← Retour

Les deux romanciers

16px
100%

LES TIROIRS VIDES

Qui se souvient encore de ce pauvre Charles Semaine, qui, sous un pseudonyme qu’il est inutile de rappeler, publia, de 1880 environ à 1892, une dizaine de romans dits « d’amour », eut de beaux succès de vente, et jouissait d’une très grande notoriété, lorsqu’il se fracassa le crâne en tombant de cheval, sur les rochers d’une plage bretonne ? Cette fin tragique et inopinée fit du bruit pourtant ; la presse s’attendrit sur le destin d’un « si prestigieux talent » et sur le sort de « l’infortunée jeune veuve », puis le public perdit l’habitude de voir aux étalages des libraires, chaque printemps, ces titres fascinateurs où le mot « amour » était infailliblement amalgamé grâce aux plus ingénieuses combinaisons ; et — on peut bien le dire aujourd’hui — comme les romans d’amour de Charles Semaine n’étaient à la vérité que de misérables anecdotes de fausse passion, fabriquées au goût du jour dans le seul but mercantile, pas un n’a survécu à la disparition de l’auteur, et tout le monde a oublié et les circonstances de cette mort émouvante et l’intéressante jeune veuve et jusqu’au pseudonyme de Charles Semaine, puisqu’un roman posthume, publié au printemps dernier, sous ce nom avant-hier célèbre, a passé complètement inaperçu.

Complètement inaperçu du public, oui, mais non pas des quelques amis pour qui la mort de Charles Semaine était restée environnée d’une énigme particulièrement douloureuse et impénétrable.


Je fus, dans ce temps-là, de ceux que Mme Charles Semaine, la veuve, exécuteur testamentaire, admit à contempler les tiroirs du bureau de son mari, laissés par lui, affirmait-elle, absolument vides ; je fus de ceux qui s’en étonnèrent, et même du très petit nombre de ceux qui avaient des raisons toutes spéciales d’en être stupéfaits.

Je connaissais presque intimement Charles Semaine, non que j’eusse été attiré à lui par sa littérature, qui ne me plaisait guère, mais précisément parce qu’ayant eu l’audace de lui confesser ce que je pensais de ses livres, il s’était aussitôt appliqué à me découvrir en lui un homme que ses publications ne laissaient pas soupçonner. Et je n’eus jamais de plus grande surprise que le matin où, assis à ce bureau qu’il devait laisser vide, il voulut bien ne pas s’offenser de l’impertinence d’un gamin de vingt ans, en sourire même — d’un sourire d’augure — et me prouver combien l’écrivain inédit, en lui, était supérieur au romancier illustre. Il me montra une sensibilité délicate et originale, une observation juste et étendue, un jugement à la fois très élevé et très positif, une intelligence de la sociologie qui devançait la plupart des travaux récents sur cette science nouvelle, et avec cela une certaine gentillesse d’esprit, d’une tournure imagée, spirituelle, avertie et poétique, à la Montaigne. Je m’émerveillais en silence, il s’en apercevait et me charmait avec le talent d’un derviche. Et je me tenais à quatre pour ne pas lui crier : « Mais, tout ça, tout ça, que n’en introduisez-vous seulement la centième partie dans vos livres ! C’est avec de tels dons qu’on fait un ouvrage immortel !… » Il était très fin ; il devina ce que contenait mon regard un peu naïf, et je me souviens qu’il me dit, en frappant du poing sur son bureau alors tout couvert de paperasses : « D’abord, voyez-vous, jeune homme, dans la carrière des lettres, le succès !… Le succès avant tout… Le jour, ah ! le jour où vous tenez votre public à la gorge — et il faisait brutalement le geste d’étrangler un être imaginaire — eh bien ! ce jour-là, à votre public, vous pouvez lui chuchoter le fin du fin à l’oreille… » Et il regardait avec une complaisance émue ses tiroirs ; de la main qui avait tout à l’heure « tenu le public à la gorge », il tira même à demi l’un d’eux et sembla le caresser, avant de me laisser voir les cahiers épais dont il était bondé. L’un de ceux-ci était écrit sur un grand papier vergé, barbelé, un papier coûteux et durable que je remarquai à cause de cette particularité et à cause de l’abondance de corrections et de surcharges qui l’illustraient, si l’on peut dire, et témoignaient du soin extrême apporté à sa rédaction. Charles Semaine me dit : « Mes livres sont tirés à quarante mille, mais moi, je ne suis pas connu », et, feuilletant le manuscrit : « L’homme que je suis est enfermé ici… Peuh ! fit-il en réemprisonnant le cahier, comme M. de Chateaubriand je préfère parler du fond de mon cercueil… » Et il ajouta, à demi souriant : « J’ai confiance en mon exécuteur testamentaire. »


Tout l’entourage savait qu’en effet sa jeune femme et lui faisaient un ménage excellent. Elle l’adorait, elle avait pour lui un dévouement sans bornes ; on prétendait qu’il lui était fidèle, tout romancier de l’amour qu’il fût.

Souvent, lorsque le hasard me laissait seul avec lui, je tâchais d’incliner la conversation vers ce qu’il nommait cette « œuvre posthume », la seule qui me captivât en lui, et j’eus assez d’entretiens avec lui à ce propos pour ne pas douter que la majeure partie de son travail était consacrée à cette œuvre-là, que cette œuvre-là était sa marotte, faisait son intime bonheur et, je le crois même, sa passion, tandis que l’autre était « bâclée » au fur et à mesure des « commandes ».

Nous ne fûmes guère que trois, je le pense, à avoir eu connaissance de quelques-uns de ces manuscrits — trois hommes d’âges, de tempéraments, d’idées esthétiques très dissemblables — et nous étions tout à fait d’accord sur la valeur exceptionnelle de cette œuvre inconnue dont l’austère beauté eût certainement dérouté le public des sots romans d’amour, mais eût suffi, nous l’affirmerions encore après dix-sept ans écoulés, à assurer la gloire de l’auteur. Mme Semaine était informée de l’existence de cette œuvre secrète ; mais son mari, pour des raisons à lui, ne l’avait jamais initiée à la lecture des cahiers fameux ; elle en concevait une certaine amertume et peut-être quelque jalousie, « mais, disait-elle, s’il faut qu’un homme ait une passion, mieux vaut celle-ci qu’une autre !… » Ce secret l’intriguait, sans doute ; mais le caractère d’austérité sur lequel nous étions tous d’accord, la rassurait. « Du moment que vous m’affirmez, disait-elle, qu’il n’y a pas d’intrigue en tout cela ! » D’ailleurs, le seul mot « posthume » appliqué aux ouvrages de son mari, j’en fus témoin, lui donnait la nausée et provoquait chez elle des crises de larmes. Imaginer qu’elle dût jamais être séparée de son mari lui était impossible. Elle lui disait, un peu puérilement, mais avec une réelle tendresse : « Moi, je mourrai avec toi !… »

Elle n’est pas morte avec lui, pourtant, et elle eut la force, dès les premiers jours de son deuil, de nous accompagner dans la bibliothèque pour nous donner le déconcertant spectacle des tiroirs vides. Un à un, elle nous les ouvrit, ces tiroirs, il y en avait sept, trois à droite, trois à gauche, un grand, plat, au milieu. Elle nous dit, assez sèchement, pour répondre à un doute que nous ne pouvions pas maîtriser : « Mais, regardez, voyez vous-mêmes, messieurs… » Pas un roman commencé, pas une ébauche de nouvelle, pas un carnet de notes, pas une lettre ! Je dis bien, pas une lettre. Pas la trace que ce meuble eût appartenu à un homme sachant lire et écrire !… Quel drame s’était passé ici ? Quel drame rapide et imprévu ? Car nous étions plusieurs qui avions vu Semaine à son bureau, huit jours avant son départ pour la Bretagne, et à cette date les papiers étaient dans les tiroirs, et parmi les papiers, nous avions remarqué cela, il y avait des lettres, enfermées dans leurs enveloppes dont la suscription était d’une grande écriture féminine. Oui, nous avions tous ce détail parfaitement présent à l’esprit, mais nous ne pouvions pas le signaler à la veuve harassée et larmoyante qui nous répétait, entre ses sanglots : « Vous voyez vous-mêmes, rien, rien, rien ! » Si le malheureux avait anéanti son œuvre de prédilection avant son départ pour le voyage où il devait trouver la mort, n’était-on pas en droit d’émettre l’hypothèse d’une double résolution désespérée, d’un double suicide où il eût voulu que l’œuvre et l’homme périssent du même coup ? Mme Semaine n’accompagnait pas son mari dans ce dernier voyage. Dans quel état était-il en partant ? « Mais, très calme, affirmait-elle. Il s’absentait ainsi quelquefois, seul, pour trois ou quatre jours, sous le prétexte de décors indispensables au roman en train ». Emportait-il avec lui ses papiers ? « Jamais. » L’un de nous n’avait-il pas supposé que, dans un moment d’aberration, l’habitude du geste romanesque reprenant le dessus, l’infortuné Semaine avait jeté son œuvre à l’Océan ? Car enfin, dans la cheminée de la bibliothèque, nulle trace de cendres. Avait-il un coffre dans quelque établissement de crédit ? Oui, oui. Mais ce coffre, on l’avait ouvert, et il ne contenait pas de manuscrits.


Or, vers le milieu du mois d’avril de cette année même, paraissait un roman inédit, sous le pseudonyme de notre malheureux ami.

Un nouveau roman de Charles Semaine, dix-sept ans après sa mort ! Ah ! si le public y fut indifférent, je vous prie de croire que quelques-uns, toutefois, se précipitèrent sur le volume ! Etait-ce la publication de l’œuvre si chère enfin retrouvée ? Retrouvée où ? Par quel hasard ? Et donnée par les soins de qui ? Le bruit avait couru, il y a plusieurs années, que Mme Semaine était morte. C’est ce que nous confirma, d’ailleurs, l’éditeur du volume nouvellement paru, qui nous dit en avoir reçu le manuscrit copié à la machine, expédié par la famille de la veuve qui vivait retirée dans une petite ville du Jura.

Non ! Non ! Ce n’était pas l’œuvre chérie de Charles Semaine ! Ce n’était même pas un des médiocres livres qu’il écrivait à la diable et publiait avec tant de succès, car dans ceux-ci il faisait preuve, au moins, d’un métier très sûr et d’une très grande habileté. Le volume que nous tenions là était d’une folle inexpérience, d’une gaucherie d’écolier, et sur les quatre cents pages de son texte — car il était copieux — il n’y en avait pas vingt qui supportassent la lecture, non, il n’y en avait pas vingt, mais il y en avait quinze exactement qui étaient tout à fait curieuses. Elles constituaient une scène évidemment « vue » et « vécue » au milieu d’une affabulation entièrement arbitraire ; celui ou celle qui les avait écrites, ou bien disait la vérité par hasard, — ce qui est peu probable, — ou bien avait échafaudé les événements et combiné les intrigues les plus invraisemblables, pour arriver à loger enfin un fait simple, humain, tragique, qui, un jour, une heure dans sa vie, avait marqué une empreinte ineffaçable. Si le récit était, comme cela semblait admissible, une confession, de quelle torture une telle empreinte ne l’avait-elle pas dû faire souffrir !…

On démêlait, tant mal que bien, dans le roman, qu’il s’y agissait d’une femme — d’une jeune femme ayant toute la beauté, toutes les vertus, toutes les grâces, cela va sans dire — pour qui l’amour, comme il va de soi, était la vie même. Cette jeune femme adorait éperdument son mari. Ce mari était auteur dramatique, « un de nos plus jeunes et séduisants auteurs dramatiques », mais connu principalement par des œuvres légères, qui « retardaient son essor suprême dans les hautes sphères » et même, écrivait le narrateur, « mettaient un frein à sa pénétration définitive dans les plus profondes couches sociales ». Or, ce mari bien-aimé, cet auteur non satisfait, avait « écrit une pièce définitive », une pièce non seulement destinée « à la Comédie-Française », mais une pièce dont « la haute tenue et la générosité des sentiments » devaient infailliblement lui « ouvrir les portes de l’Académie ». De cette pièce, la « compagne intelligente et dévouée » seule avait le secret, elle seule savait où le manuscrit unique en était déposé : dans un « coffret » — le mot coffret avait paru plus noble que « tiroir » — dans un coffret de bois d’ébène, enfermé lui-même « dans un amour de meuble anglais, style de la reine Elisabeth ». Elle savait où était enfermée la pièce sur laquelle son mari fondait son avenir, mais elle ne connaissait pas la pièce.


Or, un jour, pendant une courte absence de son mari, ayant su découvrir « la mignonne clef » du coffret d’ébène, elle ouvrait celui-ci et, que voyait-elle ?…

C’est ici que le style quittait ce ton de convention détestable, propre aux récits mensongers ; il se faisait court, haletant, franchement ému, dépouillé de tout faux ornement. Il montrait à nu le cœur d’une femme, ne croyant que commettre un acte d’indiscrétion, presque une espièglerie conjugale, et entraînée en l’espace d’une minute à commettre un acte criminel !

Dans le coffret béant était, en effet, la pièce, les trois actes fameux, divisés en autant de cahiers. Elle en soulevait un pour voir, oh ! pour voir ne fût-ce que le nom des personnages ; mais entre le premier acte et le second étaient éparses des lettres, une, deux, trois, quatre lettres parfumées et d’une élégante écriture de femme. Ah ! par exemple, elle ne s’attendait pas à cela ! Et elle lisait, non pas la pièce en vérité, non, pas la pièce ! mais les lettres, une, deux, trois et jusqu’à la quatrième, quoique la première eût suffi à la convaincre que le plus grand des malheurs qui puisse atteindre une femme éprise la terrassait. Ces lettres étaient d’une actrice très connue pour son talent comme pour sa beauté ; c’était elle qui devait incarner le rôle principal de la pièce ; c’était pour elle que la pièce était écrite ; elle disait : « Notre pièce » ; elle disait : « Notre triomphe commun » ; elle disait : « Tu n’avais donc jusqu’ici jamais aimé ?… » Et la malheureuse, trahie, dans un moment d’ivresse douloureuse empoignait le coffret contenant lettres et cahiers, amour et gloire, passé et avenir, qu’importe ? et descendait le jeter tel quel à la cuisine, devant les domestiques ahuris, dans la gueule du fourneau embrasé. L’auteur dramatique rentrant un quart d’heure après, elle l’amenait elle-même à la cuisine, soulevait, à l’aide du crochet, le disque de fonte, et, au coupable penché, les yeux dilatés, sur la fournaise, elle disait ce seul mot : « Regarde ! » Ici recommençait le galimatias. Sa vengeance accomplie, la malheureuse suppliait son mari de la tuer ; mais lui, « dédaignant de lui accorder cette faveur », se brûlait simplement la cervelle.

Ce roman a paru absurde, et il l’est ; mais quand j’en rapproche le travestissement ridicule de ce que je sais du pauvre Charles Semaine et de la double disparition énigmatique de son œuvre et de lui-même, je ne peux retenir un certain frisson. Et la pensée que peut-être ç’a été le sort de cet homme d’une réelle valeur, d’atteindre la renommée par le moyen de romans d’amour, suaves et faux, et d’être tout à coup broyé dans sa vie et anéanti dans sa gloire posthume par un seul geste — mais vrai — de l’amour si fréquemment aveugle, brutal et imbécile, je demeure bouche bée, incertain si je dois m’indigner ou applaudir, comme lorsqu’on voit de grandes injustices accomplies et à la fois de salutaires exemples fournis par les mouvements obscurs des foules ou par les forces terrifiantes de la nature.

Chargement de la publicité...