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Les deux romanciers

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LA BETE NOIRE

Vous savez de quel œil malin on voit venir à soi un ancien camarade que l’on n’a pas rencontré depuis qu’il est marié. « Eh bien, mon pauvre vieux ?… » tels sont les premiers mots dont votre expérience de la vie humaine vous engage à aborder celui qui vous fit part, un jour, qu’il jouait son va-tout, mais négligea depuis de vous informer des résultats. Dans l’espace des trois pas qui vous séparent de lui, l’urbanité corrige votre calcul des probabilités évidemment pessimistes, et, la bouche en cœur, hypocrite, vous demandez à ce vieux copain des nouvelles de Madame et de la petite famille. La réponse d’un homme qui sait vivre est de même qualité que la demande : « Mais ça va bien, mon vieux, ça va très bien ! très bien ! »

Ce fut exactement ce que me dit, il y eut cinq ans ces vacances, sur les planches de Trouville, un camarade à moi, nommé Thomasseau. Je n’avais pas vu Thomasseau depuis le lycée ; ce n’est pas depuis hier ! Il avait, lui, sept ans et demi de mariage, deux enfants ; sa mine était excellente ; ni rides, ni embonpoint, ni poil blanc : « Tu te conserves, toi, sacré bougre !… » D’après mes souvenirs, il n’était pas un type à s’agiter outre mesure ni à se forger des ennuis chimériques ; le « ça va bien ! » de celui-ci pouvait, ma foi, être sincère.

Au bout de quatre tours de « planches », j’étais à peu près informé et de la vie et des affaires de Thomasseau. Son ménage était parfait, et il vivait dans les meilleurs termes avec son beau-père et avec sa belle-mère. On peut ne rien souhaiter de plus à un homme. Thomasseau avait mieux : sa situation était particulièrement prospère. Il appartenait, en qualité d’ingénieur-administrateur, à une des maisons d’automobiles les plus renommées et dont je savais, comme tout le monde, la hausse considérable des actions. Il me cita un de nos communs camarades qu’il avait récemment sauvé de la détresse et plongé d’un coup presque dans l’opulence en le faisant admettre dans la maison. C’était m’affirmer son crédit. Et il ajouta :

— J’y ai bien fait entrer mon beau-frère !

Mais, ici, il ricana avec amertume. Je ne comprenais pas quel mérite il y avait à avoir fait entrer à la maison son beau-frère, de qui il ne m’avait pas encore soufflé mot.

— Ah ! hasardai-je, ta femme a un frère ?

— Oui, oui, dit-il, ma femme a un frère !

Et je vis soudain la figure de mon Thomasseau toute changée ; il regardait fixement au loin, devant lui, en amenuisant les yeux, comme pour discerner quelqu’un qui eût pu poindre, tout petit, là-bas, là-bas. Il fronçait les sourcils, et sa mâchoire se contractait. Je crus qu’il apercevait précisément son beau-frère, ou quelqu’un dont la rencontre lui allait être désagréable ; mais nous continuâmes à avancer sans qu’il abordât personne. C’est en pensée qu’il s’était représenté quelque figure redoutable. Il me parla d’ailleurs aussitôt du « Circuit des Ardennes », qu’il avait suivi en touriste…

— En touriste, à la bonne heure ! J’espère bien que tu ne prends jamais part personnellement à ces courses folles ?…

— Ah ! non, dit-il, c’est assez, pour la famille, qu’il y en ait un qui fasse cette sottise ! Dès avant la course, trois semaines durant, ma femme en émoi, ma belle-mère pendue au téléphone : « Court-il ?… Empêchez-le de courir ! Examinez vous-même la voiture, au moins !… De grâce ! prêtez-lui votre mécanicien, alors ! Ou suivez-le ! Ne le perdez pas de vue !… » C’est-à-dire, entre nous : « Risquez de vous rompre les os vous-même, mon gendre. » Cela, pourquoi ? Pour secourir un crétin !…

— Un crétin ?…

— Mon beau-frère, parbleu !…

— Oh ! pardon, j’ai répété un terme…

— Répète ! répète ! mon cher ami, répète le terme !… Mon beau-frère est un crétin ! C’est connu, entendu, jugé, publié en première page des journaux sportifs !… Mon beau-frère ? Mais tout le monde se fout de lui !…

Monté sur ce qui était évidemment son dada favori, voilà Thomasseau lancé à perdre haleine. Nulle discrétion ne le tient plus ; il semble qu’un hasard m’ait fait témoin de cette tare de famille, et il en épanche tout le flot bilieux sur un terrain complaisant ; il avait commencé par être amer et acerbe ; mais, en devenant expansif, il devient quasi joyeux. Exprimer son aversion est un des besoins les plus incoercibles de cet homme d’ailleurs heureux, mais en proie, comme tant de gens, à un excitant peut-être moins néfaste qu’on l’imagine et qui se nomme « une bête noire ».


— J’ai eu, dit Thomasseau, le pressentiment de ce que serait pour moi mon beau-frère, dès avant mon mariage. A l’époque où je faisais la cour à ma fiancée, est-ce que ce serin-là ne s’était pas mis en tête de jouer le rôle de Père-la-pudeur ? Pas une entrevue où je n’aie trouvé ce grand nicodème plus près de moi que ne l’était sa sœur ! La maman ? le papa ? eux ? jamais ! Des amours, mes beaux-parents, t’ai-je dit ; c’est à se demander comment ils ont pu donner le jour à une ganache pareille !

— Ils auraient pu, du moins, le retenir, l’empêcher de t’importuner…

— Il m’avait voué dès le début une affection sans borne ! Il me fallait m’en déclarer touché ; et les parents, la sœur elle-même, en étaient attendris, tant ils auguraient bien de cette amitié pour l’avenir. La chère petite, elle, était un peu timide, elle ne parlait guère, mais, au fond, elle comprenait très bien que son frère me gênait, et je lisais dans son sourire fin qu’elle m’engageait à prendre patience. Ne serions-nous pas seuls un jour ? Ah ! vertubleu ! que le jobard m’a embêté !

— Tu es peut-être injuste envers ce garçon, Thomasseau. Oublies-tu le rôle bienfaisant de l’obstacle en amour ? Combien de mariages, qui n’auraient été que de raison, ont dû à de vieilles tantes raseuses d’être aiguillonnés jusqu’au plus vif désir ! Combien de maris jaloux ont provoqué de passions pour leur femme !…

— Je te trouve excellent, avec ton obstacle, mon vieux ! J’aurais voulu te voir prendre part à ce steeple ! Nous n’étions pas depuis trois semaines en voyage de noces, que l’escogriffe nous rejoignait en Italie, sous le prétexte qu’aucune occasion meilleure ne saurait se présenter pour lui de compléter son éducation artistique ! Inutile de te dire que cette variété de serin se destinait à la littérature !… Et il a fallu voyager avec ça, visiter des musées avec ça, avoir ça en tiers avec soi à la petite table dans les hôtels et sur le strapontin des voitures, et rapporter ça sur ses clichés photographiques ! Ah ! non ! Ah ! non ! Je te trouve exquis avec ton obstacle bienfaisant ! Celui-là m’a empoisonné mon voyage de noces. Ce n’était pas la peine d’aller jusqu’à Naples, pour n’aspirer qu’à s’enfermer à clef, le soir, — enfin seuls ! — dans sa chambre, ou à rentrer le plus tôt possible à Paris, — enfin chez soi !…

— Tu vois, tu vois, Thomasseau : il y avait du bon ! Ton beau-frère, qui sait ? t’a décuplé le goût de l’intérieur, de l’intimité à deux…

— Merci, mille fois ! Je me serais passé de son coup de main ! Et depuis, tu crois que j’en suis quitte pour l’encombrement des débuts ? Jamais, pas un seul jour, entends-tu bien, je n’ai cessé de me heurter sur mon chemin à cette oie battant des ailes ! La carrière littéraire du monsieur, sais-tu en quoi elle a consisté ? A mettre à profit mes relations d’affaires avec le monde des journaux pour obtenir l’insertion de quelque ânerie ; à tromper pendant quatre ans ses père et mère par ce succès factice ; à me rendre, moi, redoutable dans les salles de rédaction : « Thomasseau et la « copie » de son beau-frère ?… la barbe !… » à mettre, il est vrai, mes beaux-parents à mes pieds, le sort de leur benjamin dépendant de moi, et tu vas trouver, je n’en doute pas, que c’était encore pour moi tout bénéfice !… Il est certain que, grâce à leur encroûté de rejeton, j’ai revêtu, à leurs yeux, la figure même de la divine Providence. Mais quel rôle à jouer ! quelle charge ! Faire passer tous les quinze jours les « exquises bleuettes » de mon homme de lettres n’était rien ; un jour, il a fallu le faire exempter du service militaire : démarches, temps perdu, médecins, mensonges, humiliations, aventures inénarrables ! Un autre jour, ç’a été pis, je suis tenté de le croire : j’ai perdu mon unique mois de vacances à opérer le sauvetage du jocrisse, englué jusqu’au col dans une très ennuyeuse histoire de femme ! Un jour, enfin, ç’a été le comble : il a fallu, coûte que coûte, mettre un niais totalement incapable en état de gagner de l’argent !

« J’en suis là. Je l’ai fait entrer, te disais-je, à la maison. Je l’ai dans mon bureau, du matin au soir, en face de moi, à ma table, où je me nourris de l’air de ses poumons en faisant son ouvrage et en gagnant les trois cents francs qu’il touche à la fin du mois, quand je n’absorbe pas la poussière et les gaz d’échappement de sa voiture, afin d’être le premier à le panser, à reconsolider son existence précieuse si le malheur voulait qu’elle fût compromise dans un mauvais virage !… Et, mon vieux, ce n’est pas pour me flatter, mais l’accident s’est produit, il y a dix mois, non pas en course, mais en rase campagne, à dix kilomètres de toute habitation : si je ne l’avais pas suivi et tiré de sous sa voiture, mon cher beau-frère était nettoyé. Il me doit la vie !… C’est un lien, entre lui et moi, que je trouve gentil, élégant, pas banal, hein ? Tu es de mon avis, cette fois, j’espère ?… Que j’aie sauvé la vie à ce bougre-là, sacredié ! de ma part, il n’y a pas à dire, je trouve ça propre ! Mais de tous les embêtements qu’il m’a causés, c’est celui-là qui me fait le plus rager, n… de D…! »


Thomasseau m’avait amusé avec sa « bête noire » ; l’ayant aperçu dans le cours de l’année suivante, à Paris, je pris la peine de traverser la rue Royale pour le plaisir de lui serrer la main. Il était radieux. Nous fîmes ensemble un bout de chemin ; je constatais en lui une allégresse si pure que je ne me retins pas de lui dire, souriant à demi de mon audace :

— Ah çà ! Thomasseau, tu n’aurais pas perdu ton beau-frère ?…

Il éclata de rire : il n’avait point perdu son beau-frère ; mais il le perdait cependant, me confia-t-il, l’œil tout humide de joie. L’unique aptitude du garçon étant définitivement de conduire une auto, il s’en allait, de son plein gré, comme simple mécanicien, dans la Russie méridionale, au diable, mais chez un prince.

— Et la famille ? hasardai-je.

— La famille, dit le malicieux Thomasseau, aime mieux qu’il porte là-bas qu’ici sa jolie livrée couleur café au lait.

Le triomphe de Thomasseau était presque indécent.


Trois années passent. Je retrouve mon Thomasseau, ces vacances dernières, comme la première fois, sur les planches, à Trouville. Il se souvient de nos heures d’épanchement, il me prend le bras, il m’entraîne jusqu’aux Roches-Noires, à l’écart. Bigre ! il y a, je le vois, quelque chose de changé. J’interroge avec un brin d’angoisse Thomasseau :

— Ton beau-frère ?

Thomasseau, hachant ses mots, me dit :

— Toujours là-bas… chez son prince : va très bien… Il ne s’agit pas de mon beau-frère… On lui a toujours mis tout sur le dos, à ce pauvre garçon… Il était cornichon, je le reconnais, mais, en somme, assez inoffensif… Oui, je ne le nie pas, je l’ai chargé moi-même, fortement, du temps qu’il était là… Eh bien, mon vieux, du temps qu’il était là, j’avais la paix, oui… j’avais la paix… tandis qu’aujourd’hui la vie est intenable !…

— Ton ménage est excellent… tes beaux-parents…

— Sont des amours ! c’est entendu. N’est-ce pas moi-même qui en ai répandu le bruit ? Eh bien, on se trompe, voilà tout… Ah ! il faut des années pour ouvrir les yeux, mon cher… Veux-tu que je te dise ? nous sommes des aveugles… nous ne voyons pas ce qui est… Et puis, tout à coup, une main inconnue vous arrache la taie, et on voit. Stupéfaction ! Comment ! c’est avec ces gens-là qu’on vivait !…

Et le brave Thomasseau de me dépeindre « les gens avec qui il vivait ». Mon Dieu ! ces gens n’avaient point du tout des travers extraordinaires. Sa belle-mère était autoritaire, indiscrète et tatillonne ; son beau-père, « assommant avec sa politique » : ne voilà-t-il pas des cas bien exceptionnels ? Sa femme, il me le laissa entendre avec plus de ménagements, était une assez simple créature, dénuée de malice comme d’esprit, une bonne mère de famille, au bout du compte très bornée quant aux agréments, comme bien d’autres ! Ce qu’il me narrait aujourd’hui avec tant d’amertume, on le pouvait soupçonner autrefois, du temps qu’il agonisait sa « bête noire ». La présence importune de son beau-frère lui avait voilé la médiocrité de sa fiancée, comme les particularités vexatoires du caractère de la famille ; puis les soucis de la carrière du jeune homme, obligeant les uns et les autres à remettre chaque jour au lendemain le plaisir de causer enfin d’un sujet agréable, avaient reculé durant des années la sinistre découverte de ce vide affreux, de ce lamentable néant qui s’ouvre entre les membres de beaucoup de familles lorsqu’elles n’ont plus à s’entretenir d’un souci commun. Je dis à Thomasseau :

— Comme tu tombes bien, mon cher ! j’ai ton remède !

— Un remède ? dit Thomasseau, incrédule.

— Mon vieux, hâte-toi de faire revenir ton beau-frère ! »

FIN

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