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Les Dernières Années du Marquis et de la Marquise de Bombelles

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CHAPITRE VII

Mme de Bombelles et ses enfants s'installent à Wartegg près de Saint-Gall.—Lettres de Madame Élisabeth.—Nouvelles politiques.—La Constitution votée.—Conférences de Pilnitz.—Situation de plus en plus ambigue du Roi et de la Reine.—Désaccord avec les princes.—La Cour de Coblentz.—Lettres du marquis de Raigecourt.—Madame Élisabeth s'emploie à ramener la concorde entre ses frères.—Calonne et Breteuil.—Illusions des émigrés.—Fausse nouvelle d'une fuite de la famille royale.—La vie à Wartegg.—Correspondance de Madame Élisabeth.—Départ mystérieux de Bombelles.

Les événements vont se précipiter, et il nous est interdit, Bombelles n'étant que spectateur lointain, de faire autre chose que des allusions à la Constitution et aux conférences de Pilnitz. Sans doute le marquis n'aura pu se faire à l'idée que la Constitution acceptée par le Roi puisse s'élaborer facilement. Partage-t-il les illusions du marquis de Raigecourt sur ces conférences où l'Empereur et le Roi de Prusse se rencontrèrent avec le comte d'Artois? La déclaration très menaçante, très belliqueuse du 27 août, n'était au fond, suivant l'expression de Mallet du Pan, «qu'une comédie auguste». L'Autriche et la Prusse s'engageaient bien à agir dans le but d'aider le Roi de France à affermir les bases d'un gouvernement monarchique, mais seulement dans le cas de concours des autres puissances [146], cette restriction annulait toute la portée de l'acte. Le concours général des puissances était «bien difficile», suivant l'expression de Léopold lui-même: le manifeste ne faisait donc sans sanction possible qu'exalter les espérances des émigrés et que compromettre ceux qu'on avait la prétention de sauver.

On est fort belliqueux à Coblentz; tandis que le marquis de Bouillé confère à Berlin avec le feld-maréchal Lascy et le prince de Hohenlohe [147], le comte d'Artois et le maréchal de Broglie choisissent leurs aides de camp. M. de Raigecourt, sur le désir de Madame Élisabeth, sera attaché au comte d'Artois...

Mme de Bombelles a définitivement quitté Stuttgard et s'est installée à Wardeck, dans le vieux château qui leur a été prêté.

C'est là que lui parviennent les lettres de Madame Élisabeth, véritable journal par lequel elle tient son amie au courant des événements. «A combien de lieues es-tu de moi?» écrit, le 25 août, la princesse, qui semble un peu brouillée avec la géographie quand elle ajoute: «Si tu n'étais pas plus tranquille dans ton château, je regretterais que tu ne fusses plus à Stuttgard, car il me semblait que tu étais tout près de nous, tandis que ton vilain château me paraît aux antipodes. Je voudrais bien que mes lettres fussent pour toi un agréable journal, mais il s'en faut de beaucoup que cela puisse être...»

Cependant la princesse est d'humeur à vouloir «divertir» son amie, et elle lui raconte les petites histoires du château. Une sentinelle sur la terrasse des Feuillants recevant des marrons sur la tête a cru qu'on lui jetait des pierres. «En conséquence il a tiré. Le caporal accourt à ce bruit, monte sur le mur, voit deux hommes se promenant dans la cour des Feuillants, tire dessus. Heureusement ils n'ont point été blessés. C'était deux hommes de la garde.» Autre aventure de sentinelle. «Celle-ci s'est endormie dans un corridor du haut, a rêvé je ne sais quoi, s'est éveillée en criant. Dans le même moment, tous les postes jusqu'au fond de la galerie du Louvre en ont fait autant. Dans le jardin il y a eu aussi des terreurs paniques. Tout cela entretient la garde dans une terreur apparemment fort utile pour ceux qui sont cause de toutes ces bêtises [148]. Il a été question hier de la maison militaire du Roi. Il aura douze cents hommes à pied et six cents à cheval qui seront choisis dans les troupes de ligne et dans la garde nationale. Outre cela il aura la garde d'honneur que la ville où il sera lui fournira. Tu conviendras que tout cela fera un Roi bien et librement gardé. On le croira et c'est tout de même. M. le duc d'Orléans a renoncé à ses droits au trône dans la séance d'hier. Voilà, ma Bombe, toutes les nouvelles intéressantes que mon pays peut fournir. La fête du Roi se passe avec toute la modestie possible... Il n'y a pas la moindre différence des autres jours. On ne lui permet même pas d'entendre la messe dans la chapelle.»

Querelle à l'Assemblée, désunion du parti républicain, éloquence inutile de Malouet, puisque la droite ne le suivit pas et que Barnave ne put lui apporter l'aide promise. Le Chapelier, qui n'était pas dans le secret, interrompit Malouet avec violence et réussit à le faire descendre de la tribune. Ainsi finit, le 30 juillet le discours charmant dont parle Madame Élisabeth. On se hâtait à l'Assemblée, de terminer la Constitution; le 3 août, elle était remise par le député Thouret au Roi, qui déclara qu'il l'examinerait et donnerait sa décision au plus vite. Il y a eu beaucoup de cris de Vive le Roi et même de Vive la Reine; des applaudissements ont éclaté quand le Roi est sorti des vêpres. «Paris n'est point dans l'effervescence. Il y a un monde énorme aux Tuileries, mais c'est tous gens d'une assez bonne tournure. On en aperçoit de temps en temps dont le cœur est pénétré; le reste est calme, et tous ils sont bien aises de voir leur ancien maître dans l'espoir qu'il signera promptement ce superbe ouvrage dont ils ont tous la tête tournée et qu'ils croient fait pour leur bonheur.»

Les départements préparent les élections. Versailles s'est signalé en patriotisme; le fameux Lecointre «qui se pique d'être royaliste est le premier de la liste. Les législateurs constituants sont très empressés de céder la place à leurs successeurs... Dans l'attente de la signature de la Constitution par le Roi les billets de Madame Élisabeth sont hérissés de politique...» Je voudrais avoir quelque chose d'amusant à te mander, mais nous n'abondons pas dans cette marchandise, d'autant que le pain qui commence à renchérir ici, en rappelant un temps fort triste, fait craindre pour cet hiver assez de mouvements... La Révolution, ses suites, l'entrée des émigrés, la Constitution, voilà sur quoi roulent toutes les conversations des cercles de Paris... A la veille de l'acceptation par le Roi de la Constitution, Madame Élisabeth se montre sérieuse et pense à l'avenir qui peut découler de cette Constitution qu'elle a été loin de désirer, et dont tant de gens autour d'elle et dans toutes les classes attendent à la fois bien général et amélioration dans l'état même du Roi.

Il s'agit avant tout pour la princesse que les actes des princes, surtout du comte d'Artois, soient bien d'accord avec les idées et les programmes du Roi... «On perdrait tout si l'on pouvait avoir d'autre vue pour le Futur [149] que celle de la confiance et de la soumission aux ordres du Père [150]. Toute vue, toute idée, tout sentiment doit céder à celui-là... Plus je le sens difficile, plus je le désire.» Madame Élisabeth, en son langage énigmatique, donnait à Mme de Raigecourt des explications destinées à être montrées, rappelait dans quelle position s'était trouvé le malheureux Père qui, ne pouvant régir son bien lui-même, avait dû se jeter dans les bras de son fils. «Celui-ci a eu des procédés parfaits pour ce pauvre homme, malgré tout ce que l'on a fait pour le brouiller avec la Belle-Mère [151].» D'après la princesse, le comte d'Artois aurait toujours résisté à ce genre de conseils, mais il n'aime guère cette Belle-Mère dont les dépenses lui ont toujours paru exagérées... il n'est pas aigri; mais à un moment donné il peut subir des influences...

Quant au Père, Madame Élisabeth se fait l'illusion de le considérer comme guéri; «ses affaires sont remontées; mais, comme sa tête est revenue, dans peu il voudra reprendre la gestion de ses biens; et c'est là le moment que je crains. Le Fils qui voit des avantages à les laisser dans les mains où elles sont, y tiendrait; la Belle-Mère ne la souffrira pas; et c'est ce qu'il faudrait éviter en faisant sentir au jeune homme que, même pour son intérêt personnel, il doit ne pas prononcer son opinion sur cela, pour éviter de se trouver dans une position très fâcheuse... Il faudrait aussi qu'on persuadât au jeune homme de mettre un peu plus de grâce avec sa Belle-Mère, seulement de ce charme qu'un homme sait employer quand il veut, et avec lequel il lui persuadera qu'il a le désir de la voir ce qu'elle a toujours été. Par ce moyen il s'évitera beaucoup de chagrin, et jouira paisiblement de l'amitié et de la confiance de son Père... On te dira du mal de la Belle-Mère; je le crois exagéré; mais le seul moyen de l'empêcher de se réaliser est celui que je te dis... Le jeune homme a fait une fière sottise en ne voulant pas se lier avec un ami de ladite dame.» Cet ami, c'est M. de Breteuil, et ceci sera pour plaire à l'alter ego du baron, à Bombelles, appelé à être instruit par les Raigecourt de cette lettre remplie d'avis sages et de conseils modérés.

Madame Élisabeth a terminé sa lettre le 14. «Je le savais bien, voilà la Constitution terminée par une lettre dont vous entendrez sûrement parler [152]. En la lisant, tu sauras tout ce que j'en pense; ainsi, je ne t'en parle pas davantage. J'ai beaucoup d'inquiétude sur ses suites. Je voudrais être dans tous les cabinets de l'Europe. La conduite des Français devient difficile. Une seule chose me soutient, c'est la joie de voir ces Messieurs sortir de prison [153]. M. de Choiseul l'est aujourd'hui, et ceux qui sont ici le sont d'hier.»

En terminant: «Je vais à midi à l'Assemblée pour suivre la Reine; si j'étais la maîtresse, je n'irais certainement pas. Mais je ne sais, tout cela ne me coûte pas autant qu'à bien d'autres, quoique assurément je sois loin d'être constitutionnelle.»

C'en était fait; à cette date du 14, l'acte constitutionnel était accepté par Louis XVI. Après bien des hésitations, des discussions, des avis donnés en divers sens [154]; se sentant obligé non seulement de ne pas s'aliéner les constitutionnels, ses conseillers de la dernière heure, mais de n'inspirer aucune méfiance sur la sincérité de son adhésion, Louis XVI s'était déterminé à suivre leurs conseils.

Un certain revirement, d'ailleurs, se manifestait dans le public. En se rendant à la messe au château, le 4 septembre, Louis XVI et sa famille avaient été salués par des applaudissements [155]; un autre jour, la Reine prenant son fils dans ses bras avait été acclamée aux Tuileries. M. de Staël écrivait à son souverain qu'au Palais Royal, palladium de la Révolution, l'opinion royaliste était de nouveau en vogue; dans les cafés, on écoutait Barnave affirmant que la Constitution telle qu'elle était établie ne pourrait s'appliquer longtemps, qu'on reviendrait à une Assemblée n'ayant que l'influence d'un Conseil des Notables, que toute la force devait résider dans le Gouvernement [156]. Dans ce revirement inattendu de la faveur populaire, celle sur laquelle s'était acharnée la calomnie, la Reine, avait sa part, seize mille gardes nationaux portaient, dit-on, des anneaux avec cette devise: Domine, salvum fac Regem et Reginam.

Ce regain de popularité et cette résignation à la Constitution les émigrés vont le faire payer cher à la Reine. Ils l'accuseront de «sacrifier à sa fierté le salut de la France»—ils voulaient dire: leurs intérêts.—Marie-Antoinette expliquait à Fersen pourquoi le Roi et elle étaient résignés à une Constitution plus ou moins applicable. «Les folies des princes et des émigrants nous ont aussi forcés dans nos démarches; il était essentiel, en acceptant, d'ôter tout doute que ce n'était pas de bonne foi.»

Glissons légèrement sur les faits d'histoire générale, sur la séance du 14 où le Roi se rendit à l'Assemblée accompagné des ministres, et prononça debout son discours d'acceptation, tandis que, par un étrange oubli des convenances et des traditions, l'Assemblée, sur la motion de son président Thouret, resta assise. Dans l'enthousiasme général et devant les bruyantes acclamations, le public n'avait pas fait attention à cette étrange inauguration du nouveau régime—débutant par une humiliation officielle de la Royauté. Mais quel fut le dépit de la Reine et de Madame Élisabeth qui assistaient dans une tribune à la séance, on le devine. Marie-Antoinette s'était hâtée de rentrer dans ses appartements, le Roi l'y suivit, et affaissé dans un fauteuil il s'écria en sanglotant: «Tout est perdu! Ah! Madame, vous avez été témoin de cette humiliation!» Et la Reine de se jeter dans les bras de son mari, assure Mme Campan, et de pleurer avec lui.

Quelques jours après, le Champ de Mars retentit d'ovations de toute une foule: la Constitution est solennellement proclamée, les jeux s'installent à tous les carrefours, cependant que des vivres sont distribués gratuitement... Un violent enthousiasme, peu de désordre, une grande satisfaction, une grande joie populaire. Chacun se congratule et se leurre de l'illusion que la nouvelle Assemblée ramènera l'âge d'or. Beaucoup de cris sincères de: Vive le Roi, mais celui qui domine c'est: Vive la Nation... Une voix de stentor qui suivait sans relâche la voiture royale se chargeait, à chaque Vive le Roi, de jeter dans l'oreille de Marie-Antoinette: Ne les croyez pas! Vive la Nation! Et la voix brutale de la Révolution, rappelant la réalité à la Reine, la frappait de terreur et d'inquiétude [157].

En même temps Te Deum à Notre-Dame et aux Tuileries, nouvelles fêtes populaires dans le jardin du château, représentations de pièces royalistes dans les Théâtres. Madame Élisabeth s'est contentée du Te Deum des Tuileries, bien que M. l'intrus (Gobert, évêque assermenté) eût désiré à Notre-Dame la présence de la famille royale; mais elle a assisté aux représentations de la Comédie italienne [158], de l'Opéra [159], de la Comédie française: Applaudissements inexprimables... «Tu ne peux te faire une idée du tapage qu'il y a eu samedi», écrit la princesse à Mme de Raigecourt. Puis, mélancoliquement, elle ajoutait: «Il faut voir combien cet enthousiasme durera.»

La clôture de l'Assemblée est aujourd'hui, écrit Madame Élisabeth, le 30 septembre [160], à Mme de Bombelles. Le Roi ira prendre possession du droit que la Constitution lui donne d'ouvrir et de fermer les législatures. La nouvelle a presque toute été choisie par les Jacobins, et la moitié est protestante: Ainsi vous pouvez juger de la protection que nous aurons dans l'Assemblée... Il a paru hier une protestation des émigrés [161], sur l'acceptation du Roi; elle est parfaitement écrite, mais je l'aurais désirée moins forte. La première partie est modérée, mais on voit dans la seconde que l'auteur a été entraîné par la chaleur de sa tête et la force de ses raisons. Il a paru en même temps une proclamation du Roi, pour engager tout le monde à la paix et les émigrés à rentrer [162]. Il y a un article sur la tolérance que l'on doit avoir pour les opinions, qui est parfait: je souhaite que ceux qui ont le pouvoir en main en fassent leur profit [163]

Voici d'autres nouvelles encore. La Fayette, proclamant partout que la Révolution était accomplie, éprouvait le besoin d'aller se reposer sur ses lauriers de politicien.

«M. de la Fayette, écrit la princesse, quitte Paris et va en Auvergne voir, dit-il, une tante qu'il aime beaucoup. Mais, comme on prétend que cette tante est fort aristocrate, je crains qu'il ne soit pas aussi bien reçu qu'il le mérite. On dit que Barnave va en Dauphiné, Lameth à Metz, et d'autres dans d'autres provinces. D'autres disent qu'ils resteront ici pour influencer l'Assemblée; s'ils veulent une monarchie, ils feront bien, car celle-ci est bien forte en volonté républicaine.»

Sur ce trait frappé au coin du bon sens, Madame Élisabeth prêche encore la concorde. «C'est ce que je ne cesse de dire des deux côtés... Mais il faudrait que tout le monde y mît quelque chose, et je t'avoue que j'ai été dans le cas de voir des gens qui m'effraient par leur raideur. Il serait bien à souhaiter que ceux qui sont de leur société pensassent comme moi, le leur persuadent et fussent de bonne foi. Il n'y a que cela qui ramène des cœurs ulcérés par la douleur et par l'intime et juste conviction de la pureté de leurs intentions...» Rapprochons cette lettre de celle adressée quelques jours avant à Mme de Raigecourt, et nous voyons que Madame Élisabeth s'est donné le but d'apaiser les malentendus, de ramener la concorde entre les différents membres de la famille royale. Malgré sa tendresse pour le comte d'Artois et sa faiblesse pour les émigrés, elle sent qu'elle a un devoir à remplir, et elle s'emploie de toutes ses instances. On sait que pas plus que les prières de Louis XVI, les objurgations de Madame Élisabeth n'étaient écoutées.


Pendant ce temps nos émigrés ont continué à correspondre et à s'entretenir des nouvelles qui leur parviennent soit de Paris, soit des princes.

Le 16 septembre, Mme de Bombelles ne sait encore si elle doit se réjouir tout à fait du voyage du comte d'Artois dont elle augure si grand bien. «On assure qu'il a reçu parole de l'Empereur et du roi de Prusse, écrit-elle en supposant bien facilement le problème résolu... Le premier donne définitivement 60.000 hommes, le second 40.000... Monsieur a témoigné à son frère la tendresse la plus touchante et, jetant son chapeau en l'air, a crié Vive le Roi lorsqu'il a appris les dispositions des Souverains; le mouvement de la part de Monsieur est charmant. Dieu veuille les éclairer et les diriger... Dussions-nous dans notre petit coin être oubliés, maltraités, peu importe si notre Souverain reprend sa couronne et la religion son empire!...»

Quant au marquis, il a chargé M. de Raigecourt de parler pour lui au maréchal de Broglie qu'il vénère. Non pas qu'il veuille se faire une place à Coblentz entre Calonne et l'évêque d'Arras, M. de Conzié. Il n'est pas sans conserver rancune à ceux qui l'ont si bien desservi auprès du comte d'Artois et «dans ce tableau nouveau d'intrigues mal cousues, il n'a garde de vouloir figurer». Bombelles doit être sincère et nous ne le suspecterons pas d'imiter le renard de la fable. Sa consolation de diplomate pour le moment réduit à l'impuissance, il la trouve dans les lettres du Roi et de la Reine aux princes, dans les marques d'estime des Rois Bourbons à Madrid et à Naples. «Je suis ravi, dit-il en finissant, que M. le comte d'Artois vous attache à lui. Hélas! il mériterait de n'avoir près de sa personne que des gens de votre trempe; alors ses actions seraient toutes analogues aux bonnes et aux droites intentions de son excellent cœur.»

M. de Raigecourt ne se refusera pas à s'entremettre pour M. de Bombelles et dans une lettre qui se croise avec celle de son ami, il a fait entrevoir des arrangements possibles dont le bien général devait profiter. «Le chevalier de Las Casas a été à même de connaître et d'apprécier toutes vos démarches et peut vous faire rendre par le prince une justice que nous réclamons avec tant de raison.» De bonnes nouvelles d'ailleurs viennent d'être apportées par le baron de Bombelles; alors agent des princes à Saint-Pétersbourg. Les obligations qu'on lui devait étaient assez essentielles «pour mettre un poids de plus du côté de la justice et de la reconnaissance». Le frère de M. de Bombelles avait réussi dans une petite mesure auprès de l'impératrice Catherine: il venait d'obtenir beaucoup de promesses, et, ce qui valait mieux, deux millions d'argent qui avaient été les bienvenus dans l'état de détresse où se trouvaient princes et émigrés.

On ne saurait demander à M. de Raigecourt de juger sans parti pris et la déclaration de Pilnitz et ses conséquences escomptées, et l'attitude du Roi vis-à-vis de ses frères. Le marquis est attaché à la personne du comte d'Artois qu'il considère comme le sauveur de la monarchie, il se montre très sévère pour le Roi, «qui aggrave tous les jours sa position par son peu de caractère et des démarches indignes de son rang».


Mme de Raigecourt forcerait volontiers la note. Écrivant à son mari à la même époque—on se rappelle qu'elle est demeurée à Trèves avec ses enfants—elle livre ses impressions vraies: «On promène dans Paris notre Roi nonchalant, sa triste compagne et notre trop malheureuse princesse. La Constitution se consolidera à peu près, puisqu'on laisse passer les gelées dessus, et que le Roi est forcé à se prêter à toutes les démarches honteuses auxquelles il se soumet; mais les princes et les puissances doivent, pour juger sa façon de penser sur cette maudite Constitution, se souvenir de ce qu'il a dit en partant pour Varennes [164]


Plus tôt qu'on n'aurait pu le croire il a été question à Coblentz du marquis de Bombelles. Aussitôt M. de Raigecourt mande à la marquise: «J'ai eu le plaisir hier de causer avec le baron de Bombelles qui repart ce soir pour la Russie, et vous vous imaginez bien quel a été l'objet principal de notre conversation. Il est fort d'avis et j'en suis aisément tombé d'accord que, d'après les lettres que M. le comte d'Artois doit avoir reçues actuellement et les témoignages flatteurs qui ont été rendus à votre mari par le Roi et les autres Souverains, témoignages que les princes ne peuvent pas ignorer, il est indispensable que M. de Bombelles reparaisse ici. La jalousie de M. de Calonne ne pourra pas empêcher M. le comte d'Artois de le voir et de le bien traiter, et je suis persuadé que dans une demi-heure de conversation il achèverait d'éclairer le prince et de le ramener aux sentiments de justice et de reconnaissance qui lui sont naturels. D'ailleurs la présence de M. de Bombelles ici dissiperait l'impression qu'ont pu laisser dans quelques esprits les propos qu'on a répandus, et produirait peut-être mieux cet effet qu'un mémoire justificatif, supposé même que les circonstances permissent d'en publier un. Monsieur votre frère m'a prié particulièrement d'insister près de vous sur ce point, et je crois qu'il a grande raison. La délicatesse de M. de Bombelles ne doit jamais être alarmée de faire auprès du prince la première marche; elle me paraît d'autant plus nécessaire de sa part que celui qui a eu des torts ne revient presque jamais le premier. Outre l'avantage que je trouverais pour la chose publique à un rapprochement qui ferait employer M. de Bombelles, je crois que dans le cas du rétablissement de nos affaires il ne serait pas inutile à l'avancement de votre mari et à la fortune de vos enfants qu'il fût bien avec les princes. J'espère qu'ils joueront un assez grand rôle dans la contre-révolution pour conserver ensuite une certaine influence dans le Gouvernement.»

Si cependant M. de Bombelles ne trouvait pas que cette démarche fût encore convenable pour le moment, son frère le priait d'écrire au prince Charles de Nassau-Siegen, qui faisait partie du Conseil à Coblentz. Les princes avaient beaucoup d'obligations à l'aventureux personnage, amiral au service de la Russie, lequel était à la fois un des hommes de confiance de Catherine II et un des partisans les plus convaincus et enthousiastes de l'émigration [165]. Enfin le baron de Bombelles partant pour la Russie attendrait à Berlin les lettres de son frère. A son retour à Coblentz en novembre il ferait le possible pour faire le crochet de Berlin, de Wardeck, si le marquis lui traçait un itinéraire. M. de Raigecourt est enchanté de l'idée de revoir M. de Bombelles, surtout de pouvoir contribuer suivant son idée à le ramener dans le sillon de Coblentz. N'est-ce pas aller bien vite en besogne que de croire Bombelles si facilement gagné à la cause de l'émigration sans le Roi? Nous connaissons assez l'inébranlable fidélité de Bombelles à la cause royale pour supposer qu'en faisant des démarches pour être reçu à Coblentz le marquis n'a qu'une idée: reprendre si possible une petite influence et servir utilement les intérêts de la monarchie en faisant obstacle aux plans impolitiques de Calonne. S'est-il leurré de l'idée que le baron de Breteuil et lui, aidés des conseils expérimentés du maréchal de Broglie, pourraient faire rentrer des idées saines dans les cerveaux de Coblentz et ramener cette concorde après laquelle tous soupirent—à la condition que les concessions soient toujours faites par les autres? Nous le verrons à l'œuvre, mais sans succès, et deux mois ne se seront pas passés que la désunion sera plus forte que jamais: Bombelles, ancré de plus en plus à la politique particulière du Roi et de la Reine, s'affirmera l'antagoniste de la politique des princes.

Quelques détails sont aussi donnés par M. de Raigecourt sur l'existence menée alors à Coblentz: «La vie d'ici est fort ennuyeuse; j'ai heureusement pour ressource Mmes de Caylus et d'Autichamp. La société de Schœnbornslust n'est point du tout dans mon genre, et j'aurais de la peine à faire le Beau Monsieur auprès de la comtesse de Balbi. Je vous assure que ces femmes n'ont pas été rendues plus raisonnables par la Révolution; le pauvre et respectable maréchal de Broglie y est tourné en ridicule à la journée, ainsi que le prince de Revel, qui est une des plus honnêtes créatures que je connaisse; aussi je vais là le moins possible.» D'autres émigrés de marque sont aux alentours: le maréchal de Castries et le marquis de Bouillé.

M. de Raigecourt vient d'entrebâiller la porte de la société de Coblentz. Jetons un court regard sur cette cour d'intrigues.

Le château de Schœnbornslust était situé aux portes de Coblentz et prêté aux princes par Louis Wenceslas de Saxe, frère de la Dauphine Marie-Josèphe, archevêque-électeur de Trèves. L'électeur déteste le Gouvernement qui a ruiné le clergé et donne sans discontinuer à l'Europe de funestes exemples. Comme les émigrés se sont constitués les défenseurs de la religion catholique, l'électeur est captivé; il abandonne pour ainsi dire le gouvernement de sa principauté à Calonne, lequel mène le comte d'Artois par le bout du nez. Le maréchal de Broglie est annihilé; si le maréchal de Castries a conservé une certaine indépendance, c'est parce qu'il réside à Cologne. Calonne est grand-maître, ministre, organisateur, il centralise les fonds trop rares à venir, il les distribue à ses amis, à ses créatures, il met les grades en vente, mécontente ceux dont les appointements ne sont pas payés, s'aliène les chefs, du prince de Condé au duc de Guiche qui a rassemblé les anciens gardes du corps [166] et est chargé de l'organisation de l'armée, au marquis de Bouthillier [167], major général, qui à Worms reçoit les engagements [168].

Mais, pendant ce temps, la Cour est fort brillante. Sur les conseils de Calonne, les princes font revivre le cérémonial de la Cour de France, réorganisent la Maison du Roi, rétablissent les grandes charges, les pages, les mousquetaires, la compagnie de Saint-Louis, les chevaliers de la couronne. Uniformes éclatants, tenue de ces troupes d'élite magnifique. Les gentilshommes qui composent le guet des gardes sont montés sur des chevaux à courte queue: costume vert avec parements, revers et collet cramoisi, galonnés en argent. A la tête de ces corps sont placés: le marquis de Vergennes, le comte de Bussy, le marquis d'Autichamp, le vicomte de Virieu, le comte de Montboissier, le marquis du Hallay. La maison militaire de Monsieur est commandée par le comte de Damas et le comte d'Avaray, celle du comte d'Artois par le comte François des Cars et le bailli de Crussol. Calonne est le mentor du comte d'Artois, Jaucourt est l'homme de Monsieur et l'ami réel de la comtesse de Balbi, née Caumont la Force, qui joue le rôle de favorite du comte de Provence. D'autres hommes ont un rang important à la Cour; en dehors du maréchal de Broglie et du duc de Guiche, c'est Mgr de Conzié, évêque d'Arras, ce sont les deux Vaudreuil, le comte et le marquis; ce sera plus tard le comte de Vergennes, ministre du roi de France près de l'électeur, mais seulement quand il aura été révoqué par son gouvernement et remplacé par Bigot de Sainte-Croix; si le ministre de France n'est pas accepté dans le conseil, les représentants des puissances y sont accueillis avec empressement: ce sont le baron de Duminique, premier ministre de l'électeur, qui prend part aux délibérations que préside Monsieur et qui sait si bien s'effacer devant Calonne; c'est le comte d'Oxenstiern accrédité auprès des princes par le roi de Suède, le comte de Romanzof, envoyé par Catherine, le prince de Nassau, qui «est tout entier au service des princes, leur offre tout, son sang et sa fortune», enfin le chevalier de Bray qui représente les Français engagés dans l'Ordre de Malte [169].

La politique tient ses assises au Café des Trois-Couronnes, où chaque jour vient pérorer Suleau, le journaliste de l'émigration, l'oracle des exaltés: il est l'éditeur de ce Journal Suleau, qui critique tout le monde, qui raille le Roi et la Reine, que Calonne est obligé de désavouer, tant ses diatribes sont violentes contre les puissances qui tardent à envoyer des secours, et que finalement on est obligé de supprimer [170]. Les propos du pamphlétaire trouvent de l'écho parmi ses lecteurs ou auditeurs; les jalousies anciennes, les vieilles hostilités se réveillent; noblesse de province contre noblesse de Versailles, gentilhommes pauvres et gentilhommes nantis, gens d'épée et gens de cour; puis par dessus tout la haine de Coblentz pour les royalistes modérés, les «monarchiens» qu'on enveloppe dans la même animadversion que les Jacobins. Les partis opposés se déchirent; le Roi et l'acceptation de la Constitution font les frais principaux des discussions âpres et permettent aux antagonistes de tomber d'accord. Parlent-ils d'autre chose, ils se divisent, et Mercy a raison de dire: «Pour juger sainement les affaires françaises, il ne faut pas prêter l'oreille à aucun parti, parce qu'ils sont tous aveuglés par leur intérêt ou leurs passions; leur plus grand défaut c'est d'être dans un état de dissolution politique; ils sont plus exagérés et plus absurdes que les Jacobins.»

La chronique scandaleuse ne perd pas ses droits. En ce même Café des Trois-Couronnes, médisances et calomnies vont leur train. Calonne est non seulement épargné, mais exalté: il est tout-puissant et tient les cordons de la bourse. Breteuil au contraire est dénigré, violemment attaqué dans sa vie privée. «On commente la liaison de sa fille, la comtesse de Matignon, avec d'Agoult, évêque de Pamiers, la sienne avec la sœur du même évêque, le tout émaillé de détails abominables.» M. de Vaudreuil écrira à d'Antraigues: «Les agents de Breteuil nuisent à qui veut faire: tel est le troupeau de boucs dont il est le plus puant bouc.» Marie-Antoinette se plaindra à Fersen d'avoir reçu «une lettre du gros d'Agoult lui disant simplement: «Nous attendons avec impatience le gros baron lorrain pour que l'accord soit parfait entre ici et où vous êtes». D'Agoult a des raisons pour attendre l'arrivée de Breteuil; les autres l'exècrent et le vilipendent.

Il n'est pas assez que les cafés politiques distillent des méchancetés; les salons s'en chargent aussi. Mme de Calonne, cette riche Anglaise qui a épousé Calonne par admiration, donne de «petits dîners charmants» que vante le chevalier de Bray; il en est d'autres chez Mmes de Caylus et d'Autichamp, que M. de Raigecourt qualifie d'ennuyeux, ailleurs des thés, des soupers, même des représentations. On se réunit surtout chez Mme de Balbi et chez Mme de Polastron qui habitent avec les princes le château. Le soir, à l'heure de sa toilette, Mme de Balbi tient dans sa chambre une petite cour ouverte aux gentilshommes présentés. On la coiffe près d'une petite table, on lui passe sa chemise devant tout le monde. Le comte de Provence pendant ce temps est assis dans un fauteuil près de la cheminée, la main appuyée sur sa canne à pommeau dont il fourre le bout à chaque instant dans son soulier. Tant que dure la toilette de la comtesse, les anecdotes et les bons mots volent; puis on soupe, de jeunes officiers composent des bouts rimés, les tables de jeu s'organisent, on médit de la cour rivale, celle de Mme de Polastron. De l'une à l'autre de ces coteries, on se jalouse, on se déteste, on ne s'entend que pour appeler le Roi un «soliveau» et pour médire de la Reine «devenue un objet d'horreur pour les émigrés», écrit le ministre de France à Mayence, Villars, à son chef de Lessart. D'après l'ambassadeur espagnol, Las Casas, la désunion entre les princes provient surtout des querelles entre Mmes de Balbi et de Polastron: «La Cour de Louis XV et celle de Louis XVI n'ont jamais présenté plus de désordres ni d'intrigues; point de remèdes tant qu'il restera un cotillon.» C'est ce que finit par comprendre le comte de Provence qui envoya, avec sa femme, la comtesse de Balbi à Turin [171]. Mais, en attendant, la favorite jouit d'une grande influence à laquelle ne prétend guère Louise de Polastron, mais dont une autre femme est férocement jalouse. Cette troisième directrice de coterie est la princesse de Monaco, née Brignole-Sale, depuis vingt ans attachée au prince de Condé qu'elle mène à son gré. Celle que Gœthe a assez faussement définie «une svelte blondine, jeune, gaie, folâtre», avait alors près de cinquante-trois ans; elle a suivi à Coblentz le prince dont Marie-Antoinette disait: «Ce serait dur d'être sauvé par ce maudit borgne [172]», elle le suivra également au camp de Worms. De tant de fidélité elle sera récompensée plus tard par le mariage; elle mourra princesse de Condé [173].


Mme de Raigecourt a bien compris ce que Madame Élisabeth lui avait mandé le 12 septembre pour le comte d'Artois et M. de Calonne. Le 4 octobre, la princesse la félicite. «Je suis charmée de la manière dont tu as saisi ce que je te disais si mal, et que la personne à qui tu as parlé ait été de ton avis. Puisse le Ciel lui donner le crédit de la faire réussir!»

«Comme toi et comme d'autres, ajoute Madame Élisabeth, je serais bien fâchée de renoncer à voir le jeune homme dont il est question absolument soumis à sa belle-mère; mais cela est impossible; et plus il fera ce qu'il doit vis-à-vis de son homme d'affaires, moins il courra ce risque, parce que, réunissant plus de moyens à lui, il s'affermit de toute manière». Il n'est pas nécessaire que son mari en parle au patriarche (le maréchal de Broglie). L'idée d'un Congrès à Aix-la-Chapelle [174] se répand. On débite même un extrait de la lettre de M. de Broglie, qui dit positivement que l'Empereur a eu réponse des autres Cours qui adhèrent à la déclaration de Pilnitz.

La princesse ajoutait un paragraphe qui regardait les Bombelles: «Je voudrais bien que le mari d'Ange employât son crédit auprès de son protecteur, pour lui persuader qu'il faut que tout le monde fasse des sacrifices avec raison. Il y a un parti qui doit en faire de plus grands. Mais ses services et son désintéressement individuel doivent être comptés pour quelque chose. Si tu es en position d'en écrire à l'Ange, tu feras peut-être bien; mais si tu ne lui parles pas des affaires dans le cours ordinaire, il ne faudrait pas entamer celle-ci, parce qu'elle verrait bien que cela ne vient pas de toi, et que tout ce que tu peux lui mander sur cela ne peut pas venir d'un autre. Je suis bien fâchée qu'il ne soit pas bien avec le jeune homme, car il serait utile dans ce moment; mais, comme tous les deux trouvent qu'ils ont raison, il est difficile de s'entendre; et il faudrait une si grande explication pour en convenir qu'il faut y renoncer...»

Dans son désir de concorde, qui seule aurait pu amener une réelle amélioration dans les affaires royales, Madame Élisabeth se sert tour à tour des moyens directs ou détournés, pour obtenir ou tâcher d'obtenir que les querelles cessent entre ses frères et les représentants du Roi. Avec sa coutumière diplomatie, elle supplie des deux côtés, ne donnant tort à personne; mais, comme on vient de le voir, elle ne se fait guère d'illusion sur le résultat de sa nouvelle démarche.

A Mme de Bombelles, dans sa lettre du 6 octobre, elle n'aborde point le sujet. En revanche, elle évoque des souvenirs qui ne peuvent que toucher sa fidèle amie:

«Il y a aujourd'hui deux ans, ma chère Bombe, que nous étions encore dans le lieu de ma naissance. C'est vers cette heure-ci qu'il a été décidé que nous le quitterions. Cela est un peu triste, car jamais l'on ne verra une habitation plus agréable pour moi. Tu me demandes si je vais à Montreuil. Non, mon cœur, et certes je n'irai pas que la ville dans laquelle il est n'ait avoué ses torts. J'en enrage, mais je crois le devoir. Quant à Saint-Cyr, je n'ose pas y aller: le village est si mal pour ces dames que je ne puis y aller, dans la crainte que le lendemain l'on ne fasse une descente chez elles, disant que j'ai apporté une contre-révolution.»

Mme de Bombelles a confié à sa princesse ses visites au prince-abbé de Saint-Gall: «Je suis charmée de ce que tu me marques du bon sens de ton prince-moine [175]. Si tout le monde avait comme lui senti la nécessité de laisser chacun dans la place où la Providence l'a placé, nous n'aurions pas à gémir sur les maux de notre patrie.»

Voici des nouvelles de l'Assemblée. «La nouvelle législature a commencé à attaquer les droits que la Constitution avait donnés au Roi. Elle a décrété qu'elle devait être indépendante de la volonté du Roi lorsqu'il y était, et qu'en conséquence ils seraient avant que le Roi s'asseoie; qu'il n'aurait pas un fauteuil différent de celui du Président, et que l'on ne lui donnerait plus le titre de Sire ni de Majesté; mais qu'en lui parlant on dirait toujours Roi des Français. Tout cela ferait rire si l'on n'y découvrait pas un désir violent de détruire toute la Constitution. On dit que Thouret était dans une colère affreuse, et M. de Condorcet enchanté.»

En post-scriptum, il est d'ailleurs marqué: «L'Assemblée a rétracté le décret de la veille.»

La grosse nouvelle des lettres adressées par Madame Élisabeth à ses amies est que:

«L'Empereur reconnaît notre pavillon de trois couleurs comme le Royal. Je pense que toutes les puissances en vont faire autant. Oh! que les princes pacifistes sont de précieux trésors pour des révolutionnaires comme nous!... Il faut convenir qu'aux yeux des siècles présents et futurs cette modération pacifique fera un superbe effet. Je vois déjà toutes les histoires en parler avec enthousiasme, les peuples le bénir de leur bonheur, la paix régner dans ma malheureuse patrie, la religion constitutionnelle s'établir parfaitement, la philosophie jouir de son ouvrage, et nous autres, pauvres apostoliques et romains, gémir et nous cacher...»

En terminant: «Enfin, mon cœur, la Providence est bonne et veut nous humilier. Si c'est là son but, elle y a bien réussi...»

La politique intérieure, les événements qui se préparent à l'extérieur n'empêchent pas Madame Élisabeth de suivre son amie par la pensée, de s'intéresser à ses excursions avec Mme de Louvois, surtout à la santé morale et physique de ses enfants: «Que tu es heureuse que tes parents répondent si bien aux soins que tu leur donnes! J'espère, mon cœur, que le sacrement qu'ils vont recevoir les confirmera en effet dans la foi de leur père, et les rendra dignes un jour de la soutenir avec force, dans un temps où il faudra peut-être encore du courage pour se dire chrétien. Ce que tu me mandes du bien que produit en eux l'air de la campagne me ferait bien plaisir et m'ôte presque le regret de te voir toujours éloignée d'ici...»

Les négociations ont été menées par M. de Raigecourt pour aplanir les voies à M. de Bombelles s'il se décidait à se rendre à Coblentz. La marquise est reconnaissante à M. de Raigecourt de «l'intérêt tendre» que leur «meilleur ami» a pris aux injustices «qu'on fait essuyer à son mari»...

«Vous jugez tout le prix que nous attachons à vos conseils. Celui que vous donnez à mon mari de se rendre à Coblentz est cependant si important qu'il demande d'y réfléchir à tête reposée, et c'est ce que nous voulons faire l'un et l'autre. Songez, mon cher, à l'intérêt qu'a M. de Calonne de couvrir toutes ses menées en éloignant toute explication, et l'application qu'il mettra à faire recevoir à mon mari tant de dégoûts pour notre prince qu'il en résulte impossibilité ni de s'expliquer ni de s'entendre.»

Mme de Bombelles ne se fait guère d'illusions sur les pensées de derrière la tête du comte d'Artois et surtout de son omnipotent chargé d'affaires. Elle pressent ce qui est vrai, et ce que nous prouvera une lettre postérieure adressée par le prince à Madame Élisabeth, que la plaie est encore vive et la rancune nullement apaisée: l'affaire de Mantoue et le dévouement à Breteuil ne sauraient être oubliés.

«On pardonne volontiers les torts des autres, continue la marquise, mais bien rarement ceux qu'on a eus soi-même. M. de Bombelles ne doit donc guère espérer un retour de justice, qui coûterait à l'amour-propre de notre prince et ferait courir le risque à M. de Calonne d'être connu. Pourquoi donc chercher de nouveaux chagrins? De quelle utilité cela pourrait-il être à la chose publique?»

Elle est d'avis que pour le moment M. de Bombelles doit rester dans la retraite. Autre chose serait si «des coups de fusil se tiraient». Dans ce cas, il devrait aller payer de sa personne. «Il verrait alors de quelle manière il devrait se présenter et il pourrait servir la bonne cause sans rien avoir à démêler avec les princes.» Ne se nourrit-elle pas d'ailleurs d'illusions sur l'issue du mouvement des émigrés, puisqu'elle ajoute: «Si le Roi reprend sa couronne, il ne se refusera pas sans doute d'employer un vieux et fidèle serviteur, et je ne crois pas que la persécution qu'on fait éprouver à mon mari aille jusqu'à vouloir le frustrer de ce qui lui sera légitimement dû... Il me semble donc qu'il doit rester et ne pas aller demander un pardon qu'il n'a pas à réclamer, et qu'on lui refuserait avec hauteur. M. de Bombelles doit, en outre, au baron de Breteuil, dont il partage la disgrâce, de ne pas faire une démarche qui romprait peut être les liens qui les unissent.»

D'un autre côté le Roi et la Reine parlent avec intérêt du marquis, ils comptent sur lui et peuvent réclamer ses services. «Si l'un ou l'autre désirait qu'il fût à Coblentz, il y volerait, mais jusqu'à présent ils ne nous ont rien fait pressentir là-dessus.»

Mme de Bombelles a son siège fait. Elle épouse la querelle de son mari se plaignant de ce que des émissaires du comte d'Artois vont jusqu'à répandre le bruit que le marquis s'occupe de desservir le prince en Suisse [176]; elle opine que son apparition à Coblentz «serait une démarche inconsidérée, sans avantage pour la chose publique et qui aurait de l'inconvénient pour lui-même. Si on pouvait espérer que les entours des princes, les belles dames qui font leur société se prêtassent à un rapprochement, M. de Bombelles devrait peut-être faire quelques avances, mais il y a longtemps qu'il a renoncé à être agréable à ces moqueries de la société de Schœnbornslust, la manière dont, d'après ce que vous me mandez, sont traités les gens raisonnables est peu faite pour engager à rendre son existence dépendante des caprices de ces dames... Quant au prince de Nassau, sa légèreté est aussi connue que sa bravoure; il croira ce que lui dira M. de Calonne sans aller plus loin, et j'avoue qu'il me répugne de voir faire à M. de Bombelles un rôle de suppliant. Il a écrit trois fois à M. le comte d'Artois, lui a donné tous les motifs de sa conduite dans tous leurs détails, et ne doit pas en faire davantage, ce me semble.»

Mme de Bombelles n'est pas sans nouvelles de Paris, puisqu'elle mande au marquis de Raigecourt—et là, son informateur ne semble pas avoir été la princesse:—«Vous savez que le Roi a refusé d'aller au Te Deum et même de répondre à l'évêque constitutionnel de Paris; voilà une petite pointe de courage qui lui vaudra, je crains, de nouvelles insultes, mais ce sera un bien pour le moment.»

De plus la marquise croit fermement—ce qui n'est nullement prouvé—que le Roi a été forcé d'accepter la Constitution et que sa lettre a été écrite par le Comité [177]. «On prétend qu'il en a gardé la copie et qu'il doit l'envoyer au roi d'Espagne... Sa position est bien cruelle et doit inspirer une vraie pitié; car je parierais tout au monde qu'il ne s'est résolu à obéir à ses tyrans que pour sauver la vie de ceux qui eussent été les victimes de sa résistance.» Si le bulletin des Tuileries est navrant, comme celui des bords du Rhin ranime le courage de l'ardente jeune femme! Ce Congrès armé, c'est le salut, croit-elle, et pourtant, comment accorder cette pacifique réunion, escomptée d'avance, d'Aix-la-Chapelle, et la marche des troupes. Si la guerre doit éclater, que ce soit le plus tôt possible: «Je le désire pour tous les pauvres gentilshommes qui vous entourent et dont la situation est déchirante.» L'impératrice de Russie a donné un bel exemple, «sa conduite est adorable [178] et doit faire honte aux autres souverains; j'espère qu'elle les aura électrisés tous, et ce sera peut-être à Catherine à qui nous devrons le salut». En résumé l'ardente femme qu'est Mme de Bombelles s'apitoie sur le sort du Roi et de la Reine et, en même temps, oubliant ses griefs personnels, elle fait vœux pour les succès des princes à la condition qu'ils soient d'accord avec les Tuileries. C'est, au fond, le système utopique de Madame Élisabeth.


En ce début d'octobre, un effort a-t-il été fait par le parti de Coblentz pour ne pas élargir le fossé creusé entre le Roi et ses frères? Dans l'attente de réponses définitives des puissances et au sujet de la Constitution, et sur le chapitre concours effectif, le Conseil des princes penche-t-il pour la modération et désire-t-il prouver que non seulement il ne veut pas encore rompre en visière avec les Tuileries, mais qu'il s'efforce dans une certaine mesure provisoire de se rapprocher des désirs du Roi? On le croirait, à apprendre de M. de Raigecourt que le comte d'Artois s'est exprimé avec modération au sujet de Bombelles, que le maréchal de Broglie déclare tout haut que, sans le baron de Breteuil, rien ne peut marcher: la duchesse de Brancas [179] vient d'arriver, et on la supposait chargée d'une négociation de ce genre; après elle, c'est le marquis de Vaudreuil, cousin du fidèle ami du comte d'Artois; il apportait des encouragements du Roi... Ces contradictions perpétuelles, ces variantes de politique sont déconcertantes au premier chef; au bout de chaque route, il est deux tournants où les partis s'engagent, quitte à revenir sur leurs pas; chacun a deux politiques tour à tour officielle et occulte, chaque semaine apporte son changement: les suspicions s'en augmentent, les chances d'accord malgré des apparences momentanées diminuent, s'évanouissent les unes après les autres. L'accalmie que nous soulignions plus haut au fil d'une correspondance qui nous apporte tant de nouveaux éléments de discussion, l'accalmie ne peut pas durer: elle ne durera pas.


Dès le 16 octobre, Mme de Raigecourt, revenant sur les combinaisons dont son mari ou elle ont donné l'espoir aux exilés de Wardeck, mande à Mme de Bombelles que «les belles nouvelles n'étaient pas véritables». Tout paraît se reculer et même s'anéantir. Je vois avec douleur que Paris et Coblentz ne s'entendent point... L'Empereur traite les princes comme des enfants. Il fait semblant de se convaincre de leurs bonnes raisons, de s'attendrir sur leur position. En conséquence, il leur donne de l'espoir, leur fait des promesses, et, au moment de les accomplir, il trouve une porte de derrière pour délayer et allonger à l'infini. Les princes ne peuvent s'empêcher de soupçonner que le crédit de la reine et de ses agents ne contrarient tous leurs projets et ne fassent tenir à l'Empereur une conduite si étrange.»

Et Mme de Raigecourt d'insister sur cette haine de Calonne et de Breteuil dont, par le menu, nous connaissons les effets. «Il faut donc, pour le bien général, chercher à rapprocher ces deux hommes et à accorder leurs prétentions respectives. Je prêche, de ce côté-ci, cette morale tant que je puis, prêchez-la du vôtre, et faites voir que toute la noblesse se rallie et se ralliera à M. le comte d'Artois; que la conduite tergiversante de l'Empereur a aigri les esprits contre sa sœur, et qu'il faudrait maintenant mettre du concert et de la confiance dans les efforts que l'on veut faire pour rétablir le Roi.»

Voici qui souligne bien la note de Coblentz: «On soupçonne encore, dans ce pays-ci, quelque cachoterie de la part des Tuileries. Il faudrait une bonne fois pour toutes s'expliquer. La Reine craint-elle que le comte d'Artois ne s'arroge une autorité dans le royaume qui nuise à la sienne? Qu'elle en soit tranquille: elle sera toujours la femme du roi, et elle a plus de caractère que ce prince et sera toujours dominante. Elle se plaint qu'on n'a pas assez d'égards pour elle. Mais vous connaissez le cœur, la droiture de notre prince; il a été incapable de tenir les propos qu'on lui attribue, et qu'on a rapportés à la Reine dans l'intention sûrement de les rendre irréconciliables.»

Comme Madame Élisabeth, Mme de Raigecourt défendra toujours le comte d'Artois et même son entourage. Elle s'efforce ici de pallier le mauvais effet des propos jetés dans Coblentz. Nous en avons noté plusieurs qui ne sont pas récusables. Qui prouve que le comte d'Artois n'a pas cédé au même impérieux désir de médire de sa belle-sœur? Il la déteste, maintenant, comme tous les émigrés, depuis qu'elle contrecarre les projets des princes et ne consent pas à abdiquer entre leurs mains les derniers vestiges de la royauté. Mme de Bombelles nous laissera deviner qu'elle a entendu personnellement ce qu'on lui a écrit et nous ôtera toute velléité de croire aux euphémismes voulus de Mme de Raigecourt.

Du moment où elle n'ajoute pas foi aux médisances colportées, il est naturel que la marquise n'ait pas abandonné l'espoir de rapprocher le baron de Breteuil des princes. L'arrivée de la duchesse de Brancas et du marquis de Bouillé étaye cet espoir. «Ce serait un beau rôle à jouer que de les rapprocher et de les faire marcher du même pied, si le baron de Breteuil peut se convaincre que ce serait là vraiment servir sa patrie et son Roi, et qu'il ne doit, pour une si grande œuvre, épargner ni peines, ni soins, ni sacrifices... Je ne vois que ce remède à nos maux: l'intelligence. Si nous ne l'obtenons pas, nous sommes en proie pour des siècles à des malheurs sans exemple...»

Pour ce qui est de M. de Bombelles, elle comprend son hésitation à se rendre à Coblentz; Mme de Raigecourt ne semble pas avoir partagé l'illusion de son mari, provocateur de cette idée de rapprochement. Très sévère pour les concessions faites à Paris, la marquise conclut: «Notre malheureuse princesse qu'on a traînée à tous les spectacles, notre malheureux Roi qui s'avilit tous les jours davantage, car il en fait par trop, même s'il a encore l'intention de leur échapper: toutes ces bassesses le font dire et soupçonner, et il ne met pas la mesure que la bonne politique exigerait. L'émigration, en attendant, s'accroît tous les jours, et bientôt il y aura dans ce pays-ci plus de Français que d'Allemands.»

En répondant à M. de Raigecourt, le 28 octobre, le marquis de Bombelles, après une allusion à l'idée jugée par lui impraticable de se rapprocher pour l'instant de Coblentz, émet de curieuses réflexions sur un prétendu projet d'évasion de la famille royale. «Avez-vous vu la brochure intitulée: Nouveau projet d'enlever le Roi, conçu par les anciens députés? J'y suis associé à MM. de Breteuil, de Bouillé, de Fersen pour être l'agent de cette seconde évasion, et je m'en tiens honoré, quoiqu'il n'en soit pas question. Mais je me trouve un peu étranger à une coalition dont on fait membres MM. Barnave, Chapelier, la Fayette, Beaumetz et Montmorin [180].

Comme le marquis a été taxé de monarchiénisme [181] il s'est plaint et formule ainsi son opinion: «Le vrai, puisque nous en parlons, est que j'ai en horreur tous ces gens qui, après avoir culbuté le royaume par leurs iniques absurdités, veulent aujourd'hui refaire un Roi et un Gouvernement à leur guise. Je méprise moins les scélérats conséquents et fermes dans leur révolte. Certainement ils sont moins dangereux que les autres, parce qu'on ne fera pas de la France une république, au lieu qu'on peut nous jeter dans d'interminables malheurs si l'on veut former une Constitution des débris de celle qui croule avant d'être achevée, et de celle qui était la seule convenable à la nation. C'est à cette ancienne Constitution telle qu'elle était qu'il faut revenir sans rien changer, si nous voulons retrouver du repos et un vrai retour de prospérité.»

M. de Bombelles n'admet pas l'idée de république, son système de Gouvernement est antirévolutionnaire, ne nous étonnons donc pas de lui voir ajouter: «Les gens qui ont crié aux abus nous ont fait beaucoup de mal. Il faut supporter des abus dans un Gouvernement comme on vit avec de la bile et d'autres vices du corps humain; un bon régime prolonge la durée de la machine. ... Les lois de nos pères sont des chefs-d'œuvre; mais elles ont été édictées par des hommes... Ayez des ministres passablement bons, et dans moins de dix ans, le royaume, revenu à son ancienne forme, refleurira; il ne se relèvera au contraire jamais du coup qui lui a été porté, si l'on veut faire une cote mal taillée et nous jeter surtout dans les deux Chambres d'Angleterre...»

L'ancien régime pourra-t-il être rétabli au gré de M. de Bombelles? Chacun en tous cas s'agite à sa façon, tire des plans et conjectures. Au dire de Mme de Raigecourt, on commence à désirer sérieusement dans le Conseil des princes le rapprochement avec le baron de Breteuil. Qui pourrait mieux opérer ce rapprochement utile à tous que le marquis de Bombelles? «Il jouerait un beau rôle s'il pouvait être le médiateur.» La chose est-elle possible ou non, l'état des esprits à Schœnbornslust le permet-il, voilà ce que ne résout pas la marquise. Ce qu'il y a de certain c'est que «même les gens les plus sensés» commencent à se montrer aigris contre l'Empereur qui, «effectivement, nous joue de la manière la plus indigne».

On tend à se passer de lui, «c'est-à-dire à faire un coup de tête, sauf lorsque nous nous serons jetés dans la masse, à faire comme les enfants et à crier au secours».

Est-on prêt, du moins, pour ce coup de tête? En apparence peut-être, car le tableau des forces militaires donné par Mme de Raigecourt est imposant: «L'émigration est si prodigieuse que les princes rassembleront bientôt dix mille hommes; les gardes du corps seuls sont plus de mille.» Les troupes sont-elles en rapport avec cet état major brillant? On compte sur une vingtaine de régiments dont les officiers répondent au moyen de quelque argent [182]. Cela suffira pour faire une trouée, mais non pour faire contre une révolution, qui était immanquable si la convention de Pilnitz avait été exécutée. Il paraît cependant que les princes ont reçu quelque argent autre que celui de Russie; car ils vont se mettre en grand dépense, et, à compter du 1er novembre, tous les gentilshommes vont être payés à raison de 75 livres par mois, ceux qui sont à cheval, et 45 ceux qui sont à pied; aussi seront-ils assujettis à la justice militaire dans tous les cantonnements où ils sont répartis. Il n'y a pas jusqu'au brave M. d'Hector qui va commander trois à quatre cents officiers de marine [183] qui se rassemblent à dix lieues d'ici.

Que Mme de Bombelles ressente une tout autre opinion que son amie Raigecourt sur le chef du comte d'Artois, ceci n'est pas pour nous étonner. Elle ne vit pas dans le voisinage du prince comme le marquis de Raigecourt, elle n'est grisée ni par les parfums de Cour ni par les flagorneries qui, de Coblentz, sont transmises à Trèves, elle a de plus au cœur une demi-rancune... Pourquoi prendrait-elle le parti de Coblentz contre les Tuileries, du comte d'Artois contre la Reine? Son opinion sur le prince et son entourage est justifiée non pas par des on dit, mais par des faits: «Comment la Reine se fierait-elle jamais à M. le comte d'Artois, elle qui sait les propos infâmes que tous ses entours ont tenus et tiennent encore sur elle et sur le Roi? Je n'ai pas, grâce à Dieu, à me reprocher de lui avoir fait parvenir tout ce que j'ai entendu moi-même; mais j'en sais assez pour sentir que, si elle est aussi instruite que moi, elle ne risquera jamais de faire dépendre son sort de gens qui lui doivent beaucoup et sont ses plus mortels ennemis.»

Mme de Bombelles est prudente cependant; elle ne veut pas envenimer une vieille querelle, aussi, sachant bien que ses appréciations sont commentées, se montre-t-elle très indulgente pour le prince lui-même. «J'excepte M. le comte d'Artois des traits dont je vous parle; son âme est droite, noble et franche, et je suis intimement convaincu de la pureté de ses intentions; mais faible comme la plupart des princes de son sang, il se laisse diriger aveuglément par sa société.» Puis cette définition si exacte: «Persuadé qu'il a une volonté qui soumet celle des autres, ce prince suit sans s'en douter toutes les directions que ses amis lui donnent. Comment, d'après cela, compter sur les effets de ses excellentes qualités.»

Le marquis de Bombelles s'est entremis auprès du baron de Breteuil, mais celui-ci ne veut pas se rapprocher des princes. «D'après le ton mystérieux de ses lettres, ajoute Angélique, nous croyons qu'il y a d'importants secrets encore cachés que nous ne saurons que lorsque la bombe éclatera.»

Son mari ne pouvant pas songer à se rendre à Coblentz, Mme de Bombelles le gardera tout l'hiver, elle le croit du moins. N'étaient les événements, la vie lui paraîtrait douce dans sa retraite de Wardeck: «elle ne me laisse que le regret d'être loin de ma mère, de notre charmante petite princesse et de vous, ma pauvre petite».

Sur l'opinion de Madame Élisabeth en ce moment même, nous sommes renseignés par le billet joint à la lettre du 8 novembre adressée à Mme de Schwarzengald à Roschack. C'est ainsi que parviennent à Mme de Bombelles les lettres de la princesse. Après s'être attendrie à la fois sur les malheurs de Saint-Domingue et sur les pauvres que frappe si cruellement l'hiver rigoureux, Madame Élisabeth a griffonné en encre sympathique des impressions qui doivent rester secrètes. «Enfin, ma Bombe, l'on sent ici la nécessité de se rapprocher de Coblentz. On va envoyer quelqu'un qui y restera et qui correspondra avec le baron de Breteuil; mais il me reste une crainte dans cette démarche, c'est qu'elle ne soit faite que pour arrêter des démarches fâcheuses et qui sont fort à craindre, et non pas pour arriver à une confiance méritée. Cependant qu'arrivera-t-il si elle n'existe pas? C'est que nous serons la dupe de toutes les puissances de l'Europe... Je suis d'avis que ton mari soit où il est, car je suis sûre qu'il penserait comme moi et qu'il engagerait le baron de Breteuil à se porter de bonne foi à ce nouvel ordre de choses.»

La princesse insiste comme d'ordinaire sur la concorde nécessaire: «Si elle n'existe pas, souviens-toi de ce que je te dis: Au printemps, ou la guerre civile la plus affreuse s'établira en France, ou chaque province se donnera un maître. Ne crois pas la politique de Vienne très désintéressée: il s'en faut de beaucoup. Elle n'oublie pas que l'Alsace lui a appartenu. Toutes les autres sont bien aises d'avoir une raison pour nous laisser dans l'humiliation. Songe au temps qui s'est passé depuis notre retour de Varennes. Ont-elles (ces circonstances) remué l'Empereur? N'a-t-il pas été le premier à montrer de l'incertitude sur ce qu'il devait faire? Croire, comme bien des gens l'assurent, que c'est la Reine qui l'arrête me paraît presque un crime [184]. Mais je me permets de penser que la politique vis-à-vis de cette puissance n'a pas été menée avec assez d'habileté. Si cela est, je trouve que l'on a eu tort, mais il serait impardonnable, si, d'après le décret qui a été rendu hier sur les émigrants [185], on n'en sentait pas le danger. Juge à la quantité qui sont là s'il sera possible de les retenir, et ce que deviendra la France et son chef s'ils prennent ce parti sans secours étranger... Que ton mari engage son ami à marcher de bonne foi; je m'attends bien que dans le premier moment l'homme qui sera chargé d'aller à Coblentz éprouvera bien quelques difficultés; mais il ne faut pas que cela l'alarme, parlant au nom du Roi, et ne mettant aucune raideur à soutenir son avis; mais, en le raisonnant bien, il y entraînera les autres.»

Sages conseils, pieuses illusions. Est-il possible de mettre d'accord les hésitations du Roi tantôt encourageant les émigrés, tantôt fulminant contre eux, et les projets d'aventure patronnés par les princes? Ceux-ci sont littéralement furieux des injonctions venant de Paris et tendant à les faire rentrer en France, ils ne savent pas empêcher Suleau de faire paraître son Journal, dont les premiers numéros—nous l'avons déjà souligné—sont remplis d'injures contre l'Empereur et même contre la Reine. Le comte d'Artois a beau laver la tête au censeur, M. Christin, secrétaire de Calonne, a beau supprimer le journal, il s'en est échappé des exemplaires, le mal est fait, le bruit s'en répand comme une traînée de poudre; à Vienne comme à Paris, on se montre outré [186].

Laissons les événements suivre leur cours, oublions un instant les angoisses de la famille royale, les vexations dont elle est chaque jour victime, ce manque d'argent, cette suspicion constante qui environne leurs moindres actes [187], ce danger même d'être empoisonnés qui semble avoir menacé le Roi et la Reine et dont on a répandu le bruit [188],—ces incidents sont connus de la plupart, et nous ne pouvons céder à la tentation d'établir un journal complet—et arrivons à cette prétendue fuite de la famille royale qui n'exista que dans l'imagination d'un zélé ou d'un mauvais plaisant. Une lettre du marquis de Raigecourt à Mme de Bombelles, datée de Coblentz le 24 novembre, donne des détails qu'on ne saurait trouver ailleurs.

«Dans quel beau rêve nous avons passé la journée d'hier, Madame la marquise, mais qu'ensuite le rêve a été douloureux! La poste de Bruxelles apporte à M. de Vergennes [189] une lettre d'un correspondant aussi sûr qu'affidé, qui lui annonçait, d'une manière positive et à n'en pouvoir douter, le départ du Roi et son heureuse arrivée à Raismes près de Valenciennes, où il était entouré par 12.000 Autrichiens et où la ville de Condé était déjà venue lui apporter ses clefs.» On assurait que la nouvelle avait été apportée à l'archiduchesse par des courriers sûrs, que la lettre était écrite par un homme «bien instruit, et qui ne pouvait se hasarder à rien écrire légèrement». Ni Vergennes, ni les princes n'avaient douté de l'authenticité de la nouvelle: «Que notre malheureux monarque n'a-t-il été témoin de l'ivresse qui s'empare de tous les Français!»

La nouvelle se communique dans toute la ville avec la rapidité de l'éclair; des cris de vive le Roi retentissent dans toutes les rues, sur toutes les places... On ne voit que des gens criant, pleurant de joie, courant chez les princes. «Notre Roi, continue M. de Raigecourt, aurait rendu justice à ses généreux frères; ils étaient aussi bons Français, aussi heureux que nous.» Peut-être, pour le si bien affirmer M. de Raigecourt a-t-il des doutes sur la sincérité des manifestations de Monsieur et du comte d'Artois. Après tout, les princes étaient-ils mieux renseignés que la plupart et savaient-ils le cas à faire de ce bruit sensationnel. Pourtant: «Ils ne perdaient pas un instant et voulaient voler pour le rejoindre; déjà leurs voitures sont chargées et tous les chevaux de poste retenus; mais on espérait un courrier et il fallait attendre le courrier

La journée s'est passée dans l'impatience, peu à peu l'inquiétude en prend la place. «Tous les Français du dehors avaient reflué dans la ville; tous remplissaient la place, la cour et les appartements des princes, et tous attendaient le bienheureux courrier. Fût-il arrivé, il était embrassé, étouffé. Pour nous tranquilliser, on venait de temps à autre nous lire la lettre qui faisait notre espoir, notre bonheur, et chaque lecture était suivie de bruyants et longs applaudissements.»

Comment pouvait-on, à Coblentz, s'abandonner à une joie sans mélange sans qu'aucun complément d'information vînt garantir l'authenticité de la nouvelle et même de la lettre? Personne ne dormit cette nuit-là; «chacun avait l'oreille au guet pour entendre tirer les canons de la citadelle, que notre bon électeur avait fait préparer, et qui devaient jouer aussitôt l'arrivée du courrier».

La nuit s'est écoulée sans autre message, mais, au matin, la poste apportait une lettre du même personnage démentant tout ce qu'il avait dit la veille. «Par notre joie, continue M. de Raigecourt, jugez de notre abattement, nous étions ravis au troisième ciel, et nous nous retrouvons retransplantés sur cette terre de malédiction. La foule n'a pas été moins nombreuse chez les princes, et comme ils avaient partagé leur joie avec nous, ils sont venus de même partager leurs douleurs; en un mot ils ont été parfaits. Je n'en excepte pas le prince de Condé, qui est ici avec ses enfants.» Une seule ombre au tableau de la joie est signalée par le marquis: «quelques malins ont cru remarquer qu'au milieu de la joie commune M. de Calonne n'avait pu, malgré ses efforts, empêcher son visage de s'allonger; mais aussi fit-il, en revanche, illuminer sa maison».

M. de Raigecourt s'effraie outre mesure des conséquences de cette évasion mort-née, car, suivant lui, il y avait eu un plan formé pour faciliter la fuite du Roi; la date fixée était le 18 ou le 19 [190]; «la garde était gagnée, mais le plan ne s'est pas effectué, soit pour avoir été éventé, soit pour toute autre raison. Peut-être les courriers, arrivés à Bruxelles, ont-ils été envoyés exprès par les Jacobins. Ce qu'il y a de sûr, c'est que tout Bruxelles, et même, dit-on, le baron (de Breteuil) et les gouverneurs généraux [191] ont été mystifiés tout comme nous, et que cette nouvelle fera probablement le tour de l'Europe. Notre malheureuse princesse n'avait pas été oubliée dans ce fagot; elle était aussi arrivée avec M. de Viomesnil [192], et la Reine avec M. de Choiseul et M. le Dauphin.»

De son côté Mme de Bombelles, à l'annonce d'une nouvelle qui était venue jusqu'à elle avait éprouvé et les plus grandes espérances et les plus vives angoisses. «Depuis six jours, écrit-elle le 2 décembre, nous sommes, mon cher marquis, dans un véritable purgatoire. Une estafette de l'évêque de Spire nous a apporté, le 26, la nouvelle de l'évasion du Roi; nous l'avons crue sans hésiter. Cependant des lettres reçues le lendemain et le surlendemain, qui ne parlaient pas d'un aussi grand événement, nous ont donné du trouble; enfin les gazettes et les lettres de ce matin nous ont tirés absolument de notre douce erreur.»

Elle a reçu la lettre du marquis datée du 24, qui «lui a déchiré l'âme». Ces pauvres princes, tous ces malheureux gentilshommes combien ils ont été cruellement trompés et ensuite désabusés! Les gazettes allemandes disent que c'est un fin tour de quelques démocrates; je voudrais les étrangler. Mais aussi, mon cher, comment tes princes ont-ils pu se confier à une lettre venue par la poste? Comment n'ont-ils pas calculé qu'ils auraient reçu un courrier, qui aurait précédé la poste, que le Roi et l'Archiduchesse leur eussent envoyé?»

Et la marquise réfléchit juste—mais après—en ajoutant: «Pourquoi sitôt se réjouir?... Je crois qu'effectivement le Roi aura eu le désir de s'évader, et que des indiscrétions auront éventé la mèche et lui en auront ôté la possibilité.»

Mme de Bombelles n'est pas femme à se décourager. Les choses ne peuvent rester ce qu'elles sont... L'Espagne, dit-on, se joindra aux cours du Nord pour soutenir les Princes de tout leur pouvoir, et si ceux-ci sont bien conseillés, si la Russie et l'Espagne les soutiennent fortement, le Roi, sans sortir des Tuileries, reprendra la couronne... L'évasion, dans les conditions actuelles, eût produit des merveilles, la marquise en convient avec M. de Raigecourt, mais «le danger qu'il courrait serait si grand qu'il faut lui pardonner de n'oser l'entreprendre».

D'autre part il se confirme que le rapprochement du baron de Breteuil avec les princes s'opère tout doucement. Angélique s'en réjouit d'autant mieux que son cher mari y est pour beaucoup, et c'est avec empressement qu'elle profite de l'occasion offerte pour dire tout ce que son cœur ressent de tendre admiration pour l'époux aimé. «M. de Bombelles a tout fait pour y engager le baron; il n'y met aucune personnalité, et dans la supposition où les princes voudraient ne pas entendre parler de lui en se réconciliant avec le baron, il n'en jouirait pas moins de les voir bien ensemble. Ah! combien, dans ces circonstances, j'ai étudié avec plaisir l'âme de mon mari; il n'en existe pas au monde une plus droite, plus désintéressée, et moins il désire d'être admis de nouveau dans les affaires, plus je suis convaincue qu'il y ferait des merveilles. Il attend depuis six jours les événements avec une résignation qu'il tenait tout entière de sa confiance en Dieu. Depuis hier au soir et ce matin, il a mis un courage, une force à apprendre les tristes nouvelles qui sont parvenues, qui m'inspirent pour lui le respect le plus vrai et le plus tendre. Ah! combien il est consolant de voir dans le père de ses enfants le meilleur guide que j'eusse pu jamais leur désirer...»

Pas de nouvelles de la princesse sur l'événement manqué, c'est là ce qui tourmente le plus Mme de Bombelles. «Quel est l'infernal démocrate qui a pu fabriquer une telle histoire?» mande-t-elle à Mme de Raigecourt, en la suppliant de la renseigner, si faire se peut.

De Madame Élisabeth, pendant ce laps de temps, aucune lettre n'est parvenue qui fasse sérieuse allusion ni aux différents projets d'évasion ni à la fausse nouvelle. «Tu me demandes des nouvelles de mon jeune homme, écrit-elle à Mme de Raigecourt. Eh bien, je ne suis pas mécontente de sa belle-mère; mais je t'avoue que ses gens d'affaires me font peur; ils ont de l'esprit, mais en affaires cela ne suffit pas... Je ne t'apprendrai rien lorsque je te dirai que le décret sur les prêtres a passé hier avec toute la sévérité possible. Il a été porté au Roi malgré tous ses défauts constitutionnels. Il y a eu en même temps une députation de vingt-neuf membres pour prier le Roi de faire des démarches vis-à-vis des puissances, afin d'empêcher les rassemblements, ou bien on leur déclarera la guerre. Dans ce discours, on a assuré le Roi que Louis XIV n'eût pas souffert de rassemblements. Qu'en dis-tu? Il est joli, celui-là, qu'on parle de Louis XIV, ce despote dans ce moment. La maison du Roi en nouvelle formation avec un uniforme «peu joli» et des éléments de garde nationale, la nomination de Pétion comme maire de Paris, occupent la princesse. Sur cette ancienne connaissance du retour de Varennes, Madame Élisabeth écrit: «Je n'ai point aperçu le nouveau maire depuis sa nomination, cela ne me déplaît pas; cependant je t'avoue que je ne serais pas fâchée de reprendre avec lui certaines conversations assez étranges et de voir s'il est toujours le même... Mais je trouve que nous sommes très bien chacun chez nous.»

In caudâ, cette simple remarque: «Tu as eu bien de l'esprit de ne pas croire à cette bête de nouvelle que les méchants ont répandue avec je ne sais quelle intention.» Nous avons vu, au contraire, que les deux amies de la princesse avaient cru avec ardeur au bruit qui les comblait de joie.

L'armement présumé des Cercles de l'Empire, la coalition annoncée des gentilshommes et propriétaires des provinces en France, le rapprochement entre Breteuil et Coblentz, autant d'hypothèses plus ou moins réalisables qui préoccupent la pensée des Raigecourt et des Bombelles et dont ils émaillent leur correspondance de décembre... Tout croule en quelques jours: le Congrès n'est qu'un mythe [193], la coalition est dissoute dans l'œuf. Reste le rapprochement entre Coblentz et les Tuileries que pronostique Bombelles, qu'espère Raigecourt. Ils ont compté sans Calonne...

Dans l'intervalle, le veto suspensif du Roi sur le décret concernant les prêtres non assermentés a réveillé les haines un instant engourdies. «Je fais assez ce que tout le monde désire pour qu'on fasse une fois ce que je veux», avait dit le Roi pour clore les débats, cependant qu'il venait de donner l'ordre aux Français de sortir des électorats... Les émigrés sont aux champs; l'Empereur n'a pas encore pris de parti [194]. «La guerre peut être déclarée d'ici un mois, écrit Madame Élisabeth, s'il n'interdit pas les rassemblements...»

Et Mme de Bombelles de trouver bien prématurée cette démarche du Roi. «N'aurait-il pas dû traîner en longueur jusqu'à ce qu'il eût été sûr que ses frères et les puissances étaient prêts? Je me perds dans mes conjectures: loin de moi l'idée que notre Souverain voulût de bonne foi nous abandonner quoique beaucoup de démocrates s'en flattent, mais je crains qu'il ne se soit trop pressé, et que ce démon de Lückner [195] ne vienne piller et dévaster quelques parties des États des princes allemands avant qu'on ne puisse s'y opposer: qu'en pensez-vous? La conduite de l'Empereur est si prudente qu'elle me donne aussi des inquiétudes; enfin, mon enfant, je vois fort en noir sur notre avenir. Une seconde évasion du Roi me paraît impossible, et les démocrates seront bien forts tant qu'ils auront un tel otage.»

Un grave événement s'est passé dans le ménage de Bombelles. Le marquis est parti sans dire pour où. «Mon mari est absent depuis quinze jours, ne me demandez pas où il est, car je n'en sais rien; j'ignore également le but de son voyage; il m'a simplement mandé, en date du 21, qu'il se portait bien.» Bombelles est allé rejoindre le baron de Breteuil qui lui a confié une importante mission pour la Russie; si secrète est cette ambassade qui soulèvera des tempêtes dans le camp des princes qu'à sa femme il n'a rien confié en partant; de Bruxelles même, il n'a pas voulu éventer la mèche. Étant donnée l'intimité de sa femme avec les Raigecourt, il ne pouvait faire autrement. Au lecteur de conclure si Mme de Bombelles était aussi ignorante qu'elle le disait ou si elle jouait un rôle avec docilité.

La marquise est restée à Wardeck entourée de ses enfants, de sa belle sœur de Louvois, de ses amis le comte et la comtesse de Régis [196], que nous retrouverons souvent, et d'une famille anglaise, les Wynn, qui lui montrent beaucoup de dévouement. Elle a de jeunes enfants et un neveu à distraire; toute cette petite jeunesse a besoin de mouvement et de plaisir. «Mes bons Anglais, pendant l'absence de mon mari, me comblent d'attentions et d'amitiés. Nous allons, pour nous divertir, jouer la comédie, ou du moins la faire jouer à nos enfants; je n'ai pu me refuser à cette distraction pour eux et pour mes amis. Quant à moi, je suivrais mon goût davantage, si je pouvais me livrer à des occupations plus sérieuses, plus analogues à l'état de mon âme, mais la Providence m'a donné des enfants qu'il s'agit de rendre bons et heureux; je vis donc uniquement pour eux et ne compte pour rien. Nous donnons Nanine et Agar dans le désert; les petites Wynn et mes enfants jouent les principaux rôles; Mme de Louvois et son fils en sont aussi, de sorte que nous ne sommes point embarrassés pour les acteurs... Je reçois toujours des nouvelles de notre princesse que j'aime à l'adoration. Quelle position que la sienne!

Madame Élisabeth n'ignore aucun des projets de son amie, elle l'a félicitée de distraire ses enfants et d'oublier ainsi «la neige indigne qui les entoure», elle ajoute en post-scriptum de la lettre du 25 décembre: «Ma belle-sœur me charge de vous dire que vous êtes une petite bête d'avoir cru à certaines nouvelles.» Sa lettre a été écrite pendant que l'abbé d'Avaux lisait le Bourgeois gentilhomme aux enfants. «Ce qui ne laisserait pas que de m'ennuyer» souligne la princesse.

«M. de la Fayette est venu ici deux jours et est reparti pour Metz. J'ai eu le malheur de ne pas le voir. Il y a à son occasion un bon mot de M. Pétion. La garde lui ayant demandé la permission de lui rendre honneur et de le fêter (la Fayette): «Si j'étais de vous, a répondu le maire avec son ton engourdi, j'attendrais son retour.» «A propos je l'ai revu chez le Roi, et l'ai trouvé absolument le même.» Après la malice, les réflexions tristes sur la mort de Mme des Essarts, une de ses dames pour accompagner, qui a pris la petite vérole de sa sœur est morte neuf jours après. Je la regrette de tout mon cœur, mais la pauvre petite est bien heureuse; elle n'a vécu que pour apprendre à se détacher de la vie, car elle n'avait point été heureuse. Elle était pleine de vertu et de religion. Dieu, j'espère, est sa récompense, mais c'est sa malheureuse mère [197] que je plains, après avoir eu quatre enfants, de se trouver seule. Dans un âge et avec une santé où l'on a besoin de soins, n'avoir pour ressource qu'une enfant de treize ans, quelle destinée!»

Autre pensée triste, celle-là d'anniversaire. «Il y a eu quatre ans le 23 de ce mois que ma pieuse tante Louise est morte en paix, tendrement entourée de ses bonnes Carmélites. Que Dieu a été miséricordieux pour elle en l'appelant à lui à la veille des désastres et des infortunes qui allaient fondre sur toute sa famille et sur son couvent!»

C'est par cette pensée douloureuse que se termine pour Madame Élisabeth l'année 1791. Au crépuscule de l'année suivante, elle ne donnera plus ses impressions: ses lettres ne parviendraient plus à ses fidèles amies.

CHAPITRE VIII

Le Roi et la Reine correspondent avec les souverains étrangers.—Instructions au maréchal de Castries.—Plaintes de Calonne.—Mission donnée à Bombelles.—Son arrivée à Saint-Pétersbourg.—Genêt et Esterhazy.—Attitude de Catherine II vis-à-vis de Bombelles.—Sa rancune contre Breteuil.—Echec de la mission de Bombelles.—Catherine II et la Pologne.

Malgré sa cruelle situation de monarque prisonnier, Louis XVI s'était fait illusion qu'une démarche personnelle en cette fin de 1791 pèserait encore de quelque poids auprès des Cours de l'Europe. En même temps que le baron de Goguelat était envoyé à Coblentz pour atténuer l'effet des sommations adressées aux émigrés, le baron de Vioménil se rendait à Bruxelles, chargé pour le baron de Breteuil d'un paquet de lettres confidentielles que l'agent général du Roi trouverait le moyen de faire parvenir à destination.

Ces lettres, adressées au Roi de Prusse et à l'Empereur Léopold, au Roi de Suède et à l'impératrice Catherine tendaient au même but. Le Roi et la Reine—car dans cette correspondance ils s'étaient partagé la rédaction—revenaient sur l'idée d'un «Congrès appuyé d'une force armée, comme la meilleure manière pour arrêter les factieux et donner les moyens de rétablir un état de choses plus désirable».

Breteuil avait mission d'appuyer de la façon qu'il jugerait convenable les demandes qu'exposeraient ces lettres. Louis XVI et la Reine n'étaient pas sans sentir l'effet que devait produire dans l'entourage des princes le choix de Breteuil, aussi le Roi avait il écrit en même temps au maréchal de Castries, alors à Cologne, priant l'ancien ministre de s'occuper activement des affaires royales, d'être l'intermédiaire entre les princes et Breteuil. Ce dernier envoyait aussitôt à Cologne le marquis d'Autichamp et M. de Vioménil pour appuyer la lettre du Roi par une lettre engageante de sa propre main.

Un peu surpris de cette démarche dont, à première vue, il ne comprenait pas le sens—sous couvert d'un rapprochement avec ses frères, Louis XVI comptait bien que le maréchal choisi par les princes pour le représenter ne ferait rien sans consulter Breteuil,—Castries consulta l'évêque d'Arras, Mgr de Conzié, qui se trouvait de passage à Cologne. Celui-ci, homme d'intrigue et d'ambition, flaira un rôle à jouer. Il partit pour Coblentz, négocia avec assez d'habileté pour que les princes prissent une décision conforme aux désirs du maréchal. Ils accueillirent avec un apparent empressement la proposition de Louis XVI, se déclarèrent prêts à entrer en rapports avec Breteuil, déclarant bien haut: «Le rapprochement que nous désirions tant avec les Tuileries est enfin opéré. Le Roi et la Reine nous rendent justice.»

Sur ce pied d'égalité, l'entente avait peu de chance de durer, si tant est que l'empressement des princes eût été sincère. Là où le Roi et Breteuil entendaient une soumission complète aux ordres venant des Tuileries, le conseil de Coblentz n'admettait au contraire qu'un quitus donné d'avance par le Roi aux actes des princes. Le maréchal s'y trompa; il conseilla à Breteuil de rester dans l'ombre, de se contenter de donner le plan tandis que les princes agiraient secrètement auprès des Cours. Breteuil ne se hâta pas de répondre, mais en même temps il interprétait ses ordres dans le sens le plus étroit, semblant exiger des princes la révélation de tous leurs projets, se tenant, lui, en revanche, dans la plus grande réserve et taisant les projets du Roi.

Ce que la cour de Coblentz appelait «la duplicité de l'agent du Roi» ne pouvait guère consolider l'apparente réconciliation. Calonne se plaignait hautement. Le 9 janvier il écrit à l'abbé Maury à Rome: «Le gros baron veut se rapprocher ou paraît vouloir se rapprocher de ce côté-ci. On ne se recule pas et ce que l'on vous a dit du maréchal de Castries intermédiaire est vrai. Ce dernier est loyal et nous nous y fions. Il voit déjà de lui-même de quel bois on se chauffe à Bruxelles et il n'en est pas plus édifié que nous.» Le même jour, il répondait au baron de Talleyrand représentant des princes à la cour de Naples: «On veut éloigner les princes, à quelque prix que ce soit, et les mettre hors de chose pour pouvoir en disposer à son gré. Bruxelles semble particulièrement s'acharner à ce dessein et la maudite influence de l'intrigant baron de Breteuil se fait encore sentir [198]

Dans ces conditions, l'alliance prétendue ne pouvait porter des fruits utiles. L'Europe allait bientôt recueillir les preuves du désaccord des membres de la famille royale, désaccord qui ne faisait que s'accroître et s'envenimer et compromettait ainsi les dernières espérances de la monarchie.

En faisant parvenir aux Souverains les lettres dont il était chargé, Breteuil se voyait forcé du reste, bon gré mal gré, de suivre les négociations qu'elles entraînaient, et cela à l'insu des princes qui y étaient visés. Dans sa lettre au roi de Suède, Louis XVI, après avoir énuméré les avantages d'un Congrès, disait: «Cela vaudrait mieux qu'une attaque des princes qui, malheureusement entourés de personnes aigries, ne sont pas libres de faire ce qu'ils veulent, ni de garder le secret de leurs projets.» En conclusion, il spécifiait que «leur intervention devait être évitée et que Breteuil était seul chargé de négocier [199].» Au roi de Prusse, Louis XVI a écrit dans le même sens [200]. La lettre adressée à l'empereur Léopold est accompagnée d'un appel de la Reine à Mercy: «Que mon frère se persuade donc bien que nous ne pouvons tenir à une Constitution qui fait le malheur et la perte de tout le royaume... Notre sort va être entièrement entre les mains de l'Empereur... J'espère qu'il se montrera mon frère et le véritable allié du Roi... On ne peut plus différer, voilà le moment de nous servir. Si on le manque, tout est dit, et l'Empereur n'aura plus que la honte et le reproche à se faire aux yeux de l'univers d'avoir laissé traîner dans l'avilissement, pouvant les en tirer, sa sœur et son beau-frère [201]

A Catherine enfin, Marie-Antoinette avait écrit dès le 3 décembre, et cette lettre plus importante, dont on escompte l'action décisive, fait l'objet d'une distinction spéciale. Des développements verbaux doivent l'expliquer, et pour cette mission délicate où un homme habile et rompu aux affaires diplomatiques est nécessaire le baron de Breteuil, imprudemment sans doute, a désigné le marquis de Bombelles qu'indiquaient tout naturellement sa longue carrière et son dévouement, mais qu'aurait pu faire écarter la suspicion et même l'aversion où le tenaient les princes. Pourquoi n'avoir pas confié la mission au comte Valentin d'Esterhazy, qui de longue date s'était fait remarquer par son attachement à la Reine? Bien que depuis six mois, il représentât les princes à Saint-Pétersbourg, il ne se fût pas dérobé à l'honneur de se faire porte-parole des messages royaux. Sans doute le nom d'Esterhazy avait été prononcé, on n'était pas sans compter sur son appui à un moment donné, mais il était trop inféodé à la politique des princes, et le Roi n'avait pas voulu qu'il fût le seul négociateur. D'où ce choix de Bombelles qui devait irriter au suprême degré les frères du Roi, dès qu'ils furent au courant de sa mission. Il ne semble pas que Breteuil, en le désignant, se soit bien rendu compte des colères qu'il allait déchaîner à Coblentz, et cela au moment où, après de vives blessures de part et d'autre, d'apparentes tentatives de rapprochement s'esquissaient entre les conseils du Roi et le «Cabinet» Calonne, négociations compliquées où lui, Breteuil, avait rôle capital à jouer. Le baron, il faut l'avouer, en cela d'accord avec Vaudreuil et tous les coryphées du clan adverse, eût fait la gageure d'embrouiller les cartes qu'il n'aurait pas fait plus incompréhensible choix.

Appelé par Breteuil, Bombelles était le 30 décembre à Bruxelles. Dès le 1er janvier 1792, il en repartait, se dirigeant en droite ligne sur Saint-Pétersbourg, porteur de la lettre de Marie-Antoinette à Catherine, d'un long mémoire de Breteuil pour l'Impératrice et pour le comte Ostermann, ministre des Affaires étrangères, d'une copie des pouvoirs donnés par Louis XVI à son agent général à l'étranger et de différentes lettres de Fersen.


Les ambassadeurs français ne manquaient pas à la Cour de Catherine.

Genêt d'abord, représentant officiel du Gouvernement constitutionnel. Ce frère de Mme Campan, qui avait des prétentions malheureuses à la littérature (il avait publié avec commentaires deux odes d'Horace reconnues apocryphes), avait succédé au comte de Ségur en 1789. La diplomatie, où il ne brilla pas, lui réservait une foule de mésaventures. L'emploi, il faut le dire, n'était pas aisé à remplir, mais du moment où Simolin était demeuré à Paris avec son titre de ministre plénipotentiaire—chargé par Ostermann «d'acheter le patriotisme des députés qui gouvernaient la France [202]»—on pouvait supposer que Genêt aurait une situation tenable. Il n'en était rien, et sa mission ne fut qu'un long martyre. Saint-Priest l'avait depuis longtemps cinglé du nom de «sot enragé». Catherine, qui l'appelait «démagogue enragé [203]», se refusait à le voir et, dès la fin d'août 1791, le comte Ostermann lui signifiait l'ordre de ne plus paraître à la Cour, tandis que le comte Bezborodko le traitait de «polisson» dans une note qu'il remettait à l'Impératrice. Sa position était devenue intolérable et, après les événements de juin 1792, il dut quitter la Russie.

A côté de Genet, les représentants officieux: le comte de Saint-Priest, envoyé par le Roi, après son ambassade à Constantinople, ne fit que passer et fut employé par Catherine à des missions à l'étranger. Le jeune Sombreuil [204], envoyé en 1791, s'était vu écarter sur les instances du comte Valentin d'Esterhazy [205].

Ce dernier est une ancienne connaissance [206]. L'ancien favori de Marie-Antoinette était devenu favori du comte d'Artois, dont il avait, comme gouverneur de Rocroi, facilité le passage dans les Pays-Bas. Esterhazy était arrivé à Saint-Pétersbourg le 14 septembre 1791, investi de la confiance des princes, chargé des messages de Monsieur et du comte d'Artois pour l'Impératrice et d'une lettre du prince de Nassau pour le général Platon Zouboff, qui, auprès de Catherine, commençait à contrebalancer l'influence de Potemkin. Dirigé par Zouboff, présenté par lui à l'Impératrice à l'Ermitage, Esterhazy avait pu, dès la première audience, expliquer le but de sa mission, remettre les instructions des princes.

Catherine, qui considérait la Cour des frères de Louis XVI comme une Cour souveraine, se trouvait bien disposée pour l'envoyé du comte d'Artois.

Patronné par le comte de Cobentzel, ambassadeur d'Autriche, Esterhazy devait bientôt, à la Cour et dans la société russe, être accueilli de telle façon que lui-même écrira «qu'il est impossible d'être mieux reçu [207]». On va le voir profiter étrangement de cette faveur toute exceptionnelle qui s'adresse à l'homme et non à l'envoyé de la famille royale. Mme de Bombelles nous l'a montré [208] fort laid de figure, «mais d'un caractère honnête qui séduisait par ses qualités solides, sa franchise, son zèle et son désintéressement». Il y a là un sensible euphémisme: Esterhazy avait de la finesse et de l'esprit, une ambition insatiable qu'il dissimulait sous les dehors d'une franchise brutale, celle-ci prenant auprès de Catherine les formes de la plus exquise flatterie.

Devenue méfiante envers les étrangers, l'Impératrice avait fait exception pour Esterhazy; elle le traita avec une affabilité marquée, l'admettant dans sa société la plus intime, l'hiver à l'Ermitage, l'été à Tzarskoé Sélo ou dans les petits déplacements [209]. Et, en fait, Esterhazy avait su plaire à tout le monde, non seulement à l'Impératrice et à Zouboff, mais au grand-duc Paul, à toute la Cour. «Grand faiseur de mots, écrit Rostopchine, d'Esterhazy occupe les femmes le long du jour par son désespoir au sujet du Roi, et ses doléances arrangées pendant la nuit font beaucoup d'effet et lui ont valu le titre d'homme sensible [210]» Ni Rostopchine, ni Langeron ne semblent exagérer; il est d'autres témoignages. Mme Vigée-Lebrun, qui appelle pompeusement Esterhazy l'ambassadeur de France, a recours à sa protection pour se faire présenter à l'Impératrice et reçoit de lui les instructions cérémoniales. Un instant, malgré l'engouement de la société russe pour son talent, elle se voit traitée avec méfiance parce qu'on la soupçonne d'être envoyée par le comte d'Artois pour préparer les voies à un nouvel ambassadeur [211], et il lui faut l'appui d'Esterhazy pour être reçue favorablement.

Adulé, choyé, partout réclamé, Esterhazy mettait à profit l'extraordinaire faveur dont il était l'objet. S'il ne perdait pas de vue le complément d'un million de roubles qu'il était chargé de demander et qui avait peine à sortir des coffres de l'Impératrice [212], l'ambassadeur, assez peu scrupuleux, opéra largement pour lui-même et réussit à se faire adjuger un lot des dépouilles des Polonais et s'enrichit aux dépens des proscrits [213]. Il reçut des pensions, un palais à Saint-Pétersbourg, des terres en Volhynie et en Podolie et, si Catherine se payait de ses prodigalités par des plaisanteries d'un goût douteux comme de faire chanter le Ça ira et la Carmagnole au fils d'Esterhazy [214]; elle ne cachait pas le goût que lui avait inspiré l'ambassadeur des princes et disait: «C'est mon bon ami, il n'est jamais si heureux que quand il est avec moi.» Au fond, Esterhazy était de la race de ces grands seigneurs cosmopolites qui, à l'école du prince de Ligne, se créaient une patrie là où on les traitait bien. Ceci ne l'empêchait pas de rester fidèle en même temps—ce qui peut paraître étrange—à Marie-Antoinette et au comte d'Artois; du moment où ses intérêts se trouvaient d'accord avec la mission qu'il s'était fait confier, il marchait droit et aurait pu servir utilement la cause royale [215], si la mauvaise volonté des princes, d'un côté, et la politique occulte de Louis XVI et de Marie-Antoinette, de l'autre, n'avaient pas creusé un fossé profond entre deux rameaux rendus impuissants par la division.

Au reste, en octobre 1791, non encore portée au dernier degré d'irritation contre les princes (la scission ne date réellement que de décembre, et c'est le moment, nous l'avons vu, où d'assez hypocrites paroles de conciliation ont été portées à Coblentz), Marie-Antoinette ne voyait pas encore d'un œil jaloux la faveur inespérée dont Esterhazy jouissait à la Cour de Catherine, puisqu'écrivant à son ancien et très fervent admirateur, elle l'encourageait à persévérer dans ses efforts, «à ne s'occuper que du salut de la France et non de sa sûreté personnelle». La Reine demandait des nouvelles de Fersen avec qui Esterhazy était resté en relations, et à ce dernier, en gage d'amitié, elle envoyait un de ces anneaux qui se vendaient alors en quantité à Paris avec cette légende: Domine, salvum fac regem et reginam [216].

Sans aucun doute donc, pour porter à Saint-Pétersbourg des ouvertures de Congrès armé, il eût été plus adroit de se servir du canal d'Esterhazy, plutôt que d'accréditer à la Cour de Catherine un nouvel ambassadeur patronné par Breteuil. Les instructions données à Bombelles prouvent qu'une plus grande maladresse allait être commise, puisqu'avant toute chose il tiendra à expliquer à Ostermann «les causes du désaccord entre le Roi et les princes». Dans sa haine contre les idées révolutionnaires, Catherine s'est montrée généreuse pour les princes et leurs représentants; que vient-on lui parler de désunion entre les différents membres de la famille royale et annihiler le résultat de ses efforts?

Du moment où Louis XVI est prisonnier de la Constitution, le vrai Roi, pour elle, c'est Monsieur, et c'est de ce côté que s'orientent ses sympathies. Elle ne peut sentir Breteuil, à qui elle garde rancune, depuis 1762 [217], de lui avoir refusé son concours pécuniaire et de ne pas s'être prêté à la conspiration qui devait lui assurer le trône. Ses sentiments, Catherine ne les cache pas, car, au reçu de la lettre de Marie-Antoinette, elle fait ses observations par une note autographe pour son ministre Ostermann. La Reine, à la fin de son long memorandum, a marqué que «par prudence il a été impossible au Roi d'instruire ses frères de ses projets». «A Dieu ne plaise, ajoute Marie-Antoinette, qu'il y ait la moindre méfiance entre nous (comme on veut le répandre); nous jugeons de leur cœur par les nôtres, et nous savons bien qu'ils ne sont occupés que de nous. Mais tout ce qui les entoure n'est pas de même; la légèreté des uns, l'indiscrétion des autres, l'ambition même de quelques-uns, tout impose à nos cœurs la loi pénible de ne pas leur parler avec l'abandon ou la confiance qu'ils méritent par leurs sentiments personnels...»

L'Impératrice apprécie assez justement cette politique double: «... Qu'attendre de gens qui agissent sans discontinuer avec deux avis divers parfaitement contradictoires: l'un en public et l'autre en secret? C'est elle qui a tout perdu, cette contradiction continuelle; c'est elle qui empêche d'aller en avant. Le seul parti qui le pourrait, celui des princes, on les veut en arrière: pourquoi? parce qu'ils sont en avant. On est faux avec eux et avec tout le monde, en vérité, car ce Breteuil encore a toujours haï cordialement la Russie et votre très humble servante plus qu'âme qui vive [218]

Déjà mécontente de ce que Marie-Antoinette «écrit lettre sur lettre à l'empereur Léopold pour l'empêcher d'agir [219]», tandis qu'elle «emploie tout son crédit sur l'esprit de ce prince pour l'engager à des démarches plus actives»; peu satisfaite de plus de la politique du Roi qui contrecarre celle des princes, auprès desquels, sur les instances d'Esterhazy, elle vient d'envoyer le comte de Romantzov, gardant ressentiment à Breteuil et de sa maladresse passée et de son attitude actuelle, dont son correspondant, le prince de Nassau-Siegen, lui mandait les détails en donnant raison à Calonne contre le baron [220], l'impératrice était donc très mal disposée, lorsque l'arrivée de Bombelles fut annoncée à Saint-Pétersbourg.

On sait donc en quoi politiquement et particulièrement la nomination de Bombelles était malheureuse. Fersen, intermédiaire constant entre Gustave III et la Reine, et mêlé de très près aux négociations, n'a vu là que par les yeux de Breteuil, a trouvé le choix bon, parce que Bombelles n'est pas trop en vue, qu'il est aimable en société et que «sa conduite à Venise (son refus de prêter serment à la Constitution) est dans le genre de l'Impératrice [221]». Il s'est fait tant d'illusions sur la réception réservée à Bombelles et le résultat de ses démarches pour un Congrès armé, qu'il écrit au baron de Stedingk pour recommander chaudement le mandataire de Breteuil; au comte Esterhazy qui tient la place et n'entend nullement la céder, il ne craint pas de donner le conseil de laisser Bombelles agir seul. Il a même la témérité d'écrire: «L'extrême indiscrétion du conseil des princes empêche de leur rien confier dans une affaire où le secret leur est si nécessaire, car les princes ont accoutumé la noblesse à être instruite de tout, et il y a parmi eux un grand nombre d'espions». Il explique ensuite les raisons qui incitent le Roi à insister pour un Congrès armé. Il termine par ces mots qui peuvent étonner Esterhazy: «Mon ami, ce que vous pourriez faire de mieux en ce moment serait de quitter Pétersbourg le plus tôt possible et de trouver un prétexte vis-à-vis des princes pour retourner à Tournay. Croyez en ma tendre amitié pour vous. Je vous expliquerai les raisons à votre passage ici, et vous verrez que je n'avais pas tort...»

Ce fut le marquis de Bombelles lui-même qui en arrivant à Saint-Pétersbourg, le 26 janvier, remit la lettre de Fersen à Esterhazy [222]. D'anciens liens d'amitié lui permirent de paraphraser la lettre; dépouillant toute feinte à l'égard d'un collègue qu'il aurait sans doute voulu supplanter, il lui confia sous le sceau du secret la mission dont il était chargé, semblant lui demander conseil, atténuant par là le naturel froissement d'amour-propre que devait éprouver Esterhazy.

L'ambassadeur des princes, il faut le dire à sa louange, au lieu de rebuter l'envoyé du Roi et de chercher à détruire dans l'œuf la difficile mission dont il était chargé, n'eut en vue que la cause royale et se mit à la disposition de Bombelles pour faciliter ses démarches. Par contre, écouter le conseil de Fersen et se résoudre à quitter Saint-Pétersbourg, c'est-à-dire tromper la confiance des princes, Esterhazy, après réflexion [223], ne l'admettait pas, et il ne tardait pas à signifier à Bombelles son ferme dessein de demeurer à son poste. Un argument sans réplique devait du reste convaincre celui-ci: pour expliquer son retour à Coblentz, le comte Valentin eût dû confesser la vérité, et cette vérité mystérieuse, on lui demandait de la taire aux princes. Bombelles admit les scrupules de son rival et n'eut pas à se plaindre d'ailleurs de la résolution qu'ils avaient entraînée, car c'est à Esterhazy, dont le concours dévoué ne se démentit pas pendant plusieurs semaines, qu'il dut de voir ses premières démarches facilitées.

Le jour même de son arrivée, le comte Ostermann recevait Bombelles présenté par Esterhazy. Le ministre n'hésita pas à témoigner des doutes au sujet du degré de confiance qu'il convenait d'accorder au baron de Breteuil et à son envoyé, alors que le poste de représentant de la monarchie française était occupé et bien occupé par le comte Valentin. Bombelles paraphrasa les deux notes qu'il remettait au ministre pour l'Impératrice, rappelant les sujets de désaccord entre les princes et le Roi, insistant sur la confiance que portait Louis XVI à Breteuil jalousé par Calonne, ajoutant que seul le baron—le Roi en avait informé ses frères—était chargé de défendre les intérêts monarchiques auprès des Cours [224].

Dans sa première note, Bombelles, très amer pour Calonne, ménage en apparence le comte d'Artois dont il ne méconnaît ni les bonnes intentions, ni la grandeur d'âme. Sous les fleurs pourtant se cachent l'épigramme, et quand vient le récit des incidents de Florence et de Vicence, Bombelles, peut-être à l'encontre de la finesse diplomatique, se laisse aller à sa rancune contre un prince «qu'on força à faire violence à l'équité et qu'on obligea à montrer de l'humeur à un homme qu'il lui est impossible de ne pas estimer».

Bombelles et Breteuil s'imaginaient donc que le secret de cette mission serait éternellement gardé et que jamais les princes, amenés à céder aux instructions de leur frère, n'auraient connaissance des rapports malveillants dirigés contre eux! Dans ce mémoire, long réquisitoire contre Calonne, le prince de Condé dont on déplorait «l'exagération des idées» n'était pas épargné. En annexe se trouvait un précis sur les inconvénients d'un congrès et motifs cependant pour désirer sa prompte convocation. Ostermann sans doute, malgré la chaleur employée par Bombelles à défendre sa cause, était peu convaincu qu'elle pût être agréable à l'Impératrice. Néanmoins il s'engagea à lui remettre les mémoires et à solliciter d'elle une audience pour l'ambassadeur du Roi.

Catherine prit connaissance des notes de Bombelles et elle annota la première de façon significative:

«Dans tout ce mémoire [225], je ne vois que la haine de Breteuil contre Calonne. Quand la Reine, dans sa lettre, répète que les princes ne doivent se trouver qu'en arrière, je vois bien de quoi il s'agit; mais en même temps je vois aussi que l'arrière d'un très grand parti, composé des vrais catholiques romains, des princes, de la noblesse, des parlementaires, de quantité de militaires de tout grade, n'est pas le moyen de faire aller la bonne cause en avant. Il faudrait envoyer au diable les conseillers tels que le baron de B..., qui donne d'aussi mauvais conseils, et Cal... aussi, parce que, à la lettre, c'est un éventé.»

Les deux conseillers recevaient ainsi leur soufflet. A la fin de sa note, Catherine indique ses sympathies: «Ce qui discrédite le plus ce mémoire est ce qui est dit du prince de Condé. On y appelle exaltée l'élévation de son âme. Cela sent de la haine, ou bien aussi on ne saurait s'élever jusqu'à lui [226]. »

Dans ces conjectures, avec le parti pris d'avance de trouver tout mal ce qui ne viendrait pas directement des princes, sans Calonne, quelle suite allait donner Catherine aux propositions de Bombelles au sujet d'un congrès armé de toutes les puissances, dont la Russie prendrait l'initiative? On le devine. Par égard pour le Roi et sur les instances d'Ostermann, l'Impératrice accorda une audience à Bombelles. Encore cette audience fut-elle plusieurs fois ajournée et, avant même d'être mis en présence de la Souveraine, Bombelles avait pu se convaincre qu'on aurait préféré qu'il ne vînt pas. A la Cour, on pensait que sa présence était parfaitement inutile; que, pour présenter la lettre à l'Impératrice, Esterhazy était le seul mandataire indiqué, qu'à défaut de lui, «un simple courrier aurait suffi [227]».

En fait Catherine s'était fait longuement prier pour recevoir Bombelles; elle l'accueillit avec hauteur et sécheresse. Si elle écouta l'envoyé du Roi, si elle consentit à admettre le principe d'un Congrès, promettant de correspondre à ce sujet avec les puissances européennes, elle se montra sérieusement récalcitrante quand Bombelles voulut obtenir un engagement formel. En vain le marquis mettait-il sous ses yeux la copie des pouvoirs délivrés par Louis XVI à Breteuil; elle pouvait répondre: «Les princes en ont de pareils» et s'entêtait, dans ses entretiens, à traiter sur le pied d'une égalité parfaite Louis XVI et ses frères [228].

Une fin de non recevoir déguisée, un accueil froid et dédaigneux pour l'envoyé du Roi, tandis qu'elle réservait ses grâces à l'ambassadeur des princes, ne furent pas les seuls résultats de la rancune de l'Impératrice contre Breteuil. Elle devait pousser la manifestation de son ressentiment jusqu'à la plus insigne indélicatesse. Malgré la pressante recommandation de la Reine, Catherine trahit le secret qui lui était confié et s'empressa de faire part au prince de Nassau et au comte Romantzow de l'arrivée de Bombelles à sa Cour et du but de sa mission. Prévenir Romantzow, c'était donner avis aux princes des négociations cachées, et l'on peut supposer si Monsieur et le comte d'Artois en conçurent d'amers griefs de plus contre le Roi et leur belle-sœur.

La nouvelle arrivait à Coblentz au moment où Breteuil ébauchait, avec l'aide du maréchal de Castries, une tentative de rapprochement avec la Cour des Princes. Les relations étaient déjà aigres-douces; la duplicité de la politique [229] du Roi et de Breteuil allait faire naître des querelles sérieuses. La révélation inattendue exaspéra le conseil des princes et, tandis que Calonne préparait un mémoire à l'Impératrice où étaient exposés toute l'affaire et les griefs de la Cour de Coblentz contre Bombelles, les princes ne se gênaient pas pour se plaindre haut—là ils avaient raison—de la façon cauteleuse dont cette négociation avait été menée au mépris de la promesse de «relations franches», et au moment où eux-mêmes avaient engagé des pourparlers dont le résultat pouvait se trouver compromis par la mission Bombelles.

Le comte d'Artois poussait un cri de colère contre Breteuil: «L'existence de ce maudit homme est par trop funeste et nuisible!» Puis il écrivait à l'Impératrice après avoir pris le temps de la réflexion [230]: «L'imprudence de M. le baron de Breteuil compromet en cette occasion les jours du Roi et de la Reine. Cette considération est celle qui nous touche le plus.» La reconnaissance des princes les empêche de conserver un moment d'inquiétude sur les manœuvres de leurs ennemis auprès de l'Impératrice, mais ils la supplient de «consoler par un redoublement de bonté le comte Esterhazy, qui n'a pu qu'être infiniment sensible à cet événement». Si Votre Majesté retirait ses bontés au comte Esterhazy, dit le comte d'Artois en finissant, s'il quittait Saint-Pétersbourg, l'objet de la mission du marquis de Bombelles ne serait plus équivoque, et les jours de nos infortunés parents seraient plus exposés que jamais; au lieu que tant qu'on pourra ne considérer le marquis de Bombelles que comme un voyageur attiré par le désir bien légitime d'admirer de près les grandes qualités de Catherine II, leur danger ne sera pas si grand. Nous devons même dire à Votre Majesté que nous avons pris le parti de nier absolument sa mission et que nous avons recommandé au comte Esterhazy d'en agir de même; nous aimons mieux paraître trompés que d'exposer, en avouant la vérité, des jours que nous voudrions défendre au prix de notre sang [231].

Nous n'avons pas à approfondir si «les jours de leurs parents» prenaient plus de place dans la pensée des princes que leurs propres destinées politiques. On devra constater seulement que leur mécontentement ayant une cause légitime, ils avaient peut-être plus de droit qu'en d'autres occasions de le manifester [232].

Monsieur, le 20 février, écrivait longuement à la Reine. Avec dignité, il mettait en avant «la douleur ressentie» en apprenant la mission de Bombelles au moment même où le baron de Vioménil venait de tenir à Coblentz un langage si différent. La lettre de Fersen à Esterhazy,—lettre où le confident de Marie-Antoinette engageait l'ambassadeur des princes à revenir promptement à Tournay, «lui faisant entendre que cela serait personnellement agréable à la Reine»,—tombait ensuite sous la critique du comte de Provence. Dans ces conditions, pouvait-on considérer le marquis de Bombelles comme un simple voyageur, hypothèse qui sourirait aux princes, mais qu'il était difficile à admettre après le conseil donné à Esterhazy? Si celui-ci quittait Saint-Pétersbourg, qui y suivrait les intérêts «dont les princes sont seuls dépositaires publics, ostensibles et autorisés par la nature même des choses? Bombelles ou Genêt, ou tel autre envoyé de l'Assemblée nationale sous le nom du Roi?»

De son côté, l'Impératrice ne reconnaît que les mandataires des princes, eux-mêmes représentant directement le Roi; c'est à Coblentz, «auprès des seuls organes légitimes du Roi de France retenu en captivité par ses sujets rebelles», qu'elle a accrédité MM. de Romantzoff et d'Oxenstiern. La conclusion, on la pressent depuis le commencement de la lettre: que le baron de Breteuil reçoive l'ordre d'abandonner son système et de tout dire au maréchal de Castries, comme celui-ci lui dira tout de la part des princes [233]...

Moins irrité que les princes, mais non moins surpris, le maréchal, de son côté, se plaignit à Breteuil du manque de confiance dont celui-ci venait de faire preuve au moment même où il invoquait la nécessité d'un bon accord entre le Roi et ses frères. Il pouvait d'autant mieux récriminer qu'il avait reconnu que «Calonne était un danger, que son influence sur le comte d'Artois était désastreuse et qu'il fallait sinon le supprimer, ce qui eût été bien difficile, du moins l'annihiler». Le maréchal fit plus, il envoya son fils, le duc de Castries, à Bruxelles, pour remettre sa lettre à Breteuil et lui demander des explications verbales.

Breteuil répondit avec hauteur, se retranchant derrière les ordres formels du Roi et de la Reine, insistant sur ce que Bombelles avait été envoyé à Saint-Pétersbourg pour terminer des négociations que depuis dix-huit mois ils n'avaient pu faire aboutir. Sur le fond même de la mission diplomatique, il gardait un silence absolu, répétant que «la suprématie royale exigeait qu'avant de l'interroger, on lui fît part des vues, des plans et qu'on promît surtout de ne pas s'opposer au Congrès». «La confiance du Roi en M. de Breteuil, écrivait le duc de Castries à son père, ajoute à sa disposition naturelle pour la bouffissure et l'importance. Je ne l'ai pas trouvé tel pour mon père et pour moi. Mais, vis-à-vis des princes, il est premier ministre et plein de la suprématie royale.»

Battu du côté de Breteuil, le maréchal de Castries tenta un effort auprès de Fersen. De celui-ci, dont il juge si amèrement «le caractère en arrière et la pédanterie de sa discrétion», il ne devait obtenir aucune confidence. La dernière ressource du maréchal fut d'écrire directement à Louis XVI en lui exposant l'inconvénient d'entretenir des agents secrets à Saint-Pétersbourg et à Berlin [234].

Les choses restèrent donc en état. La Cour de Coblentz continua à fulminer contre Breteuil, la Cour de Russie navigua en se jouant entre les différents ambassadeurs sans donner de solution définitive aux desiderata exprimés. Les deux plénipotentiaires restent en présence: l'un Esterhazy, ouvertement patronné par Stedingk, ambassadeur de Suède, et sympathique à l'Impératrice, l'autre, Bombelles, que Catherine a d'abord fraîchement accueilli, qu'elle supporte avec impatience—bien qu'un jour, au cours d'une entrevue, elle se soit laissée aller à pleurer au récit des infortunes de Louis XVI [235]; tous deux en face de Genêt, qui ruse entre eux, les espionne, achète leurs lettres à la poste, informe de Lessart que Breteuil a les pouvoirs du Roi et des fonds à sa disposition [236]. Pour le bien commun, Bombelles et Esterhazy se sont fait des concessions sollicitées par le prince de Nassau qui vient d'arriver et auquel Esterhazy a présenté Bombelles, mais l'entente est-elle durable [237] avec Fersen qui souffle sur le feu, conjure Simolin de faire rentrer l'Impératrice dans le chemin de ses vrais intérêts, de la tenir en défiance contre les princes [238]? avec Stedingk qui soutient ouvertement Esterhazy, au moment où la mort de l'Empereur Léopold [239] et l'assassinat de Gustave III [240] devaient forcément modifier les intentions de Catherine et lui permettre d'exécuter ses plans à l'égard de la Pologne. Ceci la préoccupait autrement que les querelles de Calonne et de Breteuil.

Après des alternatives d'accord et de désaccord entre Esterhazy et Bombelles, celui-ci semble avoir un instant gagné du terrain; du moins fait-il partager cette illusion à sa femme, qui en fait part à la marquise de Raigecourt, à son ami Régis [241], à Breteuil auquel il envoie copie de son nouveau mémoire au comte d'Ostermann [242], mémoire destiné suivant lui à vaincre les hésitations de l'Impératrice.

L'Empereur Léopold était mort le 1er mars. Son fils, François II, alors seulement roi de Hongrie, donnait des ordres actifs pour des rassemblements de troupes à la frontière.

Catherine II devait se tirer habilement de la situation provoquée par le Mémoire de François II, lequel était appuyé par un appel envoyé de Berlin. L'alliance de 1781, qui unissait la Russie à l'Autriche, avait été prolongée pour huit ans en 1789. Attaquée par la France, l'Autriche avait le droit de réclamer l'appui de la Russie. Ne récusant nullement les devoirs qu'imposait l'alliance, Catherine prit les devants et, pour répondre, employa une forme diplomatique où l'ironie se mêlait à une apparente grandeur d'âme. «Il est beau, mandait l'Impératrice au roi de Hongrie, d'ouvrir une carrière par une entreprise dont l'objet est de préserver toute l'Europe de la contagion d'un exemple à la fois funeste et scandaleux. Je suis tout acquise à ce noble dessein.» Mais voici la question qui, pour Catherine, primait toutes les autres et qui devait arrêter les observations de l'Autriche: «... Si ce qui est arrivé dans un pays situé à une grande distance de mes États a excité mon attention à ce degré, à quel point je ne la dois pas à ce qui se passe dans mon voisinage le plus immédiat!... La «subversion» qu'a portée dans la république de Pologne, la Constitution du 3 mai, y produira des désordres analogues à ceux de la France. Il n'est que temps d'aviser à sévir contre un mal qui fait des progrès si rapides dans toutes les contrées... Je m'y emploierai, et j'aurais de ce chef le droit de requérir de l'Autriche contre les Polonais le secours stipulé dans notre alliance; mais je reconnais qu'au milieu des difficultés où elle est engagée, l'Autriche n'y pourrait point aisément pourvoir, et, par égard pour ses embarras, je consens à n'en rien réclamer... D'ailleurs l'alliance de 1781 est formelle et générale; pas besoin d'en conclure une nouvelle à l'occasion de la France [243]».

A si habile discours, que pouvait répondre l'Autriche? Se tenir coi pour la Pologne et attendre que les libéralités d'argent et les promesses d'envois de troupes faites aux émigrés reçussent une sanction effective. Les princes français, Bombelles, Esterhazy, Fersen se leurraient d'illusions. On parlait de dix-huit mille Russes qui s'apprêtaient à marcher sur le Rhin, des Suisses que l'Impératrice comptait prendre à sa solde [244]. Cela ne peut être «que dans six semaines, écrit Fersen le 20 juin, car elle compte vers ce temps avoir terminé les affaires de Pologne.»

C'était là la pierre d'achoppement et l'envoi de troupes demeurait à l'état conditionnel. Les hostilités étaient commencées depuis le 28 avril, Biron avait été battu, Dillon massacré par la populace de Lille, la Fayette était en retraite; les Autrichiens livrés à leurs propres forces, attendaient les renforts prussiens et les contingents russes ne devaient pas profiter des tristes défaillances de l'armée française [245].

Catherine promettait toujours et n'envoyait rien. Se jouant des uns et des autres, elle s'occupait bien plus des Jacobins de Pologne que des Jacobins de France [246], mais ne manquait pas d'informer Grimm de ses impressions.

Vers la fin de la peu profitable ambassade de Bombelles, elle mande à son correspondant: «Je ne me soucie point du tout de l'intrigant et petit méchant Bombelles [247], ci-devant ambassadeur du Roi de France, présentement employé du baron de Breteuil, lequel a été avoué et désavoué par le Roi très chrétien, tout comme plusieurs autres pâtissiers d'intrigues, de façon que Sa Majesté et la Reine son épouse sont parfaitement discrédités par l'emploi de ces doubles, triples et quadruples employés de leur vouloir ou non vouloir... Il n'y a pas bien longtemps encore qu'on m'a fait parvenir que le Roi de France aimerait mieux se jeter dans les bras des Jacobins que de se trouver dans ceux de ses frères; après cela, que dire et de quoi s'étonner si tout est sens dessus dessous.» Le raisonnement de l'Impératrice ne manque pas ici de vérité. Où, au contraire, il peut paraître étrange, c'est quand elle ajoute, persuadée que les princes ont encore en les mains puissance et popularité: «On ne veut pas que le parti des princes lève la tête; on craint ce parti si fort qu'on ne veut pas que leurs forces restent ensemble; on les sépare par petits corps. Oui-da, laissez entrer en France; il y a toute apparence que pour peu que ces princes soient dignes du sang qui coule dans leurs veines, ils feront très bien tout seul leur besogne. Les Autrichiens ne feront pas grand'chose, les Prussiens se fatigueront, s'épuiseront, et les princes resteront en France forts de leur cause avec un parti qui prendra le dessus, pour peu qu'on se conduise comme il faut...»

A la fin de cette lettre humoristique, la perspicacité de Catherine se trouve en défaut [248]. C'est sans doute parce qu'elle croit l'armée des princes capable de vaincre et la victoire trop facile, qu'elle se dispense de tenir ses promesses et fait des jeux de mots sur les ambassadeurs. Esterhazy «qu'elle traitait sans cérémonie» (elle pourrait ajouter: «qu'elle comblait de présents comme un simple favori»), Esterhazy, jusqu'au bout, avait gardé accès près d'elle. Bombelles, malgré le luxe éphémère dont il a cru devoir s'entourer, n'a jamais été considéré que comme un voyageur de haute marque et non un ambassadeur. Il a fallu la finesse d'Esterhazy, l'influence directe du prince de Nassau et l'appui indirect de Fersen pour rendre supportables à Bombelles ces quelques mois d'épreuves.

A la fin d'août, il comprend que sa mission est terminée et qu'il n'obtiendra rien de plus que des promesses d'argent. Ce à quoi consentira Catherine plus tard, après la défaite de Brunswick à Valmy [249], après la visite du comte d'Artois à Saint-Pétersbourg, ce ne sera jamais que des secours pécuniaires; elle n'enverra pas les hommes qu'on lui demande. Elle dira bien: «Nous ne devons pas abandonner, comme victime à des barbares, un roi malheureux», et: «l'affaiblissement du pouvoir monarchique en France expose au danger toutes les autres monarchies», et encore: «Il est temps d'agir et de prendre les armes pour effrayer ces enragés... Le respect du rang convie, la religion ordonne, l'humanité appelle, et, avec elle, les droits précieux et sacrés de l'Europe l'exigent»... Mais ce ne sont là que de belles paroles, et son intervention se bornera à des conseils et aux quelques centaines de mille francs qu'elle a à ajouter aux premiers dons [250]. Son ardeur, ses forces et son trésor sont réservés à la Pologne dont elle prépare les derniers partages [251].

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