Pétion montant à Châlons dans la voiture du Roi, tandis que La Tour Maubourg s'asseyait à côté de Mme de Tourzel dans une voiture de suite... les incidents de la route, les grossièretés de Pétion, et en même temps sa prétention d'avoir charmé les deux princesses, les attentions de Barnave qui gagnait la bienveillance de la Reine et celle de Madame Élisabeth et se montrait séduit par l'éloquence douce et persuasive de la princesse [138]!
Mme de Bombelles, aux premières nouvelles, s'exagère la rigueur du sort présent réservé à la famille royale. «Je crains que le peuple ne se soit jeté sur la Reine et ne l'ait massacrée... La captivité de notre princesse va sans doute être bien dure; mais on n'attentera pas à sa vie.» Elle craint pour Mme de Tourzel: «La malheureuse femme répondra sans doute de son dévouement. Je suis au moins soulagée de savoir votre beau-frère sauvé [139].»
Puis c'est une série de projets. Profitant de la confusion, ne fera-t-on pas évader la princesse? Mais je la connais; elle ne voudra quitter ni le Roi ni la Reine, sentant qu'elle est dans leurs malheurs leur seule consolation... Que ne peut-elle la rejoindre au moins un moment! Son cerveau brûle, sa santé «se trouve mal des désastres». Elle va quitter Stuttgard et rejoindre son mari à Soleure, «où sans doute il se meurt de chagrin et de désespoir». Elle a hâte de s'installer dans le vieux château de Wardeck...
Le 5 juillet, Mme de Bombelles est toujours aussi partagée entre le désir de rejoindre la princesse et la nécessité où elle est de ne pas abandonner mari et enfants. Une fois rentrée, on ne la laisserait plus partir. Que doit-elle faire? Et encore pas de nouvelles de Madame Élisabeth!
... Les souverains prisonniers sont rentrés aux Tuileries... Le 25 juin, quand le Roi est descendu de voiture, on a gardé le silence. «Il est aussi flegme, aussi tranquille que si rien n'eût été, a raconté Pétion. Il semblait qu'il revenait d'une partie de chasse.» La Reine a été saluée d'injures et abreuvée d'outrages. Le désespoir dans l'âme, elle a gardé la tête haute... Brisée par les émotions, la fatigue, l'humiliation, elle a trouvé la force de tracer pour le chevaleresque Fersen ce simple mot: «Rassurez-vous pour nous, nous vivons.»
Madame Élisabeth a attendu au mercredi 29 pour écrire à ses amies. Elle l'a fait en toute tranquillité d'esprit: «Je n'ai pas pu vous écrire plus tôt, ma chère Bombelinette, et j'en ai été désolée, parce que sûrement on vous aura fait mille histoires sur tout ce qui s'est passé. Le fait est que le Roi a été ramené samedi de Varennes; que lui, sa famille et tout ce qui était avec lui se portent bien; que Paris est tranquille, et que si le Roi n'était pas retenu chez lui ainsi que la Reine, on pourrait croire que tout est dans l'ordre accoutumé. Votre mère n'était point avec le Roi, elle se porte bien, je la vois peu, parce qu'il n'est pas facile de s'approcher; elle est maintenant dans le jardin avec Madame...»
Et cette lettre qu'enfin Mme de Bombelles a reçue est un rayon de joie au milieu de sa tristesse profonde: «C'est un ange», écrit-elle à Mme de Raigecourt, en admirant cette sereine résignation de la princesse.
Angélique voit juste quand elle écrit: «Je ne conçois pas, mon enfant, comment vous trouvez qu'on avait mal fait de ne pas instruire les princes du projet de la fuite du Roi. Songez donc à l'inconvénient qu'aurait eu leur indiscrétion! Si vous aviez été témoin comme moi de la légèreté des entours de notre prince, vous seriez bien convaincue du danger qu'il y aurait eu à lui confier un secret de cette importance.»
Continuant: «Nous sommés sûrement bien malheureux mais cependant la démarche du Roi invite toute l'Europe à venir à son secours, au lieu que, si on eût été instruit à Paris du projet de l'évasion, le Roi eût été de même captif; nos tyrans auraient eu l'adresse d'en taire les motifs, et les Souverains eussent été bien moins tenus à nous secourir tant que le Roi, n'étant pas sorti des Tuileries, eût été forcé de dire et signer qu'il était fort content. Quant au replâtrage qui devait se faire, croyez qu'il eût contenté beaucoup de gens.»
Voici le plan comme l'expose Mme de Bombelles, fort au courant et du projet d'évasion et du programme qui devait s'ensuivre: «Le Roi voulait revenir à sa déclaration du 23 juin, par laquelle il remplissait le vœu que la nation avait témoigné par ses mandats lors des États Généraux. Il restreignait son pouvoir, mais en même temps il l'assurait, en ramenant les esprits; car jamais, mon enfant, le despotisme ne pourra plus avoir lieu en France, et il faut être juste, il n'est pas désirable... Le Roi ne voulait donc pas conquérir son royaume armé des puissances étrangères; il voulait imposer à ses sujets et traiter avec eux. Cette conduite louable embarrasse beaucoup messieurs les tyrans.» En terminant, Mme de Bombelles soulignait: «Le comte d'Artois n'eût pas eu à se plaindre, car le Roi voulait le mettre à la tête de 30.000 Suisses prêts à marcher. Vous seriez dans l'illusion en croyant le plan mal combiné. Il l'était parfaitement et de la plus grande sagesse. Soyez-en sûre.»
D'autres lettres arrivent de Paris.
Madame Élisabeth est toujours disposée à prendre le bon côté des événements puisque, le 10 juillet, après avoir écrit: «Paris et le Roi sont toujours dans la même position, le premier tranquille, et le second gardé à vue ainsi que la Reine; même hier on a établi une espèce de camp sous leurs fenêtres, de peur qu'ils ne sautent dans le jardin, qui est hermétiquement fermé, et qui est rempli de sentinelles...», elle ajoute: «On dit que l'affaire du Roi sera rapportée bientôt et qu'après, il aura sa liberté.»
Dans cette même lettre, en encre sympathique, la princesse s'épanche avec son amie qui avait demandé à venir reprendre son poste auprès d'elle! «Non, mon cœur, je suis loin de permettre votre retour. Ce n'est pas assurément que je ne fusse charmée de vous voir, mais c'est parce que je suis convaincue que tu ne serais pas en sûreté ici. Conserve-toi pour des moments plus heureux où nous pourrons peut-être jouir en paix de l'amitié qui nous unit. J'ai été bien malheureuse, je le suis moins.»
Elle revient ensuite sur le retour de Varennes: «Notre voyage avec Barnave et Pétion s'est passé le plus ridiculement. Vous croyez sans doute que nous étions au supplice, point du tout. Ils ont été bien, surtout le premier, qui a beaucoup d'esprit et qui n'est point féroce comme on le dit. J'ai commencé par leur montrer franchement mon opinion sur leurs opérations, et nous avons, après, causé le reste du voyage comme si nous étions étrangers à la chose [140].»
«Nous avons eu beaucoup de mouvement l'autre jour, qui était dimanche, écrit la princesse le 23. On a été obligé de tirer sur le peuple [141], par ordre de l'Assemblée; il y a eu, dit-on, cent cinquante hommes tués ou blessés. Aussi, depuis ce moment-là, tout est tranquille, l'armée des sans-culottes étant un peu en déroute... Je t'adresse cette lettre encore à Stuttgard, parce que je suis convaincue que ton mari, à force de tourner dans les environs, te laissera aux couches de la petite [142].»
Comme le marquis de Bombelles a chargé sa femme d'exposer ses doléances touchant la manière dont il est traité et soupçonné par le conseil des Princes, Madame Élisabeth répond nettement dans cette même lettre: «Je t'avertis que je ne me charge de faire passer aucun ordre à ton mari que je n'aie la certitude que mon frère sera d'accord avec tout ce que l'on fera. Sa conduite lui mérite la confiance de ses parents. Il a celle des Français de tous les partis. Je suis sûre qu'il ne veut que le bonheur de son frère. Je dois donc, comme sa sœur et comme Française, tenir à ce qu'il obtienne enfin une confiance absolue. Ton mari a eu de fortes raisons pour ne pas le mettre au fait de ce dont il était chargé, mais il doit sentir à présent que deux politiques qui marchent au même but par un chemin contraire a pu nuire longtemps, mais serait dans ce moment du plus grand danger.»
Le 26 juillet, Mme de Bombelles a donné à Mme de Raigecourt ses impressions sur les événements: «Ah! que nos malheureux Souverains sont à plaindre! Entre leurs geôliers et leurs assassins, ils n'ont rien à espérer et tout à craindre. La dernière insurrection m'a donné bien de l'inquiétude; il paraît que tout est apaisé pour le moment; on attend un peu de tranquillité pour faire aller le Roi à Fontainebleau signer librement une Constitution qui lui ôte la couronne s'il n'adhère pas aux ordres de ces messieurs, et on appelle cela de la liberté! Le Roi, il me semble, n'a d'autre parti à prendre que celui de signer tout sans restriction et d'attendre du secours des autres monarques le retour de son autorité. Notre princesse est un ange. Je ne sais si elle a la liberté de sortir des Tuileries...»
M. de Bombelles est parti en avant-garde; Angélique s'apprête à se mettre en route pour la Suisse. «Je vous manderai comment j'aurai trouvé notre petit château. On en dit la position superbe; j'espère que nous pourrons y vivre, nous y vêtir... avec nos douze mille francs de Naples. Mon mari est affligé, mais plein de courage, nous nous trouvons l'un et l'autre trop heureux en comparaison de nos Souverains et de notre princesse. Leur position est déchirante, et je n'entends pas comment il existe des gens capables de l'envisager de sang-froid.»
A Paris, la situation est pénible, les difficultés s'augmentent de l'attitude des émigrés.
Il faudrait, à chaque page, noter les divergences entre le parti de la Reine... et du Roi, et le parti des princes. Aux Tuileries même, des défiances s'élèvent entre les belles-sœurs. Si Madame Élisabeth se plaint rarement de la Reine, excepté dans des lettres publiées par Mme Guénard et dont il est impossible d'établir l'authenticité, Marie-Antoinette, par contre, ne cachera pas ceci à Fersen: «Ma sœur est tellement indiscrète, entourée d'intrigants et surtout dominée par ses frères du dehors qu'il n'y a pas moyen de se parler, ou il faudrait se quereller tout le jour... C'est un enfer que notre intérieur [143]...» La folie des princes et des émigrants [144] revient souvent dans les propos de la Reine en attendant que, plus amèrement et non sans justesse d'ailleurs, elle se plaigne de ses beaux-frères, surtout du comte de Provence, que nous la verrons, dans une lettre célèbre, cingler de l'épithète de Caïn [145].
Comment s'entendre en cela avec Madame Élisabeth? Le comte d'Artois est l'idole de sa sœur, elle le nomme le jeune homme, son ami, dans la correspondance secrète qu'elle entretient avec lui par l'intermédiaire de Mme de Raigecourt. Elle a foi en son ardeur primesautière. Sait-elle qu'il n'a guère d'élan que pour les plaisirs. Quand il s'agit du mari d'Angélique, elle est partagée entre deux sentiments: donner raison au comte d'Artois, tout en ne blâmant pas Bombelles d'avoir suivi les prescriptions du Roi.
D'ailleurs, nous le savons, Madame Élisabeth a toujours peine à prendre parti. Souhaitant avant tout que le sort du Roi s'améliore, elle désirerait l'intervention des puissances étrangères. Mais parle-t-on de faire avancer à la frontière des Prussiens et des Autrichiens, elle penche du côté des troupes françaises. «Tranquillise-toi, ma Bombe, écrit-elle dans une lettre d'août, ton pays acquerra de la gloire, et puis voilà tout. Trois cent mille gardes nationaux parfaitement organisés et tous braves par nature bordent les frontières et ne laisseront pas approcher un seul houlan.» Étant donnée l'époque où cette lettre est écrite, on peut supposer la princesse sincère; plus tard certaines phrases sembleront équivoques, et le texte chiffré ou écrit avec encre sympathique s'offrira souvent contraire au texte en clair.
Ici elle développe la note patriotique: «Les mauvaises langues disent que du côté de Maubeuge huit houlans ont fait retirer et demander pardon à cinq cents gardes nationaux et à trois canons; il faut les laisser dire si cela les amuse, nous aurons notre tour pour nous moquer d'eux... En attendant les malheureux prêtres sont horriblement persécutés; Dieu est juste et nous jugera.»