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Les deux romanciers

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« J’AI ECRIT UNE PETITE HISTOIRE »

— Que vous êtes drôles, vous et vos cartomanciennes, chiromanciennes, voyantes et sorcières de tout poil. Vous enragez de savoir de quoi demain sera fait ; vous payez cher le risque d’apprendre d’une drôlesse ou d’une folle que votre mari vous trompera ; et si un homme, appuyé sur la logique et l’expérience, vient vous dire : « Mais, mon petit bec, dans dix ans nous ne nous aimerons plus comme aujourd’hui », vous vous révoltez, vous gémissez comme des colombes poignardées.

— Dans dix ans comme dans dix ans ! Parbleu, dans dix ans, j’aurai peut-être du ventre et des moustaches… Les chiromanciennes, ce n’est pas qu’on y croie si fort, mais elles suppléent souvent à l’imagination qui nous manque : elles nous racontent des histoires où nous avons un rôle ; au fond, elles nous causent un plaisir de feuilleton. Votre manie, à vous, est de croire que nous prenons tout au sérieux… Mais, mon cher petit…

— Allons donc ! C’est nous qui aimons à plaisanter, fût-ce aux moments où nous avons l’air le plus sérieux ; et c’est vous qui ne comprenez pas l’ironie !

— Oui, mais c’est vous qui ne nous comprenez jamais.

— Ouais ; nous ? même les romanciers psychologues ?

— Surtout les romanciers psychologues.

— En effet, je me rappelle t’avoir fait un jour, à ce propos, le procès des romanciers psychologues.

— Tu m’as dit, un jour : « Nous n’entendons rien, nous autres, à la psychologie, parce que nous sommes romanciers. Un psychiâtre, comme ils disent en employant un vocable qui évidemment désigne un savant moisi dans les laboratoires, un psychiâtre, après tout, serait peut-être un peu moins aveugle que nous, parce que, du moins, il prononcerait des formules en un langage qui vous asseoit… Mais, entre nous, un innocent de village, doué d’un peu de sensibilité, leur en remontrerait à eux comme à nous. » Tu ne peux pas t’empêcher de rire ? Ai-je assez bien attrapé ton style oratoire ? Ah ! par exemple, je ne me rappelle pas du tout comment tu concluais que « vous autres, romanciers psychologues », tout en n’étant pas forts, aviez cependant sur les autres une certaine supériorité. Dis-le-moi.

— Ce que tu ne te rappelles pas, c’est ce que je ne t’ai peut-être pas dit, car la causerie commence entre nous comme en toutes les occasions, tu le sais, et elle est presque toujours interrompue par un de ces petits événements domestiques qui, en coupant une pensée, un récit, une explication, peuvent détourner le sens de la vie. Je ne t’ai peut-être pas dit, mais j’ai voulu te dire que, par le fait que nous pouvons mettre un roman debout, dans lequel il y ait de la vraisemblance, on nous dit psychologues, alors qu’il n’en est rien. Ecoute-moi. Qu’est-ce qu’un psychologue ? C’est un monsieur qui sait ce qui se passe chez autrui. Eh bien, amène-moi autrui, n’importe qui, quelqu’un que je connais ou quelqu’un que je n’ai jamais vu ; je suis capable de t’établir, d’après des signes physiologiques comme se plaît à en énumérer Balzac, son pedigree et son caractère, te dire la situation qu’il occupe dans le monde et ce qu’il est dans son intimité, etc., etc. Je te parie que, me conformant à tous les beaux principes dits scientifiques, neuf fois sur dix je commets une erreur monstrueuse ! Et c’est là que je te dirai que l’innocent de village ou la tireuse de cartes, ou celui qui lit dans l’écriture, en savent plus que moi. Bon. Maintenant, si, après mûre réflexion, je me mets devant mon papier blanc, si je fais apparaître peu à peu aux yeux du lecteur un personnage, si je pousse celui-ci, cette figure sera souvent bien construite, elle aura toutes les apparences de la vérité observée ; on jurera l’avoir rencontrée, et il se peut que la justesse des remarques que j’accumule sur elle étonne. Alors on dira de moi : « C’est un psychologue. » Pas du tout ! Il faudra traduire très modestement cette parole louangeuse par ceci : « C’est un écrivain, intuitif ou observateur, qui a ramassé parmi les nombreux exemples d’humanité soumis à lui, ou qui a eu recours à un sens inné du vraisemblable, pour construire une poupée à qui il ne manque rien et qu’il rend intéressante parce qu’il est doué d’un certain talent. » Autrement dit : je n’ai pas deviné ce qu’il y avait dans tel individu donné ; j’ai construit moi-même un individu véridique. L’un et l’autre cas sont bien différents. Par exemple, tu es ma femme depuis quatre ans ; je vis constamment avec toi, je t’adore ; et, comme tu le disais fort bien tout à l’heure, je ne te connais pas. A côté de cela, j’ai écrit depuis quinze jours une petite histoire…

— Tu as écrit une histoire dont tu ne m’as pas parlé !…

— Dont je te parlerai incessamment, et où il y a une dame que je n’ai ni vue ni connue, mais que je crois « un peu là ». C’est une femme, une vraie femme. Tout le monde la reconnaîtra.

— Qui est-ce ?

— Je te répète que je ne l’ai ni vue ni connue !

— Tu en connais que tu me caches !…

— Quelle plaisanterie ! Je te dis tout.

— Tout !… Tu me dis tout… Mais le reste ?

— Qui dit tout, dit qu’il ne reste rien.

— Il y a tout et tout. Tu sais parfaitement me parler de tout, et me cacher ce qu’il ne te plaît pas de m’en dire.

— Cela, c’est l’idée préconçue des femmes. Vous décidez a priori que nous vous tenons mille choses cachées. La vérité est exactement le contraire. Maintes fois nous vous racontons plus qu’il ne s’est passé.

— Alors c’est mentir. Celui qui est capable d’altérer la vérité, est toujours suspect de mensonge.

— Il y a chez nous le mensonge professionnel, qui consiste à faire du reportage inexact. Je m’explique : nous avons été témoins d’un fait divers, n’est-ce pas ? Nous le racontons. Eh bien ! nous le racontons autre que nous ne l’avons vu, non pas toujours très différent, mais assez falsifié pour qu’un co-témoin ordinaire soit autorisé à nous accuser de boniment. Pourquoi faisons-nous cela ? Ce n’est pas manquer de respect pour le fait, ce dont pourraient nous accuser les esprits scrupuleux ; c’est utiliser le fait pour la confection d’un certain art auquel les profanes n’entendent rien, et qui est la littérature.

— Moi, tu sais, j’ai toujours cru que, la littérature, ça consistait à faire un certain chichi.

— Ne te gêne pas, surtout ! Il y a d’ailleurs beaucoup plus de vérité dans ta définition que tu ne le crois toi-même ; seulement, la littérature, c’est comme les mimosas : il y en a soixante-seize espèces.

— Quelle est la tienne ?

— Sûrement pas celle que tu préfères.

— Merci. Tu me traites de cruche.

— Non ; mais tu veux qu’on ne te dise que l’exacte vérité, alors que tu n’as précisément de plaisir qu’à lire des péripéties invraisemblables !

— J’aime à lire des histoires qui ne ressemblent pas à ce que je vois, et j’aime que tu ne me racontes que ce que j’aurais pu voir avec toi…

— Dis-moi, Denise : est-ce que je t’ennuie habituellement avec mes histoires qui ne sont jamais des potins et qui ont toujours la prétention d’être des vérités générales ?

— Ah ! ah ! mon petit, je ne divise pas comme cela les choses que tu me racontes ! Voilà comment je fais : je mets à part celles où il paraît évident que tu as fait la cour à une femme ou bien où on te l’a faite. Toutes les autres, je les fourre dans la boîte à côté.

« A propos, et l’histoire de la dame ?

— Quelle histoire ?

— Mais l’histoire que tu écris depuis quinze jours ! Alors, je ne sais rien de ce que tu fais. Quand monsieur peine, s’arrache les cheveux, déchire ses papiers, eh ! nous en avons une musique à moi spécialement dédiée. Mais si on est content de son travail : silence total, nul besoin d’une confidente.

— On n’est jamais content de son travail. D’ailleurs, je te l’ai dit soixante-dix-huit fois : je ne travaille pas.

— Non, mon bijou : c’est la Providence en personne qui t’apporte tous les jours tes quatre ou cinq pages griffonnées. C’est connu d’ailleurs…

— Ah ! Qui te l’a dit ?

— Ma femme de chambre : elle lui a ouvert plusieurs fois. Dis-moi : comme tu ne travailles pas, « bien entendu », allons-nous faire une promenade ?

— Tu as des euphémismes pleins de saveur : faire une promenade, aujourd’hui, en 1925, sur la Côte d’Azur, par un temps radieux, cela se traduit par « bouffer » trois kilos de poussière et s’exposer cinquante fois à la mort. Précisons ! Tu as ton chapeau ? Bon. N’oublie pas de prendre une écharpe, enfin une espèce de masque contre les gaz… Oh ! moi, j’emporte un cache-nez pour me boucher les narines à chaque auto.

— Tu disais : l’histoire de la petite femme ?

— Attention ! Voilà une auto. Garons-nous à gauche, elle monte derrière nous…

— Mais en voilà une autre qui descend !…

— Reste à gauche, reste à gauche, puisque nous y sommes. Descends dans le fossé. Et deux tours d’écharpe !… Attends que ça passe. Il y en a bien pour une demi-minute. Est-ce que tu m’entends à travers mon cache-nez ? Je vais te commencer mon histoire.

— Reprenons notre marche.

— C’est que mon histoire, il ne faut pas te le dissimuler, est terrible. Il s’agit d’un homme d’environ quarante-huit ans, d’un homme de science, et d’un vrai… C’est une sorte de Curie, tu comprends, un Docteur Roux, si ça te dit davantage… Cet homme de science… il sait qu’il n’en a plus que pour quatre jours à vivre, et il commence à faire le récit de son aventure.

— Il a une aventure ? un homme comme ça ?

— Oui ; il a une aventure, mais avec sa femme.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Attends. Voilà une auto…

— Deux.

— Et même trois. Reprenons la manœuvre. Tu sais combien la poussière est dangereuse : c’est le « véhicule », comme ils disent, de toutes les maladies.

— En somme, Paris est plus sain.

— Ce n’est pas douteux. Quand, par hasard, il n’y pleut pas, on arrose. Mais on risque peut-être encore plus de se faire écraser.

— Tu crois ? Tiens, en voilà encore une !

— La vie est difficile à défendre, à notre époque démocratique, pour les gens, encore nombreux, qui ne roulent pas carrosse.

— Et dire qu’ici, à douze cents kilomètres de Paris, dans un des plus beaux sites du monde, deux honnêtes gens qui ont besoin de prendre l’air et veulent entendre ou raconter une histoire, ne peuvent ni marcher ni parler ! Où en étais-tu ? Le savant a une aventure avec sa femme… Bon. C’est tout de même curieux…

— Oh ! mais une aventure effroyable. C’était, figure-toi, un ménage stérile… Les cornues, les acides, les rayons X ou Y, enfin, sais-je, moi, quelle en était la cause ? Tout, hormis la volonté. Pendant dix ans, ça va tant mal que bien, et puis la femme fait un voyage…

— Ouiche !…

— Pas du tout ce que tu crois : elle fait un honnête voyage pour enterrer un parent. Le mari, lui, est trop absorbé par ses travaux ; il n’a pas le temps de remplir ce petit devoir de famille… Attention : Auto !

— Oh ! les veaux ! un centimètre de plus et ils me raflaient par mon écharpe. Ce qui sert à nous préserver de la mort qu’ils sèment à tous vents, est ce qui, précisément, peut nous précipiter sous leurs roues. Et as-tu vu ces g… d’idiots, médusés, les yeux exorbités, qui regardent celui ou celle qu’ils vont écraser et brûlent à cent à l’heure les plus beaux paysages ?…

— Où en étais-je de mon histoire ? La femme ayant fait le petit voyage, — qui a duré un certain temps, entre parenthèses, pour règlement d’affaires de famille, pour petite maladie aussi, et pour petite convalescence au bon air, — la femme, dis-je, rentre au domicile conjugal. Bien.

— Hum !…

— Oui, en effet. En tout cas, elle rentre. Elle rentre, mais elle est grosse.

— Je l’aurais parié.

— Eh bien ! tu aurais gagné, et voilà tout. Elle rentre, disais-je, elle est grosse. Or, ça ne peut pas être de son mari. Celui-ci, docteur en médecine, agrégé, tout ce que tu voudras, et psychiâtre, ne l’oublions pas, enfin, un malin, s’aperçoit rapidement de ce qu’il y a de nouveau.

— Ah ! Et qu’est-ce qu’il fait… Nom d’un pépin, en voilà encore une autre !

— Remarque, mon amour, que cette fois c’est une voiture de courses ; tous gaz ouverts, vrombissant à vous décrocher le cœur, vomissant la peste pour les poumons. Le pilote qui la monte doit être un homme pressé : je gage qu’il doit prendre un cocktail dans un quart d’heure à Monte-Carlo par la Grande-Corniche. Nous autres, au fossé, au fossé, vite, malgré les cactus !

— Aïe !

— Qu’y a-t-il ?

— Mais, je suis piquée ! Ces plantes me font presque aussi peur que les voitures.

— Pas à hésiter entre les deux. Ah ! Voici notre char infernal passé. Une minute de silence sous le masque pour laisser tomber les remous de son sillage mortel, et…

— Deux autres, mon chéri, deux ! Zut ! zut ! Mais ton histoire m’intéressait, moi !

— Quelle importance a mon histoire dans le vaste monde, chère enfant ? Je te dis d’avance qu’elle tend à prouver l’ineffable stupidité d’une des plus grandes lois de la nature. Or ces gens-là, avec leur passion féroce et puérile de se transporter d’un point à un autre sans autre but que ce transport — sans aucun autre but, entends-tu bien ? — car ils ne font rien que d’être hébétés durant qu’ils parcourent la trajectoire, et ils ne font rien, le but atteint, qu’ils n’eussent aussi bien pu faire sans « quitter leur chambre », comme disait Pascal, eh bien ! ces gens démontrent surabondamment, en même temps que l’ingéniosité mécanique de l’homme, la définitive impossibilité de l’élever à quelque conception intellectuelle…

— Tu dois exagérer, comme cela t’arrive, parce que nous mangeons de la poussière. Enfin, moi, je m’en moque ; je veux la suite de l’histoire. Ton docteur, disais-tu, s’aperçoit que sa femme va le rendre père…

— Père de l’enfant d’un autre, oui.

— Ceci m’amuse énormément.

— Il n’y a pas de quoi.

— Chacun prend son plaisir où il le trouve. Moi, Je m’aperçois, à la tournure de ton histoire, que ce n’en est pas une qui te soit arrivée.

— Qui sait ? Je suis peut-être le père de l’enfant ?… ou l’amant d’une femme qui m’a trahi ? Prenons ce sentier escarpé, désespoir de celui qui paie les notes du bottier, mais lieu de salut pour les derniers des hommes qui pensent… En effet, regarde, une fois à l’abri de cette horde sauvage, ne sens-tu pas que voici notre cerveau qui s’équilibre, nos idées qui s’ordonnent et s’accommodent à ce ciel d’azur : à peine avons-nous perdu contact avec cette piste d’ingénieurs, véritable cercle dantesque, la terre nous réapparaît dans sa fraîcheur, et nous la trouvons belle. Contemple-moi cette ville, ces vergers fleuris, cette baie mieux dessinée encore qu’elle n’est peinte, ces montagnes lointaines, et ce ciel enfin : c’est un des plus parfaits paysages du globe.

— Ceci ne me dit pas le parti que prend ton psychiâtre ?

— Mais j’ai commencé par te dire qu’il prenait le parti d’écrire son aventure, n’ayant plus que quatre jours à vivre.

— Comment sait-il qu’il n’a plus que quatre jours à vivre ?

— C’est un savant. Et puis il est empoisonné.

— Empoisonné ! Le pauvre homme ! Sûr qu’il s’est drogué à cause de son malheur ? Pas moderne, ce cornichon-là !…

— Il ne s’est pas drogué. On l’a drogué.

— On : sa femme. C’est une petite crapule.

— Mon Dieu, pas tant qu’on le croirait. Tout l’intérêt de l’histoire est justement de savoir si elle est ou non ce que tu dis.

— Si elle est ou non une crapule ?

— Oui.

— Comment ça fait-il doute ?

— Ah ! voilà. Ecoute-moi. Cette femme sait que son mari n’admettra pas d’endosser la paternité d’un enfant qui n’est pas de lui.

— Un peu naïf. Mais enfin, on trouve encore des gens comme ça. Alors, on divorce.

— Elle appartient à une famille qui n’admet pas le divorce.

— A pas de chance, la dame. Mais aussi, elle est une cruche…

— Comment ça ?

— Ça saute aux yeux. Elle aurait bien pu, voyons, se comporter avec son mari, dès son retour, de façon à lui faire croire, après, qu’il était enfin père.

— Mais si elle avait perdu l’habitude de… de se comporter de cette façon ? Ça arrive.

— Alors, ça légitime tout. Elle a bien fait de se… comporter comme ça avec un autre.

— Elle a bien fait ; là n’est pas la question. Il reste qu’elle rapporte avec elle les conséquences — peut-être voulues par elle — de s’être comportée avec un autre que son mari ; deuxièmement, que son mari ne les accepte pas ; troisièmement, qu’elle ne peut pas se séparer de son mari. Situation épineuse.

— Alors, pour en sortir, elle recourt au moyen de supprimer le mari ?

— Et le mari accepte cette solution. C’est ici le point peut-être un peu original.

— Original ! pour le moins. Comment ! voilà un benêt, témoin qu’on l’empoisonne, et qui se laisse empoisonner ?

— C’est un savant, un homme d’une très haute culture, un penseur, un génie peut-être, un caractère, en tout cas. Il a réfléchi à la valeur des préjugés qui l’empêchent, lui, d’endosser une paternité étrangère et qui empêchent sa femme d’admettre le divorce. Je ne te cache pas que cette réflexion sur les préjugés ou les prétendus préjugés, est un des points principaux de ma nouvelle — qui est du genre ennuyeux, cela va de soi ; — mon savant a réfléchi, en outre, à l’utilité publique que pouvait être la vie d’un homme comme lui n’ayant pas encore atteint cinquante ans… Il a réfléchi à la vieillesse d’un homme, à la jeunesse d’un autre. Il a pesé le passé, le présent et l’avenir. Quel thème ! Le présent, si riche et beau qu’il soit, mais connu, défloré, épuisé déjà par définition, s’immolant devant l’avenir incertain, mais que gonflent toutes les possibilités ! En avant, les débauches de lyrisme ou, tout au moins, de déclamation ! Jamais, je ne trouverai dans mes soutes les éléments de rhétorique nécessaires à un si noble effet. Si je te racontais tout au long cette nouvelle, il y aurait de quoi t’endormir debout ! Sais-tu que j’en pourrais faire un drame à laisser croire que, tout romancier que je sois, je suis un homme sérieux ? Je disais donc qu’il a conclu, mon savant, que cette vie, la sienne, quelle qu’en fût la valeur, devait fléchir devant celle de l’enfant inconnu, de l’enfant portant peut-être dans ses veines le sang d’une canaille ou d’un crétin, mais qui, tel quel, à lui seul, représente des choses de l’ordre mystique : la Vie, le Futur… Tu vois ça d’ici : du vague, évidemment, mais dont on peut faire du grand.

— Ce sacrifice est odieux à admettre, mon ami. D’abord, il est idiot.

— Précisément, il est idiot, comme presque tout le sublime. Et il faut que ce soit une grande intelligence qui conçoive qu’il est idiot et qui cependant l’exécute…

— Je ne comprends pas.

— Est-il si nécessaire de comprendre ?

— Ecoute-moi, Jean. Tu vas me faire observer que je me répète, mais je dis pour la deuxième fois aujourd’hui : « Tu exagères… » Vous aimez cela, vous autres écrivains, surtout aujourd’hui, parce que la mode est aux idées qui semblent très fortes. Moi, je soupçonne qu’il faut se méfier beaucoup de ces belles choses-là et que, la plupart du temps, des contes de nourrices assureraient mieux votre renommée. Tu m’entends bien : il me semble que vous jouez à un jeu facile. En effet, il suffit de pousser la moindre petite pensée jusqu’à ses dernières conséquences, et le fameux trompe-l’œil est badigeonné. C’est à qui tirera le plus loin ; on va afficher les cartons, n’est-ce pas ? Ça me fait songer à l’interrogation de ces Américaines que l’on voit partout ici : « Quel est l’homme le plus riche dans la ville ? Comment appelez-vous votre plus grand peintre à cette heure ? et votre premier écrivain ? » Tu ne vas pas être content, d’abord ; mais tu me rendras justice plus tard. Réfléchis : moi, à ta place, je n’écrirais pas cette histoire-là.

— Je ne t’en veux pas, ma petite. Ecoute : mon histoire, je ne l’ai pas écrite ; je l’essayais : j’essaie toujours mes ouvrages sur toi, comme des robes sur un modèle parfaitement bien fait. Entre nous, je te dirai même que c’est un tort. Si ça peut être avantageux neuf fois, la dixième, ça peut parfaitement faire jeter un chef-d’œuvre au panier. Je ne prétends pas que ce soit le cas ! Embrasse-moi ! Voici le canon de midi qui tonne au château ; toutes les cheminées de Nice ont leur panache de fumée ; cela diffuse au-dessus de la ville un brouillard rose, féerique ; le sol échauffé sent le thym et le poivre ; tout est beauté autour de nous : j’oublie le sort des hommes, les autos, les conditions d’une bonne petite histoire, mon savant, sa fausse paternité, son empoisonnement, et jusqu’à la sacrée littérature elle-même : embrasse-moi ! Ça vaut tout.

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