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Les enfants du capitaine Grant

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—Et que tenez-vous? demanda Glenarvan.

—Mes lunettes, parbleu! C’est bien le moins qu’on perde ses lunettes dans une pareille bagarre!

—Vous n’êtes pas blessé?…

—Non, un peu piétiné. Mais par qui?

—Par ceci», répondit le major, en traînant après lui l’animal qu’il avait abattu.

Chacun se hâta de regagner la cahute, et à la lueur du foyer on examina le «coup de fusil» de Mac Nabbs.

C’était une jolie bête, ressemblant à un petit chameau sans bosse; elle avait la tête fine, le corps aplati, les jambes longues et grêles, le poil fin, le pelage café au lait, et le dessous du ventre tacheté de blanc. À peine Paganel l’eut-il regardée, qu’il s’écria:

«C’est un guanaque!

—Qu’est-ce que c’est qu’un guanaque? demanda Glenarvan.

—Une bête qui se mange, répondit Paganel.

—Et c’est bon?

—Savoureux. Un mets de l’olympe. Je savais bien que nous aurions de la viande fraîche pour souper. Et quelle viande! Mais qui va découper l’animal?

—Moi, dit Wilson.

—Bien, je me charge de le faire griller, répliqua Paganel.

—Vous êtes donc cuisinier, Monsieur Paganel? dit Robert.

—Parbleu, mon garçon, puisque je suis français! Dans un français il y a toujours un cuisinier.»

Cinq minutes après, Paganel déposa de larges tranches de venaison sur les charbons produits par la racine de llaretta. Dix minutes plus tard, il servit à ses compagnons cette viande fort appétissante sous le nom de «filets de guanaque».

Personne ne fit de façons, et chacun y mordit à pleines dents.

Mais, à la grande stupéfaction du géographe, une grimace générale, accompagnée d’un «pouah» unanime, accueillit la première bouchée.

«C’est horrible! dit l’un.

—Ce n’est pas mangeable!» répliqua l’autre.

Le pauvre savant, quoi qu’il en eût, dut convenir que cette grillade ne pouvait être acceptée, même par des affamés. On commençait donc à lui lancer quelques plaisanteries, qu’il entendait parfaitement, du reste, et à dauber son «mets de l’olympe»; lui-même cherchait la raison pour laquelle cette chair de guanaque, véritablement bonne et très estimée, était devenue détestable entre ses mains, quand une réflexion subite traversa son cerveau.

«J’y suis, s’écria-t-il! Eh parbleu! J’y suis, j’ai trouvé!

—Est-ce que c’est de la viande trop avancée? demanda tranquillement Mac Nabbs.

—Non, major intolérant, mais de la viande qui a trop marché!
Comment ai-je pu oublier cela?

—Que voulez-vous dire? Monsieur Paganel, demanda Tom Austin.

—Je veux dire que le guanaque n’est bon que lorsqu’il a été tué au repos; si on le chasse longtemps, s’il fournit une longue course, sa chair n’est plus mangeable. Je puis donc affirmer au goût que cet animal venait de loin, et par conséquent le troupeau tout entier.

—Vous êtes certain de ce fait? dit Glenarvan.

—Absolument certain.

—Mais quel événement, quel phénomène a pu effrayer ainsi ces animaux et les chasser à l’heure où ils devraient être paisiblement endormis dans leur gîte?

—À cela, mon cher Glenarvan, dit Paganel, il m’est impossible de vous répondre. Si vous m’en croyez, allons dormir sans en chercher plus long. Pour mon compte, je meurs de sommeil. Dormons-nous, major?

—Dormons, Paganel.»

Sur ce, chacun s’enveloppa de son poncho, le feu fut ravivé pour la nuit, et bientôt dans tous les tons et sur tous les rythmes s’élevèrent des ronflements formidables, au milieu desquels la basse du savant géographe soutenait l’édifice harmonique.

Seul, Glenarvan ne dormit pas. De secrètes inquiétudes le tenaient dans un état de fatigante insomnie. Il songeait involontairement à ce troupeau fuyant dans une direction commune, à son effarement inexplicable. Les guanaques ne pouvaient être poursuivis par des bêtes fauves.

À cette hauteur, il n’y en a guère, et de chasseurs encore moins. Quelle terreur les précipitait donc vers les abîmes de l’Antuco, et quelle en était la cause? Glenarvan avait le pressentiment d’un danger prochain.

Cependant, sous l’influence d’un demi-assoupissement, ses idées se modifièrent peu à peu, et les craintes firent place à l’espérance. Il se vit au lendemain, dans la plaine des Andes. Là devaient commencer véritablement ses recherches, et le succès n’était peut-être pas loin. Il songea au capitaine Grant, à ses deux matelots délivrés d’un dur esclavage.

Ces images passaient rapidement devant son esprit, à chaque instant distrait par un pétillement du feu, une étincelle crépitant dans l’air, une flamme vivement oxygénée qui éclairait la face endormie de ses compagnons, et agitait quelque ombre fuyante sur les murs de la casucha. Puis, ses pressentiments revenaient avec plus d’intensité. Il écoutait vaguement les bruits extérieurs, difficiles à expliquer sur ces cimes solitaires?

À un certain moment, il crut surprendre des grondements éloignés, sourds, menaçants, comme les roulements d’un tonnerre qui ne viendrait pas du ciel. Or, ces grondements ne pouvaient appartenir qu’à un orage déchaîné sur les flancs de la montagne, à quelques milles pieds au-dessous de son sommet.

Glenarvan voulut constater le fait, et sortit.

La lune se levait alors. L’atmosphère était limpide et calme. Pas un nuage, ni en haut, ni en bas. Çà et là, quelques reflets mobiles des flammes de l’Antuco. Nul orage, nul éclair. Au zénith étincelaient des milliers d’étoiles. Pourtant les grondements duraient toujours: ils semblaient se rapprocher et courir à travers la chaîne des Andes. Glenarvan rentra plus inquiet, se demandant quel rapport existait entre ces ronflements souterrains et la fuite des guanaques. Y avait-il là un effet et une cause? Il regarda sa montre, qui marquait deux heures du matin.

Cependant, n’ayant point la certitude d’un danger immédiat, il n’éveilla pas ses compagnons, que la fatigue tenait pesamment endormis, et il tomba lui-même dans une lourde somnolence qui dura plusieurs heures.

Tout d’un coup, de violents fracas le remirent sur pied. C’était un assourdissant vacarme, comparable au bruit saccadé que feraient d’innombrables caissons d’artillerie roulant sur un pavé sonore. Soudain Glenarvan sentit le sol manquer à ses pieds; il vit la casucha osciller et s’entr’ouvrir.

«Alerte!» s’écria-t-il.

Ses compagnons, tous réveillés et renversés pêle-mêle, étaient entraînés sur une pente rapide.

Le jour se levait alors, et la scène était effrayante. La forme des montagnes changeait subitement: les cônes se tronquaient; les pics chancelants disparaissaient comme si quelque trappe s’entr’ouvrait sous leur base. Par suite d’un phénomène particulier aux cordillères, un massif, large de plusieurs milles, se déplaçait tout entier et glissait vers la plaine.

«Un tremblement de terre!» s’écria Paganel.

Il ne se trompait pas. C’était un de ces cataclysmes fréquents sur la lisière montagneuse du Chili, et précisément dans cette région où Copiapo a été deux fois détruit, et Santiago renversé quatre fois en quatorze ans. Cette portion du globe est travaillée par les feux de la terre, et les volcans de cette chaîne d’origine récente n’offrent que d’insuffisantes soupapes à la sortie des vapeurs souterraines. De là ces secousses incessantes, connues sous le nom de «tremblores».

Cependant, ce plateau auquel se cramponnaient sept hommes accrochés à des touffes de lichen, étourdis, épouvantés, glissait avec la rapidité d’un express, c’est-à-dire une vitesse de cinquante milles à l’heure. Pas un cri n’était possible, pas un mouvement pour fuir ou s’enrayer. On n’aurait pu s’entendre. Les roulements intérieurs, le fracas des avalanches, le choc des masses de granit et de basalte, les tourbillons d’une neige pulvérisée, rendaient toute communication impossible. Tantôt, le massif dévalait sans heurts ni cahots; tantôt, pris d’un mouvement de tangage et de roulis comme le pont d’un navire secoué par la houle, côtoyant des gouffres dans lesquels tombaient des morceaux de montagne, déracinant les arbres séculaires, il nivelait avec la précision d’une faux immense toutes les saillies du versant oriental.

Que l’on songe à la puissance d’une masse pesant plusieurs milliards de tonnes, lancée avec une vitesse toujours croissante sous un angle de cinquante degrés.

Ce que dura cette chute indescriptible, nul n’aurait pu l’évaluer. À quel abîme elle devait aboutir, nul n’eût osé le prévoir. Si tous étaient là, vivants, ou si l’un d’eux gisait déjà au fond d’un abîme, nul encore n’aurait pu le dire. Étouffés par la vitesse de la course, glacés par l’air froid qui les pénétrait, aveuglés par les tourbillons de neige, ils haletaient, anéantis, presque inanimés, et ne s’accrochaient aux rocs que par un suprême instinct de conservation.

Tout d’un coup, un choc d’une incomparable violence les arracha de leur glissant véhicule. Ils furent lancés en avant et roulèrent sur les derniers échelons de la montagne. Le plateau s’était arrêté net.

Pendant quelques minutes, nul ne bougea. Enfin, l’un se releva étourdi du coup, mais ferme encore, —le major. Il secoua la poussière qui l’aveuglait, puis il regarda autour de lui. Ses compagnons, étendus dans un cercle restreint, comme les grains de plomb d’un fusil qui ont fait balle, étaient renversés les uns sur les autres.

Le major les compta. Tous, moins un, gisaient sur le sol. Celui qui manquait, c’était Robert Grant.

Chapitre XIV Le coup de fusil de la providence

Le versant oriental de la cordillère des Andes est fait de longues pentes qui vont se perdre insensiblement à la plaine, sur laquelle une portion du massif s’était subitement arrêtée. Dans cette contrée nouvelle, tapissée de pâturages épais, hérissée d’arbres magnifiques, un nombre incalculable de ces pommiers plantés au temps de la conquête étincelaient de fruits dorés et formaient des forêts véritables. C’était un coin de l’opulente Normandie jeté dans les régions platéennes, et, en toute autre circonstance, l’œil d’un voyageur eût été frappé de cette transition subite du désert à l’oasis, des cimes neigeuses aux prairies verdoyantes, de l’hiver à l’été.

Le sol avait repris, d’ailleurs, une immobilité absolue. Le tremblement de terre s’était apaisé, et sans doute les forces souterraines exerçaient plus loin leur action dévastatrice, car la chaîne des Andes est toujours en quelque endroit agitée ou tremblante. Cette fois, la commotion avait été d’une violence extrême. La ligne des montagnes se trouvait entièrement modifiée. Un panorama nouveau de cimes, de crêtes et de pics se découpait sur le fond bleu du ciel, et le guide des pampas y eût en vain cherché ses points de repère accoutumés.

Une admirable journée se préparait; les rayons du soleil, sorti de son lit humide du Pacifique, glissaient sur les plaines argentines et se plongeaient déjà dans les flots de l’autre océan. Il était huit heures du matin.

Lord Glenarvan et ses compagnons, ranimés par les soins du major, revinrent peu à peu à la vie. En somme, ils avaient subi un étourdissement effroyable, mais rien de plus. La cordillère était descendue, et ils n’auraient eu qu’à s’applaudir d’un moyen de locomotion dont la nature avait fait tous les frais, si l’un d’eux, le plus faible, un enfant, Robert Grant, n’eût manqué à l’appel.

Chacun l’aimait, ce courageux garçon, Paganel qui s’était particulièrement attaché à lui, le major malgré sa froideur, tous, et surtout Glenarvan.

Ce dernier, quand il apprit la disparition de Robert, fut désespéré. Il se représentait le pauvre enfant englouti dans quelque abîme, et appelant d’une voix inutile celui qu’il nommait son second père.

«Mes amis, mes amis, dit-il en retenant à peine ses larmes, il faut le chercher, il faut le retrouver! Nous ne pouvons l’abandonner ainsi! Pas une vallée, pas un précipice, pas un abîme qui ne doive être fouillé jusqu’au fond! on m’attachera par une corde! on m’y descendra! Je le veux, vous m’entendez! Je le veux! Fasse le ciel que Robert respire encore! Sans lui, comment oserions-nous retrouver son père, et de quel droit sauver le capitaine Grant, si son salut a coûté la vie à son enfant!»

Les compagnons de Glenarvan l’écoutaient sans répondre; ils sentaient qu’il cherchait dans leur regard quelque lueur d’espérance, et ils baissaient les yeux.

«Eh bien, reprit Glenarvan, vous m’avez entendu! Vous vous taisez!
Vous n’espérez plus rien! Rien!»

Il y eut quelques instants de silence; puis, Mac Nabbs prit la parole et dit:

«Qui de vous, mes amis, se rappelle à quel instant Robert a disparu?»

À cette demande, aucune réponse ne fut faite.

«Au moins, reprit le major, vous me direz près de qui se trouvait l’enfant pendant la descente de la cordillère?

—Près de moi, répondit Wilson.

—Eh bien, jusqu’à quel moment l’as-tu vu près de toi? Rappelle tes souvenirs. Parle.

—Voici tout ce dont je me souviens, répondit Wilson. Robert Grant était encore à mes côtés, la main crispée à une touffe de lichen, moins de deux minutes avant le choc qui a terminé notre descente.

—Moins de deux minutes! Fais bien attention, Wilson, les minutes ont dû te paraître longues!

—Ne te trompes-tu pas?

—Je ne crois pas me tromper… C’est bien cela… Moins de deux minutes!

—Bon! dit Mac Nabbs. Et Robert se trouvait-il placé à ta gauche ou à ta droite?

—À ma gauche. Je me rappelle que son poncho fouettait ma figure.

—Et toi, par rapport à nous, tu étais placé?…

—Également sur la gauche.

—Ainsi, Robert n’a pu disparaître que de ce côté, dit le major, se tournant vers la montagne et indiquant sa droite. J’ajouterai qu’en tenant compte du temps écoulé depuis sa disparition, l’enfant doit être tombé sur la partie de la montagne comprise entre le sol et deux milles de hauteur. C’est là qu’il faut le chercher, en nous partageant les différentes zones, et c’est là que nous le retrouverons.»

Pas une parole ne fut ajoutée. Les six hommes, gravissant les pentes de la cordillère, s’échelonnèrent sur sa croupe à diverses hauteurs et commencèrent leur exploration. Ils se maintenaient constamment à droite de la ligne de descente, fouillant les moindres fissures, descendant au fond des précipices comblés en partie par les débris du massif, et plus d’un en sortit les vêtements en lambeaux, les pieds et les mains ensanglantés, après avoir exposé sa vie. Toute cette portion des Andes, sauf quelques plateaux inaccessibles, fut scrupuleusement fouillée pendant de longues heures, sans qu’aucun de ces braves gens songeât à prendre du repos. Vaines recherches.

L’enfant avait trouvé non seulement la mort dans la montagne, mais aussi un tombeau dont la pierre, faite de quelque roc énorme, s’était à jamais refermée sur lui.

Vers une heure, Glenarvan et ses compagnons, brisés, anéantis, se retrouvaient au fond de la vallée.

Glenarvan était en proie à une douleur violente; il parlait à peine, et de ses lèvres sortaient ces seuls mots entrecoupés de soupirs:

«Je ne m’en irai pas! Je ne m’en irai pas!»

Chacun comprit cette obstination devenue une idée fixe, et la respecta.

«Attendons, dit Paganel au major et à Tom Austin. Prenons quelque repos, et réparons nos forces. Nous en avons besoin, soit pour recommencer nos recherches, soit pour continuer notre route.

—Oui, répondit Mac Nabbs, et restons, puisque Edward veut demeurer! Il espère. Mais qu’espère-t-il?

—Dieu le sait, dit Tom Austin.

—Pauvre Robert!» répondit Paganel en s’essuyant les yeux.

Les arbres poussaient en grand nombre dans la vallée.

Le major choisit un groupe de hauts caroubiers, sous lesquels il fit établir un campement provisoire.

Quelques couvertures, les armes, un peu de viande séchée et du riz, voilà ce qui restait aux voyageurs. Un rio coulait non loin, qui fournit une eau encore troublée par l’avalanche. Mulrady alluma du feu sur l’herbe, et bientôt il offrit à son maître une boisson chaude et réconfortante. Mais Glenarvan la refusa et demeura étendu sur son poncho dans une profonde prostration.

La journée se passa ainsi. La nuit vint, calme et tranquille comme la nuit précédente. Pendant que ses compagnons demeuraient immobiles, quoique inassoupis, Glenarvan remonta les pentes de la cordillère. Il prêtait l’oreille, espérant toujours qu’un dernier appel parviendrait jusqu’à lui. Il s’aventura loin, haut, seul, collant son oreille contre terre, écoutant et comprimant les battements de son cœur, appelant d’une voix désespérée.

Pendant toute la nuit, le pauvre lord erra dans la montagne. Tantôt Paganel, tantôt le major le suivaient, prêts à lui porter secours sur les crêtes glissantes et au bord des gouffres où l’entraînait son inutile imprudence. Mais ses derniers efforts furent stériles, et à ces cris mille fois jetés de «Robert! Robert!» l’écho seul répondit en répétant ce nom regretté.

Le jour se leva. Il fallut aller chercher Glenarvan sur les plateaux éloignés, et, malgré lui, le ramener au campement. Son désespoir était affreux. Qui eût osé lui parler de départ et lui proposer de quitter cette vallée funeste? Cependant, les vivres manquaient. Non loin devaient se rencontrer les guides argentins annoncés par le muletier, et les chevaux nécessaires à la traversée des pampas. Revenir sur ses pas offrait plus de difficultés que marcher en avant. D’ailleurs, c’était à l’océan Atlantique que rendez-vous avait été donné au Duncan. Toutes les raisons graves ne permettaient pas un plus long retard, et, dans l’intérêt de tous, l’heure de partir ne pouvait être reculée.

Ce fut Mac Nabbs qui tenta d’arracher Glenarvan à sa douleur. Longtemps il parla sans que son ami parût l’entendre. Glenarvan secouait la tête.

Quelques mots, cependant, entr’ouvrirent ses lèvres.

«Partir? dit-il.

—Oui! Partir.

—Encore une heure!

—Oui, encore une heure», répondit le digne major.

Et, l’heure écoulée, Glenarvan demanda en grâce qu’une autre heure lui fût accordée. On eût dit un condamné implorant une prolongation d’existence.

Ce fut ainsi jusqu’à midi environ. Alors Mac Nabbs, de l’avis de tous, n’hésita plus, et dit à Glenarvan qu’il fallait partir, et que d’une prompte résolution dépendait la vie de ses compagnons.

«Oui! oui! répondit Glenarvan. Partons! partons!»

Mais, en parlant ainsi, ses yeux se détournaient de Mac Nabbs; son regard fixait un point noir dans les airs. Soudain, sa main se leva et demeura immobile comme si elle eût été pétrifiée.

«Là! Là, dit-il, voyez! Voyez!»

Tous les regards se portèrent vers le ciel, et dans la direction si impérieusement indiquée. En ce moment, le point noir grossissait visiblement. C’était un oiseau qui planait à une hauteur incommensurable.

«Un condor, dit Paganel.

—Oui, un condor, répondit Glenarvan. Qui sait? Il vient! Il descend! Attendons!»

Qu’espérait Glenarvan? Sa raison s’égarait-elle?

«Qui sait?» avait-il dit.

Paganel ne s’était pas trompé. Le condor devenait plus visible d’instants en instants. Ce magnifique oiseau, jadis révéré des incas, est le roi des Andes méridionales. Dans ces régions, il atteint un développement extraordinaire.

Sa force est prodigieuse, et souvent il précipite des bœufs au fond des gouffres. Il s’attaque aux moutons, aux chevaux, aux jeunes veaux errants par les plaines, et les enlève dans ses serres à de grandes hauteurs. Il n’est pas rare qu’il plane à vingt mille pieds au-dessus du sol, c’est-à-dire à cette limite que l’homme ne peut pas franchir. De là, invisible aux meilleures vues, ce roi des airs promène un regard perçant sur les régions terrestres, et distingue les plus faibles objets avec une puissance de vision qui fait l’étonnement des naturalistes.

Qu’avait donc vu ce condor? Un cadavre, celui de Robert Grant!» Qui sait?» répétait Glenarvan, sans le perdre du regard. L’énorme oiseau s’approchait, tantôt planant, tantôt tombant avec la vitesse des corps inertes abandonnés dans l’espace. Bientôt il décrivit des cercles d’un large rayon, à moins de cent toises du sol. On le distinguait parfaitement. Il mesurait plus de quinze pieds d’envergure. Ses ailes puissantes le portaient sur le fluide aérien presque sans battre, car c’est le propre des grands oiseaux de voler avec un calme majestueux, tandis que pour les soutenir dans l’air il faut aux insectes mille coups d’ailes par seconde.

Le major et Wilson avaient saisi leur carabine, Glenarvan les arrêta d’un geste. Le condor enlaçait dans les replis de son vol une sorte de plateau inaccessible situé à un quart de mille sur les flancs de la cordillère. Il tournait avec une rapidité vertigineuse, ouvrant, refermant ses redoutables serres, et secouant sa crête cartilagineuse.

«C’est là! Là!» s’écria Glenarvan.

Puis, soudain, une pensée traversa son esprit.

«Si Robert est encore vivant! s’écria-t-il en poussant une exclamation terrible, cet oiseau… Feu! Mes amis! Feu!»

Mais il était trop tard. Le condor s’était dérobé derrière de hautes saillies de roc. Une seconde s’écoula, une seconde que l’aiguille dut mettre un siècle à battre! Puis l’énorme oiseau reparut pesamment chargé et s’élevant d’un vol plus lourd.

Un cri d’horreur se fit entendre. Aux serres du condor un corps inanimé apparaissait suspendu et ballotté, celui de Robert Grant. L’oiseau l’enlevait par ses vêtements et se balançait dans les airs à moins de cent cinquante pieds au-dessus du campement; il avait aperçu les voyageurs, et, cherchant à s’enfuir avec sa lourde proie, il battait violemment de l’aile les couches atmosphériques.

«Ah! s’écria Glenarvan, que le cadavre de Robert se brise sur ces rocs, plutôt que de servir…»

Il n’acheva pas, et, saisissant la carabine de Wilson, il essaya de coucher en joue le condor.

Mais son bras tremblait. Il ne pouvait fixer son arme. Ses yeux se troublaient.

«Laissez-moi faire», dit le major.

Et l’œil calme, la main assurée, le corps immobile, il visa l’oiseau qui se trouvait déjà à trois cents pieds de lui.

Mais il n’avait pas encore pressé la gâchette de sa carabine, qu’une détonation retentit dans le fond de la vallée; une fumée blanche fusa entre deux masses de basalte, et le condor, frappé à la tête, tomba peu à peu en tournoyant, soutenu par ses grandes ailes déployées qui formaient parachute. Il n’avait pas lâché sa proie, et ce fut avec une certaine lenteur qu’il s’affaissa sur le sol, à dix pas des berges du ruisseau.

«À nous! à nous!» dit Glenarvan.

Et sans chercher d’où venait ce coup de fusil providentiel, il se précipita vers le condor. Ses compagnons le suivirent en courant.

Quand ils arrivèrent, l’oiseau était mort, et le corps de Robert disparaissait sous ses larges ailes. Glenarvan se jeta sur le cadavre de l’enfant, l’arracha aux serres de l’oiseau, l’étendit sur l’herbe, et pressa de son oreille la poitrine de ce corps inanimé.

Jamais plus terrible cri de joie ne s’échappa de lèvres humaines, qu’à ce moment où Glenarvan se releva en répétant:

«Il vit! Il vit encore!»

En un instant, Robert fut dépouillé de ses vêtements, et sa figure baignée d’eau fraîche. Il fit un mouvement, il ouvrit les yeux, il regarda, il prononça quelques paroles, et ce fut pour dire:

«Ah! vous, mylord… Mon père!…»

Glenarvan ne put répondre; l’émotion l’étouffait, et, s’agenouillant, il pleura près de cet enfant si miraculeusement sauvé.

Chapitre XV L’espagnol de Jacques Paganel

Après l’immense danger auquel il venait d’échapper, Robert en courut un autre, non moins grand, celui d’être dévoré de caresses. Quoiqu’il fût bien faible encore, pas un de ces braves gens ne résista au désir de le presser sur son cœur. Il faut croire que ces bonnes étreintes ne sont pas fatales aux malades, car l’enfant n’en mourut pas. Au contraire.

Mais après le sauvé, on pensa au sauveur, et ce fut naturellement le major qui eut l’idée de regarder autour de lui. À cinquante pas du rio, un homme d’une stature très élevée se tenait immobile sur un des premiers échelons de la montagne. Un long fusil reposait à ses pieds. Cet homme, subitement apparu, avait les épaules larges, les cheveux longs et rattachés avec des cordons de cuir. Sa taille dépassait six pieds. Sa figure bronzée était rouge entre les yeux et la bouche, noire à la paupière inférieure, et blanche au front. Vêtu à la façon des patagons des frontières, l’indigène portait un splendide manteau décoré d’arabesques rouges, fait avec le dessous du cou et des jambes d’un guanaque, cousu de tendons d’autruche, et dont la laine soyeuse était retournée à l’extérieur. Sous son manteau s’appliquait un vêtement de peau de renard serré à la taille, et qui par devant se terminait en pointe. À sa ceinture pendait un petit sac renfermant les couleurs qui lui servaient à peindre son visage. Ses bottes étaient formées d’un morceau de cuir de bœuf, et fixées à la cheville par des courroies croisées régulièrement.

La figure de ce patagon était superbe et dénotait une réelle intelligence, malgré le bariolage qui la décorait. Il attendait dans une pose pleine de dignité. À le voir immobile et grave sur son piédestal de rochers, on l’eût pris pour la statue du sang-froid.

Le major, dès qu’il l’eut aperçu, le montra à Glenarvan, qui courut à lui. Le patagon fit deux pas en avant. Glenarvan prit sa main et la serra dans les siennes. Il y avait dans le regard du lord, dans l’épanouissement de sa figure, dans toute sa physionomie un tel sentiment de reconnaissance, une telle expression de gratitude, que l’indigène ne put s’y tromper. Il inclina doucement la tête, et prononça quelques paroles que ni le major ni son ami ne purent comprendre.

Alors, le patagon, après avoir regardé attentivement les étrangers, changea de langage; mais, quoi qu’il fît, ce nouvel idiome ne fut pas plus compris que le premier. Cependant, certaines expressions dont se servit l’indigène frappèrent Glenarvan. Elles lui parurent appartenir à la langue espagnole, dont il connaissait quelques mots usuels.

«Espanol?» dit-il.

Le patagon remua la tête de haut en bas, mouvement alternatif qui a la même signification affirmative chez tous les peuples.

«Bon, fit le major, voilà l’affaire de notre ami Paganel. Il est heureux qu’il ait eu l’idée d’apprendre l’espagnol!»

On appela Paganel. Il accourut aussitôt, et salua le Patagon avec une grâce toute française, à laquelle celui-ci n’entendit probablement rien. Le savant géographe fut mis au courant de la situation.

«Parfait», dit-il.

Et, ouvrant largement la bouche afin de mieux articuler, il dit:

«Vos sois un homem de bem!»

L’indigène tendit l’oreille, et ne répondit rien.

«Il ne comprend pas, dit le géographe.

—Peut-être n’accentuez-vous pas bien? Répliqua le major.

—C’est juste. Diable d’accent!»

Et de nouveau Paganel recommença son compliment.

Il obtint le même succès.

«Changeons de phrase», dit-il, et, prononçant avec une lenteur magistrale, il fit entendre ces mots:

«Sem duvida, um patagâo

L’autre resta muet comme devant.

«Dizeime!» ajouta Paganel.

Le patagon ne répondit pas davantage.

«Vos compriendeis?» cria Paganel si violemment qu’il faillit s’en rompre les cordes vocales.

Il était évident que l’indien ne comprenait pas, car il répondit, mais en espagnol:

«No comprendo

Ce fut au tour de Paganel d’être ébahi, et il fit vivement aller ses lunettes de son front à ses yeux, comme un homme agacé.

«Que je sois pendu, dit-il, si j’entends un mot de ce patois infernal! C’est de l’araucanien, bien sûr!

—Mais non, répondit Glenarvan, cet homme a certainement répondu en espagnol.»

Et se tournant vers le patagon:

«Espanol? répéta-t-il.

Si, si!» répondit l’indigène.

La surprise de Paganel devint de la stupéfaction.

Le major et Glenarvan se regardaient du coin de l’œil.

«Ah çà! Mon savant ami, dit le major, pendant qu’un demi-sourire se dessinait sur ses lèvres, est-ce que vous auriez commis une de ces distractions dont vous me paraissez avoir le monopole?

—Hein! fit le géographe en dressant l’oreille.

—Oui! Il est évident que ce patagon parle l’espagnol…

—Lui?

—Lui! Est-ce que, par hasard, vous auriez appris une autre langue, en croyant étudier…»

Mac Nabbs n’acheva pas. Un «oh!» vigoureux du savant, accompagné de haussements d’épaules, le coupa net.

«Major, vous allez un peu loin, dit Paganel d’un ton assez sec.

—Enfin, puisque vous ne comprenez pas! répondit Mac Nabbs.

—Je ne comprends pas, parce que cet indigène parle mal! répliqua le géographe, qui commençait à s’impatienter.

—C’est-à-dire qu’il parle mal parce que vous ne comprenez pas, riposta tranquillement le major.

—Mac Nabbs, dit alors Glenarvan, c’est là une supposition inadmissible. Quelque distrait que soit notre ami Paganel, on ne peut supposer que ses distractions aient été jusqu’à apprendre une langue pour une autre!

—Alors, mon cher Edward, ou plutôt vous, mon brave Paganel, expliquez-moi ce qui se passe ici.

—Je n’explique pas, répondit Paganel, je constate. Voici le livre dans lequel je m’exerce journellement aux difficultés de la langue espagnole! Examinez-le, major, et vous verrez si je vous en impose!»

Ceci dit, Paganel fouilla dans ses nombreuses poches; après quelques minutes de recherches, il en tira un volume en fort mauvais état, et le présenta d’un air assuré.

Le major prit le livre et le regarda:

«Eh bien, quel est cet ouvrage? demanda-t-il.

—Ce sont les Lusiades, répondit Paganel, une admirable épopée, qui…

—Les Lusiades! s’écria Glenarvan.

—Oui, mon ami, les Lusiades du grand Camoëns, ni plus ni moins!

—Camoëns, répéta Glenarvan, mais, malheureux ami, Camoëns est un portugais! C’est le portugais que vous apprenez depuis six semaines!

—Camoëns! Lusiades! portugais!…»

Paganel ne put pas en dire davantage. Ses yeux se troublèrent sous ses lunettes, tandis qu’un éclat de rire homérique éclatait à ses oreilles, car tous ses compagnons étaient là qui l’entouraient.

Le patagon ne sourcillait pas; il attendait patiemment l’explication d’un incident absolument incompréhensible pour lui.

«Ah! Insensé! Fou! dit enfin Paganel. Comment! Cela est ainsi? Ce n’est point une invention faite à plaisir? J’ai fait cela, moi? Mais c’est la confusion des langues, comme à Babel! Ah! Mes amis! Mes amis! Partir pour les Indes et arriver au Chili! Apprendre l’espagnol et parler le portugais, cela est trop fort, et si cela continue, un jour il m’arrivera de me jeter par la fenêtre au lieu de jeter mon cigare!»

À entendre Paganel prendre ainsi sa mésaventure, à voir sa comique déconvenue, il était impossible de garder son sérieux. D’ailleurs, il donnait l’exemple.

«Riez, mes amis! disait-il, riez de bon cœur! Vous ne rirez pas tant de moi que j’en ris moi-même!»

Et il fit entendre le plus formidable éclat de rire qui soit jamais sorti de la bouche d’un savant.

«Il n’en est pas moins vrai que nous sommes sans interprète, dit le major.

—Oh! Ne vous désolez pas, répondit Paganel; le portugais et l’espagnol se ressemblent tellement que je m’y suis trompé; mais aussi, cette ressemblance me servira à réparer promptement mon erreur, et avant peu je veux remercier ce digne patagon dans la langue qu’il parle si bien.»

Paganel avait raison, car bientôt il put échanger quelques mots
avec l’indigène; il apprit même que le patagon se nommait
Thalcave, mot qui dans la langue araucanienne signifie «Le
Tonnant».

Ce surnom lui venait sans doute de son adresse à manier des armes à feu.

Mais ce dont Glenarvan se félicita particulièrement, ce fut d’apprendre que le patagon était guide de son métier, et guide des pampas. Il y avait dans cette rencontre quelque chose de si providentiel, que le succès de l’entreprise prit déjà la forme d’un fait accompli, et personne ne mit plus en doute le salut du capitaine Grant. Cependant, les voyageurs et le patagon étaient retournés auprès de Robert.

Celui-ci tendit les bras vers l’indigène, qui, sans prononcer une parole, lui mit la main sur la tête.

Il examina l’enfant et palpa ses membres endoloris.

Puis, souriant, il alla cueillir sur les bords du rio quelques poignées de céleri sauvage dont il frotta le corps du malade. Sous ce massage fait avec une délicatesse infinie, l’enfant sentit ses forces renaître, et il fut évident que quelques heures de repos suffiraient à le remettre.

On décida donc que cette journée et la nuit suivante se passeraient au campement. Deux graves questions, d’ailleurs, restaient à résoudre, touchant la nourriture et le transport. Vivres et mulets manquaient également. Heureusement, Thalcave était là. Ce guide, habitué à conduire les voyageurs le long des frontières patagones, et l’un des plus intelligents baqueanos du pays, se chargea de fournir à Glenarvan tout ce qui manquait à sa petite troupe. Il lui offrit de le conduire à une «tolderia» d’indiens, distante de quatre milles au plus, où se trouveraient les choses nécessaires à l’expédition. Cette proposition fut faite moitié par gestes, moitié en mots espagnols, que Paganel parvint à comprendre. Elle fut acceptée.

Aussitôt, Glenarvan et son savant ami, prenant congé de leurs compagnons, remontèrent le rio sous la conduite du patagon.

Ils marchèrent d’un bon pas pendant une heure et demie, et à grandes enjambées, pour suivre le géant Thalcave. Toute cette région andine était charmante et d’une opulente fertilité. Les gras pâturages se succédaient l’un à l’autre, et eussent nourri sans peine une armée de cent mille ruminants.

De larges étangs, liés entre eux par l’inextricable lacet des rios, procuraient à ces plaines une verdoyante humidité. Des cygnes à tête noire s’y ébattaient capricieusement et disputaient l’empire des eaux à de nombreuses autruches qui gambadaient à travers les llanos. Le monde des oiseaux était fort brillant, fort bruyant aussi, mais d’une variété merveilleuse. Les «isacas», gracieuses tourterelles grisâtres au plumage strié de blanc, et les cardinaux jaunes s’épanouissaient sur les branches d’arbres comme des fleurs vivantes; les pigeons voyageurs traversaient l’espace, tandis que toute la gent emplumée des moineaux, les «chingolos», les «hilgueros» et les «monjitas», se poursuivant à tire-d’aile, remplissaient l’air de cris pétillants.

Jacques Paganel marchait d’admiration en admiration; les interjections sortaient incessamment de ses lèvres, à l’étonnement du patagon, qui trouvait tout naturel qu’il y eût des oiseaux par les airs, des cygnes sur les étangs et de l’herbe dans les prairies. Le savant n’eut pas à regretter sa promenade, ni à se plaindre de sa durée. Il se croyait à peine parti, que le campement des indiens s’offrait à sa vue.

Cette tolderia occupait le fond d’une vallée étranglée entre les contreforts des Andes. Là vivaient, sous des cabanes de branchages, une trentaine d’indigènes nomades paissant de grands troupeaux de vaches laitières, de moutons, de bœufs et de chevaux. Ils allaient ainsi d’un pâturage à un autre, et trouvaient la table toujours servie pour leurs convives à quatre pattes.

Type hybride des races d’Araucans, de Pehuenches et d’Aucas, ces ando-péruviens, de couleur olivâtre, de taille moyenne, de formes massives, au front bas, à la face presque circulaire, aux lèvres minces, aux pommettes saillantes, aux traits efféminés, à la physionomie froide, n’eussent pas offert aux yeux d’un anthropologiste le caractère des races pures.

C’étaient, en somme, des indigènes peu intéressants.

Mais Glenarvan en voulait à leur troupeau, non à eux. Du moment qu’ils avaient des bœufs et des chevaux, il n’en demandait pas davantage.

Thalcave se chargea de la négociation, qui ne fut pas longue. En échange de sept petits chevaux de race argentine tout harnachés, d’une centaine de livres de charqui ou viande séchée, de quelques mesures de riz et d’outres de cuir pour l’eau, les indiens, à défaut de vin ou de rhum, qu’ils eussent préféré, acceptèrent vingt onces d’or, dont ils connaissaient parfaitement la valeur. Glenarvan voulait acheter un huitième cheval pour le patagon, mais celui-ci lui fit comprendre que c’était inutile.

Ce marché terminé, Glenarvan prit congé de ses nouveaux «fournisseurs», suivant l’expression de Paganel, et il revint au campement en moins d’une demi-heure. Son arrivée fut saluée par des acclamations qu’il voulut bien rapporter à qui de droit, c’est-à-dire aux vivres et aux montures.

Chacun mangea avec appétit. Robert prit quelques aliments; ses forces lui étaient presque entièrement revenues.

La fin de la journée se passa dans un repos complet.

On parla un peu de tout, des chères absentes, du Duncan, du capitaine John Mangles, de son brave équipage, d’Harry Grant, qui n’était pas loin peut-être.

Quant à Paganel, il ne quittait pas l’indien; il se faisait l’ombre de Thalcave. Il ne se sentait pas d’aise de voir un vrai patagon, auprès duquel il eût passé pour un nain, un patagon qui pouvait presque rivaliser avec cet empereur Maximin et ce nègre du Congo vu par le savant Van Der Brock, hauts de huit pieds tous les deux! Puis il assommait le grave indien de phrases espagnoles, et celui-ci se laissait faire. Le géographe étudiait, sans livre cette fois. On l’entendait articuler des mots retentissants à l’aide du gosier, de la langue et des mâchoires.

«Si je n’attrape pas l’accent, répétait-il au major, il ne faudra pas m’en vouloir! Mais qui m’eût dit qu’un jour ce serait un patagon qui m’apprendrait l’espagnol?»

Chapitre XVI Le rio-Colorado

Le lendemain 22 octobre, à huit heures, Thalcave donna le signal du départ. Le sol argentin, entre le vingt-deuxième et le quarante-deuxième degré, s’incline de l’ouest à l’est; les voyageurs n’avaient plus qu’à descendre une pente douce jusqu’à la mer.

Quand le patagon refusa le cheval que lui offrait Glenarvan, celui-ci pensa qu’il préférait aller à pied, suivant l’habitude de certains guides, et certes, ses longues jambes devaient lui rendre la marche facile. Mais Glenarvan se trompait.

Au moment de partir, Thalcave siffla d’une façon particulière. Aussitôt un magnifique cheval argentin, de superbe taille, sortit d’un petit bois peu éloigné, et se rendit à l’appel de son maître.

L’animal était d’une beauté parfaite; sa couleur brune indiquait une bête de fond, fière, courageuse et vive; il avait la tête légère et finement attachée, les naseaux largement ouverts, l’œil ardent, les jarrets larges, le garrot bien sorti, la poitrine haute, les paturons longs, c’est-à-dire toutes les qualités qui font la force et la souplesse. Le major, en parfait connaisseur, admira sans réserve cet échantillon de la race pampéenne, auquel il trouva certaines ressemblances avec le «hunter».

Anglais. Ce bel animal s’appelait «Thaouka», c’est-à-dire «oiseau» en langue patagone, et il méritait ce nom à juste titre.

Lorsque Thalcave fut en selle, son cheval bondit sous lui. Le patagon, écuyer consommé, était magnifique à voir. Son harnachement comportait les deux instruments de chasse usités dans la plaine argentine, les «bolas» et le «lazo». Les bolas consistent en trois boules réunies ensemble par une courroie de cuir, attachée à l’avant du recado.

L’indien les lance souvent à cent pas de distance sur l’animal ou l’ennemi qu’il poursuit, et avec une précision telle, qu’elles s’enroulent autour de ses jambes et l’abattent aussitôt. C’est donc entre ses mains un instrument redoutable, et il le manie avec une surprenante habileté. Le lazo, au contraire, n’abandonne pas la main qui le brandit. Il se compose uniquement d’une corde longue de trente pieds, formée par la réunion de deux cuirs bien tressés, et terminée par un nœud coulant qui glisse dans un anneau de fer. C’est ce nœud coulant que lance la main droite, tandis que la gauche tient le reste du lazo, dont l’extrémité est fixée fortement à la selle. Une longue carabine mise en bandoulière complétait les armes offensives du patagon.

Thalcave, sans remarquer l’admiration produite par sa grâce naturelle, son aisance et sa fière désinvolture, prit la tête de la troupe, et l’on partit, tantôt au galop, tantôt au pas des chevaux, auxquels l’allure du trot semblait être inconnue.

Robert montait avec beaucoup de hardiesse, et rassura promptement
Glenarvan sur son aptitude à se tenir en selle.

Au pied même de la cordillère commence la plaine des pampas. Elle peut se diviser en trois parties.

La première s’étend depuis la chaîne des Andes sur un espace de deux cent cinquante milles, couvert d’arbres peu élevés et de buissons. La seconde, large de quatre cent cinquante milles, est tapissée d’une herbe magnifique, et s’arrête à cent quatre-vingts milles de Buenos-Ayres. De ce point à la mer, le pas du voyageur foule d’immenses prairies de luzernes et de chardons.

C’est la troisième partie des pampas.

En sortant des gorges de la cordillère, la troupe de Glenarvan rencontra d’abord une grande quantité de dunes de sable appelées «medanos», véritables vagues incessamment agitées par le vent, lorsque la racine des végétaux ne les enchaîne pas au sol.

Ce sable est d’une extrême finesse; aussi le voyait-on, au moindre souffle, s’envoler en ébroussins légers, ou former de véritables trombes qui s’élevaient à une hauteur considérable. Ce spectacle faisait à la fois le plaisir et le désagrément des yeux: le plaisir, car rien n’était plus curieux que ces trombes errant par la plaine, luttant, se confondant, s’abattant, se relevant dans un désordre inexprimable; le désagrément, car une poussière impalpable se dégageait de ces innombrables medanos, et pénétrait à travers les paupières, si bien fermées qu’elles fussent.

Ce phénomène dura pendant une grande partie de la journée sous l’action des vents du nord. On marcha rapidement néanmoins, et, vers six heures, les cordillères, éloignées de quarante milles, présentaient un aspect noirâtre déjà perdu dans les brumes du soir.

Les voyageurs étaient un peu fatigués de leur route, qui pouvait être estimée à trente-huit milles. Aussi virent-ils avec plaisir arriver l’heure du coucher.

Ils campèrent sur les bords du rapide Neuquem, un rio torrentueux aux eaux troubles, encaissé dans de hautes falaises rouges. Le Neuquem est nommé Ramid ou Comoe par certains géographes, et prend sa source au milieu de lacs que les indiens seuls connaissent.

La nuit et la journée suivante n’offrirent aucun incident digne d’être relaté. On allait vite et bien. Un sol uni une température supportable rendaient facile la marche en avant. Vers midi, cependant, le soleil fut prodigue de rayons très chauds. Le soir venu, une barre de nuages raya l’horizon du sud-ouest, symptôme assuré d’un changement de temps. Le patagon ne pouvait s’y méprendre, et du doigt il indiqua au géographe la zone occidentale du ciel.

«Bon! Je sais», dit Paganel, et s’adressant à ses compagnons: «voilà ajouta-t-il, un changement de temps qui se prépare. Nous allons avoir un coup de pampero.»

Et il expliqua que ce pampero est fréquent dans les plaines argentines. C’est un vent du sud-ouest très sec. Thalcave ne s’était pas trompé, et pendant la nuit, qui fut assez pénible pour des gens abrités d’un simple poncho, le pampero souffla avec une grande force. Les chevaux se couchèrent sur le sol, et les hommes s’étendirent près d’eux en groupe serré. Glenarvan craignait d’être retardé si cet ouragan se prolongeait; mais Paganel le rassura, après avoir consulté son baromètre.

«Ordinairement, lui dit-il, le pampero crée des tempêtes de trois jours que la dépression du mercure indique d’une façon certaine. Mais quand, au contraire, le baromètre remonte, —et c’est le cas, —On en est quitte pour quelques heures de rafales furieuses. Rassurez-vous donc, mon cher ami, au lever du jour le ciel aura repris sa pureté habituelle.

—Vous parlez comme un livre, Paganel, répondit Glenarvan.

—Et j’en suis un, répliqua Paganel. Libre à vous de me feuilleter tant qu’il vous plaira.»

Le livre ne se trompait pas. À une heure du matin, le vent tomba subitement, et chacun put trouver dans le sommeil un repos réparateur. Le lendemain, on se levait frais et dispos, Paganel surtout, qui faisait craquer ses articulations avec un bruit joyeux et s’étirait comme un jeune chien.

Ce jour était le vingt-quatrième d’octobre, et le dixième depuis le départ de Talcahuano.

Quatre-vingt-treize milles séparaient encore les voyageurs du point où le rio-Colorado coupe le trente-septième parallèle, c’est-à-dire trois jours de voyage. Pendant cette traversée du continent américain, lord Glenarvan guettait avec une scrupuleuse attention l’approche des indigènes. Il voulait les interroger au sujet du capitaine Grant par l’intermédiaire du patagon, avec lequel Paganel, d’ailleurs, commençait à s’entretenir suffisamment. Mais on suivait une ligne peu fréquentée des indiens, car les routes de la pampa qui vont de la république argentine aux cordillères sont situées plus au nord.

Aussi, indiens errants ou tribus sédentaires vivant sous la loi des caciques ne se rencontraient pas.

Si, d’aventure, quelque cavalier nomade apparaissait au loin, il s’enfuyait rapidement, peu soucieux d’entrer en communication avec des inconnus. Une pareille troupe devait sembler suspecte à quiconque se hasardait seul dans la plaine, au bandit dont la prudence s’alarmait à la vue de huit hommes bien armés et bien montés, comme au voyageur qui, par ces campagnes désertes, pouvait voir en eux des gens mal intentionnés. De là, une impossibilité absolue de s’entretenir avec les honnêtes gens ou les pillards.

C’était à regretter de ne pas se trouver en face d’une bande de «rastreadores», dût-on commencer la conversation à coups de fusil. Cependant, si Glenarvan, dans l’intérêt de ses recherches, eut à regretter l’absence des indiens, un incident se produisit qui vint singulièrement justifier l’interprétation du document.

Plusieurs fois la route suivie par l’expédition coupa des sentiers de la pampa, entre autres une route assez importante, —celle de Carmen à Mendoza, —reconnaissable aux ossements d’animaux domestiques, de mulets, de chevaux, de moutons ou de bœufs, qui la jalonnaient de leurs débris désagrégés sous le bec des oiseaux de proie et blanchis à l’action décolorante de l’atmosphère. Ils étaient là par milliers, et sans doute plus d’un squelette humain y confondait sa poussière avec la poussière des plus humbles animaux.

Jusqu’alors Thalcave n’avait fait aucune observation sur la route rigoureusement suivie. Il comprenait, cependant, que, ne se reliant à aucune voie des pampas, elle n’aboutissait ni aux villes, ni aux villages, ni aux établissements des provinces argentines.

Chaque matin, on marchait vers le soleil levant, sans s’écarter de la ligne droite, et chaque soir le soleil couchant se trouvait à l’extrémité opposée de cette ligne. En sa qualité de guide, Thalcave devait donc s’étonner de voir que non seulement il ne guidait pas, mais qu’on le guidait lui-même.

Cependant, s’il s’en étonna, ce fut avec la réserve naturelle aux indiens, et à propos de simples sentiers négligés jusqu’alors, il ne fit aucune observation.

Mais ce jour-là, arrivé à la susdite voie de communication, il arrêta son cheval et se tourna vers Paganel:

«Route de Carmen, dit-il.

—Eh bien, oui, mon brave patagon, répondit le géographe dans son plus pur espagnol, route de Carmen à Mendoza.

—Nous ne la prenons pas? reprit Thalcave.

—Non, répliqua Paganel.

—Et nous allons?

—Toujours à l’est.

—C’est aller nulle part.

—Qui sait?»

Thalcave se tut et regarda le savant d’un air profondément surpris. Il n’admettait pas, pourtant, que Paganel plaisantât le moins du monde. Un indien, toujours sérieux, ne pense jamais qu’on ne parle pas sérieusement.

«Vous n’allez donc pas à Carmen? Ajouta-t-il après un instant de silence.

—Non, répondit Paganel.

—Ni à Mendoza?

—Pas davantage.»

En ce moment, Glenarvan, ayant rejoint Paganel, lui demanda ce que disait Thalcave, et pourquoi il s’était arrêté.

«Il m’a demandé si nous allions soit à Carmen, soit à Mendoza, répondit Paganel, et il s’étonne fort de ma réponse négative à sa double question.

—Au fait, notre route doit lui paraître fort étrange reprit
Glenarvan.

—Je le crois. Il dit que nous n’allons nulle part.

—Eh bien, Paganel, est-ce que vous ne pourriez pas lui expliquer le but de notre expédition, et quel intérêt nous avons à marcher toujours vers l’est?

—Ce sera fort difficile, répondit Paganel, car un indien n’entend rien aux degrés terrestres, et l’histoire du document sera pour lui une histoire fantastique.

—Mais, dit sérieusement le major, sera-ce l’histoire qu’il ne comprendra pas, ou l’historien?

—Ah! Mac Nabbs, répliqua Paganel, voilà que vous doutez encore de mon espagnol!

—Eh bien, essayez, mon digne ami.

—Essayons.»

Paganel retourna vers le patagon et entreprit un discours fréquemment interrompu par le manque de mots, par la difficulté de traduire certaines particularités, et d’expliquer à un sauvage à demi ignorant des détails fort peu compréhensibles pour lui.

Le savant était curieux à voir. Il gesticulait, il articulait, il se démenait de cent façons, et des gouttes de sueur tombaient en cascade de son front à sa poitrine. Quand la langue n’alla plus, le bras lui vint en aide. Paganel mit pied à terre, et là, sur le sable, il traça une carte géographique où se croisaient des latitudes et des longitudes, où figuraient les deux océans, où s’allongeait la route de Carmen. Jamais professeur ne fut dans un tel embarras. Thalcave regardait ce manège d’un air tranquille, sans laisser voir s’il comprenait ou non. La leçon du géographe dura plus d’une demi-heure. Puis il se tut, épongea son visage qui fondait en eau, et regarda le patagon.

«A-t-il compris? demanda Glenarvan.

—Nous verrons bien, répondit Paganel, mais s’il n’a pas compris, j’y renonce.»

Thalcave ne bougeait pas. Il ne parlait pas davantage. Ses yeux restaient attachés aux figures tracées sur le sable, que le vent effaçait peu à peu.

«Eh bien?» lui demanda Paganel.

Thalcave ne parut pas l’entendre. Paganel voyait déjà un sourire ironique se dessiner sur les lèvres du major, et, voulant en venir à son honneur, il allait recommencer avec une nouvelle énergie ses démonstrations géographiques, quand le patagon l’arrêta d’un geste.

«Vous cherchez un prisonnier? dit-il.

—Oui, répondit Paganel.

—Et précisément sur cette ligne comprise entre le soleil qui se couche et le soleil qui se lève, ajouta Thalcave, en précisant par une comparaison à la mode indienne la route de l’ouest à l’est.

—Oui, oui, c’est cela.

—Et c’est votre dieu, dit le patagon, qui a confié aux flots de la vaste mer les secrets du prisonnier?

—Dieu lui-même.

—Que sa volonté s’accomplisse alors, répondit Thalcave avec une certaine solennité, nous marcherons dans l’est, et s’il le faut, jusqu’au soleil!»

Paganel, triomphant dans la personne de son élève, traduisit immédiatement à ses compagnons les réponses de l’indien.

«Quelle race intelligente! Ajouta-t-il. Sur vingt paysans de mon pays, dix-neuf n’auraient rien compris à mes explications.»

Glenarvan engagea Paganel à demander au patagon s’il avait entendu dire que des étrangers fussent tombés entre les mains d’indiens des pampas.

Paganel fit la demande, et attendit la réponse.

«Peut-être», dit le patagon.

À ce mot immédiatement traduit, Thalcave fut entouré des sept voyageurs. On l’interrogeait du regard.

Paganel, ému, et trouvant à peine ses mots, reprit cet interrogatoire si intéressant, tandis que ses yeux fixés sur le grave indien essayaient de surprendre sa réponse avant qu’elle ne sortît de ses lèvres.

Chaque mot espagnol du patagon, il le répétait en anglais, de telle sorte que ses compagnons l’entendaient parler, pour ainsi dire, dans leur langue naturelle.

«Et ce prisonnier? demanda Paganel.

—C’était un étranger, répondit Thalcave, un européen.

—Vous l’avez vu?

—Non, mais il est parlé de lui dans les récits des indiens.
C’était un brave! Il avait un cœur de taureau!

—Un cœur de taureau! dit Paganel. Ah!

Magnifique langue patagone! Vous comprenez, mes amis! Un homme courageux!

—Mon père!» s’écria Robert Grant.

Puis, s’adressant à Paganel:

«Comment dit-on «c’est mon père» en espagnol? lui demanda-t-il.

Es mio padre», répondit le géographe.

Aussitôt Robert, prenant les mains de Thalcave, dit d’une voix douce:

«Es mio padre!

Suo padre!» répondit le patagon, dont le regard s’éclaira.

Il prit l’enfant dans ses bras, l’enleva de son cheval, et le considéra avec la plus curieuse sympathie. Son visage intelligent était empreint d’une paisible émotion.

Mais Paganel n’avait pas terminé son interrogatoire.

Ce prisonnier, où était-il? Que faisait-il? Quand Thalcave en avait-il entendu parler? Toutes ces questions se pressaient à la fois dans son esprit.

Les réponses ne se firent pas attendre, et il apprit que l’européen était esclave de l’une des tribus indiennes qui parcourent le pays entre le Colorado et le rio Negro.

«Mais où se trouvait-il en dernier lieu? demanda Paganel.

—Chez le cacique Calfoucoura, répondit Thalcave.

—Sur la ligne suivie par nous jusqu’ici?

—Oui.

—Et quel est ce cacique?

—Le chef des indiens-poyuches, un homme à deux langues, un homme à deux cœurs!

—C’est-à-dire faux en parole et faux en action, dit Paganel, après avoir traduit à ses compagnons cette belle image de la langue patagone. —et pourrons-nous délivrer notre ami? Ajouta-t-il.

—Peut-être, s’il est encore aux mains des indiens.

—Et quand en avez-vous entendu parler?

—Il y a longtemps, et, depuis lors, le soleil a ramené déjà deux étés dans le ciel des pampas!»

La joie de Glenarvan ne peut se décrire. Cette réponse concordait exactement avec la date du document. Mais une question restait à poser à Thalcave. Paganel la fit aussitôt.

«Vous parlez d’un prisonnier, dit-il, est-ce qu’il n’y en avait pas trois?

—Je ne sais, répondit Thalcave.

—Et vous ne connaissez rien de la situation actuelle?

—Rien.»

Ce dernier mot termina la conversation. Il était possible que les trois prisonniers fussent séparés depuis longtemps. Mais ce qui résultait des renseignements donnés par le patagon, c’est que les indiens parlaient d’un européen tombé en leur pouvoir. La date de sa captivité, l’endroit même où il devait être, tout, jusqu’à la phrase patagone employée pour exprimer son courage, se rapportait évidemment au capitaine Harry Grant. Le lendemain 25 octobre, les voyageurs reprirent avec une animation nouvelle la route de l’est. La plaine, toujours triste et monotone, formait un de ces espaces sans fin qui se nomment «travesias» dans la langue du pays. Le sol argileux, livré à l’action des vents, présentait une horizontalité parfaite; pas une pierre, pas un caillou même, excepté dans quelques ravins arides et desséchés, ou sur le bord des mares artificielles creusées de la main des indiens. À de longs intervalles apparaissaient des forêts basses à cimes noirâtres que perçaient çà et là des caroubiers blancs dont la gousse renferme une pulpe sucrée, agréable et rafraîchissante; puis, quelques bouquets de térébinthes, des «chanares», des genêts sauvages, et toute espèce d’arbres épineux dont la maigreur trahissait déjà l’infertilité du sol.

Le 26, la journée fut fatigante. Il s’agissait de gagner le rio-Colorado. Mais les chevaux, excités par leurs cavaliers, firent une telle diligence, que le soir même, par 69° 45’ de longitude, ils atteignirent le beau fleuve des régions pampéennes. Son nom indien, le Cobu-Leubu, signifie «grande rivière», et, après un long parcours, il va se jeter dans l’Atlantique. Là, vers son embouchure, se produit une particularité curieuse, car alors la masse de ses eaux diminue en s’approchant de la mer, soit par imbibition, soit par évaporation, et la cause de ce phénomène n’est pas encore parfaitement déterminée.

En arrivant au Colorado, le premier soin de Paganel fut de se baigner «géographiquement».

Dans ses eaux colorées par une argile rougeâtre. Il fut surpris de les trouver aussi profondes, résultat uniquement dû à la fonte des neiges sous le premier soleil de l’été. De plus, la largeur du fleuve était assez considérable pour que les chevaux ne pussent le traverser à la nage. Fort heureusement, à quelques centaines de toises en amont se trouvait un pont de clayonnage soutenu par des lanières de cuir et suspendu à la mode indienne. La petite troupe put donc passer le fleuve et camper sur la rive gauche.

Avant de s’endormir, Paganel voulut prendre un relèvement exact du Colorado, et il le pointa sur sa carte avec un soin particulier, à défaut du Yarou-Dzangbo-Tchou, qui coulait sans lui dans les montagnes du Tibet.

Pendant les deux journées suivantes, celles du 27 et du 28 octobre, le voyage s’accomplit sans incidents. Même monotonie et même stérilité du terrain. Jamais paysage ne fut moins varié, jamais panorama plus insignifiant.

Cependant, le sol devint très humide. Il fallut passer des «canadas», sortes de bas-fonds inondés, et des «esteros», lagunes permanentes encombrées d’herbes aquatiques. Le soir, les chevaux s’arrêtèrent au bord d’un vaste lac, aux eaux fortement minéralisées, l’Ure-Lanquem, nommé «lac amer» par les indiens, qui fut en 1862 témoin de cruelles représailles des troupes argentines.

On campa à la manière accoutumée, et la nuit aurait été bonne, n’eût été la présence des singes, des allouates et des chiens sauvages. Ces bruyants animaux, sans doute en l’honneur, mais, à coup sûr, pour le désagrément des oreilles européennes, exécutèrent une de ces symphonies naturelles que n’eût pas désavouée un compositeur de l’avenir.

Chapitre XVII Les pampas

La Pampasie argentine s’étend du trente-quatrième au quarantième degré de latitude australe. Le mot «pampa», d’origine araucanienne, signifie «plaine d’herbes», et s’applique justement à cette région.

Les mimosées arborescentes de sa partie occidentale, les herbages substantiels de sa partie orientale, lui donnent un aspect particulier. Cette végétation prend racine dans une couche de terre qui recouvre le sol argilo-sableux, rougeâtre ou jaune. Le géologue trouverait des richesses abondantes, s’il interrogeait ces terrains de l’époque tertiaire.

Là gisent en quantités infinies des ossements antédiluviens que les indiens attribuent à de grandes races de tatous disparues, et sous cette poussière végétale est enfouie l’histoire primitive de ces contrées.

La pampa américaine est une spécialité géographique, comme les savanes des grands-lacs ou les steppes de la Sibérie. Son climat a des chaleurs et des froids plus extrêmes que celui de la province de Buenos-Ayres, étant plus continental. Car, suivant l’explication que donna Paganel, la chaleur de l’été emmagasinée dans l’océan qui l’absorbe est lentement restituée par lui pendant l’hiver. De là cette conséquence, que les îles ont une température plus uniforme que l’intérieur des continents. Aussi, le climat de la Pampasie occidentale n’a-t-il pas cette égalité qu’il présente sur les côtes, grâce au voisinage de l’Atlantique. Il est soumis à de brusques excès, à des modifications rapides qui font incessamment sauter d’un degré à l’autre les colonnes thermométriques. En automne, c’est-à-dire pendant les mois d’avril et de mai, les pluies y sont fréquentes et torrentielles. Mais, à cette époque de l’année, le temps était très sec et la température fort élevée.

On partit dès l’aube, vérification faite de la route; le sol, enchaîné par les arbrisseaux et arbustes, offrait une fixité parfaite; plus de médanos, ni le sable dont ils se formaient, ni la poussière que le vent tenait en suspension dans les airs. Les chevaux marchaient d’un bon pas, entre les touffes de «paja-brava», l’herbe pampéenne par excellence, qui sert d’abri aux indiens pendant les orages. À de certaines distances, mais de plus en plus rares, quelques bas-fonds humides laissaient pousser des saules, et une certaine plante, le «gygnerium argenteum», qui se plaît dans le voisinage des eaux douces. Là, les chevaux se délectaient d’une bonne lampée, prenant le bien quand il venait, et se désaltérant pour l’avenir.

Thalcave, en avant, battait les buissons. Il effrayait ainsi les «cholinas», vipères de la plus dangereuse espèce, dont la morsure tue un bœuf en moins d’une heure. L’agile Thaouka bondissait au-dessus des broussailles et aidait son maître à frayer un passage aux chevaux qui le suivaient.

Le voyage, sur ces plaines unies et droites, s’accomplissait donc facilement et rapidement.

Aucun changement ne se produisait dans la nature de la prairie; pas une pierre, pas un caillou, même à cent milles à la ronde. Jamais pareille monotonie ne se rencontra, ni si obstinément prolongée. De paysages, d’incidents, de surprises naturelles, il n’y avait pas l’ombre! Il fallait être un Paganel, un de ces enthousiastes savants qui voient là où il n’y a rien à voir, pour prendre intérêt aux détails de la route. À quel propos? Il n’aurait pu le dire. Un buisson tout au plus! Un brin d’herbe peut-être. Cela lui suffisait pour exciter sa faconde inépuisable, et instruire Robert, qui se plaisait à l’écouter.

Pendant cette journée du 29 octobre, la plaine se déroula devant les voyageurs avec son uniformité infinie. Vers deux heures, de longues traces d’animaux se rencontrèrent sous les pieds des chevaux. C’étaient les ossements d’un innombrable troupeau de bœufs, amoncelés et blanchis. Ces débris ne s’allongeaient pas en ligne sinueuse, telle que la laissent après eux des animaux à bout de forces et tombant peu à peu sur la route.

Aussi, personne ne savait comment expliquer cette réunion de squelettes dans un espace relativement restreint, et Paganel, quoi qu’il fît, pas plus que les autres. Il interrogea donc Thalcave, qui ne fut point embarrassé de lui répondre.

Un «pas possible!» du savant et un signe très affirmatif du patagon intriguèrent fort leurs compagnons.

«Qu’est-ce donc? demandèrent-ils.

—Le feu du ciel, répondit le géographe.

—Quoi! La foudre aurait produit un tel désastre! dit Tom Austin; un troupeau de cinq cents têtes étendu sur le sol!

—Thalcave l’affirme, et Thalcave ne se trompe pas. Je le crois, d’ailleurs, car les orages des pampas se signalent, entre tous, par leurs fureurs.

Puissions-nous ne pas les éprouver un jour!

—Il fait bien chaud, dit Wilson.

—Le thermomètre, répondit Paganel, doit marquer trente degrés à l’ombre.

—Cela ne m’étonne pas, dit Glenarvan, je sens l’électricité qui me pénètre. Espérons que cette température ne se maintiendra pas.

—Oh! Oh! fit Paganel, il ne faut pas compter sur un changement de temps, puisque l’horizon est libre de toute brume.

—Tant pis, répondit Glenarvan, car nos chevaux sont très affectés par la chaleur. Tu n’as pas trop chaud, mon garçon? Ajouta-t-il en s’adressant à Robert.

—Non, mylord, répondit le petit bonhomme. J’aime la chaleur, c’est une bonne chose.

—L’hiver surtout», fit observer judicieusement le major, en lançant vers le ciel la fumée de son cigare.

Le soir, on s’arrêta près d’un «rancho» abandonné, un entrelacement de branchages mastiqués de boue et recouverts de chaume; cette cabane attenait à une enceinte de pieux à demi pourris, qui suffit, cependant, à protéger les chevaux pendant la nuit contre les attaques des renards. Non qu’ils eussent rien à redouter personnellement de la part de ces animaux, mais les malignes bêtes rongent leurs licous, et les chevaux en profitent pour s’échapper.

À quelques pas du rancho était creusé un trou qui servait de cuisine et contenait des cendres refroidies. À l’intérieur, il y avait un banc, un grabat de cuir de bœuf, une marmite, une broche et une bouilloire à maté. Le maté est une boisson fort en usage dans l’Amérique du sud. C’est le thé des indiens. Il consiste en une infusion de feuilles séchées au feu, et on l’aspire comme les boissons américaines au moyen d’un tube de paille. À la demande de Paganel, Thalcave prépara quelques tasses de ce breuvage, qui accompagna fort avantageusement les comestibles ordinaires et fut déclaré excellent.

Le lendemain, 30 octobre, le soleil se leva dans une brume ardente et versa sur le sol ses rayons les plus chauds. La température de cette journée devait être excessive, en effet, et malheureusement la plaine n’offrait aucun abri. Cependant, on reprit courageusement la route de l’est. Plusieurs fois se rencontrèrent d’immenses troupeaux qui, n’ayant pas la force de paître sous cette chaleur accablante, restaient paresseusement étendus. De gardiens, de bergers, pour mieux dire, il n’était pas question. Des chiens habitués à téter les brebis, quand la soif les aiguillonne, surveillaient seuls ces nombreuses agglomérations de vaches, de taureaux et de bœufs. Ces animaux sont d’ailleurs d’humeur douce, et n’ont pas cette horreur instinctive du rouge qui distingue leurs congénères européens.

«Cela vient sans doute de ce qu’ils paissent l’herbe d’une république!» dit Paganel, enchanté de sa plaisanterie, un peu trop française peut-être.

Vers le milieu de la journée, quelques changements se produisirent dans la pampa, qui ne pouvaient échapper à des yeux fatigués de sa monotonie. Les graminées devinrent plus rares. Elles firent place à de maigres bardanes, et à des chardons gigantesques, hauts de neuf pieds, qui eussent fait le bonheur de tous les ânes de la terre. Des chanares rabougris et autres arbrisseaux épineux d’un vert sombre, plantes chères aux terrains desséchés, poussaient çà et là. Jusqu’alors une certaine humidité conservée dans l’argile de la prairie entretenait les pâturages; le tapis d’herbe était épais et luxueux; mais alors, sa moquette, usée par places, arrachée en maint endroit, laissait voir la trame et étalait aux regards la misère du sol. Ces symptômes d’une croissante sécheresse ne pouvaient être méconnus, et Thalcave les fit remarquer.

«Je ne suis pas fâché de ce changement, dit Tom Austin; toujours de l’herbe, toujours de l’herbe, cela devient écœurant à la longue.

—Oui, mais toujours de l’herbe, toujours de l’eau, répondit le major.

—Oh! Nous ne sommes pas à court, dit Wilson, et nous trouverons bien quelque rivière sur notre route.»

Si Paganel avait entendu cette réponse, il n’eût pas manqué de dire que les rivières étaient rares entre le Colorado et les sierras de la province argentine; mais en ce moment il expliquait à Glenarvan un fait sur lequel celui-ci venait d’attirer son attention.

Depuis quelque temps, l’atmosphère semblait être imprégnée d’une odeur de fumée. Cependant, nul feu n’était visible à l’horizon; nulle fumée ne trahissait un incendie éloigné. On ne pouvait donc assigner à ce phénomène une cause naturelle. Bientôt cette odeur d’herbe brûlée devint si forte qu’elle étonna les voyageurs, moins Paganel et Thalcave. Le géographe, que l’explication d’un fait quelconque ne pouvait embarrasser, fit à ses amis la réponse suivante:

«Nous ne voyons pas le feu, dit-il, et nous sentons la fumée. Or, pas de fumée sans feu, et le proverbe est vrai en Amérique comme en Europe. Il y a donc un feu quelque part. Seulement, ces pampas sont si unies que rien n’y gêne les courants de l’atmosphère, et l’on y sent souvent l’odeur d’herbes qui brûlent à une distance de près de soixante-quinze milles.

—Soixante-quinze milles? Répliqua le major d’un ton peu convaincu.

—Tout autant, affirma Paganel. Mais j’ajoute que ces conflagrations se propagent sur une grande échelle et atteignent souvent un développement considérable.

—Qui met le feu aux prairies? demanda Robert.

—Quelquefois la foudre, quand l’herbe est desséchée par les chaleurs; quelquefois aussi la main des indiens.

—Et dans quel but?

—Ils prétendent, —je ne sais jusqu’à quel point cette prétention est fondée, —qu’après un incendie des pampas les graminées y poussent mieux. Ce serait alors un moyen de revivifier le sol par l’action des cendres. Pour mon compte, je crois plutôt que ces incendies sont destinés à détruire des milliards d’ixodes, sorte d’insectes parasites qui incommodent particulièrement les troupeaux.

—Mais ce moyen énergique, dit le major, doit coûter la vie à quelques-uns des bestiaux qui errent par la plaine?

—Oui, il en brûle; mais qu’importe dans le nombre?

—Je ne réclame pas pour eux, reprit Mac Nabbs, c’est leur affaire, mais pour les voyageurs qui traversent la pampa. Ne peut-il arriver qu’ils soient surpris et enveloppés par les flammes?

—Comment donc! s’écria Paganel avec un air de satisfaction visible, cela arrive quelquefois, et, pour ma part, je ne serais pas fâché d’assister à un pareil spectacle.

—Voilà bien notre savant, répondit Glenarvan, il pousserait la science jusqu’à se faire brûler vif.

—Ma foi non, mon cher Glenarvan, mais on a lu son Cooper, et Bas De Cuir nous a enseigné le moyen d’arrêter la marche des flammes en arrachant l’herbe autour de soi dans un rayon de quelques toises. Rien n’est plus simple. Aussi, je ne redoute pas l’approche d’un incendie, et je l’appelle de tous mes vœux!»

Mais les désirs de Paganel ne devaient pas se réaliser, et s’il rôtit à moitié, ce fut uniquement à la chaleur des rayons du soleil, qui versait une insoutenable ardeur. Les chevaux haletaient sous l’influence de cette température tropicale. Il n’y avait pas d’ombre à espérer, à moins qu’elle ne vînt de quelque rare nuage voilant le disque enflammé; l’ombre courait alors sur le sol uni, et les cavaliers, poussant leur monture, essayaient de se maintenir dans la nappe fraîche que les vents d’ouest chassaient devant eux. Mais les chevaux, bientôt distancés, demeuraient en arrière, et l’astre dévoilé arrosait d’une nouvelle pluie de feu le terrain calciné des pampas.

Cependant, quand Wilson avait dit que la provision d’eau ne manquerait pas, il comptait sans la soif inextinguible qui dévora ses compagnons pendant cette journée; quand il avait ajouté que l’on rencontrerait quelque rio sur la route, il s’était trop avancé. En effet, non seulement les rios manquaient, car la planéité du sol ne leur offrait aucun lit favorable, mais les mares artificielles creusées de la main des indiens étaient également taries.

En voyant les symptômes de sécheresse s’accroître de mille en mille, Paganel fit quelques observations à Thalcave, et lui demanda où il comptait trouver de l’eau.

«Au lac Salinas, répondit l’indien.

—Et quand y arriverons-nous?

—Demain soir.»

Le soir, on fit halte après une traite de trente milles. Chacun comptait sur une bonne nuit pour se remettre des fatigues du jour, et elle fut précisément troublée par une nuée de moustiques et de maringouins. Leur présence indiquait un changement du vent, qui, en effet, tourna d’un quart et passa dans le nord. Ces maudits insectes disparaissent généralement avec les brises du sud ou du sud-ouest.

Si le major gardait son calme, même au milieu des petites misères de la vie, Paganel, au contraire, s’indignait des taquineries du sort. Il donna au diable moustiques et maringouins, et regretta fort l’eau acidulée qui eût calmé les mille cuissons de ses piqûres. Bien que le major essayât de le consoler en lui disant que sur les trois cent mille espèces d’insectes que comptent les naturalistes on devait s’estimer heureux de n’avoir affaire qu’à deux seulement, il se réveilla de fort mauvaise humeur.

Cependant, il ne se fit point prier pour repartir dès l’aube naissante, car il s’agissait d’arriver le jour même au lac Salinas. Les chevaux étaient très fatigués; ils mouraient de soif, et quoique leurs cavaliers se fussent privés pour eux, leur ration avait été très restreinte. La sécheresse était encore plus forte, et la chaleur non moins intolérable sous le souffle poussiéreux du vent du nord, ce simoun des pampas.

Pendant cette journée, la monotonie du voyage fut un instant interrompue. Mulrady, qui marchait en avant, revint sur ses pas en signalant l’approche d’un parti d’indiens. Cette rencontre fut appréciée diversement. Glenarvan songea aux renseignements que ces indigènes pourraient lui fournir sur les naufragés du Britannia. Thalcave, pour son compte, ne se réjouit guère de trouver sur sa route les indiens nomades de la prairie; il les tenait pour pillards et voleurs, et ne cherchait qu’à les éviter. Suivant ses ordres, la petite troupe se massa, et les armes furent mises en état.

Bientôt, on aperçut le détachement indien. Il se composait seulement d’une dizaine d’indigènes, ce qui rassura le patagon. Les indiens s’approchèrent à une centaine de pas. On pouvait facilement les distinguer. C’étaient des naturels appartenant à cette race pampéenne, balayée en 1833 par le général Rosas. Leur front élevé, bombé et non fuyant, leur haute taille, leur couleur olivâtre, en faisaient de beaux types de la race indienne.

Ils étaient vêtus de peaux de guanaques ou de mouffettes, et portaient avec la lance, longue de vingt pieds, couteaux, frondes, bolas et lazos.

Leur dextérité à manier le cheval indiquait d’habiles cavaliers.

Ils s’arrêtèrent à cent pas et parurent conférer, criant et gesticulant. Glenarvan s’avança vers eux.

Mais il n’avait pas franchi deux toises, que le détachement, faisant volte-face, disparut avec une incroyable vélocité.

«Les lâches! s’écria Paganel.

—Ils s’enfuient trop vite pour d’honnêtes gens, dit Mac Nabbs.

—Quels sont ces indiens? demanda Paganel à Thalcave.

—Gauchos, répondit le patagon.

—Des gauchos! reprit Paganel, en se tournant vers ses compagnons, des gauchos! Alors nous n’avions pas besoin de prendre tant de précautions!

—Pourquoi cela? dit le major.

—Parce que les gauchos sont des paysans inoffensifs.

—Vous croyez, Paganel?

—Sans doute, ceux-ci nous ont pris pour des voleurs et ils se sont enfuis.

—Je crois plutôt qu’ils n’ont pas osé nous attaquer, répondit Glenarvan, très vexé de n’avoir pu communiquer avec ces indigènes, quels qu’ils fussent.

—C’est mon avis, dit le major, car, si je ne me trompe, loin d’être inoffensifs, les gauchos sont, au contraire, de francs et redoutables bandits.

—Par exemple!» s’écria Paganel.

Et il se mit à discuter vivement cette thèse ethnologique, si vivement même, qu’il trouva moyen d’émouvoir le major, et s’attira cette répartie peu habituelle dans les discussions de Mac Nabbs:

«Je crois que vous avez tort, Paganel.

—Tort? Répliqua le savant.

—Oui. Thalcave lui-même a pris ces indiens pour des voleurs, et
Thalcave sait à quoi s’en tenir.

—Eh bien, Thalcave s’est trompé cette fois, riposta Paganel avec une certaine aigreur. Les gauchos sont des agriculteurs, des pasteurs, pas autre chose, et moi-même, je l’ai écrit dans une brochure assez remarquée sur les indigènes des pampas.

—Eh bien, vous avez commis une erreur, Monsieur Paganel.

—Moi, une erreur, Monsieur Mac Nabbs?

—Par distraction, si vous voulez, répliqua le major en insistant, et vous en serez quitte pour faire quelques errata à votre prochaine édition.»

Paganel, très mortifié d’entendre discuter et même plaisanter ses connaissances géographiques, sentit la mauvaise humeur le gagner.

«Sachez, monsieur, dit-il, que mes livres n’ont pas besoin d’errata de cette espèce!

—Si! à cette occasion, du moins, riposta Mac Nabbs.

—Monsieur, je vous trouve taquin aujourd’hui! répartit Paganel.

—Et moi, je vous trouve aigre!» riposta le major.

La discussion prenait, on le voit, des proportions inattendues, et sur un sujet qui, certes, n’en valait pas la peine. Glenarvan jugea à propos d’intervenir.

«Il est certain, dit-il, qu’il y a d’un côté taquinerie et de l’autre aigreur, ce qui m’étonne de votre part à tous deux.»

Le patagon, sans comprendre le sujet de la querelle, avait facilement deviné que les deux amis se disputaient. Il se mit à sourire et dit tranquillement:

«C’est le vent du nord.

—Le vent du nord! s’écria Paganel. Qu’est-ce que le vent du nord a à faire dans tout ceci?

—Eh! c’est cela même, répondit Glenarvan, c’est le vent du nord qui est la cause de votre mauvaise humeur! J’ai entendu dire qu’il irritait particulièrement le système nerveux dans le sud de l’Amérique.

—Par saint Patrick, Edward, vous avez raison! dit le major, et il partit d’un éclat de rire.

Mais Paganel, vraiment monté, ne voulut pas démordre de la discussion, et il se rabattit sur Glenarvan, dont l’intervention lui parut un peu trop plaisante.

«Ah! vraiment, mylord, dit-il, j’ai le système nerveux irrité?

—Oui, Paganel, c’est le vent du nord, un vent qui fait commettre bien des crimes dans la pampa, comme la tramontane dans la campagne de Rome!

—Des crimes! répartit le savant. J’ai l’air d’un homme qui veut commettre des crimes?

—Je ne dis pas précisément cela.

—Dites tout de suite que je veux vous assassiner!

—Eh! répondit Glenarvan, qui riait sans pouvoir se contenir, j’en ai peur. Heureusement que le vent du nord ne dure qu’un jour!»

Tout le monde, à cette réponse, fit chorus avec Glenarvan. Alors Paganel piqua des deux, et s’en alla en avant passer sa mauvaise humeur. Un quart d’heure après, il n’y pensait plus.

À huit heures du soir, Thalcave ayant poussé une pointe en avant, signala les barrancas du lac tant désiré. Un quart d’heure après, la petite troupe descendait les berges du Salinas. Mais là l’attendait une grave déception. Le lac était à sec.

Chapitre XVIII À la recherche d’une aiguade

Le lac Salinas termine le chapelet de lagunes qui se rattachent aux sierras Ventana et Guamini. De nombreuses expéditions venaient autrefois de Buenos-Ayres y faire provision de sel, car ses eaux contiennent du chlorure de sodium dans une remarquable proportion. Mais alors, l’eau volatilisée par une chaleur ardente avait déposé tout le sel qu’elle contenait en suspension, et le lac ne formait plus qu’un immense miroir resplendissant.

Lorsque Thalcave annonça la présence d’un liquide potable au lac Salinas il entendait parler des rios d’eau douce qui s’y précipitent en maint endroit.

Mais, en ce moment, ses affluents étaient taris comme lui. L’ardent soleil avait tout bu. De là, consternation générale, quand la troupe altérée arriva sur les rives desséchées du Salinas. Il fallait prendre un parti. Le peu d’eau conservée dans les outres était à demi corrompue, et ne pouvait désaltérer. La soif commençait à se faire cruellement sentir. La faim et la fatigue disparaissaient devant cet impérieux besoin. Un «roukah», sorte de tente de cuir dressée dans un pli de terrain et abandonnée des indigènes, servit de retraite aux voyageurs épuisés, tandis que leurs chevaux, étendus sur les bords vaseux du lac, broyaient avec répugnance les plantes marines et les roseaux secs.

Lorsque chacun eut pris place dans le roukah, Paganel interrogea Thalcave et lui demanda son avis sur ce qu’il convenait de faire. Une conversation rapide, dont Glenarvan saisit quelques mots, cependant, s’établit entre le géographe et l’indien. Thalcave parlait avec calme. Paganel gesticulait pour deux.

Ce dialogue dura quelques minutes, et le patagon se croisa les bras.

«Qu’a-t-il dit? demanda Glenarvan. J’ai cru comprendre qu’il conseillait de nous séparer.

—Oui, en deux troupes, répondit Paganel. Ceux de nous dont les chevaux, accablés de fatigue et de soif, peuvent à peine mettre un pied devant l’autre, continueront tant bien que mal la route du trente-septième parallèle. Les mieux montés, au contraire, les devançant sur cette route, iront reconnaître la rivière Guamini, qui se jette dans le lac San-Lucas, à trente et un milles d’ici. Si l’eau s’y trouve en quantité suffisante, ils attendront leurs compagnons sur les bords de la Guamini. Si l’eau manque, ils reviendront au-devant d’eux pour leur épargner un voyage inutile.

—Et alors? demanda Tom Austin.

—Alors, il faudra se résoudre à descendre pendant soixante-quinze milles vers le sud, jusqu’aux premières ramifications de la sierra Ventana, où les rivières sont nombreuses.

—L’avis est bon, répondit Glenarvan, et nous le suivrons sans retard. Mon cheval n’a pas encore trop souffert du manque d’eau, et j’offre d’accompagner Thalcave.

—Oh! Mylord, emmenez-moi, dit Robert, comme s’il se fût agi d’une partie de plaisir.

—Mais pourras-tu nous suivre, mon enfant?

—Oui! J’ai une bonne bête qui ne demande pas mieux que d’aller en avant. Voulez-vous… Mylord?… Je vous en prie.

—Viens donc, mon garçon, dit Glenarvan, enchanté de ne pas se séparer de Robert. À nous trois, ajouta-t-il, nous serons bien maladroits si nous ne découvrons pas quelque aiguade fraîche et limpide.

—Eh bien, et moi? dit Paganel.

—Oh! Vous, mon cher Paganel, répondit le major, vous resterez avec le détachement de réserve. Vous connaissez trop bien le trente-septième parallèle, et la rivière Guamini et la pampa tout entière pour nous abandonner. Ni Mulrady, ni Wilson, ni moi, nous ne sommes capables de rejoindre Thalcave à son rendez-vous, tandis que nous marcherons avec confiance sous la bannière du brave Jacques Paganel.

—Je me résigne, répondit le géographe, très flatté d’obtenir un commandement supérieur.

—Mais pas de distractions! Ajouta le major. N’allez pas nous conduire où nous n’avons que faire, et nous ramener, par exemple, sur les bords de l’océan Pacifique!

—Vous le mériteriez, major insupportable, répondit en riant Paganel. Cependant, dites-moi, mon cher Glenarvan, comment comprendrez-vous le langage de Thalcave?

—Je suppose, répondit Glenarvan, que le patagon et moi nous n’aurons pas besoin de causer. D’ailleurs, avec quelques mots espagnols que je possède, je parviendrais bien dans une circonstance pressante à lui exprimer ma pensée et à comprendre la sienne.

—Allez donc, mon digne ami, répondit Paganel.

—Soupons d’abord, dit Glenarvan, et dormons, s’il se peut, jusqu’à l’heure du départ.»

On soupa sans boire, ce qui parut peu rafraîchissant, et l’on dormit, faute de mieux. Paganel rêva de torrents, de cascades, de rivières, de fleuves, d’étangs, de ruisseaux, voire même de carafes pleines, en un mot, de tout ce qui contient habituellement une eau potable. Ce fut un vrai cauchemar.

Le lendemain, à six heures, les chevaux de Thalcave, de Glenarvan et de Robert Grant furent sellés; on leur fit boire la dernière ration d’eau, et ils l’avalèrent avec plus d’envie que de satisfaction, car elle était très nauséabonde. Puis les trois cavaliers se mirent en selle.

«Au revoir, dirent le major, Austin, Wilson et Mulrady.

—Et surtout, tâchez de ne pas revenir!» ajouta Paganel.

Bientôt, le patagon, Glenarvan et Robert perdirent de vue, non sans un certain serrement de cœur, le détachement confié à la sagacité du géographe.

Le «desertio de las Salinas», qu’ils traversaient alors, est une plaine argileuse, couverte d’arbustes rabougris hauts de dix pieds, de petites mimosées que les indiens appellent «curra-mammel», et de «jumes», arbustes buissonneux, riches en soude.

Çà et là, de larges plaques de sel réverbéraient les rayons solaires avec une étonnante intensité.

L’œil eût aisément confondu ces «barreros» avec des surfaces glacées par un froid violent; mais l’ardeur du soleil avait vite fait de le détromper.

Néanmoins, ce contraste d’un sol aride et brûlé avec ces nappes étincelantes donnait à ce désert une physionomie très particulière qui intéressait le regard.

À quatre-vingts milles dans le sud, au contraire, cette sierra Ventana, vers laquelle le dessèchement possible de la Guamini forcerait peut-être les voyageurs de descendre, présentait un aspect différent. Ce pays, reconnu en 1835 par le capitaine Fitz-Roy, qui commandait alors l’expédition du Beagle, est d’une fertilité superbe. Là poussent avec une vigueur sans égale les meilleurs pâturages du territoire indien; le versant nord-ouest des sierras s’y revêt d’une herbe luxuriante, et descend au milieu de forêts riches en essences diverses; là se voient «l’algarrobo», sorte de caroubier, dont le fruit séché et réduit en poussière sert à confectionner un pain assez estimé des indiens; le «quebracho blanc», aux branches longues et flexibles qui pleurent à la manière du saule européen; le «quebracho rouge», d’un bois indestructible; le «naudubay», qui prend feu avec une extrême facilité, et cause souvent de terribles incendies; le «viraro», dont les fleurs violettes s’étagent en forme de pyramide, et enfin le «timbo», qui élève jusqu’à quatre-vingts pieds dans les airs son immense parasol, sous lequel des troupeaux entiers peuvent s’abriter contre les rayons du soleil. Les argentins ont tenté souvent de coloniser ce riche pays, sans réussir à vaincre l’hostilité des indiens.

Certes, on devait croire que des rios abondants descendaient des croupes de la sierra, pour fournir l’eau nécessaire à tant de fertilité, et, en effet, les sécheresses les plus grandes n’ont jamais vaporisé ces rivières; mais, pour les atteindre, il fallait faire une pointe de cent trente milles dans le sud. Thalcave avait donc raison de se diriger d’abord vers la Guamini, qui, sans l’écarter de sa route, se trouvait à une distance beaucoup plus rapprochée.

Les trois chevaux galopaient avec entrain. Ces excellentes bêtes sentaient d’instinct sans doute où les menaient leurs maîtres. Thaouka, surtout, montrait une vaillance que ni les fatigues ni les besoins ne pouvaient diminuer; il franchissait comme un oiseau les canadas desséchées et les buissons de curra-mammel, en poussant des hennissements de bon augure. Les chevaux de Glenarvan et de Robert, d’un pas plus lourd, mais entraînés par son exemple, le suivaient courageusement. Thalcave, immobile sur sa selle, donnait à ses compagnons, l’exemple que Thaouka donnait aux siens.

Le patagon tournait souvent la tête pour considérer Robert Grant.

En voyant le jeune garçon, ferme et bien assis, les reins souples, les épaules effacées, les jambes tombant naturellement, les genoux fixés à la selle, il témoignait sa satisfaction par un cri encourageant. En vérité, Robert Grant devenait un excellent cavalier et méritait les compliments de l’indien.

«Bravo, Robert, disait Glenarvan, Thalcave a l’air de te féliciter! Il t’applaudit, mon garçon.

—Et à quel propos, mylord?

—À propos de la bonne façon dont tu montes à cheval.

—Oh! je me tiens solidement, et voilà tout, répondit Robert, qui rougit de plaisir à s’entendre complimenter.

—C’est le principal, Robert, répondit Glenarvan, mais tu es trop modeste, et, je te le prédis, tu ne peux manquer de devenir un sportsman accompli.

—Bon, fit Robert en riant, et papa qui veut faire de moi un marin, que dira-t-il?

—L’un n’empêche pas l’autre. Si tous les cavaliers ne font pas de bons marins, tous les marins sont capables de faire de bons cavaliers. À chevaucher sur les vergues on apprend à se tenir solidement. Quant à savoir rassembler son cheval, à exécuter les mouvements obliques ou circulaires, cela vient tout seul, car rien n’est plus naturel.

—Pauvre père! répondit Robert, ah! Que de grâces il vous rendra, mylord, quand vous l’aurez sauvé!

—Tu l’aimes bien, Robert?

—Oui, mylord. Il était si bon pour ma sœur et pour moi! Il ne pensait qu’à nous! Chaque voyage nous valait un souvenir de tous les pays qu’il visitait, et mieux encore, de bonnes caresses, de bonnes paroles à son retour. Ah! vous l’aimerez, vous aussi, quand vous le connaîtrez! Mary lui ressemble. Il a la voix douce comme elle! Pour un marin, c’est singulier, n’est-ce pas?

—Oui, très singulier, Robert, répondit Glenarvan.

—Je le vois encore, reprit l’enfant, qui semblait alors se parler à lui-même. Bon et brave papa! Il m’endormait sur ses genoux, quand j’étais petit, et il murmurait toujours un vieux refrain écossais où l’on chante les lacs de notre pays. L’air me revient parfois, mais confusément. À Mary aussi. Ah! Mylord, que nous l’aimions! Tenez, je crois qu’il faut être petit pour bien aimer son père!

—Et grand pour le vénérer, mon enfant», répondit Glenarvan, tout ému des paroles échappées de ce jeune cœur.

Pendant cette conversation, les chevaux avaient ralenti leur allure et cheminaient au pas.

«Nous le retrouverons, n’est-ce pas? dit Robert, après quelques instants de silence.

—Oui, nous le retrouverons, répondit Glenarvan. Thalcave nous a mis sur ses traces, et j’ai confiance en lui.

—Un brave indien, Thalcave, dit l’enfant.

—Certes.

—Savez-vous une chose, mylord?

—Parle d’abord, et je te répondrai.

—C’est qu’il n’y a que des braves gens avec vous! Mme Helena que j’aime tant, le major avec son air tranquille, le capitaine Mangles, et M Paganel, et les matelots du Duncan, si courageux et si dévoués!

—Oui, je sais cela, mon garçon, répondit Glenarvan.

—Et savez-vous que vous êtes le meilleur de tous?

—Non, par exemple, je ne le sais pas!

—Eh bien, il faut l’apprendre, mylord», répondit Robert, qui saisit la main du lord et la porta à ses lèvres.

Glenarvan secoua doucement la tête, et si la conversation ne continua pas, c’est qu’un geste de Thalcave rappela les retardataires. Ils s’étaient laissé devancer. Or, il fallait ne pas perdre de temps et songer à ceux qui restaient en arrière.

On reprit donc une allure rapide, mais il fut bientôt évident que, Thaouka excepté, les chevaux ne pourraient longtemps la soutenir. À midi, il fallut leur donner une heure de repos. Ils n’en pouvaient plus et refusaient de manger les touffes d’alfafares, sorte de luzerne maigre et torréfiée par les rayons du soleil.

Glenarvan devint inquiet. Les symptômes de stérilité ne diminuaient pas, et le manque d’eau pouvait amener des conséquences désastreuses.

Thalcave ne disait rien, et pensait probablement que si la Guamini était desséchée, il serait alors temps de se désespérer, si toutefois un cœur indien a jamais entendu sonner l’heure du désespoir.

Il se remit donc en marche, et, bon gré mal gré, le fouet et l’éperon aidant, les chevaux durent reprendre la route, mais au pas, ils ne pouvaient faire mieux.

Thalcave aurait bien été en avant, car, en quelques heures, Thaouka pouvait le transporter aux bords du rio. Il y songea sans doute; mais, sans doute aussi, il ne voulut pas laisser ses deux compagnons seuls au milieu de ce désert, et, pour ne pas les devancer, il força Thaouka de prendre une allure plus modérée.

Ce ne fut pas sans résister, sans se cabrer, sans hennir violemment, que le cheval de Thalcave se résigna à garder le pas; il fallut non pas tant la vigueur de son maître pour l’y contraindre que ses paroles. Thalcave causait véritablement avec son cheval, et Thaouka, s’il ne lui répondait pas, le comprenait du moins. Il faut croire que le patagon lui donna d’excellentes raisons, car, après avoir pendant quelque temps «discuté», Thaouka se rendit à ses arguments et obéit, non sans ronger son frein.

Mais si Thaouka comprit Thalcave, Thalcave n’avait pas moins compris Thaouka. L’intelligent animal, servi par des organes supérieurs, sentait quelque humidité dans l’air; il l’aspirait avec frénésie, agitant et faisant claquer sa langue, comme si elle eût trempé dans un bienfaisant liquide. Le patagon ne pouvait s’y méprendre: l’eau n’était pas loin.

Il encouragea donc ses compagnons en interprétant les impatiences de Thaouka, que les deux autres chevaux ne tardèrent pas à comprendre. Ils firent un dernier effort, et galopèrent à la suite de l’indien. Vers trois heures, une ligne blanche apparut dans un pli de terrain. Elle tremblotait sous les rayons du soleil.

«L’eau! dit Glenarvan.

—L’eau! oui, l’eau!» s’écria Robert.

Ils n’avaient plus besoin d’exciter leurs montures; les pauvres bêtes, sentant leurs forces ranimées, s’emportèrent avec une irrésistible violence. En quelques minutes, elles eurent atteint le rio de Guamini, et, toutes harnachées, se précipitèrent jusqu’au poitrail dans ses eaux bienfaisantes.

Leurs maîtres les imitèrent, un peu malgré eux, et prirent un bain involontaire, dont ils ne songèrent pas à se plaindre.

«Ah! Que c’est bon! disait Robert, se désaltérant en plein rio.

—Modère-toi, mon garçon», répondait Glenarvan, qui ne prêchait pas d’exemple.

On n’entendait plus que le bruit de rapides lampées.

Pour son compte, Thalcave but tranquillement, sans se presser, à petites gorgées, mais «long comme un lazo», suivant l’expression patagone. Il n’en finissait pas, et l’on pouvait craindre que le rio n’y passât tout entier.

«Enfin, dit Glenarvan, nos amis ne seront pas déçus dans leur espérance; ils sont assurés, en arrivant à la Guamini, de trouver une eau limpide et abondante, si Thalcave en laisse, toutefois!

—Mais ne pourrait-on pas aller au-devant d’eux? demanda Robert. On leur épargnerait quelques heures d’inquiétudes et de souffrances.

—Sans doute, mon garçon, mais comment transporter cette eau? Les outres sont restées entre les mains de Wilson. Non, il vaut mieux attendre comme c’est convenu. En calculant le temps nécessaire, et en comptant sur des chevaux qui ne marchent qu’au pas, nos amis seront ici dans la nuit. Préparons-leur donc bon gîte et bon repas.»

Thalcave n’avait pas attendu la proposition de Glenarvan pour chercher un lieu de campement. Il avait fort heureusement trouvé sur les bords du rio une «ramada», sorte d’enceinte destinée à parquer les troupeaux et fermée sur trois côtés. L’emplacement était excellent pour s’y établir, du moment qu’on ne craignait pas de dormir à la belle étoile, et c’était le moindre souci des compagnons de Thalcave.

Aussi ne cherchèrent-ils pas mieux, et ils s’étendirent en plein soleil pour sécher leurs vêtements imprégnés d’eau.

«Eh bien, puisque voilà le gîte, dit Glenarvan, pensons au souper. Il faut que nos amis soient satisfaits des courriers qu’ils ont envoyés en avant, et je me trompe fort, ou ils n’auront pas à se plaindre. Je crois qu’une heure de chasse ne sera pas du temps perdu. Es-tu prêt, Robert?

—Oui, mylord», répondit le jeune garçon en se levant, le fusil à la main.

Si Glenarvan avait eu cette idée, c’est que les bords de la Guamini semblaient être le rendez-vous de tout le gibier des plaines environnantes; on voyait s’enlever par compagnies les «tinamous», sorte de bartavelles particulières aux pampas, des gelinottes noires, une espèce de pluvier, nommé «teru-teru», des râles aux couleurs jaunes, et des poules d’eau d’un vert magnifique.

Quant aux quadrupèdes, ils ne se laissaient pas apercevoir; mais Thalcave, indiquant les grandes herbes et les taillis épais, fit comprendre qu’ils s’y tenaient cachés. Les chasseurs n’avaient que quelques pas à faire pour se trouver dans le pays le plus giboyeux du monde.

Ils se mirent donc en chasse, et, dédaignant d’abord la plume pour le poil, leurs premiers coups s’adressèrent au gros gibier de la pampa.

Bientôt, se levèrent devant eux, et par centaines, des chevreuils et des guanaques, semblables à ceux qui les assaillirent si violemment sur les cimes de la cordillère; mais ces animaux, très craintifs, s’enfuirent avec une telle vitesse, qu’il fut impossible de les approcher à portée de fusil. Les chasseurs se rabattirent alors sur un gibier moins rapide, qui, d’ailleurs, ne laissait rien à désirer au point de vue alimentaire. Une douzaine de bartavelles et de râles furent démontés, et Glenarvan tua fort adroitement un pécari «tay-tetre», pachyderme à poil fauve très bon à manger, qui valait son coup de fusil.

En moins d’une demi-heure, les chasseurs, sans se fatiguer, abattirent tout le gibier dont ils avaient besoin; Robert, pour sa part, s’empara d’un curieux animal appartenant à l’ordre des édentés, «un armadillo», sorte de tatou couvert d’une carapace à pièces osseuses et mobiles, qui mesurait un pied et demi de long. Quant à Thalcave, il donna à ses compagnons le spectacle d’une chasse au «nandou», espèce d’autruche particulière à la pampa, et dont la rapidité est merveilleuse.

L’indien ne chercha pas à ruser avec un animal si prompt à la course; il poussa Thaouka au galop, droit à lui, de manière à l’atteindre aussitôt, car, la première attaque manquée, le nandou eût bientôt fatigué cheval et chasseur dans l’inextricable lacet de ses détours. Thalcave, arrivé à bonne distance, lança ses bolas d’une main vigoureuse, et si adroitement, qu’elles s’enroulèrent autour des jambes de l’autruche et paralysèrent ses efforts. En quelques secondes, elle gisait à terre.

On rapporta donc à la ramada, le chapelet de bartavelles, l’autruche de Thalcave, le pécari de Glenarvan et le tatou de Robert. L’autruche et le pécari furent préparés aussitôt, c’est-à-dire dépouillés de leur peau coriace et coupés en tranches minces. Quant au tatou, c’est un animal précieux, qui porte sa rôtissoire avec lui, et on le plaça dans sa propre carapace sur des charbons ardents.

Les trois chasseurs se contentèrent, pour le souper, de dévorer les bartavelles, et ils gardèrent à leurs amis les pièces de résistance.

Les chevaux n’avaient pas été oubliés. Une grande quantité de fourrage sec, amassé dans la ramada, leur servit à la fois de nourriture et de litière.

Quand tout fut préparé, Glenarvan, Robert et l’indien s’enveloppèrent de leur poncho, et s’étendirent sur un édredon d’alfafares, le lit habituel des chasseurs pampéens.

Chapitre XIX Les loups rouges

La nuit vint. Une nuit de nouvelle lune, pendant laquelle l’astre des nuits devait rester invisible à tous les habitants de la terre. L’indécise clarté des étoiles éclairait seule la plaine. À l’horizon, les constellations zodiacales s’éteignaient dans une brume plus foncée. Les eaux de la Guamini coulaient sans murmurer comme une longue nappe d’huile qui glisse sur un plan de marbre. Oiseaux, quadrupèdes et reptiles se reposaient des fatigues du jour, et un silence de désert s’étendait sur l’immense territoire des pampas.

Glenarvan, Robert et Thalcave avaient subi la loi commune. Allongés sur l’épaisse couche de luzerne, ils dormaient d’un profond sommeil. Les chevaux, accablés de lassitude, s’étaient couchés à terre; seul, Thaouka, en vrai cheval de sang, dormait debout, les quatre jambes posées d’aplomb, fier au repos comme à l’action, et prêt à s’élancer au moindre signe de son maître. Un calme complet régnait à l’intérieur de l’enceinte, et les charbons du foyer nocturne, s’éteignant peu à peu, jetaient leurs dernières lueurs dans la silencieuse obscurité.

Cependant, vers dix heures environ, après un assez court sommeil, l’indien se réveilla. Ses yeux devinrent fixes sous ses sourcils abaissés, et son oreille se tendit vers la plaine. Il cherchait évidemment à surprendre quelque son imperceptible.

Bientôt une vague inquiétude apparut sur sa figure, si impassible qu’elle fût d’habitude.

Avait-il senti l’approche d’indiens rôdeurs, ou la venue des jaguars, des tigres d’eau et autres bêtes redoutables, qui ne sont pas rares dans le voisinage des rivières? Cette dernière hypothèse, sans doute, lui parut plausible, car il jeta un rapide regard sur les matières combustibles entassées dans l’enceinte, et son inquiétude s’accrut encore.

En effet, toute cette litière sèche d’alfafares devait se consumer vite et ne pouvait arrêter longtemps des animaux audacieux.

Dans cette conjoncture, Thalcave n’avait qu’à attendre les événements, et il attendit, à demi couché, la tête reposant sur les mains, les coudes appuyés aux genoux, l’œil immobile, dans la posture d’un homme qu’une anxiété subite vient d’arracher au sommeil.

Une heure se passa. Tout autre que Thalcave, rassuré par le silence extérieur, se fût rejeté sur sa couche. Mais où un étranger n’eût rien soupçonné, les sens surexcités et l’instinct naturel de l’indien pressentaient quelque danger prochain.

Pendant qu’il écoutait et épiait, Thaouka fit entendre un hennissement sourd; ses naseaux s’allongèrent vers l’entrée de la ramada. Le patagon se redressa soudain.

«Thaouka a senti quelque ennemi», dit-il.

Il se leva et vint examiner attentivement la plaine.

Le silence y régnait encore, mais non la tranquillité. Thalcave entrevit des ombres se mouvant sans bruit à travers les touffes de curra-mammel. Çà et là étincelaient des points lumineux, qui se croisaient dans tous les sens, s’éteignaient et se rallumaient tour à tour. On eût dit une danse de falots fantastiques sur le miroir d’une immense lagune. Quelque étranger eût pris sans doute ces étincelles volantes pour des lampyres qui brillent, la nuit venue, en maint endroit des régions pampéennes, mais Thalcave ne s’y trompa pas; il comprit à quels ennemis il avait affaire; il arma sa carabine, et vint se placer en observation près des premiers poteaux de l’enceinte.

Il n’attendit pas longtemps. Un cri étrange, un mélange d’aboiements et de hurlements retentit dans la pampa. La détonation de la carabine lui répondit, et fut suivie de cent clameurs épouvantables.

Glenarvan et Robert, subitement réveillés, se relevèrent.

«Qu’y a-t-il? demanda le jeune Grant.

—Des indiens? dit Glenarvan.

—Non, répondit Thalcave, des «aguaras.»

Robert regarda Glenarvan.

«Des aguaras? dit-il.

—Oui, répondit Glenarvan, les loups rouges de la pampa.»

Tous deux saisirent leurs armes et rejoignirent l’indien. Celui-ci leur montra la plaine, d’où s’élevait un formidable concert de hurlements.

Robert fit involontairement un pas en arrière.

«Tu n’as pas peur des loups, mon garçon? Lui dit Glenarvan.

—Non, mylord, répondit Robert d’une voix ferme. Auprès de vous, d’ailleurs, je n’ai peur de rien.

—Tant mieux. Ces aguaras sont des bêtes assez peu redoutables, et, n’était leur nombre, je ne m’en préoccuperais même pas.

—Qu’importe! répondit Robert. Nous sommes bien armés, qu’ils y viennent!

—Et ils seront bien reçus!»

En parlant ainsi, Glenarvan voulait rassurer l’enfant; mais il ne songeait pas sans une secrète terreur à cette légion de carnassiers déchaînés dans la nuit. Peut-être étaient-ils là par centaines, et trois hommes, si bien armés qu’ils fussent, ne pouvaient lutter avec avantage contre un tel nombre d’animaux.

Lorsque le patagon prononça le mot «aguara», Glenarvan reconnut aussitôt le nom donné au loup rouge par les indiens de la pampa. Ce carnassier, le «canis-jubatus» des naturalistes, a la taille d’un grand chien et la tête d’un renard; son pelage est rouge cannelle, et sur son dos flotte une crinière noire qui lui court tout le long de l’échine. Cet animal est très leste et très vigoureux; il habite généralement les endroits marécageux et poursuit à la nage les bêtes aquatiques; la nuit le chasse de sa tanière, où il dort pendant le jour; on le redoute particulièrement dans les estancias où s’élèvent les troupeaux, car, pour peu que la faim l’aiguillonne, il s’en prend au gros bétail et commet des ravages considérables. Isolé, l’aguara n’est pas à craindre; mais il en est autrement d’un grand nombre de ces animaux affamés, et mieux vaudrait avoir affaire à quelque couguar ou jaguar que l’on peut attaquer face à face.

Or, aux hurlements dont retentissait la pampa, à la multitude des ombres qui bondissaient dans la plaine, Glenarvan ne pouvait se méprendre sur la quantité de loups rouges rassemblés au bord de la Guamini; ces animaux avaient senti là une proie sûre, chair de cheval ou chair humaine, et nul d’entre eux ne regagnerait son gîte sans en avoir eu sa part. La situation était donc très alarmante.

Cependant le cercle des loups se restreignit peu à peu. Les chevaux réveillés donnèrent des signes de la plus vive terreur. Seul, Thaouka frappait du pied, cherchant à rompre son licol et prêt à s’élancer au dehors. Son maître ne parvenait à le calmer qu’en faisant entendre un sifflement continu.

Glenarvan et Robert s’étaient postés de manière à défendre l’entrée de la ramada. Leurs carabines armées, ils allaient faire feu sur le premier rang des aguaras, quand Thalcave releva de la main leur arme déjà mise en joue.

«Que veut Thalcave? dit Robert.

—Il nous défend de tirer! répondit Glenarvan.

—Pourquoi?

—Peut-être ne juge-t-il pas le moment opportun!»

Ce n’était pas ce motif qui faisait agir l’indien, mais une raison plus grave, et Glenarvan la comprit, quand Thalcave, soulevant sa poudrière et la retournant, montra qu’elle était à peu près vide.

«Eh bien? dit Robert.

—Eh bien, il faut ménager nos munitions. Notre chasse aujourd’hui nous a coûté cher, et nous sommes à court de plomb et de poudre. Il ne nous reste pas vingt coups à tirer!»

L’enfant ne répondit rien.

«Tu n’as pas peur, Robert?

—Non, mylord.

—Bien, mon garçon.»

En ce moment, une nouvelle détonation retentit.

Thalcave avait jeté à terre un ennemi trop audacieux; les loups, qui s’avançaient en rangs pressés, reculèrent et se massèrent à cent pas de l’enceinte.

Aussitôt, Glenarvan, sur un signe de l’indien, prit sa place; celui-ci, ramassant la litière, les herbes, en un mot toutes les matières combustibles, les entassa à l’entrée de la ramada, et y jeta un charbon encore incandescent.

Bientôt un rideau de flammes se tendit sur le fond noir du ciel, et, à travers ses déchirures, la plaine se montra vivement éclairée par de grands reflets mobiles. Glenarvan put juger alors de l’innombrable quantité d’animaux auxquels il fallait résister. Jamais tant de loups ne s’étaient vus ensemble, ni si excités par la convoitise. La barrière de feu que venait de leur opposer Thalcave avait redoublé leur colère en les arrêtant net.

Quelques-uns, cependant, s’avancèrent jusqu’au brasier même, et s’y brûlèrent les pattes.

De temps à autre, il fallait un nouveau coup de fusil pour arrêter cette horde hurlante, et, au bout d’une heure, une quinzaine de cadavres jonchaient déjà la prairie.

Les assiégés se trouvaient alors dans une situation relativement moins dangereuse; tant que dureraient les munitions, tant que la barrière de feu se dresserait à l’entrée de la ramada, l’envahissement n’était pas à craindre. Mais après, que faire, quand tous ces moyens de repousser la bande de loups manqueraient à la fois?

Glenarvan regarda Robert et sentit son cœur se gonfler. Il s’oublia, lui, pour ne songer qu’à ce pauvre enfant qui montrait un courage au-dessus de son âge. Robert était pâle, mais sa main n’abandonnait pas son arme, et il attendait de pied ferme l’assaut des loups irrités.

Cependant Glenarvan, après avoir froidement envisagé la situation, résolut d’en finir.

«Dans une heure, dit-il, nous n’aurons plus ni poudre, ni plomb, ni feu. Eh bien, il ne faut pas attendre à ce moment pour prendre un parti.»

Il retourna donc vers Thalcave, et rassemblant les quelques mots d’espagnol que lui fournit sa mémoire, il commença avec l’indien une conversation souvent interrompue par les coups de feu.

Ce ne fut pas sans peine que ces deux hommes parvinrent à se comprendre. Glenarvan, fort heureusement, connaissait les mœurs du loup rouge. Sans cette circonstance, il n’aurait su interpréter les mots et les gestes du patagon.

Néanmoins, un quart d’heure se passa avant qu’il pût transmettre à
Robert la réponse de Thalcave.

Glenarvan avait interrogé l’indien sur leur situation presque désespérée.

«Et qu’a-t-il répondu? demanda Robert Grant.

—Il a dit que, coûte que coûte, il fallait tenir jusqu’au lever du jour. L’aguara ne sort que la nuit, et, le matin venu, il rentre dans son repaire. C’est le loup des ténèbres, une bête lâche qui a peur du grand jour, un hibou à quatre pattes!

—Eh bien, défendons-nous jusqu’au jour!

—Oui, mon garçon, et à coups de couteau, quand nous ne pourrons plus le faire à coups de fusil.»

Déjà Thalcave avait donné l’exemple, et lorsqu’un loup s’approchait du brasier, le long bras armé du patagon traversait la flamme et en ressortait rouge de sang.

Cependant les moyens de défense allaient manquer.

Vers deux heures du matin, Thalcave jetait dans le brasier la dernière brassée de combustible, et il ne restait plus aux assiégés que cinq coups à tirer.

Glenarvan porta autour de lui un regard douloureux.

Il songea à cet enfant qui était là, à ses compagnons, à tous ceux qu’il aimait. Robert ne disait rien. Peut-être le danger n’apparaissait-il pas imminent à sa confiante imagination. Mais Glenarvan y pensait pour lui, et se représentait cette perspective horrible, maintenant inévitable, d’être dévoré vivant! Il ne fut pas maître de son émotion; il attira l’enfant sur sa poitrine, il le serra contre son cœur, il colla ses lèvres à son front, tandis que des larmes involontaires coulaient de ses yeux.

Robert le regarda en souriant.

«Je n’ai pas peur! dit-il.

—Non! mon enfant, non, répondit Glenarvan, et tu as raison. Dans deux heures, le jour viendra, et nous serons sauvés! —bien, Thalcave, bien, mon brave patagon!» s’écria-t-il au moment où l’indien tuait à coups de crosse deux énormes bêtes qui tentaient de franchir la barrière ardente.

Mais, en ce moment, la lueur mourante du foyer lui montra la bande des aguaras qui marchait en rangs pressés à l’assaut de la ramada.

Le dénoûment de ce drame sanglant approchait; le feu tombait peu à peu, faute de combustible; la flamme baissait; la plaine, éclairée jusqu’alors, rentrait dans l’ombre, et dans l’ombre aussi reparaissaient les yeux phosphorescents des loups rouges. Encore quelques minutes, et toute la horde se précipiterait dans l’enceinte.

Thalcave déchargea pour la dernière fois sa carabine, jeta un ennemi de plus à terre, et, ses munitions épuisées, il se croisa les bras. Sa tête s’inclina sur sa poitrine. Il parut méditer silencieusement. Cherchait-il donc quelque moyen hardi, impossible, insensé, de repousser cette troupe furieuse? Glenarvan n’osait l’interroger.

En ce moment, un changement se produisit dans l’attaque des loups. Ils semblèrent s’éloigner, et leurs hurlements, si assourdissants jusqu’alors, cessèrent subitement. Un morne silence s’étendit sur la plaine.

«Ils s’en vont! dit Robert.

—Peut-être», répondit Glenarvan, qui prêta l’oreille aux bruits du dehors.

Mais Thalcave, devinant sa pensée, secoua la tête.

Il savait bien que les animaux n’abandonneraient pas une proie assurée, tant que le jour ne les aurait pas ramenés à leurs sombres tanières.

Cependant la tactique de l’ennemi s’était évidemment modifiée.

Il n’essayait plus de forcer l’entrée de la ramada, mais ses nouvelles manœuvres allaient créer un danger plus pressant encore. Les aguaras, renonçant à pénétrer par cette entrée que défendaient obstinément le fer et le feu, tournèrent la ramada, et d’un commun accord ils cherchèrent à l’assaillir par le côté opposé.

Bientôt on entendit leurs griffes s’incruster dans le bois à demi pourri. Entre les poteaux ébranlés passaient déjà des pattes vigoureuses, des gueules sanglantes. Les chevaux, effarés, rompant leur licol, couraient dans l’enceinte, pris d’une terreur folle. Glenarvan saisit entre ses bras le jeune enfant, afin de le défendre jusqu’à la dernière extrémité. Peut-être même, tentant une fuite impossible, allait-il s’élancer au dehors, quand ses regards se portèrent sur l’indien.

Thalcave, après avoir tourné comme une bête fauve dans la ramada, s’était brusquement rapproché de son cheval qui frémissait d’impatience, et il commença à le seller avec soin, n’oubliant ni une courroie, ni un ardillon. Il ne semblait plus s’inquiéter des hurlements qui redoublaient alors. Glenarvan le regardait faire avec une sinistre épouvante.

«Il nous abandonne! s’écria-t-il, en voyant Thalcave rassembler ses guides, comme un cavalier qui va se mettre en selle.

—Lui! Jamais!» dit Robert.

Et en effet, l’indien allait tenter, non d’abandonner ses amis, mais de les sauver en se sacrifiant pour eux.

Thaouka était prêt; il mordait son mors; il bondissait; ses yeux, pleins d’un feu superbe, jetaient des éclairs; il avait compris son maître.

Glenarvan, au moment où l’indien saisissait la crinière de son cheval, lui prit le bras d’une main convulsive.

«Tu pars? dit-il en montrant la plaine libre alors.

—Oui», fit l’indien, qui comprit le geste de son compagnon.

Puis il ajouta quelques mots espagnols qui signifiaient:

«Thaouka! Bon cheval. Rapide. Entraînera les loups à sa suite.

—Ah! Thalcave! s’écria Glenarvan.

—Vite! Vite!» répondit l’indien, pendant que Glenarvan disait à
Robert d’une voix brisée par l’émotion:

«Robert! Mon enfant! Tu l’entends! Il veut se dévouer pour nous! Il veut s’élancer dans la pampa, et détourner la rage des loups en l’attirant sur lui!

—Ami Thalcave, répondit Robert en se jetant aux pieds du patagon, ami Thalcave, ne nous quitte pas!

—Non! dit Glenarvan, il ne nous quittera pas.»

Et se tournant vers l’indien:

«Partons ensemble, dit-il, en montrant les chevaux épouvantés et serrés contre les poteaux.

—Non, fit l’indien, qui ne se méprit pas sur le sens de ces paroles. Mauvaises bêtes. Effrayées. Thaouka. Bon cheval.

—Eh bien soit! dit Glenarvan, Thalcave ne te quittera pas, Robert! Il m’apprend ce que j’ai à faire! à moi de partir! à lui de rester près de toi.»

Puis, saisissant la bride de Thaouka:

«Ce sera moi, dit-il, qui partirai!

—Non, répondit tranquillement le patagon.

—Moi, te dis-je, s’écria Glenarvan, en lui arrachant la bride des mains, ce sera moi! Sauve cet enfant! Je te le confie, Thalcave!»

Cependant Thalcave résistait. Cette discussion se prolongeait, et le danger croissait de seconde en seconde. Déjà les pieux rongés cédaient aux dents et aux griffes des loups. Ni Glenarvan ni Thalcave ne paraissaient vouloir céder. L’indien avait entraîné Glenarvan vers l’entrée de l’enceinte; il lui montrait la plaine libre de loups; dans son langage animé il lui faisait comprendre qu’il ne fallait pas perdre un instant; que le danger, si la manœuvre ne réussissait pas, serait plus grand pour ceux qui restaient; enfin que seul il connaissait assez Thaouka pour employer au salut commun ses merveilleuses qualités de légèreté et de vitesse. Glenarvan, aveuglé, s’entêtait et voulait se dévouer, quand soudain il fut repoussé violemment. Thaouka bondissait; il se dressait sur ses pieds de derrière, et tout d’un coup, emporté, il franchit la barrière de feu et la lisière de cadavres, tandis qu’une voix d’enfant s’écriait:» Dieu vous sauve, mylord

Et c’est à peine si Glenarvan et Thalcave eurent le temps d’apercevoir Robert qui, cramponné à la crinière de Thaouka, disparaissait dans les ténèbres.

«Robert! Malheureux!» s’écria Glenarvan.

Mais ces paroles, l’indien lui-même ne put les entendre. Un hurlement épouvantable éclata. Les loups rouges, lancés sur les traces du cheval, s’enfuyaient dans l’ouest avec une fantastique rapidité.

Thalcave et Glenarvan se précipitèrent hors de la ramada. Déjà la plaine avait repris sa tranquillité, et c’est à peine s’ils purent entrevoir une ligne mouvante qui ondulait au loin dans les ombres de la nuit.

Glenarvan tomba sur le sol, accablé, désespéré, joignant les mains. Il regarda Thalcave. L’indien souriait avec son calme accoutumé.

«Thaouka. Bon cheval! Enfant brave! Il se sauvera! répétait-il en approuvant d’un signe de la tête.

—Et s’il tombe? dit Glenarvan.

—Il ne tombera pas!»

Malgré la confiance de Thalcave, la nuit s’acheva pour le pauvre lord dans d’affreuses angoisses. Il voulait courir à la recherche de Robert; mais l’indien l’arrêta; il lui fit comprendre que les chevaux ne pouvaient le rejoindre, que Thaouka avait dû distancer ses ennemis, qu’on ne pourrait le retrouver dans les ténèbres, et qu’il fallait attendre le jour pour s’élancer sur les traces de Robert.

À quatre heures du matin, l’aube commença à poindre.

Le moment de partir était arrivé.

«En route», dit l’indien.

Glenarvan ne répondit pas, mais il sauta sur le cheval de Robert. Bientôt les deux cavaliers galopaient vers l’ouest, remontant la ligne droite dont leurs compagnons ne devaient pas s’écarter. Pendant une heure, ils allèrent ainsi à une vitesse prodigieuse, cherchant Robert des yeux, craignant à chaque pas de rencontrer son cadavre ensanglanté. Glenarvan déchirait les flancs de son cheval sous l’éperon.

Enfin des coups de fusil se firent entendre, des détonations régulièrement espacées comme un signal de reconnaissance.

«Ce sont eux», s’écria Glenarvan.

Thalcave et lui communiquèrent à leurs chevaux une allure plus rapide encore, et, quelques instants après, ils rejoignirent le détachement conduit par Paganel. Un cri s’échappa de la poitrine de Glenarvan. Robert était là, vivant, bien vivant, porté par le superbe Thaouka, qui hennit de plaisir en revoyant son maître.

«Ah! Mon enfant! Mon enfant!» s’écria Glenarvan, avec une indicible expression de tendresse.

Et Robert et lui, mettant pied à terre, se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre. Puis, ce fut au tour de l’indien de serrer sur sa poitrine le courageux fils du capitaine Grant.

«Il vit! Il vit! s’écriait Glenarvan.

—Oui! répondit Robert, et grâce à Thaouka!»

L’indien n’avait pas attendu cette parole de reconnaissance pour remercier son cheval, et, en ce moment, il lui parlait, il l’embrassait, comme si un sang humain eût coulé dans les veines du fier animal.

Puis, se retournant vers Paganel, il lui montra le jeune Robert:

«Un brave!» dit-il.

Cependant, Glenarvan disait à Robert en l’entourant de ses bras:

«Pourquoi, mon fils, pourquoi n’as-tu pas laissé Thalcave ou moi tenter cette dernière chance de te sauver?

Mylord, répondit l’enfant avec l’accent de la plus vive reconnaissance, n’était-ce pas à moi de me dévouer? Thalcave m’a déjà sauvé la vie! Et vous, vous allez sauver mon père.»

Chapitre XX Les plaines argentines

Après les premiers épanchements du retour, Paganel, Austin, Wilson, Mulrady, tous ceux qui étaient restés en arrière, sauf peut-être le major Mac Nabbs, s’aperçurent d’une chose, c’est qu’ils mouraient de soif. Fort heureusement, la Guamini coulait à peu de distance. On se remit donc en route, et à sept heures du matin la petite troupe arriva près de l’enceinte. À voir ses abords jonchés des cadavres des loups, il fut facile de comprendre la violence de l’attaque et la vigueur de la défense.

Bientôt les voyageurs, abondamment rafraîchis, se livrèrent à un déjeuner phénoménal dans l’enceinte de la ramada. Les filets de nandou furent déclarés excellents, et le tatou, rôti dans sa carapace, un mets délicieux.

«En manger raisonnablement, dit Paganel, ce serait de l’ingratitude envers la providence, il faut en manger trop.»

Et il en mangea trop, et ne s’en porta pas plus mal, grâce à l’eau limpide de la Guamini, qui lui parut posséder des qualités digestives d’une grande supériorité.

À dix heures du matin, Glenarvan, ne voulant pas renouveler les fautes d’Annibal à Capoue, donna le signal du départ. Les outres de cuir furent remplies d’eau, et l’on partit. Les chevaux bien restaurés montrèrent beaucoup d’ardeur, et, presque tout le temps, ils se maintinrent à l’allure du petit galop de chasse. Le pays plus humide devenait aussi plus fertile, mais toujours désert. Nul incident ne se produisit pendant les journées du 2 et du 3 novembre, et le soir, les voyageurs, rompus déjà aux fatigues des longues marches, campèrent à la limite des pampas, sur les frontières de la province de Buenos-Ayres. Ils avaient quitté la baie de Talcahuano le 14 octobre; ainsi donc, en vingt-deux jours, quatre cent cinquante milles, c’est-à-dire près des deux tiers du chemin, se trouvaient heureusement franchis.

Le lendemain matin, on dépassa la ligne conventionnelle qui sépare les plaines argentines de la région des pampas. C’est là que Thalcave espérait rencontrer les caciques aux mains desquels il ne doutait pas de trouver Harry Grant et ses deux compagnons d’esclavage.

Des quatorze provinces qui composent la république argentine, celle de Buenos-Ayres est à la fois la plus vaste et la plus peuplée. Sa frontière confine aux territoires indiens du sud, entre le soixante-quatrième et le soixante-cinquième degré.

Son territoire est étonnamment fertile. Un climat particulièrement salubre règne sur cette plaine couverte de graminées et de plantes arborescentes légumineuses, qui présente une horizontalité presque parfaite jusqu’au pied des sierras Tandil et Tapalquem.

Depuis qu’ils avaient quitté la Guamini, les voyageurs constataient, non sans grande satisfaction, une amélioration notable dans la température. Sa moyenne ne dépassait pas dix-sept degrés centigrades, grâce aux vents violents et froids de la Patagonie qui agitent incessamment les ondes atmosphériques. Bêtes et gens n’avaient donc aucun motif de se plaindre, après avoir tant souffert de la sécheresse et de la chaleur. On s’avançait avec ardeur et confiance. Mais, quoi qu’en eût dit Thalcave, le pays semblait être entièrement inhabité, ou, pour employer un mot plus juste, «déshabité.»

Souvent la ligne de l’est côtoya ou coupa des petites lagunes, faites tantôt d’eaux douces, tantôt d’eaux saumâtres.

Sur les bords et à l’abri des buissons sautillaient de légers roitelets et chantaient de joyeuses alouettes, en compagnie des «tangaras», ces rivaux en couleurs des colibris étincelants. Ces jolis oiseaux battaient gaiement de l’aile sans prendre garde aux étourneaux militaires qui paradaient sur les berges avec leurs épaulettes et leurs poitrines rouges. Aux buissons épineux se balançait, comme un hamac de créole, le nid mobile des «annubis», et sur le rivage des lagunes, de magnifiques flamants, marchant en troupe régulière, déployaient au vent leurs ailes couleur de feu. On apercevait leurs nids groupés par milliers, en forme de cônes tronqués d’un pied de haut, qui formaient comme une petite ville. Les flamants ne se dérangeaient pas trop à l’approche des voyageurs. Ce qui ne fit pas le compte du savant Paganel.

«Depuis longtemps, dit-il au major, je suis curieux de voir voler un flamant.

—Bon! dit le major.

—Or, puisque j’en trouve l’occasion, j’en profite.

—Profitez-en, Paganel.

—Venez avec moi, major. Viens aussi, Robert. J’ai besoin de témoins.»

Et Paganel, laissant ses compagnons marcher en avant, se dirigea, suivi de Robert Grant et du major, vers la troupe des phénicoptères.

Arrivé à bonne portée, il tira un coup de fusil à poudre, car il n’aurait pas versé inutilement le sang d’un oiseau, et tous les flamants de s’envoler d’un commun accord, pendant que Paganel les observait attentivement à travers ses lunettes.

«Eh bien, dit-il au major quand la troupe eut disparu, les avez-vous vus voler?

—Oui certes, répondit Mac Nabbs, et, à moins d’être aveugle, on ne pouvait faire moins.

—Avez-vous trouvé qu’en volant ils ressemblaient à des flèches empennées?

—Pas le moins du monde.

—Pas du tout, ajouta Robert.

—J’en étais sûr! reprit le savant d’un air de satisfaction. Cela n’a pas empêché le plus orgueilleux des gens modestes, mon illustre compatriote Chateaubriand, d’avoir fait cette comparaison inexacte entre les flamants et les flèches! Ah! Robert, la comparaison, vois-tu bien, c’est la plus dangereuse figure de rhétorique que je connaisse. Défie-t’en toute la vie, et ne l’emploie qu’à la dernière extrémité.

—Ainsi vous êtes satisfait de votre expérience? dit le major.

—Enchanté.

—Et moi aussi; mais pressons nos chevaux, car votre illustre
Chateaubriand nous a mis d’un mille en arrière.»

Lorsqu’il eut rejoint ses compagnons, Paganel trouva Glenarvan en grande conversation avec l’indien qu’il ne semblait pas comprendre. Thalcave s’était souvent arrêté pour observer l’horizon, et chaque fois son visage avait exprimé un assez vif étonnement. Glenarvan, ne voyant pas auprès de lui son interprète ordinaire, avait essayé, mais en vain, d’interroger l’indien. Aussi, du plus loin qu’il aperçut le savant, il lui cria:

«Arrivez donc, ami Paganel, Thalcave et moi, nous ne parvenons guère à nous entendre!»

Paganel s’entretint pendant quelques minutes avec le patagon, et se retournant vers Glenarvan:

«Thalcave, lui dit-il, s’étonne d’un fait qui est véritablement bizarre.

—Lequel?

—C’est de ne rencontrer ni indiens ni traces d’indiens dans ces plaines, qui sont ordinairement sillonnées de leurs bandes, soit qu’ils chassent devant eux le bétail volé aux estancias, soit qu’ils aillent jusqu’aux Andes vendre leurs tapis de zorillo et leurs fouets en cuir tressé.

—Et à quoi Thalcave attribue-t-il cet abandon?

—Il ne saurait le dire; il s’en étonne, voilà tout.

—Mais quels indiens comptait-il trouver dans cette partie des pampas?

—Précisément ceux qui ont eu des prisonniers étrangers entre leurs mains, ces indigènes que commandent les caciques Calfoucoura, Catriel ou Yanchetruz.

—Quels sont ces gens-là?

—Des chefs de bandes qui étaient tout-puissants il y a une trentaine d’années, avant qu’ils eussent été rejetés au delà des sierras. Depuis cette époque, ils se sont soumis autant qu’un indien peut se soumettre, et ils battent la plaine de la Pampasie aussi bien que la province de Buenos-Ayres. Je m’étonne donc avec Thalcave de ne pas rencontrer leurs traces dans un pays où ils font généralement le métier de salteadores.

—Mais alors, demanda Glenarvan, quel parti devons-nous prendre?

—Je vais le savoir», répondit Paganel.

Et après quelques instants de conversation avec Thalcave, il dit:

«Voici son avis, qui me paraît fort sage. Il faut continuer notre route à l’est jusqu’au fort indépendance, —c’est notre chemin, — et là, si nous n’avons pas de nouvelles du capitaine Grant, nous saurons du moins ce que sont devenus les indiens de la plaine argentine.

—Ce fort indépendance est-il éloigné? répondit Glenarvan.

—Non, il est situé dans la sierra Tandil, à une soixantaine de milles.

—Et nous y arriverons?…

—Après-demain soir.»

Glenarvan fut assez déconcerté de cet incident. Ne pas trouver un indien dans les pampas, c’était à quoi on se fût le moins attendu. Il y en a trop ordinairement. Il fallait donc qu’une circonstance toute spéciale les eût écartés. Mais, chose grave surtout, si Harry Grant était prisonnier de l’une de ces tribus, il avait été entraîné dans le nord ou dans le sud? Ce doute ne laissa pas d’inquiéter Glenarvan. Il s’agissait de conserver à tout prix la piste du capitaine. Enfin, le mieux était de suivre l’avis de Thalcave et d’atteindre le village de Tandil. Là, du moins, on trouverait à qui parler.

Vers quatre heures du soir, une colline, qui pouvait passer pour une montagne dans un pays si plat, fut signalée à l’horizon. C’était la sierra Tapalquem, au pied de laquelle les voyageurs campèrent la nuit suivante. Le passage de cette sierra se fit le lendemain le plus facilement du monde. On suivait des ondulations sablonneuses d’un terrain à pentes douces. Une pareille sierra ne pouvait être prise au sérieux par des gens qui avaient franchi la cordillère des Andes, et les chevaux ralentirent à peine leur rapide allure.

À midi, on dépassait le fort abandonné de Tapalquem, premier anneau de cette chaîne de fortins tendue sur la lisière du sud contre les indigènes pillards. Mais d’indiens, on n’en rencontra pas l’ombre, à la surprise croissante de Thalcave. Cependant, vers le milieu du jour, trois coureurs des plaines, bien montés et bien armés, observèrent un instant la petite troupe; mais ils ne se laissèrent pas approcher, et s’enfuirent avec une incroyable rapidité. Glenarvan était furieux.

«Des gauchos», dit le patagon, en donnant à ces indigènes la dénomination qui avait amené une discussion entre le major et Paganel.

«Ah! Des gauchos, répondit Mac Nabbs. Eh bien, Paganel, le vent du nord ne souffle pas aujourd’hui. Qu’est-ce que vous pensez de ces animaux-là?

—Je pense qu’ils ont l’air de fameux bandits, répondit Paganel.

—Et de là à en être, mon cher savant?

—Il n’y a qu’un pas, mon cher major!»

L’aveu de Paganel fut suivi d’un rire général qui ne le déconcerta point, et il fit même, à l’occasion de ces indiens, une très curieuse observation.

«J’ai lu quelque part, dit-il, que chez l’arabe la bouche a une rare expression de férocité, tandis que l’expression humaine se trouve dans le regard. Eh bien, chez le sauvage américain, c’est tout le contraire. Ces gens-là ont l’œil particulièrement méchant.»

Un physionomiste de profession n’eût pas mieux dit pour caractériser la race indienne.

Cependant, d’après les ordres de Thalcave, on marchait en peloton serré; quelque désert que fût le pays, il fallait se défier des surprises; mais la précaution fut inutile, et le soir même on campait dans une vaste tolderia abandonnée, où le cacique Catriel réunissait ordinairement ses bandes d’indigènes. À l’inspection du terrain, au défaut de traces récentes, le patagon reconnut que la tolderia n’avait pas été occupée depuis longtemps.

Le lendemain, Glenarvan et ses compagnons se retrouvaient dans la plaine: les premières estancias qui avoisinent la sierra Tandil furent aperçues; mais Thalcave résolut de ne pas s’y arrêter et de marcher droit au fort indépendance, où il voulait se renseigner, particulièrement sur la situation singulière de ce pays abandonné.

Les arbres, si rares, depuis la cordillère, reparurent alors, la plupart plantés après l’arrivée des européens sur le territoire américain. Il y avait là des azedarachs, des pêchers, des peupliers, des saules, des acacias, qui poussaient tout seuls, vite et bien. Ils entouraient généralement les «corrales», vastes enceintes à bétail garnies de pieux. Là paissaient et s’engraissaient par milliers bœufs, moutons, vaches et chevaux, marqués au fer chaud de l’estampille du maître, tandis que de grands chiens vigilants et nombreux veillaient aux alentours. Le sol un peu salin qui s’étend au pied des montagnes convient admirablement aux troupeaux et produit un fourrage excellent. On le choisit donc de préférence pour l’établissement des estancias, qui sont dirigées par un majordome et un contremaître, ayant sous leurs ordres quatre péons pour mille têtes de bétail.

Ces gens-là mènent la vie des grands pasteurs de la bible; leurs troupeaux sont aussi nombreux, plus nombreux peut-être, que ceux dont s’emplissaient les plaines de la Mésopotamie; mais ici la famille manque au berger, et les grands «estanceros» de la pampa ont tout du grossier marchand de bœufs, rien du patriarche des temps bibliques.

C’est ce que Paganel expliqua fort bien à ses compagnons, et, à ce sujet, il se livra à une discussion anthropologique pleine d’intérêt sur la comparaison des races. Il parvint même à intéresser le major, qui ne s’en cacha point.

Paganel eut aussi l’occasion de faire observer un curieux effet de mirage très commun dans ces plaines horizontales: les estancias, de loin, ressemblaient à de grandes îles; les peupliers et les saules de leur lisière semblaient réfléchis dans une eau limpide qui fuyait devant les pas des voyageurs; mais l’illusion était si parfaite que l’œil ne pouvait s’y habituer.

Pendant cette journée du 6 novembre, on rencontra plusieurs estancias, et aussi un ou deux saladeros.

C’est là que le bétail, après avoir été engraissé au milieu de succulents pâturages, vient tendre la gorge au couteau du boucher. Le saladero, ainsi que son nom l’indique, est l’endroit où se salent les viandes. C’est à la fin du printemps que commencent ces travaux répugnants. Les «saladeros» vont alors chercher les animaux au corral; ils les saisissent avec le lazo, qu’ils manient habilement, et les conduisent au saladero; là, bœufs, taureaux, vaches, moutons sont abattus par centaines, écorchés et décharnés. Mais souvent les taureaux ne se laissent pas prendre sans résistance.

L’écorcheur se transforme alors en toréador, et ce métier périlleux, il le fait avec une adresse et, il faut le dire, une férocité peu communes. En somme, cette boucherie présente un affreux spectacle. Rien de repoussant comme les environs d’un saladero; de ces enceintes horribles s’échappent, avec une atmosphère chargée d’émanations fétides, des cris féroces d’écorcheurs, des aboiements sinistres de chiens, des hurlements prolongés de bêtes expirantes, tandis que les urubus et les auras, grands vautours de la plaine argentine, venus par milliers de vingt lieues à la ronde, disputent aux bouchers les débris encore palpitants de leurs victimes. Mais en ce moment les saladeros étaient muets, paisibles et inhabités.

L’heure de ces immenses tueries n’avait pas encore sonné.

Thalcave pressait la marche; il voulait arriver le soir même au fort indépendance; les chevaux, excités par leurs maîtres et suivant l’exemple de Thaouka, volaient à travers les hautes graminées du sol. On rencontra plusieurs fermes crénelées et défendues par des fossés profonds; la maison principale était pourvue d’une terrasse du haut de laquelle les habitants, organisés militairement, peuvent faire le coup de fusil avec les pillards de la plaine. Glenarvan eût peut-être trouvé là les renseignements qu’il cherchait, mais le plus sûr était d’arriver au village de Tandil. On ne s’arrêta pas. On passa à gué le rio de los Huesos, et, quelques milles plus loin, le Chapaléofu. Bientôt la sierra Tandil offrit au pied des chevaux le talus gazonné de ses premières pentes, et, une heure après, le village apparut au fond d’une gorge étroite, dominée par les murs crénelés du fort indépendance.

Chapitre XXI Le fort indépendance

La sierra Tandil est élevée de mille pieds au-dessus du niveau de la mer; c’est une chaîne primordiale, c’est-à-dire antérieure à toute création organique et métamorphique, en ce sens que sa texture et sa composition se sont peu à peu modifiées sous l’influence de la chaleur interne.

Elle est formée d’une succession semi-circulaire de collines de gneiss couvertes de gazon. Le district de Tandil, auquel elle a donné son nom, comprend tout le sud de la province de Buenos-Ayres, et se délimite par un versant qui envoie vers le nord les rios nés sur ses pentes.

Ce district renferme environ quatre mille habitants, et son chef-lieu est le village de Tandil, situé au pied des croupes septentrionales de la sierra, sous la protection du fort indépendance; sa position est assez heureuse sur l’important ruisseau du Chapaléofu. Particularité singulière et que ne pouvait ignorer Paganel, ce village est spécialement peuplé de basques français et de colons italiens. Ce fut en effet la France qui fonda les premiers établissements étrangers dans cette portion inférieure de la Plata. En 1828, le fort indépendance, destiné à protéger le pays contre les invasions réitérées des indiens, fut élevé par les soins du français Parchappe. Un savant de premier ordre le seconda dans cette entreprise, Alcide d’Orbigny, qui a le mieux connu, étudié et décrit tous les pays méridionaux de l’Amérique du sud.

C’est un point assez important que ce village de Tandil. Au moyen de ses «galeras», grandes charrettes à bœufs très propres à suivre les routes de la plaine, il communique en douze jours avec Buenos-Ayres; de là un commerce assez actif:

Le village envoie à la ville le bétail de ses estancias, les salaisons de ses saladeros, et les produits très curieux de l’industrie indienne, tels que les étoffes de coton, les tissus de laine, les ouvrages si recherchés des tresseurs de cuir, etc.

Aussi Tandil, sans compter un certain nombre de maisons assez confortables, renferme-t-il des écoles et des églises, pour s’instruire dans ce monde et dans l’autre.

Paganel, après avoir donné ces détails, ajouta que les renseignements ne pourraient manquer au village de Tandil; le fort, d’ailleurs, est toujours occupé par un détachement de troupes nationales. Glenarvan fit donc mettre les chevaux à l’écurie d’une «fonda» d’assez bonne apparence; puis Paganel, le major, Robert et lui, sous la conduite de Thalcave, se dirigèrent vers le fort indépendance. Après quelques minutes d’ascension sur une des croupes de la sierra, ils arrivèrent à la poterne, assez mal gardée par une sentinelle argentine. Ils passèrent sans difficulté, ce qui indiquait une grande incurie ou une extrême sécurité.

Quelques soldats faisaient alors l’exercice sur l’esplanade du fort; mais le plus âgé de ces soldats avait vingt ans, et le plus jeune sept à peine. À vrai dire, c’était une douzaine d’enfants et de jeunes garçons, qui s’escrimaient assez proprement. Leur uniforme consistait en une chemise rayée, nouée à la taille par une ceinture de cuir; de pantalon, de culotte ou de kilt écossais, il n’était point question; la douceur de la température autorisait d’ailleurs la légèreté relative de ce costume. Et d’abord, Paganel eut bonne idée d’un gouvernement qui ne se ruinait pas en galons. Chacun de ces jeunes bambins portait un fusil à percussion et un sabre, le sabre trop long et le fusil trop lourd pour les petits.

Tous avaient la figure basanée, et un certain air de famille. Le caporal instructeur qui les commandait leur ressemblait aussi. Ce devaient être, et c’étaient en effet, douze frères qui paradaient sous les ordres du treizième.

Paganel ne s’en étonna pas; il connaissait sa statistique argentine, et savait que dans le pays la moyenne des enfants dépasse neuf par ménage; mais ce qui le surprit fort, ce fut de voir ces petits une précision parfaite les principaux mouvements de la charge en douze temps. Souvent même, les commandements du caporal se faisaient dans la langue maternelle du savant géographe.

«Voilà qui est particulier», dit-il.

Mais Glenarvan n’était pas venu au fort indépendance pour voir des bambins faire l’exercice, encore moins pour s’occuper de leur nationalité ou de leur origine. Il ne laissa donc pas à Paganel le temps de s’étonner davantage, et il le pria de demander le chef de la garnison. Paganel s’exécuta, et l’un des soldats argentins se dirigea vers une petite maison qui servait de caserne.

Quelques instants après, le commandant parut en personne. C’était un homme de cinquante ans, vigoureux, l’air militaire, les moustaches rudes, la pommette des joues saillante, les cheveux grisonnants, l’œil impérieux, autant du moins qu’on en pouvait juger à travers les tourbillons de fumée qui s’échappaient de sa pipe à court tuyau. Sa démarche rappela fort à Paganel la tournure sui generis des vieux sous-officiers de son pays.

Thalcave, s’adressant au commandant, lui présenta lord Glenarvan et ses compagnons. Pendant qu’il parlait, le commandant ne cessait de dévisager Paganel avec une persistance assez embarrassante.

Le savant ne savait où le troupier voulait en venir, et il allait l’interroger, quand l’autre lui prit la main sans façon, et dit d’une voix joyeuse dans la langue du géographe:

«Un français?

—Oui! Un français! répondit Paganel.

—Ah! Enchanté! Bienvenu! Bienvenu! Suis français aussi, répéta le commandant en secouant le bras du savant avec une vigueur inquiétante.

—Un de vos amis? demanda le major à Paganel.

—Parbleu! répondit celui-ci avec une certaine fierté, on a des amis dans les cinq parties du monde.»

Et après avoir dégagé sa main, non sans peine, de l’étau vivant qui la broyait, il entra en conversation réglée avec le vigoureux commandant.

Glenarvan aurait bien voulu placer un mot qui eût rapport à ses affaires, mais le militaire racontait son histoire, et il n’était pas d’humeur à s’arrêter en route. On voyait que ce brave homme avait quitté la France depuis longtemps; sa langue maternelle ne lui était plus familière, et il avait oublié sinon les mots, du moins la manière de les assembler. Il parlait à peu près comme un nègre des colonies françaises. En effet, et ainsi que ses visiteurs ne tardèrent pas à l’apprendre, le commandant du fort indépendance était un sergent français, ancien compagnon de Parchappe.

Depuis la fondation du fort, en 1828, il ne l’avait plus quitté, et actuellement il le commandait avec l’agrément du gouvernement argentin. C’était un homme de cinquante ans, un basque; il se nommait Manuel Ipharaguerre. On voit que, s’il n’était pas espagnol, il l’avait échappé belle. Un an après son arrivée dans le pays, le sergent Manuel se fit naturaliser, prit du service dans l’armée argentine et épousa une brave indienne, qui nourrissait alors deux jumeaux de six mois. Deux garçons, bien entendu, car la digne compagne du sergent ne se serait pas permis de lui donner des filles. Manuel ne concevait pas d’autre état que l’état militaire, et il espérait bien, avec le temps et l’aide de Dieu, offrir à la république une compagnie de jeunes soldats tout entière.

«Vous avez vu! dit-il. Charmants! Bons soldats. José! Juan!
Miquele! Pepe! Pepe, sept ans! mâche déjà sa cartouche!»

Pepe, s’entendant complimenter, rassembla ses deux petits pieds et présenta les armes avec une grâce parfaite.

«Il ira bien! Ajouta le sergent. Un jour, colonel major ou brigadier général!»

Le sergent Manuel se montrait si enchanté qu’il n’y avait à le contredire ni sur la supériorité du métier des armes, ni sur l’avenir réservé à sa belliqueuse progéniture. Il était heureux, et, comme l’a dit Goethe: «Rien de ce qui nous rend heureux n’est illusion.»

Toute cette histoire dura un bon quart d’heure, au grand étonnement de Thalcave. L’indien ne pouvait comprendre que tant de paroles sortissent d’un seul gosier. Personne n’interrompit le commandant.

Mais comme il faut bien qu’un sergent, même un sergent français finisse par se taire, Manuel se tut enfin, non sans avoir obligé ses hôtes à le suivre dans sa demeure. Ceux-ci se résignèrent à être présentés à Mme Ipharaguerre, qui leur parut être «une bonne personne», si cette expression du vieux monde peut s’employer toutefois, à propos d’une indienne.

Puis, quand on eut fait toutes ses volontés, le sergent demanda à ses hôtes ce qui lui procurait l’honneur de leur visite. C’était l’instant ou jamais de s’expliquer. Paganel lui raconta en français tout ce voyage à travers les pampas et termina en demandant la raison pour laquelle les indiens avaient abandonné le pays.

«Ah!… Personne!… Répondit le sergent en haussant les épaules. Effectivement!… Personne!… Nous autres, bras croisés… Rien à faire!

—Mais pourquoi?

—Guerre.

—Guerre?

—Oui! Guerre civile…

—Guerre civile?… Reprit Paganel, qui, sans y prendre garde, se mettait à «parler nègre.»

—Oui, guerre entre Paraguayens et Buenos-Ayriens, répondit le sergent.

—Eh bien?

—Eh bien, indiens tous dans le nord, sur les derrières du général Flores. Indiens pillards, pillent.

—Mais les caciques?

—Caciques avec eux.

—Quoi! Catriel.

—Pas de Catriel.

—Et Calfoucoura?

—Point de Calfoucoura.

—Et Yanchetruz?

—Plus de Yanchetruz!»

Cette réponse fut rapportée à Thalcave, qui secoua la tête d’un air approbatif. En effet, Thalcave l’ignorait ou l’avait oublié, une guerre civile, qui devait entraîner plus tard l’intervention du Brésil, décimait les deux partis de la république.

Les indiens ont tout à gagner à ces luttes intestines, et ils ne pouvaient manquer de si belles occasions de pillage. Aussi le sergent ne se trompait-il pas en donnant à l’abandon des pampas cette raison d’une guerre civile qui se faisait dans le nord des provinces argentines.

Mais cet événement renversait les projets de Glenarvan, dont les plans se trouvaient ainsi déjoués. En effet, si Harry Grant était prisonnier des caciques, il avait dû être entraîné avec eux jusqu’aux frontières du nord.

Dès lors, où et comment le retrouver? Fallait-il tenter une recherche périlleuse, et presque inutile, jusqu’aux limites septentrionales de la pampa?

C’était une résolution grave, qui devait être sérieusement débattue.

Cependant, une question importante pouvait encore être posée au sergent, et ce fut le major qui songea à la faire pendant que ses amis se regardaient en silence.

«Le sergent avait-il entendu dire que des européens fussent retenus prisonniers par les caciques de la pampa?»

Manuel réfléchit pendant quelques instants, en homme qui fait appel à ses souvenirs.

«Oui, dit-il enfin.

—Ah!» fit Glenarvan, se rattachant à un nouvel espoir.

Paganel, Mac Nabbs, Robert et lui entouraient le sergent.

«Parlez! Parlez! disaient-ils en le considérant d’un œil avide.

—Il y a quelques années, répondit Manuel, oui… C’est cela…
Prisonniers européens… Mais jamais vus…

—Quelques années, reprit Glenarvan, vous vous trompez… La date du naufrage est précise… Le Britannia s’est perdu en juin 1862… Il y a donc moins de deux ans.

—Oh! Plus que cela, mylord.

—Impossible, s’écria Paganel.

—Si vraiment! C’était à la naissance de Pepe… Il s’agissait de deux hommes.

—Non, trois! dit Glenarvan.

—Deux! répliqua le sergent d’un ton affirmatif.

—Deux! dit Glenarvan très surpris. Deux anglais?

—Non pas, répondit le sergent. Qui parle d’anglais? Non… Un français et un italien.

—Un italien qui fut massacré par les Poyuches? s’écria Paganel.

—Oui! Et j’ai appris depuis… Français sauvé.

—Sauvé! s’écria le jeune Robert, dont la vie était suspendue aux lèvres du sergent.

—Oui, sauvé des mains des indiens», répondit Manuel.

Chacun regardait le savant, qui se frappait le front d’un air désespéré.

«Ah! Je comprends, dit-il enfin, tout est clair, tout s’explique!

—Mais de quoi s’agit-il? demanda Glenarvan, aussi inquiet qu’impatienté.

—Mes amis, répondit Paganel, en prenant les mains de Robert, il faut nous résigner à une grave déconvenue! Nous avons suivi une fausse piste! Il ne s’agit point ici du capitaine, mais d’un de mes compatriotes, dont le compagnon, Marco Vazello, fut effectivement assassiné par les Poyuches, d’un français qui plusieurs fois accompagna ces cruels indiens jusqu’aux rives du Colorado, et qui, après s’être heureusement échappé de leurs mains, a revu la France. En croyant suivre les traces d’Harry Grant, nous sommes tombés sur celles du jeune Guinnard.»

Un profond silence accueillit cette déclaration.

L’erreur était palpable. Les détails donnés par le sergent, la nationalité du prisonnier, le meurtre de son compagnon, son évasion des mains des indiens, tout s’accordait pour la rendre évidente.

Glenarvan regardait Thalcave d’un air décontenancé. L’indien prit alors la parole:

«N’avez-vous jamais entendu parler de trois anglais captifs? demanda-t-il au sergent français.

—Jamais, répondit Manuel… On l’aurait appris à Tandil… Je le saurais… Non, cela n’est pas…»

Glenarvan, après cette réponse formelle, n’avait rien à faire au fort indépendance. Ses amis et lui se retirèrent donc, non sans avoir remercié le sergent et échangé quelques poignées de main avec lui.

Glenarvan était désespéré de ce renversement complet de ses espérances. Robert marchait près de lui sans rien dire, les yeux humides de larmes.

Glenarvan ne trouvait pas une seule parole pour le consoler. Paganel gesticulait en se parlant à lui-même. Le major ne desserrait pas les lèvres. Quant à Thalcave, il paraissait froissé dans son amour-propre d’indien de s’être égaré sur une fausse piste. Personne, cependant, ne songeait à lui reprocher une erreur si excusable.

On rentra à la fonda.

Le souper fut triste. Certes, aucun de ces hommes courageux et dévoués ne regrettait tant de fatigues inutilement supportées, tant de dangers vainement encourus. Mais chacun voyait s’anéantir en un instant tout espoir de succès. En effet, pouvait-on rencontrer le capitaine Grant entre la sierra Tandil et la mer? Non. Le sergent Manuel, si quelque prisonnier fût tombé aux mains des indiens sur les côtes de l’Atlantique, en aurait été certainement informé. Un événement de cette nature ne pouvait échapper à l’attention des indigènes qui font un commerce suivi de Tandil à Carmen, à l’embouchure de rio Negro. Or, entre trafiquants de la plaine argentine, tout se sait, et tout se dit. Il n’y avait donc plus qu’un parti à prendre: rejoindre, et sans tarder, le Duncan, au rendez-vous assigné de la pointe Medano.

Cependant, Paganel avait demandé à Glenarvan le document sur la foi duquel leurs recherches s’étaient si malheureusement égarées. Il le relisait avec une colère peu dissimulée. Il cherchait à lui arracher une interprétation nouvelle.

«Ce document est pourtant bien clair! répétait Glenarvan. Il s’explique de la manière la plus catégorique sur le naufrage du capitaine et sur le lieu de sa captivité!

—Eh bien, non! répondit le géographe en frappant la table du poing, cent fois non! Puisque Harry Grant n’est pas dans les pampas, il n’est pas en Amérique. Or, où il est, ce document doit le dire, et il le dira, mes amis, ou je ne suis plus Jacques Paganel!»

Chapitre XXII La crue

Une distance de cent cinquante milles sépare le fort indépendance des rivages de l’Atlantique.

À moins de retards imprévus, et certainement improbables, Glenarvan, en quatre jours, devait avoir rejoint le Duncan. Mais revenir à bord sans le capitaine Grant, après avoir si complètement échoué dans ses recherches, il ne pouvait se faire à cette idée. Aussi, le lendemain, ne songea-t-il pas à donner ses ordres pour le départ. Ce fut le major qui prit sur lui de faire seller les chevaux, de renouveler les provisions, et d’établir les relèvements de route. Grâce à son activité, la petite troupe, à huit heures du matin, descendait les croupes gazonnées de la sierra Tandil.

Glenarvan, Robert à ses côtés, galopait sans mot dire; son caractère audacieux et résolu ne lui permettait pas d’accepter cet insuccès d’une âme tranquille; son cœur battait à se rompre, et sa tête était en feu. Paganel, agacé par la difficulté, retournait de toutes les façons les mots du document pour en tirer un enseignement nouveau.

Thalcave, muet, laissait à Thaouka le soin de le conduire. Le major, toujours confiant, demeurait solide au poste, comme un homme sur lequel le découragement ne saurait avoir de prise. Tom Austin et ses deux matelots partageaient l’ennui de leur maître. À un moment où un timide lapin traversa devant eux les sentiers de la sierra, les superstitieux écossais se regardèrent.

«Un mauvais présage, dit Wilson.

—Oui, dans les Highlands, répondit Mulrady.

—Ce qui est mauvais dans les Highlands n’est pas meilleur ici», répliqua sentencieusement Wilson.

Vers midi, les voyageurs avaient franchi la sierra Tandil et retrouvaient les plaines largement ondulées qui s’étendent jusqu’à la mer. À chaque pas, des rios limpides arrosaient cette fertile contrée et allaient se perdre au milieu de hauts pâturages. Le sol reprenait son horizontalité normale, comme l’océan après une tempête. Les dernières montagnes de la Pampasie argentine étaient passées, et la prairie monotone offrait au pas des chevaux son long tapis de verdure.

Le temps jusqu’alors avait été beau. Mais le ciel, ce jour-là, prit un aspect peu rassurant. Les masses de vapeurs, engendrées par la haute température des journées précédentes et disposées par nuages épais, promettaient de se résoudre en pluies torrentielles. D’ailleurs, le voisinage de l’Atlantique et le vent d’ouest qui y règne en maître rendaient le climat de cette contrée particulièrement humide. On le voyait bien à sa fertilité, à la grasse abondance de ses pâturages et à leur sombre verdeur. Cependant, ce jour-là du moins, les larges nues ne crevèrent pas, et, le soir, les chevaux, après avoir allègrement fourni une traite de quarante milles, s’arrêtèrent au bord de profondes «canadas», immenses fossés naturels remplis d’eau. Tout abri manquait. Les ponchos servirent à la fois de tentes et de couvertures, et chacun s’endormit sous un ciel menaçant, qui s’en tint aux menaces, fort heureusement.

Le lendemain, à mesure que la plaine s’abaissait, la présence des eaux souterraines se trahit plus sensiblement encore; l’humidité suintait par tous les pores du sol. Bientôt de larges étangs, les uns déjà profonds, les autres commençant à se former, coupèrent la route de l’est. Tant qu’il ne s’agit que de «lagunas», amas d’eau bien circonscrits et libres de plantes aquatiques, les chevaux purent aisément s’en tirer; mais avec ces bourbiers mouvants, nommés «penganos», ce fut plus difficile; de hautes herbes les obstruaient, et pour reconnaître le péril, il fallait y être engagé.

Ces fondrières avaient été déjà fatales à plus d’un être vivant. En effet, Robert, qui s’était porté en avant d’un demi-mille, revint au galop, et s’écria:

«Monsieur Paganel! Monsieur Paganel! Une forêt de cornes!

—Quoi! répondit le savant, tu as trouvé une forêt de cornes?

—Oui, oui, tout au moins un taillis.

—Un taillis! Tu rêves, mon garçon, répliqua Paganel en haussant les épaules.

—Je ne rêve pas, reprit Robert, et vous verrez vous-même! Voilà un singulier pays! on y sème des cornes, et elles poussent comme du blé! Je voudrais bien en avoir de la graine!

—Mais il parle sérieusement, dit le major.

—Oui, monsieur le major, vous allez bien voir.»

Robert ne s’était pas trompé, et bientôt on se trouva devant un immense champ de cornes, régulièrement plantées, qui s’étendait à perte de vue. C’était un véritable taillis, bas et serré, mais étrange.

«Eh bien? dit Robert.

—Voilà qui est particulier, répondit Paganel en se tournant vers l’indien et l’interrogeant.

—Les cornes sortent de terre, dit Thalcave, mais les bœufs sont dessous.

—Quoi! s’écria Paganel, il y a là tout un troupeau enlisé dans cette boue?

—Oui», fit le patagon.

En effet, un immense troupeau avait trouvé la mort sous ce sol ébranlé par sa course; des centaines de bœufs venaient de périr ainsi, côte à côte, étouffés dans la vaste fondrière. Ce fait, qui se produit quelquefois dans la plaine argentine, ne pouvait être ignoré de l’indien, et c’était un avertissement dont il convenait de tenir compte. On tourna l’immense hécatombe, qui eût satisfait les dieux les plus exigeants de l’antiquité, et, une heure après, le champ de cornes restait à deux milles en arrière.

Thalcave observait avec une certaine anxiété cet état de choses qui ne lui semblait pas ordinaire.

Il s’arrêtait souvent et se dressait sur ses étriers. Sa grande taille lui permettait d’embrasser du regard un vaste horizon; mais, n’apercevant rien qui pût l’éclairer, il reprenait bientôt sa marche interrompue. Un mille plus loin, il s’arrêtait encore, puis, s’écartant de la ligne suivie, il faisait une pointe de quelques milles, tantôt au nord, tantôt au sud, et revenait prendre la tête de la troupe, sans dire ni ce qu’il espérait ni ce qu’il craignait. Ce manège, maintes fois répété, intrigua Paganel et inquiéta Glenarvan.

Le savant fut donc invité à interroger l’indien.

Ce qu’il fit aussitôt.

Thalcave lui répondit qu’il s’étonnait de voir la plaine imprégnée d’eau. Jamais, à sa connaissance, et depuis qu’il exerçait le métier de guide, ses pieds n’avaient foulé un sol si détrempé. Même à la saison des grandes pluies, la campagne argentine offrait toujours des passes praticables.

«Mais à quoi attribuer cette humidité croissante? demanda Paganel.

—Je ne sais, répondit l’indien, et quand je le saurais!…

—Est-ce que les rios des sierras grossis par les pluies ne débordent jamais?

—Quelquefois.

—Et maintenant, peut-être?

—Peut-être!» dit Thalcave.

Paganel dut se contenter de cette demi-réponse, et il fit connaître à Glenarvan le résultat de sa conversation.

«Et que conseille Thalcave? dit Glenarvan.

—Qu’y a-t-il à faire? demanda Paganel au patagon.

—Marcher vite», répondit l’indien.

Conseil plus facile à donner qu’à suivre. Les chevaux se fatiguaient promptement à fouler un sol qui fuyait sous eux, la dépression s’accusait de plus en plus, et cette partie de la plaine pouvait être assimilée à un immense bas-fond, où les eaux envahissantes devaient rapidement s’accumuler. Il importait donc de franchir sans retard ces terrains en contre-bas qu’une inondation eût immédiatement transformés en lac.

On hâta le pas. Mais ce ne fut pas assez de cette eau qui se déroulait en nappes sous le pied des chevaux. Vers deux heures, les cataractes du ciel s’ouvrirent, et des torrents d’une pluie tropicale se précipitèrent sur la plaine. Jamais plus belle occasion ne se présenta de se montrer philosophe.

Nul moyen de se soustraire à ce déluge, et mieux valait le recevoir stoïquement. Les ponchos étaient ruisselants; les chapeaux les arrosaient comme un toit dont les gouttières sont engorgées; la frange des recados semblait faite de filets liquides, et les cavaliers, éclaboussés par leurs montures dont le sabot frappait à chaque pas les torrents du sol, chevauchaient dans une double averse qui venait à la fois de la terre et du ciel.

Ce fut ainsi que, trempés, transis et brisés de fatigue, ils arrivèrent le soir à un rancho fort misérable. Des gens peu difficiles pouvaient seuls lui donner le nom d’abri, et des voyageurs aux abois consentir à s’y abriter. Mais Glenarvan et ses compagnons n’avaient pas le choix. Ils se blottirent donc dans cette cahute abandonnée, dont n’aurait pas voulu un pauvre indien des pampas.

Un mauvais feu d’herbe qui donnait plus de fumée que de chaleur fut allumé, non sans peine. Les rafales de pluie faisaient rage au dehors, et à travers le chaume pourri suintaient de larges gouttes. Si le foyer ne s’éteignit pas vingt fois, c’est que vingt fois Mulrady et Wilson luttèrent contre l’envahissement de l’eau. Le souper, très médiocre et peu réconfortant, fut assez triste.

L’appétit manquait. Seul le major fit honneur au charqui humide et ne perdit pas un coup de dent.

L’impassible Mac Nabbs était supérieur aux événements. Quant à Paganel, en sa qualité de français, il essaya de plaisanter. Mais cela ne prit pas.

«Mes plaisanteries sont mouillées, dit-il, elles ratent!»

Cependant, comme ce qu’il y avait de plus plaisant dans cette circonstance était de dormir, chacun chercha dans le sommeil un oubli momentané de ses fatigues. La nuit fut mauvaise; les ais du rancho craquaient à se rompre; il s’inclinait sous les poussées du vent et menaçait de s’en aller à chaque rafale; les malheureux chevaux gémissaient au dehors, exposés à toute l’inclémence du ciel, et leurs maîtres ne souffraient pas moins dans leur méchante cahute. Cependant le sommeil finit par l’emporter. Robert le premier, fermant les yeux, laissa reposer sa tête sur l’épaule de lord Glenarvan, et bientôt tous les hôtes du rancho dormaient sous la garde de Dieu.

Il paraît que Dieu fit bonne garde, car la nuit s’acheva sans accident. On se réveilla à l’appel de Thaouka, qui, toujours veillant, hennissait au dehors et frappait d’un sabot vigoureux le mur de la cahute. À défaut de Thalcave, il savait au besoin donner le signal du départ. On lui devait trop pour ne pas lui obéir, et l’on partit. La pluie avait diminué, mais le terrain étanche conservait l’eau versée; sur son imperméable argile, les flaques, les marais, les étangs débordaient et formaient d’immenses «banados» d’une perfide profondeur. Paganel, consultant sa carte, pensa, non sans raison, que les rios Grande et Vivarota, où se drainent habituellement les eaux de cette plaine, devaient s’être confondus dans un lit large de plusieurs milles.

Une extrême vitesse de marche devint alors nécessaire. Il s’agissait du salut commun. Si l’inondation croissait, où trouver asile?

L’immense cercle tracé par l’horizon n’offrait pas un seul point culminant, et sur cette plaine horizontale l’envahissement des eaux devait être rapide.

Les chevaux furent donc poussés à fond de train.

Thaouka tenait la tête, et, mieux que certains amphibies aux puissantes nageoires, il méritait le nom de cheval marin, car il bondissait comme s’il eût été dans son élément naturel.

Tout d’un coup, vers dix heures du matin, Thaouka donna les signes d’une extrême agitation. Il se retournait fréquemment vers les planes immensités du sud; ses hennissements se prolongeaient; ses naseaux aspiraient fortement l’air vif. Il se cabrait avec violence. Thalcave, que ses bonds ne pouvaient désarçonner, ne le maintenait pas sans peine. L’écume de sa bouche se mélangeait de sang sous l’action du mors vigoureusement serré, et cependant l’ardent animal ne se calmait pas; libre, son maître sentait bien qu’il se fût enfui vers le nord de toute la rapidité de ses jambes.

«Qu’a donc Thaouka? demanda Paganel; est-il mordu par les sangsues si voraces des eaux argentines?

—Non, répondit l’indien.

—Il s’effraye donc de quelque danger?

—Oui, il a senti le danger.

—Lequel?

—Je ne sais.»

Si l’œil ne révélait pas encore ce péril que devinait Thaouka, l’oreille, du moins, pouvait déjà s’en rendre compte. En effet, un murmure sourd, pareil au bruit d’une marée montante, se faisait entendre au delà des limites de l’horizon. Le vent soufflait par rafales humides et chargées d’une poussière aqueuse; les oiseaux, fuyant quelque phénomène inconnu, traversaient l’air à tire-d’aile; les chevaux, immergés jusqu’à mi-jambe, ressentaient les premières poussées du courant. Bientôt un bruit formidable, des beuglements, des hennissements, des bêlements retentirent à un demi-mille dans le sud, et d’immenses troupeaux apparurent, qui, se renversant, se relevant, se précipitant, mélange incohérent de bêtes effarées, fuyaient avec une effroyable rapidité.

C’est à peine s’il fut possible de les distinguer au milieu des tourbillons liquides soulevés dans leur course. Cent baleines de la plus forte taille n’auraient pas refoulé avec plus de violence les flots de l’océan.

«Anda, anda! cria Thalcave d’une voix éclatante.

—Qu’est-ce donc? dit Paganel.

—La crue! La crue! répondit Thalcave en éperonnant son cheval qu’il lança dans la direction du nord.

—L’inondation!» s’écria Paganel, et ses compagnons, lui en tête, volèrent sur les traces de Thaouka.

Il était temps. En effet, à cinq milles vers le sud, un haut et large mascaret dévalait sur la campagne, qui se changeait en océan. Les grandes herbes disparaissaient comme fauchées. Les touffes de mimosées, arrachées par le courant, dérivaient et formaient des îlots flottants. La masse liquide se débitait par nappes épaisses d’une irrésistible puissance. Il y avait évidemment eu rupture des barrancas des grands fleuves de la Pampasie, et peut-être les eaux du Colorado au nord et du rio Negro au sud se réunissaient-elles alors dans un lit commun.

La barre signalée par Thalcave arrivait avec la vitesse d’un cheval de course. Les voyageurs fuyaient devant elle comme une nuée chassée par un vent d’orage. Leurs yeux cherchaient en vain un lieu de refuge. Le ciel et l’eau se confondaient à l’horizon. Les chevaux, surexcités par le péril, s’emportaient dans un galop échevelé, et leurs cavaliers pouvaient à peine se tenir en selle.

Glenarvan regardait souvent en arrière.

«L’eau nous gagne, pensait-il.

Anda, anda!» criait Thalcave.

Et l’on pressait encore les malheureuses bêtes.

De leur flanc labouré par l’éperon s’échappait un sang vif qui traçait sur l’eau de longs filets rouges. Ils trébuchaient dans les crevasses du sol.

Ils s’embarrassaient dans les herbes cachées. Ils s’abattaient. On les relevait. Ils s’abattaient encore. On les relevait toujours. Le niveau des eaux montait sensiblement. De longues ondulations annonçaient l’assaut de cette barre qui agitait à moins de deux milles sa tête écumante. Pendant un quart d’heure se prolongea cette lutte suprême contre le plus terrible des éléments. Les fugitifs n’avaient pu se rendre compte de la distance qu’ils venaient de parcourir, mais, à en juger par la rapidité de leur course, elle devait être considérable. Cependant, les chevaux, noyés jusqu’au poitrail, n’avançaient plus qu’avec une extrême difficulté. Glenarvan, Paganel, Austin, tous se crurent perdus et voués à cette mort horrible des malheureux abandonnés en mer. Leurs montures commençaient à perdre le sol de la plaine, et six pieds d’eau suffisaient à les noyer. Il faut renoncer à peindre les poignantes angoisses de ces huit hommes envahis par une marée montante. Ils sentaient leur impuissance à lutter contre ces cataclysmes de la nature, supérieurs aux forces humaines. Leur salut n’était plus dans leurs mains.

Cinq minutes après, les chevaux étaient à la nage; le courant seul les entraînait avec une incomparable violence et une vitesse égale à celle de leur galop le plus rapide, qui devait dépasser vingt milles à l’heure.

Tout salut semblait impossible, quand la voix du major se fit entendre.

«Un arbre, dit-il.

—Un arbre? s’écria Glenarvan.

—Là, là!» répondit Thalcave.

Et, du doigt, il montra à huit cents brasses dans le nord une espèce de noyer gigantesque qui s’élevait solitairement du milieu des eaux.

Ses compagnons n’avaient pas besoin d’être excités. Cet arbre qui s’offrait si inopinément à eux, il fallait le gagner à tout prix. Les chevaux ne l’atteindraient pas sans doute, mais les hommes, du moins, pouvaient être sauvés. Le courant les portait. En ce moment, le cheval de Tom Austin fit entendre un hennissement étouffé et disparut.

Son maître, dégagé de ses étriers se mit à nager vigoureusement.

«Accroche-toi à ma selle, lui cria Glenarvan.

—Merci, votre honneur, répondit Tom Austin, les bras sont solides.

—Ton cheval, Robert?… Reprit Glenarvan, se tournant vers le jeune Grant.

—Il va, mylord! Il va! Il nage comme un poisson!

—Attention!» dit le major d’une voix forte.

Ce mot était à peine prononcé, que l’énorme mascaret arriva. Une vague monstrueuse, haute de quarante pieds, déferla sur les fugitifs avec un bruit épouvantable. Hommes et bêtes, tout disparut dans un tourbillon d’écume. Une masse liquide pesant plusieurs millions de tonnes les roula dans ses eaux furieuses. Lorsque la barre fut passée, les hommes revinrent à la surface des eaux et se comptèrent rapidement; mais les chevaux, sauf Thaouka portant son maître, avaient pour jamais disparu.

«Hardi! Hardi! répétait Glenarvan, qui soutenait Paganel d’un bras et nageait de l’autre.

—Cela va! Cela va!… Répondit le digne savant, et même, je ne suis pas fâché…»

De quoi n’était-il pas fâché? on ne le sut jamais, car le pauvre homme fut forcé d’avaler la fin de sa phrase avec une demi-pinte d’eau limoneuse. Le major s’avançait tranquillement, en tirant une coupe régulière qu’un maître nageur n’eût pas désavouée.

Les matelots se faufilaient comme deux marsouins dans leur liquide élément. Quant à Robert, accroché à la crinière de Thaouka, il se laissait emporter avec lui. Thaouka fendait les eaux avec une énergie superbe, et se maintenait instinctivement dans la ligne de l’arbre où portait le courant.

L’arbre n’était plus qu’à vingt brasses. En quelques instants, il fut atteint par la troupe entière.

Heureusement, car, ce refuge manqué, toute chance de salut s’évanouissait, et il fallait périr dans les flots.

L’eau s’élevait jusqu’au sommet du tronc, à l’endroit où les branches mères prenaient naissance.

Il fut donc facile de s’y accrocher. Thalcave, abandonnant son cheval et hissant Robert, grimpa le premier, et bientôt ses bras puissants eurent mis en lieu sûr les nageurs épuisés. Mais Thaouka, entraîné par le courant, s’éloignait rapidement.

Il tournait vers son maître sa tête intelligente, et, secouant sa longue crinière, il l’appelait en hennissant.

«Tu l’abandonnes! dit Paganel à Thalcave.

—Moi!» s’écria l’indien.

Et, plongeant dans les eaux torrentueuses, il reparut à dix brasses de l’arbre. Quelques instants après, son bras s’appuyait au cou de Thaouka, et cheval et cavalier dérivaient ensemble vers le brumeux horizon du nord.

Chapitre XXIII Où l’on mène la vie des oiseaux

L’arbre sur lequel Glenarvan et ses compagnons venaient de trouver refuge ressemblait à un noyer.

Il en avait le feuillage luisant et la forme arrondie.

En réalité, c’était «l’ombu», qui se rencontre isolément dans les plaines argentines. Cet arbre au tronc tortueux et énorme est fixé au sol non seulement par ses grosses racines, mais encore par des rejetons vigoureux qui l’y attachent de la plus tenace façon. Aussi avait-il résisté à l’assaut du mascaret.

Cet ombu mesurait en hauteur une centaine de pieds, et pouvait couvrir de son ombre une circonférence de soixante toises. Tout cet échafaudage reposait sur trois grosses branches qui se trifurquaient au sommet du tronc large de six pieds. Deux de ces branches s’élevaient presque perpendiculairement, et supportaient l’immense parasol de feuillage, dont les rameaux croisés, mêlés, enchevêtrés comme par la main d’un vannier, formaient un impénétrable abri.

La troisième branche, au contraire, s’étendait à peu près horizontalement au-dessus des eaux mugissantes; ses basses feuilles s’y baignaient déjà; elle figurait un cap avancé de cette île de verdure entourée d’un océan. L’espace ne manquait pas à l’intérieur de cet arbre gigantesque; le feuillage, repoussé à la circonférence, laissait de grands intervalles largement dégagés, de véritables clairières, de l’air en abondance, de la fraîcheur partout. À voir ces branches élever jusqu’aux nues leurs rameaux innombrables, tandis que des lianes parasites les rattachaient l’une à l’autre, et que des rayons de soleil se glissaient à travers les trouées du feuillage, on eût vraiment dit que le tronc de cet ombu portait à lui seul une forêt tout entière.

À l’arrivée des fugitifs, un monde ailé s’enfuit sur les hautes ramures, protestant par ses cris contre une si flagrante usurpation de domicile.

Ces oiseaux qui, eux aussi, avaient cherché refuge sur cet ombu solitaire, étaient là par centaines, des merles, des étourneaux, des isacas, des hilgueros et surtout les picaflors, oiseaux-mouches aux couleurs resplendissantes; et, quand ils s’envolèrent, il sembla qu’un coup de vent dépouillait l’arbre de toutes ses fleurs.

Tel était l’asile offert à la petite troupe de Glenarvan. Le jeune Grant et l’agile Wilson, à peine juchés dans l’arbre, se hâtèrent de grimper jusqu’à ses branches supérieures. Leur tête trouait alors le dôme de verdure. De ce point culminant, la vue embrassait un vaste horizon. L’océan créé par l’inondation les entourait de toutes parts, et les regards, si loin qu’ils s’étendissent, ne purent en apercevoir la limite. Aucun arbre ne sortait de la plaine liquide; l’ombu, seul au milieu des eaux débordées, frémissait à leur choc. Au loin, dérivant du sud au nord, passaient, emportés par l’impétueux courant, des troncs déracinés, des branches tordues, des chaumes arrachés à quelque rancho démoli, des poutres de hangars volées par les eaux aux toits des estancias, des cadavres d’animaux noyés, des peaux sanglantes, et sur un arbre vacillant toute une famille de jaguars rugissants qui se cramponnaient des griffes à leur radeau fragile.

Plus loin encore un point noir, presque invisible déjà, attira l’attention de Wilson. C’était Thalcave et son fidèle Thaouka, qui disparaissaient dans l’éloignement.

«Thalcave, ami Thalcave! s’écria Robert, en tendant la main vers le courageux patagon.

—Il se sauvera, Monsieur Robert, répondit Wilson; mais allons rejoindre son honneur.»

Un instant après, Robert Grant et le matelot descendaient les trois étages de branches et se trouvaient au sommet du tronc. Là, Glenarvan, Paganel, le major, Austin et Mulrady étaient assis, à cheval ou accrochés, suivant leurs aptitudes naturelles. Wilson rendit compte de sa visite à la cime de l’ombu. Tous partagèrent son opinion à l’égard de Thalcave. Il n’y eut doute que sur la question de savoir si ce serait Thalcave qui sauverait Thaouka, ou Thaouka qui sauverait Thalcave. La situation des hôtes de l’ombu était, sans contredit, beaucoup plus alarmante. L’arbre ne céderait pas sans doute à la force du courant, mais l’inondation croissante pouvait gagner ses hautes branches, car la dépression du sol faisait de cette partie de la plaine un profond réservoir.

Le premier soin de Glenarvan fut donc d’établir, au moyen d’entailles, des points de repère qui permissent d’observer les divers niveaux d’eau.

La crue, stationnaire alors, paraissait avoir atteint sa plus grande élévation. C’était déjà rassurant.

«Et maintenant, qu’allons-nous faire? dit Glenarvan.

—Faire notre nid, parbleu! répondit gaiement Paganel.

—Faire notre nid! s’écria Robert.

—Sans doute, mon garçon, et vivre de la vie des oiseaux, puisque nous ne pouvons vivre de la vie des poissons.

—Bien! dit Glenarvan, mais qui nous donnera la becquée?

—Moi», répondit le major.

Tous les regards se portèrent sur Mac Nabbs; le major était confortablement assis dans un fauteuil naturel formé de deux branches élastiques, et d’une main il tendait ses alforjas mouillées, mais rebondies.

«Ah! Mac Nabbs, s’écria Glenarvan, je vous reconnais bien là! Vous songez à tout, même dans des circonstances où il est permis de tout oublier.

—Du moment qu’on était décidé à ne pas se noyer, répondit le major, ce n’était pas dans l’intention de mourir de faim!

—J’y aurais bien songé, dit naïvement Paganel, mais je suis si distrait!

—Et que contiennent les alforjas? demanda Tom Austin.

—La nourriture de sept hommes pendant deux jours, répondit Mac
Nabbs.

—Bon, dit Glenarvan, j’espère que l’inondation aura suffisamment diminué d’ici vingt-quatre heures.

—Ou que nous aurons trouvé un moyen de regagner la terre ferme, répliqua Paganel.

—Notre premier devoir est donc de déjeuner, dit Glenarvan.

—Après nous être séchés toutefois, fit observer le major.

—Et du feu? dit Wilson.

—Eh bien! Il faut en faire, répondit Paganel.

—Où?

—Au sommet du tronc, parbleu!

—Avec quoi?

—Avec du bois mort que nous irons couper dans l’arbre.

—Mais comment l’allumer? dit Glenarvan. Notre amadou ressemble à une éponge mouillée!

—On s’en passera! répondit Paganel; un peu de mousse sèche, un rayon de soleil, la lentille de ma longue-vue, et vous allez voir de quel feu je me chauffe. Qui va chercher du bois dans la forêt?

—Moi!» s’écria Robert.

Et, suivi de son ami Wilson, il disparut comme un jeune chat dans les profondeurs de l’arbre. Pendant leur absence, Paganel trouva de la mousse sèche en quantité suffisante; il se procura un rayon de soleil, ce qui fut facile, car l’astre du jour brillait alors d’un vif éclat; puis, sa lentille aidant, il enflamma sans peine ces matières combustibles, qui furent déposées sur une couche de feuilles humides à la trifurcation des grosses branches de l’ombu. C’était un foyer naturel qui n’offrait aucun danger d’incendie. Bientôt Wilson et Robert revinrent avec une brassée de bois mort, qui fut jeté sur la mousse. Paganel, afin de déterminer le tirage, se plaça au-dessus du foyer, ses deux longues jambes écartées, à la manière arabe; puis, se baissant et se relevant par un mouvement rapide, il fit au moyen de son poncho un violent appel d’air.

Le bois s’enflamma, et bientôt une belle flamme ronflante s’éleva du brasero improvisé. Chacun se sécha à sa fantaisie, tandis que les ponchos accrochés dans l’arbre se balançaient au souffle du vent; puis on déjeuna, tout en se rationnant, car il fallait songer au lendemain; l’immense bassin se viderait moins vite peut-être que l’espérait Glenarvan, et, en somme, les provisions étaient fort restreintes. L’ombu ne produisait aucun fruit; heureusement, il pouvait offrir un remarquable contingent d’œufs frais, grâce aux nids nombreux qui poussaient sur ses branches, sans compter leurs hôtes emplumés.

Ces ressources n’étaient nullement à dédaigner.

Maintenant donc, dans la prévision d’un séjour prolongé, il s’agissait de procéder à une installation confortable.

«Puisque la cuisine et la salle à manger sont au rez-de-chaussée, dit Paganel, nous irons nous coucher au premier étage; la maison est vaste; le loyer n’est pas cher; il ne faut pas se gêner. J’aperçois là-haut des berceaux naturels dans lesquels, une fois bien attachés, nous dormirons comme dans les meilleurs lits du monde. Nous n’avons rien à craindre; d’ailleurs, on veillera, et nous sommes en nombre pour repousser des flottes d’indiens et autres animaux.

—Il ne nous manque que des armes, dit Tom Austin.

—J’ai mes revolvers, dit Glenarvan.

—Et moi, les miens, répondit Robert.

—À quoi bon, reprit Tom Austin, si M Paganel ne trouve pas le moyen de fabriquer la poudre?

—C’est inutile, répondit Mac Nabbs, en montrant une poudrière en parfait état.

—Et d’où vous vient-elle, major? demanda Paganel.

—De Thalcave. Il a pensé qu’elle pouvait nous être utile, et il me l’a remise avant de se précipiter au secours de Thaouka.

—Généreux et brave indien! s’écria Glenarvan.

—Oui, répondit Tom Austin, si tous les patagons sont taillés sur ce modèle, j’en fais mon compliment à la Patagonie.

—Je demande qu’on n’oublie pas le cheval! dit Paganel. Il fait partie du patagon, et je me trompe fort, ou nous les reverrons, l’un portant l’autre.

—À quelle distance sommes-nous de l’Atlantique? demanda le major.

—À une quarantaine de milles tout au plus, répondit Paganel. Et maintenant, mes amis, puisque chacun est libre de ses actions, je vous demande la permission de vous quitter; je vais me choisir là-haut un observatoire, et, ma longue-vue aidant, je vous tiendrai au courant des choses de ce monde.»

On laissa faire le savant, qui, fort adroitement, se hissa de branche en branche et disparut derrière l’épais rideau de feuillage. Ses compagnons s’occupèrent alors d’organiser la couchée et de préparer leur lit. Ce ne fut ni difficile ni long.

Pas de couvertures à faire, ni de meubles à ranger, et bientôt chacun vint reprendre sa place autour du brasero. On causa alors, mais non plus de la situation présente, qu’il fallait supporter avec patience. On en revint à ce thème inépuisable du capitaine Grant. Si les eaux se retiraient, le Duncan, avant trois jours, reverrait les voyageurs à son bord. Mais Harry Grant, ses deux matelots, ces malheureux naufragés, ne seraient pas avec eux. Il semblait même, après cet insuccès, après cette inutile traversée de l’Amérique, que tout espoir de les retrouver était irrévocablement perdu. Où diriger de nouvelles recherches? Quelle serait donc la douleur de lady Helena et de Mary Grant en apprenant que l’avenir ne leur gardait plus aucune espérance!

«Pauvre sœur! dit Robert, tout est fini, pour nous!»

Glenarvan, pour la première fois, ne trouva pas un mot consolant à répondre. Quel espoir pouvait-il donner au jeune enfant? N’avait-il pas suivi avec une rigoureuse exactitude les indications du document?

«Et pourtant, dit-il, ce trente-septième degré de latitude n’est pas un vain chiffre! Qu’il s’applique au naufrage ou à la captivité d’Harry Grant, il n’est pas supposé, interprété, deviné! Nous l’avons lu de nos propres yeux!

—Tout cela est vrai, votre honneur, répondit Tom Austin, et cependant nos recherches n’ont pas réussi.

—C’est irritant et désespérant à la fois, s’écria Glenarvan.

—Irritant, si vous voulez, répondit Mac Nabbs d’un ton tranquille, mais non pas désespérant. C’est précisément parce que nous avons un chiffre indiscutable, qu’il faut épuiser jusqu’au bout tous ses enseignements.

—Que voulez-vous dire, demanda Glenarvan, et, à votre avis, que peut-il rester à faire?

—Une chose très simple et très logique, mon cher Edward. Mettons le cap à l’est, quand nous serons à bord du Duncan, et suivons jusqu’à notre point de départ, s’il le faut, ce trente-septième parallèle.

—Croyez-vous donc Mac Nabbs, que je n’y aie pas songé? répondit Glenarvan. Si! Cent fois! Mais quelle chance avons-nous de réussir? Quitter le continent américain, n’est-ce pas s’éloigner de l’endroit indiqué par Harry Grant lui-même, de cette Patagonie si clairement nommée dans le document?

—Voulez-vous donc recommencer vos recherches dans les pampas, répondit le major, quand vous avez la certitude que le naufrage du Britannia n’a eu lieu ni sur les côtes du Pacifique ni sur les côtes de l’Atlantique?»

Glenarvan ne répondit pas.

«Et si faible que soit la chance de retrouver Harry Grant en remontant le parallèle indiqué par lui, ne devons-nous pas la tenter?

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