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Les enfants du capitaine Grant

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The Project Gutenberg eBook of Les enfants du capitaine Grant

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Title: Les enfants du capitaine Grant

Author: Jules Verne

Release date: November 26, 2004 [eBook #14163]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Ebooks libres et gratuits at http://www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ENFANTS DU CAPITAINE GRANT ***

Jules Verne

LES ENFANTS DU CAPITAINE GRANT

(1868)

Table des matières

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I Balance-fish

Chapitre II Les trois documents

Chapitre III Malcolm-Castle

Chapitre IV Une proposition de lady Glenarvan

Chapitre V Le départ du «Duncan»

Chapitre VI Le passager de la cabine numéro six

Chapitre VII D’où vient et où va Jacques Paganel

Chapitre VIII Un brave homme de plus à bord du «Duncan»

Chapitre IX Le détroit de Magellan

Chapitre X Le trente-septième parallèle

Chapitre XI Traversée du Chili

Chapitre XII À douze mille pieds dans les airs

Chapitre XIII Descente de la cordillère

Chapitre XIV Le coup de fusil de la providence

Chapitre XV L’espagnol de Jacques Paganel

Chapitre XVI Le rio-Colorado

Chapitre XVII Les pampas

Chapitre XVIII À la recherche d’une aiguade

Chapitre XIX Les loups rouges

Chapitre XX Les plaines argentines

Chapitre XXI Le fort indépendance

Chapitre XXII La crue

Chapitre XXIII Où l’on mène la vie des oiseaux

Chapitre XXIV Où l’on continue de mener la vie des oiseaux

Chapitre XXXV Entre le feu et l’eau

Chapitre XXVI L’Atlantique

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre I Le retour à bord

Chapitre II Tristan d’Acunha

Chapitre III L’île Amsterdam

Chapitre IV Les paris de Jacques Paganel et du major Mac Nabbs

Chapitre V Les colères de l’océan Indien

Chapitre VI Le cap Bernouilli

Chapitre VII Ayrton

Chapitre VIII Le départ

Chapitre IX La province de Victoria

Chapitre X Wimerra river

Chapitre XI Burke et Stuart

Chapitre XII Le railway de Melbourne à Sandhurst

Chapitre XIII Un premier prix de géographie

Chapitre XIV Les mines du mont Alexandre

Chapitre XV «Australian and New Zealand gazette»

Chapitre XVI Où le major soutient que ce sont des singes

Chapitre XVII Les éleveurs millionnaires

Chapitre XVIII Les alpes australiennes

Chapitre XIX Un coup de théâtre

Chapitre XX Aland! Zealand!

Chapitre XXI Quatre jours d’angoisse

Chapitre XXII Eden

TROISIÈME PARTIE

Chapitre I Le Macquarie

Chapitre II Le passé du pays où l’on va

Chapitre III Les massacres de la Nouvelle-Zélande

Chapitre IV Les brisants

Chapitre V Les matelots improvisés

Chapitre VI Où le cannibalisme est traité théoriquement

Chapitre VII Où l’on accoste enfin une terre qu’il faudrait éviter

Chapitre VIII Le présent du pays où l’on est

Chapitre IX Trente milles au nord

Chapitre X Le fleuve national

Chapitre XI Le lac Taupo

Chapitre XII Les funérailles d’un chef maori

Chapitre XIII Les dernières heures

Chapitre XIV La montagne tabou

Chapitre XV Les grands moyens de Paganel

Chapitre XVI Entre deux feux

Chapitre XVII Pourquoi le «Duncan» croisait sur la côte est de la
Nouvelle-Zélande

Chapitre XVIII Ayrton ou Ben Joyce

Chapitre XIX Une transaction

Chapitre XX Un cri dans la nuit

Chapitre XXI L’île Tabor

Chapitre XXII La dernière distraction de Jacques Paganel

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I Balance-fish

Le 26 juillet 1864, par une forte brise du nord-est, un magnifique yacht évoluait à toute vapeur sur les flots du canal du nord. Le pavillon d’Angleterre battait à sa corne d’artimon; à l’extrémité du grand mât, un guidon bleu portait les initiales E G, brodées en or et surmontées d’une couronne ducale. Ce yacht se nommait le Duncan; il appartenait à lord Glenarvan, l’un des seize pairs écossais qui siègent à la chambre haute, et le membre le plus distingué du «royal-thames-yacht-club», si célèbre dans tout le royaume-uni.

Lord Edward Glenarvan se trouvait à bord avec sa jeune femme, lady
Helena, et l’un de ses cousins, le major Mac Nabbs.

Le Duncan, nouvellement construit, était venu faire ses essais à quelques milles au dehors du golfe de la Clyde, et cherchait à rentrer à Glasgow; déjà l’île d’Arran se relevait à l’horizon, quand le matelot de vigie signala un énorme poisson qui s’ébattait dans le sillage du yacht.

Le capitaine John Mangles fit aussitôt prévenir lord Edward de cette rencontre. Celui-ci monta sur la dunette avec le major Mac Nabbs, et demanda au capitaine ce qu’il pensait de cet animal.

«Vraiment, votre honneur, répondit John Mangles, je pense que c’est un requin d’une belle taille.

—Un requin dans ces parages! s’écria Glenarvan.

—Cela n’est pas douteux, reprit le capitaine; ce poisson appartient à une espèce de requins qui se rencontre dans toutes les mers et sous toutes les latitudes. C’est le «balance-fish», et je me trompe fort, ou nous avons affaire à l’un de ces coquins-là! Si votre honneur y consent, et pour peu qu’il plaise à lady Glenarvan d’assister à une pêche curieuse, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.

—Qu’en pensez-vous, Mac Nabbs? dit lord Glenarvan au major; êtes-vous d’avis de tenter l’aventure?

—Je suis de l’avis qu’il vous plaira, répondit tranquillement le major.

—D’ailleurs, reprit John Mangles, on ne saurait trop exterminer ces terribles bêtes. Profitons de l’occasion, et, s’il plaît à votre honneur, ce sera à la fois un émouvant spectacle et une bonne action.

—Faites, John,» dit lord Glenarvan.

Puis il envoya prévenir lady Helena, qui le rejoignit sur la dunette, fort tentée vraiment par cette pêche émouvante.

La mer était magnifique; on pouvait facilement suivre à sa surface les rapides évolutions du squale, qui plongeait ou s’élançait avec une surprenante vigueur. John Mangles donna ses ordres. Les matelots jetèrent par-dessus les bastingages de tribord une forte corde, munie d’un émerillon amorcé avec un épais morceau de lard. Le requin, bien qu’il fût encore à une distance de cinquante yards, sentit l’appât offert à sa voracité. Il se rapprocha rapidement du yacht. On voyait ses nageoires, grises à leur extrémité, noires à leur base, battre les flots avec violence, tandis que son appendice caudal le maintenait dans une ligne rigoureusement droite. À mesure qu’il s’avançait, ses gros yeux saillants apparaissaient, enflammés par la convoitise, et ses mâchoires béantes, lorsqu’il se retournait, découvraient une quadruple rangée de dents. Sa tête était large et disposée comme un double marteau au bout d’un manche. John Mangles n’avait pu s’y tromper; c’était là le plus vorace échantillon de la famille des squales, le poisson-balance des anglais, le poisson-juif des provençaux.

Les passagers et les marins du Duncan suivaient avec une vive attention les mouvements du requin. Bientôt l’animal fut à portée de l’émerillon; il se retourna sur le dos pour le mieux saisir, et l’énorme amorce disparut dans son vaste gosier.

Aussitôt il «se ferra» lui-même en donnant une violente secousse au câble, et les matelots halèrent le monstrueux squale au moyen d’un palan frappé à l’extrémité de la grande vergue. Le requin se débattit violemment, en se voyant arracher de son élément naturel. Mais on eut raison de sa violence.

Une corde munie d’un nœud coulant le saisit par la queue et paralysa ses mouvements. Quelques instants après, il était enlevé au-dessus des bastingages et précipité sur le pont du yacht. Aussitôt, un des marins s’approcha de lui, non sans précaution, et, d’un coup de hache porté avec vigueur, il trancha la formidable queue de l’animal.

La pêche était terminée; il n’y avait plus rien à craindre de la part du monstre; la vengeance des marins se trouvait satisfaite, mais non leur curiosité. En effet, il est d’usage à bord de tout navire de visiter soigneusement l’estomac du requin.

Les matelots connaissent sa voracité peu délicate, s’attendent à quelque surprise, et leur attente n’est pas toujours trompée.

Lady Glenarvan ne voulut pas assister à cette répugnante «exploration», et elle rentra dans la dunette. Le requin haletait encore; il avait dix pieds de long et pesait plus de six cents livres.

Cette dimension et ce poids n’ont rien d’extraordinaire; mais si le balance-fish n’est pas classé parmi les géants de l’espèce, du moins compte-t-il au nombre des plus redoutables.

Bientôt l’énorme poisson fut éventré à coups de hache, et sans plus de cérémonies. L’émerillon avait pénétré jusque dans l’estomac, qui se trouva absolument vide; évidemment l’animal jeûnait depuis longtemps, et les marins désappointés allaient en jeter les débris à la mer, quand l’attention du maître d’équipage fut attirée par un objet grossier, solidement engagé dans l’un des viscères.

«Eh! Qu’est-ce que cela? s’écria-t-il.

—Cela, répondit un des matelots, c’est un morceau de roc que la bête aura avalé pour se lester.

—Bon! reprit un autre, c’est bel et bien un boulet ramé que ce coquin-là a reçu dans le ventre, et qu’il n’a pas encore pu digérer.

—Taisez-vous donc, vous autres, répliqua Tom Austin, le second du yacht, ne voyez-vous pas que cet animal était un ivrogne fieffé, et que pour n’en rien perdre il a bu non seulement le vin, mais encore la bouteille?

—Quoi! s’écria lord Glenarvan, c’est une bouteille que ce requin a dans l’estomac!

—Une véritable bouteille, répondit le maître d’équipage. Mais on voit bien qu’elle ne sort pas de la cave.

—Eh bien, Tom, reprit lord Edward, retirez-la avec précaution; les bouteilles trouvées en mer renferment souvent des documents précieux.

—Vous croyez? dit le major Mac Nabbs.

—Je crois, du moins, que cela peut arriver.

—Oh! je ne vous contredis point, répondit le major, et il y a peut-être là un secret.

—C’est ce que nous allons savoir, dit Glenarvan.

—Eh bien, Tom?

—Voilà, répondit le second, en montrant un objet informe qu’il venait de retirer, non sans peine, de l’estomac du requin.

—Bon, dit Glenarvan, faites laver cette vilaine chose, et qu’on la porte dans la dunette.»

Tom obéit, et cette bouteille, trouvée dans des circonstances si singulières, fut déposée sur la table du carré, autour de laquelle prirent place lord Glenarvan, le major Mac Nabbs, le capitaine John Mangles et lady Helena, car une femme est, dit-on, toujours un peu curieuse.

Tout fait événement en mer. Il y eut un moment de silence. Chacun interrogeait du regard cette épave fragile. Y avait-il là le secret de tout un désastre, ou seulement un message insignifiant confié au gré des flots par quelque navigateur désœuvré?

Cependant, il fallait savoir à quoi s’en tenir, et Glenarvan procéda sans plus attendre à l’examen de la bouteille; il prit, d’ailleurs, toutes les précautions voulues en pareilles circonstances; on eût dit un coroner relevant les particularités d’une affaire grave; et Glenarvan avait raison, car l’indice le plus insignifiant en apparence peut mettre souvent sur la voie d’une importante découverte.

Avant d’être visitée intérieurement, la bouteille fut examinée à l’extérieur. Elle avait un col effilé, dont le goulot vigoureux portait encore un bout de fil de fer entamé par la rouille; ses parois, très épaisses et capables de supporter une pression de plusieurs atmosphères, trahissaient une origine évidemment champenoise. Avec ces bouteilles-là, les vignerons d’Aï ou d’Épernay cassent des bâtons de chaise, sans qu’elles aient trace de fêlure. Celle-ci avait donc pu supporter impunément les hasards d’une longue pérégrination.

«Une bouteille de la maison Cliquot», dit simplement le major.

Et, comme il devait s’y connaître, son affirmation fut acceptée sans conteste.

«Mon cher major, répondit Helena, peu importe ce qu’est cette bouteille, si nous ne savons pas d’où elle vient.

—Nous le saurons, ma chère Helena, dit lord Edward, et déjà l’on peut affirmer qu’elle vient de loin. Voyez les matières pétrifiées qui la recouvrent, ces substances minéralisées, pour ainsi dire, sous l’action des eaux de la mer! Cette épave avait déjà fait un long séjour dans l’océan avant d’aller s’engloutir dans le ventre d’un requin.

—Il m’est impossible de ne pas être de votre avis, répondit le major, et ce vase fragile, protégé par son enveloppe de pierre, a pu faire un long voyage.

—Mais d’où vient-il? demanda lady Glenarvan.

—Attendez, ma chère Helena, attendez; il faut être patient avec les bouteilles. Ou je me trompe fort, ou celle-ci va répondre elle-même à toutes nos questions.»

Et, ce disant, Glenarvan commença à gratter les dures matières qui protégeaient le goulot; bientôt le bouchon apparut, mais fort endommagé par l’eau de mer.

«Circonstance fâcheuse, dit Glenarvan, car s’il se trouve là quelque papier, il sera en fort mauvais état.

—C’est à craindre, répliqua le major.

—J’ajouterai, reprit Glenarvan, que cette bouteille mal bouchée ne pouvait tarder à couler bas, et il est heureux que ce requin l’ait avalée pour nous l’apporter à bord du Duncan.

—Sans doute, répondit John Mangles, et cependant mieux eût valu la pêcher en pleine mer, par une longitude et une latitude bien déterminées. On peut alors, en étudiant les courants atmosphériques et marins, reconnaître le chemin parcouru; mais avec un facteur comme celui-là, avec ces requins qui marchent contre vent et marée, on ne sait plus à quoi s’en tenir.

—Nous verrons bien,» répondit Glenarvan.

En ce moment, il enlevait le bouchon avec le plus grand soin, et une forte odeur saline se répandit dans la dunette.

«Eh bien? demanda lady Helena, avec une impatience toute féminine.

—Oui! dit Glenarvan, je ne me trompais pas! Il y a là des papiers!

—Des documents! des documents! s’écria lady Helena.

—Seulement, répondit Glenarvan, ils paraissent être rongés par l’humidité, et il est impossible de les retirer, car ils adhèrent aux parois de la bouteille.

—Cassons-la, dit Mac Nabbs.

—J’aimerais mieux la conserver intacte, répliqua Glenarvan.

—Moi aussi, répondit le major.

—Sans nul doute, dit lady Helena, mais le contenu est plus précieux que le contenant, et il vaut mieux sacrifier celui-ci à celui-là.

—Que votre honneur détache seulement le goulot, dit John Mangles, et cela permettra de retirer le document sans l’endommager.

—Voyons! Voyons! Mon cher Edward», s’écria lady Glenarvan.

Il était difficile de procéder d’une autre façon, et quoi qu’il en eût, lord Glenarvan se décida à briser le goulot de la précieuse bouteille. Il fallut employer le marteau, car l’enveloppe pierreuse avait acquis la dureté du granit. Bientôt ses débris tombèrent sur la table, et l’on aperçut plusieurs fragments de papier adhérents les uns aux autres.

Glenarvan les retira avec précaution, les sépara, et les étala devant ses yeux, pendant que lady Helena, le major et le capitaine se pressaient autour de lui.

Chapitre II Les trois documents

Ces morceaux de papier, à demi détruits par l’eau de mer, laissaient apercevoir quelques mots seulement, restes indéchiffrables de lignes presque entièrement effacées. Pendant quelques minutes, lord Glenarvan les examina avec attention; il les retourna dans tous les sens; il les exposa à la lumière du jour; il observa les moindres traces d’écriture respectées par la mer; puis il regarda ses amis, qui le considéraient d’un œil anxieux.

«Il y a là, dit-il, trois documents distincts, et vraisemblablement trois copies du même document traduit en trois langues, l’un anglais, l’autre français, le troisième allemand. Les quelques mots qui ont résisté ne me laissent aucun doute à cet égard.

—Mais au moins, ces mots présentent-ils un sens? demanda lady
Glenarvan.

—Il est difficile de se prononcer, ma chère Helena; les mots tracés sur ces documents sont fort incomplets.

—Peut-être se complètent-ils l’un par l’autre? dit le major.

—Cela doit être, répondit John Mangles; il est impossible que l’eau de mer ait rongé ces lignes précisément aux mêmes endroits, et en rapprochant ces lambeaux de phrase, nous finirons par leur trouver un sens intelligible.

—C’est ce que nous allons faire, dit lord Glenarvan, mais procédons avec méthode. Voici d’abord le document anglais.»

Ce document présentait la disposition suivante de lignes et de mots:

62 bri gow sink… Etc.

«Voilà qui ne signifie pas grand’chose, dit le major d’un air désappointé.

—Quoi qu’il en soit, répondit le capitaine, c’est là du bon anglais.

—Il n’y a pas de doute à cet égard, dit lord Glenarvan; les mots sink, aland, that, and, lost, sont intacts; skipp forme évidemment le mot skipper, et il est question d’un sieur Gr, probablement le capitaine d’un bâtiment naufragé.

—Ajoutons, dit John Mangles, les mots monit et ssistance dont l’interprétation est évidente.

—Eh mais! C’est déjà quelque chose, cela, répondit lady Helena.

—Malheureusement, répondit le major, il nous manque des lignes entières. Comment retrouver le nom du navire perdu, le lieu du naufrage?

—Nous les retrouverons, dit lord Edward.

—Cela n’est pas douteux, répliqua le major, qui était invariablement de l’avis de tout le monde, mais de quelle façon?

—En complétant un document par l’autre.

—Cherchons donc!» s’écria lady Helena.

Le second morceau de papier, plus endommagé que le précédent, n’offrait que des mots isolés et disposés de cette manière: 7 juni glas… Etc.

«Ceci est écrit en allemand, dit John Mangles, dès qu’il eut jeté les yeux sur ce papier.

—Et vous connaissez cette langue, John? demanda Glenarvan.

—Parfaitement, votre honneur.

—Eh bien, dites-nous ce que signifient ces quelques mots.»

Le capitaine examina le document avec attention, et s’exprima en ces termes:

«D’abord, nous voilà fixés sur la date de l’événement; 7 juni veut dire 7 juin, et en rapprochant ce chiffre des chiffres 62 fournis par le document anglais, nous avons cette date complète: 7 juin 1862.

—Très bien! s’écria lady Helena; continuez, John.

—Sur la même ligne, reprit le jeune capitaine, je trouve le mot glas, qui, rapproché du mot gow fourni par le premier document, donne Glasgow. Il s’agit évidemment d’un navire du port de Glasgow.

—C’est mon opinion, répondit le major.

—La seconde ligne du document manque tout entière, reprit John Mangles. Mais, sur la troisième, je rencontre deux mots importants: zwei qui veut dire deux, et atrosen, ou mieux matrosen, qui signifie matelots en langue allemande.

—Ainsi donc, dit lady Helena, il s’agirait d’un capitaine et de deux matelots?

—C’est probable, répondit lord Glenarvan.

—J’avouerai à votre honneur, reprit le capitaine, que le mot suivant, graus, m’embarrasse. Je ne sais comment le traduire. Peut-être le troisième document nous le fera-t-il comprendre. Quant aux deux derniers mots, ils s’expliquent sans difficultés. Bringt ihnen signifie portez-leur, et si on les rapproche du mot anglais situé comme eux sur la septième ligne du premier document, je veux dire du mot assistance, la phrase portez-leur secours se dégage toute seule.

—Oui! Portez-leur secours! dit Glenarvan, mais où se trouvent ces malheureux? Jusqu’ici nous n’avons pas une seule indication du lieu, et le théâtre de la catastrophe est absolument inconnu.

—Espérons que le document français sera plus explicite, dit lady
Helena.

—Voyons le document français, répondit Glenarvan, et comme nous connaissons tous cette langue, nos recherches seront plus faciles.»

Voici le fac-simile exact du troisième document:

Troi ats tannia gonie… Etc.

«Il y a des chiffres, s’écria lady Helena. Voyez, messieurs, voyez!…

—Procédons avec ordre, dit lord Glenarvan, et commençons par le commencement. Permettez-moi de relever un à un ces mots épars et incomplets. Je vois d’abord, dès les premières lettres, qu’il s’agit d’un trois-mâts, dont le nom, grâce aux documents anglais et français, nous est entièrement conservé: le Britannia. Des deux mots suivants gonie et austral, le dernier seul a une signification que vous comprenez tous.

—Voilà déjà un détail précieux, répondit John Mangles; le naufrage a eu lieu dans l’hémisphère austral.

—C’est vague, dit le major.

—Je continue, reprit Glenarvan. Ah! Le mot abor, le radical du verbe aborder. Ces malheureux ont abordé quelque part. Mais où? contin! est-ce donc sur un continent? cruel!….

Cruel! s’écria John Mangles, mais voilà l’explication du mot allemand graus… Grausam… Cruel!

—Continuons! Continuons! dit Glenarvan, dont l’intérêt était violemment surexcité à mesure que le sens de ces mots incomplets se dégageait à ses yeux. Indi… S’agit-il donc de l’Inde où ces matelots auraient été jetés? Que signifie ce mot ongit? Ah! longitude! et voici la latitude: trente-sept degrés onze minutes.

—Enfin! Nous avons donc une indication précise.

—Mais la longitude manque, dit Mac Nabbs.

—On ne peut pas tout avoir, mon cher major, répondit Glenarvan, et c’est quelque chose qu’un degré exact de latitude. Décidément, ce document français est le plus complet des trois. Il est évident que chacun d’eux était la traduction littérale des autres, car ils contiennent tous le même nombre de lignes. Il faut donc maintenant les réunir, les traduire en une seule langue, et chercher leur sens le plus probable, le plus logique et le plus explicite.

—Est-ce en français, demanda le major, en anglais ou en allemand que vous allez faire cette traduction?

—En français, répondit Glenarvan, puisque la plupart des mots intéressants nous ont été conservés dans cette langue.

—Votre honneur a raison, dit John Mangles, et d’ailleurs ce langage nous est familier.

—C’est entendu. Je vais écrire ce document en réunissant ces restes de mots et ces lambeaux de phrase, en respectant les intervalles qui les séparent, en complétant ceux dont le sens ne peut être douteux; puis, nous comparerons et nous jugerons.»

Glenarvan prit aussitôt la plume, et, quelques instants après, il présentait à ses amis un papier sur lequel étaient tracées les lignes suivantes: 7 juin 1862 trois-mâts Britannia Glasgow sombré… Etc.

En ce moment, un matelot vint prévenir le capitaine que le Duncan embouquait le golfe de la Clyde, et il demanda ses ordres.

«Quelles sont les intentions de votre honneur? dit John Mangles en s’adressant à lord Glenarvan.

—Gagner Dumbarton au plus vite, John; puis, tandis que lady Helena retournera à Malcolm-Castle, j’irai jusqu’à Londres soumettre ce document à l’amirauté.»

John Mangles donna ses ordres en conséquence, et le matelot alla les transmettre au second.

«Maintenant, mes amis, dit Glenarvan, continuons nos recherches. Nous sommes sur les traces d’une grande catastrophe. La vie de quelques hommes dépend de notre sagacité. Employons donc toute notre intelligence à deviner le mot de cette énigme.

—Nous sommes prêts, mon cher Edward, répondit lady Helena.

—Tout d’abord, reprit Glenarvan, il faut considérer trois choses bien distinctes dans ce document: 1) les choses que l’on sait; 2) celles que l’on peut conjecturer; 3) celles qu’on ne sait pas. Que savons-nous? Nous savons que le 7 juin 1862 un trois-mâts, le Britannia, de Glasgow, a sombré; que deux matelots et le capitaine ont jeté ce document à la mer par 37° 11’ de latitude, et qu’ils demandent du secours.

—Parfaitement, répliqua le major.

—Que pouvons-nous conjecturer? reprit Glenarvan. D’abord, que le naufrage a eu lieu dans les mers australes, et tout de suite j’appellerai votre attention sur le mot gonie. Ne vient-il pas de lui-même indiquer le nom du pays auquel il appartient?

—La Patagonie! s’écria lady Helena.

—Sans doute.

—Mais la Patagonie est-elle traversée par le trente-septième parallèle? demanda le major.

—Cela est facile à vérifier, répondit John Mangles en déployant une carte de l’Amérique méridionale. C’est bien cela. La Patagonie est effleurée par ce trente-septième parallèle. Il coupe l’Araucanie, longe à travers les pampas le nord des terres patagones, et va se perdre dans l’Atlantique.

—Bien. Continuons nos conjectures. Les deux matelots et le capitaine abor… abordent quoi? contin… Le continent; vous entendez, un continent et non pas une île. Que deviennent-ils? Vous avez là deux lettres providentielles Pr… Qui vous apprennent leur sort. Ces malheureux, en effet, sont pris ou prisonniers de qui? De cruels indiens. Êtes-vous convaincus? Est-ce que les mots ne sautent pas d’eux-mêmes dans les places vides? Est-ce que ce document ne s’éclaircit pas à vos yeux? Est-ce que la lumière ne se fait pas dans votre esprit?»

Glenarvan parlait avec conviction. Ses yeux respiraient une confiance absolue. Tout son feu se communiquait à ses auditeurs. Comme lui, ils s’écrièrent: «C’est évident! C’est évident!»

Lord Edward, après un instant, reprit en ces termes:

«Toutes ces hypothèses, mes amis, me semblent extrêmement plausibles; pour moi, la catastrophe a eu lieu sur les côtes de la Patagonie. D’ailleurs, je ferai demander à Glasgow quelle était la destination du Britannia, et nous saurons s’il a pu être entraîné dans ces parages.

—Oh! Nous n’avons pas besoin d’aller chercher si loin, répondit John Mangles. J’ai ici la collection de la mercantile and shipping gazette, qui nous fournira des indications précises.

—Voyons, voyons!» dit lady Glenarvan.

John Mangles prit une liasse de journaux de l’année 1862 et se mit à la feuilleter rapidement. Ses recherches ne furent pas longues, et bientôt il dit avec un accent de satisfaction:

«30 mai 1862. Pérou! Le Callao! En charge pour Glasgow. B_ritannia_, capitaine Grant.

—Grant! s’écria lord Glenarvan, ce hardi écossais qui a voulu fonder une Nouvelle-Écosse dans les mers du Pacifique!

—Oui, répondit John Mangles, celui-là même qui, en 1861, s’est embarqué à Glasgow sur le Britannia, et dont on n’a jamais eu de nouvelles.

—Plus de doute! Plus de doute! dit Glenarvan. C’est bien lui. Le Britannia a quitté le Callao le 30 mai, et le 7 juin, huit jours après son départ, il s’est perdu sur les côtes de la Patagonie. Voilà son histoire tout entière dans ces restes de mots qui semblaient indéchiffrables. Vous voyez, mes amis, que la part est belle des choses que nous pouvions conjecturer. Quant à celles que nous ne savons pas, elles se réduisent à une seule, au degré de longitude qui nous manque.

—Il nous est inutile, répondit John Mangles, puisque le pays est connu, et avec la latitude seule, je me chargerais d’aller droit au théâtre du naufrage.

—Nous savons tout, alors? dit lady Glenarvan.

—Tout, ma chère Helena, et ces blancs que la mer a laissés entre les mots du document, je vais les remplir sans peine, comme si j’écrivais sous la dictée du capitaine Grant.»

Aussitôt lord Glenarvan reprit la plume, et il rédigea sans hésiter la note suivante:

«Le» 7 juin 1862,» le» trois-mâts Britannia,» de» Glasgow», a» sombré» sur les côtes de la Patagonie dans l’hémisphère» austral.» se dirigeant» à terre, deux matelots» et «le capitaine» Grant vont tenter d’aborder le «continent» où ils seront prisonniers de «cruels indiens.» Ils ont «jeté ce document» par degrés de «longitude et 37° 11’ de» latitude. «Portez-leur secours» ou ils sont «perdus».

«Bien! Bien! Mon cher Edward, dit lady Helena, et si ces malheureux revoient leur patrie, c’est à vous qu’ils devront ce bonheur.

—Et ils la reverront, répondit Glenarvan. Ce document est trop explicite, trop clair, trop certain, pour que l’Angleterre hésite à venir au secours de trois de ses enfants abandonnés sur une côte déserte. Ce qu’elle a fait pour Franklin et tant d’autres, elle le fera aujourd’hui pour les naufragés du Britannia!

—Mais ces malheureux, reprit lady Helena, ont sans doute une famille qui pleure leur perte. Peut-être ce pauvre capitaine Grant a-t-il une femme, des enfants…

—Vous avez raison, ma chère lady, et je me charge de leur apprendre que tout espoir n’est pas encore perdu. Maintenant, mes amis, remontons sur la dunette, car nous devons approcher du port.»

En effet, le Duncan avait forcé de vapeur; il longeait en ce moment les rivages de l’île de Bute, et laissait Rothesay sur tribord, avec sa charmante petite ville, couchée dans sa fertile vallée; puis il s’élança dans les passes rétrécies du golfe, évolua devant Greenok, et, à six heures du soir, il mouillait au pied du rocher basaltique de Dumbarton, couronné par le célèbre château de Wallace, le héros écossais.

Là, une voiture attelée en poste attendait lady Helena pour la reconduire à Malcolm-Castle avec le major Mac Nabbs. Puis lord Glenarvan, après avoir embrassé sa jeune femme, s’élança dans l’express du railway de Glasgow.

Mais, avant de partir, il avait confié à un agent plus rapide une note importance, et le télégraphe électrique, quelques minutes après, apportait au Times et au Morning-Chronicle un avis rédigé en ces termes:

«Pour renseignements sur le sort du trois-mâts «Britannia, de
Glasgow, capitaine Grant», s’adresser à lord Glenarvan, Malcolm-Castle,
«Luss, comté de Dumbarton, Écosse.»

Chapitre III Malcolm-Castle

Le château de Malcolm, l’un des plus poétiques des Highlands, est situé auprès du village de Luss, dont il domine le joli vallon. Les eaux limpides du lac Lomond baignent le granit de ses murailles.

Depuis un temps immémorial il appartenait à la famille Glenarvan, qui conserva dans le pays de Rob-Roy et de Fergus Mac Gregor les usages hospitaliers des vieux héros de Walter Scott. À l’époque où s’accomplit la révolution sociale en Écosse, grand nombre de vassaux furent chassés, qui ne pouvaient payer de gros fermages aux anciens chefs de clans.

Les uns moururent de faim; ceux-ci se firent pêcheurs; d’autres émigrèrent. C’était un désespoir général. Seuls entre tous, les Glenarvan crurent que la fidélité liait les grands comme les petits, et ils demeurèrent fidèles à leurs tenanciers. Pas un ne quitta le toit qui l’avait vu naître; nul n’abandonna la terre où reposaient ses ancêtres; tous restèrent au clan de leurs anciens seigneurs. Aussi, à cette époque même, dans ce siècle de désaffection et de désunion, la famille Glenarvan ne comptait que des écossais au château de Malcolm comme à bord du Duncan; tous descendaient des vassaux de Mac Gregor, de Mac Farlane, de Mac Nabbs, de Mac Naughtons, c’est-à-dire qu’ils étaient enfants des comtés de Stirling et de Dumbarton: braves gens, dévoués corps et âme à leur maître, et dont quelques-uns parlaient encore le gaélique de la vieille Calédonie.

Lord Glenarvan possédait une fortune immense; il l’employait à faire beaucoup de bien; sa bonté l’emportait encore sur sa générosité, car l’une était infinie, si l’autre avait forcément des bornes. Le seigneur de Luss, «le laird» de Malcolm, représentait son comté à la chambre des lords. Mais, avec ses idées jacobites, peu soucieux de plaire à la maison de Hanovre, il était assez mal vu des hommes d’état d’Angleterre, et surtout par ce motif qu’il s’en tenait aux traditions de ses aïeux et résistait énergiquement aux empiétements politiques de «ceux du sud.»

Ce n’était pourtant pas un homme arriéré que lord Edward Glenarvan, ni de petit esprit, ni de mince intelligence; mais, tout en tenant les portes de son comté largement ouvertes au progrès, il restait écossais dans l’âme, et c’était pour la gloire de l’Écosse qu’il allait lutter avec ses yachts de course dans les «matches» du royal-thames-yacht-club.

Edward Glenarvan avait trente-deux ans; sa taille était grande, ses traits un peu sévères, son regard d’une douceur infinie, sa personne toute empreinte de la poésie highlandaise. On le savait brave à l’excès, entreprenant, chevaleresque, un Fergus du XIXe siècle, mais bon par-dessus toute chose, meilleur que saint Martin lui-même, car il eût donné son manteau tout entier aux pauvres gens des hautes terres.

Lord Glenarvan était marié depuis trois mois à peine; il avait épousé miss Helena Tuffnel, la fille du grand voyageur William Tuffnel, l’une des nombreuses victimes de la science géographique et de la passion des découvertes.

Miss Helena n’appartenait pas à une famille noble, mais elle était écossaise, ce qui valait toutes les noblesses aux yeux de lord Glenarvan; de cette jeune personne charmante, courageuse, dévouée, le seigneur de Luss avait fait la compagne de sa vie. Un jour, il la rencontra vivant seule, orpheline, à peu près sans fortune, dans la maison de son père, à Kilpatrick.

Il comprit que la pauvre fille ferait une vaillante femme; il l’épousa. Miss Helena avait vingt-deux ans; c’était une jeune personne blonde, aux yeux bleus comme l’eau des lacs écossais par un beau matin du printemps. Son amour pour son mari l’emportait encore sur sa reconnaissance. Elle l’aimait comme si elle eût été la riche héritière, et lui l’orphelin abandonné. Quant à ses fermiers et à ses serviteurs, ils étaient prêts à donner leur vie pour celle qu’ils nommaient: notre bonne dame de Luss.

Lord Glenarvan et lady Helena vivaient heureux à Malcolm-Castle, au milieu de cette nature superbe et sauvage des Highlands, se promenant sous les sombres allées de marronniers et de sycomores, aux bords du lac où retentissaient encore les pibrochs du vieux temps, au fond de ces gorges incultes dans lesquelles l’histoire de l’Écosse est écrite en ruines séculaires. Un jour ils s’égaraient dans les bois de bouleaux ou de mélèzes, au milieu des vastes champs de bruyères jaunies; un autre jour, ils gravissaient les sommets abrupts du Ben Lomond, ou couraient à cheval à travers les glens abandonnés, étudiant, comprenant, admirant cette poétique contrée encore nommée «le pays de Rob-Roy», et tous ces sites célèbres, si vaillamment chantés par Walter Scott. Le soir, à la nuit tombante, quand «la lanterne de Mac Farlane» s’allumait à l’horizon, ils allaient errer le long des bartazennes, vieille galerie circulaire qui faisait un collier de créneaux au château de Malcolm, et là, pensifs, oubliés et comme seuls au monde, assis sur quelque pierre détachée, au milieu du silence de la nature, sous les pâles rayons de la lune, tandis que la nuit se faisait peu à peu au sommet des montagnes assombries, ils demeuraient ensevelis dans cette limpide extase et ce ravissement intime dont les cœurs aimants ont seuls le secret sur la terre.

Ainsi se passèrent les premiers mois de leur mariage. Mais lord Glenarvan n’oubliait pas que sa femme était fille d’un grand voyageur! Il se dit que lady Helena devait avoir dans le cœur toutes les aspirations de son père, et il ne se trompait pas. Le Duncan fut construit; il était destiné à transporter lord et lady Glenarvan vers les plus beaux pays du monde, sur les flots de la Méditerranée, et jusqu’aux îles de l’archipel. Que l’on juge de la joie de lady Helena quand son mari mit le Duncan à ses ordres! En effet, est-il un plus grand bonheur que de promener son amour vers ces contrées charmantes de la Grèce, et de voir se lever la lune de miel sur les rivages enchantés de l’orient?

Cependant lord Glenarvan était parti pour Londres.

Il s’agissait du salut de malheureux naufragés; aussi, de cette absence momentanée, lady Helena se montra-t-elle plus impatiente que triste; le lendemain, une dépêche de son mari lui fit espérer un prompt retour; le soir, une lettre demanda une prolongation; les propositions de lord Glenarvan éprouvaient quelques difficultés; le surlendemain, nouvelle lettre, dans laquelle lord Glenarvan ne cachait pas son mécontentement à l’égard de l’amirauté.

Ce jour-là, lady Helena commença à être inquiète.

Le soir, elle se trouvait seule dans sa chambre, quand l’intendant du château, Mr Halbert, vint lui demander si elle voulait recevoir une jeune fille et un jeune garçon qui désiraient parler à lord Glenarvan.

«Des gens du pays? dit lady Helena.

—Non, madame, répondit l’intendant, car je ne les connais pas.
Ils viennent d’arriver par le chemin de fer de Balloch, et de
Balloch à Luss, ils ont fait la route à pied.

—Priez-les de monter, Halbert,» dit lady Glenarvan.

L’intendant sortit. Quelques instants après, la jeune fille et le jeune garçon furent introduits dans la chambre de lady Helena. C’étaient une sœur et un frère. À leur ressemblance on ne pouvait en douter.

La sœur avait seize ans. Sa jolie figure un peu fatiguée, ses yeux qui avaient dû pleurer souvent, sa physionomie résignée, mais courageuse, sa mise pauvre, mais propre, prévenaient en sa faveur. Elle tenait par la main un garçon de douze ans à l’air décidé, et qui semblait prendre sa sœur sous sa protection. Vraiment! Quiconque eût manqué à la jeune fille aurait eu affaire à ce petit bonhomme! La sœur demeura un peu interdite en se trouvant devant lady Helena. Celle-ci se hâta de prendre la parole.

«Vous désirez me parler? dit-elle en encourageant la jeune fille du regard.

—Non, répondit le jeune garçon d’un ton déterminé, pas à vous, mais à lord Glenarvan lui-même.

—Excusez-le, madame, dit alors la sœur en regardant son frère.

—Lord Glenarvan n’est pas au château, reprit lady Helena; mais je suis sa femme, et si je puis le remplacer auprès de vous…

—Vous êtes lady Glenarvan? dit la jeune fille.

—Oui, miss.

—La femme de lord Glenarvan de Malcolm-Castle, qui a publié dans le Times une note relative au naufrage du Britannia?

—Oui! oui! répondit lady Helena avec empressement, et vous?…

—Je suis miss Grant, madame, et voici mon frère.

—Miss Grant! Miss Grant! s’écria lady Helena en attirant la jeune fille près d’elle, en lui prenant les mains, en baisant les bonnes joues du petit bonhomme.

—Madame, reprit la jeune fille, que savez-vous du naufrage de mon père? Est-il vivant? Le reverrons-nous jamais? Parlez, je vous en supplie!

—Ma chère enfant, dit lady Helena, Dieu me garde de vous répondre légèrement dans une semblable circonstance; je ne voudrais pas vous donner une espérance illusoire…

—Parlez, madame, parlez! Je suis forte contre la douleur, et je puis tout entendre.

—Ma chère enfant, répondit lady Helena, l’espoir est bien faible; mais, avec l’aide de Dieu qui peut tout, il est possible que vous revoyiez un jour votre père.

—Mon Dieu! Mon Dieu!» s’écria miss Grant, qui ne put contenir ses larmes, tandis que Robert couvrait de baisers les mains de lady Glenarvan.

Lorsque le premier accès de cette joie douloureuse fut passé, la jeune fille se laissa aller à faire des questions sans nombre; lady Helena lui raconta l’histoire du document, comment le Britannia s’était perdu sur les côtes de la Patagonie; de quelle manière, après le naufrage, le capitaine et deux matelots, seuls survivants, devaient avoir gagné le continent; enfin, comment ils imploraient le secours du monde entier dans ce document écrit en trois langues et abandonné aux caprices de l’océan.

Pendant ce récit, Robert Grant dévorait des yeux lady Helena; sa vie était suspendue à ses lèvres; son imagination d’enfant lui retraçait les scènes terribles dont son père avait dû être la victime; il le voyait sur le pont du Britannia; il le suivait au sein des flots; il s’accrochait avec lui aux rochers de la côte; il se traînait haletant sur le sable et hors de la portée des vagues. Plusieurs fois, pendant cette histoire, des paroles s’échappèrent de sa bouche.

«Oh! papa! Mon pauvre papa!» s’écria-t-il en se pressant contre sa sœur.

Quant à miss Grant, elle écoutait, joignant les mains, et ne prononça pas une seule parole, jusqu’au moment où, le récit terminé, elle dit:

«Oh! madame! Le document! Le document!

—Je ne l’ai plus, ma chère enfant, répondit lady Helena.

—Vous ne l’avez plus?

—Non; dans l’intérêt même de votre père, il a dû être porté à Londres par lord Glenarvan; mais je vous ai dit tout ce qu’il contenait mot pour mot, et comment nous sommes parvenus à en retrouver le sens exact; parmi ces lambeaux de phrases presque effacés, les flots ont respecté quelques chiffres; malheureusement, la longitude…

—On s’en passera! s’écria le jeune garçon.

—Oui, Monsieur Robert, répondit Helena en souriant à le voir si déterminé. Ainsi, vous le voyez, miss Grant, les moindres détails de ce document vous sont connus comme à moi.

—Oui, madame, répondit la jeune fille, mais j’aurais voulu voir l’écriture de mon père.

—Eh bien, demain, demain peut-être, lord Glenarvan sera de retour. Mon mari, muni de ce document incontestable, a voulu le soumettre aux commissaires de l’amirauté, afin de provoquer l’envoi immédiat d’un navire à la recherche du capitaine Grant.

—Est-il possible, madame! s’écria la jeune fille; vous avez fait cela pour nous?

—Oui, ma chère miss, et j’attends lord Glenarvan d’un instant à l’autre.

—Madame, dit la jeune fille avec un profond accent de reconnaissance et une religieuse ardeur, lord Glenarvan et vous, soyez bénis du ciel!

—Chère enfant, répondit lady Helena, nous ne méritons aucun remerciement; toute autre personne à notre place eût fait ce que nous avons fait. Puissent se réaliser les espérances que je vous ai laissé concevoir! Jusqu’au retour de lord Glenarvan, vous demeurez au château…

—Madame, répondit la jeune fille, je ne voudrais pas abuser de la sympathie que vous témoignez à des étrangers.

—Étrangers! Chère enfant; ni votre frère ni vous, vous n’êtes des étrangers dans cette maison, et je veux qu’à son arrivée lord Glenarvan apprenne aux enfants du capitaine Grant ce que l’on va tenter pour sauver leur père.»

Il n’y avait pas à refuser une offre faite avec tant de cœur. Il fut donc convenu que miss Grant et son frère attendraient à Malcolm-Castle le retour de lord Glenarvan.

Chapitre IV Une proposition de lady Glenarvan

Pendant cette conversation, lady Helena n’avait point parlé des craintes exprimées dans les lettres de lord Glenarvan sur l’accueil fait à sa demande par les commissaires de l’amirauté. Pas un mot non plus ne fut dit touchant la captivité probable du capitaine Grant chez les indiens de l’Amérique méridionale. À quoi bon attrister ces pauvres enfants sur la situation de leur père et diminuer l’espérance qu’ils venaient de concevoir? Cela ne changeait rien aux choses. Lady Helena s’était donc tue à cet égard, et, après avoir satisfait à toutes les questions de miss Grant, elle l’interrogea à son tour sur sa vie, sur sa situation dans ce monde où elle semblait être la seule protectrice de son frère.

Ce fut une touchante et simple histoire qui accrut encore la sympathie de lady Glenarvan pour la jeune fille.

Miss Mary et Robert Grant étaient les seuls enfants du capitaine. Harry Grant avait perdu sa femme à la naissance de Robert, et pendant ses voyages au long cours, il laissait ses enfants aux soins d’une bonne et vieille cousine. C’était un hardi marin que le capitaine Grant, un homme sachant bien son métier, bon navigateur et bon négociant tout à la fois, réunissant ainsi une double aptitude précieuse aux skippers de la marine marchande. Il habitait la ville de Dundee, dans le comté de Perth, en Écosse. Le capitaine Grant était donc un enfant du pays.

Son père, un ministre de Sainte-Katrine Church, lui avait donné une éducation complète, pensant que cela ne peut jamais nuire à personne, pas même à un capitaine au long cours.

Pendant ses premiers voyages d’outre-mer, comme second d’abord, et enfin en qualité de skipper, ses affaires réussirent, et quelques années après la naissance de Robert Harry, il se trouvait possesseur d’une certaine fortune.

C’est alors qu’une grande idée lui vint à l’esprit, qui rendit son nom populaire en Écosse. Comme les Glenarvan, et quelques grandes familles des Lowlands, il était séparé de cœur, sinon de fait, de l’envahissante Angleterre. Les intérêts de son pays ne pouvaient être à ses yeux ceux des anglo-saxons, et pour leur donner un développement personnel il résolut de fonder une vaste colonie écossaise dans un des continents de l’Océanie.

Rêvait-il pour l’avenir cette indépendance dont les États-Unis avaient donné l’exemple, cette indépendance que les Indes et l’Australie ne peuvent manquer de conquérir un jour? Peut-être.

Peut-être aussi laissa-t-il percer ses secrètes espérances. On comprend donc que le gouvernement refusât de prêter la main à son projet de colonisation; il créa même au capitaine Grant des difficultés qui, dans tout autre pays, eussent tué leur homme. Mais Harry ne se laissa pas abattre; il fit appel au patriotisme de ses compatriotes, mit sa fortune au service de sa cause, construisit un navire, et, secondé par un équipage d’élite, après avoir confié ses enfants aux soins de sa vieille cousine, il partit pour explorer les grandes îles du Pacifique. C’était en l’année 1861.

Pendant un an, jusqu’en mai 1862, on eut de ses nouvelles; mais, depuis son départ du Callao, au mois de juin, personne n’entendit plus parler du Britannia, et la gazette maritime devint muette sur le sort du capitaine.

Ce fut dans ces circonstances-là que mourut la vieille cousine d’Harry Grant, et les deux enfants restèrent seuls au monde.

Mary Grant avait alors quatorze ans; son âme vaillante ne recula pas devant la situation qui lui était faite, et elle se dévoua tout entière à son frère encore enfant. Il fallait l’élever, l’instruire.

À force d’économies, de prudence et de sagacité, travaillant nuit et jour, se donnant toute à lui, se refusant tout à elle, la sœur suffit à l’éducation du frère, et remplit courageusement ses devoirs maternels. Les deux enfants vivaient donc à Dundee dans cette situation touchante d’une misère noblement acceptée, mais vaillamment combattue.

Mary ne songeait qu’à son frère, et rêvait pour lui quelque heureux avenir. Pour elle, hélas! Le Britannia était à jamais perdu, et son père mort, bien mort. Il faut donc renoncer à peindre son émotion, quand la note du Times, que le hasard jeta sous ses yeux, la tira subitement de son désespoir.

Il n’y avait pas à hésiter; son parti fut pris immédiatement. Dût-elle apprendre que le corps du capitaine Grant avait été retrouvé sur une côte déserte, au fond d’un navire désemparé, cela valait mieux que ce doute incessant, cette torture éternelle de l’inconnu.

Elle dit tout à son frère; le jour même, ces deux enfants prirent le chemin de fer de Perth, et le soir ils arrivèrent à Malcolm-Castle, où Mary, après tant d’angoisses, se reprit à espérer.

Voilà cette douloureuse histoire que Mary Grant raconta à lady Glenarvan, d’une façon simple, et sans songer qu’en tout ceci, pendant ces longues années d’épreuves, elle s’était conduite en fille héroïque; mais lady Helena y songea pour elle, et à plusieurs reprises, sans cacher ses larmes, elle pressa dans ses bras les deux enfants du capitaine Grant.

Quant à Robert, il semblait qu’il entendît cette histoire pour la première fois, il ouvrait de grands yeux en écoutant sa sœur; il comprenait tout ce qu’elle avait fait, tout ce qu’elle avait souffert, et enfin, l’entourant de ses bras:

«Ah! Maman! Ma chère maman!» s’écria-t-il, sans pouvoir retenir ce cri parti du plus profond de son cœur.

Pendant cette conversation, la nuit était tout à fait venue. Lady Helena, tenant compte de la fatigue des deux enfants, ne voulut pas prolonger plus longtemps cet entretien. Mary Grant et Robert furent conduits dans leurs chambres, et s’endormirent en rêvant à un meilleur avenir. Après leur départ, lady Helena fit demander le major, et lui apprit tous les incidents de cette soirée.

«Une brave jeune fille que cette Mary Grant! dit Mac Nabbs, lorsqu’il eut entendu le récit de sa cousine.

—Fasse le ciel que mon mari réussisse dans son entreprise! répondit lady Helena, car la situation de ces deux enfants deviendrait affreuse.

—Il réussira, répliqua Mac Nabbs, ou les lords de l’amirauté auraient un cœur plus dur que la pierre de Portland.»

Malgré cette assurance du major, lady Helena passa la nuit dans les craintes les plus vives et ne put prendre un moment de repos.

Le lendemain, Mary Grant et son frère, levés dès l’aube, se promenaient dans la grande cour du château, quand un bruit de voiture se fit entendre.

Lord Glenarvan rentrait à Malcolm-Castle de toute la vitesse de ses chevaux. Presque aussitôt lady Helena, accompagnée du major, parut dans la cour, et vola au-devant de son mari. Celui-ci semblait triste, désappointé, furieux.

Il serrait sa femme dans ses bras et se taisait.

«Eh bien, Edward, Edward? s’écria lady Helena.

—Eh bien, ma chère Helena, répondit lord Glenarvan, ces gens-là n’ont pas de cœur!

—Ils ont refusé?…

—Oui! Ils m’ont refusé un navire! Ils ont parlé des millions vainement dépensés à la recherche de Franklin! Ils ont déclaré le document obscur, inintelligible! Ils ont dit que l’abandon de ces malheureux remontait à deux ans déjà, et qu’il y avait peu de chance de les retrouver! Ils ont soutenu que, prisonniers des indiens, ils avaient dû être entraînés dans l’intérieur des terres, qu’on ne pouvait fouiller toute la Patagonie pour retrouver trois hommes, —trois écossais! —que cette recherche serait vaine et périlleuse, qu’elle coûterait plus de victimes qu’elle n’en sauverait. Enfin, ils ont donné toutes les mauvaises raisons de gens qui veulent refuser. Ils se souvenaient des projets du capitaine, et le malheureux Grant est à jamais perdu!

—Mon père! mon pauvre père! s’écria Mary Grant en se précipitant aux genoux de lord Glenarvan.

—Votre père! quoi, miss… dit celui-ci, surpris de voir cette jeune fille à ses pieds.

—Oui, Edward, miss Mary et son frère, répondit lady Helena, les deux enfants du capitaine Grant, que l’amirauté vient de condamner à rester orphelins!

—Ah! Miss, reprit lord Glenarvan en relevant la jeune fille, si j’avais su votre présence…»

Il n’en dit pas davantage! Un silence pénible, entrecoupé de sanglots, régnait dans la cour.

Personne n’élevait la voix, ni lord Glenarvan, ni lady Helena, ni le major, ni les serviteurs du château, rangés silencieusement autour de leurs maîtres. Mais par leur attitude, tous ces écossais protestaient contre la conduite du gouvernement anglais.

Après quelques instants, le major prit la parole, et, s’adressant à lord Glenarvan, il lui dit:

«Ainsi, vous n’avez plus aucun espoir?

—Aucun.

—Eh bien, s’écria le jeune Robert, moi j’irai trouver ces gens-là, et nous verrons…»

Robert n’acheva pas sa menace, car sa sœur l’arrêta; mais son poing fermé indiquait des intentions peu pacifiques.

«Non, Robert, dit Mary Grant, non! Remercions ces braves seigneurs de ce qu’ils ont fait pour nous; gardons-leur une reconnaissance éternelle, et partons tous les deux.

—Mary! s’écria lady Helena.

—Miss, où voulez-vous aller? dit lord Glenarvan.

—Je vais aller me jeter aux pieds de la reine, répondit la jeune fille, et nous verrons si elle sera sourde aux prières de deux enfants qui demandent la vie de leur père.»

Lord Glenarvan secoua la tête, non qu’il doutât du cœur de sa gracieuse majesté, mais il savait que Mary Grant ne pourrait parvenir jusqu’à elle.

Les suppliants arrivent trop rarement aux marches d’un trône, et il semble que l’on ait écrit sur la porte des palais royaux ce que les anglais mettent sur la roue des gouvernails de leurs navires: Passengers are requested not to speak to the man at the wheel.

Lady Helena avait compris la pensée de son mari; elle savait que la jeune fille allait tenter une inutile démarche; elle voyait ces deux enfants menant désormais une existence désespérée. Ce fut alors qu’elle eut une idée grande et généreuse.

«Mary Grant, s’écria-t-elle, attendez, mon enfant, et écoutez ce que je vais dire.»

La jeune fille tenait son frère par la main et se disposait à partir. Elle s’arrêta.

Alors lady Helena, l’œil humide, mais la voix ferme et les traits animés, s’avança vers son mari.

«Edward, lui dit-elle, en écrivant cette lettre et en la jetant à la mer, le capitaine Grant l’avait confiée aux soins de Dieu lui-même. Dieu nous l’a remise, à nous! Sans doute, Dieu a voulu nous charger du salut de ces malheureux.

—Que voulez-vous dire, Helena?» demanda lord Glenarvan.

Un silence profond régnait dans toute l’assemblée.

«Je veux dire, reprit lady Helena, qu’on doit s’estimer heureux de commencer la vie du mariage par une bonne action. Eh bien, vous, mon cher Edward, pour me plaire, vous avez projeté un voyage de plaisir! Mais quel plaisir sera plus vrai, plus utile, que de sauver des infortunés que leur pays abandonne?

—Helena! s’écria lord Glenarvan.

—Oui, vous me comprenez, Edward! Le Duncan est un brave et bon navire! Il peut affronter les mers du sud! Il peut faire le tour du monde, et il le fera, s’il le faut! Partons, Edward! Allons à la recherche du capitaine Grant!»

À ces hardies paroles, lord Glenarvan avait tendu les bras à sa jeune femme; il souriait, il la pressait sur son cœur, tandis que Mary et Robert lui baisaient les mains. Et, pendant cette scène touchante, les serviteurs du château, émus et enthousiasmés, laissaient échapper de leur cœur ce cri de reconnaissance:

«Hurrah pour la dame de Luss! Hurrah! Trois fois hurrah pour lord et lady Glenarvan!»

Chapitre V Le départ du «Duncan»

Il a été dit que lady Helena avait une âme forte et généreuse. Ce qu’elle venait de faire en était une preuve indiscutable. Lord Glenarvan fut à bon droit fier de cette noble femme, capable de le comprendre et de le suivre. Cette idée de voler au secours du capitaine Grant s’était déjà emparée de lui, quand, à Londres, il vit sa demande repoussée; s’il n’avait pas devancé lady Helena, c’est qu’il ne pouvait se faire à la pensée de se séparer d’elle.

Mais puisque lady Helena demandait à partir elle-même, toute hésitation cessait. Les serviteurs du château avaient salué de leurs cris cette proposition; il s’agissait de sauver des frères, des écossais comme eux, et lord Glenarvan s’unit cordialement aux hurrahs qui acclamaient la dame de Luss.

Le départ résolu, il n’y avait pas une heure à perdre. Le jour même, lord Glenarvan expédia à John Mangles l’ordre d’amener le Duncan à Glasgow, et de tout préparer pour un voyage dans les mers du sud qui pouvait devenir un voyage de circumnavigation. D’ailleurs, en formulant sa proposition, lady Helena n’avait pas trop préjugé des qualités du Duncan; construit dans des conditions remarquables de solidité et de vitesse, il pouvait impunément tenter un voyage au long cours.

C’était un yacht à vapeur du plus bel échantillon; il jaugeait deux cent dix tonneaux, et les premiers navires qui abordèrent au nouveau monde, ceux de Colomb, de Vespuce, de Pinçon, de Magellan, étaient de dimensions bien inférieures.

Le Duncan avait deux mâts: un mât de misaine avec misaine, goélette-misaine, petit hunier et petit perroquet, un grand mât portant brigantine et flèche; de plus, une trinquette, un grand foc, un petit foc et des voiles d’étai. Sa voilure était suffisante, et il pouvait profiter du vent comme un simple clipper; mais, avant tout, il comptait sur la puissance mécanique renfermée dans ses flancs.

Sa machine, d’une force effective de cent soixante chevaux, et construite d’après un nouveau système, possédait des appareils de surchauffe qui donnaient une tension plus grande à sa vapeur; elle était à haute pression et mettait en mouvement une hélice double. Le Duncan à toute vapeur pouvait acquérir une vitesse supérieure à toutes les vitesses obtenues jusqu’à ce jour. En effet, pendant ses essais dans le golfe de la Clyde, il avait fait, d’après le patent-log, jusqu’à dix-sept milles à l’heure. Donc, tel il était, tel il pouvait partir et faire le tour du monde. John Mangles n’eut à se préoccuper que des aménagements intérieurs.

Son premier soin fut d’abord d’agrandir ses soutes, afin d’emporter la plus grande quantité possible de charbon, car il est difficile de renouveler en route les approvisionnements de combustible. Même précaution fut prise pour les cambuses, et John Mangles fit si bien qu’il emmagasina pour deux ans de vivres; l’argent ne lui manquait pas, et il en eut même assez pour acheter un canon à pivot qui fut établi sur le gaillard d’avant du yacht; on ne savait pas ce qui arriverait, et il est toujours bon de pouvoir lancer un boulet de huit à une distance de quatre milles.

John Mangles, il faut le dire, s’y entendait; bien qu’il ne commandât qu’un yacht de plaisance, il comptait parmi les meilleurs skippers de Glasgow; il avait trente ans, les traits un peu rudes, mais indiquant le courage et la bonté.

C’était un enfant du château, que la famille Glenarvan éleva et dont elle fit un excellent marin. John Mangles donna souvent des preuves d’habileté, d’énergie et de sang-froid dans quelques-uns de ses voyages au long cours. Lorsque lord Glenarvan lui offrit le commandement du Duncan, il l’accepta de grand cœur, car il aimait comme un frère le seigneur de Malcolm-Castle, et cherchait, sans l’avoir rencontrée jusqu’alors, l’occasion de se dévouer pour lui.

Le second, Tom Austin, était un vieux marin digne de toute confiance; vingt-cinq hommes, en comprenant le capitaine et le second composaient l’équipage du Duncan; tous appartenaient au comté de Dumbarton; tous, matelots éprouvés, étaient fils des tenanciers de la famille et formaient à bord un clan véritable de braves gens auxquels ne manquait même pas le piper-bag traditionnel. Lord Glenarvan avait là une troupe de bons sujets, heureux de leur métier, dévoués, courageux, habiles dans le maniement des armes comme à la manœuvre d’un navire, et capables de le suivre dans les plus hasardeuses expéditions. Quand l’équipage du Duncan apprit où on le conduisait, il ne put contenir sa joyeuse émotion, et les échos des rochers de Dumbarton se réveillèrent à ses enthousiastes hurrahs.

John Mangles, tout en s’occupant d’arrimer et d’approvisionner son navire, n’oublia pas d’aménager les appartements de lord et de lady Glenarvan pour un voyage de long cours. Il dut préparer également les cabines des enfants du capitaine Grant, car lady Helena n’avait pu refuser à Mary la permission de la suivre à bord du Duncan.

Quant au jeune Robert, il se fût caché dans la cale du yacht plutôt que de ne pas partir. Eût-il dû faire le métier de mousse, comme Nelson et Franklin, il se serait embarqué sur le Duncan. Le moyen de résister à un pareil petit bonhomme!

On n’essaya pas. Il fallut même consentir «à lui refuser» la qualité de passager, car, mousse, novice ou matelot, il voulait servir. John Mangles fut chargé de lui apprendre le métier de marin.

«Bon, dit Robert, et qu’il ne m’épargne pas les coups de martinet, si je ne marche pas droit!

—Sois tranquille, mon garçon», répondit Glenarvan d’un air sérieux, et sans ajouter que l’usage du chat à neuf queues était défendu, et, d’ailleurs, parfaitement inutile à bord du Duncan.

Pour compléter le rôle des passagers, il suffira de nommer le major Mac Nabbs. Le major était un homme âgé de cinquante ans, d’une figure calme et régulière, qui allait où on lui disait d’aller, une excellente et parfaite nature, modeste, silencieux, paisible et doux; toujours d’accord sur n’importe quoi, avec n’importe qui, il ne discutait rien, il ne se disputait pas, il ne s’emportait point; il montait du même pas l’escalier de sa chambre à coucher ou le talus d’une courtine battue en brèche, ne s’émouvant de rien au monde, ne se dérangeant jamais, pas même pour un boulet de canon, et sans doute il mourra sans avoir trouvé l’occasion de se mettre en colère. Cet homme possédait au suprême degré non seulement le vulgaire courage des champs de bataille, cette bravoure physique uniquement due à l’énergie musculaire, mais mieux encore, le courage moral, c’est-à-dire la fermeté de l’âme.

S’il avait un défaut, c’était d’être absolument écossais de la tête aux pieds, un calédonien pur sang, un observateur entêté des vieilles coutumes de son pays. Aussi ne voulut-il jamais servir l’Angleterre, et ce grade de major, il le gagna au 42e régiment des Highland-Black-Watch, garde noire, dont les compagnies étaient formées uniquement de gentilshommes écossais. Mac Nabbs, en sa qualité de cousin des Glenarvan, demeurait au château de Malcolm, et en sa qualité de major il trouva tout naturel de prendre passage sur le Duncan.

Tel était donc le personnel de ce yacht, appelé par des circonstances imprévues à accomplir un des plus surprenants voyages des temps modernes. Depuis son arrivée au steamboat-quay de Glasgow, il avait monopolisé à son profit la curiosité publique; une foule considérable venait chaque jour le visiter; on ne s’intéressait qu’à lui, on ne parlait que de lui, au grand déplaisir des autres capitaines du port, entre autres du capitaine Burton, commandant le Scotia, un magnifique steamer amarré auprès du Duncan, et en partance pour Calcutta.

Le Scotia, vu sa taille, avait le droit de considérer le Duncan comme un simple fly-boat.

Cependant tout l’intérêt se concentrait sur le yacht de lord
Glenarvan, et s’accroissait de jour en jour.

En effet, le moment du départ approchait, John Mangles s’était montré habile et expéditif. Un mois après ses essais dans le golfe de la Clyde, le Duncan, arrimé, approvisionné, aménagé, pouvait prendre la mer. Le départ fut fixé au 25 août, ce qui permettait au yacht d’arriver vers le commencement du printemps des latitudes australes.

Lord Glenarvan, dès que son projet fut connu, n’avait pas été sans recevoir quelques observations sur les fatigues et les dangers du voyage; mais il n’en tint aucun compte, et il se disposa à quitter Malcolm-Castle. D’ailleurs, beaucoup le blâmaient qui l’admiraient sincèrement. Puis, l’opinion publique se déclara franchement pour le lord écossais, et tous les journaux, à l’exception des «organes du gouvernement», blâmèrent unanimement la conduite des commissaires de l’amirauté dans cette affaire. Au surplus, lord Glenarvan fut insensible au blâme comme à l’éloge: il faisait son devoir, et se souciait peu du reste.

Le 24 août, Glenarvan, lady Helena, le major Mac Nabbs, Mary et Robert Grant, Mr Olbinett, le steward du yacht, et sa femme Mrs Olbinett, attachée au service de lady Glenarvan, quittèrent Malcolm-Castle, après avoir reçu les touchants adieux des serviteurs de la famille. Quelques heures plus tard, ils étaient installés à bord. La population de Glasgow accueillit avec une sympathique admiration lady Helena, la jeune et courageuse femme qui renonçait aux tranquilles plaisirs d’une vie opulente et volait au secours des naufragés.

Les appartements de lord Glenarvan et de sa femme occupaient dans la dunette tout l’arrière du Duncan; ils se composaient de deux chambres à coucher, d’un salon et de deux cabinets de toilette; puis il y avait un carré commun, entouré de six cabines, dont cinq étaient occupées par Mary et Robert Grant, Mr et Mrs Olbinett, et le major Mac Nabbs. Quant aux cabines de John Mangles et de Tom Austin, elles se trouvaient situées en retour et s’ouvraient sur le tillac.

L’équipage était logé dans l’entrepont, et fort à son aise, car le yacht n’emportait d’autre cargaison que son charbon, ses vivres et des armes. La place n’avait donc pas manqué à John Mangles pour les aménagements intérieurs, et il en avait habilement profité.

Le Duncan devait partir dans la nuit du 24 au 25 août, à la marée descendante de trois heures du matin. Mais, auparavant, la population de Glasgow fut témoin d’une cérémonie touchante. À huit heures du soir, lord Glenarvan et ses hôtes, l’équipage entier, depuis les chauffeurs jusqu’au capitaine, tous ceux qui devaient prendre part à ce voyage de dévouement, abandonnèrent le yacht et se rendirent à Saint-Mungo, la vieille cathédrale de Glasgow.

Cette antique église restée intacte au milieu des ruines causées par la réforme et si merveilleusement décrite par Walter Scott, reçut sous ses voûtes massives les passagers et les marins du Duncan.

Une foule immense les accompagnait. Là, dans la grande nef, pleine de tombes comme un cimetière, le révérend Morton implora les bénédictions du ciel et mit l’expédition sous la garde de la providence. Il y eut un moment où la voix de Mary Grant s’éleva dans la vieille église. La jeune fille priait pour ses bienfaiteurs et versait devant Dieu les douces larmes de la reconnaissance. Puis, l’assemblée se retira sous l’empire d’une émotion profonde. À onze heures, chacun était rentré à bord. John Mangles et l’équipage s’occupaient des derniers préparatifs.

À minuit, les feux furent allumés; le capitaine donna l’ordre de les pousser activement, et bientôt des torrents de fumée noire se mêlèrent aux brumes de la nuit. Les voiles du Duncan avaient été soigneusement renfermées dans l’étui de toile qui servait à les garantir des souillures du charbon, car le vent soufflait du sud-ouest et ne pouvait favoriser la marche du navire.

À deux heures, le Duncan commença à frémir sous la trépidation de ses chaudières; le manomètre marqua une pression de quatre atmosphères; la vapeur réchauffée siffla par les soupapes; la marée était étale; le jour permettait déjà de reconnaître les passes de la Clyde entre les balises et les biggings dont les fanaux s’effaçaient peu à peu devant l’aube naissante. Il n’y avait plus qu’à partir.

John Mangles fit prévenir lord Glenarvan, qui monta aussitôt sur le pont.

Bientôt le jusant se fit sentir; le Duncan lança dans les airs de vigoureux coups de sifflet, largua ses amarres, et se dégagea des navires environnants; l’hélice fut mise en mouvement et poussa le yacht dans le chenal de la rivière.

John n’avait pas pris de pilote; il connaissait admirablement les passes de la Clyde, et nul pratique n’eût mieux manœuvré à son bord. Le yacht évoluait sur un signe de lui: de la main droite il commandait à la machine; de la main gauche, au gouvernail, silencieusement et sûrement. Bientôt les dernières usines firent place aux villas élevées çà et là sur les collines riveraines, et les bruits de la ville s’éteignirent dans l’éloignement.

Une heure après le Duncan rasa les rochers de Dumbarton; deux heures plus tard, il était dans le golfe de la Clyde; à six heures du matin, il doublait le mull de Cantyre, sortait du canal du nord, et voguait en plein océan.

Chapitre VI Le passager de la cabine numéro six

Pendant cette première journée de navigation, la mer fut assez houleuse, et le vent fraîchit vers le soir; le Duncan était fort secoué; aussi les dames ne parurent-elles pas sur la dunette; elles restèrent couchées dans leurs cabines, et firent bien.

Mais le lendemain le vent tourna d’un point; le capitaine John établit la misaine, la brigantine et le petit hunier; le Duncan, mieux appuyé sur les flots, fut moins sensible aux mouvements de roulis et de tangage. Lady Helena et Mary Grant purent dès l’aube rejoindre sur le pont lord Glenarvan, le major et le capitaine. Le lever du soleil fut magnifique. L’astre du jour, semblable à un disque de métal doré par les procédés Ruolz, sortait de l’océan comme d’un immense bain voltaïque.

Le Duncan glissait au milieu d’une irradiation splendide, et l’on eût vraiment dit que ses voiles se tendaient sous l’effort des rayons du soleil.

Les hôtes du yacht assistaient dans une silencieuse contemplation à cette apparition de l’astre radieux.

«Quel admirable spectacle! dit enfin lady Helena. Voilà le début d’une belle journée. Puisse le vent ne point se montrer contraire et favoriser la marche du Duncan.

—Il serait impossible d’en désirer un meilleur, ma chère Helena, répondit lord Glenarvan, et nous n’avons pas à nous plaindre de ce commencement de voyage.

—La traversée sera-t-elle longue, mon cher Edward?

—C’est au capitaine John de nous répondre, dit Glenarvan.
Marchons-nous bien? Êtes-vous satisfait de votre navire, John?

—Très satisfait, votre honneur, répliqua John; c’est un merveilleux bâtiment, et un marin aime à le sentir sous ses pieds. Jamais coque et machine ne furent mieux en rapport; aussi, vous voyez comme le sillage du yacht est plat, et combien il se dérobe aisément à la vague. Nous marchons à raison de dix-sept milles à l’heure. Si cette rapidité se soutient, nous couperons la ligne dans dix jours, et avant cinq semaines nous aurons doublé le cap Horn.

—Vous entendez, Mary, reprit lady Helena, avant cinq semaines!

—Oui, madame, répondit la jeune fille, j’entends, et mon cœur a battu bien fort aux paroles du capitaine.

—Et cette navigation, miss Mary, demanda lord Glenarvan, comment la supportez-vous?

—Assez bien, mylord, et sans éprouver trop de désagréments.
D’ailleurs, je m’y ferai vite.

—Et notre jeune Robert?

—Oh! Robert, répondit John Mangles, quand il n’est pas fourré dans la machine, il est juché à la pomme des mâts. Je vous le donne pour un garçon qui se moque du mal de mer. Et tenez! Le voyez-vous?»

Sur un geste du capitaine, tous les regards se portèrent vers le mât de misaine, et chacun put apercevoir Robert suspendu aux balancines du petit perroquet à cent pieds en l’air. Mary ne put retenir un mouvement.

«Oh! Rassurez-vous, miss, dit John Mangles, je réponds de lui, et je vous promets de présenter avant peu un fameux luron au capitaine Grant, car nous le retrouverons, ce digne capitaine!

—Le ciel vous entende, Monsieur John, répondit la jeune fille.

—Ma chère enfant, reprit lord Glenarvan, il y a dans tout ceci quelque chose de providentiel qui doit nous donner bon espoir. Nous n’allons pas, on nous mène. Nous ne cherchons pas, on nous conduit. Et puis, voyez tous ces braves gens enrôlés au service d’une si belle cause. Non seulement nous réussirons dans notre entreprise, mais elle s’accomplira sans difficultés. J’ai promis à lady Helena un voyage d’agrément, et je me trompe fort, ou je tiendrai ma parole.

—Edward, dit lady Glenarvan, vous êtes le meilleur des hommes.

—Non point, mais j’ai le meilleur des équipages sur le meilleur des navires. Est-ce que vous ne l’admirez pas notre Duncan, miss Mary?

—Au contraire, mylord, répondit la jeune fille, je l’admire et en véritable connaisseuse.

—Ah! vraiment!

—J’ai joué tout enfant sur les navires de mon père; il aurait dû faire de moi un marin, et s’il le fallait, je ne serais peut-être pas embarrassée de prendre un ris ou de tresser une garcette.

—Eh! Miss, que dites-vous là? s’écria John Mangles.

—Si vous parlez ainsi, reprit lord Glenarvan, vous allez vous faire un grand ami du capitaine John, car il ne conçoit rien au monde qui vaille l’état de marin! Il n’en voit pas d’autre, même pour une femme! N’est-il pas vrai, John?

—Sans doute, votre honneur, répondit le jeune capitaine, et j’avoue cependant que miss Grant est mieux à sa place sur la dunette qu’à serrer une voile de perroquet; mais je n’en suis pas moins flatté de l’entendre parler ainsi.

—Et surtout quand elle admire le Duncan, répliqua Glenarvan.

—Qui le mérite bien, répondit John.

—Ma foi, dit lady Helena, puisque vous êtes si fier de votre yacht, vous me donnez envie de le visiter jusqu’à fond de cale, et de voir comment nos braves matelots sont installés dans l’entrepont.

—Admirablement, répondit John; ils sont là comme chez eux.

—Et ils sont véritablement chez eux, ma chère Helena, répondit lord Glenarvan. Ce yacht est une portion de notre vieille Calédonie! C’est un morceau détaché du comté de Dumbarton qui vogue par grâce spéciale, de telle sorte que nous n’avons pas quitté notre pays! Le Duncan, c’est le château de Malcolm, et l’océan, c’est le lac Lomond.

—Eh bien, mon cher Edward, faites-nous les honneurs du château, répondit lady Helena.

—À vos ordres, madame, dit Glenarvan, mais auparavant laissez-moi prévenir Olbinett.»

Le steward du yacht était un excellent maître d’hôtel, un écossais qui aurait mérité d’être français pour son importance; d’ailleurs, remplissant ses fonctions avec zèle et intelligence.

Il se rendit aux ordres de son maître.

«Olbinett, nous allons faire un tour avant déjeuner, dit Glenarvan, comme s’il se fût agi d’une promenade à Tarbet ou au lac Katrine; j’espère que nous trouverons la table servie à notre retour.»

Olbinett s’inclina gravement.

«Nous accompagnez-vous, major? dit lady Helena.

—Si vous l’ordonnez, répondit Mac Nabbs.

—Oh! fit lord Glenarvan, le major est absorbé dans les fumées de son cigare; il ne faut pas l’en arracher; car je vous le donne pour un intrépide fumeur, miss Mary. Il fume toujours, même en dormant.»

Le major fit un signe d’assentiment, et les hôtes de lord
Glenarvan descendirent dans l’entrepont.

Mac Nabbs, demeuré seul, et causant avec lui-même, selon son habitude, mais sans jamais se contrarier, s’enveloppa de nuages plus épais; il restait immobile, et regardait à l’arrière le sillage du yacht. Après quelques minutes, d’une muette contemplation, il se retourna et se vit en face d’un nouveau personnage. Si quelque chose avait pu le surprendre, le major eût été surpris de cette rencontre, car ce passager lui était absolument inconnu.

Cet homme grand, sec et maigre, pouvait avoir quarante ans; il ressemblait à un long clou à grosse tête; sa tête, en effet, était large et forte, son front haut, son nez allongé, sa bouche grande, son menton fortement busqué. Quant à ses yeux, ils se dissimulaient derrière d’énormes lunettes rondes et son regard semblait avoir cette indécision particulière aux nyctalopes. Sa physionomie annonçait un homme intelligent et gai; il n’avait pas l’air rébarbatif de ces graves personnages qui ne rient jamais, par principe, et dont la nullité se couvre d’un masque sérieux. Loin de là. Le laisser-aller, le sans-façon aimable de cet inconnu démontraient clairement qu’il savait prendre les hommes et les choses par leur bon côté. Mais sans qu’il eût encore parlé, on le sentait parleur, et distrait surtout, à la façon des gens qui ne voient pas ce qu’ils regardent, et qui n’entendent pas ce qu’ils écoutent. Il était coiffé d’une casquette de voyage, chaussé de fortes bottines jaunes et de guêtres de cuir, vêtu d’un pantalon de velours marron et d’une jaquette de même étoffe, dont les poches innombrables semblaient bourrées de calepins, d’agendas, de carnets, de portefeuilles, et de mille objets aussi embarrassants qu’inutiles, sans parler d’une longue-vue qu’il portait en bandoulière.

L’agitation de cet inconnu contrastait singulièrement avec la placidité du major; il tournait autour de mac Nabbs, il le regardait, il l’interrogeait des yeux, sans que celui-ci s’inquiétât de savoir d’où il venait, où il allait, pourquoi il se trouvait à bord du Duncan.

Quand cet énigmatique personnage vit ses tentatives déjouées par l’indifférence du major, il saisit sa longue-vue, qui dans son plus grand développement mesurait quatre pieds de longueur, et, immobile, les jambes écartées, semblable au poteau d’une grande route, il braqua son instrument sur cette ligne où le ciel et l’eau se confondaient dans un même horizon; après cinq minutes d’examen, il abaissa sa longue-vue, et, la posant sur le pont, il s’appuya dessus comme il eût fait d’une canne; mais aussitôt les compartiments de la lunette glissèrent l’un sur l’autre, elle rentra en elle-même, et le nouveau passager, auquel le point d’appui manqua subitement, faillit s’étaler au pied du grand mât.

Tout autre eût au moins souri à la place du major.

Le major ne sourcilla pas. L’inconnu prit alors son parti.

«Steward!» cria-t-il, avec un accent qui dénotait un étranger.

Et il attendit. Personne ne parut.

«Steward!» répéta-t-il d’une voix plus forte.

Mr Olbinett passait en ce moment, se rendant à la cuisine située sous le gaillard d’avant. Quel fut son étonnement de s’entendre ainsi interpellé par ce grand individu qu’il ne connaissait pas?

«D’où vient ce personnage? se dit-il. Un ami de lord Glenarvan?
C’est impossible.»

Cependant il monta sur la dunette, et s’approcha de l’étranger.

«Vous êtes le steward du bâtiment? lui demanda celui-ci.

—Oui, monsieur, répondit Olbinett, mais je n’ai pas l’honneur…

—Je suis le passager de la cabine numéro six.

—Numéro six? répéta le steward.

—Sans doute. Et vous vous nommez?…

—Olbinett.

—Eh bien! Olbinett, mon ami, répondit l’étranger de la cabine numéro six, il faut penser au déjeuner, et vivement. Voilà trente-six heures que je n’ai mangé, ou plutôt trente-six heures que je n’ai que dormi, ce qui est pardonnable à un homme venu tout d’une traite de Paris à Glasgow. À quelle heure déjeune-t-on, s’il vous plaît?

—À neuf heures», répondit machinalement Olbinett.

L’étranger voulut consulter sa montre, mais cela ne laissa pas de prendre un temps long, car il ne la trouva qu’à sa neuvième poche.

«Bon, fit-il, il n’est pas encore huit heures. Eh bien, alors, Olbinett, un biscuit et un verre de sherry pour attendre, car je tombe d’inanition.»

Olbinett écoutait sans comprendre; d’ailleurs l’inconnu parlait toujours et passait d’un sujet à un autre avec une extrême volubilité.

«Eh bien, dit-il, et le capitaine? Le capitaine n’est pas encore levé! Et le second? Que fait-il le second? Est-ce qu’il dort aussi? Le temps est beau, heureusement, le vent favorable, et le navire marche tout seul.»

Précisément, et comme il parlait ainsi, John Mangles parut à l’escalier de la dunette.

«Voici le capitaine, dit Olbinett.

—Ah! Enchanté, s’écria l’inconnu, enchanté, capitaine Burton, de faire votre connaissance!»

Si quelqu’un fut stupéfait, ce fut à coup sûr John Mangles, non moins de s’entendre appeler «capitaine Burton» que de voir cet étranger à son bord.

L’autre continuait de plus belle:

«Permettez-moi de vous serrer la main, dit-il, et si je ne l’ai pas fait avant-hier soir, c’est qu’au moment d’un départ il ne faut gêner personne. Mais aujourd’hui, capitaine, je suis véritablement heureux d’entrer en relation avec vous.»

John Mangles ouvrait des yeux démesurés, regardant tantôt
Olbinett, et tantôt ce nouveau venu.

«Maintenant, reprit celui-ci, la présentation est faite, mon cher capitaine, et nous voilà de vieux amis. Causons donc, et dites-moi si vous êtes content du Scotia?

—Qu’entendez-vous par le Scotia? dit enfin John Mangles.

—Mais le Scotia qui nous porte, un bon navire dont on m’a vanté les qualités physiques non moins que les qualités morales de son commandant, le brave capitaine Burton. Seriez-vous parent du grand voyageur africain de ce nom? Un homme audacieux. Mes compliments, alors!

—Monsieur, reprit John Mangles, non seulement je ne suis pas parent du voyageur Burton, mais je ne suis même pas le capitaine Burton.

—Ah! fit l’inconnu, c’est donc au second du Scotia, Mr
Burdness, que je m’adresse en ce moment?

—Mr Burdness?» répondit John Mangles qui commençait à soupçonner la vérité.

Seulement, avait-il affaire à un fou ou à un étourdi? Cela faisait question dans son esprit, et il allait s’expliquer catégoriquement, quand lord Glenarvan, sa femme et miss Grant remontèrent sur le pont.

L’étranger les aperçut, et s’écria:

«Ah! Des passagers! Des passagères! Parfait. J’espère, Monsieur
Burdness, que vous allez me présenter…»

Et s’avançant avec une parfaite aisance, sans attendre l’intervention de John Mangles:

«Madame, dit-il à miss Grant, miss, dit-il à lady Helena, monsieur… Ajouta-t-il en s’adressant à lord Glenarvan.

—Lord Glenarvan, dit John Mangles.

Mylord, reprit alors l’inconnu, je vous demande pardon de me présenter moi-même; mais, à la mer, il faut bien se relâcher un peu de l’étiquette; j’espère que nous ferons rapidement connaissance, et que dans la compagnie de ces dames la traversée du Scotia nous paraîtra aussi courte qu’agréable.»

Lady Helena et miss Grant n’auraient pu trouver un seul mot à répondre. Elles ne comprenaient rien à la présence de cet intrus sur la dunette du Duncan.

«Monsieur, dit alors Glenarvan, à qui ai-je l’honneur de parler?

—À Jacques-Éliacin-François-Marie Paganel, secrétaire de la société de géographie de Paris, membre correspondant des sociétés de Berlin, de Bombay, de Darmstadt, de Leipzig, de Londres, de Pétersbourg, de Vienne, de New-York, membre honoraire de l’institut royal géographique et ethnographique des Indes orientales, qui, après avoir passé vingt ans de sa vie à faire de la géographie de cabinet, a voulu entrer dans la science militante, et se dirige vers l’Inde pour y relier entre eux les travaux des grands voyageurs.»

Chapitre VII D’où vient et où va Jacques Paganel

Le secrétaire de la société de géographie devait être un aimable personnage, car tout cela fut dit avec beaucoup de grâce. Lord Glenarvan, d’ailleurs, savait parfaitement à qui il avait affaire; le nom et le mérite de Jacques Paganel lui étaient parfaitement connus; ses travaux géographiques, ses rapports sur les découvertes modernes insérés aux bulletins de la société, sa correspondance avec le monde entier, en faisaient l’un des savants les plus distingués de la France. Aussi Glenarvan tendit cordialement la main à son hôte inattendu.

«Et maintenant que nos présentations sont faites, ajouta-t-il, voulez-vous me permettre, Monsieur Paganel, de vous adresser une question?

—Vingt questions, mylord, répondit Jacques Paganel; ce sera toujours un plaisir pour moi de m’entretenir avec vous.

—C’est avant-hier soir que vous êtes arrivé à bord de ce navire?

—Oui, mylord, avant-hier soir, à huit heures. J’ai sauté du caledonian-railway dans un cab, et du cab dans le Scotia, où j’avais fait retenir de Paris la cabine numéro six. La nuit était sombre. Je ne vis personne à bord. Or, me sentant fatigué par trente heures de route, et sachant que pour éviter le mal de mer c’est une précaution bonne à prendre de se coucher en arrivant et de ne pas bouger de son cadre pendant les premiers jours de la traversée, je me suis mis au lit incontinent, et j’ai consciencieusement dormi pendant trente-six heures, je vous prie de le croire.»

Les auditeurs de Jacques Paganel savaient désormais à quoi s’en tenir sur sa présence à bord.

Le voyageur français, se trompant de navire, s’était embarqué pendant que l’équipage du Duncan assistait à la cérémonie de Saint-Mungo. Tout s’expliquait. Mais qu’allait dire le savant géographe, lorsqu’il apprendrait le nom et la destination du navire sur lequel il avait pris passage?

«Ainsi, Monsieur Paganel, dit Glenarvan, c’est Calcutta que vous avez choisi pour point de départ de vos voyages?

—Oui, mylord. Voir l’Inde est une idée que j’ai caressée pendant toute ma vie. C’est mon plus beau rêve qui va se réaliser enfin dans la patrie des éléphants et des taugs.

—Alors, Monsieur Paganel, il ne vous serait point indifférent de visiter un autre pays?

—Non, mylord, cela me serait désagréable, car j’ai des recommandations pour lord Sommerset, le gouverneur général des Indes, et une mission de la société de géographie que je tiens à remplir.

—Ah! vous avez une mission?

—Oui, un utile et curieux voyage à tenter, et dont le programme a été rédigé par mon savant ami et collègue M Vivien De Saint-Martin. Il s’agit, en effet, de s’élancer sur les traces des frères Schlaginweit, du colonel Waugh, de Webb, d’Hodgson, des missionnaires Huc et Gabet, de Moorcroft, de M Jules Remy, et de tant d’autres voyageurs célèbres. Je veux réussir là où le missionnaire Krick a malheureusement échoué en 1846; en un mot, reconnaître le cours du Yarou-Dzangbo-Tchou, qui arrose le Tibet pendant un espace de quinze cents kilomètres, en longeant la base septentrionale de l’Himalaya, et savoir enfin si cette rivière ne se joint pas au Brahmapoutre dans le nord-est de l’Assam. La médaille d’or, mylord, est assurée au voyageur qui parviendra à réaliser ainsi l’un des plus vifs desiderata de la géographie des Indes.»

Paganel était magnifique. Il parlait avec une animation superbe.
Il se laissait emporter sur les ailes rapides de l’imagination. Il
eût été aussi impossible de l’arrêter que le Rhin aux chutes de
Schaffouse.

«Monsieur Jacques Paganel, dit lord Glenarvan, après un instant de silence, c’est là certainement un beau voyage et dont la science vous sera fort reconnaissante; mais je ne veux pas prolonger plus longtemps votre erreur, et, pour le moment du moins, vous devez renoncer au plaisir de visiter les Indes.

—Y renoncer! Et pourquoi?

—Parce que vous tournez le dos à la péninsule indienne.

—Comment! Le capitaine Burton…

—Je ne suis pas le capitaine Burton, répondit John Mangles.

—Mais le Scotia?

—Mais ce navire n’est pas le Scotia

L’étonnement de Paganel ne saurait se dépeindre.

Il regarda tour à tour lord Glenarvan, toujours sérieux, lady Helena et Mary Grant, dont les traits exprimaient un sympathique chagrin, John Mangles qui souriait, et le major qui ne bronchait pas; puis, levant les épaules et ramenant ses lunettes de son front à ses yeux:

«Quelle plaisanterie!» s’écria-t-il.

Mais en ce moment ses yeux rencontrèrent la roue du gouvernail qui portait ces deux mots en exergue:

Duncan Glasgow

«Le Duncan! le Duncan!» fit-il en poussant un véritable cri de désespoir!

Puis, dégringolant l’escalier de la dunette, il se précipita vers sa cabine.

Dès que l’infortuné savant eut disparu, personne à bord, sauf le major, ne put garder son sérieux, et le rire gagna jusqu’aux matelots. Se tromper de railway! Bon! Prendre le train d’Édimbourg pour celui de Dumbarton. Passe encore! Mais se tromper de navire, et voguer vers le Chili quand on veut aller aux Indes, c’est là le fait d’une haute distraction.

«Au surplus, cela ne m’étonne pas de la part de Jacques Paganel, dit Glenarvan; il est fort cité pour de pareilles mésaventures. Un jour, il a publié une célèbre carte d’Amérique, dans laquelle il avait mis le Japon. Cela ne l’empêche pas d’être un savant distingué, et l’un des meilleurs géographes de France.

—Mais qu’allons-nous faire de ce pauvre monsieur? dit lady
Helena. Nous ne pouvons l’emmener en Patagonie.

—Pourquoi non? répondit gravement Mac Nabbs; nous ne sommes pas responsables de ses distractions. Supposez qu’il soit dans un train de chemin de fer, le ferait-il arrêter?

—Non, mais il descendrait à la station prochaine, reprit lady
Helena.

—Eh bien, dit Glenarvan, c’est ce qu’il pourra faire, si cela lui plaît, à notre prochaine relâche.»

En ce moment, Paganel, piteux et honteux, remontait sur la dunette, après s’être assuré de la présence de ses bagages à bord. Il répétait incessamment ces mots malencontreux; le Duncan! le Duncan!

Il n’en eût pas trouvé d’autres dans son vocabulaire. Il allait et venait, examinant la mâture du yacht, et interrogeant le muet horizon de la pleine mer. Enfin, il revint vers lord Glenarvan:

«Et ce Duncan va?… Dit-il.

—En Amérique, Monsieur Paganel.

—Et plus spécialement?…

—À Concepcion.

—Au Chili! Au Chili! s’écria l’infortuné géographe. Et ma mission des Indes! Mais que vont dire M De Quatrefages, le président de la commission centrale! Et M D’Avezac! Et M Cortambert! Et M Vivien De Saint-Martin! Comment me représenter aux séances de la société!

—Voyons, Monsieur Paganel, répondit Glenarvan, ne vous désespérez pas. Tout peut s’arranger, et vous n’aurez subi qu’un retard relativement de peu d’importance. Le Yarou-Dzangbo-Tchou vous attendra toujours dans les montagnes du Tibet. Nous relâcherons bientôt à Madère, et là vous trouverez un navire qui vous ramènera en Europe.

—Je vous remercie, mylord, il faudra bien se résigner. Mais, on peut le dire, voilà une aventure extraordinaire, et il n’y a qu’à moi que ces choses arrivent. Et ma cabine qui est retenue à bord du Scotia!

—Ah! Quant au Scotia, je vous engage à y renoncer provisoirement.

—Mais, dit Paganel, après avoir examiné de nouveau le navire, le Duncan est un yacht de plaisance?

—Oui, monsieur, répondit John Mangles, et il appartient à son honneur lord Glenarvan.

—Qui vous prie d’user largement de son hospitalité, dit
Glenarvan.

—Mille grâces, mylord, répondit Paganel; je suis vraiment sensible à votre courtoisie; mais permettez-moi une simple observation: c’est un beau pays que l’Inde; il offre aux voyageurs des surprises merveilleuses; les dames ne le connaissent pas sans doute… Eh bien, l’homme de la barre n’aurait qu’à donner un tour de roue, et le yacht le Duncan voguerait aussi facilement vers Calcutta que vers Concepcion; or, puisqu’il fait un voyage d’agrément…»

Les hochements de tête qui accueillirent la proposition de Paganel ne lui permirent pas d’en continuer le développement. Il s’arrêta court.

«Monsieur Paganel, dit alors lady Helena, s’il ne s’agissait que d’un voyage d’agrément, je vous répondrais: Allons tous ensemble aux grandes-Indes, et lord Glenarvan ne me désapprouverait pas. Mais le Duncan va rapatrier des naufragés abandonnés sur la côte de la Patagonie, et il ne peut changer une si humaine destination…»

En quelques minutes, le voyageur français fut mis au courant de la situation; il apprit, non sans émotion, la providentielle rencontre des documents, l’histoire du capitaine Grant, la généreuse proposition de lady Helena.

«Madame, dit-il, permettez-moi d’admirer votre conduite en tout ceci, et de l’admirer sans réserve. Que votre yacht continue sa route, je me reprocherais de le retarder d’un seul jour.

—Voulez-vous donc vous associer à nos recherches? demanda lady
Helena.

—C’est impossible, madame, il faut que je remplisse ma mission.
Je débarquerai à votre prochaine relâche…

—À Madère alors, dit John Mangles.

—À Madère, soit. Je ne serai qu’à cent quatre-vingts lieues de
Lisbonne, et j’attendrai là des moyens de transport.

—Eh bien, Monsieur Paganel, dit Glenarvan, il sera fait suivant votre désir, et pour mon compte, je suis heureux de pouvoir vous offrir pendant quelques jours l’hospitalité à mon bord. Puissiez-vous ne pas trop vous ennuyer dans notre compagnie!

—Oh! Mylord, s’écria le savant, je suis encore trop heureux de m’être trompé d’une si agréable façon! Néanmoins, c’est une situation fort ridicule que celle d’un homme qui s’embarque pour les Indes et fait voile pour l’Amérique!»

Malgré cette réflexion mélancolique, Paganel prit son parti d’un retard qu’il ne pouvait empêcher.

Il se montra aimable, gai et même distrait; il enchanta les dames par sa bonne humeur; avant la fin de la journée, il était l’ami de tout le monde. Sur sa demande, le fameux document lui fut communiqué. Il l’étudia avec soin, longuement, minutieusement. Aucune autre interprétation ne lui parut possible. Mary Grant et son frère lui inspirèrent le plus vif intérêt.

Il leur donna bon espoir. Sa façon d’entrevoir les événements et le succès indiscutable qu’il prédit au Duncan arrachèrent un sourire à la jeune fille. Vraiment, sans sa mission, il se serait lancé à la recherche du capitaine Grant!

En ce qui concerne lady Helena, quand il apprit qu’elle était fille de William Tuffnel, ce fut une explosion d’interjections admiratives. Il avait connu son père. Quel savant audacieux! Que de lettres ils échangèrent, quand William Tuffnel fut membre correspondant de la société! C’était lui, lui-même, qui l’avait présenté avec M Malte-Brun! Quelle rencontre, et quel plaisir de voyager avec la fille de William Tuffnel!

Finalement, il demanda à lady Helena la permission de l’embrasser. À quoi consentit lady Glenarvan quoique de fût peut-être un peu «improper.»

Chapitre VIII Un brave homme de plus à bord du «Duncan»

Cependant le yacht, favorisé par les courants du nord de l’Afrique, marchait rapidement vers l’équateur. Le 30 août, on eut connaissance du groupe de Madère. Glenarvan, fidèle à sa promesse, offrit à son nouvel hôte de relâcher pour le mettre à terre.

«Mon cher lord, répondit Paganel, je ne ferai point de cérémonies avec vous. Avant mon arrivée à bord, aviez-vous l’intention de vous arrêter à Madère?

—Non, dit Glenarvan.

—Eh bien, permettez-moi de mettre à profit les conséquences de ma malencontreuse distraction. Madère est une île trop connue. Elle n’offre plus rien d’intéressant à un géographe. On a tout dit, tout écrit sur ce groupe, qui est, d’ailleurs, en pleine décadence au point de vue de la viticulture. Imaginez-vous qu’il n’y a plus de vignes à Madère! La récolte de vin qui, en 1813, s’élevait à vingt-deux mille pipes, est tombée, en 1845, à deux mille six cent soixante-neuf. Aujourd’hui, elle ne va pas à cinq cents! C’est un affligeant spectacle. Si donc il vous est indifférent de relâcher aux Canaries?…

—Relâchons aux Canaries, répondit Glenarvan. Cela ne nous écarte pas de notre route.

—Je le sais, mon cher lord. Aux Canaries, voyez-vous, il y a trois groupes à étudier, sans parler du pic de Ténériffe, que j’ai toujours désiré voir. C’est une occasion. J’en profite, et, en attendant le passage d’un navire qui me ramène en Europe, je ferai l’ascension de cette montagne célèbre.

—Comme il vous plaira, mon cher Paganel», répondit lord
Glenarvan, qui ne put s’empêcher de sourire.

Et il avait raison de sourire.

Les Canaries sont peu éloignées de Madère. Deux cent cinquante milles à peine séparent les deux groupes, distance insignifiante pour un aussi bon marcheur que le Duncan.

Le 31 août, à deux heures du soir, John Mangles et Paganel se promenaient sur la dunette. Le français pressait son compagnon de vives questions sur le Chili; tout à coup le capitaine l’interrompit, et montrant dans le sud un point de l’horizon:

«Monsieur Paganel? dit-il.

—Mon cher capitaine, répondit le savant.

—Veuillez porter vos regards de ce côté. Ne voyez-vous rien?

—Rien.

—Vous ne regardez pas où il faut. Ce n’est pas à l’horizon, mais au-dessus, dans les nuages.

—Dans les nuages? J’ai beau chercher…

—Tenez, maintenant, par le bout-dehors de beaupré.

—Je ne vois rien.

—C’est que vous ne voulez pas voir. Quoi qu’il en soit, et bien que nous en soyons à quarante milles, vous m’entendez, le pic de Ténériffe est parfaitement visible au-dessus de l’horizon.»

Que Paganel voulût voir ou non, il dut se rendre à l’évidence quelques heures plus tard, à moins de s’avouer aveugle.

«Vous l’apercevez enfin? lui dit John Mangles.

—Oui, oui, parfaitement, répondit Paganel; et c’est là, ajouta-t-il d’un ton dédaigneux, c’est là ce qu’on appelle le pic de Ténériffe?

—Lui-même.

—Il paraît avoir une hauteur assez médiocre.

—Cependant il est élevé de onze mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

—Cela ne vaut pas le Mont Blanc.

—C’est possible, mais quand il s’agira de le gravir, vous le trouverez peut-être suffisamment élevé.

—Oh! le gravir! Le gravir, mon cher capitaine, à quoi bon, je vous prie, après MM De Humboldt et Bonplan? Un grand génie, ce Humboldt! Il a fait l’ascension de cette montagne; il en a donné une description qui ne laisse rien à désirer; il en a reconnu les cinq zones: la zone des vins, la zone des lauriers, la zone des pins, la zone des bruyères alpines, et enfin la zone de la stérilité. C’est au sommet du piton même qu’il a posé le pied, et là, il n’avait même pas la place de s’asseoir. Du haut de la montagne, sa vue embrassait un espace égal au quart de l’Espagne. Puis il a visité le volcan jusque dans ses entrailles, et il a atteint le fond de son cratère éteint. Que voulez-vous que je fasse après ce grand homme, je vous le demande?

—En effet, répondit John Mangles, il ne reste plus rien à glaner. C’est fâcheux, car vous vous ennuierez fort à attendre un navire dans le port de Ténériffe. Il n’y a pas là beaucoup de distractions à espérer.

—Excepté les miennes, dit Paganel en riant. Mais, mon cher Mangles, est-ce que les îles du Cap-Vert n’offrent pas des points de relâche importants?

—Si vraiment. Rien de plus facile que de s’embarquer à Villa-Praïa.

—Sans parler d’un avantage qui n’est point à dédaigner, répliqua Paganel, c’est que les îles du Cap-Vert sont peu éloignées du Sénégal, où je trouverai des compatriotes. Je sais bien que l’on dit ce groupe médiocrement intéressant, sauvage, malsain; mais tout est curieux à l’œil du géographe. Voir est une science. Il y a des gens qui ne savent pas voir, et qui voyagent avec autant d’intelligence qu’un crustacé. Croyez bien que je ne suis pas de leur école.

—À votre aise, monsieur Paganel, répondit John Mangles; je suis certain que la science géographique gagnera à votre séjour dans les îles du Cap-Vert. Nous devons précisément y relâcher pour faire du charbon. Votre débarquement ne nous causera donc aucun retard.»

Cela dit, le capitaine donna la route de manière à passer dans l’ouest des Canaries; le célèbre pic fut laissé sur bâbord, et le Duncan, continuant sa marche rapide, coupa le tropique du Cancer le 2 septembre, à cinq heures du matin.

Le temps vint alors à changer. C’était l’atmosphère humide et pesante de la saison des pluies, «le tempo das aguas», suivant l’expression espagnole, saison pénible aux voyageurs, mais utile aux habitants des îles africaines, qui manquent d’arbres, et conséquemment qui manquent d’eau. La mer, très houleuse, empêcha les passagers de se tenir sur le pont; mais les conversations du carré n’en furent pas moins fort animées.

Le 3 septembre, Paganel se mit à rassembler ses bagages pour son prochain débarquement. Le Duncan évoluait entre les îles du Cap-Vert; il passa devant l’île du sel, véritable tombe de sable, infertile et désolée; après avoir longé de vastes bancs de corail, il laissa par le travers l’île Saint-Jacques, traversée du nord au midi par une chaîne de montagnes basaltiques que terminent deux mornes élevés. Puis John Mangles embouqua la baie de Villa-Praïa, et mouilla bientôt devant la ville par huit brasses de fond. Le temps était affreux et le ressac excessivement violent, bien que la baie fût abritée contre les vents du large. La pluie tombait à torrents et permettait à peine de voir la ville, élevée sur une plaine en forme de terrasse qui s’appuyait à des contreforts de roches volcaniques hauts de trois cents pieds. L’aspect de l’île à travers cet épais rideau de pluie était navrant.

Lady Helena ne put donner suite à son projet de visiter la ville; l’embarquement du charbon ne se faisait pas sans de grandes difficultés. Les passagers du Duncan se virent donc consignés sous la dunette, pendant que la mer et le ciel mêlaient leurs eaux dans une inexprimable confusion. La question du temps fut naturellement à l’ordre du jour dans les conversations du bord. Chacun dit son mot, sauf le major, qui eût assisté au déluge universel avec une indifférence complète. Paganel allait et venait en hochant la tête.

«C’est un fait exprès, disait-il.

—Il est certain, répondit Glenarvan, que les éléments se déclarent contre vous.

—J’en aurai pourtant raison.

—Vous ne pouvez affronter pareille pluie, dit lady Helena.

—Moi, madame, parfaitement. Je ne la crains que pour mes bagages et mes instruments. Tout sera perdu.

—Il n’y a que le débarquement à redouter, reprit Glenarvan. Une fois à Villa-Praïa, vous ne serez pas trop mal logé; peu proprement, par exemple: En compagnie de singes et de porcs dont les relations ne sont pas toujours agréables. Mais un voyageur n’y regarde pas de si près. D’abord il faut espérer que dans sept ou huit mois vous pourrez vous embarquer pour l’Europe.

—Sept ou huit mois! s’écria Paganel.

—Au moins. Les îles du Cap-Vert ne sont pas très fréquentées des navires pendant la saison des pluies. Mais vous pourrez employer votre temps d’une façon utile. Cet archipel est encore peu connu; en topographie, en climatologie, en ethnographie, en hypsométrie, il y a beaucoup à faire.

—Vous aurez des fleuves à reconnaître, dit lady Helena.

—Il n’y en a pas, madame, répondit Paganel.

—Eh bien, des rivières?

—Il n’y en a pas non plus.

—Des cours d’eau alors?

—Pas davantage.

—Bon, fit le major, vous vous rabattrez sur les forêts.

—Pour faire des forêts, il faut des arbres; or, il n’y a pas d’arbres.

—Un joli pays! répliqua le major.

—Consolez-vous, mon cher Paganel, dit alors Glenarvan, vous aurez du moins des montagnes.

—Oh! peu élevées et peu intéressantes, mylord. D’ailleurs, ce travail a été fait.

—Fait! dit Glenarvan.

—Oui, voilà bien ma chance habituelle. Si, aux Canaries, je me voyais en présence des travaux de Humboldt, ici, je me trouve devancé par un géologue, M Charles Sainte-Claire Deville!

—Pas possible?

—Sans doute, répondit Paganel d’un ton piteux. Ce savant se trouvait à bord de la corvette de l’état la décidée, pendant sa relâche aux îles du Cap-Vert, et il a visité le sommet le plus intéressant du groupe, le volcan de l’île Fogo. Que voulez-vous que je fasse après lui?

—Voilà qui est vraiment regrettable, répondit lady Helena.
Qu’allez-vous devenir, Monsieur Paganel?»

Paganel garda le silence pendant quelques instants.

«Décidément, reprit Glenarvan, vous auriez mieux fait de débarquer à Madère, quoiqu’il n’y ait plus de vin!»

Nouveau silence du savant secrétaire de la société de géographie.

«Moi, j’attendrais», dit le major, exactement comme s’il avait dit: je n’attendrais pas.

«Mon cher Glenarvan, reprit alors Paganel, où comptez-vous relâcher désormais?

—Oh! Pas avant Concepcion.

—Diable! Cela m’écarte singulièrement des Indes.

—Mais non, du moment que vous avez passé le cap Horn, vous vous en rapprochez.

—Je m’en doute bien.

—D’ailleurs, reprit Glenarvan avec le plus grand sérieux, quand on va aux Indes, qu’elles soient orientales ou occidentales, peu importe.

—Comment, peu importe!

—Sans compter que les habitants des pampas de la Patagonie sont aussi bien des indiens que les indigènes du Pendjaub.

—Ah! parbleu, mylord, s’écria Paganel, voilà une raison que je n’aurais jamais imaginée!

—Et puis, mon cher Paganel, on peut gagner la médaille d’or en quelque lieu que ce soit; il y a partout à faire, à chercher, à découvrir, dans les chaînes des Cordillères comme dans les montagnes du Tibet.

—Mais le cours du Yarou-Dzangbo-Tchou?

—Bon! vous le remplacerez par le Rio-Colorado! Voilà un fleuve peu connu, et qui sur les cartes coule un peu trop à la fantaisie des géographes.

—Je le sais, mon cher lord, il y a là des erreurs de plusieurs
degrés. Oh! je ne doute pas que sur ma demande la société de
Géographie ne m’eût envoyé dans la Patagonie aussi bien qu’aux
Indes. Mais je n’y ai pas songé.

—Effet de vos distractions habituelles.

—Voyons, Monsieur Paganel, nous accompagnez-vous? dit lady
Helena de sa voix la plus engageante.

—Madame, et ma mission?

—Je vous préviens que nous passerons par le détroit de Magellan, reprit Glenarvan.

Mylord, vous êtes un tentateur.

—J’ajoute que nous visiterons le Port-Famine!

—Le Port-Famine, s’écria le français, assailli de toutes parts, ce port célèbre dans les fastes géographiques!

—Considérez aussi, Monsieur Paganel, reprit lady Helena, que, dans cette entreprise, vous aurez le droit d’associer le nom de la France à celui de l’Écosse.

—Oui, sans doute!

—Un géographe peut servir utilement notre expédition, et quoi de plus beau que de mettre la science au service de l’humanité?

—Voilà qui est bien dit, madame!

—Croyez-moi. Laissez faire le hasard, ou plutôt la providence.
Imitez-nous. Elle nous a envoyé ce document, nous sommes partis.
Elle vous jette à bord du Duncan, ne le quittez plus.

—Voulez-vous que je vous le dise, mes braves amis? reprit alors
Paganel; eh bien, vous avez grande envie que je reste!

—Et vous, Paganel, vous mourez d’envie de rester, repartit
Glenarvan.

—Parbleu! s’écria le savant géographe, mais je craignais d’être indiscret!»

Chapitre IX Le détroit de Magellan

La joie fut générale à bord, quand on connut la résolution de Paganel. Le jeune Robert lui sauta au cou avec une vivacité fort démonstrative. Le digne secrétaire faillit tomber à la renverse.

«Un rude petit bonhomme, dit-il, je lui apprendrai la géographie.»

Or, comme John Mangles se chargeait d’en faire un marin, Glenarvan un homme de cœur, le major un garçon de sang-froid, lady Helena un être bon et généreux, Mary Grant un élève reconnaissant envers de pareils maîtres, Robert devait évidemment devenir un jour un gentleman accompli.

Le Duncan termina rapidement son chargement de charbon, puis, quittant ces tristes parages, il gagna vers l’ouest le courant de la côte du Brésil, et, le 7 septembre, après avoir franchi l’équateur sous une belle brise du nord, il entra dans l’hémisphère austral.

La traversée se faisait donc sans peine. Chacun avait bon espoir. Dans cette expédition à la recherche du capitaine Grant, la somme des probabilités semblait s’accroître chaque jour.

L’un des plus confiants du bord, c’était le capitaine. Mais sa confiance venait surtout du désir qui le tenait si fort au cœur de voir miss Mary heureuse et consolée. Il s’était pris d’un intérêt tout particulier pour cette jeune fille; et ce sentiment, il le cacha si bien, que, sauf Mary Grant et lui, tout le monde s’en aperçut à bord du Duncan.

Quant au savant géographe, c’était probablement l’homme le plus heureux de l’hémisphère austral; il passait ses journées à étudier les cartes dont il couvrait la table du carré; de là des discussions quotidiennes avec Mr Olbinett, qui ne pouvait mettre le couvert. Mais Paganel avait pour lui tous les hôtes de la dunette, sauf le major, que les questions géographiques laissaient fort indifférent, surtout à l’heure du dîner. De plus, ayant découvert toute une cargaison de livres fort dépareillés dans les coffres du second, et parmi eux un certain nombre d’ouvrages espagnols, Paganel résolut d’apprendre la langue de Cervantes, que personne ne savait à bord. Cela devait faciliter ses recherches sur le littoral chilien. Grâce à ses dispositions au polyglottisme, il ne désespérait pas de parler couramment ce nouvel idiome en arrivant à Concepcion. Aussi étudiait-il avec acharnement, et on l’entendait marmotter incessamment des syllabes hétérogènes.

Pendant ses loisirs, il ne manquait pas de donner une instruction pratique au jeune Robert, et il lui apprenait l’histoire de ces côtes dont le Duncan s’approchait si rapidement.

On se trouvait alors, le 10 septembre, par 57° 3’ de latitude et 31° 15’ de longitude, et ce jour-là Glenarvan apprit une chose que de plus instruits ignorent probablement. Paganel racontait l’histoire de l’Amérique, et pour arriver aux grands navigateurs, dont le yacht suivait alors la route, il remonta à Christophe Colomb; puis il finit en disant que le célèbre génois était mort sans savoir qu’il avait découvert un nouveau monde. Tout l’auditoire se récria. Paganel persista dans son affirmation.

«Rien n’est plus certain, ajouta-t-il. Je ne veux pas diminuer la gloire de Colomb, mais le fait est acquis. À la fin du quinzième siècle, les esprits n’avaient qu’une préoccupation: faciliter les communications avec l’Asie, et chercher l’orient par les routes de l’occident; en un mot, aller par le plus court «au pays des épices». C’est ce que tenta Colomb. Il fit quatre voyages; il toucha l’Amérique aux côtes de Cumana, de Honduras, de Mosquitos, de Nicaragua, de Veragua, de Costa-Rica, de Panama, qu’il prit pour les terres du Japon et de la Chine, et mourut sans s’être rendu compte de l’existence du grand continent auquel il ne devait pas même léguer son nom!

—Je veux vous croire, mon cher Paganel, répondit Glenarvan; cependant vous me permettrez d’être surpris, et de vous demander quels sont les navigateurs qui ont reconnu la vérité sur les découvertes de Colomb?

—Ses successeurs, Ojeda, qui l’avait déjà accompagné dans ses voyages, ainsi que Vincent Pinzon, Vespuce, Mendoza, Bastidas, Cabral, Solis, Balboa. Ces navigateurs longèrent les côtes orientales de l’Amérique; ils les délimitèrent en descendant vers le sud, emportés, eux aussi, trois cent soixante ans avant nous, par ce courant qui nous entraîne! Voyez, mes amis, nous avons coupé l’équateur à l’endroit même où Pinzon le passa dans la dernière année du quinzième siècle, et nous approchons de ce huitième degré de latitude australe sous lequel il accosta les terres du Brésil. Un an après, le portugais Cabral descendit jusqu’au port Séguro. Puis Vespuce, dans sa troisième expédition en 1502, alla plus loin encore dans le sud. En 1508, Vincent Pinzon et Solis s’associèrent pour la reconnaissance des rivages américains, et en 1514, Solis découvrit l’embouchure du rio de la Plata, où il fut dévoré par les indigènes, laissant à Magellan la gloire de contourner le continent. Ce grand navigateur, en 1519, partit avec cinq bâtiments, suivit les côtes de la Patagonie, découvrit le port Désiré, le port San-Julian, où il fit de longues relâches, trouva par cinquante-deux degrés de latitude ce détroit des Onze-mille-vierges qui devait porter son nom, et, le 28 novembre 1520, il déboucha dans l’océan Pacifique. Ah! Quelle joie il dut éprouver, et quelle émotion fit battre son cœur, lorsqu’il vit une mer nouvelle étinceler à l’horizon sous les rayons du soleil!

—Oui, M Paganel, s’écria Robert Grant, enthousiasmé par les paroles du géographe, j’aurais voulu être là!

—Moi aussi, mon garçon, et je n’aurais pas manqué une occasion pareille, si le ciel m’eût fait naître trois cents ans plus tôt!

—Ce qui eût été fâcheux pour nous, Monsieur Paganel, répondit lady Helena, car vous ne seriez pas maintenant sur la dunette du Duncan à nous raconter cette histoire.

—Un autre l’eût dite à ma place, madame, et il aurait ajouté que la reconnaissance de la côte occidentale est due aux frères Pizarre. Ces hardis aventuriers furent de grands fondateurs de villes. Cusco, Quito, Lima, Santiago, Villarica, Valparaiso et Concepcion, où le Duncan nous mène, sont leur ouvrage. À cette époque, les découvertes de Pizarre se relièrent à celles de Magellan, et le développement des côtes américaines figura sur les cartes, à la grande satisfaction des savants du vieux monde.

—Eh bien, moi, dit Robert, je n’aurais pas encore été satisfait.

—Pourquoi donc? répondit Mary, en considérant son jeune frère qui se passionnait à l’histoire de ces découvertes.

—Oui, mon garçon, pourquoi? demanda lord Glenarvan avec le plus encourageant sourire.

—Parce que j’aurais voulu savoir ce qu’il y avait au delà du détroit de Magellan.

—Bravo, mon ami, répondit Paganel, et moi aussi, j’aurais voulu savoir si le continent se prolongeait jusqu’au pôle, ou s’il existait une mer libre, comme le supposait Drake, un de vos compatriotes, mylord. Il est donc évident que si Robert Grant et Jacques Paganel eussent vécu au XVIIe siècle, ils se seraient embarqués à la suite de Shouten et de Lemaire, deux hollandais fort curieux de connaître le dernier mot de cette énigme géographique.

—Étaient-ce des savants? demanda lady Helena.

—Non, mais d’audacieux commerçants, que le côté scientifique des découvertes inquiétait assez peu. Il existait alors une compagnie hollandaise des Indes orientales, qui avait un droit absolu sur tout le commerce fait par le détroit de Magellan. Or, comme à cette époque on ne connaissait pas d’autre passage pour se rendre en Asie par les routes de l’occident, ce privilège constituait un accaparement véritable. Quelques négociants voulurent donc lutter contre ce monopole, en découvrant un autre détroit, et de ce nombre fut un certain Isaac Lemaire, homme intelligent et instruit. Il fit les frais d’une expédition commandée par son neveu, Jacob Lemaire, et Shouten, un bon marin, originaire de Horn. Ces hardis navigateurs partirent au mois de juin 1615, près d’un siècle après Magellan; ils découvrirent le détroit de Lemaire, entre la Terre de Feu et la terre des états, et, le 12 février 1616, ils doublèrent ce fameux cap Horn, qui, mieux que son frère, le cap de Bonne-Espérance, eût mérité de s’appeler le cap des tempêtes!

—Oui, certes, j’aurais voulu être là! s’écria Robert.

—Et tu aurais puisé à la source des émotions les plus vives, mon garçon, reprit Paganel en s’animant. Est-il, en effet, une satisfaction plus vraie, un plaisir plus réel que celui du navigateur qui pointe ses découvertes sur la carte du bord? Il voit les terres se former peu à peu sous ses regards, île par île, promontoire par promontoire, et, pour ainsi dire, émerger du sein des flots! D’abord, les lignes terminales sont vagues, brisées, interrompues! Ici un cap solitaire, là une baie isolée, plus loin un golfe perdu dans l’espace. Puis les découvertes se complètent, les lignes se rejoignent, le pointillé des cartes fait place au trait; les baies échancrent des côtes déterminées, les caps s’appuient sur des rivages certains; enfin le nouveau continent, avec ses lacs, ses rivières et ses fleuves, ses montagnes, ses vallées et ses plaines, ses villages, ses villes et ses capitales, se déploie sur le globe dans toute sa splendeur magnifique! Ah! Mes amis, un découvreur de terres est un véritable inventeur! Il en a les émotions et les surprises! Mais maintenant cette mine est à peu près épuisée! on a tout vu, tout reconnu, tout inventé en fait de continents ou de nouveaux mondes, et nous autres, derniers venus dans la science géographique, nous n’avons plus rien à faire?

—Si, mon cher Paganel, répondit Glenarvan.

—Et quoi donc?

—Ce que nous faisons!»

Cependant le Duncan filait sur cette route des Vespuce et des Magellan avec une rapidité merveilleuse. Le 15 septembre, il coupa le tropique du Capricorne, et le cap fut dirigé vers l’entrée du célèbre détroit. Plusieurs fois les côtes basses de la Patagonie furent aperçues, mais comme une ligne à peine visible à l’horizon; on les rangeait à plus de dix milles, et la fameuse longue-vue de Paganel ne lui donna qu’une vague idée de ces rivages américains.

Le 25 septembre, le Duncan se trouvait à la hauteur du détroit de Magellan. Il s’y engagea sans hésiter. Cette voie est généralement préférée par les navires à vapeur qui se rendent dans l’océan Pacifique. Sa longueur exacte n’est que de trois cent soixante-seize milles; les bâtiments du plus fort tonnage y trouvent partout une eau profonde, même au ras de ses rivages, un fond d’une excellente tenue, de nombreuses aiguades, des rivières abondantes en poissons, des forêts riches en gibier, en vingt endroits des relâches sûres et faciles, enfin mille ressources qui manquent au détroit de Lemaire et aux terribles rochers du cap Horn, incessamment visités par les ouragans et les tempêtes.

Pendant les premières heures de navigation, c’est-à-dire sur un espace de soixante à quatre-vingts milles, jusqu’au cap Gregory, les côtes sont basses et sablonneuses. Jacques Paganel ne voulait perdre ni un point de vue, ni un détail du détroit. La traversée devait durer trente-six heures à peine, et ce panorama mouvant des deux rives valait bien la peine que le savant s’imposât de l’admirer sous les splendides clartés du soleil austral. Nul habitant ne se montra sur les terres du nord; quelques misérables Fuegiens seulement erraient sur les rocs décharnés de la Terre de Feu. Paganel eut donc à regretter de ne pas voir de patagons, ce qui le fâcha fort, au grand amusement de ses compagnons de route.

«Une Patagonie sans patagons, disait-il, ce n’est plus une
Patagonie.

—Patience, mon digne géographe, répondit Glenarvan, nous verrons des patagons.

—Je n’en suis pas certain.

—Mais il en existe, dit lady Helena.

—J’en doute fort, madame, puisque je n’en vois pas.

—Enfin, ce nom de patagons, qui signifie «grands pieds» en espagnol, n’a pas été donné à des êtres imaginaires.

—Oh! le nom n’y fait rien, répondit Paganel, qui s’entêtait dans son idée pour animer la discussion, et d’ailleurs, à vrai dire, on ignore comment ils se nomment!

—Par exemple! s’écria Glenarvan. Saviez-vous cela, major?

—Non, répondit Mac Nabbs, et je ne donnerais pas une livre d’Écosse pour le savoir.

—Vous l’entendrez pourtant, reprit Paganel, major indifférent! Si Magellan a nommé Patagons les indigènes de ces contrées, les Fuegiens les appellent Tiremenen, les Chiliens Caucalhues, les colons du Carmen Tehuelches, les Araucans Huiliches; Bougainville leur donne le nom de Chaouha, Falkner celui de Tehuelhets! Eux-mêmes ils se désignent sous la dénomination générale d’Inaken! Je vous demande comment vous voulez que l’on s’y reconnaisse, et si un peuple qui a tant de noms peut exister!

—Voilà un argument! répondit lady Helena.

—Admettons-le, reprit Glenarvan; mais notre ami Paganel avouera, je pense, que s’il y a doute sur le nom des patagons, il y a au moins certitude sur leur taille!

—Jamais je n’avouerai une pareille énormité, répondit Paganel.

—Ils sont grands, dit Glenarvan.

—Je l’ignore.

—Petits? demanda lady Helena.

—Personne ne peut l’affirmer.

—Moyens, alors? dit Mac Nabbs pour tout concilier.

—Je ne le sais pas davantage.

—Cela est un peu fort, s’écria Glenarvan; les voyageurs qui les ont vus…

—Les voyageurs qui les ont vus, répondit le géographe, ne s’entendent en aucune façon. Magellan dit que sa tête touchait à peine à leur ceinture!

—Eh bien!

—Oui, mais Drake prétend que les anglais sont plus grands que le plus grand patagon!

—Oh! des anglais, c’est possible, répliqua dédaigneusement le major; mais s’il s’agissait d’écossais!

—Cavendish assure qu’ils sont grands et robustes, reprit Paganel. Hawkins en fait des géants. Lemaire et Shouten leur donnent onze pieds de haut.

—Bon, voilà des gens dignes de foi, dit Glenarvan.

—Oui, tout autant que Wood, Narborough et Falkner, qui leur ont trouvé une taille moyenne. Il est vrai que Byron, la Giraudais, Bougainville, Wallis et Carteret affirment que les patagons ont six pieds six pouces, tandis que M D’Orbigny, le savant qui connaît le mieux ces contrées, leur attribue une taille moyenne de cinq pieds quatre pouces.

—Mais alors, dit lady Helena, quelle est la vérité au milieu de tant de contradictions?

—La vérité, madame, répondit Paganel, la voici: C’est que les patagons ont les jambes courtes et le buste développé. On peut donc formuler son opinion d’une manière plaisante, en disant que ces gens-là ont six pieds quand ils sont assis, et cinq seulement quand ils sont debout.

—Bravo! Mon cher savant, répondit Glenarvan. Voilà qui est dit.

—À moins, reprit Paganel, qu’ils n’existent pas, ce qui mettrait tout le monde d’accord. Mais pour finir, mes amis, j’ajouterai cette remarque consolante: c’est que le détroit de Magellan est magnifique, même sans patagons!»

En ce moment, le Duncan contournait la presqu’île de Brunswick, entre deux panoramas splendides. Soixante-dix milles après avoir doublé le cap Gregory, il laissa sur tribord le pénitencier de Punta Arena. Le pavillon chilien et le clocher de l’église apparurent un instant entre les arbres.

Alors le détroit courait entre des masses granitiques d’un effet imposant; les montagnes cachaient leur pied au sein de forêts immenses, et perdaient dans les nuages leur tête poudrée d’une neige éternelle; vers le sud-ouest, le mont Tarn se dressait à six mille cinq cents pieds dans les airs; la nuit vint, précédée d’un long crépuscule; la lumière se fondit insensiblement en nuances douces; le ciel se constella d’étoiles brillantes, et la croix du sud vint marquer aux yeux des navigateurs la route du pôle austral. Au milieu de cette obscurité lumineuse, à la clarté de ces astres qui remplacent les phares des côtes civilisées, le yacht continua audacieusement sa route sans jeter l’ancre dans ces baies faciles dont le rivage abonde; souvent l’extrémité de ses vergues frôla les branches des hêtres antarctiques qui se penchaient sur les flots; souvent aussi son hélice battit les eaux des grandes rivières, en réveillant les oies, les canards, les bécassines, les sarcelles, et tout ce monde emplumé des humides parages.

Bientôt des ruines apparurent, et quelques écroulements auxquels la nuit prêtait un aspect grandiose, triste reste d’une colonie abandonnée, dont le nom protestera éternellement contre la fertilité de ces côtes et la richesse de ces forêts giboyeuses. Le Duncan passait devant le Port-Famine.

Ce fut à cet endroit même que l’espagnol Sarmiento, en 1581, vint s’établir avec quatre cents émigrants.

Il y fonda la ville de Saint-Philippe; des froids extrêmement rigoureux décimèrent la colonie, la disette acheva ceux que l’hiver avait épargnés, et, en 1587, le corsaire Cavendish trouva le dernier de ces quatre cents malheureux qui mourait de faim sur les ruines d’une ville vieille de six siècles après six ans d’existence.

Le Duncan longea ces rivages déserts; au lever du jour, il naviguait au milieu des passes rétrécies, entre des forêts de hêtres, de frênes et de bouleaux, du sein desquelles émergeaient des dômes verdoyants, des mamelons tapissés d’un houx vigoureux et des pics aigus, parmi lesquels l’obélisque de Buckland se dressait à une grande hauteur. Il passa à l’ouvert de la baie Saint-Nicolas, autrefois la baie des français, ainsi nommée par Bougainville; au loin, se jouaient des troupeaux de phoques et de baleines d’une grande taille, à en juger par leurs jets, qui étaient visibles à une distance de quatre milles.

Enfin, il doubla le cap Froward, tout hérissé encore des dernières glaces de l’hiver. De l’autre côté du détroit, sur la Terre de Feu, s’élevait à six milles pieds le mont Sarmiento, énorme agrégation de roches séparées par des bandes de nuages, et qui formaient dans le ciel comme un archipel aérien.

C’est au cap Froward que finit véritablement le continent américain, car le cap Horn n’est qu’un rocher perdu en mer sous le cinquante-sixième degré de latitude.

Ce point dépassé, le détroit se rétrécit entre la presqu’île de Brunswick et la terre de la désolation, longue île allongée entre mille îlots, comme un énorme cétacé échoué au milieu des galets.

Quelle différence entre cette extrémité si déchiquetée de l’Amérique et les pointes franches et nettes de l’Afrique, de l’Australie ou des Indes! Quel cataclysme inconnu a ainsi pulvérisé cet immense promontoire jeté entre deux océans?

Alors, aux rivages fertiles succédait une suite de côtes dénudées, à l’aspect sauvage, échancrées par les mille pertuis de cet inextricable labyrinthe.

Le Duncan, sans une erreur, sans une hésitation, suivait de capricieuses sinuosités en mêlant les tourbillons de sa fumée aux brumes déchirées par les rocs. Il passa, sans ralentir sa marche, devant quelques factoreries espagnoles établies sur ces rives abandonnées. Au cap Tamar, le détroit s’élargit; le yacht put prendre du champ pour tourner la côte accore des îles Narborough et se rapprocha des rivages du sud. Enfin, trente-six heures après avoir embouqué le détroit, il vit surgir le rocher du cap Pilares sur l’extrême pointe de la terre de la désolation. Une mer immense, libre, étincelante, s’étendait devant son étrave, et Jacques Paganel, la saluant d’un geste enthousiaste, se sentit ému comme le fut Fernand de Magellan lui-même, au moment où la Trinidad s’inclina sous les brises de l’océan Pacifique.

Chapitre X Le trente-septième parallèle

Huit jours après avoir doublé le cap Pilares, le Duncan donnait à pleine vapeur dans la baie de Talcahuano, magnifique estuaire long de douze milles et large de neuf. Le temps était admirable. Le ciel de ce pays n’a pas un nuage de novembre à mars, et le vent du sud règne invariablement le long des côtes abritées par la chaîne des Andes. John Mangles, suivant les ordres d’Edward Glenarvan, avait serré de près l’archipel des Chiloé et les innombrables débris de tout ce continent américain. Quelque épave, un espars brisé, un bout de bois travaillé de la main des hommes, pouvaient mettre le Duncan sur les traces du naufrage; mais on ne vit rien, et le yacht, continuant sa route, mouilla dans le port de Talcahuano, quarante-deux jours après avoir quitté les eaux brumeuses de la Clyde.

Aussitôt Glenarvan fit mettre son canot à la mer, et, suivi de Paganel, il débarqua au pied de l’estacade. Le savant géographe, profitant de la circonstance, voulut se servir de la langue espagnole qu’il avait si consciencieusement étudiée; mais, à son grand étonnement, il ne put se faire comprendre des indigènes.

«C’est l’accent qui me manque, dit-il.

—Allons à la douane», répondit Glenarvan.

Là, on lui apprit, au moyen de quelques mots d’anglais accompagnés de gestes expressifs, que le consul britannique résidait à Concepcion. C’était une course d’une heure. Glenarvan trouva aisément deux chevaux d’allure rapide, et peu de temps après Paganel et lui franchissaient les murs de cette grande ville, due au génie entreprenant de Valdivia, le vaillant compagnon des Pizarre.

Combien elle était déchue de son ancienne splendeur! Souvent pillée par les indigènes, incendiée en 1819, désolée, ruinée, ses murs encore noircis par la flamme des dévastations, éclipsée déjà par Talcahuano, elle comptait à peine huit mille âmes.

Sous le pied paresseux des habitants, ses rues se transformaient en prairies. Pas de commerce, activité nulle, affaires impossibles. La mandoline résonnait à chaque balcon; des chansons langoureuses s’échappaient à travers la jalousie des fenêtres, et Concepcion, l’antique cité des hommes, était devenue un village de femmes et d’enfants.

Glenarvan se montra peu désireux de rechercher les causes de cette décadence, bien que Jacques Paganel l’entreprît à ce sujet, et, sans perdre un instant, il se rendit chez J R Bentock, esq, consul de sa majesté britannique. Ce personnage le reçut fort civilement, et se chargea, lorsqu’il connut l’histoire du capitaine Grant, de prendre des informations sur tout le littoral.

Quant à la question de savoir si le trois-mâts Britannia avait fait côte vers le trente-septième parallèle le long des rivages chiliens ou araucaniens, elle fut résolue négativement. Aucun rapport sur un événement de cette nature n’était parvenu ni au consul, ni à ses collègues des autres nations.

Glenarvan ne se découragea pas. Il revint à Talcahuano, et n’épargnant ni démarches, ni soins, ni argent, il expédia des agents sur les côtes.

Vaines recherches. Les enquêtes les plus minutieuses faites chez les populations riveraines ne produisirent pas de résultat. Il fallut en conclure que le Britannia n’avait laissé aucune trace de son naufrage.

Glenarvan instruisit alors ses compagnons de l’insuccès de ses démarches. Mary Grant et son frère ne purent contenir l’expression de leur douleur. C’était six jours après l’arrivée du Duncan à Talcahuano. Les passagers se trouvaient réunis dans la dunette.

Lady Helena consolait, non par ses paroles, —qu’aurait-elle pu dire? —mais par ses caresses, les deux enfants du capitaine. Jacques Paganel avait repris le document, et il le considérait avec une profonde attention, comme s’il eût voulu lui arracher de nouveaux secrets. Depuis une heure, il l’examinait ainsi, lorsque Glenarvan, l’interpellant, lui dit:

«Paganel! Je m’en rapporte à votre sagacité. Est-ce que l’interprétation que nous avons faite de ce document est erronée? Est-ce que le sens de ces mots est illogique?»

Paganel ne répondit pas. Il réfléchissait.

«Est-ce que nous nous trompons sur le théâtre présumé de la catastrophe? reprit Glenarvan. Est-ce que le nom de Patagonie ne saute pas aux yeux des gens les moins perspicaces?»

Paganel se taisait toujours.

«Enfin, dit Glenarvan, le mot indien ne vient-il pas encore nous donner raison?

—Parfaitement, répondit Mac Nabbs.

—Et, dès lors, n’est-il pas évident que les naufragés, au moment où ils écrivaient ces lignes, s’attendaient à devenir prisonniers des indiens?

—Je vous arrête là, mon cher lord, répondit enfin Paganel, et si vos autres conclusions sont justes, la dernière, du moins, ne me paraît pas rationnelle.

—Que voulez-vous dire? demanda lady Helena, tandis que tous les regards se fixaient sur le géographe.

—Je veux dire, répondit Paganel, en accentuant ses paroles, que le capitaine Grant est maintenant prisonnier des indiens, et j’ajouterai que le document ne laisse aucun doute sur cette situation.

—Expliquez-vous, monsieur, dit Miss Grant.

—Rien de plus facile, ma chère Mary; au lieu de lire sur le document seront prisonniers, lisons sont prisonniers, et tout devient clair.

—Mais cela est impossible! répondit Glenarvan.

—Impossible! Et pourquoi, mon noble ami? demanda Paganel en souriant.

—Parce que la bouteille n’a pu être lancée qu’au moment où le navire se brisait sur les rochers. De là cette conséquence, que les degrés de longitude et de latitude s’appliquent au lieu même du naufrage.

—Rien ne le prouve, répliqua vivement Paganel, et je ne vois pas pourquoi les naufragés, après avoir été entraînés par les indiens dans l’intérieur du continent, n’auraient pas cherché à faire connaître, au moyen de cette bouteille, le lieu de leur captivité.

—Tout simplement, mon cher Paganel, parce que, pour lancer une bouteille à la mer, il faut au moins que la mer soit là.

—Ou, à défaut de la mer, repartit Paganel, les fleuves qui s’y jettent!»

Un silence d’étonnement accueillit cette réponse inattendue, et admissible cependant. À l’éclair qui brilla dans les yeux de ses auditeurs, Paganel comprit que chacun d’eux se rattachait à une nouvelle espérance. Lady Helena fut la première à reprendre la parole.

«Quelle idée! s’écria-t-elle.

—Et quelle bonne idée, ajouta naïvement le géographe.

—Alors, votre avis?… Demanda Glenarvan.

—Mon avis est de chercher le trente-septième parallèle à l’endroit où il rencontre la côte américaine et de le suivre sans s’écarter d’un demi-degré jusqu’au point où il se plonge dans l’Atlantique. Peut-être trouverons-nous sur son parcours les naufragés du Britannia.

—Faible chance! répondit le major.

—Si faible qu’elle soit, reprit Paganel, nous ne devons pas la négliger. Que j’aie raison, par hasard, que cette bouteille soit arrivée à la mer en suivant le courant d’un fleuve de ce continent, nous ne pouvons manquer, dès lors, de tomber sur les traces des prisonniers. Voyez, mes amis, voyez la carte de ce pays, et je vais vous convaincre jusqu’à l’évidence!»

Ce disant, Paganel étala sur la table une carte du Chili et des provinces argentines.

«Regardez, dit-il, et suivez-moi dans cette promenade à travers le continent américain. Enjambons l’étroite bande chilienne. Franchissons la Cordillère des Andes. Descendons au milieu des pampas. Les fleuves, les rivières, les cours d’eau manquent-ils à ces régions? Non. Voici le Rio Negro, voici le Rio Colorado, voici leurs affluents coupés par le trente-septième degré de latitude, et qui tous ont pu servir au transport du document. Là, peut-être, au sein d’une tribu, aux mains d’indiens sédentaires, au bord de ces rivières peu connues, dans les gorges des sierras, ceux que j’ai le droit de nommer nos amis attendent une intervention providentielle! Devons-nous donc tromper leur espérance? N’est-ce pas votre avis à tous de suivre à travers ces contrées la ligne rigoureuse que mon doigt trace en ce moment sur la carte, et si, contre toute prévision, je me trompe encore, n’est-ce pas notre devoir de remonter jusqu’au bout le trente-septième parallèle, et, s’il le faut, pour retrouver les naufragés, de faire avec lui le tour du monde?»

Ces paroles prononcées avec une généreuse animation, produisirent une émotion profonde parmi les auditeurs de Paganel. Tous se levèrent et vinrent lui serrer la main.

«Oui! Mon père est là! s’écriait Robert Grant, en dévorant la carte des yeux.

—Et où il est, répondit Glenarvan, nous saurons le retrouver, mon enfant! Rien de plus logique que l’interprétation de notre ami Paganel, et il faut, sans hésiter, suivre la voie qu’il nous trace. Ou le capitaine est entre les mains d’indiens nombreux, ou il est prisonnier d’une faible tribu. Dans ce dernier cas, nous le délivrerons. Dans l’autre, après avoir reconnu sa situation, nous rejoignons le Duncan sur la côte orientale, nous gagnons Buenos-Ayres, et là, un détachement organisé par le major Mac Nabbs aura raison de tous les indiens des provinces argentines.

—Bien! Bien! Votre honneur! répondit John Mangles, et j’ajouterai que cette traversée du continent américain se fera sans périls.

—Sans périls et sans fatigues, reprit Paganel. Combien l’ont accomplie déjà qui n’avaient guère nos moyens d’exécution, et dont le courage n’était pas soutenu par la grandeur de l’entreprise! Est-ce qu’en 1872 un certain Basilio Villarmo n’est pas allé de Carmen aux cordillères? Est-ce qu’en 1806 un chilien, alcade de la province de Concepcion, don Luiz de la Cruz, parti d’Antuco, n’a pas précisément suivi ce trente-septième degré, et, franchissant les Andes, n’est-il pas arrivé à Buenos-Ayres, après un trajet accompli en quarante jours? Enfin le colonel Garcia, M Alcide d’Orbigny, et mon honorable collègue, le docteur Martin de Moussy, n’ont-ils pas parcouru ce pays en tous les sens, et fait pour la science ce que nous allons faire pour l’humanité?

—Monsieur! Monsieur, dit Mary Grant d’une voix brisée par l’émotion, comment reconnaître un dévouement qui vous expose à tant de dangers?

—Des dangers! s’écria Paganel. Qui a prononcé le mot danger?

—Ce n’est pas moi! répondit Robert Grant, l’œil brillant, le regard décidé.

—Des dangers! reprit Paganel, est-ce que cela existe? D’ailleurs, de quoi s’agit-il? D’un voyage de trois cent cinquante lieues à peine, puisque nous irons en ligne droite, d’un voyage qui s’accomplira sous une latitude équivalente à celle de l’Espagne, de la Sicile, de la Grèce dans l’autre hémisphère, et par conséquent sous un climat à peu près identique, d’un voyage enfin dont la durée sera d’un mois au plus! C’est une promenade!

—Monsieur Paganel, demanda alors lady Helena, vous pensez donc que si les naufragés sont tombés au pouvoir des indiens, leur existence a été respectée?

—Si je le pense, madame! Mais les indiens ne sont pas des anthropophages! Loin de là. Un de mes compatriotes, que j’ai connu à la société de géographie, M Guinnard, est resté pendant trois ans prisonnier des indiens des pampas. Il a souffert, il a été fort maltraité, mais enfin il est sorti victorieux de cette épreuve. Un européen est un être utile dans ces contrées; les indiens en connaissent la valeur, et ils le soignent comme un animal de prix.

—Eh bien, il n’y a plus à hésiter, dit Glenarvan, il faut partir, et partir sans retard. Quelle route devons-nous suivre?

—Une route facile et agréable, répondit Paganel. Un peu de montagnes en commençant, puis une pente douce sur le versant oriental des Andes, et enfin une plaine unie, gazonnée, sablée, un vrai jardin.

—Voyons la carte, dit le major.

—La voici, mon cher Mac Nabbs. Nous irons prendre l’extrémité du trente-septième parallèle sur la côte chilienne, entre la pointe Rumena et la baie de Carnero. Après avoir traversé la capitale de l’Araucanie, nous couperons la cordillère par la passe d’Antuco, en laissant le volcan au sud; puis, glissant sur les déclivités allongées des montagnes, franchissant le Neuquem, le Rio Colorado, nous atteindrons les pampas, le Salinas, la rivière Guamini, la sierra Tapalquen. Là se présentent les frontières de la province de Buenos-Ayres. Nous les passerons, nous gravirons la sierra Tandil, et nous prolongerons nos recherches jusqu’à la pointe Medano sur les rivages de l’Atlantique.»

En parlant ainsi, en développant le programme de l’expédition, Paganel ne prenait même pas la peine de regarder la carte déployée sous ses yeux; il n’en avait que faire. Nourrie des travaux de Frézier, de Molina, de Humboldt, de Miers, de D’Orbigny, sa mémoire ne pouvait être ni trompée, ni surprise. Après avoir terminé cette nomenclature géographique, il ajouta:

«Donc, mes chers amis, la route est droite. En trente jours nous l’aurons franchie, et nous serons arrivés avant le Duncan sur la côte orientale, pour peu que les vents d’aval retardent sa marche.

—Ainsi le Duncan, dit John Mangles, devra croiser entre le cap
Corrientes et le cap Saint-Antoine?

—Précisément.

—Et comment composeriez-vous le personnel d’une pareille expédition? demanda Glenarvan.

—Le plus simplement possible. Il s’agit seulement de reconnaître la situation du capitaine Grant, et non de faire le coup de fusil avec les indiens. Je crois que lord Glenarvan, notre chef naturel; le major, qui ne voudra céder sa place à personne; votre serviteur, Jacques Paganel…

—Et moi! s’écria le jeune Grant.

—Robert! Robert! dit Mary.

—Et pourquoi pas? répondit Paganel. Les voyages forment la jeunesse. Donc, nous quatre, et trois marins du Duncan

—Comment, dit John Mangles en s’adressant à son maître, votre honneur ne réclame pas pour moi?

—Mon cher John, répondit Glenarvan, nous laissons nos passagères à bord, c’est-à-dire ce que nous avons de plus cher au monde! Qui veillerait sur elles, si ce n’est le dévoué capitaine du Duncan?

—Nous ne pouvons donc pas vous accompagner? dit lady Helena, dont les yeux se voilèrent d’un nuage de tristesse.

—Ma chère Helena, répondit Glenarvan, notre voyage doit s’accomplir dans des conditions exceptionnelles de célérité; notre séparation sera courte, et…

—Oui, mon ami, je vous comprends, répondit lady Helena; allez donc, et réussissez dans votre entreprise!

—D’ailleurs, ce n’est pas un voyage, dit Paganel.

—Et qu’est-ce donc? demanda lady Helena.

—Un passage, rien de plus. Nous passerons, voilà tout, comme l’honnête homme sur terre, en faisant le plus de bien possible. Transire benefaciendo, c’est là notre devise.»

Sur cette parole de Paganel se termina la discussion, si l’on peut donner ce nom à une conversation dans laquelle tout le monde fut du même avis. Les préparatifs commencèrent le jour même. On résolut de tenir l’expédition secrète, pour ne pas donner l’éveil aux indiens.

Le départ fut fixé au 14 octobre. Quand il s’agit de choisir les matelots destinés à débarquer, tous offrirent leurs services, et Glenarvan n’eut que l’embarras du choix. Il préféra donc s’en remettre au sort, pour ne pas désobliger de si braves gens.

C’est ce qui eut lieu, et le second, Tom Austin, Wilson, un vigoureux gaillard, et Mulrady, qui eût défié à la boxe Tom Sayers lui-même, n’eurent point à se plaindre de la chance.

Glenarvan avait déployé une extrême activité dans ses préparatifs. Il voulait être prêt au jour indiqué, et il le fut. Concurremment, John Mangles s’approvisionnait de charbon, de manière à pouvoir reprendre immédiatement la mer. Il tenait à devancer les voyageurs sur la côte argentine. De là, une véritable rivalité entre Glenarvan et le jeune capitaine, qui tourna au profit de tous.

En effet, le 14 octobre, à l’heure dite, chacun était prêt. Au moment du départ, les passagers du yacht se réunirent dans le carré. Le Duncan était en mesure d’appareiller, et les branches de son hélice troublaient déjà les eaux limpides de Talcahuano.

Glenarvan, Paganel, Mac Nabbs, Robert Grant, Tom Austin, Wilson, Mulrady, armés de carabines et de revolvers Colt, se préparèrent à quitter le bord. Guides et mulets les attendaient à l’extrémité de l’estacade.

«Il est temps, dit enfin lord Edward.

—Allez donc, mon ami!» répondit lady Helena en contenant son émotion.

Lord Glenarvan la pressa sur son cœur, tandis que Robert se jetait au cou de Mary Grant.

«Et maintenant, chers compagnons, dit Jacques Paganel, une dernière poignée de main qui nous dure jusqu’aux rivages de l’Atlantique!»

C’était beaucoup demander. Cependant il y eut là des étreintes capables de réaliser les vœux du digne savant.

On remonta sur le pont, et les sept voyageurs quittèrent le Duncan. Bientôt ils atteignirent le quai, dont le yacht en évoluant se rapprocha à moins d’une demi-encablure.

Lady Helena, du haut de la dunette, s’écria une dernière fois:

«Mes amis, Dieu vous aide!

—Et il nous aidera, madame, répondit Jacques Paganel, car je vous prie de le croire, nous nous aiderons nous-mêmes!

—En avant! cria John Mangles à son mécanicien.

—En route!» répondit lord Glenarvan.

Et à l’instant même où les voyageurs, rendant la bride à leurs montures, suivaient le chemin du rivage, le Duncan, sous l’action de son hélice, reprenait à toute vapeur la route de l’océan.

Chapitre XI Traversée du Chili

La troupe indigène organisée par Glenarvan se composait de trois hommes et d’un enfant. Le muletier-chef était un anglais naturalisé dans ce pays depuis vingt ans. Il faisait le métier de louer des mulets aux voyageurs et de les guider à travers les différents passages des cordillères.

Puis, il les remettait entre les mains d’un «baqueano», guide argentin, auquel le chemin des pampas était familier. Cet anglais n’avait pas tellement oublié sa langue maternelle dans la compagnie des mulets et des indiens qu’il ne pût s’entretenir avec les voyageurs. De là, une facilité pour la manifestation de ses volontés et l’exécution de ses ordres, dont Glenarvan s’empressa de profiter, puisque Jacques Paganel ne parvenait pas encore à se faire comprendre.

Ce muletier-chef, ce «catapaz», suivant la dénomination chilienne, était secondé par deux péons indigènes et un enfant de douze ans. Les péons surveillaient les mulets chargés du bagage de la troupe, et l’enfant conduisait la «madrina», petite jument qui, portant grelots et sonnette, marchait en avant et entraînait dix mules à sa suite. Les voyageurs en montaient sept, le catapaz une; les deux autres transportaient les vivres et quelques rouleaux d’étoffes destinés à assurer le bon vouloir des caciques de la plaine. Les péons allaient à pied, suivant leur habitude. Cette traversée de l’Amérique méridionale devait donc s’exécuter dans les conditions les meilleures, au point de vue de la sûreté et de la célérité.

Ce n’est pas un voyage ordinaire que ce passage à travers la chaîne des Andes. On ne peut l’entreprendre sans employer ces robustes mulets dont les plus estimés sont de provenance argentine. Ces excellentes bêtes ont acquis dans le pays un développement supérieur à celui de la race primitive. Elles sont peu difficiles sur la question de nourriture. Elles ne boivent qu’une seule fois par jour, font aisément dix lieues en huit heures, et portent sans se plaindre une charge de quatorze arrobes.

Il n’y a pas d’auberges sur cette route d’un océan à l’autre. On mange de la viande séchée, du riz assaisonné de piment, et le gibier qui consent à se laisser tuer en route. On boit l’eau des torrents dans la montagne, l’eau des ruisseaux dans la plaine, relevée de quelques gouttes de rhum, dont chacun a sa provision contenue dans une corne de bœuf appelée «chiffle». Il faut avoir soin, d’ailleurs, de ne pas abuser des boissons alcooliques, peu favorables dans une région où le système nerveux de l’homme est particulièrement exalté. Quant à la literie, elle est contenue tout entière dans la selle indigène nommée «recado». Cette selle est faite de «pelions», peaux de moutons tannées d’un côté et garnies de laine de l’autre, que maintiennent de larges sangles luxueusement brodées. Un voyageur roulé dans ces chaudes couvertures brave impunément les nuits humides et dort du meilleur sommeil.

Glenarvan en homme qui sait voyager et se conformer aux usages des divers pays, avait adopté le costume chilien pour lui et les siens. Paganel et Robert, deux enfants, —un grand et un petit, — ne se sentirent pas de joie, quand ils introduisirent leur tête à travers le puncho national, vaste tartan percé d’un trou à son centre, et leurs jambes dans des bottes de cuir faites de la patte de derrière d’un jeune cheval. Il fallait voir leur mule richement harnachée, ayant à la bouche le mors arable, la longue bride en cuir tressé servant de fouet, la têtière enjolivée d’ornements de métal, et les «alforjas», doubles sacs en toile de couleur éclatante qui contenaient les vivres du jour.

Paganel, toujours distrait, faillit recevoir trois ou quatre ruades de son excellente monture au moment de l’enfourcher. Une fois en selle, son inséparable longue-vue en bandoulière, les pieds cramponnés aux étriers, il se confia à la sagacité de sa bête et n’eut pas lieu de s’en repentir.

Quant au jeune Robert, il montra dès ses débuts de remarquables dispositions à devenir un excellent cavalier.

On partit. Le temps était superbe, le ciel d’une limpidité parfaite, et l’atmosphère suffisamment rafraîchie par les brises de la mer, malgré les ardeurs du soleil. La petite troupe suivit d’un pas rapide les sinueux rivages de la baie de Talcahuano, afin de gagner à trente milles au sud l’extrémité du parallèle. On marcha rapidement pendant cette première journée à travers les roseaux d’anciens marais desséchés, mais on parla peu. Les adieux du départ avaient laissé une vive impression dans l’esprit des voyageurs. Ils pouvaient voir encore la fumée du Duncan qui se perdait à l’horizon.

Tous se taisaient, à l’exception de Paganel; ce studieux géographe se posait à lui-même des questions en espagnol, et se répondait dans cette langue nouvelle.

Le catapaz, au surplus, était un homme assez taciturne, et que sa profession n’avait pas dû rendre bavard. Il parlait à peine à ses péons.

Ceux-ci, en gens du métier, entendaient fort bien leur service. Si quelque mule s’arrêtait, ils la stimulaient d’un cri guttural, si le cri ne suffisait pas, un bon caillou, lancé d’une main sûre, avait raison de son entêtement. Qu’une sangle vînt à se détacher, une bride à manquer, le péon, se débarrassant de son puncho, enveloppait la tête de la mule, qui, l’accident réparé, reprenait aussitôt sa marche.

L’habitude des muletiers est de partir à huit heures, après le déjeuner du matin, et d’aller ainsi jusqu’au moment de la couchée, à quatre heures du soir.

Glenarvan s’en tint à cet usage. Or, précisément, quand le signal de halte fut donné par le catapaz, les voyageurs arrivaient à la ville d’Arauco, située à l’extrémité sud de la baie, sans avoir abandonné la lisière écumeuse de l’océan. Il eût alors fallu marcher pendant une vingtaine de milles dans l’ouest jusqu’à la baie Carnero pour y trouver l’extrémité du trente-septième degré. Mais les agents de Glenarvan avaient déjà parcouru cette partie du littoral sans rencontrer aucun vestige du naufrage. Une nouvelle exploration devenait donc inutile, et il fut décidé que la ville d’Arauco serait prise pour point de départ. De là, la route devait être tenue vers l’est, suivant une ligne rigoureusement droite.

La petite troupe entra dans la ville pour y passer la nuit, et campa en pleine cour d’une auberge dont le confortable était encore à l’état rudimentaire.

Arauco est la capitale de l’Araucanie, un état long de cent cinquante lieues, large de trente, habité par les molouches, ces fils aînés de la race chilienne chantés par le poète Ercilla. Race fière et forte, la seule des deux Amériques qui n’ait jamais subi une domination étrangère. Si Arauco a jadis appartenu aux espagnols, les populations, du moins, ne se soumirent pas; elles résistèrent alors comme elles résistent aujourd’hui aux envahissantes entreprises du Chili, et leur drapeau indépendant, —une étoile blanche sur champ d’azur, —flotte encore au sommet de la colline fortifiée qui protège la ville.

Tandis que l’on préparait le souper, Glenarvan, Paganel et le catapaz se promenèrent entre les maisons coiffées de chaumes. Sauf une église et les restes d’un couvent de franciscains, Arauco n’offrait rien de curieux. Glenarvan tenta de recueillir quelques renseignements qui n’aboutirent pas. Paganel était désespéré de ne pouvoir se faire comprendre des habitants; mais, puisque ceux-ci parlaient l’araucanien, —une langue mère dont l’usage est général jusqu’au détroit de Magellan, —l’espagnol de Paganel lui servait autant que de l’hébreu. Il occupa donc ses yeux à défaut de ses oreilles, et, somme toute, il éprouva une vraie joie de savant à observer les divers types de la race molouche qui posaient devant lui. Les hommes avaient une taille élevée, le visage plat, le teint cuivré, le menton épilé, l’œil méfiant, la tête large et perdue dans une longue chevelure noire. Ils paraissaient voués à cette fainéantise spéciale des gens de guerre qui ne savent que faire en temps de paix. Leurs femmes, misérables et courageuses, s’employaient aux travaux pénibles du ménage, pansaient les chevaux, nettoyaient les armes, labouraient, chassaient pour leurs maîtres, et trouvaient encore le temps de fabriquer ces punchos bleu-turquoise qui demandent deux années de travail, et dont le moindre prix atteint cent dollars.

En résumé, ces molouches forment un peuple peu intéressant et de mœurs assez sauvages. Ils ont à peu près tous les vices humains, contre une seule vertu, l’amour de l’indépendance.

«De vrais spartiates», répétait Paganel, quand, sa promenade terminée, il vint prendre place au repas du soir.

Le digne savant exagérait, et on le comprit encore moins quand il ajouta que son cœur de français battait fort pendant sa visite à la ville d’Arauco.

Lorsque le major lui demanda la raison de ce «battement» inattendu, il répondit que son émotion était bien naturelle, puisqu’un de ses compatriotes occupait naguère le trône d’Araucanie. Le major le pria de vouloir bien faire connaître le nom de ce souverain. Jacques Paganel nomma fièrement le brave M De Tonneins, un excellent homme, ancien avoué de Périgueux, un peu trop barbu, et qui avait subi ce que les rois détrônés appellent volontiers «l’ingratitude de leurs sujets». Le major ayant légèrement souri à l’idée d’un ancien avoué chassé du trône, Paganel répondit fort sérieusement qu’il était peut-être plus facile à un avoué de faire un bon roi, qu’à un roi de faire un bon avoué. Et sur cette remarque, chacun de rire et de boire quelques gouttes de «chicha» à la santé d’Orellie-Antoine 1er, ex-roi d’Araucanie. Quelques minutes plus tard, les voyageurs, roulés dans leur puncho, dormaient d’un profond sommeil. Le lendemain, à huit heures, la madrina en tête, les péons en queue, la petite troupe reprit à l’est la route du trente-septième parallèle. Elle traversait alors le fertile territoire de l’Araucanie, riche en vignes et en troupeaux. Mais, peu à peu, la solitude se fit.

À peine, de mille en mille, une hutte de «ras-treadores», indiens dompteurs de chevaux, célèbres dans toute l’Amérique. Parfois, un relais de poste abandonné, qui servait d’abri à l’indigène errant des plaines. Deux rivières pendant cette journée barrèrent la route aux voyageurs, le Rio De Raque et le Rio De Tubal. Mais le catapaz découvrit un gué qui permit de passer outre. La chaîne des Andes se déroulait à l’horizon, enflant ses croupes et multipliant ses pics vers le nord. Ce n’étaient encore là que les basses vertèbres de l’énorme épine dorsale sur laquelle s’appuie la charpente du nouveau-monde.

À quatre heures du soir, après un trajet de trente-cinq milles, on s’arrêta en pleine campagne sous un bouquet de myrtes géants. Les mules furent débridées, et allèrent paître en liberté l’herbe épaisse de la prairie. Les alforjas fournirent la viande et le riz accoutumés. Les pelions étendus sur le sol servirent de couverture, d’oreillers, et chacun trouva sur ces lits improvisés un repos réparateur, tandis que les péons et le catapaz veillaient à tour de rôle.

Puisque le temps devenait si favorable, puisque tous les voyageurs, sans en excepter Robert, se maintenaient en bonne santé, puisqu’enfin ce voyage débutait sous de si heureux auspices, il fallait en profiter et pousser en avant comme un joueur «pousse dans la veine». C’était l’avis de tous. La journée suivante, on marcha vivement, on franchit sans accident le rapide de Bell et le soir, en campant sur les bords du Rio Biobio, qui sépare le Chili espagnol du Chili indépendant, Glenarvan put encore inscrire trente-cinq milles de plus à l’actif de l’expédition. Le pays n’avait pas changé. Il était toujours fertile et riche en amaryllis, violettes arborescentes, fluschies, daturas et cactus à fleurs d’or. Quelques animaux se tenaient tapis dans les fourrés. Mais d’indigènes, on voyait peu. À peine quelques «guassos», enfants dégénérés des indiens et des espagnols galopant sur des chevaux ensanglantés par l’éperon gigantesque qui chaussait leur pied nu et passant comme des ombres. On ne trouvait à qui parler sur la route et les renseignements manquaient absolument, Glenarvan en prenait son parti. Il se disait que le capitaine Grant, prisonnier des Indiens, devait avoir été entraîné par eux au delà de la chaîne des Andes. Les recherches ne pouvaient être fructueuses que dans les pampas, non en deçà. Il fallait donc patienter, aller en avant, vite et toujours.

Le 17, on repartit à l’heure habituelle et dans l’ordre accoutumé. Un ordre que Robert ne gardait pas sans peine, car son ardeur l’entraînait à devancer la madrina, au grand désespoir de sa mule.

Il ne fallait rien de moins qu’un rappel sévère de Glenarvan pour maintenir le jeune garçon à son poste de marche.

Le pays devint alors plus accidenté; quelques ressauts de terrains indiquaient de prochaines montagnes; les rios se multipliaient, en obéissant bruyamment aux caprices des pentes. Paganel consultait souvent ses cartes; quand l’un de ces ruisseaux n’y figurait pas, ce qui arrivait fréquemment, son sang de géographe bouillonnait dans ses veines, et il se fâchait de la plus charmante façon du monde.

«Un ruisseau qui n’a pas de nom, disait-il, c’est comme s’il n’avait pas d’état civil! Il n’existe pas aux yeux de la loi géographique.»

Aussi ne se gênait-il pas pour baptiser ces rios innommés; il les notait sur sa carte et les affublait des qualificatifs les plus retentissants de la langue espagnole.

«Quelle langue! répétait-il, quelle langue pleine et sonore! C’est une langue de métal, et je suis sûr qu’elle est composée de soixante-dix-huit parties de cuivre et de vingt-deux d’étain, comme le bronze des cloches!

—Mais au moins, faites-vous des progrès? lui répondit Glenarvan.

—Certes! Mon cher lord! Ah! S’il n’y avait pas l’accent! Mais il y a l’accent!»

Et en attendant mieux, Paganel, chemin faisant, travaillait à rompre son gosier aux difficultés de la prononciation, sans oublier ses observations géographiques. Là, par exemple, il était étonnamment fort et n’eût pas trouvé son maître. Lorsque Glenarvan interrogeait le catapaz sur une particularité du pays, son savant compagnon devançait toujours la réponse du guide. Le catapaz le regardait d’un air ébahi.

Ce jour-là même, vers dix heures, une route se présenta, qui coupait la ligne suivie jusqu’alors.

Glenarvan en demanda naturellement le nom, et naturellement aussi, ce fut Jacques Paganel qui répondit:

«C’est la route de Yumbel à Los Angeles.»

Glenarvan regarda le catapaz.

«Parfaitement», répondit celui-ci.

Puis, s’adressant au géographe:

«Vous avez donc traversé ce pays? dit-il.

—Parbleu! répondit sérieusement Paganel.

—Sur un mulet?

—Non, dans un fauteuil.»

Le catapaz ne comprit pas, car il haussa les épaules et revint en tête de la troupe. À cinq heures du soir, il s’arrêtait dans une gorge peu profonde, à quelques milles au-dessus de la petite ville de Loja; et cette nuit-là, les voyageurs campèrent au pied des sierras, premiers échelons de la grande cordillère.

Chapitre XII À douze mille pieds dans les airs

La traversée du Chili n’avait présenté jusqu’ici aucun incident grave. Mais alors ces obstacles et ces dangers que comporte un passage dans les montagnes s’offraient à la fois. La lutte avec les difficultés naturelles allait véritablement commencer.

Une question importante dut être résolue avant le départ. Par quel passage pouvait-on franchir la chaîne des Andes, sans s’écarter de la route déterminée? Le catapaz fut interrogé à ce sujet:

«Je ne connais, répondit-il, que deux passages praticables dans cette partie des cordillères.

—Le passage d’Arica, sans doute, dit Paganel, qui a été découvert par Valdivia Mendoza?

—Précisément.

—Et celui de Villarica, situé au sud du Nevado de ce nom?

—Juste.

—Eh bien, mon ami, ces deux passages n’ont qu’un tort, c’est de nous entraîner au nord ou au sud plus qu’il ne convient.

—Avez-vous un autre paso à nous proposer? demanda le major.

—Parfaitement, répondit Paganel, le paso d’Antuco, situé sur le penchant volcanique, par trente-sept degrés trente minutes, c’est-à-dire à un demi-degré près de notre route. Il se trouve à mille toises de hauteur seulement et a été reconnu par Zamudio De Cruz.

—Bon, fit Glenarvan, mais ce paso d’Antuco, le connaissez-vous, catapaz?

—Oui, mylord, je l’ai traversé, et si je ne le proposais pas, c’est que c’est tout au plus une voie de bétail qui sert aux indiens pasteurs des versants orientaux.

—Eh bien, mon ami, répondit Glenarvan, là où passent les troupeaux de juments, de moutons et de bœufs, des pehuenches, nous saurons passer aussi.

Et puisqu’il nous maintient dans la ligne droite, va pour le paso d’Antuco.»

Le signal du départ fut aussitôt donné, et l’on s’enfonça dans la vallée de las Lejas, entre de grandes masses de calcaire cristallisé. On montait suivant une pente presque insensible. Vers onze heures, il fallut contourner les bords d’un petit lac, réservoir naturel et rendez-vous pittoresque de tous les rios du voisinage; ils y arrivaient en murmurant et s’y confondaient dans une limpide tranquillité. Au-dessus du lac s’étendaient de vastes «llanos», hautes plaines couvertes de graminées, où paissaient des troupeaux indiens.

Puis, un marais se rencontra qui courait sud et nord, et dont on se tira, grâce à l’instinct des mules. À une heure, le fort Ballenare apparut sur un roc à pic qu’il couronnait de ses courtines démantelées. On passa outre. Les pentes devenaient déjà raides, pierreuses, et les cailloux, détachés par le sabot des mules, roulaient sous leurs pas en formant de bruyantes cascades de pierres. Vers trois heures, nouvelles ruines pittoresques d’un fort détruit dans le soulèvement de 1770.

«Décidément, dit Paganel, les montagnes ne suffisent pas à séparer les hommes, il faut encore les fortifier!»

À partir de ce point, la route devint difficile, périlleuse même; l’angle des pentes s’ouvrit davantage, les corniches se rétrécirent de plus en plus, les précipices se creusèrent effroyablement.

Les mules avançaient prudemment, le nez à terre, flairant le chemin. On marchait en file. Parfois, à un coude brusque, la madrina disparaissait, et la petite caravane se guidait alors au bruit lointain de sa sonnette. Souvent aussi, les capricieuses sinuosités du sentier ramenaient la colonne sur deux lignes parallèles, et le catapaz pouvait parler aux péons, tandis qu’une crevasse, large de deux toises à peine, mais profonde de deux cents, creusait entre eux un infranchissable abîme.

La végétation herbacée luttait encore cependant contre les envahissements de la pierre, mais on sentait déjà le règne minéral aux prises avec le règne végétal. Les approches du volcan d’Antuco se reconnaissaient à quelques traînées de lave d’une couleur ferrugineuse et hérissées de cristaux jaunes en forme d’aiguilles. Les rocs, entassés les uns sur les autres, et prêts à choir, se tenaient contre toutes les lois de l’équilibre. Évidemment, les cataclysmes devaient facilement modifier leur aspect, et, à considérer ces pics sans aplomb, ces dômes gauches, ces mamelons mal assis, il était facile de voir que l’heure du tassement définitif n’avait pas encore sonné pour cette montagneuse région.

Dans ces conditions, la route devait être difficile à reconnaître. L’agitation presque incessante de la charpente andine en change souvent le tracé, et les points de repère ne sont plus à leur place. Aussi le catapaz hésitait-il; il s’arrêtait; il regardait autour de lui; il interrogeait la forme des rochers; il cherchait sur la pierre friable des traces d’indiens. Toute orientation devenait impossible.

Glenarvan suivait son guide pas à pas; il comprenait, il sentait son embarras croissant avec les difficultés du chemin; il n’osait l’interroger et pensait, non sans raison peut-être, qu’il en est des muletiers comme de l’instinct des mulets et qu’il vaut mieux s’en rapporter à lui.

Pendant une heure encore, le catapaz erra pour ainsi dire à l’aventure, mais toujours en gagnant des zones plus élevées de la montagne. Enfin il fut forcé de s’arrêter court. On se trouvait au fond d’une vallée de peu de largeur, une de ces gorges étroites que les indiens appellent «quebradas». Un mur de porphyre, taillé à pic, en fermait l’issue. Le catapaz, après avoir cherché vainement un passage, mit pied à terre, se croisa les bras, et attendit. Glenarvan vint à lui.

«Vous vous êtes égaré? demanda-t-il.

—Non, mylord, répondit le catapaz.

—Cependant, nous ne sommes pas dans le passage d’Antuco?

—Nous y sommes.

—Vous ne vous trompez pas?

—Je ne me trompe pas. Voici les restes d’un feu qui a servi aux indiens, et voilà les traces laissées par les troupeaux de juments et de moutons.

—Eh bien, on a passé par cette route!

—Oui, mais on n’y passera plus. Le dernier tremblement de terre l’a rendue impraticable…

—Aux mulets, répondit le major, mais non aux hommes.

—Ah! Ceci vous regarde, répondit le catapaz, j’ai fait ce que j’ai pu. Mes mules et moi, nous sommes prêts à retourner en arrière, s’il vous plaît de revenir sur vos pas et de chercher les autres passages de la cordillère.

—Et ce sera un retard?…

—De trois jours, au moins.»

Glenarvan écoutait en silence les paroles du catapaz. Celui-ci était évidemment dans les conditions de son marché. Ses mules ne pouvaient aller plus loin. Cependant, quand la proposition fut faite de rebrousser chemin, Glenarvan se retourna vers ses compagnons, et leur dit:

«Voulez-vous passer quand même?

—Nous voulons vous suivre, répondit Tom Austin.

—Et même vous précéder, ajouta Paganel. De quoi s’agit-il, après tout? De franchir une chaîne de montagnes, dont les versants opposés offrent une descente incomparablement plus facile! Cela fait, nous trouverons les baqueanos argentins qui nous guideront à travers les pampas, et des chevaux rapides habitués à galoper dans les plaines. En avant donc, et sans hésiter.

—En avant! s’écrièrent les compagnons de Glenarvan.

—Vous ne nous accompagnez pas? demanda celui-ci au catapaz.

—Je suis conducteur de mules, répondit le muletier.

—À votre aise.

—On se passera de lui, dit Paganel; de l’autre côté de cette muraille, nous retrouverons les sentiers d’Antuco, et je me fais fort de vous conduire au bas de la montagne aussi directement que le meilleur guide des cordillères.»

Glenarvan régla donc avec le catapaz, et le congédia, lui, ses péons et ses mules. Les armes, les instruments et quelques vivres furent répartis entre les sept voyageurs. D’un commun accord, on décida que l’ascension serait immédiatement reprise, et que, s’il le fallait, on voyagerait une partie de la nuit. Sur le talus de gauche serpentait un sentier abrupt que des mules n’auraient pu franchir.

Les difficultés furent grandes, mais, après deux heures de fatigues et de détours, Glenarvan et ses compagnons se retrouvèrent sur le passage d’Antuco.

Ils étaient alors dans la partie andine proprement dite, qui n’est pas éloignée de l’arête supérieure des cordillères; mais de sentier frayé, de paso déterminé, il n’y avait plus apparence. Toute cette région venait d’être bouleversée dans les derniers tremblements de terre, et il fallut s’élever de plus en plus sur les croupes de la chaîne. Paganel fut assez décontenancé de ne pas trouver la route libre, et il s’attendit à de rudes fatigues pour gagner le sommet des Andes, car leur hauteur moyenne est comprise entre onze mille et douze mille six cents pieds. Fort heureusement, le temps était calme, le ciel pur, la saison favorable; mais en hiver, de mai à octobre, une pareille ascension eût été impraticable; les froids intenses tuent rapidement les voyageurs, et ceux qu’ils épargnent n’échappent pas, du moins, aux violences des «temporales», sortes d’ouragans particuliers à ces régions, et qui, chaque année, peuplent de cadavres les gouffres de la cordillère.

On monta pendant toute la nuit; on se hissait à force de poignets sur des plateaux presque inaccessibles; on sautait des crevasses larges et profondes; les bras ajoutés aux bras remplaçaient les cordes, et les épaules servaient d’échelons; ces hommes intrépides ressemblaient à une troupe de clowns livrés à toute la folie des jeux icariens. Ce fut alors que la vigueur de Mulrady et l’adresse de Wilson eurent mille occasions de s’exercer. Ces deux braves écossais se multiplièrent; maintes fois, sans leur dévouement et leur courage, la petite troupe n’aurait pu passer.

Glenarvan ne perdait pas de vue le jeune Robert, que son âge et sa vivacité portaient aux imprudences. Paganel, lui, s’avançait avec une furie toute française. Quant au major, il ne se remuait qu’autant qu’il le fallait, pas plus, pas moins, et il s’élevait par un mouvement insensible.

S’apercevait-il qu’il montait depuis plusieurs heures? Cela n’est pas certain. Peut-être s’imaginait-il descendre.

À cinq heures du matin, les voyageurs avaient atteint une hauteur de sept mille cinq cents pieds, déterminée par une observation barométrique. Ils se trouvaient alors sur les plateaux secondaires, dernière limite de la région arborescente. Là bondissaient quelques animaux qui eussent fait la joie ou la fortune d’un chasseur; ces bêtes agiles le savaient bien, car elles fuyaient, et de loin, l’approche des hommes. C’était le lama, animal précieux des montagnes, qui remplace le mouton, le bœuf et le cheval, et vit là où ne vivrait pas le mulet. C’était le chinchilla, petit rongeur doux et craintif, riche en fourrure, qui tient le milieu entre le lièvre et la gerboise, et auquel ses pattes de derrière donnent l’apparence d’un kangourou. Rien de charmant à voir comme ce léger animal courant sur la cime des arbres à la façon d’un écureuil.

«Ce n’est pas encore un oiseau, disait Paganel, mais ce n’est déjà plus un quadrupède.»

Cependant, ces animaux n’étaient pas les derniers habitants de la montagne. À neuf mille pieds, sur la limite des neiges perpétuelles, vivaient encore, et par troupes, des ruminants d’une incomparable beauté, l’alpaga au pelage long et soyeux, puis cette sorte de chèvre sans cornes, élégante et fière, dont la laine est fine, et que les naturalistes ont nommée vigogne. Mais il ne fallait pas songer à l’approcher, et c’est à peine s’il était donné de la voir; elle s’enfuyait, on pourrait dire à tire-d’aile, et glissait sans bruit sur les tapis éblouissants de blancheur.

À cette heure, l’aspect des régions était entièrement métamorphosé. De grands blocs de glace éclatants, d’une teinte bleuâtre dans certains escarpements, se dressaient de toutes parts et réfléchissaient les premiers rayons du jour. L’ascension devint très périlleuse alors. On ne s’aventurait plus sans sonder attentivement pour reconnaître les crevasses. Wilson avait pris la tête de la file, et du pied il éprouvait le sol des glaciers. Ses compagnons marchaient exactement sur les empreintes de ses pas, et évitaient d’élever la voix, car le moindre bruit agitant les couches d’air pouvait provoquer la chute des masses neigeuses suspendues à sept ou huit cents pieds au-dessus de leur tête.

Ils étaient alors parvenus à la région des arbrisseaux, qui, deux cent cinquante toises plus haut, cédèrent la place aux graminées et aux cactus. À onze mille pieds, ces plantes elles-mêmes abandonnèrent le sol aride, et toute trace de végétation disparut. Les voyageurs ne s’étaient arrêtés qu’une seule fois, à huit heures, pour réparer leurs forces par un repas sommaire, et, avec un courage surhumain, ils reprirent l’ascension, bravant des dangers toujours croissants. Il fallut enfourcher des arêtes aiguës et passer au-dessus de gouffres que le regard n’osait sonder. En maint endroit, des croix de bois jalonnaient la route et marquaient la place de catastrophes multipliées. Vers deux heures, un immense plateau, sans trace de végétation, une sorte de désert, s’étendit entre des pics décharnés. L’air était sec, le ciel d’un bleu cru; à cette hauteur, les pluies sont inconnues, et les vapeurs ne s’y résolvent qu’en neige ou en grêle. Çà et là, quelques pics de porphyre ou de basalte trouaient le suaire blanc comme les os d’un squelette, et, par instants, des fragments de quartz ou de gneiss, désunis sous l’action de l’air, s’éboulaient avec un bruit mat, qu’une atmosphère peu dense rendait presque imperceptible.

Cependant, la petite troupe, malgré son courage, était à bout de forces. Glenarvan, voyant l’épuisement de ses compagnons, regrettait de s’être engagé si avant dans la montagne. Le jeune Robert se raidissait contre la fatigue, mais il ne pouvait aller plus loin. À trois heures, Glenarvan s’arrêta.

«Il faut prendre du repos, dit-il, car il vit bien que personne ne ferait cette proposition.

—Prendre du repos? répondit Paganel, mais nous n’avons pas d’abri.

—Cependant, c’est indispensable, ne fût-ce que pour Robert.

—Mais non, mylord, répondit le courageux enfant, je puis encore marcher… Ne vous arrêtez pas…

—On te portera, mon garçon, répondit Paganel, mais il faut gagner à tout prix le versant oriental. Là nous trouverons peut-être quelque hutte de refuge. Je demande encore deux heures de marche.

—Est-ce votre avis, à tous? demanda Glenarvan.

—Oui», répondirent ses compagnons.

Mulrady ajouta:

«Je me charge de l’enfant.»

Et l’on reprit la direction de l’est. Ce furent encore deux heures d’une ascension effrayante. On montait toujours pour atteindre les dernières sommités de la montagne.

La raréfaction de l’air produisait cette oppression douloureuse connue sous le nom de «puna». Le sang suintait à travers les gencives et les lèvres par défaut d’équilibre, et peut-être aussi sous l’influence des neiges, qui à une grande hauteur vicient évidemment l’atmosphère. Il fallait suppléer au défaut de sa densité par des inspirations fréquentes, et activer ainsi la circulation, ce qui fatiguait non moins que la réverbération des rayons du soleil sur les plaques de neige. Quelle que fût la volonté de ces hommes courageux, le moment vint donc où les plus vaillants défaillirent, et le vertige, ce terrible mal des montagnes, détruisit non seulement leurs forces physiques, mais aussi leur énergie morale. On ne lutte pas impunément contre des fatigues de ce genre. Bientôt les chutes devinrent fréquentes, et ceux qui tombaient n’avançaient qu’en se traînant sur les genoux.

Or, l’épuisement allait mettre un terme à cette ascension trop prolongée, et Glenarvan ne considérait pas sans terreur l’immensité des neiges, le froid dont elles imprégnaient cette région funeste, l’ombre qui montait vers ces cimes désolées, le défaut d’abri pour la nuit, quand le major l’arrêta, et d’un ton calme:

«Une hutte», dit-il.

Chapitre XIII Descente de la cordillère

Tout autre que Mac Nabbs eût passé cent fois à côté, autour, au-dessus même de cette hutte, sans en soupçonner l’existence. Une extumescence du tapis de neige la distinguait à peine des rocs environnants. Il fallut la déblayer. Après une demi-heure d’un travail opiniâtre, Wilson et Mulrady eurent dégagé l’entrée de la «casucha». Et la petite troupe s’y blottit avec empressement.

Cette casucha, construite par les indiens, était faite «d’adobes», espèce de briques cuites au soleil; elle avait la forme d’un cube de douze pieds sur chaque face, et se dressait au sommet d’un bloc de basalte. Un escalier de pierre conduisait à la porte, seule ouverture de la cahute, et, quelque étroite qu’elle fût, les ouragans, la neige ou la grêle, savaient bien s’y frayer un passage, lorsque les temporales les déchaînaient dans la montagne.

Dix personnes pouvaient aisément y tenir place, et si ses murs n’eussent pas été suffisamment étanches dans la saison des pluies, à cette époque du moins ils garantissaient à peu près contre un froid intense que le thermomètre portait à dix degrés au-dessous de zéro. D’ailleurs, une sorte de foyer avec tuyau de briques fort mal rejointoyées permettait d’allumer du feu et de combattre efficacement la température extérieure.

«Voilà un gîte suffisant, dit Glenarvan, s’il n’est pas confortable. La providence nous y a conduits, et nous ne pouvons faire moins que de l’en remercier.

—Comment donc, répondit Paganel, mais c’est un palais! Il n’y manque que des factionnaires et des courtisans. Nous serons admirablement ici.

—Surtout quand un bon feu flambera dans l’âtre, dit Tom Austin, car si nous avons faim nous n’avons pas moins froid, il me semble, et, pour ma part, un bon fagot me réjouirait plus qu’une tranche de venaison.

—Eh bien, Tom, répondit Paganel, on tâchera de trouver du combustible.

—Du combustible au sommet des cordillères! dit Mulrady en secouant la tête d’un air de doute.

—Puisqu’on a fait une cheminée dans cette casucha, répondit le major, c’est probablement parce qu’on trouve ici quelque chose à brûler.

—Notre ami Mac Nabbs a raison, dit Glenarvan; disposez tout pour le souper; je vais aller faire le métier de bûcheron.

—Je vous accompagne avec Wilson, répondit Paganel.

—Si vous avez besoin de moi?… Dit Robert en se levant.

—Non, repose-toi, mon brave garçon, répondit Glenarvan. Tu seras un homme à l’âge où d’autres ne sont encore que des enfants!»

Glenarvan, Paganel et Wilson sortirent de la casucha. Il était six heures du soir. Le froid piquait vivement malgré le calme absolu de l’atmosphère. Le bleu du ciel s’assombrissait déjà, et le soleil effleurait de ses derniers rayons les hauts pics des plateaux andins. Paganel, ayant emporté son baromètre, le consulta, et vit que le mercure se maintenait à 0, 495 millimètres. La dépression de la colonne barométrique correspondait à une élévation de onze mille sept cents pieds. Cette région des cordillères avait donc une altitude inférieure de neuf cent dix mètres seulement à celle du Mont Blanc. Si ces montagnes eussent présenté les difficultés dont est hérissé le géant de la Suisse, si seulement les ouragans et les tourbillons se fussent déchaînés contre eux, pas un des voyageurs n’eût franchi la grande chaîne du nouveau-monde.

Glenarvan et Paganel, arrivés sur un monticule de porphyre, portèrent leurs regards à tous les points de l’horizon. Ils occupaient alors le sommet des nevados de la Cordillère, et dominaient un espace de quarante milles carrés. À l’est, les versants s’abaissaient en rampes douces par des pentes praticables sur lesquelles les péons se laissent glisser pendant l’espace de plusieurs centaines de toises. Au loin, des traînées longitudinales de pierre et de blocs erratiques, repoussés par le glissement des glaciers, formaient d’immenses lignes de moraines. Déjà la vallée du Colorado se noyait dans une ombre montante, produite par l’abaissement du soleil; les reliefs du terrain, les saillies, les aiguilles, les pics, éclairés par ses rayons, s’éteignaient graduellement, et l’assombrissement se faisait peu à peu sur tout le versant oriental des Andes. Dans l’ouest, la lumière éclairait encore les contreforts qui soutiennent la paroi à pic des flancs occidentaux.

C’était un éblouissement de voir les rocs et les glaciers baignés dans cette irradiation de l’astre du jour. Vers le nord ondulait une succession de cimes qui se confondaient insensiblement et formaient comme une ligne tremblée sous un crayon inhabile. L’œil s’y perdait confusément. Mais au sud, au contraire, le spectacle devenait splendide, et, avec la nuit tombante, il allait prendre de sublimes proportions. En effet, le regard s’enfonçant dans la vallée sauvage du Torbido, dominait l’Antuco, dont le cratère béant se creusait à deux milles de là. Le volcan rugissait comme un monstre énorme, semblable aux léviathans des jours apocalyptiques, et vomissait d’ardentes fumées mêlées à des torrents d’une flamme fuligineuse. Le cirque de montagnes qui l’entourait paraissait être en feu; des grêles de pierres incandescentes, des nuages de vapeurs rougeâtres, des fusées de laves, se réunissaient en gerbes étincelantes. Un immense éclat, qui s’accroissait d’instant en instant, une déflagration éblouissante emplissait ce vaste circuit de ses réverbérations intenses, tandis que le soleil, dépouillé peu à peu de ses lueurs crépusculaires, disparaissait comme un astre éteint dans les ombres de l’horizon.

Paganel et Glenarvan seraient restés longtemps à contempler cette lutte magnifique des feux de la terre et des feux du ciel; les bûcherons improvisés faisaient place aux artistes; mais Wilson, moins enthousiaste, les rappela au sentiment de la situation. Le bois manquait, il est vrai; heureusement, un lichen maigre et sec revêtait les rocs; on en fit une ample provision, ainsi que d’une certaine plante nommée «llaretta», dont la racine pouvait brûler suffisamment. Ce précieux combustible rapporté à la casucha, on l’entassa dans le foyer. Le feu fut difficile à allumer et surtout à entretenir. L’air très raréfié ne fournissait plus assez d’oxygène à son alimentation; du moins ce fut la raison donnée par le major.

«En revanche, ajoutait-il, l’eau n’aura pas besoin de cent degrés de chaleur pour bouillir; ceux qui aiment le café fait avec de l’eau à cent degrés seront forcés de s’en passer, car à cette hauteur l’ébullition se manifestera avant quatre-vingt-dix degrés.»

Mac Nabbs ne se trompait pas, et le thermomètre plongé dans l’eau de la chaudière, dès qu’elle fut bouillante, ne marqua que quatre-vingt-sept degrés. Ce fut avec volupté que chacun but quelques gorgées de café brûlant; quant à la viande sèche, elle parut un peu insuffisante, ce qui provoqua de la part de Paganel une réflexion aussi sensée qu’inutile.

«Parbleu, dit-il, il faut avouer qu’une grillade de lama ne serait pas à dédaigner! on dit que cet animal remplace le bœuf et le mouton, et je serais bien aise de savoir si c’est au point de vue alimentaire!

—Comment! dit le major, vous n’êtes pas content de notre souper, savant Paganel?

—Enchanté, mon brave major; cependant j’avoue qu’un plat de venaison serait le bienvenu.

—Vous êtes un sybarite, dit Mac Nabbs.

—J’accepte le qualificatif, major; mais vous-même, et quoique vous en disiez, vous ne bouderiez pas devant un beefsteak quelconque!

—Cela est probable, répondit le major.

—Et si l’on vous priait d’aller vous poster à l’affût malgré le froid et la nuit, vous iriez sans faire une réflexion?

—Évidemment, et pour peu que cela vous plaise…»

Les compagnons de Mac Nabbs n’avaient pas eu le temps de le remercier et d’enrayer son incessante obligeance, que des hurlements lointains se firent entendre. Ils se prolongeaient longuement. Ce n’étaient pas là des cris d’animaux isolés, mais ceux d’un troupeau qui s’approchait avec rapidité.

La providence, après avoir fourni la cahute, voulait-elle donc offrir le souper? Ce fut la réflexion du géographe. Mais Glenarvan rabattit un peu de sa joie en lui faisant observer que les quadrupèdes de la cordillère ne se rencontrent jamais sur une zone si élevée.

«Alors, d’où vient ce bruit? dit Tom Austin. Entendez-vous comme il s’approche!

—Une avalanche? dit Mulrady.

—Impossible! Ce sont de véritables hurlements, répliqua Paganel.

—Voyons, dit Glenarvan.

—Et voyons en chasseurs», répondit le major qui prit sa carabine.

Tous s’élancèrent hors de la casucha. La nuit était venue, sombre et constellée. La lune ne montrait pas encore le disque à demi rongé de sa dernière phase.

Les sommets du nord et de l’est disparaissaient dans les ténèbres, et le regard ne percevait plus que la silhouette fantastique de quelques rocs dominants. Les hurlements, —des hurlements de bêtes effarées, —redoublaient. Ils venaient de la partie ténébreuse des cordillères. Que se passait-il?

Soudain, une avalanche furieuse arriva, mais une avalanche d’êtres animés et fous de terreur. Tout le plateau sembla s’agiter. De ces animaux, il en venait des centaines, des milliers peut-être, qui, malgré la raréfaction de l’air, produisaient un vacarme assourdissant. Étaient-ce des bêtes fauves de la pampa ou seulement une troupe de lamas et de vigognes? Glenarvan, Mac Nabbs, Robert, Austin, les deux matelots, n’eurent que le temps de se jeter à terre, pendant que ce tourbillon vivant passait à quelques pieds au-dessus d’eux.

Paganel, qui, en sa qualité de nyctalope, se tenait debout pour mieux voir, fut culbuté en un clin d’œil.

En ce moment la détonation d’une arme à feu éclata.

Le major avait tiré au jugé. Il lui sembla qu’un animal tombait à quelques pas de lui, tandis que toute la bande, emportée par son irrésistible élan et redoublant ses clameurs, disparaissait sur les pentes éclairées par la réverbération du volcan.

«Ah! Je les tiens, dit une voix, —la voix de Paganel.

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