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Les enfants du capitaine Grant

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—Je ne dis pas non… Répondit Glenarvan.

—Et vous, mes amis, ajouta le major en s’adressant aux marins, ne partagez-vous pas mon opinion?

—Entièrement, répondit Tom Austin, que Mulrady et Wilson approuvèrent d’un signe de tête.

—Écoutez-moi, mes amis, reprit Glenarvan après quelques instants de réflexion, et entends bien, Robert, car ceci est une grave discussion. Je ferai tout au monde pour retrouver le capitaine Grant, je m’y suis engagé, et j’y consacrerai ma vie entière, s’il le faut. Toute l’Écosse se joindrait à moi pour sauver cet homme de cœur qui s’est dévoué pour elle. Moi aussi, je pense que, si faible que soit cette chance, nous devons faire le tour du monde par ce trente-septième parallèle, et je le ferai. Mais la question à résoudre n’est pas celle-là. Elle est beaucoup plus importante et la voici: devons-nous abandonner définitivement et dès à présent nos recherches sur le continent américain?»

La question, catégoriquement posée, resta sans réponse. Personne n’osait se prononcer.

«Eh bien! reprit Glenarvan en s’adressant plus spécialement au major.

—Mon cher Edward, répondit Mac Nabbs, c’est encourir une assez grande responsabilité que de vous répondre hic et nunc. Cela demande réflexion. Avant tout, je désire savoir quelles sont les contrées que traverse le trente-septième degré de latitude australe.

—Cela, c’est l’affaire de Paganel, répondit Glenarvan.

—Interrogeons-le donc», répliqua le major.

On ne voyait plus le savant, caché par le feuillage épais de l’ombu. Il fallut le héler.

«Paganel! Paganel! s’écria Glenarvan.

—Présent, répondit une voix qui venait du ciel.

—Où êtes-vous?

—Dans ma tour.

—Que faites-vous là?

—J’examine l’immense horizon.

—Pouvez-vous descendre un instant?

—Vous avez besoin de moi?

—Oui.

—À quel propos?

—Pour savoir quels pays traverse le trente-septième parallèle.

—Rien de plus aisé, répondit Paganel; inutile même de me déranger pour vous le dire.

—Eh bien, allez.

—Voilà. En quittant l’Amérique, le trente-septième parallèle sud traverse l’océan Atlantique.

—Bon.

—Il rencontre les îles Tristan d’Acunha.

—Bien.

—Il passe à deux degrés au-dessous du cap de Bonne-Espérance.

—Après?

—Il court à travers la mer des Indes.

—Ensuite?

—Il effleure l’île Saint-Pierre du groupe des îles Amsterdam.

—Allez toujours.

—Il coupe l’Australie par la province de Victoria.

—Continuez.

—En sortant de l’Australie…»

Cette dernière phrase ne fut pas achevée. Le géographe hésitait-il?
Le savant ne savait-il plus?

Non; mais un cri formidable se fit entendre dans les hauteurs de l’ombu. Glenarvan et ses amis pâlirent en se regardant. Une nouvelle catastrophe venait-elle d’arriver? Le malheureux Paganel s’était-il laissé choir? Déjà Wilson et Mulrady volaient à son secours, quand un long corps apparut. Paganel dégringolait de branche en branche.

Était-il vivant? était-il mort? on ne savait, mais il allait tomber dans les eaux mugissantes, quand le major, l’arrêta au passage.

«Bien obligé, Mac Nabbs! s’écria Paganel.

—Quoi? Qu’avez-vous? dit le major. Qu’est-ce qui vous a pris?
Encore une de vos éternelles distractions?

—Oui! oui! répondit Paganel d’une voix étranglée par l’émotion.
Oui! Une distraction… Phénoménale cette fois!

—Laquelle?

—Nous nous sommes trompés! Nous nous trompons encore! Nous nous trompons toujours!

—Expliquez-vous!

—Glenarvan, major, Robert, mes amis, s’écria Paganel, nous cherchons le capitaine Grant où il n’est pas!

—Que dites-vous? s’écria Glenarvan.

—Non seulement où il n’est pas, ajouta Paganel, mais encore où il n’a jamais été!»

Chapitre XXIV Où l’on continue de mener la vie des oiseaux

Un profond étonnement accueillit ces paroles inattendues. Que voulait dire le géographe?

Avait-il perdu l’esprit? Il parlait cependant avec une telle conviction, que tous les regards se portèrent sur Glenarvan. Cette affirmation de Paganel était une réponse directe à la question qu’il venait de poser. Mais Glenarvan se borna à faire un geste de dénégation qui ne prouvait pas en faveur du savant.

Cependant celui-ci, maître de son émotion, reprit la parole.

«Oui! dit-il d’une voix convaincue, oui! Nous nous sommes égarés dans nos recherches, et nous avons lu sur le document ce qui n’y est pas!

—Expliquez-vous, Paganel, dit le major, et avec plus de calme.

—C’est très simple, major. Comme vous j’étais dans l’erreur, comme vous j’étais lancé dans une interprétation fausse, quand, il n’y a qu’un instant, au haut de cet arbre, répondant à vos questions, et m’arrêtant sur le mot «Australie», un éclair a traversé mon cerveau et la lumière s’est faite.

—Quoi! s’écria Glenarvan, vous prétendez que Harry Grant?…

—Je prétends, répondit Paganel, que le mot austral qui se trouve dans le document n’est pas un mot complet, comme nous l’avons cru jusqu’ici, mais bien le radical du mot Australie.

—Voilà qui serait particulier! répondit le major.

—Particulier! répliqua Glenarvan, en haussant les épaules, c’est tout simplement impossible.

—Impossible! reprit Paganel. C’est un mot que nous n’admettons pas en France.

—Comment! Ajouta Glenarvan du ton de la plus profonde incrédulité, vous osez prétendre, le document en main, que le naufrage du Britannia a eu lieu sur les côtes de l’Australie?

—J’en suis sûr! répondit Paganel.

—Ma foi, Paganel, dit Glenarvan, voilà une prétention qui m’étonne beaucoup, venant du secrétaire d’une société géographique.

—Pour quelle raison? demanda Paganel, touché à son endroit sensible.

—Parce que, si vous admettez le mot Australie, vous admettez en même temps qu’il s’y trouve des indiens, ce qui ne s’est jamais vu jusqu’ici.»

Paganel ne fut nullement surpris de l’argument. Il s’y attendait sans doute, et se mit à sourire.

«Mon cher Glenarvan, dit-il, ne vous hâtez pas de triompher; je vais vous «battre à plates coutures», comme nous disons, nous autres français, et jamais anglais n’aura été si bien battu! Ce sera la revanche de Crécy et d’Azincourt!

—Je ne demande pas mieux. Battez-moi, Paganel.

—Écoutez donc. Il n’y a pas plus d’indiens dans le texte du document que de Patagonie! Le mot incomplet indi… Ne signifie pas indiens; mais bien indigènes! or, admettez-vous qu’il y ait des «indigènes» en Australie?»

Il faut avouer qu’en ce moment Glenarvan regarda fixement Paganel.

«Bravo! Paganel dit le major, —admettez-vous mon interprétation, mon cher lord?

—Oui! répondit Glenarvan, si vous me prouvez que ce reste de mot gonie ne s’applique pas au pays des patagons!

—Non! Certes, s’écria Paganel, il ne s’agit pas de Patagonie! lisez tout ce que vous voudrez, excepté cela.

—Mais quoi?

Cosmogonie! Théogonie! Agonie!

Agonie! dit le major.

—Cela m’est indifférent, répondit Paganel; le mot n’a aucune importance. Je ne chercherai même pas ce qu’il peut signifier. Le point principal, c’est que austral indique l’Australie, et il fallait être aveuglément engagé dans une voie fausse, pour n’avoir pas découvert, dès l’abord, une explication si évidente. Si j’avais trouvé le document, moi, si mon jugement n’avait pas été faussé par votre interprétation, je ne l’aurais jamais compris autrement!»

Cette fois, les hurrahs, les félicitations, les compliments accueillirent ces paroles de Paganel.

Austin, les matelots, le major, Robert surtout, si heureux de renaître à l’espoir, applaudirent le digne savant. Glenarvan, dont les yeux se dessillaient peu à peu, était, dit-il, tout près de se rendre.

«Une dernière observation, mon cher Paganel, et je n’aurai plus qu’à m’incliner devant votre perspicacité.

—Parlez, Glenarvan.

—Comment assemblez-vous entre eux ces mots nouvellement interprétés, et de quelle manière lisez-vous le document?

—Rien n’est plus facile. Voici le document», dit Paganel, en présentant le précieux papier qu’il étudiait si consciencieusement depuis quelques jours.

Un profond silence se fit, pendant que le géographe, rassemblant ses idées, prenait son temps pour répondre. Son doigt suivait sur le document les lignes interrompues, tandis que d’une voix sûre, et soulignant certains mots, il s’exprima en ces termes: «le 7 juin 1862, le trois-mâts Britannia de Glasgow a sombré après…» Mettons, si vous voulez, «deux jours, trois jours» ou «une longue agonie», peu importe, c’est tout à fait indifférent, «sur les côtes de l’Australie. Se dirigeant à terre, deux matelots et le capitaine Grant vont essayer d’aborder» ou «ont abordé le continent, où ils seront» ou «sont prisonniers de cruels indigènes. Ils ont jeté ce document», etc., etc. Est-ce clair?

—C’est clair, répondit Glenarvan, si le nom de «continent» peut s’appliquer à l’Australie, qui n’est qu’une île!

—Rassurez-vous, mon cher Glenarvan, les meilleurs géographes sont d’accord pour nommer cette île «le continent australien.»

—Alors, je n’ai plus qu’une chose à dire, mes amis, s’écria
Glenarvan. En Australie! Et que le ciel nous assiste!

—En Australie! répétèrent ses compagnons d’une voix unanime.

—Savez-vous bien, Paganel, ajouta Glenarvan, que votre présence à bord du Duncan est un fait providentiel?

—Bon, répondit Paganel. Mettons que je suis un envoyé de la providence, et n’en parlons plus!»

Ainsi se termina cette conversation qui, dans l’avenir, eut de si grandes conséquences. Elle modifia complètement la situation morale des voyageurs. Ils venaient de ressaisir le fil de ce labyrinthe dans lequel ils se croyaient à jamais égarés. Une nouvelle espérance s’élevait sur les ruines de leurs projets écroulés. Ils pouvaient sans crainte laisser derrière eux ce continent américain, et toutes leurs pensées s’envolaient déjà vers la terre australienne. En remontant à bord du Duncan, ses passagers n’y apporteraient pas le désespoir à son bord, et lady Helena, Mary Grant, n’auraient pas à pleurer l’irrévocable perte du capitaine Grant! Aussi, ils oublièrent les dangers de leur situation pour se livrer à la joie, et ils n’eurent qu’un seul regret, celui de ne pouvoir partir sans retard.

Il était alors quatre heures du soir. On résolut de souper à six. Paganel voulut célébrer par un festin splendide cette heureuse journée. Or, le menu était très restreint, il proposa à Robert d’aller chasser «dans la forêt prochaine.» Robert battit des mains à cette bonne idée. On prit la poudrière de Thalcave, on nettoya les revolvers, on les chargea de petit plomb, et l’on partit.

«Ne vous éloignez pas», dit gravement le major aux deux chasseurs.

Après leur départ, Glenarvan et Mac Nabbs allèrent consulter les marques entaillées dans l’arbre, tandis que Wilson et Mulrady rallumaient les charbons du brasero.

Glenarvan, descendu à la surface de l’immense lac, ne vit aucun symptôme de décroissance. Cependant les eaux semblaient avoir atteint leur maximum d’élévation; mais la violence avec laquelle elles s’écoulaient du sud au nord prouvait que l’équilibre ne s’était pas encore établi entre les fleuves argentins. Avant de baisser, il fallait d’abord que cette masse liquide demeurât étale, comme la mer au moment où le flot finit et le jusant commence. On ne pouvait donc pas compter sur un abaissement des eaux tant qu’elles courraient vers le nord avec cette torrentueuse rapidité.

Pendant que Glenarvan et le major faisaient leurs observations, des coups de feu retentirent dans l’arbre, accompagnés de cris de joie presque aussi bruyants. Le soprano de Robert jetait de fines roulades sur la basse de Paganel. C’était à qui serait le plus enfant. La chasse s’annonçait bien, et laissait pressentir des merveilles culinaires.

Lorsque le major et Glenarvan furent revenus auprès du brasero, ils eurent d’abord à féliciter Wilson d’une excellente idée. Ce brave marin, au moyen d’une épingle et d’un bout de ficelle, s’était livré à une pêche miraculeuse. Plusieurs douzaines de petits poissons, délicats comme les éperlans, et nommés «mojarras», frétillaient dans un pli de son poncho, et promettaient de faire un plat exquis.

En ce moment, les chasseurs redescendirent des cimes de l’ombu. Paganel portait prudemment des œufs d’hirondelle noire, et un chapelet de moineaux qu’il devait présenter plus tard sous le nom de mauviettes. Robert avait adroitement abattu plusieurs paires «d’hilgueros», petits oiseaux verts et jaunes, excellents à manger, et fort demandés sur le marché de Montevideo.

Paganel, qui connaissait cinquante et une manières de préparer les œufs, dut se borner cette fois à les faire durcir sous les cendres chaudes.

Néanmoins, le repas fut aussi varié que délicat.

La viande sèche, les œufs durs, les mojarras grillés, les moineaux et les hilgueros rôtis composèrent un de ces festins dont le souvenir est impérissable.

La conversation fut très gaie. On complimenta fort Paganel en sa double qualité de chasseur et de cuisinier. Le savant accepta ces congratulations avec la modestie qui sied au vrai mérite. Puis, il se livra à des considérations curieuses sur ce magnifique ombu qui l’abritait de son feuillage, et dont, selon lui, les profondeurs étaient immenses.

«Robert et moi, ajouta-t-il plaisamment, nous nous croyions en pleine forêt pendant la chasse. J’ai cru un moment que nous allions nous perdre. Je ne pouvais plus retrouver mon chemin! Le soleil déclinait à l’horizon! Je cherchais en vain la trace de mes pas. La faim se faisait cruellement sentir! Déjà les sombres taillis retentissaient du rugissement des bêtes féroces… C’est-à-dire, non! Il n’y a pas de bêtes féroces, et je le regrette!

—Comment! dit Glenarvan, vous regrettez les bêtes féroces?

—Oui! Certes.

—Cependant, quand on a tout à craindre de leur férocité…

—La férocité n’existe pas… Scientifiquement parlant, répondit le savant.

—Ah! Pour le coup, Paganel, dit le major, vous ne me ferez jamais admettre l’utilité des bêtes féroces! à quoi servent-elles?

—Major! s’écria Paganel, mais elles servent à faire des classifications, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espèces…

—Bel avantage! dit Mac Nabbs. Je m’en passerais bien! Si j’avais été l’un des compagnons de Noé au moment du déluge, j’aurais certainement empêché cet imprudent patriarche de mettre dans l’arche des couples de lions, de tigres, de panthères, d’ours et autres animaux aussi malfaisants qu’inutiles.

—Vous auriez fait cela? demanda Paganel.

—Je l’aurais fait.

—Eh bien! Vous auriez eu tort au point de vue zoologique!

—Non pas au point de vue humain, répondit le major.

—C’est révoltant! reprit Paganel, et pour mon compte, au contraire, j’aurais précisément conservé les mégathériums, les ptérodactyles, et tous les êtres antédiluviens dont nous sommes si malheureusement privés…

—Je vous dis, moi, que Noé a mal agi, repartit le major, et qu’il a mérité jusqu’à la fin des siècles la malédiction des savants!»

Les auditeurs de Paganel et du major ne pouvaient s’empêcher de rire en voyant les deux amis se disputer sur le dos du vieux Noé. Le major, contrairement à tous ses principes, lui qui de sa vie n’avait discuté avec personne, était chaque jour aux prises avec Paganel. Il faut croire que le savant l’excitait particulièrement. Glenarvan, suivant son habitude, intervint dans le débat et dit:

«Qu’il soit regrettable ou non, au point de vue scientifique comme au point de vue humain, d’être privé d’animaux féroces, il faut nous résigner aujourd’hui à leur absence. Paganel ne pouvait espérer en rencontrer dans cette forêt aérienne.

—Pourquoi pas? répondit le savant.

—Des bêtes fauves sur un arbre? dit Tom Austin.

—Eh! Sans doute! Le tigre d’Amérique, le jaguar, lorsqu’il est trop vivement pressé par les chasseurs, se réfugie sur les arbres! Un de ces animaux, surpris par l’inondation, aurait parfaitement pu chercher asile entre les branches de l’ombu.

—Enfin, vous n’en avez pas rencontré, je suppose? dit le major.

—Non, répondit Paganel, bien que nous ayons battu tout le bois. C’est fâcheux, car ç’eût été là une chasse superbe. Un féroce carnassier que ce jaguar! D’un seul coup de patte, il tord le cou à un cheval! Quand il a goûté de la chair humaine, il y revient avec sensualité. Ce qu’il aime le mieux, c’est l’indien, puis le nègre, puis le mulâtre, puis le blanc.

—Enchanté de ne venir qu’au quatrième rang! répondit Mac Nabbs.

—Bon! Cela prouve tout simplement que vous êtes fade! riposta
Paganel d’un air de dédain!

—Enchanté d’être fade! riposta le major.

—Eh bien, c’est humiliant! répondit l’intraitable Paganel. Le blanc se proclame le premier des hommes! Il paraît que ce n’est pas l’avis de messieurs les jaguars!

—Quoi qu’il en soit, mon brave Paganel, dit Glenarvan, attendu qu’il n’y a parmi nous ni indiens, ni nègres, ni mulâtres, je me réjouis de l’absence de vos chers jaguars. Notre situation n’est pas tellement agréable…

—Comment! Agréable, s’écria Paganel, en sautant sur ce mot qui pouvait donner un nouveau cours à la conversation, vous vous plaignez de votre sort, Glenarvan?

—Sans doute, répondit Glenarvan. Est-ce que vous êtes à votre aise dans ces branches incommodes et peu capitonnées?

—Je n’ai jamais été mieux, même dans mon cabinet. Nous menons la vie des oiseaux, nous chantons, nous voltigeons! Je commence à croire que les hommes sont destinés à vivre sur les arbres.

—Il ne leur manque que des ailes! dit le major.

—Ils s’en feront quelque jour!

—En attendant, répondit Glenarvan, permettez-moi, mon cher ami, de préférer à cette demeure aérienne le sable d’un parc, le parquet d’une maison ou le pont d’un navire!

—Glenarvan, répondit Paganel, il faut accepter les choses comme elles viennent! Bonnes, tant mieux. Mauvaises, on n’y prend garde. Je vois que vous regrettez le confortable de Malcolm-Castle!

—Non, mais…

—Je suis certain que Robert est parfaitement heureux, se hâta de dire Paganel, pour assurer au moins un partisan à ses théories.

—Oui, Monsieur Paganel! s’écria Robert d’un ton joyeux.

—C’est de son âge, répondit Glenarvan.

—Et du mien! riposta le savant. Moins on a d’aises, moins on a de besoins. Moins on a de besoins, plus on est heureux.

—Allons, dit le major, voilà Paganel qui va faire une sortie contre les richesses et les lambris dorés.

—Non, Mac Nabbs, répondit le savant, mais si vous le voulez bien, je vais vous raconter, à ce propos, une petite histoire arabe qui me revient à l’esprit.

—Oui! oui! Monsieur Paganel, dit Robert.

—Et que prouvera votre histoire? demanda le major.

—Ce que prouvent toutes les histoires, mon brave compagnon.

—Pas grand’chose alors, répondit Mac Nabbs. Enfin, allez toujours, Shéhérazade, et contez-nous un de ces contes que vous racontez si bien.

—Il y avait une fois, dit Paganel, un fils du grand Haroun-Al-Raschid qui n’était pas heureux. Il alla consulter un vieux derviche. Le sage vieillard lui répondit que le bonheur était chose difficile à trouver en ce monde. «Cependant, ajouta-t-il, je connais un moyen infaillible de vous procurer le bonheur. — Quel est-il? demanda le jeune prince. —C’est, répondit le derviche, de mettre sur vos épaules la chemise d’un homme heureux!» —là-dessus, le prince embrassa le vieillard, et s’en fut à la recherche de son talisman. Le voilà parti. Il visite toutes les capitales de la terre! Il essaye des chemises de roi, des chemises d’empereurs, des chemises de princes, des chemises de seigneurs. Peine inutile. Il n’en est pas plus heureux! Il endosse alors des chemises d’artistes, des chemises de guerriers, des chemises de marchands. Pas davantage. Il fit ainsi bien du chemin sans trouver le bonheur. Enfin, désespéré d’avoir essayé tant de chemises, il revenait fort triste, un beau jour, au palais de son père, quand il avisa dans la campagne un brave laboureur, tout joyeux et tout chantant, qui poussait sa charrue. «Voilà pourtant un homme qui possède le bonheur, se dit-il, ou le bonheur n’existe pas sur terre.» Il va à lui. «Bonhomme, dit-il, es-tu heureux? — Oui! fait l’autre. —Tu ne désires rien? —Non. —Tu ne changerais pas ton sort pour celui d’un roi? —Jamais! —Eh bien, vends-moi ta chemise! —Ma chemise! Je n’en ai point!»

Chapitre XXV Entre le feu et l’eau

L’histoire de Jacques Paganel eut un très grand succès. On l’applaudit fort, mais chacun garda son opinion, et le savant obtint ce résultat ordinaire à toute discussion, celui de ne convaincre personne.

Cependant, on demeura d’accord sur ce point, qu’il faut faire contre fortune bon cœur, et se contenter d’un arbre, quand on n’a ni palais ni chaumière.

Pendant ces discours et autres, le soir était venu.

Un bon sommeil pouvait seul terminer dignement cette émouvante journée. Les hôtes de l’ombu se sentaient non seulement fatigués des péripéties de l’inondation, mais surtout accablés par la chaleur du jour, qui avait été excessive. Leurs compagnons ailés donnaient déjà l’exemple du repos; les hilgueros, ces rossignols de la pampa, cessaient leurs mélodieuses roulades, et tous les oiseaux de l’arbre avaient disparu dans l’épaisseur du feuillage assombri. Le mieux était de les imiter.

Cependant, avant de se «mettre au nid», comme dit Paganel, Glenarvan, Robert et lui grimpèrent à l’observatoire pour examiner une dernière fois la plaine liquide. Il était neuf heures environ. Le soleil venait de se coucher dans les brumes étincelantes de l’horizon occidental. Toute cette moitié de la sphère céleste jusqu’au zénith se noyait dans une vapeur chaude. Les constellations si brillantes de l’hémisphère austral semblaient voilées d’une gaze légère et apparaissaient confusément. Néanmoins, on les distinguait assez pour les reconnaître, et Paganel fit observer à son ami Robert, au profit de son ami Glenarvan, cette zone circumpolaire où les étoiles sont splendides. Entre autres, il lui montra la croix du sud, groupe de quatre étoiles de première et de seconde grandeur, disposées en losange, à peu près à la hauteur du pôle; le Centaure, où brille l’étoile la plus rapprochée de la terre, à huit mille milliards de lieues seulement; les nuées de Magellan, deux vastes nébuleuses, dont la plus étendue couvre un espace deux cents fois grand comme la surface apparente de la lune; puis, enfin, ce «trou noir» où semble manquer absolument la matière stellaire.

À son grand regret, Orion, qui se laisse voir des deux hémisphères, n’apparaissait pas encore; mais Paganel apprit à ses deux élèves une particularité curieuse de la cosmographie patagone. Aux yeux de ces poétiques indiens, Orion représente un immense lazo et trois bolas lancées par la main du chasseur qui parcourt les célestes prairies. Toutes ces constellations, reflétées dans le miroir des eaux, provoquaient les admirations du regard en créant autour de lui comme un double ciel.

Pendant que le savant Paganel discourait ainsi, tout l’horizon de l’est prenait un aspect orageux.

Une barre épaisse et sombre, nettement tranchée, y montait peu à peu en éteignant les étoiles. Ce nuage, d’apparence sinistre, envahit bientôt une moitié de la voûte qu’il semblait combler. Sa force motrice devait résider en lui, car il n’y avait pas un souffle de vent. Les couches atmosphériques conservaient un calme absolu. Pas une feuille ne remuait à l’arbre, pas une ride ne plissait la surface des eaux. L’air même paraissait manquer, comme si quelque vaste machine pneumatique l’eût raréfié. Une électricité à haute tension saturait l’atmosphère, et tout être vivant la sentait courir le long de ses nerfs.

Glenarvan, Paganel et Robert furent sensiblement impressionnés par ces ondes électriques.

«Nous allons avoir de l’orage, dit Paganel.

—Tu n’as pas peur du tonnerre? demanda Glenarvan au jeune garçon.

—Oh! Mylord, répondit Robert.

—Eh bien, tant mieux, car l’orage n’est pas loin.

—Et il sera fort, reprit Paganel, si j’en juge par l’état du ciel.

—Ce n’est pas l’orage qui m’inquiète, reprit Glenarvan, mais bien des torrents de pluie dont il sera accompagné. Nous serons trempés jusqu’à la moelle des os. Quoi que vous disiez, Paganel, un nid ne peut suffire à un homme, et vous l’apprendrez bientôt à vos dépens.

—Oh! avec de la philosophie! répondit le savant.

—La philosophie, ça n’empêche pas d’être mouillé!

—Non, mais ça réchauffe.

—Enfin, dit Glenarvan, rejoignons nos amis et engageons-les à s’envelopper de leur philosophie et de leurs ponchos le plus étroitement possible, et surtout à faire provision de patience, car nous en aurons besoin!»

Glenarvan jeta un dernier regard sur le ciel menaçant. La masse des nuages le couvrait alors tout entier. À peine une bande indécise vers le couchant s’éclairait-elle de lueurs crépusculaires.

L’eau revêtait une teinte sombre et ressemblait à un grand nuage inférieur prêt à se confondre avec les lourdes vapeurs. L’ombre même n’était plus visible. Les sensations de lumière ou de bruit n’arrivaient ni aux yeux ni aux oreilles. Le silence devenait aussi profond que l’obscurité.

«Descendons, dit Glenarvan, la foudre ne tardera pas à éclater!»

Ses deux amis et lui se laissèrent glisser sur les branches lisses, et furent assez surpris de rentrer dans une sorte de demi-clarté très surprenante; elle était produite par une myriade de points lumineux qui se croisaient en bourdonnant à la surface des eaux.

«Des phosphorescences? dit Glenarvan.

—Non, répondit Paganel, mais des insectes phosphorescents, de véritables lampyres, des diamants vivants et pas chers, dont les dames de Buenos-Ayres se font de magnifiques parures!

—Quoi! s’écria Robert, ce sont des insectes qui volent ainsi comme des étincelles?

—Oui, mon garçon.»

Robert s’empara d’un de ces brillants insectes.

Paganel ne s’était pas trompé. C’était une sorte de gros bourdon, long d’un pouce, auquel les indiens ont donné le nom de «tuco-tuco». Ce curieux coléoptère jetait des lueurs par deux taches situées en avant de son corselet, et sa lumière assez vive eût permis de lire dans l’obscurité. Paganel, approchant l’insecte de sa montre, put voir qu’elle marquait dix heures du soir.

Glenarvan, ayant rejoint le major et les trois marins, leur fit des recommandations pour la nuit.

Il fallait s’attendre à un violent orage. Après les premiers roulements du tonnerre, le vent se déchaînerait sans doute, et l’ombu serait fort secoué. Chacun fut donc invité à s’attacher fortement dans le lit de branches qui lui avait été dévolu. Si l’on ne pouvait éviter les eaux du ciel, au moins fallait-il se garer des eaux de la terre, et ne point tomber dans ce rapide courant qui se brisait au pied de l’arbre.

On se souhaita une bonne nuit sans trop l’espérer.

Puis, chacun se glissant dans sa couche aérienne, s’enveloppa de son poncho et attendit le sommeil.

Mais l’approche des grands phénomènes de la nature jette au cœur de tout être sensible une vague inquiétude, dont les plus forts ne sauraient se défendre. Les hôtes de l’ombu, agités, oppressés, ne purent clore leur paupière, et le premier coup de tonnerre les trouva tout éveillés. Il se produisit un peu avant onze heures sous la forme d’un roulement éloigné. Glenarvan gagna l’extrémité de la branche horizontale et hasarda sa tête hors du feuillage.

Le fond noir du soir était déjà scarifié d’incisions vives et brillantes que les eaux du lac réverbéraient avec netteté. La nue se déchirait en maint endroit, mais comme un tissu mou et cotonneux, sans bruit strident.

Glenarvan, après avoir observé le zénith et l’horizon qui se confondaient dans une égale obscurité, revint au sommet du tronc.

«Qu’en dites-vous, Glenarvan? demanda Paganel.

—Je dis que cela commence bien, mes amis, et si cela continue, l’orage sera terrible.

—Tant mieux, répondit l’enthousiaste Paganel, j’aime autant un beau spectacle, puisque je ne puis le fuir.

—Voilà encore une de vos théories qui va éclater, dit le major.

—Et l’une de mes meilleures, Mac Nabbs. Je suis de l’avis de Glenarvan, l’orage sera superbe. Tout à l’heure, pendant que j’essayais de dormir, plusieurs faits me sont revenus à la mémoire, qui me le font espérer, car nous sommes ici dans la région des grandes tempêtes électriques. J’ai lu quelque part, en effet, qu’en 1793, précisément dans la province de Buenos-Ayres, le tonnerre est tombé trente-sept fois pendant un seul orage. Mon collègue, M Martin De Moussy, a compté jusqu’à cinquante-cinq minutes de roulement non interrompu.

—Montre en main? dit le major.

—Montre en main. Une seule chose m’inquiéterait, ajouta Paganel, si l’inquiétude servait à éviter le danger, c’est que l’unique point culminant de cette plaine est précisément l’ombu où nous sommes. Un paratonnerre serait ici fort utile, car précisément cet arbre est, entre tous ceux de la pampa, celui que la foudre affectionne particulièrement. Et puis, vous ne l’ignorez pas, mes amis, les savants recommandent de ne point chercher refuge sous les arbres pendant l’orage.

—Bon, dit le major, voilà une recommandation qui vient à propos!

—Il faut avouer, Paganel, répondit Glenarvan, que vous choisissez bien le moment pour nous conter ces choses rassurantes!

—Bah! répliqua Paganel, tous les moments sont bons pour s’instruire. Ah! Cela commence!»

Des éclats de tonnerre plus violents interrompirent cette inopportune conversation; leur intensité croissait en gagnant des tons plus élevés; ils se rapprochaient et passaient du grave au médium, pour emprunter à la musique une très juste comparaison.

Bientôt ils devinrent stridents et firent vibrer avec de rapides oscillations les cordes atmosphériques. L’espace était en feu, et dans cet embrasement, on ne pouvait reconnaître à quelle étincelle électrique appartenaient ces roulements indéfiniment prolongés, qui se répercutaient d’écho en écho jusque dans les profondeurs du ciel.

Les éclairs incessants affectaient des formes variées. Quelques-uns, lancés perpendiculairement au sol, se répétaient cinq ou six fois à la même place. D’autres auraient excité au plus haut point la curiosité d’un savant, car si Arago, dans ses curieuses statistiques, n’a relevé que deux exemples d’éclairs fourchus, ils se reproduisaient ici par centaines. Quelques-uns, divisés en mille branches diverses, se débitaient sous l’aspect de zigzags coralliformes, et produisaient sur la voûte obscure des jeux étonnants de lumière arborescente.

Bientôt tout le ciel, de l’est au nord, fut sous-tendu par une bande phosphorique d’un éclat intense. Cet incendie gagna peu à peu l’horizon entier, enflammant les nuages comme un amas de matières combustibles, et, bientôt reflété par les eaux miroitantes, il forma une immense sphère de feu dont l’ombu occupait le point central.

Glenarvan et ses compagnons regardaient silencieusement ce terrifiant spectacle. Ils n’auraient pu se faire entendre. Des nappes de lumière blanche glissaient jusqu’à eux, et dans ces rapides éclats apparaissaient et disparaissaient vivement tantôt la figure calme du major, tantôt la face curieuse de Paganel ou les traits énergiques de Glenarvan, tantôt la tête effarée de Robert ou la physionomie insouciante des matelots animés subitement d’une vie spectrale.

Cependant, la pluie ne tombait pas encore, et le vent se taisait toujours. Mais bientôt les cataractes du ciel s’entr’ouvrirent, et des raies verticales se tendirent comme les fils d’un tisseur sur le fond noir du ciel. Ces larges gouttes d’eau, frappant la surface du lac, rejaillissaient en milliers d’étincelles illuminées par le feu des éclairs.

Cette pluie annonçait-elle la fin de l’orage?

Glenarvan et ses compagnons devaient-ils en être quittes pour quelques douches vigoureusement administrées? Non. Au plus fort de cette lutte des feux aériens, à l’extrémité de cette branche mère qui s’étendait horizontalement, apparut subitement un globe enflammé de la grosseur du poing et entouré d’une fumée noire. Cette boule, après avoir tourné sur elle-même pendant quelques secondes, éclata comme une bombe, et avec un bruit tel qu’il fut perceptible au milieu du fracas général. Une vapeur sulfureuse remplit l’atmosphère.

Il se fit un instant de silence, et la voix de Tom Austin put être entendue, qui criait:

«L’arbre est en feu.»

Tom Austin ne se trompait pas. En un moment, la flamme, comme si elle eût été communiquée à une immense pièce d’artifice, se propagea sur le côté ouest de l’ombu; le bois mort, les nids d’herbes desséchée, et enfin tout l’aubier, de nature spongieuse, fournirent un aliment favorable à sa dévorante activité.

Le vent se levait alors et souffla sur cet incendie. Il fallait fuir. Glenarvan et les siens se réfugièrent en toute hâte dans la partie orientale de l’ombu respectée par la flamme, muets, troublés, effarés, se hissant, se glissant, s’aventurant sur des rameaux qui pliaient sous leur poids. Cependant, les branchages grésillaient, craquaient et se tordaient dans le feu comme des serpents brûlés vifs; leurs débris incandescents tombaient dans les eaux débordées et s’en allaient au courant en jetant des éclats fauves. Les flammes, tantôt s’élevaient à une prodigieuse hauteur et se perdaient dans l’embrasement de l’atmosphère; tantôt, rabattues par l’ouragan déchaîné, elles enveloppaient l’ombu comme une robe de Nessus. Glenarvan, Robert, le major, Paganel, les matelots étaient terrifiés; une épaisse fumée les suffoquait; une intolérable ardeur les brûlait; l’incendie gagnait de leur côté la charpente inférieure de l’arbre; rien ne pouvait l’arrêter ni l’éteindre! Enfin, la situation ne fut plus tenable, et de deux morts, il fallut choisir la moins cruelle.

«À l’eau!» cria Glenarvan.

Wilson, que les flammes atteignaient, venait déjà de se précipiter dans le lac, quand on l’entendit s’écrier avec l’accent de la plus violente terreur:

«À moi! à moi!»

Austin se précipita vers lui, et l’aida à regagner le sommet du tronc.

«Qu’y a-t-il?

—Les caïmans! Les caïmans!» répondit Wilson.

Et le pied de l’arbre apparut entouré des plus redoutables animaux de l’ordre des sauriens. Leurs écailles miroitaient dans les larges plaques de lumière dessinées par l’incendie; leur queue aplatie dans le sens vertical, leur tête semblable à un fer de lance, leurs yeux saillants, leurs mâchoires fendues jusqu’en arrière de l’oreille, tous ces signes caractéristiques ne purent tromper Paganel. Il reconnut ces féroces alligators particuliers à l’Amérique, et nommés caïmans dans les pays espagnols. Ils étaient là une dizaine qui battaient l’eau de leur queue formidable, et attaquaient l’ombu avec les longues dents de leur mâchoire inférieure.

À cette vue, les malheureux se sentirent perdus. Une mort épouvantable leur était réservée, qu’ils dussent périr dévorés par les flammes ou par la dent des caïmans. Et l’on entendit le major lui-même, d’une voix calme, dire:

«Il se pourrait bien que ce fût la fin de la fin.»

L’orage était alors dans sa période décroissante, mais il avait développé dans l’atmosphère une considérable quantité de vapeurs auxquelles les phénomènes électriques allaient communiquer une violence extrême. Dans le sud se formait peu à peu une énorme trombe, un cône de brouillards, la pointe en bas, la base en haut, qui reliait les eaux bouillonnantes aux nuages orageux. Ce météore s’avança bientôt en tournant sur lui-même avec une rapidité vertigineuse; il refoulait vers son centre une colonne liquide enlevée au lac, et un appel énergique, produit par son mouvement giratoire, précipitait vers lui tous les courants d’air environnants.

En peu d’instants, la gigantesque trombe se jeta sur l’ombu et l’enlaça de ses replis. L’arbre fut secoué jusque dans ses racines. Glenarvan put croire que les caïmans l’attaquaient de leurs puissantes mâchoires et l’arrachaient du sol. Ses compagnons et lui, se tenant les uns les autres, sentirent que le robuste arbre cédait et se culbutait; ses branches enflammées plongèrent dans les eaux tumultueuses avec un sifflement terrible. Ce fut l’œuvre d’une seconde. La trombe, déjà passée, portait ailleurs sa violence désastreuse, et, pompant les eaux du lac, semblait le vider sur son passage.

Alors l’ombu, couché sur les eaux, dériva sous les efforts combinés du vent et du courant. Les caïmans avaient fui, sauf un seul, qui rampait sur les racines retournées et s’avançait les mâchoires ouvertes; mais Mulrady saisissant une branche à demi entamée par le feu, en assomma l’animal d’un si rude coup qu’il lui cassa les reins. Le caïman culbuté s’abîma dans les remous du torrent. Glenarvan et ses compagnons, délivrés de ses voraces sauriens, gagnèrent les branches situées au vent de l’incendie, tandis que l’ombu, dont les flammes, au souffle de l’ouragan, s’arrondissaient en voiles incandescentes, dériva comme un brûlot en feu dans les ombres de la nuit.

Chapitre XXVI L’Atlantique

Pendant deux heures, l’ombu navigua sur l’immense lac sans atteindre la terre ferme. Les flammes qui le rongeaient s’étaient peu à peu éteintes.

Le principal danger de cette épouvantable traversée avait disparu. Le major se borna à dire qu’il n’y aurait pas lieu de s’étonner si l’on se sauvait.

Le courant, conservant sa direction première, allait toujours du sud-ouest au nord-est.

L’obscurité, à peine illuminée çà et là de quelque tardif éclair, était redevenue profonde, et Paganel cherchait en vain des points de repère à l’horizon.

L’orage touchait à sa fin. Les larges gouttes de pluie faisaient place à de légers embruns qui s’éparpillaient au souffle du vent, et les gros nuages dégonflés se coupaient par bandes dans les hauteurs du ciel.

La marche de l’ombu était rapide sur l’impétueux torrent; il glissait avec une surprenante vitesse, et comme si quelque puissant engin de locomotion eut été renfermé sous son écorce. Rien ne prouvait qu’il ne dût pas dériver ainsi pendant des jours entiers. Vers trois heures du matin, cependant, le major fit observer que ses racines frôlaient le sol.

Tom Austin, au moyen d’une longue branche détachée, sonda avec soin et constata que le terrain allait en pente remontante. En effet, vingt minutes plus tard, un choc eut lieu, et l’ombu s’arrêta net.

«Terre! Terre!» s’écria Paganel d’une voix retentissante.

L’extrémité des branches calcinées avait donné contre une extumescence du sol. Jamais navigateurs ne furent plus satisfaits de toucher. L’écueil, ici, c’était le port. Déjà Robert et Wilson, lancés sur un plateau solide, poussaient un hurrah de joie, quand un sifflement bien connu se fit entendre. Le galop d’un cheval retentit sur la plaine, et la haute taille de l’indien se dressa dans l’ombre.

«Thalcave! s’écria Robert.

—Thalcave! répondirent ses compagnons.

Amigos!» dit le patagon, qui avait attendu les voyageurs là où le courant devait les amener, puisqu’il l’y avait conduit lui-même.

En ce moment, il enleva Robert Grant dans ses bras sans se douter que Paganel pendait après lui, et il le serra sur sa poitrine. Bientôt, Glenarvan, le major et les marins heureux de revoir leur fidèle guide, lui pressaient les mains avec une vigoureuse cordialité. Puis, le patagon les conduisit dans le hangar d’une estancia abandonnée.

Là flambait un bon feu qui les réchauffa, là rôtissaient de succulentes tranches de venaison dont ils ne laissèrent pas miette. Et quand leur esprit reposé se prit à réfléchir, aucun d’eux ne put croire qu’il eût échappé à cette aventure faite de tant de dangers divers, l’eau, le feu et les redoutables caïmans des rivières argentines.

Thalcave, en quelques mots, raconta son histoire à Paganel, et reporta au compte de son intrépide cheval tout l’honneur de l’avoir sauvé. Paganel essaya alors de lui expliquer la nouvelle interprétation du document, et quelles espérances elle permettait de concevoir. L’indien comprit-il bien les ingénieuses hypothèses du savant? On peut en douter, mais il vit ses amis heureux et confiants, et il ne lui en fallait pas davantage.

On croira sans peine que ces intrépides voyageurs après leur journée de repos passée sur l’ombu, ne se firent pas prier pour se remettre en route.

À huit heures du matin, ils étaient prêts à partir.

On se trouvait trop au sud des estancias et des saladeros pour se procurer des moyens de transport.

Donc, nécessité absolue d’aller à pied. Il ne s’agissait, en somme, que d’une quarantaine de milles, et Thaouka ne se refuserait pas à porter de temps en temps un piéton fatigué, et même deux au besoin.

En trente-six heures on pouvait atteindre les rivages de l’Atlantique.

Le moment venu, le guide et ses compagnons laissèrent derrière eux l’immense bas-fond encore noyé sous les eaux, et se dirigèrent à travers des plaines plus élevées. Le territoire argentin reprenait sa monotone physionomie; quelques bouquets de bois, plantés par des mains européennes, se hasardaient çà et là au-dessus des pâturages, aussi rares, d’ailleurs, qu’aux environs des sierras Tandil et Tapalquem; les arbres indigènes ne se permettent de pousser qu’à la lisière de ces longues prairies et aux approches du cap Corrientes.

Ainsi se passa cette journée. Le lendemain, quinze milles avant d’être atteints, le voisinage de l’océan se fit sentir. La virazon, un vent singulier qui souffle régulièrement pendant les deuxièmes moitiés du jour et de la nuit, courbait les grandes herbes. Du sol amaigri s’élevaient des bois clairsemés, de petites mimosées arborescentes, des buissons d’acacias et des bouquets de curra-mabol.

Quelques lagunes salines miroitaient comme des morceaux de verre cassé, et rendirent la marche pénible, car il fallut les tourner. On pressait le pas, afin d’arriver le jour même au lac Salado sur les rivages de l’océan, et, pour tout dire, les voyageurs étaient passablement fatigués, quand, à huit heures du soir, ils aperçurent les dunes de sable, hautes de vingt toises, qui en délimitent la lisière écumeuse. Bientôt, le long murmure de la mer montante frappa leurs oreilles.

«L’océan! s’écria Paganel.

—Oui, l’océan!» répondit Thalcave.

Et ces marcheurs, auxquels la force semblait près de manquer, escaladaient bientôt les dunes avec une remarquable agilité.

Mais l’obscurité était grande déjà. Les regards se promenèrent en vain sur l’immensité sombre. Ils cherchèrent le Duncan, sans l’apercevoir.

«Il est pourtant là, s’écria Glenarvan, nous attendant et courant bord sur bord!

—Nous le verrons demain», répondit Mac Nabbs.

Tom Austin héla au juger le yacht invisible, mais sans obtenir de réponse. Le vent était d’ailleurs très fort, et la mer assez mauvaise. Les nuages chassaient de l’ouest, et la crête écumante des vagues s’envolait en fine poussière jusqu’au-dessus des dunes. Si donc le Duncan était au rendez-vous assigné, l’homme du bossoir ne pouvait ni être entendu ni entendre. La côte n’offrait aucun abri. Nulle baie, nulle anse, nul port. Pas même une crique. Elle se composait de longs bancs de sable qui allaient se perdre en mer, et dont l’approche est plus dangereuse que celle des rochers à fleur d’eau. Les bancs, en effet, irritent la lame; la mer y est particulièrement mauvaise, et les navires sont à coup sûr perdus, qui par les gros temps viennent s’échouer sur ces tapis de sable.

Il était donc fort naturel que le Duncan, jugeant cette côte détestable et sans port de refuge, se tînt éloigné. John Mangles, avec sa prudence habituelle, devait s’en élever le plus possible. Ce fut l’opinion de Tom Austin, et il affirma que le Duncan ne pouvait tenir la mer à moins de cinq bons milles.

Le major engagea donc son impatient ami à se résigner. Il n’existait aucun moyen de dissiper ces épaisses ténèbres. À quoi bon, dès lors, fatiguer ses regards à les promener sur le sombre horizon?

Ceci dit, il organisa une sorte de campement à l’abri des dunes; les dernières provisions servirent au dernier repas du voyage; puis chacun, suivant l’exemple du major, se creusa un lit improvisé dans un trou assez confortable, et, ramenant jusqu’à son menton l’immense couverture de sable, s’endormit d’un lourd sommeil. Seul Glenarvan veilla. Le vent se maintenait en grande brise, et l’océan se ressentait encore de l’orage passé. Ses vagues, toujours tumultueuses, se brisaient au pied des bancs avec un bruit de tonnerre. Glenarvan ne pouvait se faire à l’idée de savoir le Duncan si près de lui. Quant à supposer qu’il ne fût pas arrivé au rendez-vous convenu, c’était inadmissible. Glenarvan avait quitté la baie de Talcahuano le 14 octobre, et il arrivait le 12 novembre aux rivages de l’Atlantique. Or, pendant cet espace de trente jours employés à traverser le Chili, la cordillère, les pampas, la plaine argentine, le Duncan avait eu le temps de doubler le cap Horn et d’arriver à la côte opposée.

Pour un tel marcheur, les retards n’existaient pas; la tempête avait été certainement violente et ses fureurs terribles sur le vaste champ de l’Atlantique, mais le yacht était un bon navire et son capitaine un bon marin. Donc, puisqu’il devait être là, il y était.

Ces réflexions, quoi qu’il en soit, ne parvinrent pas à calmer Glenarvan. Quand le cœur et la raison se débattent, celle-ci n’est pas la plus forte. Le «laird» de Malcolm-Castle sentait dans cette obscurité tous ceux qu’il aimait, sa chère Helena, Mary Grant, l’équipage de son Duncan. Il errait sur le rivage désert que les flots couvraient de leurs paillettes phosphorescentes. Il regardait, il écoutait. Il crut même, à de certains moments, surprendre en mer une lueur indécise.

«Je ne me trompe pas, se dit-il, j’ai vu un feu de navire, le feu du Duncan. Ah! Pourquoi mes regards ne peuvent-ils percer ces ténèbres!»

Une idée lui vint alors. Paganel se disait nyctalope, Paganel y voyait la nuit. Il alla réveiller Paganel. Le savant dormait dans son trou du sommeil des taupes, quand un bras vigoureux l’arracha de sa couche de sable.

«Qui va là? s’écria-t-il.

—C’est moi, Paganel.

—Qui, vous?

—Glenarvan. Venez, j’ai besoin de vos yeux.

—Mes yeux? répondit Paganel, qui les frottait vigoureusement.

—Oui, vos yeux, pour distinguer notre Duncan dans cette obscurité. Allons, venez.

—Au diable la nyctalopie!» se dit Paganel, enchanté d’ailleurs, d’être utile à Glenarvan.

Et se relevant, secouant ses membres engourdis, «broumbroumant» comme les gens qui s’éveillent, il suivit son ami sur le rivage.

Glenarvan le pria d’examiner le sombre horizon de la mer. Pendant quelques minutes, Paganel se livra consciencieusement à cette contemplation.

«Eh bien! N’apercevez-vous rien? demanda Glenarvan.

—Rien! Un chat lui-même n’y verrait pas à deux pas de lui.

—Cherchez un feu rouge ou un feu vert, c’est-à-dire un feu de bâbord ou de tribord.

—Je ne vois ni feu vert ni feu rouge! Tout est noir!» répondit
Paganel, dont les yeux se fermaient involontairement.

Pendant une demi-heure, il suivit son impatient ami, machinalement, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, puis la relevant brusquement. Il ne répondait pas, il ne parlait plus. Ses pas mal assurés le laissaient rouler comme un homme ivre.

Glenarvan regarda Paganel. Paganel dormait en marchant.

Glenarvan le prit alors par le bras, et, sans le réveiller, le reconduisit à son trou, où il l’enterra confortablement. À l’aube naissante, tout le monde fut mis sur pied à ce cri:

«Le Duncan! le Duncan!

—Hurrah! Hurrah!» répondirent à Glenarvan ses compagnons, se précipitant sur le rivage.

En effet, à cinq milles au large, le yacht, ses basses voiles soigneusement serrées, se maintenait sous petite vapeur. Sa fumée se perdait confusément dans les brumes du matin. La mer était forte, et un navire de ce tonnage ne pouvait sans danger approcher le pied des bancs.

Glenarvan, armé de la longue-vue de Paganel, observait les allures du Duncan. John Mangles ne devait pas avoir aperçu ses passagers, car il n’évoluait pas, et continuait de courir, bâbord amures, sous son hunier au bas ris.

Mais en ce moment, Thalcave, après avoir fortement bourré sa carabine, la déchargea dans la direction du yacht.

On écouta. On regarda surtout. Trois fois, la carabine de l’indien retentit, réveillant les échos des dunes.

Enfin, une fumée blanche apparut aux flancs du yacht.

«Ils nous ont vus! s’écria Glenarvan. C’est le canon du Duncan!»

Et, quelques secondes après, une sourde détonation venait mourir à la limite du rivage. Aussitôt, le Duncan, changeant son hunier et forçant le feu de ses fourneaux, évolua de manière à ranger de plus près la côte.

Bientôt, la lunette aidant, on vit une embarcation se détacher du bord.

«Lady Helena ne pourra venir, dit Tom Austin, la mer est trop dure!

—John Mangles non plus, répondit Mac Nabbs, il ne peut quitter son navire.

—Ma sœur! Ma sœur! disait Robert, tendant ses bras vers le yacht qui roulait violemment.

—Ah! Qu’il me tarde d’être à bord! s’écria Glenarvan.

—Patience, Edward. Vous y serez dans deux heures», répondit le major.

Deux heures! En effet, l’embarcation, armée de six avirons, ne pouvait en moins de temps accomplir son trajet d’aller et de retour.

Alors Glenarvan rejoignit Thalcave, qui les bras croisés, Thaouka près de lui, regardait tranquillement la mouvante surface des flots.

Glenarvan prit sa main, et lui montrant le yacht:

«Viens», dit-il.

L’indien secoua doucement la tête.

«Viens, ami, reprit Glenarvan.

—Non, répondit doucement Thalcave. Ici est Thaouka, et là, les pampas!» ajouta-t-il, en embrassant d’un geste passionné l’immense étendue des plaines.

Glenarvan comprit bien que l’indien ne voudrait jamais abandonner la prairie où blanchissaient les os de ses pères. Il connaissait le religieux attachement de ces enfants du désert pour le pays natal. Il serra donc la main de Thalcave, et n’insista pas. Il n’insista pas, non plus, quand l’indien, souriant à sa manière, refusa le prix de ses services en disant:

«Par amitié.»

Glenarvan ne put lui répondre. Il aurait voulu laisser au moins un souvenir au brave indien qui lui rappelât ses amis de l’Europe. Mais que lui restait-il? Ses armes, ses chevaux, il avait tout perdu dans les désastres de l’inondation. Ses amis n’étaient pas plus riches que lui.

Il ne savait donc comment reconnaître le désintéressement du brave guide, quand une idée lui vint à l’esprit. Il tira de son portefeuille un médaillon précieux qui entourait un admirable portrait, un chef-d’œuvre de Lawrence, et il l’offrit à l’indien.

«Ma femme», dit-il.

Thalcave considéra le portrait d’un œil attendri, et prononça ces simples mots:

«Bonne et belle!»

Puis Robert, Paganel, le major, Tom Austin, les deux matelots, vinrent avec de touchantes paroles faire leurs adieux au patagon. Ces braves gens étaient sincèrement émus de quitter cet ami intrépide et dévoué. Thalcave les pressa tous sur sa large poitrine. Paganel lui fit accepter une carte de l’Amérique méridionale et des deux océans que l’indien avait souvent regardée avec intérêt. C’était ce que le savant possédait de plus précieux. Quant à Robert, il n’avait que ses caresses à donner; il les offrit à son sauveur, et Thaouka ne fut pas oublié dans sa distribution.

En ce moment, l’embarcation du Duncan approchait; elle se glissa dans un étroit chenal creusé entre les bancs, et vint bientôt échouer au rivage.

«Ma femme? demanda Glenarvan.

—Ma sœur? s’écria Robert.

—Lady Helena et miss Grant vous attendent à bord, répondit le patron du canot. Mais partons, votre honneur, nous n’avons pas une minute à perdre, car le jusant commence à se faire sentir.»

Les derniers embrassements furent prodigués à l’indien. Thalcave accompagna les amis jusqu’à l’embarcation, qui fut remise à flot. Au moment où Robert montait à bord, l’indien le prit dans ses bras et le regarda avec tendresse.

«Et maintenant va, dit-il, tu es un homme!

—Adieu, ami! Adieu! dit encore une fois Glenarvan.

—Ne nous reverrons-nous jamais? s’écria Paganel.

Quien sabe?» répondit Thalcave, en levant son bras vers le ciel.

Ce furent les dernières paroles de l’indien, qui se perdirent dans le souffle du vent. On poussa au large. Le canot s’éloigna, emporté par la mer descendante.

Longtemps, la silhouette immobile de Thalcave apparut à travers l’écume des vagues. Puis sa grande taille s’amoindrit, et il disparut aux yeux de ses amis d’un jour. Une heure après, Robert s’élançait le premier à bord du Duncan et se jetait au cou de Mary Grant, pendant que l’équipage du yacht remplissait l’air de ses joyeux hurrahs.

Ainsi s’était accomplie cette traversée de l’Amérique du sud suivant une ligne rigoureusement droite. Ni montagnes, ni fleuves ne firent dévier les voyageurs de leur imperturbable route, et, s’ils n’eurent pas à combattre le mauvais vouloir des hommes, les éléments, souvent déchaînés contre eux, soumirent à de rudes épreuves leur généreuse intrépidité.

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre I Le retour à bord

Les premiers instants furent consacrés au bonheur de se revoir. Lord Glenarvan n’avait pas voulu que l’insuccès des recherches refroidît la joie dans le cœur de ses amis. Aussi ses premières paroles furent-elles celles-ci: «Confiance, mes amis, confiance! Le capitaine Grant n’est pas avec nous, mais nous avons la certitude de le retrouver.»

Il ne fallait rien de moins qu’une telle assurance pour rendre l’espoir aux passagères du Duncan.

En effet, lady Helena et Mary Grant, pendant que l’embarcation ralliait le yacht, avaient éprouvé les mille angoisses de l’attente. Du haut de la dunette, elles essayaient de compter ceux qui revenaient à bord.

Tantôt la jeune fille se désespérait; tantôt, au contraire, elle s’imaginait voir Harry Grant. Son cœur palpitait; elle ne pouvait parler, elle se soutenait à peine. Lady Helena l’entourait de ses bras. John Mangles, en observation près d’elle, se taisait; ses yeux de marin, si habitués à distinguer les objets éloignés, ne voyaient pas le capitaine.

«Il est là! Il vient! Mon père!» murmurait la jeune fille. Mais, la chaloupe se rapprochant peu à peu, l’illusion devint impossible. Les voyageurs n’étaient pas à cent brasses du bord, que non seulement lady Helena et John Mangles, mais Mary elle-même, les yeux baignés de larmes, avaient perdu tout espoir. Il était temps que lord Glenarvan arrivât et fît entendre ses rassurantes paroles.

Après les premiers embrassements, lady Helena, Mary Grant et John Mangles furent instruits des principaux incidents de l’expédition, et, avant tout, Glenarvan leur fit connaître cette nouvelle interprétation du document due à la sagacité de Jacques Paganel. Il fit aussi l’éloge de Robert, dont Mary devait être fière à bon droit. Son courage, son dévouement, les dangers qu’il avait courus, tout fut mis en relief par Glenarvan, au point que le jeune garçon n’aurait su où se cacher, si les bras de sa sœur ne lui eussent offert un refuge.

«Il ne faut pas rougir, Robert, dit John Mangles, tu t’es conduit en digne fils du capitaine Grant!»

Il tendit ses bras au frère de Mary, et appuya ses lèvres sur ses joues encore humides des larmes de la jeune fille.

On ne parle ici que pour mémoire de l’accueil que reçurent le major et le géographe, et du souvenir dont fut honoré le généreux Thalcave. Lady Helena regretta de ne pouvoir presser la main du brave indien. Mac Nabbs, après les premiers épanchements, avait gagné sa cabine, où il se faisait la barbe d’une main calme et assurée. Quant à Paganel, il voltigeait de l’un à l’autre, comme une abeille, butinant le suc des compliments et des sourires. Il voulut embrasser tout l’équipage du Duncan, et, soutenant que lady Helena en faisait partie aussi bien que Mary Grant, il commença sa distribution par elles pour finir à Mr Olbinett.

Le stewart ne crut pouvoir mieux reconnaître une telle politesse, qu’en annonçant le déjeuner.

«Le déjeuner? s’écria Paganel.

—Oui, monsieur Paganel, répondit Mr Olbinett.

—Un vrai déjeuner, sur une vraie table, avec un couvert et des serviettes?

—Sans doute, monsieur Paganel.

—Et on ne mangera ni charqui, ni œufs durs, ni filets d’autruche?

—Oh! monsieur! répondit le maître d’hôtel, humilié dans son art.

—Je n’ai pas voulu vous blesser, mon ami, dit le savant avec un sourire. Mais, depuis un mois, tel était notre ordinaire, et nous dînions, non pas assis à table, mais étendus sur le sol, à moins que nous ne fussions à califourchon sur des arbres. Ce déjeuner que vous venez d’annoncer a donc pu me paraître un rêve, une fiction, une chimère!

—Eh bien, allons constater sa réalité, monsieur Paganel, répondit lady Helena, qui ne se retenait pas de rire.

—Voici mon bras, dit le galant géographe.

—Votre honneur n’a pas d’ordres à me donner pour le Duncan? demanda John Mangles.

—Après déjeuner, mon cher John, répondit Glenarvan, nous discuterons en famille le programme de notre nouvelle expédition.»

Les passagers du yacht et le jeune capitaine descendirent dans le carré. Ordre fut donné à l’ingénieur de se maintenir en pression, afin de partir au premier signal.

Le major, rasé de frais, et les voyageurs, après une rapide toilette, prirent place à la table.

On fit fête au déjeuner de Mr Olbinett. Il fut déclaré excellent, et même supérieur aux splendides festins de la pampa, Paganel revint deux fois à chacun des plats, «par distraction», dit-il.

Ce mot malencontreux amena lady Glenarvan à demander si l’aimable français était quelquefois retombé dans son péché habituel. Le major et lord Glenarvan se regardèrent en souriant. Quant à Paganel, il éclata de rire, franchement, et s’engagea «sur l’honneur» à ne plus commettre une seule distraction pendant tout le voyage; puis il fit d’une très plaisante façon le récit de sa déconvenue et de ses profondes études sur l’œuvre de Camoëns.

«Après tout, ajouta-t-il en terminant, à quelque chose malheur est bon, et je ne regrette pas mon erreur.

—Et pourquoi, mon digne ami? demanda le major.

—Parce que non seulement je sais l’espagnol, mais aussi le portugais. Je parle deux langues au lieu d’une!

—Par ma foi, je n’y avais pas songé, répondit Mac Nabbs. Mes compliments, Paganel, mes sincères compliments!»

On applaudit Paganel, qui ne perdait pas un coup de dent. Il mangeait et causait tout ensemble. Mais il ne remarqua pas une particularité qui ne put échapper à Glenarvan: ce furent les attentions de John Mangles pour sa voisine Mary Grant. Un léger signe de lady Helena à son mari lui apprit que c’était «comme cela!» Glenarvan regarda les deux jeunes gens avec une affectueuse sympathie, et il interpella John Mangles, mais à un tout autre propos.

«Et votre voyage, John, lui demanda-t-il, comment s’est-il accompli?

—Dans les meilleures conditions, répondit le capitaine. Seulement j’apprendrai à votre honneur que nous n’avons pas repris la route du détroit de Magellan.

—Bon! s’écria Paganel, vous avez doublé le cap Horn, et je n’étais pas là!

—Pendez-vous! dit le major.

—Égoïste! C’est pour avoir de ma corde, que vous me donnez ce conseil! répliqua le géographe.

—Voyons, mon cher Paganel, répondit Glenarvan, à moins d’être doué du don d’ubiquité, on ne saurait être partout. Or, puisque vous couriez la plaine des pampas, vous ne pouviez pas en même temps doubler le cap Horn.

—Cela ne m’empêche pas de le regretter», répliqua le savant.

Mais on ne le poussa pas davantage, et on le laissa sur cette réponse. John Mangles reprit alors la parole, et fit le récit de sa traversée. En prolongeant la côte américaine, il avait observé tous les archipels occidentaux sans trouver aucune trace du Britannia. Arrivé au cap Pilares, à l’entrée du détroit, et trouvant les vents debout, il donna dans le sud; le Duncan longea les îles de la Désolation, s’éleva jusqu’au soixante-septième degré de latitude australe, doubla le cap Horn, rangea la Terre de Feu, et, passant le détroit de Lemaire, il suivit les côtes de la Patagonie.

Là, il éprouva des coups de vent terribles à la hauteur du cap Corrientes, ceux-là mêmes qui assaillirent si violemment les voyageurs pendant l’orage. Mais le yacht se comporta bien, et depuis trois jours John Mangles courait des bordées au large, lorsque les détonations de la carabine lui signalèrent l’arrivée des voyageurs si impatiemment attendus. Quant à lady Glenarvan et à miss Grant, le capitaine du Duncan serait injuste en méconnaissant leur rare intrépidité. La tempête ne les effraya pas, et si elles manifestèrent quelques craintes, ce fut en songeant à leurs amis, qui erraient alors dans les plaines de la république Argentine.

Ainsi se termina le récit de John Mangles; il fut suivi des félicitations de lord Glenarvan. Puis, celui-ci, s’adressant à Mary Grant:

«Ma chère miss, dit-il, je vois que le capitaine John rend hommage à vos grandes qualités, et je suis heureux de penser que vous ne vous déplaisez point à bord de son navire!

—Comment pourrait-il en être autrement? répondit Mary, en regardant lady Helena, et peut-être aussi le jeune capitaine.

—Oh! Ma sœur vous aime bien, monsieur John, s’écria Robert, et moi, je vous aime aussi!

—Et je te le rends, mon cher enfant», répondit John Mangles, un peu déconcerté des paroles de Robert, qui amenèrent une légère rougeur au front de Mary Grant.

Puis, mettant la conversation sur un terrain moins brûlant, John
Mangles ajouta:

«Puisque j’ai fini de raconter le voyage du Duncan, votre honneur voudra-t-il nous donner quelques détails sur sa traversée de l’Amérique et sur les exploits de notre jeune héros?»

Nul récit ne pouvait être plus agréable à lady Helena et à miss Grant. Aussi lord Glenarvan se hâta de satisfaire leur curiosité. Il reprit, incident par incident, tout son voyage d’un océan à l’autre. Le passage de la Cordillère Des Andes, le tremblement de terre, la disparition de Robert, l’enlèvement du condor, le coup de fusil de Thalcave, l’épisode des loups rouges, le dévouement du jeune garçon, le sergent Manuel, l’inondation, le refuge sur l’ombu, la foudre, l’incendie, les caïmans, la trombe, la nuit au bord de l’Atlantique, ces divers détails, gais ou terribles, vinrent tour à tour exciter la joie et l’effroi de ses auditeurs.

Mainte circonstance fut rapportée, qui valut à Robert les caresses de sa sœur et de lady Helena.

Jamais enfant ne se vit si bien embrassé, et par des amies plus enthousiastes.

Lorsque lord Glenarvan eut terminé son histoire, il ajouta ces paroles:

«Maintenant, mes amis, songeons au présent; le passé est passé, mais l’avenir est à nous; revenons au capitaine Harry Grant.»

Le déjeuner était terminé; les convives rentrèrent dans le salon particulier de lady Glenarvan; ils prirent place autour d’une table chargée de cartes et de plans, et la conversation s’engagea aussitôt.

«Ma chère Helena, dit lord Glenarvan, en montant à bord, je vous ai annoncé que si les naufragés du Britannia ne revenaient pas avec nous, nous avions plus que jamais l’espoir de les retrouver. De notre passage à travers l’Amérique est résultée cette conviction, je dirai mieux, cette certitude:

Que la catastrophe n’a eu lieu ni sur les côtes du Pacifique, ni sur les côtes de l’Atlantique. De là cette conséquence naturelle, que l’interprétation tirée du document était erronée en ce qui touche la Patagonie.

Fort heureusement, notre ami Paganel, illuminé par une soudaine inspiration, a découvert l’erreur. Il a démontré que nous suivions une voie fausse, et il a interprété le document de manière à ne plus laisser aucune hésitation dans notre esprit. Il s’agit du document écrit en français, et je prierai Paganel de l’expliquer ici, afin que personne ne conserve le moindre doute à cet égard.»

Le savant, mis en demeure de parler, s’exécuta aussitôt; il disserta sur les mots gonie et indi de la façon la plus convaincante; il fit sortir rigoureusement du mot austral le mot Australie; il démontra que le capitaine Grant, en quittant la côte du Pérou pour revenir en Europe, avait pu, sur un navire désemparé, être entraîné par les courants méridionaux du Pacifique jusqu’aux rivages australiens; enfin, ses ingénieuses hypothèses, ses plus fines déductions, obtinrent l’approbation complète de John Mangles lui-même, juge difficile en pareille matière, et qui ne se laissait pas entraîner à des écarts d’imagination.

Lorsque Paganel eut achevé sa dissertation, Glenarvan annonça que le Duncan allait faire immédiatement route pour l’Australie.

Cependant le major, avant que l’ordre ne fût donné de mettre cap à l’est, demanda à faire une simple observation.

«Parlez, Mac Nabbs, répondit Glenarvan.

—Mon but, dit le major, n’est point d’affaiblir les arguments de mon ami Paganel, encore moins de les réfuter; je les trouve sérieux, sagaces, dignes de toute notre attention, et ils doivent à juste titre former la base de nos recherches futures. Mais je désire qu’ils soient soumis à un dernier examen afin que leur valeur soit incontestable et incontestée.»

On ne savait où voulait en venir le prudent Mac Nabbs, et ses auditeurs l’écoutaient avec une certaine anxiété.

«Continuez, major, dit Paganel. Je suis prêt à répondre à toutes vos questions.

—Rien ne sera plus simple, dit le major. Quand, il y a cinq mois, dans le golfe de la Clyde, nous avons étudié les trois documents, leur interprétation nous a paru évidente. Nulle autre côte que la côte occidentale de la Patagonie ne pouvait avoir été le théâtre du naufrage. Nous n’avions même pas à ce sujet l’ombre d’un doute.

—Réflexion fort juste, répondit Glenarvan.

—Plus tard, reprit le major, lorsque Paganel, dans un moment de providentielle distraction, s’embarqua à notre bord, les documents lui furent soumis, et il approuva sans réserve nos recherches sur la côte américaine.

—J’en conviens, répondit le géographe.

—Et cependant, nous nous sommes trompés, dit le major.

—Nous nous sommes trompés, répéta Paganel. Mais pour se tromper, Mac Nabbs, il ne faut qu’être homme, tandis qu’il est fou celui qui persiste dans son erreur.

—Attendez, Paganel, répondit le major, ne vous animez pas. Je ne veux point dire que nos recherches doivent se prolonger en Amérique.

—Alors que demandez-vous? dit Glenarvan.

—Un aveu, rien de plus, l’aveu que l’Australie paraît être maintenant le théâtre du naufrage du Britannia aussi évidemment que l’Amérique le semblait naguère.

—Nous l’avouons volontiers, répondit Paganel.

—J’en prends acte, reprit le major, et j’en profite pour engager votre imagination à se défier de ces évidences successives et contradictoires. Qui sait si, après l’Australie, un autre pays ne nous offrira pas les mêmes certitudes, et si, ces nouvelles recherches vainement faites, il ne semblera pas «évident» qu’elles doivent être recommencées ailleurs?»

Glenarvan et Paganel se regardèrent. Les observations du major les frappaient par leur justesse.

«Je désire donc, reprit Mac Nabbs, qu’une dernière épreuve soit faite avant de faire route pour l’Australie. Voici les documents, voici des cartes. Examinons successivement tous les points par lesquels passe le trente-septième parallèle, et voyons si quelque autre pays ne se rencontrerait pas, dont le document donnerait l’indication précise.

—Rien de plus facile et de moins long, répondit Paganel, car, heureusement, les terres n’abondent pas sous cette latitude.

—Voyons», dit le major, en déployant un planisphère anglais, dressé suivant la projection de Mercator, et qui offrait à l’œil tout l’ensemble du globe terrestre.

La carte fut placée devant lady Helena, et chacun se plaça de façon à suivre la démonstration de Paganel.

«Ainsi que je vous l’ai déjà appris, dit le géographe, après avoir traversé l’Amérique Du Sud, le trente-septième degré de latitude rencontre les îles Tristan d’Acunha. Or, je soutiens que pas un des mots du document ne peut se rapporter à ces îles.»

Les documents scrupuleusement examinés, on dut reconnaître que
Paganel avait raison.

Tristan d’Acunha fut rejeté à l’unanimité.

«Continuons, reprit le géographe. En sortant de l’Atlantique, nous passons à deux degrés au-dessous du cap de Bonne-Espérance, et nous pénétrons dans la mer des Indes. Un seul groupe d’îles se trouve sur notre route, le groupe des îles Amsterdam. Soumettons-les au même examen que Tristan d’Acunha.»

Après un contrôle attentif, les îles Amsterdam furent évincées à leur tour. Aucun mot, entier ou non, français, anglais ou allemand, ne s’appliquait à ce groupe de l’océan Indien.

«Nous arrivons maintenant à l’Australie, reprit Paganel; le trente-septième parallèle rencontre ce continent au cap Bernouilli; il en sort par la baie Twofold. Vous conviendrez comme moi, et sans forcer les textes, que le mot anglais stra et le mot français austral peuvent s’appliquer à l’Australie. La chose est assez évidente pour que je n’insiste pas.»

Chacun approuva la conclusion de Paganel. Ce système réunissait toutes les probabilités en sa faveur.

«Allons au delà, dit le major.

—Allons, répondit le géographe, le voyage est facile. En quittant la baie Twofold, on traverse le bras de mer qui s’étend à l’est de l’Australie et on rencontre la Nouvelle Zélande. Tout d’abord, je vous rappellerai que le mot contin du document français indique un «continent» d’une façon irréfragable. Le capitaine Grant ne peut donc avoir trouvé refuge sur la Nouvelle Zélande qui n’est qu’une île. Quoi qu’il en soit, examinez, comparez, retournez les mots, et voyez si, par impossible, ils pourraient convenir à cette nouvelle contrée.

—En aucune façon, répondit John Mangles, qui fit une minutieuse observation des documents et du planisphère.

—Non, dirent les auditeurs de Paganel et le major lui-même, non, il ne peut s’agir de la Nouvelle Zélande.

—Maintenant, reprit le géographe, sur tout cet immense espace qui sépare cette grande île de la côte américaine, le trente-septième parallèle ne traverse qu’un îlot aride et désert.

—Qui se nomme?… Demanda le major.

—Voyez la carte. C’est Maria-Thérésa, nom dont je ne trouve aucune trace dans les trois documents.

—Aucune, répondit Glenarvan.

—Je vous laisse donc, mes amis, à décider si toutes les probabilités, pour ne pas dire les certitudes, ne sont point en faveur du continent australien?

—Évidemment, répondirent à l’unanimité les passagers et le capitaine du Duncan.

—John, dit alors Glenarvan, vous avez des vivres et du charbon en suffisante quantité?

—Oui, votre honneur, je me suis amplement approvisionné à Talcahuano, et, d’ailleurs, la ville du Cap nous permettra de renouveler très facilement notre combustible.

—Eh bien, alors, donnez la route…

—Encore une observation, dit le major, interrompant son ami.

—Faites, Mac Nabbs.

—Quelles que soient les garanties de succès que nous offre l’Australie, ne serait-il pas à propos de relâcher un jour ou deux aux îles Tristan d’Acunha et Amsterdam? Elles sont situées sur notre parcours, et ne s’éloignent aucunement de notre route. Nous saurons alors si le Britannia n’y a pas laissé trace de son naufrage.

—L’incrédule major, s’écria Paganel, il y tient!

—Je tiens surtout à ne pas revenir sur nos pas, si l’Australie, par hasard, ne réalise pas les espérances qu’elle fait concevoir.

—La précaution me paraît bonne, répondit Glenarvan.

—Et ce n’est pas moi qui vous dissuaderai de la prendre, répliqua Paganel. Au contraire.

—Alors, John, dit Glenarvan, faites mettre le cap sur Tristan d’Acunha.

—À l’instant, votre honneur», répondit le capitaine, et il remonta sur le pont, tandis que Robert et Mary Grant adressaient les plus vives paroles de reconnaissance à lord Glenarvan.

Bientôt le Duncan, s’éloignant de la côte américaine et courant dans l’est, fendit de sa rapide étrave les flots de l’océan Atlantique.

Chapitre II Tristan d’Acunha

Si le yacht eût suivi la ligne de l’équateur, les cent quatre-vingt-seize degrés qui séparent l’Australie de l’Amérique, ou pour mieux dire, le cap Bernouilli du cap Corrientes, auraient valu onze mille sept cent soixante milles géographiques.

Mais, sur le trente-septième parallèle, ces cent quatre-vingt-seize degrés, par suite de la forme du globe, ne représentent que neuf mille quatre cent quatre-vingts milles. De la côte américaine à Tristan d’Acunha, on compte deux mille cent milles, distance que John Mangles espérait franchir en dix jours, si les vents d’est ne retardaient pas la marche du yacht. Or, il eut précisément lieu d’être satisfait, car vers le soir la brise calmit sensiblement, puis changea, et le Duncan put déployer sur une mer tranquille toutes ses incomparables qualités.

Les passagers avaient repris le jour même leurs habitudes du bord. Il ne semblait pas qu’ils eussent quitté le navire pendant un mois. Après les eaux du Pacifique, les eaux de l’Atlantique s’étendaient sous leurs yeux, et, à quelques nuances près, tous les flots se ressemblent. Les éléments, après les avoir si terriblement éprouvés, unissaient maintenant leurs efforts pour les favoriser. L’océan était paisible, le vent soufflait du bon côté, et tout le jeu de voiles, tendu sous les brises de l’ouest, vint en aide à l’infatigable vapeur emmagasinée dans la chaudière.

Cette rapide traversée s’accomplit donc sans accident ni incident. On attendait avec confiance la côte australienne. Les probabilités se changeaient en certitudes. On causait du capitaine Grant comme si le yacht allait le prendre dans un port déterminé.

Sa cabine et les cadres de ses deux compagnons furent préparés à bord. Mary Grant se plaisait à la disposer de ses mains, à l’embellir. Elle lui avait été cédée par Mr Olbinett, qui partageait actuellement la chambre de mistress Olbinett. Cette cabine confinait au fameux numéro six, retenu à bord du Scotia par Jacques Paganel.

Le savant géographe s’y tenait presque toujours enfermé. Il travaillait du matin au soir à un ouvrage intitulé: Sublimes impressions d’un géographe dans la Pampasie argentine. On l’entendait essayer d’une voix émue ses périodes élégantes avant de les confier aux blanches pages de son calepin, et plus d’une fois, infidèle à Clio, la muse de l’histoire, il invoqua dans ses transports la divine Calliope, qui préside aux grandes choses épiques.

Paganel, d’ailleurs, ne s’en cachait pas. Les chastes filles d’Apollon quittaient volontiers pour lui les sommets du Parnasse ou de l’Hélicon. Lady Helena lui en faisait ses sincères compliments.

Le major le félicitait aussi de ces visites mythologiques.

«Mais surtout, ajoutait-il, pas de distractions, mon cher Paganel, et si, par hasard, il vous prend fantaisie d’apprendre l’australien, n’allez pas l’étudier dans une grammaire chinoise!»

Les choses allaient donc parfaitement à bord. Lord et lady Glenarvan observaient avec intérêt John Mangles et Mary Grant. Ils n’y trouvaient rien à redire, et, décidément, puisque John ne parlait point, mieux valait n’y pas prendre garde.

«Que pensera le capitaine Grant? dit un jour Glenarvan à lady
Helena.

—Il pensera que John est digne de Mary, mon cher Edward, et il ne se trompera pas.»

Cependant, le yacht marchait rapidement vers son but. Cinq jours après avoir perdu de vue le cap Corrientes, le 16 novembre, de belles brises d’ouest se firent sentir, celles-là mêmes dont s’accommodent fort les navires qui doublent la pointe africaine contre les vents réguliers du sud-est. Le Duncan se couvrit de toiles, et sous sa misaine, sa brigantine, son hunier, son perroquet, ses bonnettes, ses voiles de flèche et d’étais, il courut bâbord amures avec une audacieuse rapidité. C’est à peine si son hélice mordait sur les eaux fuyantes que coupait son étrave, et il semblait qu’il luttait alors avec les yachts de course du royal-thames-club.

Le lendemain, l’océan se montra couvert d’immenses goémons, semblable à un vaste étang obstrué par les herbes. On eût dit une de ces mers de sargasses formées de tous les débris d’arbres et de plantes arrachés aux continents voisins. Le commandant Maury les a spécialement signalées à l’attention des navigateurs. Le Duncan paraissait glisser sur une longue prairie que Paganel compara justement aux pampas, et sa marche fut un peu retardée.

Vingt-quatre heures après, au lever du jour, la voix du matelot de vigie se fit entendre.

«Terre! Cria-t-il.

—Dans quelle direction? demanda Tom Austin, qui était de quart.

—Sous le vent à nous», répondit le matelot.

À ce cri toujours émotionnant, le pont du yacht se peupla subitement. Bientôt une longue-vue sortit de la dunette et fut immédiatement suivie de Jacques Paganel. Le savant braqua son instrument dans la direction indiquée, et ne vit rien qui ressemblât à une terre.

«Regardez dans les nuages, lui dit John Mangles.

—En effet, répondit Paganel, on dirait une sorte de pic presque imperceptible encore.

—C’est Tristan d’Acunha, reprit John Mangles.

—Alors, si j’ai bonne mémoire, répliqua le savant, nous devons en être à quatre-vingts milles, car le pic de Tristan, haut de sept mille pieds, est visible à cette distance.

—Précisément», répondit le capitaine John.

Quelques heures plus tard, le groupe d’îles très hautes et très escarpées fut parfaitement visible à l’horizon. Le piton conique de Tristan se détachait en noir sur le fond resplendissant du ciel, tout bariolé des rayons du soleil levant. Bientôt l’île principale se dégagea de la masse rocheuse, au sommet d’un triangle incliné vers le nord-est.

Tristan d’Acunha est située par 37° 8’ de latitude australe, et 10° 44’ de longitude à l’ouest du méridien de Greenwich. À dix-huit milles au sud-ouest, l’île Inaccessible, et à dix milles au sud-est, l’île du Rossignol, complètent ce petit groupe isolé dans cette partie de l’Atlantique.

Vers midi, on releva les deux principaux amers qui servent aux marins de point de reconnaissance, savoir, à un angle de l’île Inaccessible, une roche qui figure fort exactement un bateau sous voile, et, à la pointe nord de l’île du Rossignol, deux îlots semblables à un fortin en ruine. À trois heures, le Duncan donnait dans la baie Falmouth de Tristan d’Acunha, que la pointe de Help ou de Bon-Secours abrite contre les vents d’ouest.

Là, dormaient à l’ancre quelques baleiniers occupés de la pêche des phoques et autres animaux marins, dont ces côtes offrent d’innombrables échantillons.

John Mangles s’occupa de chercher un bon mouillage, car ces rades foraines sont très dangereuses par les coups de vents de nord-ouest et de nord, et, précisément à cette place, le brick anglais Julia se perdit corps et biens, en 1829. Le Duncan s’approcha à un demi-mille du rivage, et mouilla par vingt brasses sur fond de roches. Aussitôt, passagères et passagers s’embarquèrent dans le grand canot et prirent pied sur un sable fin et noir, impalpable débris des roches calcinées de l’île.

La capitale de tout le groupe de Tristan d’Acunha consiste en un petit village situé au fond de la baie sur un gros ruisseau fort murmurant. Il y avait là une cinquantaine de maisons assez propres et disposées avec cette régularité géométrique qui paraît être le dernier mot de l’architecture anglaise. Derrière cette ville en miniature s’étendaient quinze cents hectares de plaines, bornées par un immense remblai de laves; au-dessus de ce plateau, le piton conique montait à sept mille pieds dans les airs.

Lord Glenarvan fut reçu par un gouverneur qui relève de la colonie anglaise du Cap. Il s’enquit immédiatement d’Harry Grant et du Britannia.

Ces noms étaient entièrement inconnus. Les îles Tristan d’Acunha sont hors de la route des navires, et par conséquent peu fréquentées. Depuis le célèbre naufrage du Blendon-Hall, qui toucha en 1821 sur les rochers de l’île Inaccessible, deux bâtiments avaient fait côte à l’île principale, le Primauguet en 1845, et le trois-mâts américain Philadelphia en 1857. La statistique acunhienne des sinistres maritimes se bornait à ces trois catastrophes.

Glenarvan ne s’attendait pas à trouver des renseignements plus précis, et il n’interrogeait le gouverneur de l’île que par acquit de conscience.

Il envoya même les embarcations du bord faire le tour de l’île, dont la circonférence est de dix-sept milles au plus. Londres ou Paris n’y tiendrait pas, quand même elle serait trois fois plus grande.

Pendant cette reconnaissance, les passagers du Duncan se promenèrent dans le village et sur les côtes voisines. La population de Tristan d’Acunha ne s’élève pas à cent cinquante habitants. Ce sont des anglais et des américains mariés à des négresses et à des hottentotes du Cap, qui ne laissent rien à désirer sous le rapport de la laideur. Les enfants de ces ménages hétérogènes présentaient un mélange très désagréable de la roideur saxonne et de la noirceur africaine.

Cette promenade de touristes, heureux de sentir la terre ferme sous leurs pieds, se prolongea sur le rivage auquel confine la grande plaine cultivée qui n’existe que dans cette partie de l’île. Partout ailleurs, la côte est faite de falaises de laves, escarpées et arides. Là, d’énormes albatros et des pingouins stupides se comptent par centaines de mille.

Les visiteurs, après avoir examiné ces roches d’origine ignée, remontèrent vers la plaine; des sources vives et nombreuses, alimentées par les neiges éternelles du cône, murmuraient çà et là; de verts buissons où l’œil comptait presque autant de passereaux que de fleurs, égayaient le sol; un seul arbre, sorte de phylique, haut de vingt pieds, et le «tusseh», plante arundinacée gigantesque, à tige ligneuse, sortaient du verdoyant pâturage; une acène sarmenteuse à graine piquante, des lomaries robustes à filaments enchevêtrés, quelques plantes frutescentes très vivaces, des ancérines dont les parfums balsamiques chargeaient la brise de senteurs pénétrantes, des mousses, des céleris sauvages et des fougères formaient une flore peu nombreuse, mais opulente. On sentait qu’un printemps éternel versait sa douce influence sur cette île privilégiée.

Paganel soutint avec enthousiasme que c’était là cette fameuse Ogygie chantée par Fénelon. Il proposa à lady Glenarvan de chercher une grotte, de succéder à l’aimable Calypso, et ne demanda d’autre emploi pour lui-même que d’être «une des nymphes qui la servaient.»

Ce fut ainsi que, causant et admirant, les promeneurs revinrent au yacht à la nuit tombante; aux environs du village paissaient des troupeaux de bœufs et de moutons; les champs de blé, de maïs, et de plantes potagères importées depuis quarante ans, étalaient leurs richesses jusque dans les rues de la capitale.

Au moment où lord Glenarvan rentrait à son bord, les embarcations du Duncan ralliaient le yacht.

Elles avaient fait en quelques heures le tour de l’île. Aucune trace du Britannia ne s’était rencontrée sur leur parcours. Ce voyage de circumnavigation ne produisit donc d’autre résultat que de faire rayer définitivement l’île Tristan du programme des recherches.

Le Duncan pouvait, dès lors, quitter ce groupe d’îles africaines et continuer sa route à l’est.

S’il ne partit pas le soir même, c’est que Glenarvan autorisa son équipage à faire la chasse aux phoques innombrables, qui, sous le nom de veaux, de lions, d’ours et d’éléphants marins, encombrent les rivages de la baie Falmouth. Autrefois, les baleines franches se plaisaient dans les eaux de l’île; mais tant de pêcheurs les avaient poursuivies et harponnées, qu’il en restait à peine.

Les amphibies, au contraire, s’y rencontraient par troupeaux. L’équipage du yacht résolut d’employer la nuit à les chasser, et le jour suivant à faire une ample provision d’huile.

Aussi le départ du Duncan fut-il remis au surlendemain 20 novembre.

Pendant le souper, Paganel donna quelques détails sur les îles Tristan qui intéressèrent ses auditeurs. Ils apprirent que ce groupe, découvert en 1506 par le portugais Tristan d’Acunha, un des compagnons d’Albuquerque, demeura inexploré pendant plus d’un siècle. Ces îles passaient, non sans raison, pour des nids à tempêtes, et n’avaient pas meilleure réputation que les Bermudes. Donc, on ne les approchait guère, et jamais navire n’y atterrissait, qui n’y fût jeté malgré lui par les ouragans de l’Atlantique.

En 1697, trois bâtiments hollandais de la compagnie des Indes y relâchèrent, et en déterminèrent les coordonnées, laissant au grand astronome Halley le soin de revoir leurs calculs en l’an 1700. De 1712 à 1767, quelques navigateurs français en eurent connaissance, et principalement La Pérouse, que ses instructions y conduisirent pendant son célèbre voyage de 1785.

Ces îles, si peu visitées jusqu’alors, étaient demeurées désertes, quand, en 1811, un américain, Jonathan Lambert, entreprit de les coloniser. Lui et deux compagnons y abordèrent au mois de janvier, et firent courageusement leur métier de colons. Le gouverneur anglais du cap de Bonne-Espérance, ayant appris qu’ils prospéraient, leur offrit le protectorat de l’Angleterre. Jonathan accepta, et hissa sur sa cabane le pavillon britannique. Il semblait devoir régner paisiblement sur «ses peuples», composés d’un vieil italien et d’un mulâtre portugais, quand, un jour, dans une reconnaissance des rivages de son empire, il se noya ou fut noyé, on ne sait trop. 1816 arriva. Napoléon fut emprisonné à Sainte-Hélène, et, pour le mieux garder, l’Angleterre établit une garnison à l’île de l’Ascension, et une autre à Tristan d’Acunha.

La garnison de Tristan consistait en une compagnie d’artillerie du Cap et un détachement de hottentots. Elle y resta jusqu’en 1821, et, à la mort du prisonnier de Sainte-Hélène, elle fut rapatriée au Cap.

«Un seul européen, ajouta Paganel, un caporal, un écossais…

—Ah! Un écossais! dit le major, que ses compatriotes intéressaient toujours plus spécialement.

—Il se nommait William Glass, répondit Paganel, et resta dans l’île avec sa femme et deux hottentots. Bientôt, deux anglais, un matelot et un pêcheur de la Tamise, ex-dragon dans l’armée argentine, se joignirent à l’écossais, et enfin en 1821, un des naufragés du Blendon-Hall, accompagné de sa jeune femme, trouva refuge dans l’île Tristan. Ainsi donc, en 1821, l’île comptait six hommes et deux femmes. En 1829, elle eut jusqu’à sept hommes, six femmes et quatorze enfants.

En 1835, le chiffre s’élevait à quarante, et maintenant il est triplé.

—Ainsi commencent les nations, dit Glenarvan.

Pendant la nuit, l’équipage du Duncan fit bonne chasse, et une cinquantaine de gros phoques passèrent de vie à trépas. Après avoir autorisé la chasse, Glenarvan ne pouvait en interdire le profit. La journée suivante fut donc employée à recueillir l’huile et à préparer les peaux de ces lucratifs amphibies. Les passagers employèrent naturellement ce second jour de relâche à faire une nouvelle excursion dans l’île. Glenarvan et le major emportèrent leur fusil pour tâter le gibier acunhien.

Pendant cette promenade, on poussa jusqu’au pied de la montagne, sur un sol semé de débris décomposés, de scories, de laves poreuses et noires, et de tous les détritus volcaniques. Le pied du mont sortait d’un chaos de roches branlantes. Il était difficile de se méprendre sur la nature de l’énorme cône, et le capitaine anglais Carmichaël avait eu raison de le reconnaître pour un volcan éteint.

Les chasseurs aperçurent quelques sangliers. L’un d’eux tomba frappé sous la balle du major. Glenarvan se contenta d’abattre plusieurs couples de perdrix noires dont le cuisinier du bord devait faire un excellent salmis. Une grande quantité de chèvres furent entrevues au sommet des plateaux élevés.

Quant aux chats sauvages, fiers, hardis et robustes, redoutables aux chiens eux-mêmes, ils pullulaient et promettaient de faire un jour des bêtes féroces très distinguées.

À huit heures, tout le monde était de retour à bord, et, dans la nuit, le Duncan quittait l’île Tristan d’Acunha, qu’il ne devait plus revoir.

Chapitre III L’île Amsterdam

L’intention de John Mangles était d’aller faire du charbon au cap Espérance. Il dut donc s’écarter un peu du trente-septième parallèle et remonter de deux degrés vers le nord. Le Duncan se trouvait au-dessous de la zone des vents alizés et rencontra de grandes brises de l’ouest très favorables à sa marche. En moins de six jours, il franchit les treize cents milles qui séparent Tristan d’Acunha de la pointe africaine. Le 24 novembre, à trois heures du soir, on eut connaissance de la montagne de la Table, et un peu plus tard John releva la montagne des Signaux, qui marque l’entrée de la baie. Il y donna vers huit heures, et jeta l’ancre dans le port du Cap-Town.

Paganel, en sa qualité de membre de la société de géographie, ne pouvait ignorer que l’extrémité de l’Afrique fut entrevue pour la première fois en 1486 par l’amiral portugais Barthélemy Diaz, et doublée seulement en 1497 par le célèbre Vasco De Gama. Et comment Paganel l’aurait-il ignoré, puisque Camoëns chanta dans ses lusiades la gloire du grand navigateur? Mais à ce propos il fit une remarque curieuse: c’est que si Diaz, en 1486, six ans avant le premier voyage de Christophe Colomb, eût doublé le cap de Bonne-Espérance, la découverte de l’Amérique aurait pu être indéfiniment retardée. En effet, la route du cap était la plus courte et la plus directe pour aller aux Indes orientales. Or, en s’enfonçant vers l’ouest, que cherchait le grand marin génois, sinon à abréger les voyages au pays des épices?

Donc, le cap une fois doublé, son expédition demeurait sans but, et il ne l’eût probablement pas entreprise.

La ville du Cap, située au fond de Cap-Bay, fut fondée en 1652 par le hollandais Van Riebeck.

C’était la capitale d’une importante colonie, qui devint décidément anglaise après les traités de 1815. Les passagers du Duncan profitèrent de leur relâche pour la visiter.

Ils n’avaient que douze heures à dépenser en promenade, car un jour suffisait au capitaine John pour renouveler ses approvisionnements, et il voulait repartir le 26, dès le matin.

Il n’en fallut pas davantage, d’ailleurs, pour parcourir les cases régulières de cet échiquier qui s’appelle Cap-Town, sur lequel trente mille habitants, les uns blancs et les autres noirs, jouent le rôle de rois, de reines, de cavaliers, de pions, de fous peut-être. C’est ainsi, du moins, que s’exprima Paganel. Quand on a vu le château qui s’élève au sud-est de la ville, la maison et le jardin du gouvernement, la bourse, le musée, la croix de pierre plantée par Barthélemy Diaz au temps de sa découverte, et lorsqu’on a bu un verre de pontai, le premier cru des vins de Constance, il ne reste plus qu’à partir. C’est ce que firent les voyageurs, le lendemain, au lever du jour. Le Duncan appareilla sous son foc, sa trinquette, sa misaine, son hunier, et quelques heures après il doublait ce fameux cap des Tempêtes, auquel l’optimiste roi de Portugal, Jean II, donna fort maladroitement le nom de Bonne-Espérance.

Deux mille neuf cents milles à franchir entre le Cap et l’île Amsterdam, par une belle mer, et sous une brise bien faite, c’était l’affaire d’une dizaine de jours. Les navigateurs, plus favorisés que les voyageurs des pampas, n’avaient pas à se plaindre des éléments. L’air et l’eau, ligués contre eux en terre ferme, se réunissaient alors pour les pousser en avant.

«Ah! La mer! La mer! répétait Paganel, c’est le champ par excellence où s’exercent les forces humaines, et le vaisseau est le véritable véhicule de la civilisation! Réfléchissez, mes amis. Si le globe n’eût été qu’un immense continent, on n’en connaîtrait pas encore la millième partie au XIXe siècle! Voyez ce qui se passe à l’intérieur des grandes terres. Dans les steppes de la Sibérie, dans les plaines de l’Asie centrale, dans les déserts de l’Afrique, dans les prairies de l’Amérique, dans les vastes terrains de l’Australie, dans les solitudes glacées des pôles, l’homme ose à peine s’y aventurer, le plus hardi recule, le plus courageux succombe. On ne peut passer. Les moyens de transports sont insuffisants. La chaleur, les maladies, la sauvagerie des indigènes, forment autant d’infranchissables obstacles. Vingt milles de désert séparent plus les hommes que cinq cent milles d’océan! on est voisin d’une côte à une autre; étranger, pour peu qu’une forêt vous sépare!

L’Angleterre confine à l’Australie, tandis que l’Égypte, par exemple, semble être à des millions de lieues du Sénégal, et Péking aux antipodes de Saint-Pétersbourg! La mer se traverse aujourd’hui plus aisément que le moindre Sahara, et c’est grâce à elle, comme l’a fort justement dit un savant américain, qu’une parenté universelle s’est établie entre toutes les parties du monde.»

Paganel parlait avec chaleur, et le major lui-même ne trouva pas à reprendre un seul mot de cet hymne à l’océan. Si, pour retrouver Harry Grant, il eût fallu suivre à travers un continent la ligne du trente-septième parallèle, l’entreprise n’aurait pu être tentée; mais la mer était là pour transporter les courageux chercheurs d’une terre à l’autre, et, le 6 décembre, aux premières lueurs du jour, elle laissa une montagne nouvelle émerger du sein de ses flots.

C’était l’île Amsterdam, située par 37° 47’ de latitude, et 77° 24’ de longitude, dont le cône élevé est, par un temps serein, visible à cinquante milles. À huit heures, sa forme encore indéterminée reproduisait assez exactement l’aspect de Ténériffe.

«Et par conséquent, dit Glenarvan, elle ressemble à Tristan d’Acunha.

—Très judicieusement conclu, répondit Paganel, d’après cet axiome géométrographique, que deux îles semblables à une troisième se ressemblent entre elles. J’ajouterai que, comme Tristan d’Acunha, l’île Amsterdam est et a été également riche en phoques et en Robinsons.

—Il y a donc des Robinsons partout? demanda lady Helena.

—Ma foi, madame, répondit Paganel, je connais peu d’îles qui n’aient eu leur aventure en ce genre, et le hasard avait déjà réalisé bien avant lui le roman de votre immortel compatriote, Daniel de Foe.

—Monsieur Paganel, dit Mary Grant, voulez-vous me permettre de vous faire une question?

—Deux, ma chère miss, et je m’engage à y répondre.

—Eh bien, reprit la jeune fille, est-ce que vous vous effrayeriez beaucoup à l’idée d’être abandonné dans une île déserte?

—Moi! s’écria Paganel.

—Allons, mon ami, dit le major, n’allez pas avouer que c’est votre plus cher désir!

—Je ne prétends pas cela, répliqua le géographe, mais, enfin, l’aventure ne me déplairait pas trop. Je me referais une vie nouvelle. Je chasserais, je pêcherais, j’élirais domicile dans une grotte l’hiver, sur un arbre l’été; j’aurais des magasins pour mes récoltes; enfin je coloniserais mon île.

—À vous tout seul?

—À moi tout seul, s’il le fallait. D’ailleurs, est-on jamais seul au monde? Ne peut-on choisir des amis dans la race animale, apprivoiser un jeune chevreau, un perroquet éloquent, un singe aimable? Et si le hasard vous envoie un compagnon, comme le fidèle Vendredi, que faut-il de plus pour être heureux? Deux amis sur un rocher, voilà le bonheur! Supposez le major et moi…

—Merci, répondit le major, je n’ai aucun goût pour les rôles de
Robinson, et je les jouerais fort mal.

—Cher Monsieur Paganel, répondit lady Helena, voilà encore votre imagination qui vous emporte dans les champs de la fantaisie. Mais je crois que la réalité est bien différente du rêve. Vous ne songez qu’à ces Robinsons imaginaires soigneusement jetés dans une île bien choisie, et que la nature traite en enfants gâtés! Vous ne voyez que le beau côté des choses!

—Quoi! Madame, vous ne pensez pas qu’on puisse être heureux dans une île déserte?

—Je ne le crois pas. L’homme est fait pour la société, non pour l’isolement. La solitude ne peut engendrer que le désespoir. C’est une question de temps. Que d’abord les soucis de la vie matérielle, les besoins de l’existence, distraient le malheureux à peine sauvé des flots, que les nécessités du présent lui dérobent les menaces de l’avenir, c’est possible. Mais ensuite, quand il se sent seul, loin de ses semblables, sans espérance de revoir son pays et ceux qu’il aime, que doit-il penser, que doit-il souffrir? Son îlot, c’est le monde entier. Toute l’humanité se renferme en lui, et, lorsque la mort arrive, mort effrayante dans cet abandon, il est là comme le dernier homme au dernier jour du monde. Croyez-moi, Monsieur Paganel, il vaut mieux ne pas être cet homme-là!»

Paganel se rendit, non sans regrets, aux arguments de lady Helena, et la conversation se prolongea ainsi sur les avantages et les désagréments de l’isolement, jusqu’au moment où le Duncan mouilla à un mille du rivage de l’île Amsterdam.

Ce groupe isolé dans l’océan Indien est formé de deux îles distinctes situées à trente-trois milles environ l’une de l’autre, et précisément sur le méridien de la péninsule indienne; au nord, est l’île Amsterdam ou Saint-Pierre; au sud, l’île Saint-Paul; mais il est bon de dire qu’elles ont été souvent confondues par les géographes et les navigateurs.

Ces îles furent découvertes en décembre 1796 par le hollandais Vlaming, puis reconnues par d’Entrecasteaux, qui menait alors l’espérance et la recherche à la découverte de La Pérouse.

C’est de ce voyage que date la confusion des deux îles. Le marin Barrow, Beautemps-Beaupré dans l’atlas de d’Entrecasteaux, puis Horsburg, Pinkerton, et d’autres géographes, ont constamment décrit l’île Saint-Pierre pour l’île Saint-Paul, et réciproquement. En 1859, les officiers de la frégate autrichienne la Novara, dans son voyage de circumnavigation, évitèrent de commettre cette erreur, que Paganel tenait particulièrement à rectifier.

L’île Saint-Paul, située au sud de l’île Amsterdam, n’est qu’un îlot inhabité, formé d’une montagne conique qui doit être un ancien volcan.

L’île Amsterdam, au contraire, à laquelle la chaloupe conduisit les passagers du Duncan, peut avoir douze milles de circonférence. Elle est habitée par quelques exilés volontaires qui se sont faits à cette triste existence. Ce sont les gardiens de la pêcherie, qui appartient, ainsi que l’île, à un certain M Otovan, négociant de la réunion. Ce souverain, qui n’est pas encore reconnu par les grandes puissances européennes, se fait là une liste civile de soixante-quinze à quatre-vingt mille francs, en pêchant, salant et expédiant un «cheilodactylus», connu moins savamment sous le nom de morue de mer.

Du reste, cette île Amsterdam était destinée à devenir et à demeurer française. En effet, elle appartint tout d’abord, par droit de premier occupant, à M Camin, armateur de Saint-Denis, à Bourbon; puis elle fut cédée, en vertu d’un contrat international quelconque, à un polonais, qui la fit cultiver par des esclaves malgaches. Qui dit polonais dit français, si bien que de polonaise l’île redevint française entre les mains du sieur Otovan.

Lorsque le Duncan l’accosta, le 6 décembre 1864, sa population s’élevait à trois habitants, un français et deux mulâtres, tous les trois commis du négociant-propriétaire. Paganel put donc serrer la main à un compatriote dans la personne du respectable M Viot, alors très âgé. Ce «sage vieillard» fit avec beaucoup de politesse les honneurs de son île. C’était pour lui un heureux jour que celui où il recevait d’aimables étrangers.

Saint-Pierre n’est fréquenté que par des pêcheurs de phoques, de rares baleiniers, gens fort grossiers d’habitude, et qui n’ont pas beaucoup gagné à la fréquentation des chiens de mer.

M Viot présenta ses sujets, les deux mulâtres; ils formaient toute la population vivante de l’île, avec quelques sangliers baugés à l’intérieur et plusieurs milliers de pingouins naïfs. La petite maison où vivaient les trois insulaires était située au fond d’un port naturel du sud-ouest formé par l’écroulement d’une portion de la montagne.

Ce fut bien avant le règne d’Otovan Ier que l’île Saint-Pierre servit de refuge à des naufragés.

Paganel intéressa fort ses auditeurs en commençant son premier récit par ces mots: Histoire de deux écossais abandonnés dans l’île Amsterdam.

C’était en 1827. Le navire anglais Palmira, passant en vue de l’île, aperçut une fumée qui s’élevait dans les airs. Le capitaine s’approcha du rivage, et vit bientôt deux hommes qui faisaient des signaux de détresse. Il envoya son canot à terre, qui recueillit Jacques Paine, un garçon de vingt-deux ans, et Robert Proudfoot, âgé de quarante-huit ans. Ces deux infortunés étaient méconnaissables. Depuis dix-huit mois, presque sans aliments, presque sans eau douce, vivant de coquillages, pêchant avec un mauvais clou recourbé, attrapant de temps à autre quelque marcassin à la course, demeurant jusqu’à trois jours sans manger, veillant comme des vestales près d’un feu allumé de leur dernier morceau d’amadou, ne le laissant jamais s’éteindre et l’emportant dans leurs excursions comme un objet du plus haut prix, ils vécurent ainsi de misère, de privations, de souffrances. Paine et Proudfoot avaient été débarqués dans l’île par un schooner qui faisait la pêche des phoques. Suivant la coutume des pêcheurs, ils devaient pendant un mois s’approvisionner de peaux et d’huile, en attendant le retour du schooner. Le schooner ne reparut pas.

Cinq mois après, le Hope, qui se rendait à Van-Diemen, vint atterrir à l’île; mais son capitaine, par un de ces barbares caprices que rien n’explique, refusa de recevoir les deux écossais; il repartit sans leur laisser ni un biscuit, ni un briquet, et certainement les deux malheureux fussent morts avant peu, si la Palmira, passant en vue de l’île Amsterdam, ne les eût recueillis à son bord.

La seconde aventure que mentionne l’histoire de l’île Amsterdam, — si pareil rocher peut avoir une histoire, —est celle du capitaine Péron, un français, cette fois. Cette aventure, d’ailleurs, débute comme celle des deux écossais et finit de même: une relâche volontaire dans l’île, un navire qui ne revient pas, et un navire étranger que le hasard des vents porte sur ce groupe, après quarante mois d’abandon. Seulement, un drame sanglant marqua le séjour du capitaine Péron, et offre de curieux points de ressemblance avec les événements imaginaires qui attendaient à son retour dans son île le héros de Daniel de Foe.

Le capitaine Péron s’était fait débarquer avec quatre matelots, deux anglais et deux français; il devait, pendant quinze mois, se livrer à la chasse des lions marins. La chasse fut heureuse; mais quand, les quinze mois écoulés, le navire ne reparut pas, lorsque les vivres s’épuisèrent peu à peu, les relations internationales devinrent difficiles. Les deux anglais se révoltèrent contre le capitaine Péron, qui eût péri de leurs mains, sans le secours de ses compatriotes. À partir de ce moment, les deux partis, se surveillant nuit et jour, sans cesse armés, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus tour à tour, menèrent une épouvantable existence de misère et d’angoisses. Et, certainement, l’un aurait fini par anéantir l’autre, si quelque navire anglais n’eût rapatrié ces malheureux qu’une misérable question de nationalité divisait sur un roc de l’océan Indien.

Telles furent ces aventures. Deux fois l’île Amsterdam devint ainsi la patrie de matelots abandonnés, que la providence sauva deux fois de la misère et de la mort. Mais, depuis lors, aucun navire ne s’était perdu sur ces côtes. Un naufrage eût jeté ses épaves à la grève; des naufragés seraient parvenus aux pêcheries de M Viot. Or, le vieillard habitait l’île depuis de longues années, et jamais l’occasion ne s’offrit à lui d’exercer son hospitalité envers des victimes de la mer. Du Britannia et du capitaine Grant, il ne savait rien. Ni l’île Amsterdam, ni l’îlot Saint-Paul, que les baleiniers et pêcheurs visitaient souvent, n’avaient été le théâtre de cette catastrophe.

Glenarvan ne fut ni surpris ni attristé de sa réponse. Ses compagnons et lui, dans ces diverses relâches, cherchaient où n’était pas le capitaine Grant, non où il était. Ils voulaient constater son absence de ces différents points du parallèle, voilà tout. Le départ du Duncan fut donc décidé pour le lendemain.

Vers le soir, après une bonne promenade, Glenarvan fit ses adieux à l’honnête M Viot. Chacun lui souhaita tout le bonheur possible sur son îlot désert. En retour, le vieillard fit des vœux pour le succès de l’expédition, et l’embarcation du Duncan ramena ses passagers à bord.

Chapitre IV Les paris de Jacques Paganel et du major Mac Nabbs

Le 7 décembre, à trois heures du matin, les fourneaux du Duncan ronflaient déjà; on vira au cabestan; l’ancre vint à pic, quitta le fond sableux du petit port, remonta au bossoir, l’hélice se mit en mouvement, et le yacht prit le large. Lorsque les passagers montèrent sur le pont, à huit heures, l’île Amsterdam disparaissait dans les brumes de l’horizon. C’était la dernière étape sur la route du trente-septième parallèle, et trois mille milles la séparaient de la côte australienne. Que le vent d’ouest tînt bon une douzaine de jours encore, que la mer se montrât favorable, et le Duncan atteindrait le but de son voyage.

Mary Grant et Robert ne considéraient pas sans émotion ces flots que le Britannia sillonnait sans doute quelques jours avant son naufrage. Là, peut-être, le capitaine Grant, son navire déjà désemparé, son équipage réduit, luttait contre les redoutables ouragans de la mer des Indes, et se sentait entraîné à la côte avec une irrésistible force. John Mangles montrait à la jeune fille les courants indiqués sur les cartes du bord; il lui expliquait leur direction constante. L’un, entre autres, le courant traversier de l’océan Indien, porte au continent australien, et son action se fait sentir de l’ouest à l’est dans le Pacifique non moins que dans l’Atlantique. Ainsi donc, le Britannia, rasé de sa mâture, démonté de son gouvernail, c’est-à-dire désarmé contre les violences de la mer et du ciel, avait dû courir à la côte et s’y briser.

Cependant, une difficulté se présentait ici. Les dernières nouvelles du capitaine Grant étaient du Callao, 30 mai 1862, d’après la mercantile and shipping gazette. Comment, le 7 juin, huit jours après avoir quitté la côte du Pérou, le Britannia pouvait-il se trouver dans la mer des Indes? Paganel, consulté à ce sujet, fit une réponse très plausible, et dont de plus difficiles se fussent montrés satisfaits.

C’était un soir, le 12 décembre, six jours après le départ de l’île Amsterdam. Lord et lady Glenarvan, Robert et Mary Grant, le capitaine John, Mac Nabbs et Paganel, causaient sur la dunette.

Suivant l’habitude, on parlait du Britannia, car c’était l’unique pensée du bord. Or, précisément, la difficulté susdite fut soulevée incidemment, et eut pour effet immédiat d’enrayer les esprits sur cette route de l’espérance.

Paganel, à cette remarque inattendue que fit Glenarvan, releva vivement la tête. Puis, sans répondre, il alla chercher le document. Lorsqu’il revint, il se contenta de hausser les épaules, comme un homme honteux d’avoir pu être arrêté un instant par une «semblable misère.»

«Bon, mon cher ami, dit Glenarvan, mais faites-nous au moins une réponse.

—Non, répondit Paganel, je ferai une question seulement, et je l’adresserai au capitaine John.

—Parlez, Monsieur Paganel, dit John Mangles.

—Un navire bon marcheur peut-il traverser en un mois toute la partie de l’océan Pacifique comprise entre l’Amérique et l’Australie?

—Oui, en faisant deux cents milles par vingt-quatre heures.

—Est-ce une marche extraordinaire?

—Nullement. Les clippers à voiles obtiennent souvent des vitesses supérieures.

—Eh bien, reprit Paganel, au lieu de lire «7 juin» sur le document, supposez que la mer ait rongé un chiffre de cette date, lisez «17 juin» ou «27 juin», et tout s’explique.

—En effet, répondit lady Helena, du 31 mai au 27 juin…

—Le capitaine Grant a pu traverser le Pacifique et se trouver dans la mer des Indes!»

Un vif sentiment de satisfaction accueillit cette conclusion de
Paganel.

«Encore un point éclairci! dit Glenarvan, et grâce à notre ami. Il ne nous reste donc plus qu’à atteindre l’Australie, et à rechercher les traces du Britannia sur sa côte occidentale.

—Ou sa côte orientale, dit John Mangles.

—En effet, vous avez raison, John. Rien n’indique dans le document que la catastrophe ait eu lieu plutôt sur les rivages de l’ouest que sur ceux de l’est. Nos recherches devront donc porter à ces deux points où l’Australie est coupée par le trente-septième parallèle.

—Ainsi, mylord, dit la jeune fille, il y a doute à cet égard?

—Oh! Non, miss, se hâta de répondre John Mangles, qui voulut dissiper cette appréhension de Mary Grant. Son honneur voudra bien remarquer que si le capitaine Grant eût atterri aux rivages est de l’Australie, il aurait presque aussitôt trouvé secours et assistance. Toute cette côte est anglaise, pour ainsi dire, et peuplée de colons. L’équipage du Britannia n’avait pas dix milles à faire pour rencontrer des compatriotes.

—Bien, capitaine John, répliqua Paganel. Je me range à votre opinion. À la côte orientale, à la baie Twofold, à la ville d’Eden, Harry Grant eût non seulement reçu asile dans une colonie anglaise, mais les moyens de transport ne lui auraient pas manqué pour retourner en Europe.

—Ainsi, dit lady Helena, les naufragés n’ont pu trouver les mêmes ressources sur cette partie de l’Australie vers laquelle le Duncan nous mène?

—Non, madame, répondit Paganel, la côte est déserte. Nulle voie de communication ne la relie à Melbourne ou Adélaïde. Si le Britannia s’est perdu sur les récifs qui la bordent, tout secours lui a manqué, comme s’il se fût brisé sur les plages inhospitalières de l’Afrique.

—Mais alors, demanda Mary Grant, qu’est devenu mon père, depuis deux ans?

—Ma chère Mary, répondit Paganel, vous tenez pour certain, n’est-il pas vrai, que le capitaine Grant a gagné la terre australienne après son naufrage?

—Oui, Monsieur Paganel, répondit la jeune fille.

—Eh bien, une fois sur ce continent, qu’est devenu le capitaine Grant? Les hypothèses ici ne sont pas nombreuses. Elles se réduisent à trois. Ou Harry Grant et ses compagnons ont atteint les colonies anglaises, ou ils sont tombés aux mains des indigènes, ou enfin ils se sont perdus dans les immenses solitudes de l’Australie.»

Paganel se tut, et chercha dans les yeux de ses auditeurs une approbation de son système.

«Continuez, Paganel, dit lord Glenarvan.

—Je continue, répondit Paganel; et d’abord, je repousse la première hypothèse. Harry Grant n’a pu arriver aux colonies anglaises, car son salut était assuré, et depuis longtemps déjà il serait auprès de ses enfants dans sa bonne ville de Dundee.

—Pauvre père! Murmura Mary Grant, depuis deux ans séparé de nous!

—Laisse parler Monsieur Paganel, ma sœur, dit Robert, il finira par nous apprendre…

—Hélas! Non, mon garçon! Tout ce que je puis affirmer, c’est que le capitaine Grant est prisonnier des australiens, ou…

—Mais ces indigènes, demanda vivement lady Glenarvan, sont-ils?…

—Rassurez-vous, madame, répondit le savant, qui comprit la pensée de lady Helena, ces indigènes sont sauvages, abrutis, au dernier échelon de l’intelligence humaine, mais de mœurs douces, et non sanguinaires comme leurs voisins de la Nouvelle Zélande. S’ils ont fait prisonniers les naufragés du Britannia, ils n’ont jamais menacé leur existence, vous pouvez m’en croire. Tous les voyageurs sont unanimes sur ce point que les australiens ont horreur de verser le sang, et maintes fois ils ont trouvé en eux de fidèles alliés pour repousser l’attaque des bandes de convicts, bien autrement cruels.

—Vous entendez ce que dit Monsieur Paganel, reprit lady Helena en s’adressant à Mary Grant. Si votre père est entre les mains des indigènes, ce que fait pressentir d’ailleurs le document, nous le retrouverons.

—Et s’il est perdu dans cet immense pays? répondit la jeune fille dont les regards interrogeaient Paganel.

—Eh bien! s’écria le géographe d’un ton confiant, nous le retrouverons encore! N’est-ce pas, mes amis?

—Sans doute, répondit Glenarvan, qui voulut donner à la conversation une moins triste allure. Je n’admets pas qu’on se perde…

—Ni moi non plus, répliqua Paganel.

—Est-ce grand, l’Australie? demanda Robert.

—L’Australie, mon garçon, a quelque chose comme sept cent soixante-quinze millions d’hectares, autant dire les quatre cinquièmes de l’Europe.

—Tant que cela? dit le major.

—Oui, Mac Nabbs, à un yard près. Croyez-vous qu’un pareil pays ait le droit de prendre la qualification de «continent» que le document lui donne?

—Certes, Paganel.

—J’ajouterai, reprit le savant, que l’on cite peu de voyageurs qui se soient perdus dans cette vaste contrée. Je crois même que Leichardt est le seul dont le sort soit ignoré, et encore j’avais été informé à la société de géographie, quelque temps avant mon départ, que Mac Intyre croyait avoir retrouvé ses traces.

—Est-ce que l’Australie n’a pas été parcourue dans toutes ses parties? demanda lady Glenarvan.

—Non, madame, répondit Paganel, tant s’en faut! Ce continent n’est pas mieux connu que l’intérieur de l’Afrique, et, cependant, ce n’est pas faute de voyageurs entreprenants. De 1606 jusqu’en 1862, plus de cinquante, à l’intérieur et sur les côtes, ont travaillé à la reconnaissance de l’Australie.

—Oh! cinquante, dit le major d’un air de doute.

—Oui! Mac Nabbs, tout autant. J’entends parler des marins qui ont délimité les rivages australiens au milieu des dangers d’une navigation inconnue, et des voyageurs qui se sont lancés à travers ce continent.

—Néanmoins, cinquante, c’est beaucoup dire, répliqua le major.

—Et j’irai plus loin, Mac Nabbs, reprit le géographe, toujours excité par la contradiction.

—Allez plus loin, Paganel.

—Si vous m’en défiez, je vous citerai ces cinquante noms sans hésiter.

—Oh! fit tranquillement le major. Voilà bien les savants! Ils ne doutent de rien.

—Major, dit Paganel, pariez-vous votre carabine de Purdey Moore et Dickson contre ma longue-vue de Secretan?

—Pourquoi pas, Paganel, si cela vous fait plaisir? répondit Mac
Nabbs.

—Bon! Major, s’écria le savant, voilà une carabine avec laquelle vous ne tuerez plus guère de chamois ou de renards, à moins que je ne vous la prête, ce que je ferai toujours avec plaisir!

—Paganel, répondit sérieusement le major, quand vous aurez besoin de ma longue-vue, elle sera toujours à votre disposition.

—Commençons donc, répliqua Paganel. Mesdames et messieurs, vous composez la galerie qui nous juge. Toi, Robert, tu marqueras les points.»

Lord et lady Glenarvan, Mary et Robert, le major et John Mangles, que la discussion amusait, se préparèrent à écouter le géographe. Il s’agissait, d’ailleurs, de l’Australie, vers laquelle les conduisait le Duncan, et son histoire ne pouvait venir plus à propos. Paganel fut donc invité à commencer sans retard ses tours de mnémotechnie.

» Mnémosyne! s’écria-t-il, déesse de la mémoire, mère des chastes muses, inspire ton fidèle et fervent adorateur! Il y a deux cent cinquante-huit ans, mes amis, l’Australie était encore inconnue. On soupçonnait bien l’existence d’un grand continent austral; deux cartes conservées dans la bibliothèque de votre musée britannique, mon cher Glenarvan, et datées de 1550, mentionnent une terre au sud de l’Asie, qu’elles appellent la Grande Java des portugais. Mais ces cartes ne sont pas suffisamment authentiques. J’arrive donc au XVIIe siècle, en 1606. Cette année-là, un navigateur espagnol, Quiros, découvrit une terre qu’il nomma Australia de Espiritu Santo. Quelques auteurs ont prétendu qu’il s’agissait du groupe des Nouvelles Hébrides, et non de l’Australie. Je ne discuterai pas la question. Compte ce Quiros, Robert, et passons à un autre.

—Un, dit Robert.

—Dans la même année, Luiz Vaz De Torres, qui commandait en second la flotte de Quiros, poursuivit plus au sud la reconnaissance des nouvelles terres. Mais c’est au hollandais Théodoric Hertoge que revient l’honneur de la grande découverte. Il atterrit à la côte occidentale de l’Australie par 25 degrés de latitude, et lui donna le nom d’Eendracht, que portait son navire. Après lui, les navigateurs se multiplient. En 1618, Zeachen reconnaît sur la côte septentrionale les terres d’Arnheim et de Diemen. En 1619, Jean Edels prolonge et baptise de son propre nom une portion de la côte ouest. En 1622, Leuwin descend jusqu’au cap devenu son homonyme. En 1627, De Nuitz et De Witt, l’un à l’ouest, l’autre au sud, complètent les découvertes de leurs prédécesseurs, et sont suivis par le commandant Carpenter, qui pénètre avec ses vaisseaux dans cette vaste échancrure encore nommée golfe de Carpentarie. Enfin, en 1642, le célèbre marin Tasman contourne l’île de Van-Diemen, qu’il croit rattachée au continent, et lui donne le nom du gouverneur général de Batavia, nom que la postérité, plus juste, a changé pour celui de Tasmanie. Alors le continent australien était tourné; on savait que l’océan Indien et le Pacifique l’entouraient de leurs eaux, et, en 1665, le nom de Nouvelle Hollande qu’elle ne devait pas garder, était imposé à cette grande île australe, précisément à l’époque où le rôle des navigateurs hollandais allait finir. À quel nombre sommes-nous?

—À dix, répondit Robert.

—Bien, reprit Paganel, je fais une croix, et je passe aux anglais. En 1686, un chef de boucaniers, un frère de la côte, un des plus célèbres flibustiers des mers du sud, Williams Dampier, après de nombreuses aventures mêlées de plaisirs et de misères, arriva sur le navire le Cygnet au rivage nord-ouest de la Nouvelle Hollande par 16 degrés 50 de latitude; il communiqua avec les naturels, et fit de leurs mœurs, de leur pauvreté, de leur intelligence, une description très complète. Il revint, en 1689, à la baie même où Hertoge avait débarqué, non plus en flibustier, mais en commandant du Roebuck, un bâtiment de la marine royale. Jusqu’ici, cependant, la découverte de la Nouvelle Hollande n’avait eu d’autre intérêt que celui d’un fait géographique. On ne pensait guère à la coloniser, et pendant trois quarts de siècle, de 1699 à 1770, aucun navigateur n’y vint aborder. Mais alors apparut le plus illustre des marins du monde entier, le capitaine Cook, et le nouveau continent ne tarda pas à s’ouvrir aux émigrations européennes. Pendant ses trois voyages célèbres, James Cook accosta les terres de la Nouvelle Hollande, et pour la première fois, le 31 mars 1770. Après avoir heureusement observé à Otahiti le passage de Vénus sur le soleil, Cook lança son petit navire l’Endeavour dans l’ouest de l’océan Pacifique. Ayant reconnu la Nouvelle Zélande, il arriva dans une baie de la côte ouest de l’Australie, et il la trouva si riche en plantes nouvelles qu’il lui donna le nom de Baie Botanique. C’est le Botany-Bay actuel. Ses relations avec des naturels à demi abrutis furent peu intéressantes. Il remonta vers le nord, et par 16 degrés de latitude, près du cap Tribulation, l’Endeavour toucha sur un fond de corail, à huit lieues de la côte. Le danger de couler bas était imminent. Vivres et canons furent jetés à la mer; mais dans la nuit suivante la marée remit à flot le navire allégé, et s’il ne coula pas, c’est qu’un morceau de corail, engagé dans l’ouverture, aveugla suffisamment sa voie d’eau. Cook put conduire son bâtiment à une petite crique où se jetait une rivière qui fut nommée Endeavour. Là, pendant trois mois que durèrent leurs réparations, les anglais essayèrent d’établir des communications utiles avec les indigènes; mais ils y réussirent peu, et remirent à la voile. L’Endeavour continua sa route vers le nord. Cook voulait savoir si un détroit existait entre la Nouvelle Guinée et la Nouvelle Hollande; après de nouveaux dangers, après avoir sacrifié vingt fois son navire, il aperçut la mer, qui s’ouvrait largement dans le sud-ouest. Le détroit existait. Il fut franchi. Cook descendit dans une petite île, et, prenant possession au nom de l’Angleterre de la longue étendue de côtes qu’il avait reconnues, il leur donna le nom très britannique de Nouvelle Galles Du Sud. Trois ans plus tard, le hardi marin commandait l’Aventure et la Résolution; le capitaine Furneaux alla sur l’Aventure reconnaître les côtes de la terre de Van-Diemen, et revint en supposant qu’elle faisait partie de la Nouvelle Hollande. Ce ne fut qu’en 1777, lors de son troisième voyage, que Cook mouilla avec ses vaisseaux la Résolution et la Découverte dans la baie de l’Aventure sur la terre de Van-Diemen, et c’est de là qu’il partit pour aller, quelques mois plus tard, mourir aux îles Sandwich.

—C’était un grand homme, dit Glenarvan.

—Le plus illustre marin qui ait jamais existé. Ce fut Banks, son compagnon, qui suggéra au gouvernement anglais la pensée de fonder une colonie à Botany-Bay. Après lui, s’élancent des navigateurs de toutes les nations. Dans la dernière lettre reçue de La Pérouse, écrite de Botany-Bay et datée du 7 février 1787, l’infortuné marin annonce son intention de visiter le golfe de Carpentarie et toute la côte de la Nouvelle Hollande jusqu’à la terre de Van-Diemen. Il part, et ne revient plus. En 1788, le capitaine Philipp établit à Port-Jackson la première colonie anglaise. En 1791, Vancouver relève un périple considérable de côtes méridionales du nouveau continent. En 1792, d’Entrecasteaux, expédié à la recherche de La Pérouse, fait le tour de la Nouvelle Hollande, à l’ouest et au sud, découvrant des îles inconnues sur sa route. En 1795 et 1797, Flinders et Bass, deux jeunes gens, poursuivent courageusement dans une barque longue de huit pieds la reconnaissance des côtes du sud, et, en 1797, Bass passe entre la terre de Van-Diemen et la Nouvelle Hollande, par le détroit qui porte son nom. Cette même année, Vlaming, le découvreur de l’île Amsterdam, reconnaissait sur les rivages orientaux la rivière Swan-River, où s’ébattaient des cygnes noirs de la plus belle espèce. Quant à Flinders, il reprit en 1801 ses curieuses explorations, et par 138° 58’ de longitude et 35° 40’ de latitude, il se rencontra dans Encounter-Bay avec le géographe et le naturaliste, deux navires français que commandaient les capitaines Baudin et Hamelin.

—Ah! Le capitaine Baudin? dit le major.

—Oui! Pourquoi cette exclamation? demanda Paganel.

—Oh! Rien. Continuez, mon cher Paganel.

—Je continue donc en ajoutant aux noms de ces navigateurs celui du capitaine King, qui, de 1817 à 1822, compléta la reconnaissance des côtes intertropicales de la Nouvelle Hollande.

—Cela fait vingt-quatre noms, dit Robert.

—Bon, répondit Paganel, j’ai déjà la moitié de la carabine du major. Et maintenant que j’en ai fini avec les marins, passons aux voyageurs.

—Très bien, Monsieur Paganel, dit lady Helena. Il faut avouer que vous avez une mémoire étonnante.

—Ce qui est fort singulier, ajouta Glenarvan, chez un homme si…

—Si distrait, se hâta de dire Paganel. Oh! je n’ai que la mémoire des dates et des faits. Voilà tout.

—Vingt-quatre, répéta Robert.

—Eh bien, vingt-cinq, le lieutenant Daws. C’était en 1789, un an après l’établissement de la colonie à Port-Jackson. On avait fait le tour du nouveau continent; mais ce qu’il renfermait, personne n’eût pu le dire. Une longue rangée de montagnes parallèles au rivage oriental semblait interdire tout accès à l’intérieur. Le lieutenant Daws, après neuf journées de marche, dut rebrousser chemin et revenir à Port-Jackson. Pendant la même année, le capitaine Tench essaya de franchir cette haute chaîne, et ne put y parvenir. Ces deux insuccès détournèrent pendant trois ans les voyageurs de reprendre cette tâche difficile. En 1792, le colonel Paterson, un hardi explorateur africain cependant, échoua dans la même tentative. L’année suivante, un simple quartier-maître de la marine anglaise, le courageux Hawkins, dépassa de vingt milles la ligne que ses devanciers n’avaient pu franchir. Pendant dix-huit ans, je n’ai que deux noms à citer, ceux du célèbre marin Bass et de M Bareiller, un ingénieur de la colonie, qui ne furent pas plus heureux que leurs prédécesseurs, et j’arrive à l’année 1813 où un passage fut enfin découvert à l’ouest de Sydney. Le gouverneur Macquarie s’y hasarda en 1815, et la ville de Bathurst fut fondée au delà des montagnes bleues. À partir de ce moment, Throsby en 1819, Oxley qui traversa trois cents milles de pays, Howel et Hune dont le point de départ fut précisément Twofold-Bay, où passe le trente-septième parallèle, et le capitaine Sturt, qui, en 1829 et 1830, reconnut les cours du Darling et du Murray, enrichirent la géographie de faits nouveaux et aidèrent au développement des colonies.

—Trente-six, dit Robert.

—Parfait! J’ai de l’avance, répondit Paganel. Je cite pour mémoire Eyre et Leichardt, qui parcoururent une portion du pays en 1840 et 1841; Sturt, en 1845; les frères Grégory et Helpmann, en 1846, dans l’Australie occidentale; Kennedy, en 1847, sur le fleuve Victoria, et, en 1848, dans l’Australie du nord; Grégory, en 1852; Austin, en 1854; les Grégory, de 1855 à 1858, dans le nord-ouest du continent; Babbage, du lac Torrens au lac Eyre, et j’arrive enfin à un voyageur célèbre dans les fastes australiens, à Stuart, qui traça trois fois ses audacieux itinéraires à travers le continent. Sa première expédition à l’intérieur est de 1860. Plus tard, si vous le voulez, je vous raconterai comment l’Australie fut quatre fois traversée du sud au nord. Aujourd’hui, je me borne à achever cette longue nomenclature, et, de 1860 à 1862, j’ajouterai aux noms de tant de hardis pionniers de la science ceux des frères Dempster, de Clarkson et Harper, ceux de Burke et Wills, ceux de Neilson, de Walker, Landsborough, Mackinlay, Howit…

—Cinquante-six! s’écria Robert.

—Bon! Major, reprit Paganel, je vais vous faire bonne mesure, car je ne vous ai cité ni Duperrey, ni Bougainville, ni Fitz-Roy, ni De Wickam, ni Stokes…

—Assez, fit le major, accablé sous le nombre.

—Ni Pérou, ni Quoy, reprit Paganel, lancé comme un express, ni
Bennett, ni Cuningham, ni Nutchell, ni Tiers…

—Grâce!…

—Ni Dixon, ni Strelesky, ni Reid, ni Wilkes, ni Mitchell…

—Arrêtez, Paganel, dit Glenarvan, qui riait de bon cœur, n’accablez pas l’infortuné Mac Nabbs. Soyez généreux! Il s’avoue vaincu.

—Et sa carabine? demanda le géographe d’un air triomphant.

—Elle est à vous, Paganel, répondit le major, et je la regrette bien. Mais vous avez une mémoire à gagner tout un musée d’artillerie.

—Il est certainement impossible, dit lady Helena, de mieux connaître son Australie. Ni le plus petit nom, ni le plus petit fait…

—Oh! le plus petit fait! dit le major en secouant la tête.

—Hein! Qu’est-ce, Mac Nabbs? s’écria Paganel.

—Je dis que les incidents relatifs à la découverte de l’Australie ne vous sont peut-être pas tous connus.

—Par exemple! fit Paganel avec un suprême mouvement de fierté.

—Et si je vous en cite un que vous ne sachiez pas, me rendrez-vous ma carabine? demanda Mac Nabbs.

—À l’instant, major.

—Marché conclu?

—Marché conclu.

—Bien. Savez-vous, Paganel, pourquoi l’Australie n’appartient pas à la France?

—Mais, il me semble…

—Ou, tout au moins, quelle raison en donnent les anglais?

—Non, major, répondit Paganel d’un air vexé.

—C’est tout simplement parce que le capitaine Baudin, qui n’était pourtant pas timide, eut tellement peur en 1802 du croassement des grenouilles australiennes, qu’il leva l’ancre au plus vite et s’enfuit pour ne jamais revenir.

—Quoi! s’écria le savant, dit-on cela en Angleterre? Mais c’est une mauvaise plaisanterie!

—Très mauvaise, je l’avoue, répondit le major, mais elle est historique dans le royaume-uni.

—C’est une indignité! s’écria le patriotique géographe. Et cela se répète sérieusement?

—Je suis forcé d’en convenir, mon cher Paganel, répondit Glenarvan au milieu d’un éclat de rire général. Comment! Vous ignoriez cette particularité?

—Absolument. Mais je proteste! d’ailleurs, les anglais nous appellent «mangeurs de grenouilles!» Or, généralement, on n’a pas peur de ce que l’on mange.

—Cela ne se dit pas moins, Paganel», répondit le major en souriant modestement.

Et voilà comment cette fameuse carabine de Purdey Moore et Dikson resta la propriété du major Mac Nabbs.

Chapitre V Les colères de l’océan Indien

Deux jours après cette conversation, John Mangles ayant fait son point à midi, annonça que le Duncan se trouvait par 113° 37’ de longitude. Les passagers consultèrent la carte du bord et virent, non sans grande satisfaction, que cinq degrés à peine les séparaient du cap Bernouilli.

Entre ce cap et la pointe d’Entrecasteaux, la côte australienne décrit un arc que sous-tend le trente-septième parallèle. Si alors le Duncan fût remonté vers l’équateur, il aurait eu promptement connaissance du cap Chatham, qui lui restait à cent vingt milles dans le nord. Il naviguait alors dans cette partie de la mer des Indes abritée par le continent australien.

On pouvait donc espérer que, sous quatre jours, le cap Bernouilli se relèverait à l’horizon.

Le vent d’ouest avait jusqu’alors favorisé la marche du yacht; mais depuis quelques jours il montrait une tendance à diminuer; peu à peu, il calmit. Le 13 décembre, il tomba tout à fait, et les voiles inertes pendirent le long des mâts.

Le Duncan, sans sa puissante hélice, eût été enchaîné par les calmes de l’océan.

Cet état de l’atmosphère pouvait se prolonger indéfiniment. Le soir, Glenarvan s’entretenait à ce sujet avec John Mangles. Le jeune capitaine, qui voyait se vider ses soutes à charbon, paraissait fort contrarié de cette tombée du vent. Il avait couvert son navire de voiles, hissé ses bonnettes et ses voiles d’étai pour profiter des moindres souffles; mais, suivant l’expression des matelots, il n’y avait pas de quoi remplir un chapeau.

«En tout cas, dit Glenarvan, il ne faut pas trop se plaindre, mieux vaut absence de vent que vent contraire.

—Votre honneur a raison, répondit John Mangles; mais précisément, ces calmes subits amènent des changements de temps. Aussi je les redoute; nous naviguons sur la limite des moussons qui, d’octobre à avril, soufflent du nord-est, et pour peu qu’elles nous prennent debout, notre marche sera fort retardée.

—Que voulez-vous, John? Si cette contrariété arrivait, il faudrait bien s’y soumettre. Ce ne serait qu’un retard, après tout.

—Sans doute, si la tempête ne s’en mêlait pas.

—Est-ce que vous craignez le mauvais temps? dit Glenarvan en examinant le ciel, qui, cependant, de l’horizon au zénith, apparaissait libre de nuages.

—Oui, répondit le capitaine, je le dis à votre honneur, mais je ne voudrais pas effrayer lady Glenarvan ni miss Grant.

—Et vous agissez sagement. Qu’y a-t-il?

—Des menaces certaines de gros temps. Ne vous fiez pas à l’apparence du ciel, mylord. Rien n’est plus trompeur. Depuis deux jours, le baromètre baisse d’une manière inquiétante; il est en ce moment à vingt-sept pouces. C’est un avertissement que je ne puis négliger. Or je redoute particulièrement les colères de la mer australe, car je me suis déjà trouvé aux prises avec elles. Les vapeurs qui vont se condenser dans les immenses glaciers du pôle sud produisent un appel d’air d’une extrême violence. De là une lutte des vents polaires et équatoriaux qui crée les cyclones, les tornades, et ces formes multiples des tempêtes contre lesquelles un navire ne lutte pas sans désavantage.

—John, répondit Glenarvan, le Duncan est un bâtiment solide, son capitaine un habile marin. Que l’orage vienne, et nous saurons nous défendre!»

John Mangles, en exprimant ses craintes, obéissait à son instinct d’homme de mer. C’était un habile «weatherwise», expression anglaise qui s’applique aux observateurs du temps. La baisse persistante du baromètre lui fit prendre toutes les mesures de prudence à son bord.

Il s’attendait à une tempête violente que l’état du ciel n’indiquait pas encore, mais son infaillible instrument ne pouvait le tromper; les courants atmosphériques accourent des lieux où la colonne de mercure est haute vers ceux où elle s’abaisse; plus ces lieux sont rapprochés, plus le niveau se rétablit rapidement dans les couches aériennes, et plus la vitesse du vent est grande.

John resta sur le pont pendant toute la nuit. Vers onze heures, le ciel s’encrassa dans le sud. John fit monter tout son monde en haut et amener ses petites voiles; il ne conserva que sa misaine, sa brigantine, son hunier et ses focs. À minuit, le vent fraîchit. Il ventait grand frais, c’est-à-dire que les molécules d’air étaient chassées avec une vitesse de six toises par seconde. Le craquement des mâts, le battement des manœuvres courantes, le bruit sec des voiles parfois prises en ralingues, le gémissement des cloisons intérieures, apprirent aux passagers ce qu’ils ignoraient encore. Paganel, Glenarvan, le major, Robert, apparurent sur le pont, les uns en curieux, les autres prêts à agir.

Dans ce ciel qu’ils avaient laissé limpide et constellé roulaient des nuages épais, séparés par des bandes tachetées comme une peau de léopard.

«L’ouragan? demanda simplement Glenarvan à John Mangles.

—Pas encore, mais bientôt», répondit le capitaine.

En ce moment, il donna l’ordre de prendre le bas ris du hunier. Les matelots s’élancèrent dans les enfléchures du vent, et, non sans peine, ils diminuèrent la surface de la voile en l’enroulant de ses garcettes sur la vergue amenée. John Mangles tenait à conserver le plus de toile possible, afin d’appuyer le yacht et d’adoucir ses mouvements de roulis.

Puis, ces précautions prises, il donna des ordres à Austin et au maître d’équipage, pour parer à l’assaut de l’ouragan, qui ne pouvait tarder à se déchaîner. Les saisines des embarcations et les amarres de la drome furent doublées. On renforça les palans de côté du canon. On roidit les haubans et galhaubans. Les écoutilles furent condamnées.

John, comme un officier sur le couronnement d’une brèche, ne quittait pas le bord du vent, et du haut de la dunette il essayait d’arracher ses secrets à ce ciel orageux.

En ce moment, le baromètre était tombé à vingt-six pouces, abaissement qui se produit rarement dans la colonne barométrique, et le storm-glass indiquait la tempête.

Il était une heure du matin. Lady Helena et miss Grant, violemment secouées dans leur cabine, se hasardèrent à venir sur le pont. Le vent avait alors une vitesse de quatorze toises par seconde. Il sifflait dans des manœuvres dormantes avec une extrême violence. Ces cordes de métal, pareilles à celles d’un instrument, résonnaient comme si quelque gigantesque archet eût provoqué leurs rapides oscillations; les poulies se choquaient; les manœuvres couraient avec un bruit aigu dans leurs gorges rugueuses; les voiles détonaient comme des pièces d’artillerie; des vagues déjà monstrueuses accouraient à l’assaut du yacht, qui se jouait comme un alcyon sur leur crête écumante.

Lorsque le capitaine John aperçut les passagères, il alla rapidement à elles, et les pria de rentrer dans la dunette; quelques paquets de mer embarquaient déjà, et le pont pouvait être balayé d’un instant à l’autre. Le fracas des éléments était si éclatant alors, que lady Helena entendait à peine le jeune capitaine.

«Il n’y a aucun danger? Put-elle cependant lui dire pendant une légère accalmie.

—Aucun, madame, répondit John Mangles; mais vous ne pouvez rester sur le pont, ni vous, miss Mary.»

Lady Glenarvan et miss Grant ne résistèrent pas à un ordre qui ressemblait à une prière, et elles rentrèrent sous la dunette au moment où une vague, déferlant au-dessus du tableau d’arrière, fit tressaillir dans leurs compartiments les vitres du capot. En ce moment, la violence du vent redoubla; les mâts plièrent sous la pression des voiles, et le yacht sembla se soulever sur les flots.

«Cargue la misaine! Cria John Mangles; amène le hunier et les focs!»

Les matelots se précipitèrent à leur poste de manœuvre; les drisses furent larguées, les cargues pesées, les focs halés bas avec un bruit qui dominait celui du ciel, et le Duncan, dont la cheminée vomissait des torrents d’une fumée noire, frappa inégalement la mer des branches parfois émergées de son hélice.

Glenarvan, le major, Paganel et Robert contemplaient avec une admiration mêlée d’effroi cette lutte du Duncan contre les flots; ils se cramponnaient fortement aux râteliers des bastingages sans pouvoir échanger un seul mot, et regardaient les bandes de pétrels-satanicles, ces funèbres oiseaux des tempêtes, qui se jouaient dans les vents déchaînés.

En ce moment, un sifflement assourdissant se fit entendre au-dessus des bruits de l’ouragan. La vapeur fusa avec violence, non du tuyau d’échappement, mais des soupapes de la chaudière; le sifflet d’alarme retentit avec une force inaccoutumée; le yacht donna une bande effroyable, et Wilson, qui tenait la roue, fut renversé par un coup de barre inattendu. Le Duncan venait en travers à la lame et ne gouvernait plus.

«Qu’y a-t-il? s’écria John Mangles en se précipitant sur la passerelle.

—Le navire se couche! répondit Tom Austin.

—Est-ce que nous sommes démontés de notre gouvernail?

—À la machine! à la machine!» cria la voix de l’ingénieur.

John se précipita vers la machine et s’affala par l’échelle. Une nuée de vapeur remplissait la chambre; les pistons étaient immobiles dans les cylindres; les bielles n’imprimaient aucun mouvement à l’arbre de couche. En ce moment, le mécanicien, voyant leurs efforts inutiles et craignant pour ses chaudières, ferma l’introduction et laissa fuir la vapeur par le tuyau d’échappement.

«Qu’est-ce donc? demanda le capitaine.

—L’hélice est faussée, ou engagée, répondit le mécanicien; elle ne fonctionne plus.

—Quoi? Il est impossible de la dégager?

—Impossible.»

Ce n’était pas le moment de chercher à remédier à cet accident; il y avait un fait incontestable:

L’hélice ne pouvait marcher, et la vapeur, ne travaillant plus, s’était échappée par les soupapes.

John devait donc en revenir à ses voiles, et chercher un auxiliaire dans ce vent qui s’était fait son plus dangereux ennemi.

Il remonta, et dit en deux mots la situation à lord Glenarvan; puis il le pressa de rentrer dans la dunette avec les autres passagers, Glenarvan voulut rester sur le pont.

«Non, votre honneur, répondit John Mangles d’une voix ferme, il faut que je sois seul ici avec mon équipage. Rentrez! Le navire peut s’engager et les lames vous balayeraient sans merci.

—Mais nous pouvons être utiles…

—Rentrez, rentrez, mylord, il le faut! Il y a des circonstances où je suis le maître à bord! Retirez-vous, je le veux!»

Pour que John Mangles s’exprimât avec une telle autorité, il fallait que la situation fût suprême.

Glenarvan comprit que c’était à lui de donner l’exemple de l’obéissance. Il quitta donc le pont, suivi de ses trois compagnons, et rejoignit les deux passagères, qui attendaient avec anxiété le dénoûment de cette lutte avec les éléments.

«Un homme énergique que mon brave John! dit Glenarvan, en entrant dans le carré.

—Oui, répondit Paganel, il m’a rappelé ce bosseman de votre grand Shakespeare, quand il s’écrie dans le drame de la tempête, au roi qu’il porte à son bord:

«Hors d’ici! Silence! à vos cabanes! Si vous ne pouvez imposer silence à ces éléments, taisez-vous! Hors de mon chemin, vous dis-je!»

Cependant John Mangles n’avait pas perdu une seconde pour tirer le navire de la périlleuse situation que lui faisait son hélice engagée. Il résolut de se tenir à la cape pour s’écarter le moins possible de sa route. Il s’agissait donc de conserver des voiles et de les brasser obliquement, de manière à présenter le travers à la tempête. On établit le hunier au bas ris, une sorte de trinquette sur l’étai du grand mât, et la barre fut mise sous le vent.

Le yacht, doué de grandes qualités nautiques, évolua comme un cheval rapide qui sent l’éperon, et il prêta le flanc aux lames envahissantes. Cette voilure si réduite tiendrait-elle? Elle était faite de la meilleure toile de Dundee; mais quel tissu peut résister à de pareilles violences?

Cette allure de la cape avait l’avantage d’offrir aux vagues les portions les plus solides du yacht, et de le maintenir dans sa direction première.

Cependant, elle n’était pas sans péril, car le navire pouvait s’engager dans ces immenses vides laissés entre les lames et ne pas s’en relever. Mais John Mangles n’avait pas le choix des manœuvres et il résolut de garder la cape, tant que la mâture et les voiles ne viendraient pas en bas. Son équipage se tenait là sous ses yeux, prêt à se porter où sa présence serait nécessaire. John, attaché aux haubans, surveillait la mer courroucée.

Le reste de la nuit se passa dans cette situation. On espérait que la tempête diminuerait au lever du jour.

Vain espoir. Vers huit heures du matin, il surventa encore, et le vent, avec une vitesse de dix-huit toises par seconde, se fit ouragan.

John ne dit rien, mais il trembla pour son navire et ceux qu’il portait. Le Duncan donnait une bande effroyable; ses épontilles en craquaient, et parfois les bouts-dehors de misaine venaient fouetter la crête des vagues. Il y eut un instant où l’équipage crut que le yacht ne se relèverait pas. Déjà les matelots, la hache à la main, s’élançaient pour couper les haubans du grand mât, quand les voiles, arrachées à leurs ralingues, s’envolèrent comme de gigantesques albatros.

Le Duncan se redressa; mais, sans appui sur les flots, sans direction, il fut ballotté épouvantablement, au point que les mâts menaçaient de se rompre jusque dans leur emplanture. Il ne pouvait longtemps supporter un pareil roulis, il fatiguait dans ses hauts, et bientôt ses bordages disjoints, ses coutures crevées, devaient livrer passage aux flots.

John Mangles n’avait plus qu’une ressource, établir un tourmentin et fuir devant le temps. Il y parvint après plusieurs heures d’un travail vingt fois défait avant d’être achevé. Ce ne fut pas avant trois heures du soir que la trinquette put être hissée sur l’étai de misaine et livrée à l’action du vent.

Alors, sous ce morceau de toile, le Duncan laissa porter et se prit à fuir vent arrière avec une incalculable rapidité. Il allait ainsi dans le nord-est où le poussait la tempête. Il lui fallait conserver le plus de vitesse possible, car d’elle seule dépendait sa sécurité. Quelquefois, dépassant les lames emportées avec lui, il les tranchait de son avant effilé, s’y enfonçait comme un énorme cétacé, et laissait balayer son pont de l’avant à l’arrière. En d’autres moments, sa vitesse égalait celle des flots, son gouvernail perdait toute action, et il faisait d’énormes embardées qui menaçaient de le rejeter en travers. Enfin, il arrivait aussi que les vagues couraient plus vite que lui sous le souffle de l’ouragan; elles sautaient alors par-dessus le couronnement, et tout le pont était balayé de l’arrière à l’avant avec une irrésistible violence.

Ce fut dans cette alarmante situation, au milieu d’alternatives d’espoir et de désespoir, que se passèrent la journée du 15 décembre et la nuit qui suivit. John Mangles ne quitta pas un instant son poste; il ne prit aucune nourriture; il était torturé par des craintes que son impassible figure ne voulait pas trahir, et son regard cherchait obstinément à percer les brumes amoncelées dans le nord.

En effet, il pouvait tout craindre. Le Duncan, rejeté hors de sa route, courait à la côte australienne avec une vitesse que rien ne pouvait enrayer. John Mangles sentait aussi par instinct, non autrement, qu’un courant de foudre l’entraînait.

À chaque instant, il redoutait le choc d’un écueil sur lequel le yacht se fût brisé en mille pièces. Il estimait que la côte ne devait pas se rencontrer à moins de douze milles sous le vent. Or, la terre c’est le naufrage, c’est la perte d’un bâtiment.

Cent fois mieux vaut l’immense océan, contre les fureurs duquel un navire peut se défendre, fût-ce en lui cédant. Mais lorsque la tempête le jette sur des atterrages, il est perdu.

John Mangles alla trouver lord Glenarvan; il l’entretint en particulier; il lui dépeignit la situation sans diminuer sa gravité; il l’envisagea avec le sang-froid d’un marin prêt à tout, et termina en disant qu’il serait peut-être obligé de jeter le Duncan à la côte.

«Pour sauver ceux qu’il porte, si c’est possible, mylord.

—Faites, John, répondit Glenarvan.

—Et lady Helena? Miss Grant?

—Je ne les préviendrai qu’au dernier moment, lorsque tout espoir sera perdu de tenir la mer. Vous m’avertirez.

—Je vous avertirai, mylord

Glenarvan revint auprès des passagères, qui, sans connaître tout le danger, le sentaient imminent.

Elles montraient un grand courage, égal au moins à celui de leurs compagnons. Paganel se livrait aux théories les plus inopportunes sur la direction des courants atmosphériques; il faisait à Robert, qui l’écoutait, d’intéressantes comparaisons entre les tornades, les cyclones et les tempêtes rectilignes. Quant au major, il attendait la fin avec le fatalisme d’un musulman. Vers onze heures, l’ouragan parut mollir un peu, les humides brumes se dissipèrent, et, dans une rapide éclaircie, John put voir une terre basse qui lui restait à six milles sous le vent. Il y courait en plein. Des lames monstrueuses déferlaient à une prodigieuse hauteur, jusqu’à cinquante pieds et plus. John comprit qu’elles trouvaient là un point d’appui solide pour rebondir à une telle élévation.

«Il y a des bancs de sable, dit-il à Austin.

—C’est mon avis, répondit le second.

—Nous sommes dans la main de Dieu, reprit John.

S’il n’offre pas une passe praticable au Duncan, et s’il ne l’y conduit lui-même, nous sommes perdus.

—La marée est haute en ce moment, capitaine, peut-être pourrons-nous franchir ces bancs?

—Mais voyez donc, Austin, la fureur de ces lames. Quel navire pourrait leur résister? Prions Dieu qu’il nous aide, mon ami!»

Cependant le Duncan, sous son tourmentin, portait à la côte avec une vitesse effrayante. Bientôt il ne fut plus qu’à deux milles des accores du banc. Les vapeurs cachaient à chaque instant la terre.

Néanmoins, John crut apercevoir au delà de cette lisière écumeuse un bassin plus tranquille. Là, le Duncan se fût trouvé dans une sûreté relative.

Mais comment passer?

John fit monter ses passagers sur le pont; il ne voulait pas que,
l’heure du naufrage venue, ils fussent renfermés dans la dunette.
Glenarvan et ses compagnons regardèrent la mer épouvantable. Mary
Grant pâlit.

«John, dit tout bas Glenarvan au jeune capitaine, j’essayerai de sauver ma femme, ou je périrai avec elle. Charge-toi de miss Grant.

—Oui, votre honneur», répondit John Mangles, en portant la main du lord à ses yeux humides.

Le Duncan n’était plus qu’à quelques encablures du pied des bancs. La mer, haute alors, eût sans doute laissé assez d’eau sous la quille du yacht pour lui permettre de franchir ces dangereux bas-fonds. Mais alors les vagues énormes, le soulevant et l’abandonnant tour à tour, devaient le faire immanquablement talonner. Y avait-il donc un moyen d’adoucir les mouvements de ces lames, de faciliter le glissement de leurs molécules liquides, en un mot, de calmer cette mer tumultueuse?

John Mangles eut une dernière idée.

«L’huile! s’écria-t-il; mes enfants, filez de l’huile! Filez de l’huile!»

Ces paroles furent rapidement comprises de tout l’équipage. Il s’agissait d’employer un moyen qui réussit quelquefois; on peut apaiser la fureur des vagues, en les couvrant d’une nappe d’huile; cette nappe surnage, et détruit le choc des eaux, qu’elle lubrifie. L’effet en est immédiat, mais il passe vite.

Quand un navire a franchi cette mer factice, elle redouble ses fureurs, et malheur à qui se hasarderait à sa suite. Les barils contenant la provision d’huile de phoque furent hissés sur le gaillard d’avant par l’équipage, dont le danger centuplait les forces. Là, ils furent défoncés à coups de hache, et suspendus au-dessus des bastingages de tribord et de bâbord.

«Tiens bon!» cria John Mangles, épiant le moment favorable.

En vingt secondes, le yacht atteignit l’entrée de la passe barrée par un mascaret mugissant. C’était l’instant.

«À dieu vat!» cria le jeune capitaine.

Les barils furent chavirés, et de leurs flancs s’échappèrent des flots d’huile. Instantanément, la nappe onctueuse nivela, pour ainsi dire, l’écumeuse surface de la mer. Le Duncan vola sur les eaux calmées et se trouva bientôt dans un bassin paisible, au delà des redoutables bancs.

Chapitre VI Le cap Bernouilli

Le premier soin de John Mangles fut d’affourcher solidement son navire sur deux ancres. Il mouilla par cinq brasses d’eau. Le fond était bon, un gravier dur qui donnait une excellente tenue. Donc, nulle crainte de chasser ou de s’échouer à mer basse. Le Duncan, après tant d’heures périlleuses, se trouvait dans une sorte de crique abritée par une haute pointe circulaire contre les vents du large.

Lord Glenarvan avait serré la main du jeune capitaine en disant:
«Merci, John.»

Et John se sentit généreusement récompensé avec ces deux seuls mots. Glenarvan garda pour lui le secret de ses angoisses, et ni lady Helena, ni Mary Grant, ni Robert ne soupçonnèrent la gravité des périls auxquels ils venaient d’échapper.

Un point important restait à éclaircir. À quel endroit de la côte le Duncan avait-il été jeté par cette formidable tempête? Où reprendrait-il son parallèle accoutumé? À quelle distance le cap Bernouilli lui restait-il dans le sud-ouest? Telles furent les premières questions adressées à John Mangles. Celui-ci fit aussitôt ses relèvements, et pointa ses observations sur la carte du bord.

En somme, le Duncan n’avait pas trop dévié de sa route: de deux degrés à peine. Il se trouvait par 136° 12’ de longitude et 35° 07’ de latitude, au cap Catastrophe, situé à l’une des pointes de l’Australie méridionale, et à trois cents milles du cap Bernouilli.

Le cap Catastrophe, au nom de funeste augure, a pour pendant le cap Borda, formé par un promontoire de l’île Kanguroo. Entre ces deux caps s’ouvre le détroit de l’Investigator, qui conduit à deux golfes assez profonds, l’un au nord, le golfe Spencer, l’autre au sud, le golfe Saint-Vincent.

Sur la côte orientale de ce dernier est creusé le port d’Adélaïde, capitale de cette province nommée Australie méridionale. Cette ville, fondée en 1836, compte quarante mille habitants, et offre des ressources assez complètes. Mais elle est plus occupée de cultiver un sol fécond, d’exploiter ses raisins et ses oranges, et toutes ses richesses agricoles, que de créer de grandes entreprises industrielles. Sa population compte moins d’ingénieurs que d’agriculteurs, et l’esprit général est peu tourné vers les opérations commerciales ou les arts mécaniques.

Le Duncan pourrait-il réparer ses avaries? C’était la question à décider. John Mangles voulut savoir à quoi s’en tenir. Il fit plonger à l’arrière du yacht; ses plongeurs lui rapportèrent qu’une des branches de l’hélice avait été faussée, et portait contre l’étambot: de là, l’impossibilité du mouvement de rotation. Cette avarie fut jugée grave, assez grave même pour nécessiter un outillage qui ne se rencontrerait pas à Adélaïde.

Glenarvan et le capitaine John, après mûres réflexions, prirent la résolution suivante: le Duncan suivrait à la voile le contour des rivages australiens, en cherchant les traces du Britannia; il s’arrêterait au cap Bernouilli, où seraient prises les dernières informations, et continuerait sa route au sud jusqu’à Melbourne, où ses avaries pourraient être facilement réparées.

L’hélice remise en état, le Duncan irait croiser sur les côtes orientales pour achever la série de ses recherches.

Cette proposition fut approuvée. John Mangles résolut de profiter du premier bon vent pour appareiller. Il n’attendit pas longtemps. Vers le soir, l’ouragan était entièrement tombé. Une brise maniable lui succéda, qui soufflait du sud-ouest. On fit les dispositions pour l’appareillage. De nouvelles voiles furent enverguées. À quatre heures du matin, les matelots virèrent au cabestan. Bientôt l’ancre fut à pic, elle dérapa, et le Duncan, sous sa misaine, son hunier, son perroquet, ses focs, sa brigantine et sa voile de flèche, courut au plus près, tribord amures, au vent des rivages australiens.

Deux heures après, il perdit de vue le cap Catastrophe, et se trouva par le travers du détroit de l’Investigator. Le soir, le cap Borda fut doublé, et l’île Kanguroo prolongée à quelques encablures. C’est la plus grande des petites îles australiennes, et elle sert de refuge aux déportés fugitifs. Son aspect était enchanteur. D’immenses tapis de verdure revêtaient les rocs stratifiés de ses rivages. On voyait comme au temps de sa découverte, en 1802, d’innombrables bandes de kanguroos bondir à travers les bois et les plaines.

Le lendemain, pendant que le Duncan courait bord sur bord, ses embarcations furent envoyées à terre avec mission de visiter les accores de la côte.

Il se trouvait alors sur le trente-sixième parallèle, et, jusqu’au trente-huitième, Glenarvan ne voulait pas laisser un point inexploré.

Pendant la journée du 18 décembre, le yacht, qui boulinait comme un vrai clipper sous sa voilure entièrement déployée, rasa le rivage de la baie Encounter. C’est là qu’en 1828 le voyageur Sturt arriva après avoir découvert le Murray, le plus grand fleuve de l’Australie méridionale. Ce n’étaient déjà plus les rives verdoyantes de l’île Kanguroo, mais des mornes arides, rompant parfois l’uniformité d’une côte basse et déchiquetée, çà et là quelque falaise grise, ou des promontoires de sable, enfin toute la sécheresse d’un continent polaire.

Les embarcations pendant cette navigation firent un rude service.
Les marins ne s’en plaignirent pas.

Presque toujours Glenarvan, son inséparable Paganel et le jeune Robert les accompagnaient. Ils voulaient de leurs propres yeux chercher quelques vestiges du Britannia. Mais cette scrupuleuse exploration ne révéla rien du naufrage. Les rivages australiens furent aussi muets à cet égard que les terres patagones. Cependant, il ne fallait pas perdre tout espoir tant que ne serait pas atteint le point précis indiqué par le document. On n’agissait ainsi que par surcroît de prudence, et pour ne rien abandonner au hasard. Pendant la nuit, le Duncan mettait en panne, de manière à se maintenir sur place autant que possible, et, le jour, la côte était fouillée avec soin.

Ce fut ainsi que, le 20 décembre, on arriva par le cap Bernouilli, qui termine la baie Lacépède, sans avoir trouvé la moindre épave. Mais cet insuccès ne prouvait rien contre le capitaine du Britannia.

En effet, depuis deux ans, époque à laquelle remontait la catastrophe, la mer avait pu, avait dû disperser, ronger les restes du trois-mâts et les arracher de l’écueil. D’ailleurs, les indigènes, qui sentent les naufrages comme un vautour sent un cadavre, devaient avoir recueilli les plus minces débris. Puis, Harry Grant et ses deux compagnons, faits prisonniers au moment où les vagues les jetaient à la côte, avaient été sans nul doute entraînés dans l’intérieur du continent.

Mais alors tombait une des ingénieuses hypothèses de Jacques Paganel. Tant qu’il s’agissait du territoire argentin, le géographe pouvait à bon droit prétendre que les chiffres du document se rapportaient, non au théâtre du naufrage, mais au lieu même de la captivité. En effet, les grands fleuves de la Pampasie, leurs nombreux affluents, étaient là pour porter à la mer le précieux document. Ici, au contraire, dans cette partie de l’Australie, les cours d’eau sont peu abondants qui coupent le trente-septième parallèle; de plus, le Rio-Colorado, le Rio-Negro, vont se jeter à la mer à travers des plages désertes, inhabitables et inhabitées, tandis que les principales rivières australiennes, le Murray, la Yarra, le Torrens, le Darling, ou affluent les unes aux autres, ou se précipitent dans l’océan par des embouchures qui sont devenues des rades fréquentées, des ports où la navigation est active. Quelle probabilité, dès lors, qu’une fragile bouteille eût pu descendre le cours de ces eaux incessamment parcourues et arriver à l’océan Indien?

Cette impossibilité ne pouvait échapper à des esprits perspicaces. L’hypothèse de Paganel, plausible en Patagonie dans les provinces argentines, eût donc été illogique en Australie. Paganel le reconnut dans une discussion qui fut soulevée à ce sujet par le major Mac Nabbs. Il devint évident que les degrés relatés au document ne s’appliquaient qu’au lieu du naufrage, que par conséquent la bouteille avait été jetée à la mer à l’endroit où se brisa le Britannia, sur la côte occidentale de l’Australie.

Cependant, et comme le fit justement observer Glenarvan, cette interprétation définitive n’excluait pas l’hypothèse de la captivité du capitaine Grant. Celui-ci, d’ailleurs, le faisait pressentir dans son document par ces mots, dont il fallait tenir compte: où ils seront prisonniers de cruels indigènes. Mais il n’existait plus aucune raison pour rechercher les prisonniers sur le trente-septième parallèle plutôt que sur un autre.

Cette question, longtemps débattue, reçut ainsi sa solution définitive, et donna les conséquences suivantes: si des traces du Britannia ne se rencontraient pas au cap Bernouilli, lord Glenarvan n’avait plus qu’à revenir en Europe. Ses recherches auraient été infructueuses, mais il avait rempli son devoir courageusement et consciencieusement.

Cela ne laissa pas d’attrister particulièrement les passagers du yacht, et de désespérer Mary et Robert Grant. En se rendant au rivage avec lord et lady Glenarvan, John Mangles, Mac Nabbs et Paganel, les deux enfants du capitaine se disaient que la question du salut de leur père allait irrévocablement se décider. Irrévocablement, on peut le dire, car Paganel, dans une précédente discussion avait judicieusement démontré que les naufragés seraient rapatriés depuis longtemps déjà, si leur navire se fût brisé sur les écueils de la côte orientale.

«Espoir! Espoir! Toujours espoir! répétait lady Helena à la jeune fille, assise près d’elle dans l’embarcation qui les conduisait à terre. La main de Dieu ne nous abandonnera pas!

—Oui, miss Mary, dit le capitaine John, c’est au moment où les hommes ont épuisé les ressources humaines, que le ciel intervient, et, par quelque fait imprévu, leur ouvre des voies nouvelles.

—Dieu vous entende, Monsieur John!» répondit Mary Grant.

Le rivage n’était plus qu’à une encablure; il terminait par des pentes assez douces l’extrémité du cap qui s’avançait de deux milles en mer.

L’embarcation accosta dans une petite crique naturelle entre des bancs de corail en voie de formation, qui, le temps aidant, doivent former une ceinture de récifs à la partie sud de l’Australie.

Tels ils étaient déjà, tels ils suffisaient à détruire la coque d’un navire, et le Britannia pouvait s’être perdu là corps et biens.

Les passagers du Duncan débarquèrent sans difficulté sur un rivage absolument désert. Des falaises à bandes stratifiées formaient une ligne côtière haute de soixante à quatre-vingts pieds. Il eût été difficile d’escalader cette courtine naturelle sans échelles ni crampons. John Mangles, heureusement, découvrit fort à propos une brèche produite à un demi-mille au sud par un éboulement partiel de la falaise. La mer, sans doute, battait cette barrière de tuf friable pendant ses grandes colères d’équinoxe, et déterminait ainsi la chute des portions supérieures du massif.

Glenarvan et ses compagnons s’engagèrent dans la tranchée, et arrivèrent au sommet de la falaise par une pente assez raide. Robert, comme un jeune chat, grimpa un talus fort à pic, et arriva le premier à la crête supérieure, au désespoir de Paganel, humilié de voir ses grandes jambes de quarante ans vaincues par de petites jambes de douze ans. Cependant, il distança, et de loin, le paisible major, qui n’y tenait pas autrement.

La petite troupe, bientôt réunie, examina la plaine qui s’étendait sous ses regards. C’était un vaste terrain inculte avec des buissons et des broussailles, une contrée stérile, que Glenarvan compara aux glens des basses terres d’Écosse, et Paganel aux landes infertiles de la Bretagne. Mais si cette contrée paraissait inhabitée le long de la côte, la présence de l’homme, non du sauvage, mais du travailleur, se révéla au loin par quelques constructions de bon augure.

«Un moulin!» s’écria Robert.

À trois milles, en effet, les ailes d’un moulin tournaient au vent.

«C’est bien un moulin, répondit Paganel, qui venait de braquer sa longue-vue sur l’objet en question. Voilà un petit monument aussi modeste qu’utile, dont la vue a le privilège d’enchanter mes regards.

—C’est presque un clocher, dit lady Helena.

—Oui, madame, et si l’un moud le pain du corps, l’autre moud le pain de l’âme. À ce point de vue ils se ressemblent encore.

—Allons au moulin», répliqua Glenarvan.

On se mit en route. Après une demi-heure de marche, le sol, travaillé par la main de l’homme, se montra sous un nouvel aspect. La transition de la contrée stérile à la campagne cultivée fut brusque. Au lieu de broussailles, des haies vives entouraient un enclos récemment défriché; quelques bœufs et une demi-douzaine de chevaux pâturaient dans des prairies entourées de robustes acacias pris dans les vastes pépinières de l’île Kanguroo. Peu à peu apparurent des champs couverts de céréales, quelques acres de terrains hérissés de blonds épis, des meules de foin dressées comme de grandes ruches, des vergers aux fraîches clôtures, un beau jardin digne d’Horace, où l’agréable se mêlait à l’utile, puis des hangars, des communs sagement distribués, enfin une habitation simple et confortable, que le joyeux moulin dominait avec son pignon aigu et caressait de l’ombre mobile de ses grandes ailes.

En ce moment, un homme d’une cinquantaine d’années, d’une physionomie prévenante, sortit de la maison principale, aux aboiements de quatre grands chiens qui annonçaient la venue des étrangers. Cinq beaux et forts garçons, ses fils, le suivirent avec leur mère, une grande et robuste femme. On ne pouvait s’y méprendre: cet homme, entouré de sa vaillante famille, au milieu de ces constructions encore neuves, dans cette campagne presque vierge, présentait le type accompli du colon irlandais qui, las des misères de son pays, est venu chercher la fortune et le bonheur au delà des mers.

Glenarvan et les siens ne s’étaient pas encore présentés, ils n’avaient eu le temps de décliner ni leurs noms, ni leurs qualités, que ces cordiales paroles les saluaient déjà:

«Étrangers, soyez les bienvenus dans la maison de Paddy O’Moore.

—Vous êtes irlandais? dit Glenarvan en prenant la main que lui offrait le colon.

—Je l’ai été, répondit Paddy O’Moore. Maintenant, je suis australien. Entrez, qui que vous soyez, messieurs, cette maison est la vôtre.»

Il n’y avait qu’à accepter sans cérémonie une invitation faite de si bonne grâce. Lady Helena et Mary Grant, conduites par mistress O’Moore, entrèrent dans l’habitation, pendant que les fils du colon débarrassaient les visiteurs de leurs armes.

Une vaste salle, fraîche et claire, occupait le rez-de-chaussée de la maison construite en forts madriers disposés horizontalement. Quelques bancs de bois rivés aux murailles peintes de couleurs gaies, une dizaine d’escabeaux, deux bahuts en chêne où s’étalaient une faïence blanche et des brocs d’étain brillant, une large et longue table à laquelle vingt convives se seraient assis à l’aise, formaient un ameublement digne de la solide maison et de ses robustes habitants.

Le dîner de midi était servi. La soupière fumait entre le rosbeef et le gigot de mouton, entourés de larges assiettes d’olives, de raisins et d’oranges; le nécessaire était là; le superflu ne manquait pas.

L’hôte et l’hôtesse avaient un air si engageant, la table à l’aspect tentateur était si vaste et si abondamment fournie, qu’il eût été malséant de ne point s’y asseoir. Déjà les domestiques de la ferme, les égaux de leur maître, venaient y partager leur repas. Paddy O’Moore indiqua de la main la place réservée aux étrangers.

«Je vous attendais, dit-il simplement à lord Glenarvan.

—Vous? répondit celui-ci fort surpris.

—J’attends toujours ceux qui viennent», répondit l’irlandais.

Puis, d’une voix grave, pendant que sa famille et ses serviteurs se tenaient debout respectueusement, il récita le bénédicité. Lady Helena se sentit tout émue d’une si parfaite simplicité de mœurs, et un regard de son mari lui fit comprendre qu’il l’admirait comme elle.

On fit fête au repas. La conversation s’engagea sur toute la ligne. D’écossais à irlandais, il n’y a que la main. La Tweed, large de quelques toises, creuse un fossé plus profond entre l’Écosse et l’Angleterre que les vingt lieues du canal d’Irlande qui séparent la vieille Calédonie de la verte Erin. Paddy O’Moore raconta son histoire.

C’était celle de tous les émigrants que la misère chasse de leur pays. Beaucoup viennent chercher au loin la fortune, qui n’y trouvent que déboires et malheurs. Ils accusent la chance, oubliant d’accuser leur inintelligence, leur paresse et leurs vices. Quiconque est sobre et courageux, économe et brave, réussit.

Tel fut et tel était Paddy O’Moore. Il quitta Dundalk, où il mourait de faim, emmena sa famille vers les contrées australiennes, débarqua à Adélaïde, dédaigna les travaux du mineur pour les fatigues moins aléatoires de l’agriculteur, et, deux mois après, il commença son exploitation, si prospère aujourd’hui.

Tout le territoire de l’Australie du sud est divisé par portions d’une contenance de quatre-vingts acres chacune. Ces divers lots sont cédés aux colons par le gouvernement, et par chaque lot un laborieux agriculteur peut gagner de quoi vivre et mettre de côté une somme nette de quatre-vingts livres sterling.

Paddy O’Moore savait cela. Ses connaissances agronomiques le servirent fort. Il vécut, il économisa, et acquit de nouveaux lots avec les profits du premier. Sa famille prospéra, son exploitation aussi. Le paysan irlandais devint propriétaire foncier, et quoique son établissement ne comptât pas encore deux ans d’existence, il possédait alors cinq cents acres d’un sol vivifié par ses soins, et cinq cents têtes de bétail. Il était son maître, après avoir été l’esclave des européens, et indépendant comme on peut l’être dans le plus libre pays du monde.

Ses hôtes, à ce récit de l’émigrant irlandais, répondirent par de sincères et franches félicitations.

Paddy O’Moore, son histoire terminée, attendait, sans doute confidences pour confidences, mais sans les provoquer. Il était de ces gens discrets qui disent: voilà ce que je suis, mais je ne vous demande pas qui vous êtes. Glenarvan, lui, avait un intérêt immédiat à parler du Duncan, de sa présence au cap Bernouilli, et des recherches qu’il poursuivait avec une infatigable persévérance. Mais, en homme qui va droit au but, il interrogea d’abord Paddy O’Moore sur le naufrage du Britannia.

La réponse de l’irlandais ne fut pas favorable. Il n’avait jamais entendu parler de ce navire. Depuis deux ans, aucun bâtiment n’était venu se perdre à la côte, ni au-dessus du cap, ni au-dessous. Or, la catastrophe datait de deux années seulement. Il pouvait donc affirmer avec la plus entière certitude que les naufragés n’avaient pas été jetés sur cette partie des rivages de l’ouest.

«Maintenant, mylord, ajouta-t-il, je vous demanderai quel intérêt vous avez à m’adresser cette question.»

Alors, Glenarvan raconta au colon l’histoire du document, le voyage du yacht, les tentatives faites pour retrouver le capitaine Grant; il ne cacha pas que ses plus chères espérances tombaient devant des affirmations aussi nettes, et qu’il désespérait de retrouver jamais les naufragés du Britannia.

De telles paroles devaient produire une douloureuse impression sur les auditeurs de Glenarvan. Robert et Mary étaient là qui l’écoutaient, les yeux mouillés de larmes. Paganel ne trouvait pas un mot de consolation et d’espoir. John Mangles souffrait d’une douleur qu’il ne pouvait adoucir. Déjà le désespoir envahissait l’âme de ces hommes généreux que le Duncan venait de porter inutilement à ces lointains rivages, quand ces paroles se firent entendre:

«Mylord, louez et remerciez Dieu. Si le capitaine Grant est vivant, il est vivant sur la terre australienne!»

Chapitre VII Ayrton

La surprise que produisirent ces paroles ne saurait se dépeindre.
Glenarvan s’était levé d’un bond, et, repoussant son siège:

«Qui parle ainsi? s’écria-t-il.

—Moi, répondit un des serviteurs de Paddy O’Moore, assis au bout de la table.

—Toi, Ayrton! dit le colon, non moins stupéfait que Glenarvan.

—Moi, répondit Ayrton d’une voix émue, mais ferme, moi, écossais comme vous, mylord, moi, un des naufragés du Britannia!»

Cette déclaration produisit un indescriptible effet.

Mary Grant, à demi pâmée par l’émotion, à demi mourante de bonheur, cette fois, se laissa aller dans les bras de lady Helena. John Mangles, Robert, Paganel, quittant leur place, se précipitèrent vers celui que Paddy O’Moore venait de nommer Ayrton.

C’était un homme de quarante-cinq ans, d’une rude physionomie, dont le regard très brillant se perdait sous une arcade sourcilière profondément enfoncée.

Sa vigueur devait être peu commune, malgré la maigreur de son corps. Il était tout os et tout nerfs, et, suivant une expression écossaise, il ne perdait pas son temps à faire de la chair grasse.

Une taille moyenne, des épaules larges, une allure décidée, une figure pleine d’intelligence et d’énergie, quoique les traits en fussent durs, prévenaient en sa faveur. La sympathie qu’il inspirait était encore accrue par les traces d’une récente misère empreinte sur son visage. On voyait qu’il avait souffert et beaucoup, bien qu’il parût homme à supporter les souffrances, à les braver, à les vaincre.

Glenarvan et ses amis avaient senti cela à première vue.

La personnalité d’Ayrton s’imposait dès l’abord.

Glenarvan, se faisant l’interprète de tous, le pressa de questions auxquelles Ayrton répondit. La rencontre de Glenarvan et Ayrton avait évidemment produit chez tous deux une émotion réciproque.

Aussi les premières questions de Glenarvan se pressèrent-elles sans ordre, et comme malgré lui.

«Vous êtes un des naufragés du Britannia? demanda-t-il.

—Oui, mylord, le quartier-maître du capitaine Grant, répondit
Ayrton.

—Sauvé avec lui après le naufrage?

—Non, mylord, non. À ce moment terrible, j’ai été séparé, enlevé du pont du navire, jeté à la côte.

—Vous n’êtes donc pas un des deux matelots dont le document fait mention?

—Non. Je ne connaissais pas l’existence de ce document. Le capitaine l’a lancé à la mer quand je n’étais plus à bord.

—Mais le capitaine? Le capitaine?

—Je le croyais noyé, disparu, abîmé avec tout l’équipage du Britannia. Je pensais avoir survécu seul.

—Mais vous avez dit que le capitaine Grant était vivant!

—Non. J’ai dit: si le capitaine est vivant…

—Vous avez ajouté: il est sur le continent australien!…

—Il ne peut être que là, en effet.

—Vous ne savez donc pas où il est?

—Non, mylord, je vous le répète, je le croyais enseveli dans les flots ou brisé sur les rocs. C’est vous qui m’apprenez que peut-être il vit encore.

—Mais alors que savez-vous? demanda Glenarvan.

—Ceci seulement. Si le capitaine Grant est vivant, il est en
Australie.

—Où donc a eu lieu le naufrage?» dit alors le major Mac Nabbs.

C’était la première question à poser, mais, dans le trouble causé par cet incident, Glenarvan, pressé de savoir avant tout où se trouvait le capitaine Grant, ne s’informa pas de l’endroit où le Britannia s’était perdu. À partir de ce moment, la conversation, jusque-là vague, illogique, procédant par bonds, effleurant les sujets sans les approfondir, mêlant les faits, intervertissant les dates, prit une allure plus raisonnable, et bientôt les détails de cette obscure histoire apparurent nets et précis à l’esprit de ses auditeurs.

À la question faite par Mac Nabbs, Ayrton répondit en ces termes:

«Lorsque je fus arraché du gaillard d’avant où je halais bas le foc, le Britannia courait vers la côte de l’Australie. Il n’en était pas à deux encablures. Le naufrage a donc eu lieu à cet endroit même.

—Par trente-sept degrés de latitude? demanda John Mangles.

—Par trente-sept degrés, répondit Ayrton.

—Sur la côte ouest?

—Non pas! Sur la côte est, répliqua vivement le quartier-maître.

—Et à quelle époque?

—Dans la nuit du 27 juin 1862.

—C’est cela! C’est cela même! s’écria Glenarvan.

—Vous voyez donc bien, mylord, ajouta Ayrton, que j’ai pu justement dire: si le capitaine Grant vit encore, c’est sur le continent australien qu’il faut le chercher, non ailleurs.

—Et nous le chercherons, et nous le trouverons, et nous le sauverons, mon ami! s’écria Paganel. Ah! précieux document, ajouta-t-il avec une naïveté parfaite, il faut avouer que tu es tombé entre les mains de gens bien perspicaces!»

Personne, sans doute, n’entendit les flatteuses paroles de Paganel. Glenarvan et lady Helena, Mary et Robert s’étaient empressés autour d’Ayrton.

Ils lui serraient les mains. Il semblait que la présence de cet homme fût un gage assuré du salut d’Harry Grant. Puisque le matelot avait échappé aux dangers du naufrage, pourquoi le capitaine ne se serait-il pas tiré sain et sauf de cette catastrophe? Ayrton répétait volontiers que le capitaine Grant devait être vivant comme lui. Où, il ne saurait le dire, mais certainement sur ce continent. Il répondait aux mille questions dont il était assailli avec une intelligence et une précision remarquables. Miss Mary, pendant qu’il parlait, tenait une de ses mains dans les siennes. C’était un compagnon de son père, ce matelot, un des marins du Britannia! Il avait vécu près d’Harry Grant, courant avec lui les mers, bravant les mêmes dangers!

Mary ne pouvait détacher ses regards de cette rude physionomie et pleurait de bonheur.

Jusqu’ici, personne n’avait eu la pensée de mettre en doute la véracité et l’identité du quartier-maître.

Seuls, le major et peut-être John Mangles, moins prompts à se rendre, se demandaient si les paroles d’Ayrton méritaient une entière confiance. Sa rencontre imprévue pouvait exciter quelques soupçons.

Certainement, Ayrton avait cité des faits et des dates concordantes, de frappantes particularités. Mais les détails, si exacts qu’ils soient, ne forment pas une certitude, et généralement, on l’a remarqué, le mensonge s’affirme par la précision des détails. Mac Nabbs réserva donc son opinion, et s’abstint de se prononcer.

Quant à John Mangles, ses doutes ne résistèrent pas longtemps aux paroles du matelot, et il le tint pour un vrai compagnon du capitaine Grant, quand il l’eut entendu parler de son père à la jeune fille.

Ayrton connaissait parfaitement Mary et Robert. Il les avait vus à
Glasgow au départ du Britannia. Il rappela leur présence à ce
déjeuner d’adieu donné à bord aux amis du capitaine. Le shérif Mac
Intyre y assistait.

On avait confié Robert, —il avait dix ans à peine, —aux soins de Dick Turner, le maître d’équipage, et il lui échappa pour grimper aux barres du perroquet.

«C’est vrai, c’est vrai,» disait Robert Grant.

Et Ayrton rappelait ainsi mille petits faits, sans paraître y attacher l’importance que leur donnait John Mangles. Et, quand il s’arrêtait, Mary lui disait de sa douce voix:

«Encore, Monsieur Ayrton, parlez-nous encore de notre père!»

Le quartier-maître satisfit de son mieux aux désirs de la jeune fille. Glenarvan ne voulait pas l’interrompre, et cependant, vingt questions plus utiles se pressaient dans son esprit; mais lady Helena, lui montrant la joyeuse émotion de Mary, arrêtait ses paroles.

Ce fut dans cette conversation qu’Ayrton raconta l’histoire du Britannia et son voyage à travers les mers du Pacifique. Mary Grant en connaissait une grande partie, puisque les nouvelles du navire allaient jusqu’au mois de mai de l’année 1862. Pendant cette période d’un an Harry Grant atterrit aux principales terres de l’Océanie. Il toucha aux Hébrides, à la Nouvelle Guinée, à la Nouvelle Zélande, à la Nouvelle Calédonie, se heurtant à des prises de possession souvent peu justifiées, subissant le mauvais vouloir des autorités anglaises, car son navire était signalé dans les colonies britanniques. Cependant il avait trouvé un point important sur la côte occidentale de la Papouasie; là, l’établissement d’une colonie écossaise lui parut facile et sa prospérité assurée; en effet, un bon port de relâche sur la route des Moluques et des Philippines devait attirer des navires, surtout quand le percement de l’isthme de Suez aurait supprimé la voie du cap de Bonne-Espérance. Harry Grant était de ceux qui préconisaient en Angleterre l’œuvre de M De Lesseps et ne jetaient pas des rivalités politiques au travers d’un grand intérêt international.

Après cette reconnaissance de la Papouasie, le Britannia alla se ravitailler au Callao, et il quitta ce port le 30 mai 1862, pour revenir en Europe par l’océan Indien et la route du Cap. Trois semaines après son départ, une tempête épouvantable désempara le navire. Il s’engagea. Il fallut couper la mâture. Une voie d’eau se déclara dans les fonds, qu’on ne parvint pas à aveugler. L’équipage fut bientôt exténué, à bout de forces. On ne put pas affranchir les pompes. Pendant huit jours, le Britannia fut le jouet des ouragans. Il avait six pieds d’eau dans sa cale. Il s’enfonçait peu à peu. Les embarcations avaient été enlevées pendant la tempête. Il fallait périr à bord, quand, dans la nuit du 27 juin, comme l’avait parfaitement compris Paganel, on eut connaissance du rivage oriental de l’Australie. Bientôt le navire fit côte. Un choc violent eut lieu. En ce moment, Ayrton enlevé par une vague, fut jeté au milieu des brisants et perdit connaissance. Quand il revint à lui, il était entre les mains des indigènes qui l’entraînèrent dans l’intérieur du continent. Depuis lors, il n’entendit plus parler du Britannia et supposa, non sans raison, qu’il avait péri corps et biens sur les dangereux récifs de Twofold-Bay. Ici se terminait le récit relatif au capitaine Grant. Il provoqua plus d’une fois de douloureuses exclamations. Le major n’aurait pu sans injustice douter de son authenticité. Mais, après l’histoire du Britannia, l’histoire particulière d’Ayrton devait présenter un intérêt plus actuel encore. En effet, Grant, on n’en doutait pas, grâce au document, avait survécu au naufrage avec deux de ses matelots, comme Ayrton lui-même. Du sort de l’un on pouvait raisonnablement conclure au sort de l’autre. Ayrton fut donc invité à faire le récit de ses aventures.

Il fut très simple et très court.

Le matelot naufragé, prisonnier d’une tribu indigène, se vit emmené dans ces régions intérieures arrosées par le Darling, c’est-à-dire à quatre cents milles au nord du trente-septième parallèle. Là, il vécut fort misérable, parce que la tribu était misérable elle-même, mais non maltraité. Ce furent deux longues années d’un pénible esclavage. Cependant, l’espoir de recouvrer sa liberté le tenait au cœur.

Il épiait la moindre occasion de se sauver, bien que sa fuite dût le jeter au milieu de dangers innombrables.

Une nuit d’octobre 1864, il trompa la vigilance des naturels et disparut dans la profondeur de forêts immenses. Pendant un mois, vivant de racines, de fougères comestibles, de gommes de mimosas, il erra au milieu de ces vastes solitudes, se guidant le jour sur le soleil, la nuit sur les étoiles, souvent abattu par le désespoir. Il traversa ainsi des marais, des rivières, des montagnes, toute cette portion inhabitée du continent que de rares voyageurs ont sillonnée de leurs hardis itinéraires. Enfin, mourant, épuisé, il arriva à l’habitation hospitalière de Paddy O’Moore, où il trouva une existence heureuse en échange de son travail.

«Et si Ayrton se loue de moi, dit le colon irlandais, quand ce récit fut achevé, je n’ai qu’à me louer de lui. C’est un homme intelligent, brave, un bon travailleur, et, s’il lui plaît, la demeure de Paddy O’Moore sera longtemps la sienne.»

Ayrton remercia l’irlandais d’un geste, et il attendit que de nouvelles questions lui fussent adressées. Il se disait, cependant, que la légitime curiosité de ses auditeurs devait être satisfaite. À quoi eût-il répondu désormais qui n’eût été cent fois dit déjà? Glenarvan allait donc ouvrir la discussion sur un nouveau plan à combiner, en profitant de la rencontre d’Ayrton et de ses renseignements, quand le major, s’adressant au matelot, lui dit:

«Vous étiez quartier-maître à bord du Britannia?

—Oui», répondit Ayrton sans hésiter.

Mais, comprenant qu’un certain sentiment de défiance, un doute, si léger qu’il fût, avait dicté cette demande au major, il ajouta:

«J’ai d’ailleurs sauvé du naufrage mon engagement à bord.»

Et il sortit immédiatement de la salle commune pour aller chercher cette pièce officielle. Son absence ne dura pas une minute. Mais Paddy O’Moore eut le temps de dire:

«Mylord, je vous donne Ayrton pour un honnête homme. Depuis deux mois qu’il est à mon service, je n’ai pas un seul reproche à lui faire. Je connaissais l’histoire de son naufrage et de sa captivité. C’est un homme loyal, digne de toute votre confiance.»

Glenarvan allait répondre qu’il n’avait jamais douté de la bonne foi d’Ayrton, quand celui-ci rentra et présenta son engagement en règle. C’était un papier signé des armateurs du Britannia et du capitaine Grant, dont Mary reconnut parfaitement l’écriture.

Il constatait que «Tom Ayrton, matelot de première classe, était engagé comme quartier-maître à bord du trois-mâts Britannia, de Glasgow.» il n’y avait donc plus de doute possible sur l’identité d’Ayrton, car il eût été difficile d’admettre que cet engagement fût entre ses mains et ne lui appartînt pas.

«Maintenant, dit Glenarvan, je fais appel aux conseils de tous, et je provoque une discussion immédiate sur ce qu’il convient de faire. Vos avis, Ayrton, nous seront particulièrement précieux, et je vous serai fort obligé de nous les donner.»

Ayrton réfléchit quelques instants, puis il répondit en ces termes:

«Je vous remercie, mylord, de la confiance que vous avez en moi, et j’espère m’en montrer digne. J’ai quelque connaissance de ce pays, des mœurs des indigènes, et si je puis vous être utile…

—Bien certainement, répondit Glenarvan.

—Je pense comme vous, répondit Ayrton, que le capitaine Grant et ses deux matelots ont été sauvés du naufrage; mais, puisqu’ils n’ont pas gagné les possessions anglaises, puisqu’ils n’ont pas reparu, je ne doute pas que leur sort n’ait été le mien, et qu’ils ne soient prisonniers d’une tribu de naturels.

—Vous répétez là, Ayrton, les arguments que j’ai déjà fait valoir, dit Paganel. Les naufragés sont évidemment prisonniers des indigènes, ainsi qu’ils le craignaient. Mais devons-nous penser que, comme vous, ils ont été entraînés au nord du trente-septième degré?

—C’est à supposer, monsieur, répondit Ayrton; les tribus ennemies ne demeurent guère dans le voisinage des districts soumis aux anglais.

—Voilà qui compliquera nos recherches, dit Glenarvan, assez déconcerté. Comment retrouver les traces des prisonniers dans l’intérieur d’un aussi vaste continent?»

Un silence prolongé accueillit cette observation.

Lady Helena interrogeait souvent du regard tous ses compagnons sans obtenir une réponse. Paganel lui-même restait muet, contre son habitude. Son ingéniosité ordinaire lui faisait défaut. John Mangles arpentait à grands pas la salle commune, comme s’il eût été sur le pont de son navire, et dans quelque embarras.

«Et vous, Monsieur Ayrton, dit alors lady Helena au matelot, que feriez-vous?

—Madame, répondit assez vivement Ayrton, je me rembarquerais à bord du Duncan, et j’irais droit au lieu du naufrage. Là, je prendrais conseil des circonstances, et peut-être des indices que le hasard pourrait fournir.

—Bien, dit Glenarvan; seulement, il faudra attendre que le Duncan soit réparé.

—Ah! vous avez éprouvé des avaries? demanda Ayrton.

—Oui, répondit John Mangles.

—Graves?

—Non, mais elles nécessitent un outillage que nous ne possédons pas à bord. Une des branches de l’hélice est faussée, et ne peut être réparée qu’à Melbourne.

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