Les deux romanciers
LE CONFORT MODERNE
Il n’y a pas longtemps, vivait, rue Garancière, un vieux lettré, nommé M. Pouchard, fort estimé de quelques membres de l’Institut et même de plusieurs hommes célèbres, à cause de ses travaux, obscurs chez nous, mais presque classiques à l’étranger. Il habitait le troisième étage mansardé d’un hôtel du XVIIIe siècle ayant un beau porche, un escalier de pierre et une cour pavée où l’herbe poussait autour d’une fontaine coiffée d’un dauphin vomissant. La modestie, le quasi-délaissement et le haut accueil simple et souriant de cette maison convenaient très bien au locataire.
M. Pouchard avait un fils nommé Jean-Paul, qui, de bonne heure, fut destiné à l’Ecole centrale, à cause des aptitudes ingénieuses manifestées dès son enfance, à cause aussi, et surtout, des conseils d’une certaine Mme de San Stefani, femme riche et ambitieuse qui se piquait de protéger les talents méconnus et s’était fait fort de tenir lieu de mère au fils du vieil écrivain lorsque celui-ci devint veuf. Mme de San Stefani, sans cesse à l’affût des succès, croyait fermement que, dans un avenir prochain, les sciences appliquées à l’industrie seraient aux sciences morales, voire aux arts et à la littérature, ce que les Etats-Unis d’Amérique sont à la République de Saint-Marin ; et, tirant le jeune Jean-Paul hors de la poussière des bibliothèques paternelles, elle se donnait le lustre d’avoir accompli un sauvetage.
M. Pouchard n’avait pas vu sans chagrin son fils s’éloigner de l’étude des lettres, qui avait fait l’intime bonheur de sa vie, qui l’avait imprégné, lui tout entier, sa substance, sa chair même, disait-il, à tel point qu’il ne formulait pas une pensée, même commune, qu’il n’exécutait pas un geste, qu’il ne percevait ni une douleur, ni une joie, que le moindre de ses actes n’évoquât et ne fît retentir en lui, par analogie, cette ample, magnifique et profonde symphonie, composée de tout ce que l’élite de l’humanité a pensé ou senti avant nous. Ce n’eût pas été la peine d’accumuler un tel trésor s’il en fût résulté que M. Pouchard méprisât les applications matérielles de la science, dont l’importance économique, et partant morale, n’échappe à personne ; mais il jugeait que ce n’était pas la peine que l’humanité fendît les eaux de la mer à une vitesse de trente-huit nœuds, brûlât les routes à cent cinquante kilomètres à l’heure, ou remontât le courant des fleuves aériens, si, pour un avantage dont il était aisé de se passer, elle doit dorénavant négliger de s’occuper de ce qui fait proprement la force et l’ornement de l’âme.
Aux philosophes, aux moralistes, à quelques rares romanciers joignant à ces deux qualités celle d’être des artistes, qui montaient par l’escalier de pierre à ses mansardes, le père Pouchard s’était ouvert de sa tristesse. Mais même parmi ces amis d’intelligence, un penchant de complaisance, une conspiration à peine avouée se laissait apercevoir en faveur des hommes nouveaux qui bouleversaient la surface du monde. Ces messieurs étaient sensibles aux « améliorations de la vie matérielle ». Ils ne parlaient point de la « rapidité des communications », sans que leur œil brillât de cette flamme qu’on dut voir au visage des premiers chrétiens annonçant la venue du royaume de Dieu, des inventeurs des manuscrits ou de la statuaire antique, à la Renaissance, ou des candides apôtres sociaux de tous les temps. Beaucoup d’entre eux étaient entraînés à cet émerveillement, précisément par leurs enfants, des bambins qui ne s’intéressent plus qu’aux joujoux de la mécanique la plus récente, et qui, dès l’âge de huit ans, sont enclins à n’accorder de valeur qu’à ce qui se vérifie de l’œil et du doigt.
« J’admets, disait M. Pouchard, que l’homme, aidé de la machine, — vraisemblablement poussée à un degré de perfection stupéfiant, — arrive à se jouer si bien des forces naturelles que l’état économique du monde en soit modifié ; mais encore l’homme n’en demeurera-t-il pas moins l’être moral que la civilisation a fait, et avec un plus grand besoin de vie morale précisément à mesure que l’évolution économique se produira plus vite, — et toujours indéfiniment plus vite, — car ce sont là des secousses que l’on ne traverse pas sans avoir l’âme chevillée ; à moins qu’il ne devienne lui-même le serviteur, de plus en plus abêti, de la machine sans cesse perfectionnée avec un effort moindre, et alors c’est une espèce de retour à l’état barbare, que vous me permettrez de ne point fêter avec enthousiasme. En résumé, ou l’homme se dispose à rejoindre la brute à une vitesse de cent cinquante kilomètres à l’heure, et je me retourne en arrière avec dégoût ; — ou bien il demeure un être moral, — et, j’y tiens, de plus en plus moral, — et donc il doit, plus que jamais, cultiver son âme par la méthode morale qui ne saurait être — si l’on n’invente rapidement autre chose — que l’étude des « humanités », de la philosophie ou de la religion. »
L’avenir s’oriente vers une amélioration indiscutable de la vie matérielle de l’homme !… Et le vieux M. Pouchard considérait sa bibliothèque mansardée, sa petite chambre monacale, la table de bois noirci d’encre où il avait, cinquante ans, lu, écrit, médité, dans une quasi-indigence, dans l’ignorance à peu près complète de « la vie matérielle », dans le ravissement perpétuel et parfait d’un esprit sans cesse avide de connaître et de goûter.
Mais le moyen d’arracher son fils à l’influence de Mme de San Stefani, alors que la direction inconsciente de cette femme se trouvait être exactement dans le même sens que le courant fameux qui emportait le monde ?
Il est inutile de dire que le jeune Jean-Paul monta à bicyclette avant d’avoir perdu sa première dent de lait. Mme de San Stefani lui fit cadeau d’une machine, sous prétexte d’hygiène. Il s’enivra d’abord de la course, mais pas longtemps : l’étude comparative de sa machine, de celles de ses petits camarades, et même de ses grands confrères de sport, l’absorba davantage. Il fut rapidement instruit des différentes marques et de leurs valeurs respectives. Dès lors, tout son amour-propre fut de posséder la bonne marque qui, d’ailleurs, changeait avec les années, presque avec les saisons. Mme de San Stefani admirait sa compétence précoce, et collectionnait les marques célèbres, en double exemplaire, car sa fille Rita imitait Jean-Paul. Assez rapidement, Jean-Paul se lassa de la bicyclette ; néanmoins, il tenait à honneur d’avoir au râtelier la marque dernière.
Les progrès de l’hygiène faisaient l’objet des préoccupations de Mme de San Stefani. Jean-Paul était le dernier de sa classe au lycée Saint-Louis ; mais il visitait les expositions industrielles, collectionnait les catalogues, était initié aux plus infimes détails de l’art hydrothérapique. Les jours de congé, il passait l’eau, non pour courir les filles, ni même pour aller aux courses, mais au Hammam se faire transsuder la peau et masser les muscles ; et quand il en sortait, le col de son pardessus relevé, il méprisait sincèrement ceux qui n’y allaient point. Non qu’il préméditât, par ces soins spéciaux, d’atteindre la beauté plastique ou la force de l’athlète : il était sans ambition d’aucune sorte ! Non pas davantage qu’il y prît plaisir, car il lui arriva bientôt de manquer souvent d’aller au Hammam, dès qu’il fut avéré parmi ses connaissances qu’il y allait, et il se contentait de montrer ses cachets d’abonnement.
Au commencement des vacances qui suivirent la quinzième année de Jean-Paul, le proviseur avisa M. Pouchard père qu’il s’agissait de modifier radicalement les allures de son fils, si son intention était ferme de le destiner à Centrale. Le père Pouchard s’emporta ; il adressa à son fils force semonces ; il menaça d’envoyer promener Mme de San Stefani et la fortune, disant que peu importaient, en somme, les millions à la vie de l’homme, pourvu qu’il fixât à sa vie un but et s’escrimât proprement à l’atteindre. Mme de San Stefani hocha la tête sans acrimonie et sans passion, car elle possédait la sérénité que donne la certitude ; et elle avait la certitude que le père Pouchard était un honnête et vieux radoteur, et qu’elle avait, elle, inculqué à Jean-Paul l’âme moderne. L’apparente sagesse, le sérieux précoce de Jean-Paul concilièrent les exigences de ses deux mentors.
Il promettait de travailler. Mais auparavant, de grâce ! qu’on lui permît d’amener la lumière sur sa table, qu’on le laissât poser des rayons où placer ses livres, installer une douche pour se refaire le corps ! L’appartement de son père rappelait l’âge de pierre ; autant eût valu vivre dans le logement des troglodytes. Enfin, était-il admissible que l’homme prétendît avoir atteint le faîte de la civilisation, se fût distingué par son savoir, fréquentât des membres de l’Institut, et habitât des pièces carrelées où le jour pénétrait par des lucarnes !
Jean-Paul exposa ses plans de réfection touchant deux petites pièces affectées à son usage personnel. Il fit à ce propos, dans le cabinet paternel, au tableau noir, une conférence où, ma foi, le vieux savant et ses confrères apprirent maintes choses, notamment sur les appareils à douche. Jean-Paul les connaissait tous ; il en traça les schémas, en exposa les principes, et termina par le plus simple, le plus économique, le plus réduit en volume, le plus parfait. On trouva le gamin intéressant ; on releva l’orgueil froissé du père.
Jean-Paul installa son appareil dans un lieu que l’on n’eût point cru pouvoir contenir un porte-parapluie. Il appela la lumière en des retraits où l’ombre était séculaire, et l’air mouvant et vivifiant dans des recoins encore imprégnés de l’odeur du patchouli et du tabac à priser ; le tout à peu de frais, et par une sorte de prestidigitation.
Une notable portion de l’Académie des sciences morales passa à la queue leu leu par les deux pièces transfigurées. On examina les appareils d’hydrothérapie, de massage et de gymnastique ; on les discuta, on les éprouva, autant que faire se pouvait. Le giclement de l’eau humecta des rosettes et mit de la bonne humeur parmi ces messieurs ; de curieux outils de massage japonais provoquèrent des digressions érudites, et de gauloises. Puis on vit la bibliothèque modèle, les rayons mobiles, si aisément démontables et transportables, la bibliothèque tournante, les appuis-livres, le meuble à fiches, les fiches blanches, en beau bristol, au nombre de quatre mille, les classeurs, le panier à papier, le porte-plume-réservoir à plume d’or inusable, l’encre sympathique, l’éponge, le fauteuil à bascule, se haussant, se baissant, s’inclinant devant, derrière, et virant, en tabouret de piano, au gré du travailleur ; enfin le bureau américain, dernier mot du génie pratique, et sur lequel la lumière abondante, et doucement tamisée par un store de toile écrue toute simple, caressait une rame de papier teinté, filigrané, anglais, où Jean-Paul Pouchard pouvait se pencher désormais et travailler sans être trop en retard sur son temps, sinon sur ses camarades.
Jean-Paul Pouchard fut refusé, haut la main, au concours de l’Ecole centrale. Cette chute fut surtout sensible à M. Pouchard père. Le fils professait déjà, vis-à-vis des examens et des concours, cette espèce de dédain, peut-être importé d’Amérique, à moins qu’il ne soit la fleur de l’esprit égalitaire, qui semble pressentir que, bientôt, l’humanité civilisée en aura fini avec ces méthodes de recrutement de mandarins. Jean-Paul avait bien sans cesse à la bouche l’expression de « lutte pour la vie », — car il croyait avoir lu Darwin, et il disait cela en Anglais, — et il était assez intelligent pour comprendre que cette théorie équivaut à proclamer la nécessité d’un concours perpétuel ; il admettait le concours perpétuel ; mais quelque chose, en son âme moderne, répugnait à ce que ce concours eût pour juges des personnages compétents.
Les amis de M. Pouchard, des hommes de poids, s’employèrent à adoucir la blessure par des arguments qu’ils n’exprimaient pas à la légère ; ils les puisaient dans « l’air du temps », à cette source d’inspiration anonyme qui fait que tant d’hommes s’inclinent à la fois dans le même sens comme les épis des blés sous le vent. « Bast ! lui disaient-ils, cette mésaventure aura l’avantage de préserver l’esprit du jeune homme de l’exclusivisme si fâcheux qui tache d’une manière indélébile les anciens élèves d’une école du gouvernement. Elle le libérera de ce servilisme qui alourdit à jamais les esprits de jeunes gens astreints plusieurs années à recevoir et à respecter la doctrine d’un maître…, etc. » Il y eut des discussions animées sur ce qu’on nommait autrefois « l’esprit de corps » ; quelques hardies intelligences prononcèrent le mot de « livrée ». Mais le vieux père Pouchard, qui n’avait confiance que dans les cadres tout faits pour diriger les hommes qui ne sont pas nés supérieurs, ne se consolait point.
Père Pouchard ! qu’entendez-vous par « un homme né supérieur » ? Voilà précisément des messieurs reconnus comme tels qui, en présence de votre fils, hésitent, s’interrogent et se demandent si ce garçon battu par ses camarades sur les bancs de l’école ne les battra pas dans le combat de la vie dont la tactique et les armes changent avec les siècles. Et voilà quelques-uns de ses camarades mêmes, non des moindres, que l’espèce de génie de Jean-Paul a touchés, qui sont séparés de lui par une intense culture intellectuelle dont ils pourraient s’enorgueillir, qui peuvent à peine prendre contact avec lui sur un sujet de conversation, et qui cependant le vénèrent comme une force aveugle ; qui laisseraient, pour un rien, entendre que l’humanité attend quelque chose de lui ; qui, pour un peu plus, vous soutiendraient que l’appareil à douche à bon marché et les casiers démontables sont la « poule au pot » de la société future. Et une des particularités du génie ne consiste-t-elle pas à être de son temps ? On s’accorde à reconnaître à votre fils le sens du moderne !
L’attrait et l’influence des esprits nettement positifs sont considérables ; si l’on fréquente volontiers les autres, c’est en souriant du coin des lèvres qu’on les aborde et surtout qu’on les quitte, comme on quitte les enfants et les poètes. Ce que les enfants nous donnent à apprécier d’eux-mêmes n’est qu’ébauche, promesses, espérances, inachevé ; l’œuvre des poètes est difficilement appréciable et n’est jamais assise que lorsqu’ils sont devenus très vieux, lorsqu’ils sont devenus populaires par la politique, ou lorsqu’ils sont morts ; on sourit moins des musiciens, parce que leurs œuvres s’exécutent avec les doigts et sont l’occasion d’un commerce actif ; on en peut dire presque autant des peintres ; les philosophes en imposent parce qu’on sait que depuis l’avant-dernier siècle le plus mesquin de leurs traités lance un défi à la religion dans quoi l’instinct profond des foules reconnaît une grande puissance. Mais tous ces gens-là sont jaugés par nous de loin ou de haut, comme on voudra, sans que nous possédions pour les apprécier une mesure bien certaine ; et dans notre jugement à leur endroit interviennent mille influences étrangères. Quelle différence lorsqu’il s’agit de nous former une opinion de ce genre d’homme qui commence à pulluler dans une classe prépondérante de la société « moderne » ! Il a rejeté préalablement de son orbite les éléments métaphysiques, surnaturels, spiritualistes et même moraux qui sont du vent pour un maître de la matière. Il ne quitte point du pied le sol ; il ne s’aventure point ; il n’avance rien que vous ne puissiez immédiatement contrôler ou qui ne se puisse à la rigueur vérifier par une formule algébrique : et n’est-il pas vrai que de savoir qu’il y a une formule algébrique dans l’affaire vous arrache et votre assentiment et votre respect ? Parlez-vous sociologie, militarisme, dépopulation ou tuberculose, il vous clôt le bec en vous citant les tables de la statistique qui ont remplacé pour beaucoup les Tables de la Loi ; il vous conquiert par la précision de ses renseignements sur le prix des denrées sous Louis-Philippe, sur les coûts comparés des transports transatlantiques par voie allemande ou française, sur la balance des victimes de la Saint-Barthélemy et de la Révolution française, sur le prix de revient d’un corset. Il sait tous les infiniment petits détails qui s’acquièrent en procédant pas à pas, par voie d’analyse toujours ; par paquets de chiffres, par additions, il s’élève à des totaux d’apparence irréfutables, comme jadis s’élevait l’homme, en vertu du privilège de la raison, jusqu’aux idées générales. A discuter avec une femme des sentiments du cœur humain, comme un La Rochefoucauld ou un Benjamin Constant, on risque fort de passer pour un songe-creux ou un niais ; mais Jean-Paul Pouchard démontrant, chez Mme de San Stefani, combien c’est idiot, au XXe siècle, d’employer encore des portes à un ou deux battants qui s’ouvrent malaisément, qui se ferment avec bruit, qui vous forcent à reculer vos meubles ou vous défoncent une glace, alors qu’une clôture à coulisse glissant sur billes, suspendue d’en haut, est ouverte sans efforts, sans fracas et sans dommage par le petit doigt d’un enfant ou le museau d’un loulou, Jean-Paul Pouchard émet une vérité, contrôlable par le premier venu, utilitaire au premier chef, une vérité qui n’est pas du temps des romances, qui est d’aujourd’hui, et — ce qui fait toujours bon effet — une vérité qui vous a un petit air d’être de demain.
Cette attitude d’innovateur qu’il faut absolument adopter en France, si l’on ne veut pas passer pour un imbécile, n’y réussit pleinement, toutefois, que si les malins découvrent qu’elle cache les plus sûrs instincts du vieux conservatisme pratique. C’est bien dans cette conviction que Mme de San Stefani préféra Jean-Paul, sans diplômes et sans profession, à la séquelle des jeunes blancs-becs métaphysiciens ou glossateurs, gent poussiéreuse, rats de bibliothèque, de qui l’avenir, à son gré, n’avait que faire ; et elle lui donna la main de sa fille Rita.
Rien ne fut épargné pour permettre au jeune ménage de s’installer conformément à tous les principes de la salubrité, du confort et de l’art décoratif les plus fraîchement éclos. Cette installation devait être si parfaite et fut si minutieusement conduite qu’elle dura quinze mois.
Deux amies de Rita, qui s’étaient mariées presque en même temps qu’elle, au bout d’un an avaient déjà fait un voyage en Norvège, passé l’hiver en Algérie, reçu brillamment chez elles au printemps, enfin étaient mères. Rita et Jean-Paul, attachés à Paris par les travaux exigeants de leur futur appartement de l’avenue Kléber, avaient dû accepter l’hospitalité provisoire de Mme de San Stefani qui, nonobstant ses idées, était logée à l’ancienne mode, rue du Bac.
Là, Jean-Paul perdit, à donner un tour plus frais aux pièces que lui prêtait sa belle-maman, un temps précieux qu’il dérobait aux préparatifs de l’avenue Kléber : mais il ne pouvait vivre nulle part sans imposer des métamorphoses. Et, dans l’espace de ces quinze longs mois, le jeune ménage se tint caché, prit l’air à peine, ne reçut point du tout, parce que Jean-Paul n’ignorait pas que son crédit tenait à la magistrale ordonnance d’un « confort moderne », et que s’exhiber, pour un début, dans un appartement portant toutes les marques du siècle de Louis XIV, c’était faire une entrée pitoyable, se déconsidérer.
Enfin, ils furent chez eux ! Que dire de cet appartement ?
On a plaisir à parler du cabinet d’un homme de goût : le seul énoncé d’une toile, d’une gravure, d’une estampe décorant un panneau, évoquent les préférences d’un esprit, un caractère, un homme ; jusque dans le style convenu, monotone et presque obligatoire d’un boudoir de femme, il y a moyen de tirer, des nuances mêmes de la banalité, quelques renseignements curieux, amusants, touchants parfois, sur le tempérament qui s’y pelotonne ; il n’est pas sans intérêt ni sans profit de connaître la cabane des sauvages, la hutte des castors ou la ruche des abeilles, qui nous enseignent quelques grandes lois gouvernant le monde. La plume regimbe à décrire l’appartement des jeunes Pouchard.
Que l’on parcoure les prospectus des fournisseurs d’appareils hydrothérapiques, les annales de la bactériologie, les tableaux anatomiques et démonstratifs employés dans les écoles de culture physique, les annonces de bains turco-romains, les réclames pour porte-pantalons, tendeurs, malles et mallettes démontables, etc., et l’on aura, si l’on y tient, une impression de ce sybaritisme nouveau qu’on appelle le « confort moderne » et qui est plutôt la croyance superstitieuse à l’excellence du bien-être physique que le goût du bien-être.
Cela tenait du sanatorium, du haras, du hammam, de l’hôpital, de la couveuse et des boxes d’expositions d’hygiène. Cela était destiné à recevoir et à abriter des corps humains, à les coucher, à les nourrir, à leur faciliter l’absorption d’oxygène pur, à les laver, à les flatter dans leurs fonctions digestives, à exciter le jeu de leurs muscles par des exercices inutiles, à leur éviter, par contre, tout mouvement, tout effort tendant à satisfaire les exigences naturelles de l’organisme. La mécanique y suppléait à la vie normale de l’homme : des fauteuils suédois, dit-on, monstres animés, pour peu que vous leur confiez votre séant, s’y mettaient à vous agiter chaque membre, à vous faire jouer chaque articulation, ployer chaque fibre musculaire sans plus vous intéresser le cerveau que si vous eussiez pour chef une noix creuse. Jean-Paul et Rita consentaient à tirer, quatre fois par jour, par périodes réglées, sur de longs caoutchoucs, en regardant la muraille d’un œil morne ; ils s’exténuaient à manier des massues ; mais en revanche le moindre geste leur était épargné pour atteindre un vêtement dans l’armoire, une paire de bottines sur la planchette, un journal sur l’étagère, tous ces objets se présentant, comme d’eux-mêmes, précisément à la hauteur de la main, au lieu juste où il était prévu que Monsieur ou Madame en pourrait éprouver la nécessité. Et les pièces étaient disposées avec tant de prévoyance, selon l’ordre quotidien des besoins généraux et même des désirs particuliers, qu’il devenait en vérité à peu près oiseux à Monsieur et à Madame d’être montés sur jambes, comme l’humanité vulgaire, car il ne leur était pas indispensable de faire dix pas dans une après-midi. En un mot, à l’appartement de l’avenue Kléber, toute demande du corps humain était satisfaite et comblée avant même, pour ainsi dire, qu’elle eût atteint la conscience, tout effort était inutile, toute intervention cérébrale superflue.
Qu’eut-on inventé de plus raffiné pour l’abêtissement définitif de l’homme ?
Cependant, les jeunes époux n’avaient pas passé huit jours dans ce paradis, qu’ils partaient pour la Suisse, la saison étant belle, et tous les deux tombant d’accord qu’il était trop juste de se reposer des fatigues que leur merveilleuse installation leur avait values.
— Eh quoi ! leur dit Mme de San Stefani, en quel endroit du monde pouvez-vous désormais être mieux que chez vous ?
— N’avons-nous pas, disait Jean-Paul, toute la vie pour être chez nous ? Pour le moment, l’essentiel est de nous refaire au grand air.
Ils se refirent dans une chambre d’hôtel en pitchpin fort ordinaire, au bord du lac des Quatre-Cantons. Ils n’avaient pas emmené de femme de chambre, sous le prétexte de s’enivrer d’indépendance ; une grosse rougeaude d’Allemande, au service des vingt-cinq numéros de l’étage, brossait les robes de Rita et les suspendait le matin au bouton de la porte. Jean-Paul, en caleçon, ouvrait lui-même, et le corps pincé dans l’entre-bâillement, saisissait les souliers jaunes, ses pantalons, les jupes de sa femme, les imperméables et quelquefois le broc d’eau chaude ; il s’accrochait le flanc au verrou ou se contusionnait l’épaule au bec-de-cane dans un mouvement trop prompt, si une chambre s’ouvrait soudain en face de lui ; et il rentrait grimaçant, jurant, chargé comme un portefaix. L’eau manquait pour la toilette, le petit déjeuner était en retard, ou bien c’était le linge qu’on apportait avec la longue note incompréhensible, pendant que Monsieur changeait de chemise ou que Madame s’amusait à gambader comme un jeune chevreau sur le lit. Quant à faire entendre au personnel un mot de français, ah ! bien, ouitche ! au premier seulement, une femme de chambre était Lorraine. C’était le diable que d’obtenir des petits pains sans anis ou de faire remplacer par quelques morceaux de sucre le miel qui accompagne le café au lait. Impossible de dîner à part : ils s’asseyaient à table d’hôte, en même temps que 250 Allemands retentissants et emplis d’une fierté nationale que quelques-uns mettaient aux pieds de la Parisienne en disant des mots galants qui la faisaient pouffer.
Ni Rita, ni Jean-Paul ne s’étaient encore autant amusés.
Ils dépassèrent, sans y prendre garde, le temps prévu pour leur villégiature. De Paris, la belle-mère adressait vainement des lettres de rappel, et pour séduire les vagabonds, leur décrivait leur propre appartement de l’avenue Kléber qu’ils connaissaient bien.
A propos d’appartement, Jean-Paul vit, au salon de l’hôtel, des photographies d’intérieurs artistiques exécutés en Bavière, qui prouvaient que les Allemands s’étaient mis à faire dans l’ameublement des progrès remarquables. Il prit le train pour Munich.
Quant au confort proprement dit, l’infériorité de l’avenue Kléber ne lui paraissait pas évidente ; mais la sobriété et l’appropriation du décor allemand, par exemple, ridiculisaient, démolissaient dès le premier aspect cent niaiseries d’ornementation que Jean-Paul avait accueillies chez lui trop précipitamment, sous couleur de nouveauté. Il écrivit, de Munich, des lettres ambiguës où il faisait de brumeuses allusions à une déconvenue grave, à l’écroulement d’une opinion, et en même temps pour l’avenir à de hardies résolutions. Rien de clair. C’est qu’il s’agissait de préparer la belle-mère à un coup d’Etat.
La pauvre femme n’y comprit goutte, ou plutôt, crut pouvoir y comprendre qu’un espoir de paternité avait été violemment déçu, à la suite, c’était probable, de quelque chute dans la montagne ; et elle se montrait grandement inquiète de la santé de Rita ; pis que cela : elle menaçait de prendre le train, d’arriver après-demain à Munich. Ce malentendu fouetta Jean-Paul en ses hardies résolutions : « La belle-maman sera trop heureuse d’apprendre qu’il n’y a qu’une affaire d’ébénisterie là où elle a craint un danger pour sa fille, et, comme tous les coups d’Etat, le mien sera approuvé. » Il ramena sa femme à sa mère, mais paya le voyage de l’ébéniste allemand qui devait mettre sens dessus dessous l’appartement de l’avenue Kléber.
Cet appartement fut mis sens dessus dessous par l’ébéniste allemand, malgré les hauts cris de Mme de San Stefani, qui était, il est vrai, rassurée quant à la santé de Rita, mais qui soldait de sa bourse le surcroît de dépenses du ménage. Il tardait à cette femme, c’est trop juste, que son gendre enfin parût devant le monde, présentât les créations de son génie, enfin lui fît honneur. Elle estimait, non sans raison, qu’il avait jusqu’ici différé beaucoup de la satisfaire, et elle se prenait à soupçonner à sa satisfaction des ajournements indéfinis. C’était une femme à se montrer indulgente aux plus grands gaspillages, pourvu qu’il s’agît de choses par leur nature inutiles : la toilette, les fleurs, les bijoux ; mais elle n’admettait pas que des objets d’usage, tels des meubles, fussent revendus sans avoir servi. A voir tout ce « modern style », dont elle avait appris avec tant de bonne volonté à faire l’éloge, déjà démodé et cédé à vil prix, elle conçut des doutes, pour la première fois, sur la valeur de Jean-Paul, sur elle-même, sur son temps, sur l’avenir ; et elle alla verser ses doléances, rue Garancière, sous le toit mansardé de M. Pouchard.
— Madame, dit le père Pouchard, j’ai toujours considéré que les commodités matérielles sont le plus dangereux ennemi de l’homme, et, comme dirait Montaigne, la plus belle « piperie » où puisse donner sa bêtise. Mais n’oublions pas que la plupart de nos grandes querelles viennent de malentendus sur les mots. Si les grammairiens avaient plus de crédit, bien des horions seraient évités. Par exemple, voilà ce terme de « progrès » dont il fut tant question entre nous lorsqu’il s’agissait de mon fils : il signifie un pas en avant ; vous y entendez un état meilleur, volontiers excellent, et, par-dessus le marché, stable, définitif ! Vous avez dirigé les pas de mon fils dans une voie nouvelle : le pauvre garçon met une jambe devant l’autre ; il hésite, il trébuche, il se relève, il repart en avant : ce sont les risques de la voie nouvelle. Si son esprit est fertile, je ne prévois pas qu’il s’arrête. Où ira-t-il ? Dieu seul le sait. Dans les innovations matérielles, l’homme, à franchement parler, ne dirige plus ; il est emporté par la matière. Une application nouvelle exige une autre application peut-être absolument insoupçonnée, et il n’y a plus d’autres bornes aux transformations que les lois naturelles, probablement peu favorables à l’homme et qui l’anéantiront, c’est bien possible. Si l’homme s’enorgueillit de gouverner la matière, la matière aura sa revanche… Mais où me laissé-je entraîner, Madame ? Je voulais dire seulement que celui qui veut donner la main aux innovations qui nous emportent à l’inconnu, doit renoncer héroïquement à ses habitudes de stabilité et à la douceur de vivre en paix ; en d’autres termes, que les gens du monde, qui sont par définition esclaves du convenu et amis des plaisirs, et qui veulent par surcroît se donner le luxe d’appuyer les réformateurs, sont ou bien d’innocents aveugles ou de coupables hypocrites qui montent en nacelle à grand fracas pour le Pôle Nord, croyant bien que le ballon atterrira à Chantilly.
Mme de San Stefani quitta M. Pouchard père sur quelques mots aigres-doux et, pour faire la nique au vieux radoteur, contresigna les ruineux devis bavarois.
Là-dessus, le jeune couple alla passer l’été, puis l’automne au bord de la mer, en Normandie, à Biarritz ensuite. Ils prolongèrent l’arrière-saison comme ils purent, en s’attardant, à visiter des villes qui ne les intéressaient guère en province, dans d’exécrables auberges. C’est qu’ils n’avaient point de domicile à Paris.
Un voyage à Munich fut jugé indispensable, avant l’hiver, car il ne s’agissait pas de laisser commettre quelques gaffes à ces ouvriers allemands, si appliqués assurément et si dociles, mais qui ont besoin de direction. Ils y passèrent des mois, sans connaissances, visitant chaque jour l’ébéniste, allant au théâtre ou au restaurant à des heures absurdes, bâillant à des pièces qu’ils ne comprenaient point et où ils trouvaient si triste de ne pas entendre causer dans la salle. Rita commençait à remarquer que la correspondance de ses amies de Paris se faisait rare ; on la négligeait, mais elle-même répondait avec gêne, ne sachant de quoi écrire puisqu’elle ignorait ce qui se disait à Paris ; les journaux français l’ennuyaient depuis qu’elle n’y lisait plus son nom au carnet mondain. Jean-Paul s’épaississait dans les brasseries et il faisait sa compagnie du gérant de l’hôtel qui l’entretenait des établissements grandioses que la compagnie fondait à Baden-Baden, à Costebelle près d’Hyères, à Florence, à Palerme, à Corfou, à Séville, car les Allemands conquièrent l’Europe, entre autres moyens, par les hôtels. Dans ces conversations, Jean-Paul élargissait ses idées de « confort » et il en fournissait d’avantageuses à son ami le gérant.
A la vérité, il s’accoutumait insensiblement à la vie d’hôtel qui convient mieux que le « home » aux esprits en quête perpétuelle d’améliorations. Le home fleure un relent de définitif et déjà de routine, avouons-le, dès l’instant qu’on a mis la dernière main à l’accommoder. C’est par les hôtels cosmopolites que le grand mouvement de confort moderne, qui prend ses sources à New-York ou à Londres, se répand sur le monde avec une rapidité qui n’a nul rapport avec la distance, et qui atteint plus tôt Melbourne ou Yokohama que Paris même. Dans un milieu sans cesse mouvant et renouvelé, nulle entrave aux innovations ; joignez à cela que le voyageur qui passe vingt-quatre heures en un lieu y manifeste plus d’exigences qu’en quarante années vécues chez lui. Jean-Paul ne se l’osait pas dire, mais il subissait, dans la chambre no 75, dans le hall, dans les salles de lecture, de musique ou de restaurant de l’Hôtel des Quatre-Saisons, où il n’avait de commerce qu’avec un gérant et un ébéniste, l’attrait qui doit précipiter tous ses pareils, amateurs énervés des nouveautés confortables, vers la vie nomade.
Rita avait découvert avec angoisse que, de leurs visites à l’ébéniste, Jean-Paul revenait sans contentement. Il lui manquait cette petite fièvre que donne l’objet commandé qui se façonne et se parachève entre les mains de l’ouvrier. N’était-il pas déjà las du style allemand, grand Dieu ! avant même que le nouveau décor de l’avenue Kléber eût pris forme ? L’artiste lui-même, probablement, avait fait la même observation que Rita, et le malheureux s’ingéniait, par tous les moyens, à rendre éclatant le charme de son ouvrage. C’était un gros homme blond, d’un teint d’enfant qui vient de jouer, et il ne semblait pas malin. Il l’était ! car ce balourd, d’un trait génial, rajeunit son œuvre et infusa à son client défaillant le désir net de la voir exécutée.
Sans avoir l’air d’y prendre garde, l’ébéniste caressait de l’œil des lavis de sa conception, appendus aux murs de l’atelier. Ils représentaient, avoua-t-il, le motif cher à son cœur : des degrés larges et plats évoluant hardiment, élégamment, dans une cage bien éclairée. Et ce faisant, il critiquait la mode de Paris qui est de s’enfermer dans une boîte d’ascenseur truquée comme une chambre d’électrocution, avec des boutons, des numéros, une ou deux cordes, et une pancarte où il n’est question que du danger que l’on va courir ! L’ascenseur ! le monstre du génie moderne, qui n’a pas pour but, croyez-le, de nous élever commodément aux étages supérieurs, mais bien de permettre à des entrepreneurs d’entasser étages sur étages, jusqu’à des hauteurs si prodigieuses qu’il soit au-dessus des forces humaines de les atteindre. « Et en Amérique, mon brave homme, lui criait Jean-Paul Pouchard, ces ustensiles vous lancent jusqu’au trentième étage !… » L’ébéniste bavarois se bouchait les oreilles ; et puis son œil s’adoucissait et son doigt décrivait dans l’espace les harmonieuses spirales de l’escalier, que l’œil oublie. L’escalier c’est l’âme de la maison ; c’est lui qui relie de sa courbe charmante les heures diverses de la vie, qui vous descend au travail, aux repas, aux réunions, qui vous reconduit le soir au sommeil. Que les bonjours, que les adieux y sont jolis ! Que de souvenirs laissent une main penchée sur la rampe, un pied, la traîne d’une jupe qui disparaît au tournant, un baiser envoyé d’en haut ! C’est un des derniers lieux du monde où les hommes se croient tenus à la politesse : ils y saluent parfois encore une femme en la croisant.
Une nouvelle révolution agitait sa tempête sous le crâne de Jean-Paul Pouchard. Phénomène curieux : par l’art, auquel il faut toujours revenir en définitive, même pour l’accommodement des combinaisons modernes les plus machinées, il était ramené aux conceptions les plus simplistes de la demeure, et, dégoûté des monte-charge pour chair humaine, il concevait l’envie ardente de gagner sa chambre par un bel et bon escalier, dans une maison à soi. Le philtre agit d’une manière rapide et sûre. Aucun mot ne fut prononcé, mais l’ébéniste, mentalement, prit note de la commande d’un escalier pour l’hôtel particulier de M. Jean-Paul Pouchard.
Mais Jean-Paul Pouchard n’avait point d’hôtel. Il en aurait un, parbleu, pour se payer un escalier !
Voilà ce que saisit très bien l’ébéniste ; voilà ce qui n’échappa point non plus à Rita.
Rita comprit que jamais leur installation n’aurait de fin. Elle en avait douté ; elle avait conservé quelque espoir d’atteindre une solution. Après l’affaire de l’escalier, elle aussi arrêta son parti. Elle ne concevait pas la vie, éloignée de ses relations parisiennes. Dût-elle coucher sous les ponts, elle voulait retourner à Paris : elle le signifia à Jean-Paul.
Jean-Paul y consentit à la condition que Rita adhérerait au projet qu’il avait de louer ou d’acheter un petit hôtel. On touchait d’ailleurs à la fin de la troisième année du bail de l’appartement, avenue Kléber, et il importait de prendre une décision, d’urgence, afin de donner congé dans les délais réglementaires.
— Trois ans ! s’écria Rita ; et nous ne l’avons pas encore habité ! Que dira maman ?
Ils revinrent à Paris. Loger chez Mme de San Stefani, il n’y fallait pas songer, car le courroux de la dame croissait sans cesse contre son gendre, et elle s’était hâtée de faire démolir chez elle les ingénieux travaux exécutés par lui. On n’osa point lui parler des projets d’achat d’immeuble, ni de l’escalier, ni du congé donné avenue Kléber. Les travaux avançaient, assurait-on.
Rita ayant résolu de recevoir, on descendit au Sardanapalus-Palace, aux Champs-Elysées. Le séjour y coûtait les yeux de la tête ; la belle-mère ne concevait pas ce genre de luxe, hormis à l’étranger ; malgré le plaisir qu’elle avait de revoir sa fille, elle l’eût préférée à Rome, à Biskra, au Caire.
Rita reçut au Sardanapalus-Palace. Mais tout le monde avait pour le Sardanapalus-Palace les yeux de Mme de San Stefani, et les railleries de pleuvoir sur Jean-Paul et son fameux génie aboutissant après trois ans à loger à l’hôtel.
Jean-Paul comprit qu’il ne s’agissait pas de plaisanter et qu’il y allait de l’avenir de leurs relations s’il ne se dépêchait pas d’habiter comme tout le monde, car Paris, qui fait profession de rechercher les singularités, est féroce pour celles qu’il rencontre. Il acheta rapidement, sur la dot de sa femme, un hôtel avenue Raphaël, au Ranelagh, et télégraphia à l’ébéniste munichois d’accourir.
Il essaya de renouer avec ses connaissances anciennes, avec les camarades qu’il avait eus chez son père. Mais la tentative fut pitoyable ; les préoccupations de ces jeunes gens, presque tous appliqués à des concours d’agrégation, étaient exclusivement d’ordre spéculatif ; Jean-Paul avait achevé d’en perdre le langage : ils se regardaient comme des hommes de couleur différente, et n’avaient rien à échanger. En plein Paris, logé au Sardanapalus-Palace, le jeune Pouchard goûtait l’amertume du déclassement, pire que l’exil.
Il était peut-être perdu ; il allait s’achever dans l’inaction et l’ennui. Mais les époques complices de tels désordres, celles qui, comme la nôtre, arrachent par leurs attraits matériels un rejeton à une lignée intellectuelle, produisent des ressources inattendues et étonnantes et qu’on dirait destinées à assurer le recrutement et la tutelle de sujets nouveaux.
C’était le moment où l’automobilisme commençait d’agiter la ville et la banlieue, de soulever le simoun sur les routes, de culbuter les promeneurs paisibles, de troubler les chiens endormis au milieu des chemins, les enfants, les poules et les oies qui formaient avec le fumier, dans la rue du village, un assemblage si pittoresque et si tranquille depuis le temps lointain des diligences. Jean-Paul ne pouvait demeurer longtemps étranger à ce sport ; il eut tôt fait de se lier avec ses premiers champions. Il participa à une course sous un nom d’emprunt.
Hélas ! ce fut une occasion de dépenses, réitérées et croissantes, qui atteignirent sa fortune. Pendant que le petit hôtel inavoué du Ranelagh et le séjour au Sardanapalus pompaient la dot de Rita, Jean-Paul trafiquait, achetait, revendait, se compromettait avec les agences, afin, non pas seulement d’avoir son automobile, mais, comme il en avait été jadis de la bicyclette, pour avoir l’automobile de l’année quand ce n’était pas celle de la saison, et pour posséder la « marque » momentanément cotée par le résultat des dernières courses, et sur laquelle, exclusivement, il convenait d’être reconnu.
Ces machines créaient autour d’elles, dans leur atmosphère empestée, un monde nouveau. Les femmes ayant adopté les lunettes monstrueuses et la peau de bique, une société naissait sur la poussière des routes ou à la table des auberges. Ouverte comme un café ou une salle des Pas-Perdus, mais solidement édifiée sur une passion et des intérêts communs, elle attirait et retenait les matériaux de démolition de tous les mondes par un talisman incomparable : le plaisir physique. C’était un monde avec qui l’on pouvait s’entretenir sans effort, à l’abri, plus que partout ailleurs, des piquants « de la politique et de la religion », et où même on pouvait briller du jour au lendemain sans culture et presque sans éducation, pourvu que, la main au guidon, l’on possédât du sang-froid, de la présence d’esprit et une certaine audace, ce qui n’est certes pas le fait du premier venu. Une sorte de fraîcheur, un air de jeunesse, étaient répandus sur cette société qui rappelle les enfants dans la quinzaine du jour de l’An, turbulents, affolés, passant d’un jouet à un autre et ravis particulièrement de toutes les choses qui marchent ou qui ont l’air de marcher par elles-mêmes. Beaucoup y semblaient nés d’avant-hier ou du mois dernier, et l’on eût eu bien mauvaise grâce à leur reprocher de ne pas connaître au monde de plus important problème que celui d’aller le plus rapidement possible d’un point à un autre.
Ce milieu était fait pour Jean-Paul Pouchard ; Jean-Paul Pouchard avait été créé et mis au monde pour ce milieu.
Dans les premiers mois qu’il s’adonnait avec ivresse au nouveau sport, Jean-Paul fut rapporté, un soir, assez tard, au Sardanapalus, avec une fracture à la cuisse, une oreille fendue, trois côtes fort maltraitées : il avait été victime d’un « dérapage », et était allé s’aplatir au fond d’un ravin, sur la route des Vaux-de-Cernay. Le mécanicien était tué.
Les journaux relatèrent l’accident. On publia les nom, prénoms, l’âge et le nombre d’enfants du mécanicien décédé ; on publia surtout le portrait de Jean-Paul, en chauffeur, en civil ; la photographie de la voiture avant l’accident, la même culbutée dans le ravin, tirée hors du ravin et ramenée sur la route par un attelage de bœufs, crevée, disjointe, tordue comme une charpente de fer au lendemain de l’incendie. On publia même, par une touchante attention, la photographie de M. Pouchard, le père, savant modeste, chevalier de la Légion d’honneur depuis 1867.
Les reporters affluèrent au Sardanapalus : Rita, Mme de San Stefani, les garçons, les maîtres d’hôtel répondirent à leurs questions aux lieu et place du « jeune et intrépide sportsman », de qui la vie tout entière retracée et librement interprétée devenait un récit à la Plutarque, une lutte héroïque pour la conquête définitive des éléments ; on lui prêtait l’invention d’un « dirigeable » ; on donnait la longue liste des travaux de son père. Quelques notes, touchant le luxe dont l’intéressant personnage était environné au Sardanapalus, devaient achever d’impressionner les lecteurs.
Mme de San Stefani et Rita se regardaient, parcouraient les journaux, entassaient les coupures du Courrier de la Presse, contemplaient les traits de Jean-Paul gravés à des cent mille exemplaires, et ceux aussi du vieux papa Pouchard qu’aucune presse jamais, durant cinquante ans de labeur, n’avait frappés ; et elles s’interrogeaient honnêtement : « Mais qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? Si encore Jean-Paul avait fait quelque chose, mais il a seulement causé la mort d’un homme, et il s’est cassé la cuisse au fond d’un ravin ! »
Il vint au Sardanapalus une si grande affluence qu’un chasseur avait assez à faire de monter les cartes tout le long du jour. Jean-Paul reçut des félicitations jusque même de ses anciens camarades qu’il ne voyait plus ; lui-même se demandait si ces compliments n’étaient pas ironiques, car ils lui venaient de pauvres garçons destinés à travailler toute leur vie durement pour un gain dérisoire, et il en connaissait parmi eux qui avaient perdu l’œil ou le doigt, et failli maintes fois laisser leur peau tout entière dans des travaux anatomiques, au milieu du silence professionnel ; mais non ! ils semblaient franchement touchés, comme la foule innombrable, par le simple retentissement fait autour de son nom.
Le père Pouchard lui-même, qui pourtant se possédait assez bien, eut un moment de fierté paternelle après sa stupéfaction première ; il y alla d’une larme, dit-on : à cause du nom de son fils, ou à cause du sien propre, de sa photographie et des titres de ses ouvrages répandus par la même occasion ? Il crut, un instant, à la science divinatoire de Mme de San Stefani et il le lui dit, sans la convaincre d’ailleurs, car c’est elle qui, de tout cela, demeurait le plus ébaubie. Elle avait eu foi en son gendre ; puis elle avait cessé de croire en lui ; mais elle n’avait jamais compté que la gloire pût venir comme cela, pour rien.
— Mais si ! lui disait le père Pouchard.
Il se présentait au Sardanapalus des inventeurs malheureux que M. Pouchard père se plut à recevoir quand il se trouvait là. Et il en nota quelques-uns qui portaient des mémoires fort intéressants : ruinés par des expériences coûteuses, ou perpétuellement éconduits par la science officielle, ces infortunés venaient, humblement, offrir à M. Jean-Paul Pouchard le bénéfice de leurs recherches, pour que sa notoriété les illustrât, et ils déclaraient qu’ils se contenteraient en retour d’une charité, d’autres même ne demandaient rien. Emu de telles scènes, M. Pouchard père disait : « La gloire n’a aucun lien nécessaire avec le mérite individuel ; c’est une sorte de capital divin jeté du haut du ciel entre de certaines mains privilégiées, en vertu de l’antique principe que nous croyons injuste parce que nous n’en connaissons pas l’essence : l’esprit souffle où il veut. Ce capital est destiné à mettre en valeur l’apport anonyme de collaborateurs obscurs. Rien de plus vain que de prétendre attacher un juste nom à une œuvre. C’est la nature entière qui travaille par nos mains et enfante dans notre douleur. Effaçons-nous. Inclinons-nous devant l’éclat mystique qui environne certaines têtes, fussent-elles celles que notre débile entendement personnel serait tenté de coiffer du bonnet d’âne. » Raisonnant avec cette indulgence, M. Pouchard père ne se défendait pas complètement de penser à son nom, à sa photographie répandus à profusion dans les feuilles publiques par le fait de « l’éclat mystique » qui environnait son fils, auteur d’un accident d’automobile.
Eh bien, dans cette affaire, le plus étranger à la vanité de la renommée, c’était Jean-Paul Pouchard, étendu, d’ailleurs, la cuisse dans un appareil, le thorax assez mal en point, la tête emmaillotée de bandelettes, comme celle d’une momie. Non qu’il souffrît énormément de son état ; mais son esprit était totalement appliqué à imaginer des systèmes plus parfaits pour soulever un moribond dans son lit, pour lui permettre de manger, de boire et d’accomplir avec la plus grande aisance l’ensemble des fonctions indispensables.
Entre temps, il s’émerveillait de voir sa belle-mère lui sourire, lui confier qu’elle savait l’achat clandestin de l’hôtel du Ranelagh, qu’elle lui pardonnait, qu’elle l’aiderait de ses deniers, qu’elle prenait à sa charge la pension à la veuve du mécanicien. Il était quelque peu confus de l’avoir satisfaite en agissant d’une manière si éloignée de cette intention. Quant à lui, il n’avait jamais ambitionné la gloire, il ne convoitait encore que de posséder la meilleure marque d’automobile et l’habitation la plus ingénieusement combinée ; et, dans l’inaction de la convalescence, au Sardanapalus, il caressait le jour où les chirurgiens autoriseraient son transfert avenue Raphaël.
M. Pouchard père s’accoutumait à quitter la paisible rue Garancière pour l’avenue des Champs-Elysées, et il entrait maintenant comme chez lui, ma foi ! dans ce temple moderne du Sardanapalus dont la dorure des portiers, la pourpre des petits chasseurs, le tohu-bohu, les sonneries, l’avaient tant effaré tout d’abord. Il s’intéressait non seulement à la santé de son fils, mais à l’avenir qui lui semblait désormais assuré. La maison même dont l’industrie avait failli coûter la vie à Jean-Paul Pouchard, ne venait-elle pas de lui proposer dans ses bureaux une place de 40.000 francs ? Sur quoi, une maison rivale lui offrait 60.000 ! « 60.000 ! » prononçait Mme de San Stefani : « J’ai entendu, de mes oreilles entendu, j’étais là. » Et le vieux savant entendait, de ses oreilles entendait, que son fils allait se faire en une année ce qu’il ne gagnait pas, lui, en vingt ans.
M. Pouchard père avait un jeune protégé de qui l’intelligence et l’érudition précoces égalaient la pauvreté. Il n’avait pu, malgré nombre de démarches dans les mondes académique et universitaire, obtenir à ce garçon un modeste emploi. Un député, ancien entrepreneur de maçonnerie, intrépide chauffeur aujourd’hui, qui se trouva au chevet de Jean-Paul pendant que le vieux père Pouchard se lamentait, prit en main sa cause et la gagna en l’espace de trois semaines.
M. Pouchard père avait reçu le ruban de la Légion d’honneur sous Napoléon III, lors de la publication d’un immense travail sur l’Egypte, qui avait eu la chance de paraître à l’époque de l’inauguration du canal de Suez ; depuis lors, absorbé par des études sur l’inégalité des races, dépourvues d’actualité, du moins en apparence, il vivait très loin des faveurs. Le maçon lui obtint la rosette au 14 juillet. Le nouvel officier de la Légion d’honneur invita le maçon à déjeuner avec une dizaine de membres des différentes sections de l’Institut, au milieu desquels le maçon ne se trouva pas plus mal à l’aise que cela, d’autant, affirme-t-on, que deux ou trois lui firent la cour.
Jean-Paul reçut la visite d’anciens camarades, jeunes agrégés sortis de Normale, et jeunes ingénieurs de l’Ecole centrale où il n’avait pu entrer, qui venaient sans vergogne solliciter son crédit, ceux-là pour être tirés d’un petit trou de province où ils gisaient, ceux-ci pour obtenir une place de contremaître dans une industrie active, ou même « n’importe quoi, c’est bien simple, pour manger ». Des docteurs-ès-lettres souhaitaient ardemment faire insérer une chronique, une nouvelle, dans des journaux de sport. « Fichtre ! leur disait-on, mais ce sont les plus lus : vous entreriez plus aisément au Figaro ! » Ces doctes jeunes gens se retiraient avec leur copie, mais remplis d’une déférence plus béate et plus ahurie pour cette étrange et nouvelle puissance créée par des moyens matériels de déplacement.
Enfin l’intéressant blessé, ayant été transporté avenue Raphaël, dès qu’il fut debout inaugura son hôtel par une grande réception.
A la vérité, l’hôtel ne produisit pas beaucoup d’effet, malgré l’escalier fameux, malgré les féeriques machineries. Jean-Paul Pouchard était connu à Paris pour avoir été un des premiers estropiés dans l’exercice d’un sport, objet momentanément de la curiosité générale : il n’en faut pas demander davantage aux esprits. Tout au plus pouvait-on consentir à lui reconnaître d’autre valeur que celle d’être l’Estropié de qui l’on parle, l’Estropié qui figurera dans les revues de cafés-concerts. Et puis, les cervelles bourgeoises, lorsqu’on leur annonce une installation coûteuse et peu commune, rêvent de magnificences dites « princières » ou tout au moins de trucs d’un machiavélisme inouï. L’extrême sobriété de ce « style » les déconcerta. A la seule annonce d’ameublement moderne, ils avaient eu des visions d’arborescences d’aquarium ou bien d’ossuaires « artistement » distribués. L’absence systématique de l’or leur fut pénible comme un mets sans sel : l’or, la couleur vive, les étoffes riches, une certaine abondance de reliefs, forment le repas préféré de l’œil de l’homme. Le fils du père Pouchard, même inculte, était bien trop affiné encore pour exécuter consciemment une œuvre qui emportât les suffrages publics. Quelle erreur de produire des décors simples, juste à une époque où les grosses mœurs des gens d’affaires fleurissent naturellement en faste !
M. Pouchard, le père, fut invité à la réunion, et il y vint avec quelques personnes de son monde qui étaient les obligées de Jean-Paul. Il y vint avec sa bonhomie habituelle, par le moyen des tramways qui l’amenèrent au Ranelagh dans le même temps qu’il faut pour aller à Versailles ; mais à qui sait penser, les heures sont courtes et légères.
Il trouva là son ami, le maçon, qui lui prit le bras familièrement et le présenta à nombre de gens, un peu comme un bahut que l’on vient de faire épousseter chez l’antiquaire. Cinquante ans de travaux historiques, même traduits en plusieurs langues, n’atteignaient pas pour ce monde le poids du dernier roman pornographique ou de la blague de la semaine dans le journal La Rigolade. On disait : « Ah ! c’est le vieux papa !… Eh bien ! c’est gentil de l’avoir fait décorer. » M. Pouchard qui aimait à rappeler les souvenirs d’antan, avait dit devant le député, ancien maçon, qu’il s’honorait d’avoir connu M. Mérimée et de posséder de lui de fort belles lettres. Le député, ancien maçon, voulant flatter M. Pouchard, répétait en perroquet : « Il a connu M. Mérimée. » Et le nom de Mérimée voletait dans cette réunion de 1900 sans évoquer rien. Le député, à mi-voix, faisant le pédant, résumait en deux mots tout ce que lui redisait le sujet : Mérimée rappelait « Badinguet » ; Badinguet rappelait « mœurs scandaleuses » ; et le vague de ces débauches se personnifiait en « Cora Pearl ». Et il allait disant : « Badinguet… Cora Pearl !… » et clignant de l’œil avec finesse et gauloiserie. M. Pouchard disait : « Madame, avez-vous lu Colomba ? » Il se rencontra deux femmes qui avaient lu Colomba ; mais elles n’avaient jamais remarqué le nom de l’auteur. — « Et Carmen aussi ? vraiment ?… mais je croyais… » — « Oh ! pas la musique. »
Quand le bonhomme eut fait le tour des salons, il alla s’asseoir dans une encoignure et se prit la tête à deux mains pour ne point la perdre.
« Ah çà ; saperlipopette ! se disait-il, je n’ai pas la berlue ? Voilà Monsieur mon fils qui, toujours, représenta à mes yeux le type achevé du « propre-à-rien ». Ce garçon, d’intelligence ordinaire, ne fut jamais qu’un manœuvre industrieux, encore qu’un peu fainéant : incapable de suivre les études classiques élémentaires, retranché par avance du seul avenir que ma vanité paternelle eût souhaité pour lui, il a échoué piteusement au concours d’entrée de la seule école où ses facultés semblaient lui permettre de frapper… La sueur perle à mon front au souvenir de cette épreuve humiliante !… Désespéré, je l’abandonne à une femme, un peu hurluberlue à mon sens, qui le gratifie de sa fille et de la fortune. Mon dadais gâche quatre années à flairer, révérence parler, comme un chien, pour savoir le lieu le plus propice où déposer son bagage. Bref, il perd tout commerce avec Paris et il gaspille la dot de sa femme. Et voilà que, pour six mois d’esbroufe au Sardanapalus, pour une chute d’automobile retentissante, pour la construction d’un hôtel impayé, qui ne flatte même pas le goût des gens qu’on y réunit, et qui est déjà — je viens de l’entendre chuchoter — un sujet de caricature dans les journaux qu’on lit chez le coiffeur, voilà un gaillard qui attire chez lui, d’un seul coup, plus de monde que n’en reçurent, dans le courant de leur carrière, M. Renan, M. Taine ou M. Pasteur ! Et quel monde ! Si mes oreilles ne me trompent pas, ce ne sont pas là des noms quelconques recrutés au hasard par l’allèchement d’un bol de punch ; ce sont les noms qui éclaboussent de lumière l’œil du badaud parisien et de l’étranger de passage ; ceux qui entretiennent nos journaux et nos revues par les annonces ; ceux aussi qui gouvernent le marché : des commerçants, des grands industriels ; ceux qui produisent et ceux qui font circuler, gens essentiels dans la nation, oserai-je dire, gens affairés, opulents et naturellement enclins au plaisir, auxquels se joignent tous ceux qui, dans une grande ville, sont avides de jouir : descendants de familles, aujourd’hui sans emploi, fêtards de tradition, noceurs de naissance, et encore tout ce qui court après la vie aisée, remuante et agissante : cosmopolites, artistes, auteurs dramatiques attachés au monde où il se passe quelque chose, romanciers valets de la société à la mode, autrement dit les rois du monde, leur suite, leurs maîtresses, leurs bouffons, leurs historiographes. Ils sont les maîtres et les trafiquants de la matière, dont les transformations et les échanges règlent la vie économique, laquelle règle la vie universelle et en définitive la vie particulière de chacun de nous. Il ne faut pas rire : c’est une puissance qui est là !
« De quoi suis-je étonné ? De ce qu’elle est là chez mon fils ? Elle est là chez mon fils, parce qu’elle ne sait où aller et parce qu’il faut qu’elle aille quelque part, étant essentiellement agissante ; elle est chez mon fils parce qu’elle manque de direction, parce qu’elle se transporte au hasard, comme elle adopte un restaurant ou un petit théâtre… Ou, plus exactement, elle est chez mon fils parce qu’il a poussé par hasard le cri qui l’attire, dans la langue qu’elle connaît. Il s’est cassé la cuisse sur l’un de leurs joujoux, et il avait, pour ainsi dire, préparé de longue date cet événement-réclame en abondant dans le sens du mouvement actuel : le bien-être mécanique, le confort scientifique. »
Qu’il se tournât à droite ou bien à gauche, M. Pouchard surprenait un sujet de conversation identique : il s’agissait de la rapidité et de la mauvaise odeur du métropolitain, de la lenteur des tramways, de l’archaïsme de l’institution des bureaux d’omnibus et des contrôleurs pour « correspondance militaire » ou pour le « voyageur descendu de l’impériale », ou bien du goût nouveau de se loger loin du centre de la ville, où cependant l’on est attiré tous les jours pour le couturier, pour le goûter, pour tout, en somme ; où l’on descend le matin, où l’on passe l’après-midi, où l’on retourne le soir au restaurant, au théâtre et aux soupers de nuit ; et de la peine qu’on se donne pour exécuter ces allées et venues, et combien l’existence en est compliquée ! — « Mais pourquoi habiter si loin ? — Ah que voulez-vous ?… Le chauffage central, le garage pour automobile !… le confort moderne !… » Et ces appartements, dont le perfectionnement augmente sans cesse, et qu’on n’a pas le temps d’occuper la durée d’un bail, que d’autres s’élèvent en face, plus parfaits encore, et qui vous laissent dégoûtés de celui dont vous étiez content ! Presque tous ces gens, peu ou prou, ressemblaient à Jean-Paul Pouchard. Une pauvre dame, en six ans, avait déménagé quatre fois ; elle s’avouait rompue, elle désirait, disait-elle, la tranquillité de la tombe : « Mais que voulez-vous ?… le confort moderne !… » Une autre, gâtée par les « avantages de l’automobile », n’osait plus prendre ni tramways ni fiacres ; mais comme l’auto ne pouvait se frayer partout passage, elle la laissait à la Madeleine et faisait toutes ses courses à pied : « Que voulez-vous ?… le confort moderne !… » Un de ces messieurs, fort entouré sortait tout frais de la Santé où il avait purgé une condamnation à un jour de prison pour contravention aux règlements de vitesse. Il s’indignait d’avoir été anthropométré, douché, soumis à la visite intime… « Que voulez-vous ?… le confort moderne ! »
« Je ferais volontiers une conférence, reprenait M. Pouchard, pour démontrer que la foi en l’avènement du bonheur par le moyen du bien-être est la plus abjecte imbécillité, car l’homme n’éprouve de plaisir que dans l’effort et dans la lutte, et sa plus grande volupté est de se vouer à une idée ou à un être… »
Toutefois, il s’en abstenait ce soir, parce qu’il se défendait mal d’une certaine indulgence pour ces gens qui ignoraient le nom de Mérimée, mais qui allaient répandre le sien. Le bruit qui est d’essence grossière est d’essence divine cependant, comme le vent brutal et stupide qui tout de même féconde les fleurs. Les travaux de Pouchard, trente ans ensevelis, soulevés un jour par un bête ouragan, vont retomber entre vingt mille mains et porter quelque part des fruits !…
Et M. Pouchard s’arrêtait, pour méditer ce mystère. « Au reste, ajoutait-il, ce n’est pas vraiment le « confort » qu’aiment ces gens, mais l’ingéniosité qui le crée ; et c’est un hommage rendu par leur matérialisme à l’intelligence. »
Au cours de son monologue, M. Pouchard suivait des yeux, dans la cohue, le membre du Parlement, ancien maçon, à qui il devait sa nomination au grade d’officier de la Légion d’honneur. Ne se sentait-il pas pour cet homme une affection particulière ?
Ce maçon s’était mis en tête de lui louer un appartement dans une maison qu’il venait de construire « avec tout le confort moderne ». Et il n’était déjà plus de toute invraisemblance que M. Pouchard quittât la rue Garancière, uniquement pour lui être agréable.
Oh ! M. Pouchard, le père, glissait, lui aussi, dans un ravin dangereux pour n’être pas celui des Vaux-de-Cernay. Et pour innocenter son attitude, il se reprenait à discourir :
« Pourquoi suis-je au milieu de cette société, en intrus, isolé et presque sans possibilité d’engager avec elle une conversation ? J’appelle « moi » ma classe : les lettrés, les savants, ceux qui pourraient le mieux s’entendre avec ces parvenus ou ces « parvenants » pleins d’énergie et de vie, ceux qui pourraient leur communiquer l’étincelle spirituelle qui leur manque ou l’idée morale qui « polariserait », comme nous disons en notre jargon trop spécial, leur but d’action, leur manière de vivre et leurs plaisirs. Et n’aurions-nous pas, nous, lettrés et savants, grand bénéfice au frottement de ces rustres sanguins et quasi incultes ? Ils me choquent, moi, vieux bonhomme descendu de mon cabinet et de mes séances académiques, par la grossièreté de leurs appétits et par l’aveuglement qui les précipite dans l’abîme de la vie exclusivement matérielle ; mais c’est parce que j’ai pris l’habitude de ne fréquenter que mes pareils, et de vivre sans cesse à l’écart des tâcherons qui ont un rôle important dans la vie sociale, et que nos lumières devraient éclairer. Que faisons-nous, tout seuls, entre nous ? Songe-t-on à ce que cette chère et charmante expression française « entre nous » — qui marque autant notre esprit sociable que notre esprit de caste — contient de sot et coupable égoïsme, et d’éléments de caducité précoce pour chacun de ces petits groupes résolus à ne vivre que d’eux-mêmes ? Que font mes amis les hommes de lettres de haute culture ? Ils vivent entre eux, tirent la quintessence de leur art ; ils s’affinent si bien que le contact d’un homme moins poli qu’eux-mêmes leur est intolérable ; ils s’alimentent d’un même air sans cesse respiré, et ils abandonnent le noble et redoutable rôle de romancier des mœurs ou d’écrivain de comédie à une meute de talents gouailleurs, pessimistes par paresse, qui, au lieu de pénétrer avec complaisance dans les âmes de malheureux affolés, d’essayer de les discipliner, de les conduire, de les élever en tout cas, flattent hypocritement leurs bassesses et leurs vices en les leur peignant plus hideux et incurables, et les encouragent à se vautrer dans leur fange en prophétisant comme prochaine la fin de toute société, de toute espérance… »
M. Pouchard poursuivit ses pensées et ses chimères qu’il voyait courir entrelacées en groupes ailés, jusqu’à ce que la fatigue abaissât ses paupières. Il s’éveilla en sursaut lorsque se tut le ronronnement langoureux des tziganes qui supplée, dans ces réunions, à l’insuffisance de la conversation ; il tira sa montre et s’éclipsa rapidement pour ne point manquer le dernier tramway.
Quelques heures plus tard, Jean-Paul Pouchard et Rita montaient à leur chambre d’acajou, passaient à leurs cabinets de toilette d’érable moucheté, et ils eussent pu s’asseoir, pour faire enlever leurs chaussures, sur de ravissantes chaises de citronnier marqueté, à siège et dossier mobiles, s’adaptant aux inclinaisons du corps les plus variées. Mais Jean-Paul et Rita préféraient congédier tout domestique.
Jean-Paul se déshabillait à demi couché sur son lit, selon une habitude de gamin, en battant du pied la courtepointe et repassant les événements de la journée. Rita aimait jeter ses chaussures fort loin d’elle, autant que possible par-dessus la tête de Jean-Paul, pour le narguer, lui, ses manies de confort et les embauchoirs tout préparés, et la petite armoire à tour qui était à portée de sa main et destinée à faire passer les bottines aux mains du valet de chambre par le même truc dont usait jadis Jean-Jacques pour se débarrasser de ses enfants ! Elle n’eût eu qu’à tourner une manette d’argent pour faire couler par le bec des cygnes l’eau chaude et l’eau froide. Mais ces beaux cygnes ciselés et leur vomissement l’exaspéraient, et il lui fallait maintenant, pour son bonheur, un bon broc d’eau, une bonne bouillotte à l’anse brûlante qu’elle empoignait à l’aide d’un vieux journal replié. Faire balancer sa cuvette sur un récipient invisible qui fait longtemps « glouglou » comme une personne qui a de la dilatation d’estomac ! pouah !… Rita respectait l’installation de son cabinet de toilette, mais elle usait d’une petite cuvette de quatre sous, où elle s’était lavée jeune fille, et elle la posait sur une chaise. Sur quelle chaise ? Sur une chaise de la cuisine, ne vous déplaise, parce que celle-ci avait le siège plat et les pieds solides. Son luxe ? Il consistait à verser ses eaux de toilette dans un seau vulgaire, et même en grande partie à côté du seau, en éclaboussant le linoléum et faisant des lacs. A la bonne heure, c’était amusant !
1903.