Les enfants du capitaine Grant
—Ne pouvez-vous aller à la voile? demanda le quartier-maître.
—Si, mais, pour peu que les vents contrarient le Duncan, il mettrait un temps considérable à gagner Twofold-Bay, et, en tout cas, il faudra qu’il revienne à Melbourne.
—Eh bien, qu’il y aille, à Melbourne! s’écria Paganel, et allons sans lui à la baie Twofold.
—Et comment? demanda John Mangles.
—En traversant l’Australie comme nous avons traversé l’Amérique, en suivant le trente-septième parallèle.
—Mais le Duncan? reprit Ayrton, insistant d’une façon toute particulière.
—Le Duncan nous rejoindra, ou nous rejoindrons le Duncan, suivant le cas. Le capitaine Grant est-il retrouvé pendant notre traversée, nous revenons ensemble à Melbourne. Poursuivons-nous, au contraire, nos recherches jusqu’à la côte, le Duncan viendra nous y rejoindre. Qui a des objections à faire à ce plan? Est-ce le major?
—Non, répondit Mac Nabbs, si la traversée de l’Australie est praticable.
—Tellement praticable, répondit Paganel, que je propose à lady
Helena et à miss Grant de nous accompagner.
—Parlez-vous sérieusement, Paganel? demanda Glenarvan.
—Très sérieusement, mon cher lord. C’est un voyage de trois cent cinquante milles, pas davantage! À douze milles par jour, il durera un mois à peine, c’est-à-dire le temps nécessaire aux réparations du Duncan. Ah! S’il s’agissait de traverser le continent australien sous une plus basse latitude, s’il fallait le couper dans sa plus grande largeur, passer ces immenses déserts où la chaleur est torride, faire enfin ce que n’ont pas encore tenté les plus hardis voyageurs, ce serait différent! Mais ce trente-septième parallèle coupe la province de Victoria, un pays anglais s’il en fut, avec des routes, des chemins de fer, et peuplé en grande partie sur ce parcours. C’est un voyage qui se fait en calèche, si l’on veut, ou en charrette, ce qui est encore préférable. C’est une promenade de Londres à Édimbourg. Ce n’est pas autre chose.
—Mais les animaux féroces? dit Glenarvan, qui voulait exposer toutes les objections possibles.
—Il n’y a pas d’animaux féroces en Australie.
—Mais les sauvages?
—Il n’y a pas de sauvages sous cette latitude, et en tout cas, ils n’ont pas la cruauté des nouveaux zélandais.
—Mais les convicts?
—Il n’y a pas de convicts dans les provinces méridionales de l’Australie, mais seulement dans les colonies de l’est. La province de Victoria les a non seulement repoussés, mais elle a fait une loi pour exclure de son territoire les condamnés libérés des autres provinces. Le gouvernement victorien a même, cette année, menacé la compagnie péninsulaire de lui retirer son subside, si ses navires continuaient à prendre du charbon dans les ports de l’Australie occidentale où les convicts sont admis. Comment! Vous ne savez pas cela, vous, un anglais!
—D’abord, je ne suis pas un anglais, répondit Glenarvan.
—Ce qu’a dit M Paganel est parfaitement juste, dit alors Paddy O’Moore. Non seulement la province de Victoria, mais l’Australie méridionale, le Queensland, la Tasmanie même, sont d’accord pour repousser les déportés de leur territoire. Depuis que j’habite cette ferme, je n’ai pas entendu parler d’un seul convict.
—Et pour mon compte, je n’en ai jamais rencontré, répondit
Ayrton.
—Vous le voyez, mes amis, reprit Jacques Paganel, très peu de sauvages, pas de bêtes féroces, point de convicts, il n’y a pas beaucoup de contrées de l’Europe dont on pourrait en dire autant! Eh bien, est-ce convenu?
—Qu’en pensez-vous, Helena? demanda Glenarvan.
—Ce que nous pensons tous, mon cher Edward, répondit lady
Helena, se tournant vers ses compagnons: en route! En route!»
Chapitre VIII Le départ
Glenarvan n’avait pas l’habitude de perdre du temps entre l’adoption d’une idée et son exécution. La proposition de Paganel une fois admise, il donna immédiatement ses ordres afin que les préparatifs du voyage fussent achevés dans le plus bref délai. Le départ fut fixé au surlendemain 22 décembre.
Quels résultats devait produire cette traversée de l’Australie? La présence d’Harry Grant étant devenue un fait indiscutable, les conséquences de cette expédition pouvaient être grandes. Elle accroissait la somme des chances favorables. Nul ne se flattait de trouver le capitaine précisément sur cette ligne du trente-septième parallèle qui allait être rigoureusement suivie; mais peut-être coupait-elle ses traces, et en tout cas elle menait droit au théâtre de son naufrage. Là était le principal point.
De plus, si Ayrton consentait à se joindre aux voyageurs, à les guider à travers les forêts de la province Victoria, à les conduire jusqu’à la côte orientale, il y avait là une nouvelle chance de succès. Glenarvan le sentait bien; il tenait particulièrement à s’assurer l’utile concours du compagnon d’Harry Grant, et il demanda à son hôte s’il ne lui déplairait pas trop qu’il fît à Ayrton la proposition de l’accompagner.
Paddy O’Moore y consentit, non sans regretter de perdre cet excellent serviteur.
«Eh bien, nous suivrez-vous, Ayrton, dans cette expédition à la recherche des naufragés du Britannia?»
Ayrton ne répondit pas immédiatement à cette demande; il parut même hésiter pendant quelques instants; puis, toute réflexion faite, il dit:
«Oui, mylord, je vous suivrai, et si je ne vous mène pas sur les traces du capitaine Grant, au moins vous conduirai-je à l’endroit même où s’est brisé son navire.
—Merci, Ayrton, répondit Glenarvan.
—Une seule question, mylord.
—Faites, mon ami.
—Où retrouverez-vous le Duncan?
—À Melbourne, si nous ne traversons pas l’Australie d’un rivage à l’autre. À la côte orientale, si nos recherches se prolongent jusque-là.
—Mais alors son capitaine?…
—Son capitaine attendra mes instructions dans le port de
Melbourne.
—Bien, mylord, dit Ayrton, comptez sur moi.
—J’y compte, Ayrton», répondit Glenarvan.
Le contremaître du Britannia fut vivement remercié par les passagers du Duncan. Les enfants de son capitaine lui prodiguèrent leurs meilleures caresses. Tous étaient heureux de sa décision, sauf l’irlandais, qui perdait en lui un aide intelligent et fidèle. Mais Paddy comprit l’importance que Glenarvan devait attacher à la présence du quartier-maître, et il se résigna.
Glenarvan le chargea de lui fournir des moyens de transport pour ce voyage à travers l’Australie, et, cette affaire conclue, les passagers revinrent à bord, après avoir pris rendez-vous avec Ayrton.
Le retour se fit joyeusement. Tout était changé.
Toute hésitation disparaissait. Les courageux chercheurs ne devaient plus aller en aveugles sur cette ligne du trente-septième parallèle. Harry Grant, on ne pouvait en douter, avait trouvé refuge sur le continent, et chacun se sentait le cœur plein de cette satisfaction que donne la certitude après le doute.
Dans deux mois, si les circonstances le favorisaient, le Duncan débarquerait Harry Grant sur les rivages d’Écosse!
Quand John Mangles appuya la proposition de tenter avec les passagers la traversée de l’Australie, il supposait bien que, cette fois, il accompagnerait l’expédition. Aussi en conféra-t-il avec Glenarvan.
Il fit valoir toutes sortes d’arguments en sa faveur, son dévouement pour lady Helena, pour son honneur lui-même, son utilité comme organisateur de la caravane, et son inutilité comme capitaine à bord du Duncan, enfin mille excellentes raisons, excepté la meilleure, dont Glenarvan n’avait pas besoin pour être convaincu.
«Une seule question, John, dit Glenarvan. Vous avez une confiance absolue dans votre second?
—Absolue, répondit John Mangles. Tom Austin est un bon marin. Il conduira le Duncan à sa destination, il le réparera habilement et le ramènera au jour dit. Tom est un homme esclave du devoir et de la discipline. Jamais il ne prendra sur lui de modifier ou de retarder l’exécution d’un ordre. Votre honneur peut donc compter sur lui comme sur moi-même.
—C’est entendu, John, répondit Glenarvan, vous nous accompagnerez; car il sera bon, ajouta-t-il en souriant, que vous soyez là quand nous retrouverons le père de Mary Grant.
—Oh! Votre honneur!…» murmura John Mangles.
Ce fut tout ce qu’il put dire. Il pâlit un instant et saisit la main que lui tendait lord Glenarvan.
Le lendemain, John Mangles, accompagné du charpentier et de matelots chargés de vivres, retourna à l’établissement de Paddy O’Moore. Il devait organiser les moyens de transport de concert avec l’irlandais.
Toute la famille l’attendait, prête à travailler sous ses ordres. Ayrton était là et ne ménagea pas les conseils que lui fournit son expérience.
Paddy et lui furent d’accord sur ce point: que les voyageuses devaient faire la route en charrette à bœufs, et les voyageurs à cheval. Paddy était en mesure de procurer les bêtes et le véhicule.
Le véhicule était un de ces chariots longs de vingt pieds et recouverts d’une bâche que supportent quatre roues pleines, sans rayons, sans jantes, sans cerclure de fer, de simples disques de bois, en un mot. Le train de devant, fort éloigné du train de derrière, se rattachait par un mécanisme rudimentaire qui ne permettait pas de tourner court.
À ce train était fixé un timon de trente-cinq pieds, le long duquel six bœufs accouplés devaient prendre place. Ces animaux, ainsi disposés, tiraient de la tête et du cou par la double combinaison d’un joug attaché sur leur nuque et d’un collier fixé au joug par une clavette de fer. Il fallait une grande adresse pour conduire cette machine étroite, longue, oscillante, prompte aux déviations, et pour guider cet attelage au moyen de l’aiguillon. Mais Ayrton avait fait son apprentissage à la ferme irlandaise, et Paddy répondait de son habileté. À lui donc fut dévolu le rôle de conducteur.
Le véhicule, dépourvu de ressorts, n’offrait aucun confort; mais tel il était, tel il le fallait prendre. John Mangles, ne pouvant rien changer à sa construction grossière, le fit disposer à l’intérieur de la plus convenable façon. Tout d’abord, on le divisa en deux compartiments au moyen d’une cloison en planches. L’arrière fut destiné à recevoir les vivres, les bagages, et la cuisine portative de Mr Olbinett. L’avant dut appartenir entièrement aux voyageuses. Sous la main du charpentier, ce premier compartiment se transforma en une chambre commode, couverte d’un épais tapis, munie d’une toilette et de deux couchettes réservées à lady Helena et à Mary Grant. D’épais rideaux de cuir fermaient, au besoin, ce premier compartiment et le défendaient contre la fraîcheur des nuits. À la rigueur, les hommes pourraient y trouver un refuge pendant les grandes pluies; mais une tente devait habituellement les abriter à l’heure du campement.
John Mangles s’ingénia à réunir dans un étroit espace tous les objets nécessaires à deux femmes, et il y réussit.
Lady Helena et Mary Grant ne devaient pas trop regretter dans cette chambre roulante les confortables cabines du Duncan.
Quant aux voyageurs, ce fut plus simple: sept chevaux vigoureux étaient destinés à lord Glenarvan, Paganel, Robert Grant, Mac Nabbs, John Mangles, et les deux marins Wilson et Mulrady qui accompagnaient leur maître dans cette nouvelle expédition. Ayrton avait sa place naturelle sur le siège du chariot, et Mr Olbinett que l’équitation ne tentait guère, s’arrangerait très bien de voyager dans le compartiment aux bagages.
Chevaux et bœufs paissaient dans les prairies de l’habitation, et pouvaient être facilement rassemblés au moment du départ.
Ses dispositions prises et ses ordres donnés au maître charpentier, John Mangles revint à bord avec la famille irlandaise, qui voulut rendre visite à lord Glenarvan. Ayrton avait jugé convenable de se joindre à eux, et, vers quatre heures, John et ses compagnons franchissaient la coupée du Duncan.
Ils furent reçus à bras ouverts. Glenarvan leur offrit de dîner à son bord. Il ne voulait pas être en reste de politesse, et ses hôtes acceptèrent volontiers la revanche de leur hospitalité australienne dans le carré du yacht.
Paddy O’Moore fut émerveillé. L’ameublement des cabines, les tentures, les tapisseries, tout l’accastillage d’érable et de palissandre excita son admiration. Ayrton, au contraire, ne donna qu’une approbation modérée à ces superfluités coûteuses.
Mais, en revanche, le quartier-maître du Britannia examina le yacht à un point de vue plus marin; il le visita jusqu’à fond de cale; il descendit à la chambre de l’hélice; il observa la machine, s’enquit de sa force effective, de sa consommation; il explora les soutes au charbon, la cambuse, l’approvisionnement de poudre; il s’intéressa particulièrement au magasin d’armes, au canon monté sur le gaillard d’avant, à sa portée.
Glenarvan avait affaire à un homme qui s’y connaissait; il le vit bien aux demandes spéciales d’Ayrton. Enfin, celui-ci termina sa tournée par l’inspection de la mâture et du gréement.
«Vous avez là un beau navire, mylord, dit-il.
—Un bon navire surtout, répondit Glenarvan.
—Et quel est son tonnage?
—Il jauge deux cent dix tonneaux.
—Me tromperai-je beaucoup, ajouta Ayrton, en affirmant que le Duncan file aisément ses quinze nœuds à toute vapeur?
—Mettez-en dix-sept, répliqua John Mangles, et vous compterez juste.
—Dix-sept! s’écria le quartier-maître, mais alors pas un navire de guerre, j’entends des meilleurs qui soient, n’est capable de lui donner la chasse?
—Pas un! répondit John Mangles. Le Duncan est un véritable yacht de course, qui ne se laisserait battre sous aucune allure.
—Même à la voile? demanda Ayrton.
—Même à la voile.
—Eh bien, mylord, et vous, capitaine, répondit Ayrton, recevez les compliments d’un marin qui sait ce que vaut un navire.
—Bien, Ayrton, répondit Glenarvan; restez donc à notre bord, et il ne tiendra qu’à vous que ce bâtiment devienne le vôtre.
—J’y songerai, mylord», répondit simplement le quartier-maître.
Mr Olbinett vint en ce moment prévenir son honneur que le dîner était servi. Glenarvan et ses hôtes se dirigèrent vers la dunette.
«Un homme intelligent, cet Ayrton, dit Paganel au major.
—Trop intelligent!» murmura Mac Nabbs, à qui, sans apparence de raison, il faut bien le dire, la figure et les manières du quartier-maître ne revenaient pas.
Pendant le dîner, Ayrton donna d’intéressants détails sur le continent australien, qu’il connaissait parfaitement. Il s’informa du nombre de matelots que lord Glenarvan emmenait dans son expédition.
Lorsqu’il apprit que deux d’entre eux seulement, Mulrady et Wilson, devaient l’accompagner, il parut étonné. Il engagea Glenarvan à former sa troupe des meilleurs marins du Duncan. Il insista même à cet égard, insistance qui, soit dit en passant, dut effacer tout soupçon de l’esprit du major.
«Mais, dit Glenarvan, notre voyage à travers l’Australie méridionale n’offre aucun danger?
—Aucun, se hâta de répondre Ayrton.
—Eh bien, laissons à bord le plus de monde possible. Il faut des hommes pour manœuvrer le Duncan à la voile, et pour le réparer. Il importe, avant tout, qu’il se trouve exactement au rendez-vous qui lui sera ultérieurement assigné. Donc, ne diminuons pas son équipage.»
Ayrton parut comprendre l’observation de lord Glenarvan et n’insista plus.
Le soir venu, écossais et irlandais se séparèrent.
Ayrton et la famille de Paddy O’Moore retournèrent à leur habitation. Chevaux et chariot devaient être prêts pour le lendemain. Le départ fut fixé à huit heures du matin.
Lady Helena et Mary Grant firent alors leurs derniers préparatifs. Ils furent courts, et surtout moins minutieux que ceux de Jacques Paganel. Le savant passa une partie de la nuit à dévisser, essuyer, visser et revisser les verres de sa longue-vue. Aussi dormait-il encore quand le lendemain, à l’aube, le major l’éveilla d’une voix retentissante.
Déjà les bagages avaient été transportés à la ferme par les soins de John Mangles. Une embarcation attendait les voyageurs, qui ne tardèrent pas à y prendre place. Le jeune capitaine donna ses derniers ordres à Tom Austin. Il lui recommanda par-dessus tout d’attendre les ordres de lord Glenarvan à Melbourne, et de les exécuter scrupuleusement quels qu’ils fussent. Le vieux marin répondit à John Mangles qu’il pouvait compter sur lui. Au nom de l’équipage, il présenta à son honneur ses vœux pour le succès de l’expédition. Le canot déborda, et un tonnerre de hurrahs éclata dans les airs.
En dix minutes, l’embarcation atteignit le rivage. Un quart d’heure plus tard, les voyageurs arrivaient à la ferme irlandaise. Tout était prêt. Lady Helena fut enchantée de son installation. L’immense chariot avec ses roues primitives et ses ais massifs lui plut particulièrement. Ces six bœufs attelés par paires avaient un air patriarcal qui lui seyait fort.
«Parbleu! dit Paganel, voilà un admirable véhicule, et qui vaut tous les mail-coachs du monde. Une maison qui se déplace, qui marche, qui s’arrête où bon vous semble, que peut-on désirer de mieux?
—Monsieur Paganel, répondit lady Helena, j’espère avoir le plaisir de vous recevoir dans mes salons?
—Comment donc, madame, répliqua le savant, mais ce sera un honneur pour moi! Avez-vous pris un jour?
—J’y serai tous les jours pour mes amis, répondit en riant lady
Helena, et vous êtes…
—Le plus dévoué de tous, madame», répliqua galamment Paganel.
Cet échange de politesses fut interrompu par l’arrivée de sept chevaux tout harnachés que conduisait un des fils de Paddy. Lord Glenarvan régla avec l’irlandais le prix de ces diverses acquisitions, en y ajoutant force remerciements que le brave colon estimait au moins à l’égal des guinées.
On donna le signal du départ. Lady Helena et miss Grant prirent place dans leur compartiment, Ayrton sur le siège, Olbinett à l’arrière du chariot; Glenarvan, le major, Paganel, Robert, John Mangles, les deux matelots, tous armés de carabines et de revolvers, enfourchèrent leurs chevaux. Un «Dieu vous assiste!» fut lancé par Paddy O’Moore, et repris en chœur par sa famille. Ayrton fit entendre un cri particulier, et piqua son long attelage. Le chariot s’ébranla, ses ais craquèrent, les essieux grincèrent dans le moyeu des roues, et bientôt disparut au tournant de la route la ferme hospitalière de l’honnête irlandais.
Chapitre IX La province de Victoria
On était au 23 décembre 1864. Ce décembre, si triste, si maussade, si humide dans l’hémisphère boréal, aurait dû s’appeler juin sur ce continent.
Astronomiquement, l’été comptait déjà deux jours d’existence, car, le 21, le soleil venait d’atteindre le capricorne, et sa présence au-dessus de l’horizon diminuait déjà de quelques minutes. Ainsi donc, c’était dans la plus chaude saison de l’année et sous les rayons d’un soleil presque tropical que devait s’accomplir ce nouveau voyage de lord Glenarvan.
L’ensemble des possessions anglaises dans cette partie de l’océan
Pacifique est appelé Australasie. Il comprend la Nouvelle
Hollande, la Tasmanie, la Nouvelle Zélande, et quelques îles
circonvoisines.
Quant au continent australien, il est divisé en vastes colonies de grandeur et de richesses fort inégales. Quiconque jette les yeux sur les cartes modernes dressées par MM Petermann ou Preschoell est d’abord frappé de la rectitude de ces divisions.
Les anglais ont tiré au cordeau les lignes conventionnelles qui séparent ces grandes provinces.
Ils n’ont tenu compte ni des versants orographiques, ni du cours des rivières, ni des variétés de climats, ni des différences de races. Ces colonies confinent rectangulairement l’une à l’autre et s’emboîtent comme les pièces d’une marqueterie. À cette disposition de lignes droites, d’angles droits, on reconnaît l’œuvre du géomètre, non l’œuvre du géographe. Seules, les côtes, avec leurs sinuosités variées, leurs fiords, leurs baies, leurs caps, leurs estuaires, protestent au nom de la nature par leur irrégularité charmante.
Cet aspect d’échiquier excitait toujours, et à bon droit, la verve de Jacques Paganel. Si l’Australie eût été française, très certainement les géographes français n’auraient pas poussé jusqu’à ce point la passion de l’équerre et du tire-ligne.
Les colonies de la grande île océanienne sont actuellement au nombre de six: la Nouvelle Galles du sud, capitale Sydney; le Queensland, capitale Brisbane; la province de Victoria, capitale Melbourne; l’Australie méridionale, capitale Adélaïde; l’Australie occidentale, capitale Perth; et enfin l’Australie septentrionale, encore sans capitale. Les côtes seules sont peuplées par les colons. C’est à peine si quelque ville importante s’est hasardée à deux cents milles dans les terres.
Quant à l’intérieur du continent, c’est-à-dire sur une surface égale aux deux tiers de l’Europe, il est à peu près inconnu.
Fort heureusement, le trente-septième parallèle ne traverse pas ces immenses solitudes, ces inaccessibles contrées, qui ont déjà coûté de nombreuses victimes à la science. Glenarvan n’aurait pu les affronter.
Il n’avait affaire qu’à la partie méridionale de l’Australie, qui se décomposait ainsi: une étroite portion de la province d’Adélaïde, la province de Victoria dans toute sa largeur, et enfin le sommet du triangle renversé que forme la Nouvelle Galles du sud.
Or, du cap Bernouilli à la frontière de Victoria, on mesure soixante-deux milles à peine. C’était deux jours de marche, pas plus, et Ayrton comptait coucher le lendemain soir à Aspley, la ville la plus occidentale de la province de Victoria.
Les débuts d’un voyage sont toujours marqués par l’entrain des cavaliers et des chevaux. À l’animation des premiers, rien à dire, mais il parut convenable de modérer l’allure des seconds. Qui veut aller loin doit ménager sa monture. Il fut donc décidé que chaque journée ne comporterait pas plus de vingt-cinq à trente milles en moyenne.
D’ailleurs, le pas des chevaux devait se régler sur le pas plus lent des bœufs, véritables engins mécaniques qui perdent en temps ce qu’ils gagnent en force. Le chariot, avec ses passagers, ses approvisionnements, c’était le noyau de la caravane, la forteresse ambulante. Les cavaliers pouvaient battre l’estrade sur ses flancs, mais ils ne devaient jamais s’en éloigner.
Ainsi donc, aucun ordre de marche n’étant spécialement adopté, chacun fut libre de faire à sa guise dans une certaine limite, les chasseurs de courir la plaine, les gens aimables de converser avec les habitantes du chariot, les philosophes de philosopher ensemble. Paganel, qui possédait toutes ces qualités diverses, devait être partout à la fois.
La traversée de la province d’Adélaïde n’offrit rien d’intéressant. Une suite de coteaux peu élevés, mais riches en poussière, une longue étendue de terrains vagues dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle le «bush» dans le pays, quelques prairies, couvertes par touffes d’un arbuste salé aux feuilles anguleuses dont la gent ovine se montre fort friande, se succédèrent pendant plusieurs milles. Çà et là se voyaient quelques «pig’s-faces», moutons à tête de porc d’une espèce particulière à la Nouvelle Hollande, qui paissaient entre les poteaux de la ligne télégraphique récemment établie d’Adélaïde à la côte.
Jusqu’alors ces plaines rappelaient singulièrement les monotones étendues de la Pampasie argentine.
Même sol herbeux et uni. Même horizon nettement tranché sur le ciel. Mac Nabbs soutenait que l’on n’avait pas changé de pays; mais Paganel affirma que la contrée se modifierait bientôt. Sur sa garantie, on s’attendit à de merveilleuses choses.
Vers trois heures, le chariot traversa un large espace dépourvu d’arbres, connu sous le nom de «mosquitos plains.» Le savant eut la satisfaction géographique de constater qu’il méritait son nom. Les voyageurs et leurs montures souffrirent beaucoup des morsures réitérées de ces importuns diptères; les éviter était impossible; les calmer fut plus facile, grâce aux flacons d’ammoniaque de la pharmacie portative.
Paganel ne put s’empêcher de donner à tous les diables ces moustiques acharnés qui lardèrent sa longue personne de leurs agaçantes piqûres.
Vers le soir, quelques haies vives d’acacias égayèrent la plaine; çà et là, des bouquets de gommiers blancs; plus loin, une ornière fraîchement creusée; puis, des arbres d’origine européenne, oliviers, citronniers et chênes verts, enfin des palissades bien entretenues. À huit heures, les bœufs, pressant leur marche sous l’aiguillon d’Ayrton, arrivèrent à la station de Red-Gum.
Ce mot «station» s’applique aux établissements de l’intérieur où se fait l’élève du bétail, cette principale richesse de l’Australie. Les éleveurs, ce sont les «squatters», c’est-à-dire les gens qui s’assoient sur le sol. En effet, c’est la première position que prend tout colon fatigué de ses pérégrinations à travers ces contrées immenses.
Red-Gum-Station était un établissement de peu d’importance. Mais Glenarvan y trouva la plus franche hospitalité. La table est invariablement servie pour le voyageur sous le toit de ces habitations solitaires, et dans un colon australien on rencontre toujours un hôte obligeant.
Le lendemain, Ayrton attela ses bœufs dès le point du jour. Il voulait arriver le soir même sur le territoire de Victoria. Le sol se montra peu à peu plus accidenté. Une succession de petites collines ondulait à perte de vue, toutes saupoudrées de sable écarlate. On eût dit un immense drapeau rouge jeté sur la plaine, dont les plis se gonflaient au souffle du vent. Quelques «malleys», sortes de sapins tachetés de blanc, au tronc droit et lisse, étendaient leurs branches et leur feuillage d’un vert foncé sur de grasses prairies où pullulaient des bandes joyeuses de gerboises. Plus tard, ce furent de vastes champs de broussailles et de jeunes gommiers; puis les groupes s’écartèrent, les arbustes isolés se firent arbres, et présentèrent le premier spécimen des forêts de l’Australie.
Cependant, aux approches de la frontière victorienne, l’aspect du pays se modifiait sensiblement. Les voyageurs sentaient qu’ils foulaient du pied une terre nouvelle. Leur imperturbable direction, c’était toujours la ligne droite sans qu’aucun obstacle, lac ou montagne, les obligeât à la changer en ligne courbe ou brisée. Ils mettaient invariablement en pratique le premier théorème de la géométrie, et suivaient, sans se détourner, le plus court chemin d’un point à un autre. De fatigue et de difficultés, ils ne s’en doutaient pas.
Leur marche se conformait à la lente allure des bœufs, et si ces tranquilles animaux n’allaient pas vite, du moins allaient-ils sans jamais s’arrêter.
Ce fut ainsi qu’après une traite de soixante milles fournie en deux jours, la caravane atteignit, le 23
Au soir, la paroisse d’Aspley, première ville de la province de Victoria, située sur le cent quarante et unième degré de longitude, dans le district de Wimerra.
Le chariot fut remisé, par les soins d’Ayrton, à Crown’s Inn, une auberge qui, faute de mieux, s’appelait l’hôtel de la couronne. Le souper, uniquement composé de mouton accommodé sous toutes les formes, fumait sur la table.
On mangea beaucoup, mais l’on causa plus encore.
Chacun, désireux de s’instruire sur les singularités du continent australien, interrogea avidement le géographe. Paganel ne se fit pas prier, et décrivit cette province victorienne, qui fut nommée l’Australie-Heureuse.
«Fausse qualification! dit-il. On eût mieux fait de l’appeler l’Australie riche, car il en est des pays comme des individus: la richesse ne fait pas le bonheur. L’Australie, grâce à ses mines d’or, a été livrée à la bande dévastatrice et féroce des aventuriers. Vous verrez cela quand nous traverserons les terrains aurifères.
—La colonie de Victoria n’a-t-elle pas une origine assez récente? demanda lady Glenarvan.
—Oui, madame, elle ne compte encore que trente ans d’existence.
Ce fut le 6 juin 1835, un mardi…
—À sept heures un quart du soir, ajouta le major, qui aimait à chicaner Paganel sur la précision de ses dates.
—Non, à sept heures dix minutes, reprit sérieusement le géographe, que Batman et Falckner fondèrent un établissement à Port-Philippe, sur cette baie où s’étend aujourd’hui la grande ville de Melbourne. Pendant quinze ans, la colonie fit partie de la Nouvelle Galles du sud, et releva de Sydney, sa capitale. Mais, en 1851, elle fut déclarée indépendante et prit le nom de Victoria.
—Et depuis elle a prospéré? demanda Glenarvan.
—Jugez-en, mon noble ami, répondit Paganel. Voici les chiffres fournis par la dernière statistique, et, quoi qu’en pense Mac Nabbs, je ne sais rien de plus éloquent que les chiffres.
—Allez, dit le major.
—Je vais. En 1836, la colonie de Port-Philippe avait deux cent quarante-quatre habitants. Aujourd’hui, la province de Victoria en compte cinq cent cinquante mille. Sept millions de pieds de vigne lui rendent annuellement cent vingt et un mille gallons de vin. Cent trois mille chevaux galopent à travers ses plaines, et six cent soixante-quinze mille deux cent soixante-douze bêtes à cornes se nourrissent sur ses immenses pâturages.
—Bravo! Monsieur Paganel! s’écria lady Helena, en riant de bon cœur. Il faut convenir que vous êtes ferré sur ces questions géographiques, et mon cousin Mac Nabbs aura beau faire, il ne vous prendra pas en défaut.
—Mais c’est mon métier, madame, de savoir ces choses-là et de vous les apprendre au besoin. Aussi, vous pouvez me croire, quand je vous dis que cet étrange pays nous réserve des merveilles.
—Jusqu’ici, cependant… répondit Mac Nabbs, qui prenait plaisir à pousser le géographe pour surexciter sa verve.
—Mais attendez donc, impatient major! s’écria Paganel. Vous avez à peine un pied sur la frontière, et vous vous dépitez déjà! Eh bien! Je vous dis, moi, je vous répète, je vous soutiens que cette contrée est la plus curieuse qui soit sur terre. Sa formation, sa nature, ses produits, son climat, et jusqu’à sa disparition future, ont étonné, étonnent et étonneront tous les savants du monde. Imaginez-vous, mes amis, un continent dont les bords, et non le centre, se sont élevés primitivement au-dessus des flots comme un anneau gigantesque; qui renferme peut-être à sa partie centrale une mer intérieure à demi évaporée; dont les fleuves se dessèchent de jour en jour; où l’humidité n’existe pas, ni dans l’air, ni dans le sol; où les arbres perdent annuellement leur écorce au lieu de perdre leurs feuilles; où les feuilles se présentent de profil au soleil, non de face, et ne donnent pas d’ombre; où le bois est souvent incombustible; où les pierres de taille fondent sous la pluie; où les forêts sont basses et les herbes gigantesques; où les animaux sont étranges; où les quadrupèdes ont des becs, comme l’échidné et l’ornithorynque, et ont obligé les naturalistes à créer spécialement pour eux le genre nouveau des monothrèmes; où le kanguroo bondit sur ses pattes inégales; où les moutons ont des têtes de porc; où les renards voltigent d’arbre en arbre; où les cygnes sont noirs; où les rats font des nids; où le «bower bird» ouvre ses salons aux visites de ses amis ailés; où les oiseaux étonnent l’imagination par la diversité de leurs chants et de leurs aptitudes; où l’un sert d’horloge et l’autre fait claquer un fouet de postillon, l’un imite le rémouleur, l’autre bat les secondes, comme un balancier de pendule, où l’un rit le matin quand le soleil se lève, et l’autre pleure le soir quand il se couche! Oh! Contrée bizarre, illogique, s’il en fut jamais, terre paradoxale et formée contre nature! C’est à bon droit que le savant botaniste Grimard a pu dire de toi: «voilà donc cette Australie, sorte de parodie des lois universelles, ou de défi plutôt, jeté à la face du reste du monde!»
La tirade de Paganel, lancée à toute vitesse, semblait ne pouvoir s’arrêter. L’éloquent secrétaire de la société géographique ne se possédait plus. Il allait, il allait, gesticulant à tout rompre et brandissant sa fourchette au grand danger de ses voisins de table. Mais enfin sa voix fut couverte par un tonnerre de bravos, et il parvint à se taire. Certainement, après cette énumération des singularités australiennes, on ne songeait pas à lui en demander davantage. Et cependant le major, de sa voix calme ne put s’empêcher de dire:
«Et c’est tout, Paganel?
—Eh bien! Non, ce n’est pas tout! riposta le savant avec une nouvelle véhémence.
—Quoi? demanda lady Helena très intriguée, il y a encore quelque chose de plus étonnant en Australie?
—Oui, madame, son climat! Il l’emporte encore sur ses productions par son étrangeté.
—Par exemple! s’écria-t-on.
—Je ne parle pas des qualités hygiéniques du continent australien si riche en oxygène et si pauvre en azote; il n’a pas de vents humides, puisque les alizés soufflent parallèlement à ses côtes, et la plupart des maladies y sont inconnues, depuis le typhus jusqu’à la rougeole et aux affections chroniques.
—Cependant ce n’est pas un mince avantage, dit Glenarvan.
—Sans doute, mais je n’en parle pas, répondit Paganel. Ici, le climat a une qualité… invraisemblable.
—Laquelle? demanda John Mangles.
—Il est moralisateur!
—Moralisateur?
—Oui, répondit le savant avec conviction. Oui, moralisateur! Ici les métaux ne s’oxydent pas à l’air, les hommes non plus. Ici l’atmosphère pure et sèche blanchit tout rapidement, le linge et les âmes! Et on avait bien remarqué en Angleterre les vertus de ce climat, quand on résolut d’envoyer dans ce pays les gens à moraliser.
—Quoi! Cette influence se fait réellement sentir? demanda lady
Glenarvan.
—Oui, madame, sur les animaux et les hommes.
—Vous ne plaisantez pas, Monsieur Paganel?
—Je ne plaisante pas. Les chevaux et les bestiaux y sont d’une docilité remarquable. Vous le verrez.
—Ce n’est pas possible!
—Mais cela est! Et les malfaiteurs, transportés dans cet air vivifiant et salubre, s’y régénèrent en quelques années. Cet effet est connu des philanthropes.
En Australie, toutes les natures s’améliorent.
—Mais alors, vous, Monsieur Paganel, vous qui êtes déjà si bon, dit lady Helena, qu’allez-vous devenir sur cette terre privilégiée?
—Excellent, madame, répondit Paganel, tout simplement excellent!»
Chapitre X Wimerra river
Le lendemain, 24 décembre, le départ eut lieu dès l’aube. La chaleur était déjà forte, mais supportable, la route presque unie et propice au pas des chevaux.
La petite troupe s’engagea sous un taillis assez clairsemé. Le soir, après une bonne journée de marche, elle campa sur les bords du lac Blanc, aux eaux saumâtres et impotables.
Là, Jacques Paganel fut forcé de convenir que ce lac n’était pas plus blanc que la mer Noire n’est noire, que la mer Rouge n’est rouge, que le fleuve Jaune n’est jaune, et que les montagnes Bleues ne sont bleues. Cependant, il discuta fort, par amour-propre de géographe; mais ses arguments ne prévalurent pas.
Mr Olbinett prépara le repas du soir avec sa ponctualité habituelle; puis les voyageurs, les uns dans le chariot, les autres sous la tente, ne tardèrent pas à s’endormir, malgré les hurlements lamentables des «dingos», qui sont les chacals de l’Australie.
Une plaine admirable, toute diaprée de chrysanthèmes, s’étendait au delà du lac Blanc. Le lendemain, Glenarvan et ses compagnons, au réveil, auraient volontiers applaudi le magnifique décor offert à leurs regards. Ils partirent. Quelques gibbosités lointaines trahissaient seules le relief du sol. Jusqu’à l’horizon, tout était prairie et fleurs dans leur printanière érubescence. Les reflets bleus du lin à feuilles menues se mariaient au rouge écarlate d’un acanthus particulier à cette contrée. De nombreuses variétés d’émérophilis égayaient cette verdure, et les terrains imprégnés de sel disparaissaient sous les ansérines, les arroches, les bettes, celles-ci glauques, celles-là rougeâtres, de l’envahissante famille des salsolacées. Plantes utiles à l’industrie, car elles donnent une soude excellente par l’incinération et le lavage de leurs cendres.
Paganel, qui devenait botaniste au milieu des fleurs, appelait de leurs noms ces productions variées, et, avec sa manie de tout chiffrer, il ne manqua pas de dire que l’on comptait jusqu’ici quatre mille deux cents espèces de plantes réparties en cent vingt familles dans la flore australienne.
Plus tard, après une dizaine de milles rapidement franchis, le chariot circula entre de hauts bouquets d’acacias, de mimosas et de gommiers blancs, dont l’inflorescence est si variable. Le règne végétal, dans cette contrée des «spring plains», ne se montrait pas ingrat envers l’astre du jour, et il rendait en parfums et en couleurs ce que le soleil lui donnait en rayons.
Quant au règne animal, il était plus avare de ses produits. Quelques casoars bondissaient dans la plaine, sans qu’il fût possible de les approcher. Cependant le major fut assez adroit pour frapper d’une balle au flanc un animal fort rare, et qui tend à disparaître. C’était un «jabiru», la grue géante des colons anglais. Ce volatile avait cinq pieds de haut, et son bec noir, large, conique, à bout très pointu, mesurait dix-huit pouces de longueur. Les reflets violets et pourpres de sa tête contrastaient vivement avec le vert lustré de son cou, l’éclatante blancheur de sa gorge et le rouge vif de ses longues jambes.
La nature semblait avoir épuisé en sa faveur toute la palette des couleurs primitives.
On admira beaucoup cet oiseau, et le major aurait eu les honneurs de la journée, si le jeune Robert n’eût rencontré, quelques milles plus loin, et bravement assommé une bête informe, moitié hérisson, moitié fourmilier, un être à demi ébauché comme les animaux des premiers âges de la création. Une langue extensible, longue et gluante, pendait hors de sa gueule entée, et pêchait les fourmis, qui forment sa principale nourriture.
«C’est un échidné! dit Paganel, donnant à ce monothrème son véritable nom. Avez-vous jamais vu un pareil animal?
—Il est horrible, répondit Glenarvan.
—Horrible, mais curieux, reprit Paganel; de plus, particulier à l’Australie, et on le chercherait en vain dans toute autre partie du monde.»
Naturellement, Paganel voulut emporter le hideux échidné et le mettre dans le compartiment des bagages. Mais Mr Olbinett réclama avec une telle indignation, que le savant renonça à conserver cet échantillon des monothrèmes.
Ce jour-là, les voyageurs dépassèrent de trente minutes le cent quarante et unième degré de longitude. Jusqu’ici, peu de colons, peu de squatters s’étaient offerts à leur vue. Le pays semblait désert. D’aborigènes, il n’y en avait pas l’ombre, car les tribus sauvages errent plus au nord à travers les immenses solitudes arrosées par les affluents du Darling et du Murray.
Mais un curieux spectacle intéressa la troupe de Glenarvan. Il lui fut donné de voir un de ces immenses troupeaux que de hardis spéculateurs amènent des montagnes de l’est jusqu’aux provinces de Victoria et de l’Australie méridionale.
Vers quatre heures du soir, John Mangles signala à trois milles en avant une énorme colonne de poussière qui se déroulait à l’horizon. D’où venait ce phénomène? on fut fort embarrassé de le dire.
Paganel penchait pour un météore quelconque, auquel sa vive imagination cherchait déjà une cause naturelle. Mais Ayrton l’arrêta dans le champ des conjectures où il s’aventurait, en affirmant que ce soulèvement de poussière provenait d’un troupeau en marche.
Le quartier-maître ne se trompait pas. L’épaisse nuée s’approcha. Il s’en échappait tout un concert de bêlements, de hennissements et de beuglements.
La voix humaine sous forme de cris, de sifflets, de vociférations, se mêlait aussi à cette symphonie pastorale.
Un homme sortit du nuage bruyant. C’était le conducteur en chef de cette armée à quatre pattes.
Glenarvan s’avança au-devant de lui, et les relations s’établirent sans plus de façons. Le conducteur, ou, pour lui donner son véritable titre, le «stockeeper», était propriétaire d’une partie du troupeau. Il se nommait Sam Machell, et venait, en effet, des provinces de l’est, se dirigeant vers la baie Portland.
Son troupeau comprenait douze mille soixante-quinze têtes, soit mille bœufs, onze mille moutons et soixante-quinze chevaux. Tous ces animaux, achetés maigres dans les plaines des montagnes Bleues, allaient s’engraisser au milieu des pâturages salutaires de l’Australie méridionale, où ils sont revendus avec grand bénéfice. Ainsi, Sam Machell, gagnant deux livres par bœuf et une demi-livre par mouton, devait réaliser un bénéfice de cinquante mille francs. C’était une grosse affaire. Mais quelle patience, quelle énergie pour conduire à destination cette troupe rétive, et quelles fatigues à braver!
Le gain est péniblement acquis que ce dur métier rapporte!
Sam Machell raconta en peu de mots son histoire, tandis que le troupeau continuait sa marche entre les bouquets de mimosas. Lady Helena, Mary Grant, les cavaliers avaient mis pied à terre, et, assis à l’ombre d’un vaste gommier, ils écoutaient le récit du stockeeper.
Sam Machell était parti depuis sept mois. Il faisait environ dix milles par jour, et son interminable voyage devait durer trois mois encore. Il avait avec lui, pour l’aider dans cette laborieuse tâche, vingt chiens et trente hommes, dont cinq noirs fort habiles à retrouver les traces des bêtes égarées.
Six chariots suivaient l’armée. Les conducteurs, armés de stockwhipps, fouets dont le manche a dix-huit pouces et la lanière neuf pieds de longueur, circulaient entre les rangs, rétablissant çà et là l’ordre souvent troublé, tandis que la cavalerie légère des chiens voltigeait sur les ailes.
Les voyageurs admirèrent la discipline établie dans le troupeau. Les diverses races marchaient séparément, car bœufs et moutons sauvages s’entendent assez mal; les premiers ne consentent jamais à paître où les seconds ont passé. De là, nécessité de placer les bœufs en tête, et ceux-ci, divisés en deux bataillons, allaient en avant.
Suivaient cinq régiments de moutons commandés par vingt conducteurs, et le peloton des chevaux marchait à l’arrière-garde.
Sam Machell fit remarquer à ses auditeurs que les guides de l’armée n’étaient ni des chiens ni des hommes, mais bien des bœufs, des «leaders» intelligents, dont leurs congénères reconnaissaient la supériorité. Ils s’avançaient au premier rang, avec une gravité parfaite, prenant la bonne route par instinct, et très convaincus de leur droit à être traités avec égards. Aussi les ménageait-on, car le troupeau leur obéissait sans conteste. Leur convenait-il de s’arrêter, il fallait céder à ce bon plaisir, et vainement essayait-on de se remettre en marche après une halte, s’ils ne donnaient eux-mêmes le signal du départ.
Quelques détails ajoutés par le stockeeper complétèrent l’histoire de cette expédition, digne d’être écrite, sinon commandée, par Xénophon lui-même. Tant que l’armée marchait en plaine, c’était bien. Peu d’embarras, peu de fatigues. Les bêtes paissaient sur la route, se désaltéraient aux nombreux creeks des pâturages, dormaient la nuit, voyageaient le jour, et se rassemblaient docilement à la voix des chiens. Mais dans les grandes forêts du continent, à travers les taillis d’eucalyptus et de mimosas, les difficultés croissaient. Pelotons, bataillons et régiments se mélangeaient ou s’écartaient, et il fallait un temps considérable pour les réunir. Que par malheur un leader vînt à s’égarer, on devait le retrouver à tout prix sous peine d’une débandade générale, et les noirs employaient souvent plusieurs jours à ces difficiles recherches. Que les grandes pluies vinssent à tomber, les bêtes paresseuses refusaient d’avancer, et par les violents orages une panique désordonnée s’emparait de ces animaux fous de terreur.
Cependant, à force d’énergie et d’activité, le stockeeper triomphait de ces difficultés sans cesse renaissantes. Il marchait; les milles s’ajoutaient aux milles; les plaines, les bois, les montagnes restaient en arrière. Mais où il fallait joindre à tant de qualités cette qualité supérieure, qui s’appelle la patience, —une patience à toute épreuve, une patience que non seulement des heures, non seulement des jours, mais des semaines ne doivent pas abattre, —c’était au passage des rivières. Là, le stockeeper se voyait retenu devant un cours d’eau, sur ses bords non pas infranchissables, mais infranchis. L’obstacle venait uniquement de l’entêtement du troupeau qui se refusait à passer. Les bœufs, après avoir humé l’eau, revenaient sur leurs pas. Les moutons fuyaient dans toutes les directions plutôt que d’affronter l’élément liquide. On attendait la nuit pour entraîner la troupe à la rivière, cela ne réussissait pas. On y jetait les béliers de force, les brebis ne se décidaient pas à les suivre. On essayait de prendre le troupeau par la soif en le privant d’eau pendant plusieurs jours, le troupeau se passait de boire et ne s’aventurait pas davantage. On transportait les agneaux sur l’autre rive, dans l’espoir que les mères viendraient à leurs cris; les agneaux bêlaient, et les mères ne bougeaient pas de la rive opposée. Cela durait quelquefois tout un mois, et le stockeeper ne savait plus que faire de son armée bêlante, hennissante et beuglante. Puis, un beau jour, sans raison, par caprice, on ne sait pourquoi ni comment, un détachement franchissait la rivière, et alors c’était une autre difficulté d’empêcher le troupeau de s’y jeter en désordre. La confusion se mettait dans les rangs, et beaucoup d’animaux se noyaient dans les rapides.
Tels furent les détails donnés par Sam Machell.
Pendant son récit, une grande partie du troupeau avait défilé en bon ordre. Il était temps qu’il allât rejoindre la tête de son armée et choisir les meilleurs pâturages. Il prit donc congé de lord Glenarvan, enfourcha un excellent cheval indigène qu’un de ses hommes tenait en laisse, et reçut les adieux de tous avec de cordiales poignées de main.
Quelques instants plus tard, il avait disparu dans le tourbillon de poussière.
Le chariot reprit en sens inverse sa marche un moment interrompue, et ne s’arrêta que le soir au pied du mont Talbot.
Paganel fit alors observer judicieusement qu’on était au 25 décembre, le jour de Noël, le Christmas tant fêté des familles anglaises. Mais le stewart ne l’avait pas oublié, et un souper succulent, servi sous la tente, lui valut les compliments sincères des convives. Il faut le dire, Mr Olbinett s’était véritablement surpassé. Sa réserve avait fourni un contingent de mets européens qui se rencontrent rarement dans les déserts de l’Australie. Un jambon de renne, des tranches de bœuf salé, du saumon fumé, un gâteau d’orge et d’avoine, du thé à discrétion, du whisky en abondance, quelques bouteilles de porto, composèrent ce repas étonnant. On se serait cru dans la grande salle à manger de Malcolm-Castle, au milieu des Highlands, en pleine Écosse.
Certes, rien ne manquait à ce festin, depuis la soupe au gingembre jusqu’au minced-pies du dessert.
Cependant, Paganel crut devoir y joindre les fruits d’un oranger sauvage qui croissait au pied des collines. C’était le «moccaly» des indigènes; ses oranges faisaient un fruit assez insipide, mais ses pépins écrasés emportaient la bouche comme du piment de Cayenne. Le géographe s’obstina à les manger si consciencieusement par amour de la science, qu’il se mit le palais en feu, et ne put répondre aux questions dont le major l’accabla sur les particularités des déserts australiens.
La journée du lendemain, 26 décembre, n’offrit aucun incident utile à relater. On rencontra les sources du Norton-Creek, et plus tard la Mackensie-river à demi desséchée. Le temps se tenait au beau avec une chaleur très supportable; le vent soufflait du sud, et rafraîchissait l’atmosphère comme eût fait le vent du nord dans l’hémisphère boréal: ce que fit remarquer Paganel à son ami Robert Grant.
«Circonstance heureuse, ajouta-t-il, car la chaleur est plus forte en moyenne dans l’hémisphère austral que dans l’hémisphère boréal.
—Et pourquoi? demanda le jeune garçon.
—Pourquoi, Robert? répondit Paganel. N’as-tu donc jamais entendu dire que la terre était plus rapprochée du soleil pendant l’hiver?
—Si, Monsieur Paganel.
—Et que le froid de l’hiver n’est dû qu’à l’obliquité des rayons solaires?
—Parfaitement.
—Eh bien, mon garçon, c’est pour cette raison même qu’il fait plus chaud dans l’hémisphère austral.
—Je ne comprends pas, répondit Robert, qui ouvrait de grands yeux.
—Réfléchis donc, reprit Paganel, quand nous sommes en hiver, là-bas, en Europe, quelle est la saison qui règne ici, en Australie, aux antipodes?
—L’été, dit Robert.
—Eh bien, puisque précisément à cette époque la terre se trouve plus rapprochée du soleil… Comprends-tu?
—Je comprends…
—Que l’été des régions australes est plus chaud par suite de cette proximité que l’été des régions boréales.
—En effet, Monsieur Paganel.
—Donc, quand on dit que le soleil est plus près de la terre «en hiver», ce n’est vrai que pour nous autres, qui habitons la partie boréale du globe.
—Voilà une chose à laquelle je n’avais pas songé, répondit
Robert.
—Et maintenant, va, mon garçon, et ne l’oublie plus.»
Robert reçut de bonne grâce sa petite leçon de cosmographie, et finit par apprendre que la température moyenne de la province de Victoria atteignait soixante-quatorze degrés fahrenheit (plus 23°33 centigrades).
Le soir, la troupe campa à cinq milles au delà du lac Lonsdale, entre le mont Drummond qui se dressait au nord, et le mont Dryden dont le médiocre sommet écornait l’horizon du sud.
Le lendemain, à onze heures, le chariot atteignit les bords de la Wimerra, sur le cent quarante-troisième méridien.
La rivière, large d’un demi-mille, s’en allait par nappes limpides entre deux hautes rangées de gommiers et d’acacias. Quelques magnifiques myrtacées, le «metrosideros speciosa» entre autres, élevaient à une quinzaine de pieds leurs branches longues et pleurantes, agrémentées de fleurs rouges. Mille oiseaux, des loriots, des pinsons, des pigeons aux ailes d’or, sans parler des perroquets babillards, voletaient dans les vertes ramilles. Au-dessous, à la surface des eaux, s’ébattait un couple de cygnes noirs, timides et inabordables. Ce «rara avis» des rivières australiennes se perdit bientôt dans les méandres de la Wimerra, qui arrosait capricieusement cette campagne attrayante.
Cependant, le chariot s’était arrêté sur un tapis de gazon dont les franges pendaient sur les eaux rapides. Là, ni radeau, ni pont. Il fallait passer pourtant. Ayrton s’occupa de chercher un gué praticable. La rivière, un quart de mille en amont, lui parut moins profonde, et ce fut en cet endroit qu’il résolut d’atteindre l’autre rive. Divers sondages n’accusèrent que trois pieds d’eau. Le chariot pouvait donc s’engager sur ce haut-fond sans courir de grands risques.
«Il n’existe aucun autre moyen de franchir cette rivière? demanda
Glenarvan au quartier-maître.
—Non, mylord, répondit Ayrton, mais ce passage ne me semble pas dangereux. Nous nous en tirerons.
—Lady Glenarvan et miss Grant doivent-elles quitter le chariot!
—Aucunement. Mes bœufs ont le pied sûr, et je me charge de les maintenir dans la bonne voie.
—Allez, Ayrton, répondit Glenarvan, je me fie à vous.»
Les cavaliers entourèrent le lourd véhicule, et l’on entra résolument dans la rivière. Les chariots, ordinairement, quand ils tentent ces passages à gué, sont entourés d’un chapelet de tonnes vides qui les soutient à la surface des eaux. Mais ici cette ceinture natatoire manquait; il fallait donc se confier à la sagacité des bœufs tenus en main par le prudent Ayrton. Celui-ci, de son siège, dirigeait l’attelage; le major et les deux matelots fendaient le rapide courant à quelques toises en tête.
Glenarvan et John Mangles, de chaque côté du chariot, se tenaient prêts à secourir les voyageuses, Paganel et Robert fermaient la ligne.
Tout alla bien jusqu’au milieu de la Wimerra. Mais alors, le creux s’accusa davantage, et l’eau monta au-dessus des jantes. Les bœufs, rejetés hors du gué, pouvaient perdre pied et entraîner avec eux l’oscillante machine. Ayrton se dévoua courageusement; il se mit à l’eau, et, s’accrochant aux cornes des bœufs, il parvint à les remettre en droit chemin.
En ce moment, un heurt impossible à prévoir eut lieu; un craquement se fit; le chariot s’inclina sous un angle inquiétant; l’eau gagna les pieds des voyageuses; tout l’appareil commença à dériver, en dépit de Glenarvan et de John Mangles, cramponnés aux ridelles. Ce fut un moment plein d’anxiété.
Fort heureusement, un vigoureux coup de collier rapprocha le véhicule de la rive opposée. La rivière offrit aux pieds des bœufs et des chevaux une pente remontante, et bientôt hommes et bêtes se trouvèrent en sûreté sur l’autre bord, non moins satisfaits que trempés.
Seulement l’avant-train du chariot avait été brisé par le choc, et le cheval de Glenarvan se trouvait déferré des pieds de devant.
Cet accident demandait une réparation prompte. On se regardait donc d’un air assez embarrassé, quand Ayrton proposa d’aller à la station de Black-Point, située à vingt milles au nord, et d’en ramener un maréchal ferrant.
«Allez, allez, mon brave Ayrton, lui dit Glenarvan. Que vous faut-il de temps pour faire ce trajet et revenir au campement?
—Quinze heures peut-être, répondit Ayrton, mais pas plus.
—Partez donc, et, en attendant votre retour, nous camperons au bord de la Wimerra.»
Quelques minutes après, le quartier-maître, monté sur le cheval de
Wilson, disparaissait derrière un épais rideau de mimosas.
Chapitre XI Burke et Stuart
Le reste de la journée fut employé en conversations et en promenades. Les voyageurs, causant et admirant, parcoururent les rives de la Wimerra. Les grues cendrées et les ibis, poussant des cris rauques, s’enfuyaient à leur approche. L’oiseau-satin se dérobait sur les hautes branches du figuier sauvage, les loriots, les traquets, les épimaques voltigeaient entre les tiges superbes des liliacées, les martins-pêcheurs abandonnaient leur pêche habituelle, tandis que toute la famille plus civilisée des perroquets, le «blue-mountain» paré des sept couleurs du prisme, le petit «roschill» à la tête écarlate, à la gorge jaune, et le «lori» au plumage rouge et bleu, continuaient leur assourdissant bavardage au sommet des gommiers en fleur.
Ainsi, tantôt couchés sur l’herbe au bord des eaux murmurantes, tantôt errant à l’aventure entre les touffes de mimosas, les promeneurs admirèrent cette belle nature jusqu’au coucher du jour. La nuit, précédée d’un rapide crépuscule, les surprit à un demi-mille du campement. Ils revinrent en se guidant non sur l’étoile polaire, invisible de l’hémisphère austral, mais sur la croix du sud, qui brillait à mi-chemin de l’horizon au zénith.
Mr Olbinett avait dressé le souper sous la tente. On se mit à table. Le succès du repas fut un certain salmis de perroquets adroitement tués par Wilson et habilement préparés par le stewart.
Le souper terminé, ce fut à qui trouverait un prétexte pour ne point donner au repos les premières heures de cette nuit si belle. Lady Helena mit tout son monde d’accord, en demandant à Paganel de raconter l’histoire des grands voyageurs australiens, une histoire promise depuis longtemps déjà.
Paganel ne demandait pas mieux. Ses auditeurs s’étendirent au pied d’un banksia magnifique; la fumée des cigares s’éleva bientôt jusqu’au feuillage perdu dans l’ombre, et le géographe, se fiant à son inépuisable mémoire, prit aussitôt la parole.
«Vous vous rappelez, mes amis, et le major n’a point oublié sans doute, l’énumération de voyageurs que je vous fis à bord du Duncan. De tous ceux qui cherchèrent à pénétrer à l’intérieur du continent, quatre seulement sont parvenus à le traverser du sud au nord ou du nord au sud. Ce sont: Burke, en 1860 et 1861; Mac Kinlay, en 1861 et 1862; Landsborough, en 1862, et Stuart, aussi en 1862. De Mac Kinlay, et de Landsborough, je vous dirai peu de chose. Le premier alla d’Adélaïde au golfe Carpentarie; le second, du golfe Carpentarie à Melbourne, tous deux envoyés par des comités australiens à la recherche de Burke, qui ne reparaissait plus et ne devait jamais reparaître.
«Burke et Stuart, tels sont les deux hardis explorateurs dont je vais vous parler, et je commence sans préambule.
«Le 20 août 1860, sous les auspices de la société royale de Melbourne, partait un ex-officier irlandais, ancien inspecteur de police à Castlemaine, nommé Robert O’Hara Burke. Onze hommes l’accompagnaient, William John Wills, jeune astronome distingué, le docteur Beckler, un botaniste, Gray, King, jeune militaire de l’armée des Indes, Landells, Brahe, et plusieurs cipayes. Vingt-cinq chevaux et vingt-cinq chameaux portaient les voyageurs, leurs bagages et des provisions pour dix-huit mois. L’expédition devait se rendre au golfe de Carpentarie, sur la côte septentrionale, en suivant d’abord la rivière Cooper.
«Elle franchit sans peine les lignes du Murray et du Darling, et arriva à la station de Menindié, sur la limite des colonies.
«Là, on reconnut que les nombreux bagages étaient très embarrassants. Cette gêne et une certaine dureté de caractère de Burke mirent la mésintelligence dans la troupe. Landells, le directeur des chameaux, suivi de quelques serviteurs hindous, se sépara de l’expédition, et revint sur les bords du Darling.
«Burke poursuivit sa route en avant. Tantôt par de magnifiques pâturages largement arrosés, tantôt par des chemins pierreux et privés d’eau, il descendit vers le Cooper’s-creek. Le 20 novembre, trois mois après son départ, il établissait un premier dépôt de provisions au bord de la rivière.
«Ici, les voyageurs furent retenus quelque temps sans trouver une route praticable vers le nord, une route où l’eau fût assurée. Après de grandes difficultés, ils arrivèrent à un campement qu’ils nommèrent le fort Wills. Ils en firent un poste entouré de palissades, situé à mi-chemin de Melbourne au golfe de Carpentarie. Là, Burke divisa sa troupe en deux parts. L’une, sous les ordres de Brahe, dut rester au fort Wills pendant trois mois et plus, si les provisions ne lui manquaient pas, et attendre le retour de l’autre. Celle-ci ne comprit que Burke, King, Gray et Wills. Ils emmenaient six chameaux.
«Ils emportaient pour trois mois de vivres, c’est-à-dire trois quintaux de farine, cinquante livres de riz, cinquante livres de farine d’avoine, un quintal de viande de cheval séchée, cent livres de porc salé et de lard, et trente livres de biscuit, le tout pour faire un voyage de six cents lieues, aller et retour.
«Ces quatre hommes partirent. Après la pénible traversée d’un désert pierreux, ils arrivèrent sur la rivière d’Eyre, au point extrême atteint par Sturt, en 1845, et, remontant le cent quarantième méridien aussi exactement que possible, ils pointèrent vers le nord.
«Le 7 janvier, ils passèrent le tropique sous un soleil de feu, trompés par des mirages décevants, souvent privés d’eau, quelquefois rafraîchis par de grands orages, trouvant çà et là quelques indigènes errants dont ils n’eurent point à se plaindre; en somme, peu gênés par les difficultés d’une route que ne barraient ni lacs, ni fleuves, ni montagnes.
«Le 12 janvier, quelques collines de grès apparurent vers le nord, entre autres le mont Forbes, et une succession de chaînes granitiques, qu’on appelle des «ranges.» Là, les fatigues furent grandes. On avançait à peine. Les animaux refusaient de se porter en avant: «toujours dans les ranges! Les chameaux suent de crainte!» écrit Burke sur son carnet de voyage. Néanmoins, à force d’énergie, les explorateurs arrivent sur les bords de la rivière Turner, puis au cours supérieur du fleuve Flinders, vu par Stokes en 1841, qui va se jeter dans le golfe de Carpentarie, entre des rideaux de palmiers et d’eucalyptus.
«Les approches de l’océan se manifestèrent par une suite de terrains marécageux. Un des chameaux y périt. Les autres refusèrent d’aller au delà. King et Gray durent rester avec eux. Burke et Wills continuèrent de marcher au nord, et, après de grandes difficultés fort obscurément relatées dans leurs notes, ils arrivèrent à un point où le flux de la mer couvrait les marécages, mais ils ne virent point l’océan. C’était le 11 février 1861.
—Ainsi, dit lady Glenarvan, ces hommes hardis ne purent aller au delà?
—Non, madame, répondit Paganel. Le sol des marais fuyait sous leurs pieds, et ils durent songer à rejoindre leurs compagnons du fort Wills. Triste retour, je vous jure! Ce fut en se traînant, faibles et épuisés, que Burke et son camarade retrouvèrent Gray et King. Puis l’expédition, descendant au sud par la route déjà suivie, se dirigea vers le Cooper’s-creek.
«Les péripéties, les dangers, les souffrances de ce voyage, nous ne les connaissons pas exactement, car les notes manquent au carnet des explorateurs. Mais cela a dû être terrible.
«En effet, au mois d’avril, arrivés dans la vallée de Cooper, ils n’étaient plus que trois. Gray venait de succomber à la peine. Quatre chameaux avaient péri. Cependant, si Burke parvient à gagner le fort Wills, où l’attend Brahe avec son dépôt de provisions, ses compagnons et lui sont sauvés. Ils redoublent d’énergie; ils se traînent pendant quelques jours encore; le 21 avril, ils aperçoivent les palissades du fort, ils l’atteignent!… Ce jour-là, après cinq mois d’une vaine attente, Brahe était parti.
—Parti! s’écria le jeune Robert.
—Oui, parti! Le jour même, par une déplorable fatalité! La note laissée par Brahe n’avait pas sept heures de date! Burke ne pouvait songer à le rejoindre. Les malheureux abandonnés se refirent un peu avec les provisions du dépôt. Mais les moyens de transport leur manquaient, et cent cinquante lieues les séparaient encore du Darling.
«C’est alors que Burke, contrairement à l’opinion de Wills, songe à gagner les établissements australiens, situés près du mont Hopeless, à soixante lieues du fort Wills. On se met en route.
«Des deux chameaux qui restent, l’un périt dans un affluent fangeux du Cooper’s-creek; l’autre ne peut plus faire un pas, il faut l’abattre, et se nourrir de sa chair. Bientôt les vivres sont dévorés.
«Les trois infortunés sont réduits à se nourrir de «nardou», plante aquatique dont les sporules sont comestibles. Faute d’eau, faute de moyens pour la transporter, ils ne peuvent s’éloigner des rives du Cooper. Un incendie brûle leur cabane et leurs effets de campement. Ils sont perdus! Ils n’ont plus qu’à mourir!
«Burke appela King près de lui: «je n’ai plus que quelques heures à vivre, lui dit-il; voilà ma montre et mes notes. Quand je serai mort, je désire que vous placiez un pistolet dans ma main droite, et que vous me laissiez tel que je serai, sans me mettre en terre!», cela dit, Burke ne parla plus, et il expira le lendemain matin à huit heures.
«King, épouvanté, éperdu, alla à la recherche d’une tribu australienne. Lorsqu’il revint, Wills venait de succomber aussi. Quant à King, il fut recueilli par des indigènes et, au mois de septembre, retrouvé par l’expédition de M Howitt, envoyée à la recherche de Burke en même temps que Mac Kinlay et Landsborough. Ainsi donc, des quatre explorateurs, un seul survécut à cette traversée du continent australien.»
Le récit de Paganel avait laissé une impression douloureuse dans l’esprit de ses auditeurs. Chacun songeait au capitaine Grant, qui errait peut-être comme Burke et les siens au milieu de ce continent funeste. Les naufragés avaient-ils échappé aux souffrances qui décimèrent ces hardis pionniers? Ce rapprochement fut si naturel, que les larmes vinrent aux yeux de Mary Grant.
«Mon père! Mon pauvre père! Murmura-t-elle.
—Miss Mary! Miss Mary! s’écria John Mangles, pour endurer de tels maux, il faut affronter les contrées de l’intérieur! Le capitaine Grant, lui, est entre les mains des indigènes, comme King, et, comme King, il sera sauvé! Il ne s’est jamais trouvé dans d’aussi mauvaises conditions!
—Jamais, ajouta Paganel, et je vous le répète, ma chère miss, les australiens sont hospitaliers.
—Dieu vous entende! répondit la jeune fille.
—Et Stuart? demanda Glenarvan, qui voulait détourner le cours de ces tristes pensées.
—Stuart? répondit Paganel. Oh! Stuart a été plus heureux, et son nom est célèbre dans les annales australiennes. Dès l’année 1848, John Mac Douall Stuart, votre compatriote, mes amis, préludait à ses voyages, en accompagnant Sturt dans les déserts situés au nord d’Adélaïde. En 1860, suivi de deux hommes seulement, il tenta, mais en vain, de pénétrer dans l’intérieur de l’Australie. Ce n’était pas un homme à se décourager. En 1861, le 1er janvier, il quitta le Chambers-Creek, à la tête de onze compagnons déterminés, et ne s’arrêta qu’à soixante lieues du golfe de Carpentarie; mais, les provisions manquant, il dut revenir à Adélaïde sans avoir traversé le redoutable continent. Cependant, il osa tenter encore la fortune, et organiser une troisième expédition qui, cette fois, devait atteindre le but si ardemment désiré.
«Le parlement de l’Australie méridionale patronna chaudement cette nouvelle exploration, et vota un subside de deux mille livres sterling. Stuart prit toutes les précautions que lui suggéra son expérience de pionnier. Ses amis, Waterhouse le naturaliste, Thring, Kekwick, ses anciens compagnons, Woodforde, Auld, dix en tout, se joignirent à lui. Il emporta vingt outres de cuir d’Amérique, pouvant contenir sept gallons chacune, et, le 5 avril 1862, l’expédition se trouvait réunie au bassin de Newcastle-Water, au delà du dix-huitième degré de latitude, à ce point même que Stuart n’avait pu dépasser. La ligne de son itinéraire suivait à peu près le cent trente et unième méridien, et, par conséquent, faisait un écart de sept degrés à l’ouest de celui de Burke.
«Le bassin de Newcastle-Water devait être la base des explorations nouvelles. Stuart, entouré de bois épais, essaya vainement de passer au nord et au nord-est. Même insuccès pour gagner à l’ouest la rivière de Victoria; d’impénétrables buissons fermaient toute issue.
«Stuart résolut alors de changer son campement, et il parvint à le transporter un peu plus au nord, dans les marais d’Hower. Alors, tendant vers l’est, il rencontra au milieu de plaines herbeuses le ruisseau Daily, qu’il remonta pendant une trentaine de milles.
«La contrée devenait magnifique; ses pâturages eussent fait la joie et la fortune d’un squatter; les eucalyptus y poussaient à une prodigieuse hauteur. Stuart, émerveillé, continua de se porter en avant; il atteignit les rives de la rivière Strangway et du Roper’s-Creek découvert par Leichardt; leurs eaux coulaient au milieu de palmiers dignes de cette région tropicale; là vivaient des tribus d’indigènes qui firent bon accueil aux explorateurs.
«De ce point, l’expédition inclina vers le nord-nord-ouest, cherchant à travers un terrain couvert de grès et de roches ferrugineuses les sources de la rivière Adélaïde, qui se jette dans le golfe de Van-Diemen. Elle traversait alors la terre d’Arnhem, au milieu des choux-palmistes, des bambous, des pins et des pendanus. L’Adélaïde s’élargissait; ses rives devenaient marécageuses; la mer était proche.
«Le mardi, 22 juillet, Stuart campa dans les marais de Fresh-Water, très gêné par d’innombrables ruisseaux qui coupaient sa route. Il envoya trois de ses compagnons chercher des chemins praticables; le lendemain, tantôt tournant d’infranchissables criques, tantôt s’embourbant dans les terrains fangeux, il atteignit quelques plaines élevées et revêtues de gazon où croissaient des bouquets de gommiers et des arbres à écorce fibreuse; là volaient par bandes des oies, des ibis, des oiseaux aquatiques d’une sauvagerie extrême. D’indigènes, il y avait peu ou point. Seulement quelques fumées de campements lointains.
«Le 24 juillet, neuf mois après son départ d’Adélaïde, Stuart part à huit heures vingt minutes du matin dans la direction du nord; il veut atteindre la mer le jour même; le pays est légèrement élevé, parsemé de minerai de fer et de roches volcaniques; les arbres deviennent petits; ils prennent un air maritime; une large vallée alluvionnaire se présente, bordée au delà par un rideau d’arbustes. Stuart entend distinctement le bruit des vagues qui déferlent, mais il ne dit rien à ses compagnons. On pénètre dans un taillis obstrué de sarments de vigne sauvage.
«Stuart fait quelques pas. Il est sur les bords de l’océan indien! «La mer! La mer!» s’écrie Thring stupéfait! Les autres accourent, et trois hurrahs prolongés saluent l’océan indien.
«Le continent venait d’être traversé pour la quatrième fois!
«Stuart, suivant la promesse faite au gouverneur sir Richard Macdonnell, se baigna les pieds et se lava la face et les mains dans les flots de la mer.
«Puis il revint à la vallée et inscrivit sur un arbre ses initiales J M D S. Un campement fut organisé près d’un petit ruisseau aux eaux courantes.
«Le lendemain, Thring alla reconnaître si l’on pouvait gagner par le sud-ouest l’embouchure de la rivière Adélaïde; mais le sol était trop marécageux pour le pied des chevaux; il fallut y renoncer.
«Alors Stuart choisit dans une clairière un arbre élevé. Il en coupa les branches basses, et à la cime il fit déployer le drapeau australien. Sur l’arbre ces mots furent inscrits dans l’écorce: c’est à un pied au sud que tu dois fouiller le sol.
«Et si quelque voyageur creuse, un jour, la terre à l’endroit indiqué, il trouvera une boîte de fer-blanc, et dans cette boîte ce document dont les mots sont gravés dans ma mémoire: Grande exploration et traversée du sud au nord de l’Australie.
«Les explorateurs aux ordres de John Mac Douall Stuart sont arrivés ici le 25 juillet 1862, après avoir traversé toute l’Australie de la mer du sud aux rives de l’océan Indien, en passant par le centre du continent. Ils avaient quitté Adélaïde le 26 octobre 1861, et ils sortaient le 21 janvier 1862 de la dernière station de la colonie dans la direction du nord. En mémoire de cet heureux événement, ils ont déployé ici le drapeau australien avec le nom du chef de l’expédition. Tout est bien. Dieu protège la reine.»
«Suivent les signatures de Stuart et de ses compagnons.
«Ainsi fut constaté ce grand événement qui eut un retentissement immense dans le monde entier.
—Et ces hommes courageux ont-ils tous revu leurs amis du sud? demanda lady Helena.
—Oui, madame, répondit Paganel; tous, mais non pas sans de cruelles fatigues. Stuart fut le plus éprouvé; sa santé était gravement compromise par le scorbut, quand il reprit son itinéraire vers Adélaïde. Au commencement de septembre, sa maladie avait fait de tels progrès, qu’il ne croyait pas revoir les districts habités. Il ne pouvait plus se tenir en selle; il allait, couché dans un palanquin suspendu entre deux chevaux. À la fin d’octobre, des crachements de sang le mirent à toute extrémité. On tua un cheval pour lui faire du bouillon; le 28 octobre, il pensait mourir, quand une crise salutaire le sauva, et, le 10 décembre, la petite troupe tout entière atteignit les premiers établissements.
«Ce fut le 17 décembre que Stuart entra à Adélaïde au milieu d’une population enthousiasmée. Mais sa santé était toujours délabrée, et bientôt, après avoir obtenu la grande médaille d’or de la société de géographie, il s’embarqua sur l’Indus pour sa chère Écosse, sa patrie, où nous le reverrons à notre retour.
—C’était un homme qui possédait au plus haut degré l’énergie morale, dit Glenarvan, et, mieux encore que la force physique, elle conduit à l’accomplissement des grandes choses. L’Écosse est fière à bon droit de le compter au nombre de ses enfants.
—Et depuis Stuart, demanda lady Helena, aucun voyageur n’a-t-il tenté de nouvelles découvertes?
—Si, madame, répondit Paganel. Je vous ai parlé souvent de Leichardt. Ce voyageur avait déjà fait en 1844 une remarquable exploration dans l’Australie septentrionale. En 1848, il entreprit une seconde expédition vers le nord-est. Depuis dix-sept ans, il n’a pas reparu. L’année dernière, le célèbre botaniste, le docteur Muller, de Melbourne, a provoqué une souscription publique destinée aux frais d’une expédition. Cette expédition a été rapidement couverte, et une troupe de courageux squatters, commandée par l’intelligent et audacieux Mac Intyre, a quitté le 21 juin 1864 les pâturages de la rivière de Paroo. Au moment où je vous parle, il doit s’être profondément enfoncé, à la recherche de Leichardt, dans l’intérieur du continent. Puisse-t-il réussir, et nous-mêmes puissions-nous, comme lui, retrouver les amis qui nous sont chers!»
Ainsi finit le récit du géographe. L’heure était avancée. On remercia Paganel, et chacun, quelques instants plus tard, dormait paisiblement, tandis que l’oiseau-horloge, caché dans le feuillage des gommiers blancs, battait régulièrement les secondes de cette nuit tranquille.
Chapitre XII Le railway de Melbourne à Sandhurst
Le major n’avait pas vu sans une certaine appréhension Ayrton quitter le campement de Wimerra pour aller chercher un maréchal ferrant à cette station de Black-Point. Mais il ne souffla mot de ses défiances personnelles, et il se contenta de surveiller les environs de la rivière. La tranquillité de ces paisibles campagnes ne fut aucunement troublée, et, après quelques heures de nuit, le soleil reparut au-dessus de l’horizon.
Pour son compte, Glenarvan n’avait d’autre crainte que de voir Ayrton revenir seul. Faute d’ouvriers, le chariot ne pouvait se remettre en route. Le voyage était arrêté pendant plusieurs jours peut-être, et Glenarvan impatient de réussir, avide d’atteindre son but, n’admettait aucun retard.
Ayrton, fort heureusement, n’avait perdu ni son temps ni ses démarches. Le lendemain il reparut au lever du jour. Un homme l’accompagnait, qui se disait maréchal ferrant de la station de Black-Point.
C’était un gaillard vigoureux, de haute stature, mais d’une physionomie basse et bestiale qui ne prévenait pas en sa faveur. Peu importait, en somme, s’il savait son métier. En tout cas, il ne parlait guère, et sa bouche ne s’usait pas en paroles inutiles.
«Est-ce un ouvrier capable? demanda John Mangles au quartier-maître.
—Je ne le connais pas plus que vous, capitaine, répondit Ayrton.
Nous verrons.»
Le maréchal ferrant se mit à l’ouvrage. C’était un homme du métier, on le vit bien à la façon dont il répara l’avant-train du chariot. Il travaillait adroitement, avec une vigueur peu commune. Le major observa que la chair de ses poignets, fortement érodée, présentait un collier noirâtre de sang extravasé. C’était l’indice d’une blessure récente que les manches d’une mauvaise chemise de laine dissimulaient assez mal. Mac Nabbs interrogea le maréchal ferrant au sujet de ces érosions qui devaient être très douloureuses. Mais celui-ci ne répondit pas et continua son travail.
Deux heures après, les avaries du chariot étaient réparées.
Quant au cheval de Glenarvan, ce fut vite fait. Le maréchal ferrant avait eu soin d’apporter des fers tout préparés. Ces fers offraient une particularité qui n’échappa point au major. C’était un trèfle grossièrement découpé à leur partie antérieure. Mac Nabbs le fit voir à Ayrton.
«C’est la marque de Black-Point, répondit le quartier-maître. Cela permet de suivre la trace des chevaux qui s’écartent de la station, et de ne point la confondre avec d’autres.»
Bientôt les fers furent ajustés aux sabots du cheval.
Puis le maréchal ferrant réclama son salaire, et s’en alla sans avoir prononcé quatre paroles.
Une demi-heure plus tard, les voyageurs étaient en marche. Au delà des rideaux de mimosas s’étendait un espace largement découvert qui méritait bien son nom «d’open plain.» Quelques débris de quartz et de roches ferrugineuses gisaient entre les buissons, les hautes herbes et les palissades où parquaient de nombreux troupeaux. Quelques milles plus loin, les roues du chariot sillonnèrent assez profondément des terrains lacustres, où murmuraient des creeks irréguliers, à demi cachés sous un rideau de roseaux gigantesques.
Puis on côtoya de vastes lagunes salées, en pleine évaporation. Le voyage se faisait sans peine, et, il faut ajouter, sans ennui.
Lady Helena invitait les cavaliers à lui rendre visite tour à tour, car son salon était fort exigu.
Mais chacun se délassait ainsi des fatigues du cheval et se récréait à la conversation de cette aimable femme. Lady Helena, secondée par miss Mary, faisait avec une grâce parfaite les honneurs de sa maison ambulante. John Mangles n’était pas oublié dans ces invitations quotidiennes, et sa conversation un peu sérieuse ne déplaisait point. Au contraire.
Ce fut ainsi que l’on coupa diagonalement le mail-road de Growland à Horsham, une route très poussiéreuse que les piétons n’usaient guère. Quelques croupes de collines peu élevées furent effleurées en passant à l’extrémité du comté de Talbot, et le soir la troupe arriva à trois milles au-dessus de Maryborough. Il tombait une pluie fine, qui en tout autre pays eût détrempé le sol; mais ici l’air absorbait l’humidité si merveilleusement, que le campement n’en souffrit pas.
Le lendemain, 29 décembre, la marche fut un peu retardée par une suite de monticules qui formaient une petite Suisse en miniature. C’étaient de perpétuelles montées ou descentes, et force cahots peu agréables. Les voyageurs firent une partie de la route à pied, et ne s’en plaignirent pas.
À onze heures, on arriva à Carlsbrook, municipalité assez importante. Ayrton était d’avis de tourner la ville sans y pénétrer, afin, disait-il, de gagner du temps. Glenarvan partagea son opinion, mais Paganel, toujours friand de curiosités, désirait visiter Carlsbrook. On le laissa faire, et le chariot continua lentement son voyage.
Paganel, suivant son habitude, emmena Robert avec lui. Sa visite à la municipalité fut rapide, mais elle suffit à lui donner un aperçu exact des villes australiennes. Il y avait là une banque, un palais de justice, un marché, une école, une église, et une centaine de maisons de brique parfaitement uniformes.
Le tout disposé dans un quadrilatère régulier coupé de rues parallèles, d’après la méthode anglaise. Rien de plus simple, mais de moins récréatif. Quand la ville augmente, on allonge ses rues comme les culottes d’un enfant qui grandit, et la symétrie primitive n’est aucunement dérangée.
Une grande activité régnait à Carlsbrook, symptôme remarquable dans ces cités nées d’hier. Il semble qu’en Australie les villes poussent comme des arbres, à la chaleur du soleil. Des gens affairés couraient les rues; des expéditeurs d’or se pressaient aux bureaux d’arrivage, le précieux métal, escorté par la police indigène, venait des usines de Bendigo et du mont Alexandre. Tout ce monde éperonné par l’intérêt ne songeait qu’à ses affaires, et les étrangers passèrent inaperçus au milieu de cette population laborieuse.
Après une heure employée à parcourir Carlsbrook, les deux visiteurs rejoignirent leurs compagnons à travers une campagne soigneusement cultivée. De longues prairies, connues sous le nom de «low level plains», lui succédèrent avec d’innombrables troupeaux de moutons et des huttes de bergers. Puis le désert se montra, sans transition, avec cette brusquerie particulière à la nature australienne. Les collines de Simpson et le mont Tarrangower marquaient la pointe que fait au sud le district de Loddo sur le cent quarante-quatrième degré de longitude.
Cependant, on n’avait rencontré jusqu’ici aucune de ces tribus d’aborigènes qui vivent à l’état sauvage.
Glenarvan se demandait si les australiens manqueraient à l’Australie comme avaient manqué les indiens dans la Pampasie argentine. Mais Paganel lui apprit que, sous cette latitude, les sauvages fréquentaient principalement les plaines du Murray, situées à cent milles dans l’est.
«Nous approchons du pays de l’or, dit-il. Avant deux jours nous traverserons cette opulente région du mont Alexandre. C’est là que s’est abattue en 1852 la nuée des mineurs. Les naturels ont dû s’enfuir vers les déserts de l’intérieur. Nous sommes en pays civilisé sans qu’il y paraisse, et notre route, avant la fin de cette journée, aura coupé le railway qui met en communication le Murray et la mer. Eh bien, faut-il le dire, mes amis, un chemin de fer en Australie, voilà qui me paraît une chose surprenante!
—Et pourquoi donc, Paganel? demanda Glenarvan.
—Pourquoi! Parce que cela jure! Oh! je sais bien que vous autres, habitués à coloniser des possessions lointaines, vous qui avez des télégraphes électriques et des expositions universelles dans la Nouvelle Zélande, vous trouverez cela tout simple! Mais cela confond l’esprit d’un français comme moi et brouille toutes ses idées sur l’Australie.
—Parce que vous regardez le passé et non le présent», répondit
John Mangles.
Un vigoureux coup de sifflet interrompit la discussion. Les voyageurs n’étaient pas à un mille du chemin de fer. Une locomotive, venant du sud et marchant à petite vitesse, s’arrêta précisément au point d’intersection de la voie ferrée et de la route suivie par le chariot. Ce chemin de fer, ainsi que l’avait dit Paganel, reliait la capitale de Victoria au Murray, le plus grand fleuve de l’Australie.
Cet immense cours d’eau, découvert par Sturt en 1828, sorti des Alpes australiennes, grossi du Lachlan et du Darling, couvre toute la frontière septentrionale de la province Victoria, et va se jeter dans la baie Encounter, auprès d’Adélaïde. Il traverse des pays riches, fertiles, et les stations des squatters se multiplient sur son parcours, grâce aux communications faciles que le railway établit avec Melbourne.
Ce chemin de fer était alors exploité sur une longueur de cent cinq milles entre Melbourne et Sandhurst, desservant Kyneton et Castlemaine. La voie, en construction, se poursuivait pendant soixante-dix milles jusqu’à Echuca, capitale de la colonie la Riverine, fondée cette année même sur le Murray.
Le trente-septième parallèle coupait la voie ferrée à quelques milles au-dessus de Castlemaine, et précisément à Camden-Bridge, pont jeté sur la Lutton, un des nombreux affluents du Murray.
C’est vers ce point qu’Ayrton dirigea son chariot, précédé des cavaliers, qui se permirent un temps de galop jusqu’à Camden-Bridge. Ils y étaient attirés, d’ailleurs, par un vif sentiment de curiosité.
En effet, une foule considérable se portait vers le pont du chemin de fer. Les habitants des stations voisines abandonnaient leurs maisons; les bergers, laissant leurs troupeaux, encombraient les abords de la voie. On pouvait entendre ces cris souvent répétés:
«Au railway! Au railway!»
Quelque événement grave devait s’être produit, qui causait toute cette agitation. Une grande catastrophe peut-être.
Glenarvan, suivi de ses compagnons, pressa le pas de son cheval. En quelques minutes, il arriva à Camden-Bridge. Là, il comprit la cause du rassemblement.
Un effroyable accident avait eu lieu, non une rencontre de trains, mais un déraillement et une chute qui rappelaient les plus graves désastres des railways américains. La rivière que traversait la voie ferrée était comblée de débris de wagons et de locomotive. Soit que le pont eût cédé sous la charge du train, soit que le convoi se fût jeté hors des rails, cinq voitures sur six avaient été précipitées dans le lit de la Lutton à la suite de la locomotive.
Seul, le dernier wagon, miraculeusement préservé par la rupture de sa chaîne, restait sur la voie à une demi-toise de l’abîme. Au-dessous, ce n’était qu’un sinistre amoncellement d’essieux noircis et faussés, de caissons défoncés, de rails tordus, de traverses calcinées. La chaudière éclatant au choc, avait projeté ses débris de plaques à d’énormes distances.
De toute cette agglomération d’objets informes sortaient encore quelques flammes et des spirales de vapeur mêlées à une fumée noire. Après l’horrible chute, l’incendie plus horrible encore! De larges traces de sang, des membres épars, des tronçons de cadavres carbonisés apparaissaient çà et là, et personne n’osait calculer le nombre de victimes entassées sous ces débris.
Glenarvan, Paganel, le major, Mangles, mêlés à la foule, écoutaient les propos qui couraient de l’un à l’autre. Chacun cherchait à expliquer la catastrophe, tandis que l’on travaillait au sauvetage.
«Le pont s’est rompu, disait celui-ci.
—Rompu! répondaient ceux-là. Il s’est si peu rompu qu’il est encore intact. On a oublié de le fermer au passage du train. Voilà tout.»
C’était, en effet, un pont tournant qui s’ouvrait pour le service de la batellerie. Le garde, par une impardonnable négligence, avait-il donc oublié de le fermer, et le convoi lancé à toute vitesse, auquel la voie venait à manquer subitement, s’était-il ainsi précipité dans le lit de la Lutton? Cette hypothèse semblait très admissible, car si une moitié du pont gisait sous les débris de wagons, l’autre moitié, ramenée sur la rive opposée, pendait encore à ses chaînes intactes. Plus de doute possible! Une incurie du garde venait de causer cette catastrophe.
L’accident était arrivé dans la nuit, à l’express N° 37, parti de Melbourne à onze heures quarante-cinq du soir. Il devait être trois heures quinze du matin, quand le train, vingt-cinq minutes après avoir quitté la station de Castlemaine, arriva au passage de Camden-Bridge et y demeura en détresse.
Aussitôt, les voyageurs et les employés du dernier wagon s’occupèrent de demander des secours; mais le télégraphe, dont les poteaux gisaient à terre, ne fonctionnait plus. Il fallut trois heures aux autorités de Castlemaine pour arriver sur le lieu du sinistre. Il était donc six heures du matin quand le sauvetage fut organisé sous la direction de M Mitchell, surveyor général de la colonie, et d’une escouade de policemen commandés par un officier de police. Les squatters et leurs gens étaient venus en aide, et travaillèrent d’abord à éteindre l’incendie qui dévorait cet amoncellement de débris avec une insurmontable activité.
Quelques cadavres méconnaissables étaient couchés sur les talus du remblai. Mais il fallait renoncer à retirer un être vivant de cette fournaise. Le feu avait rapidement achevé l’œuvre de destruction. Des voyageurs du train, dont on ignorait le nombre, dix survivaient seulement, ceux du dernier wagon.
L’administration du chemin de fer venait d’envoyer une locomotive de secours pour les ramener à Castlemaine.
Cependant, lord Glenarvan, s’étant fait connaître du surveyor général, causait avec lui et l’officier de police. Ce dernier était un homme grand et maigre, d’un imperturbable sang-froid, et qui, s’il avait quelque sensibilité dans le cœur, n’en laissait rien voir sur ses traits impassibles. Il était, devant tout ce désastre, comme un mathématicien devant un problème; il cherchait à le résoudre et à en dégager l’inconnue. Aussi, à cette parole de Glenarvan: «Voilà un grand malheur!» répondit-il tranquillement:
«Mieux que cela, mylord.
—Mieux que cela! s’écria Glenarvan, choqué de la phrase, et qu’y a-t-il de mieux qu’un malheur?
—Un crime!» répondit tranquillement l’officier de police.
Glenarvan, sans s’arrêter à l’impropriété de l’expression, se retourna vers M Mitchell, l’interrogeant du regard.
«Oui, mylord, répondit le surveyor général, notre enquête nous a conduits à cette certitude, que la catastrophe est le résultat d’un crime. Le dernier wagon des bagages a été pillé. Les voyageurs survivants ont été attaqués par une troupe de cinq à six malfaiteurs. C’est intentionnellement que le pont a été ouvert, non par négligence, et si l’on rapproche ce fait de la disparition du garde, on en doit conclure que ce misérable s’est fait le complice des criminels.»
L’officier de police, à cette déduction du surveyor général, secoua la tête.
«Vous ne partagez pas mon avis? lui demanda M Mitchell.
—Non, en ce qui regarde la complicité du garde.
—Cependant, cette complicité, reprit le surveyor général, permet d’attribuer le crime aux sauvages qui errent dans les campagnes du Murray. Sans le garde, ces indigènes n’ont pu ouvrir ce pont tournant dont le mécanisme leur est inconnu.
—Juste, répondit l’officier de police.
—Or, ajouta M Mitchell, il est constant, par la déposition d’un batelier dont le bateau a franchi Camden-Bridge à dix heures quarante du soir, que le pont a été réglementairement refermé après son passage.
—Parfait.
—Ainsi donc, la complicité du garde me paraît établie d’une façon péremptoire.»
L’officier de police secouait la tête par un mouvement continu.
«Mais alors, monsieur, lui demanda Glenarvan, vous n’attribuez point le crime aux sauvages?
—Aucunement.
—À qui, alors?»
En ce moment, une assez grande rumeur s’éleva à un demi-mille en amont de la rivière. Un rassemblement s’était formé, qui se grossit rapidement. Il arriva bientôt à la station. Au centre du rassemblement, deux hommes portaient un cadavre. C’était le cadavre du garde, déjà froid. Un coup de poignard l’avait frappé au cœur. Les assassins, en traînant son corps loin de Camden-Bridge, avaient voulu sans doute égarer les soupçons de la police pendant ses premières recherches. Or, cette découverte justifiait pleinement les doutes de l’officier. Les sauvages n’étaient pour rien dans le crime.
«Ceux qui ont fait le coup, dit-il, sont des gens familiarisés avec l’usage de ce petit instrument.»
Et parlant ainsi, il montra une paire de «darbies», espèce de menottes faites d’un double anneau de fer muni d’une serrure.
«Avant peu, ajouta-t-il, j’aurai le plaisir de leur offrir ce bracelet comme cadeau du nouvel an.
—Mais alors vous soupçonnez?…
—Des gens qui ont «voyagé gratis sur les bâtiments de sa majesté.»
—Quoi! Des convicts! s’écria Paganel, qui connaissait cette métaphore employée dans les colonies australiennes.
—Je croyais, fit observer Glenarvan, que les transportés n’avaient pas droit de séjour dans la province de Victoria?
—Peuh! répliqua l’officier de police, s’ils n’ont pas ce droit ils le prennent! ça s’échappe quelquefois, les convicts, et je me trompe fort ou ceux-ci viennent en droite ligne de Perth. Eh bien, ils y retourneront, vous pouvez m’en croire.»
M Mitchell approuva d’un geste les paroles de l’officier de police. En ce moment, le chariot arrivait au passage à niveau de la voie ferrée.
Glenarvan voulut épargner aux voyageuses l’horrible spectacle de Camden-Bridge. Il salua le surveyor général, prit congé de lui, et fit signe à ses amis de le suivre.
«Ce n’est pas une raison, dit-il, pour interrompre notre voyage.»
Arrivé au chariot, Glenarvan parla simplement à lady Helena d’un accident de chemin de fer, sans dire la part que le crime avait prise à cette catastrophe; il ne mentionna pas non plus la présence dans le pays d’une bande de convicts, se réservant d’en instruire Ayrton en particulier. Puis, la petite troupe traversa le railway quelques centaines de toises au-dessus du pont, et reprit vers l’est sa route accoutumée.
Chapitre XIII Un premier prix de géographie
Quelques collines découpaient à l’horizon leur profil allongé et terminaient la plaine à deux mille du railway. Le chariot ne tarda pas à s’engager au milieu de gorges étroites et capricieusement contournées. Elles aboutissaient à une contrée charmante, où de beaux arbres, non réunis en forêts, mais groupés par bouquets isolés, poussaient avec une exubérance toute tropicale. Entre les plus admirables se distinguaient les «casuarinas», qui semblent avoir emprunté au chêne la structure robuste de son tronc, à l’acacia ses gousses odorantes, et au pin la rudesse de ses feuilles un peu glauques. À leurs rameaux se mêlaient les cônes si curieux du «banksia latifolia», dont la maigreur est d’une suprême élégance. De grands arbustes à brindilles retombantes faisaient dans les massifs l’effet d’une eau verte débordant de vasques trop pleines. Le regard hésitait entre toutes ces merveilles naturelles, et ne savait où fixer son admiration.
La petite troupe s’était arrêtée un instant. Ayrton, sur l’ordre de lady Helena, avait retenu son attelage. Les gros disques du chariot cessaient de crier sur le sable quartzeux. De longs tapis verts s’étendaient sous les groupes d’arbres; seulement, quelques extumescences du sol, des renflements réguliers, les divisaient en cases encore assez apparentes, comme un vaste échiquier.
Paganel ne se trompa pas à la vue de ces verdoyantes solitudes, si poétiquement disposées pour l’éternel repos. Il reconnut ces carrés funéraires, dont l’herbe efface maintenant les dernières traces, et que le voyageur rencontre si rarement sur la terre australienne.
«Les bocages de la mort», dit-il.
En effet, un cimetière indigène était là, devant ses yeux, mais si frais, si ombragé, si égayé par de joyeuses volées d’oiseaux, si engageant, qu’il n’éveillait aucune idée triste. On l’eût pris volontiers pour un des jardins de l’Eden, alors que la mort était bannie de la terre. Il semblait fait pour les vivants. Mais ces tombes, que le sauvage entretenait avec un soin pieux, disparaissaient déjà sous une marée montante de verdure. La conquête avait chassé l’australien loin de la terre où reposaient ses ancêtres, et la colonisation allait bientôt livrer ces champs de la mort à la dent des troupeaux. Aussi ces bocages sont-ils devenus rares, et combien déjà sont foulés aux pieds du voyageur indifférent, qui recouvrent toute une génération récente!
Cependant Paganel et Robert, devançant leurs compagnons, suivaient entre les tumuli de petites allées ombreuses. Ils causaient et s’instruisaient l’un l’autre, car le géographe prétendait qu’il gagnait beaucoup à la conversation du jeune Grant. Mais ils n’avaient pas fait un quart de mille, que lord Glenarvan les vit s’arrêter, puis descendre de cheval, et enfin se pencher vers la terre. Ils paraissaient examiner un objet très curieux, à en croire leurs gestes expressifs.
Ayrton piqua son attelage, et le chariot ne tarda pas à rejoindre les deux amis. La cause de leur halte et de leur étonnement fut aussitôt reconnue. Un enfant indigène, un petit garçon de huit ans, vêtu d’habits européens, dormait d’un paisible sommeil à l’ombre d’un magnifique banksia. Il était difficile de se méprendre aux traits caractéristiques de sa race:
Ses cheveux crépus, son teint presque noir, son nez épaté, ses lèvres épaisses, une longueur peu ordinaire des bras, le classaient immédiatement parmi les naturels de l’intérieur. Mais une intelligente physionomie le distinguait, et certainement l’éducation avait déjà relevé ce jeune sauvage de sa basse origine.
Lady Helena, très intéressée à sa vue, mit pied à terre, et bientôt toute la troupe entoura le petit indigène, qui dormait profondément.
«Pauvre enfant, dit Mary Grant, est-il donc perdu dans ce désert?
—Je suppose, répondit lady Helena, qu’il est venu de loin pour visiter ces bocages de la mort! Ici reposent sans doute ceux qu’il aime!
—Mais il ne faut pas l’abandonner! dit Robert. Il est seul, et…»
La charitable phrase de Robert fut interrompue par un mouvement du jeune indigène, qui se retourna sans se réveiller; mais alors la surprise de chacun fut extrême de lui voir sur les épaules un écriteau et d’y lire l’inscription suivante: toliné, to be conducted to echuca, … Etc
«Voilà bien les anglais! s’écria Paganel. Ils expédient un enfant comme un colis! Ils l’enregistrent comme un paquet! on me l’avait bien dit, mais je ne voulais pas le croire.
—Pauvre petit! fit lady Helena. était-il dans ce train qui a déraillé à Camden-Bridge? Peut-être ses parents ont-ils péri, et le voilà seul au monde!
—Je ne crois pas, madame, répondit John Mangles. Cet écriteau indique, au contraire, qu’il voyageait seul.
—Il s’éveille», dit Mary Grant.
En effet, l’enfant se réveillait. Peu à peu ses yeux s’ouvrirent et se refermèrent aussitôt, blessés par l’éclat du jour. Mais lady Helena lui prit la main; il se leva et jeta un regard étonné au groupe des voyageurs.
Un sentiment de crainte altéra d’abord ses traits, mais la présence de lady Glenarvan le rassura.
«Comprends-tu l’anglais, mon ami? lui demanda la jeune femme.
—Je le comprends et je le parle», répondit l’enfant dans la langue des voyageurs, mais avec un accent très marqué.
Sa prononciation rappelait celle des français qui s’expriment dans la langue du royaume-uni.
«Quel est ton nom? demanda lady Helena.
—Toliné, répondit le petit indigène.
—Ah! Toliné! s’écria Paganel. Si je ne me trompe, ce mot signifie «écorce d’arbre» en australien?»
Toliné fit un signe affirmatif et reporta ses regards sur les voyageuses.
«D’où viens-tu, mon ami? reprit lady Helena.
—De Melbourne, par le railway de Sandhurst.
—Tu étais dans ce train qui a déraillé au pont de Camden? demanda Glenarvan.
—Oui, monsieur, répondit Toliné, mais le Dieu de la bible m’a protégé.
—Tu voyageais seul?
—Seul. Le révérend Paxton m’avait confié aux soins de Jeffries
Smith. Malheureusement, le pauvre facteur a été tué!
—Et dans ce train, tu ne connaissais personne?
—Personne, monsieur, mais Dieu veille sur les enfants et ne les abandonne jamais!»
Toliné disait ces choses d’une voix douce, qui allait au cœur. Quand il parlait de Dieu, sa parole devenait plus grave, ses yeux s’allumaient, et l’on sentait toute la ferveur contenue dans cette jeune âme.
Cet enthousiasme religieux dans un âge si tendre s’expliquera facilement. Cet enfant était un de ces jeunes indigènes baptisés par les missionnaires anglais, et élevés par eux dans les pratiques austères de la religion méthodiste. Ses réponses calmes, sa tenue propre, son costume sombre lui donnaient déjà l’air d’un petit révérend.
Mais où allait-il ainsi à travers ces régions désertes, et pourquoi avait-il quitté Camden-Bridge?
Lady Helena l’interrogea à ce sujet.
«Je retournais à ma tribu, dans le Lachlan, répondit-il. Je veux revoir ma famille.
—Des australiens? demanda John Mangles.
—Des australiens du Lachlan, répondit Toliné.
—Et tu as un père, une mère? dit Robert Grant.
—Oui, mon frère», répondit Toliné, en offrant sa main au jeune Grant, que ce nom de frère touchait sensiblement. Il embrassa le petit indigène, et il n’en fallait pas plus pour faire d’eux une paire d’amis.
Cependant les voyageurs, vivement intéressés par les réponses de ce jeune sauvage, s’étaient peu à peu assis autour de lui, et l’écoutaient parler. Déjà le soleil s’abaissait derrière les grands arbres.
Puisque l’endroit paraissait propice à une halte, et qu’il importait peu de faire quelques milles de plus avant la nuit close, Glenarvan donna l’ordre de tout préparer pour le campement. Ayrton détela les bœufs; avec l’aide de Mulrady et de Wilson, il leur mit les entraves et les laissa paître à leur fantaisie. La tente fut dressée. Olbinett prépara le repas. Toliné accepta d’en prendre sa part, non sans faire quelque cérémonie, quoiqu’il eût faim. On se mit donc à table, les deux enfants l’un près de l’autre. Robert choisissait les meilleurs morceaux pour son nouveau camarade, et Toliné les acceptait avec une grâce craintive et pleine de charme.
La conversation, cependant, ne languissait pas. Chacun s’intéressait à l’enfant et l’interrogeait. On voulait connaître son histoire. Elle était bien simple. Son passé, ce fut celui de ces pauvres indigènes confiés dès leur bas âge aux soins des sociétés charitables par les tribus voisines de la colonie. Les australiens ont des mœurs douces. Ils ne professent pas envers leurs envahisseurs cette haine farouche qui caractérise les nouveaux zélandais, et peut-être quelques peuplades de l’Australie septentrionale. On les voit fréquenter les grandes villes, Adélaïde, Sydney, Melbourne, et s’y promener même dans un costume assez primitif.
Ils y trafiquent des menus objets de leur industrie, d’instruments de chasse ou de pêche, d’armes, et quelques chefs de tribu, par économie sans doute, laissent volontiers leurs enfants profiter du bénéfice de l’éducation anglaise.
Ainsi firent les parents de Toliné, véritables sauvages du Lachlan, vaste région située au delà du Murray. Depuis cinq ans qu’il demeurait à Melbourne, l’enfant n’avait revu aucun des siens. Et pourtant, l’impérissable sentiment de la famille vivait toujours dans son cœur, et c’était pour revoir sa tribu, dispersée peut-être, sa famille, décimée sans doute, qu’il avait repris le pénible chemin du désert.
«Et après avoir embrassé tes parents tu reviendras à Melbourne, mon enfant? lui demanda lady Glenarvan.
—Oui, madame, répondit Toliné en regardant la jeune femme avec une sincère expression de tendresse.
—Et que veux-tu faire un jour?
—Je veux arracher mes frères à la misère et à l’ignorance! Je veux les instruire, les amener à connaître et à aimer Dieu! Je veux être missionnaire!»
Ces paroles prononcées avec animation par un enfant de huit ans, pouvaient prêter à rire à des esprits légers et railleurs; mais elles furent comprises et respectées de ces graves écossais; ils admirèrent la religieuse vaillance de ce jeune disciple, déjà prêt au combat. Paganel se sentit remué jusqu’au fond du cœur, et il éprouva une véritable sympathie pour le petit indigène.
Faut-il le dire? Jusqu’ici, ce sauvage en habit européen ne lui plaisait guère. Il ne venait pas en Australie pour voir des australiens en redingote!
Il les voulait habillés d’un simple tatouage. Cette mise «convenable» déroutait ses idées. Mais du moment que Toliné eut parlé si ardemment, il revint sur son compte et se déclara son admirateur. La fin de cette conversation, d’ailleurs, devait faire du brave géographe le meilleur ami du petit australien.
En effet, à une question de lady Helena, Toliné répondit qu’il faisait ses études «à l’école normale» de Melbourne, dirigée par le révérend M Paxton.
«Et que t’apprend-on à cette école? demanda lady Glenarvan.
—On m’apprend la bible, les mathématiques, la géographie…
—Ah! La géographie! s’écria Paganel, touché dans son endroit sensible.
—Oui, monsieur, répondit Toliné. J’ai même eu un premier prix de géographie avant les vacances de janvier.
—Tu as eu un prix de géographie, mon garçon?
—Le voilà, monsieur», dit Toliné, tirant un livre de sa poche.
C’était une bible in-32, bien reliée. Au verso de la première page, on lisait cette mention: école normale de Melbourne, 1er prix de géographie, Toliné du Lachlan.
Paganel n’y tint plus! Un australien fort en géographie, cela l’émerveillait, et il embrassa Toliné sur les deux joues, ni plus ni moins que s’il eût été le révérend Paxton lui-même, un jour de distribution de prix. Paganel, cependant, aurait dû savoir que ce fait n’est pas rare dans les écoles australiennes. Les jeunes sauvages sont très aptes à saisir les sciences géographiques; ils y mordent volontiers, et montrent, au contraire, un esprit assez rebelle aux calculs.
Toliné, lui, n’avait rien compris aux caresses subites du savant. Lady Helena dut lui expliquer que Paganel était un célèbre géographe, et, au besoin, un professeur distingué.
«Un professeur de géographie! répondit Toliné. Oh! monsieur, interrogez-moi!
—T’interroger, mon garçon! dit Paganel, mais je ne demande pas mieux! J’allais même le faire sans ta permission. Je ne suis pas fâché de voir comment on enseigne la géographie à l’école normale de Melbourne!
—Et si Toliné allait vous en remontrer, Paganel! dit Mac Nabbs.
—Par exemple! s’écria le géographe, en remontrer au secrétaire de la société de géographie de France!»
Puis, assurant ses lunettes sur son nez, redressant sa haute taille, et prenant un ton grave, comme il convient à un professeur, il commença son interrogation.
«Élève Toliné, dit-il, levez-vous.»
Toliné, qui était debout, ne pouvait se lever davantage. Il attendit donc dans une posture modeste les questions du géographe.
«Élève Toliné, reprit Paganel, quelles sont les cinq parties du monde?
—L’Océanie, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et l’Europe, répondit
Toliné.
—Parfait. Parlons d’abord de l’Océanie, puisque nous y sommes en ce moment. Quelles sont ses principales divisions?
—Elle se divise en Polynésie, en Malaisie, en Micronésie et en Mégalésie. Ses principales îles sont l’Australie, qui appartient aux anglais, la Nouvelle Zélande, qui appartient aux anglais, la Tasmanie, qui appartient aux anglais, les îles Chatham, Auckland, Macquarie, Kermadec, Makin, Maraki, etc., qui appartiennent aux anglais.
—Bon, répondit Paganel, mais la Nouvelle Calédonie, les
Sandwich, les Mendana, les Pomotou?
—Ce sont des îles placées sous le protectorat de la Grande-Bretagne.
—Comment! Sous le protectorat de la Grande-Bretagne! s’écria
Paganel. Mais il me semble que la France, au contraire…
—La France! fit le petit garçon d’un air étonné.
—Tiens! Tiens! dit Paganel, voilà ce que l’on vous apprend à l’école normale de Melbourne?
—Oui, monsieur le professeur; est-ce que ce n’est pas bien?
—Si! Si! Parfaitement, répondit Paganel. Toute l’Océanie est aux anglais! C’est une affaire entendue! Continuons.»
Paganel avait un air demi-vexé, demi-surpris, qui faisait la joie du major.
L’interrogation continua.
«Passons à l’Asie, dit le géographe.
—L’Asie, répondit Toliné, est un pays immense.
Capitale: Calcutta. Villes principales: Bombay, Madras, Calicut,
Aden, Malacca, Singapoor, Pegou, Colombo; îles Laquedives, îles
Maldives, îles Chagos, etc., etc. Appartient aux anglais.
—Bon! Bon! élève Toliné. Et l’Afrique?
—L’Afrique renferme deux colonies principales: au sud, celle du Cap, avec Cape-Town pour capitale, et à l’ouest, les établissements anglais, ville principale: Sierra-Leone.
—Bien répondu! dit Paganel, qui commençait à prendre son parti de cette géographie anglo-fantaisiste, parfaitement enseigné! Quant à l’Algérie, au Maroc, à l’Égypte… Rayés des atlas britanniques! Je serais bien aise, maintenant, de parler un peu de l’Amérique!
—Elle se divise, reprit Toliné, en Amérique septentrionale et en Amérique méridionale. La première appartient aux anglais par le Canada, le Nouveau Brunswick, la Nouvelle-Écosse, et les États-Unis sous l’administration du gouverneur Johnson!
—Le gouverneur Johnson! s’écria Paganel, ce successeur du grand et bon Lincoln assassiné par un fou fanatique de l’esclavage! Parfait! on ne peut mieux. Et quant à l’Amérique du Sud, avec sa Guyane, ses Malouines, son archipel des Shetland, sa Géorgie, sa Jamaïque, sa Trinidad, etc., etc., elle appartient encore aux anglais! Ce n’est pas moi qui disputerai à ce sujet. Mais, par exemple, Toliné, je voudrais bien connaître ton opinion sur l’Europe, ou plutôt celle de tes professeurs?
—L’Europe? répondit Toliné, qui ne comprenait rien à l’animation du géographe.
—Oui! L’Europe! à qui appartient l’Europe?
—Mais l’Europe appartient aux anglais, répondit l’enfant d’un ton convaincu.
—Je m’en doute bien, reprit Paganel. Mais comment? Voilà ce que je désire savoir.
—Par l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, Malte, les îles Jersey et Guernesey, les îles Ioniennes, les Hébrides, les Shetland, les Orcades…
—Bien! Bien, Toliné, mais il y a d’autres états que tu oublies de mentionner, mon garçon!
—Lesquels? Monsieur, répondit l’enfant, qui ne se déconcertait pas.
—L’Espagne, la Russie, l’Autriche, la Prusse, la France?
—Ce sont des provinces et non des états, dit Toliné.
—Par exemple! s’écria Paganel, en arrachant ses lunettes de ses yeux.
—Sans doute, l’Espagne, capitale Gibraltar.
—Admirable! Parfait! Sublime! Et la France, car je suis français et je ne serais pas fâché d’apprendre à qui j’appartiens!
—La France, répondit tranquillement Toliné, c’est une province anglaise, chef-lieu Calais.
—Calais! s’écria Paganel. Comment! Tu crois que Calais appartient encore à l’Angleterre?
—Sans doute.
—Et que c’est le chef-lieu de la France?
—Oui, monsieur, et c’est là que réside le gouverneur, lord
Napoléon…»
À ces derniers mots, Paganel éclata. Toliné ne savait que penser. On l’avait interrogé, il avait répondu de son mieux. Mais la singularité de ses réponses ne pouvait lui être imputée; il ne la soupçonnait même pas. Cependant, il ne paraissait point déconcerté, et il attendait gravement la fin de ces incompréhensibles ébats.
«Vous le voyez, dit en riant le major à Paganel. N’avais-je pas raison de prétendre que l’élève Toliné vous en remontrerait?
—Certes! Ami major, répliqua le géographe. Ah! Voilà comme on enseigne la géographie à Melbourne! Ils vont bien, les professeurs de l’école normale! L’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, l’Océanie, le monde entier, tout aux anglais! Parbleu, avec cette éducation ingénieuse, je comprends que les indigènes se soumettent! Ah çà! Toliné, et la lune, mon garçon, est-ce qu’elle est anglaise aussi?
—Elle le sera», répondit gravement le jeune sauvage.
Là-dessus, Paganel se leva. Il ne pouvait plus tenir en place. Il lui fallait rire tout à son aise, et il alla passer son accès à un quart de mille du campement.
Cependant, Glenarvan avait été chercher un livre dans la petite bibliothèque de voyage. C’était le précis de géographie de Samuel Richardson, un ouvrage estimé en Angleterre, et plus au courant de la science que les professeurs de Melbourne.
«Tiens, mon enfant, dit-il à Toliné, prends et garde ce livre. Tu as quelques idées fausses en géographie qu’il est bon de réformer. Je te le donne en souvenir de notre rencontre.»
Toliné prit le livre sans répondre; il le regarda attentivement, remuant la tête d’un air d’incrédulité, sans se décider à le mettre dans sa poche.
Cependant, la nuit était tout à fait venue. Il était dix heures du soir. Il fallait songer au repos afin de se lever de grand matin. Robert offrit à son ami Toliné la moitié de sa couchette.
Le petit indigène accepta.
Quelques instants après, lady Helena et Mary Grant regagnèrent le chariot, et les voyageurs s’étendirent sous la tente, pendant que les éclats de rire de Paganel se mêlaient encore au chant doux et bas des pies sauvages.
Mais le lendemain, quand, à six heures, un rayon de soleil réveilla les dormeurs, ils cherchèrent en vain l’enfant australien. Toliné avait disparu.
Voulait-il gagner sans retard les contrées du Lachlan? S’était-il blessé des rires de Paganel?
On ne savait.
Mais, lorsque lady Helena s’éveilla, elle trouva sur sa poitrine un frais bouquet de sensitives à feuilles simples, et Paganel, dans la poche de sa veste, «la géographie» de Samuel Richardson.
Chapitre XIV Les mines du mont Alexandre
En 1814, sir Roderick Impey Murchison, actuellement président de la société royale géographique de Londres, trouva, par l’étude de leur conformation, des rapports d’identité remarquables entre la chaîne de l’Oural et la chaîne qui s’étend du nord au sud, non loin de la côte méridionale de l’Australie.
Or, l’Oural étant une chaîne aurifère, le savant géologue se demanda si le précieux métal ne se rencontrerait pas dans la cordillère australienne. Il ne se trompait pas.
En effet, deux ans plus tard, quelques échantillons d’or lui furent envoyés de la Nouvelle Galles du sud, et il décida l’émigration d’un grand nombre d’ouvriers du Cornouaille vers les régions aurifères de la Nouvelle Hollande.
C’était M Francis Dutton qui avait trouvé les premières pépites de l’Australie du sud. C’étaient MM Forbes et Smyth qui avaient découvert les premiers placers de la Nouvelle Galles.
Le premier élan donné, les mineurs affluèrent de tous les points du globe, anglais, américains, italiens, français, allemands, chinois. Cependant, ce ne fut que le 3 avril 1851 que M Hargraves reconnut des gîtes d’or très riches, et proposa au gouverneur de la colonie de Sydney, sir Ch. Fitz-Roy, de lui en révéler l’emplacement pour la modique somme de cinq cents livres sterling.
Son offre ne fut pas acceptée, mais le bruit de la découverte s’était répandu. Les chercheurs se dirigèrent vers le Summerhill et le Leni’s Pond. La ville d’Ophir fut fondée, et, par la richesse des exploitations, elle se montra bientôt digne de son nom biblique.
Jusqu’alors il n’était pas question de la province de Victoria, qui devait cependant l’emporter par l’opulence de ses gîtes.
En effet, quelques mois plus tard, au mois d’août 1851, les premières pépites de la province furent déterrées, et bientôt quatre districts se virent largement exploités. Ces quatre districts étaient ceux de Ballarat, de l’Ovens, de Bendigo et du mont Alexandre, tous très riches; mais, sur la rivière d’Ovens, l’abondance des eaux rendait le travail pénible; à Ballarat, une répartition inégale de l’or déjouait souvent les calculs des exploitants; à Bendigo, le sol ne se prêtait pas aux exigences du travailleur. Au mont Alexandre, toutes les conditions de succès se trouvèrent réunies sur un sol régulier, et ce précieux métal, valant jusqu’à quatorze cent quarante et un francs la livre, atteignit le taux le plus élevé de tous les marchés du monde.
C’était précisément à ce lieu si fécond en ruines funestes et en fortunes inespérées que la route du trente-septième parallèle conduisait les chercheurs du capitaine Harry Grant.
Après avoir marché pendant toute la journée du 31 décembre sur un terrain très accidenté qui fatigua les chevaux et les bœufs, ils aperçurent les cimes arrondies du mont Alexandre. Le campement fut établi dans une gorge étroite de cette petite chaîne, et les animaux allèrent, les entraves aux pieds, chercher leur nourriture entre les blocs de quartz qui parsemaient le sol. Ce n’était pas encore la région des placers exploités. Le lendemain seulement, premier jour de l’année 1866, le chariot creusa son ornière dans les routes de cette opulente contrée.
Jacques Paganel et ses compagnons furent ravis de voir en passant ce mont célèbre, appelé Geboor dans la langue australienne. Là, se précipita toute la horde des aventuriers, les voleurs et les honnêtes gens, ceux qui font pendre et ceux qui se font pendre. Aux premiers bruits de la grande découverte, en cette année dorée de 1851, les villes, les champs, les navires, furent abandonnés des habitants, des squatters et des marins.
La fièvre de l’or devint épidémique, contagieuse comme la peste, et combien en moururent, qui croyaient déjà tenir la fortune! La prodigue nature avait, disait-on, semé des millions sur plus de vingt-cinq degrés de latitude dans cette merveilleuse Australie.
C’était l’heure de la récolte, et ces nouveaux moissonneurs couraient à la moisson. Le métier du «digger», du bêcheur, primait tous les autres, et, s’il est vrai que beaucoup succombèrent à la tâche, brisés par les fatigues, quelques-uns, cependant, s’enrichirent d’un seul coup de pioche. On taisait les ruines, on ébruitait les fortunes. Ces coups du sort trouvaient un écho dans les cinq parties du monde. Bientôt des flots d’ambitieux de toutes castes refluèrent sur les rivages de l’Australie, et, pendant les quatre derniers mois de l’année 1852, Melbourne, seule, reçut cinquante-quatre mille émigrants, une armée, mais une armée sans chef, sans discipline, une armée au lendemain d’une victoire qui n’était pas encore remportée, en un mot, cinquante-quatre mille pillards de la plus malfaisante espèce.
Pendant ces premières années d’ivresse folle, ce fut un inexprimable désordre. Cependant, les anglais, avec leur énergie accoutumée, se rendirent maîtres de la situation. Les policemen et les gendarmes indigènes abandonnèrent le parti des voleurs pour celui des honnêtes gens. Il y eut revirement. Aussi Glenarvan ne devait-il rien retrouver des scènes violentes de 1852. Treize ans s’étaient écoulés depuis cette époque, et maintenant l’exploitation des terrains aurifères se faisait avec méthode, suivant les règles d’une sévère organisation.
D’ailleurs, les placers s’épuisaient déjà. À force de les fouiller, on en trouvait le fond. Et comment n’eût-on pas tari ces trésors accumulés par la nature, puisque, de 1852 à 1858, les mineurs ont arraché au sol de Victoria soixante-trois millions cent sept mille quatre cent soixante-dix-huit livres sterling? Les émigrants ont donc diminué dans une proportion notable, et ils se sont jetés sur des contrées vierges encore. Aussi, les «gold fields», les champs d’or, nouvellement découverts à Otago et à Marlborough dans la Nouvelle Zélande, sont-ils actuellement percés à jour par des milliers de termites à deux pieds sans plumes.
Vers onze heures, on arriva au centre des exploitations. Là, s’élevait une véritable ville, avec usines, maison de banque, église, caserne, cottage et bureaux de journal. Les hôtels, les fermes, les villas, n’y manquaient point. Il y avait même un théâtre à dix shillings la place, et très suivi. On jouait avec un grand succès une pièce du cru intitulée Francis Obadiag, ou l’heureux digger. Le héros, au dénouement, donnait le dernier coup de pioche du désespoir, et trouvait un «nugget» d’un poids invraisemblable.
Glenarvan, curieux de visiter cette vaste exploitation du mont Alexandre, laissa le chariot marcher en avant sous la conduite d’Ayrton et de Mulrady. Il devait le rejoindre quelques heures plus tard. Paganel fut enchanté de cette détermination, et suivant son habitude, il se fit le guide et le cicerone de la petite troupe.
D’après son conseil, on se dirigea vers la banque. Les rues étaient larges, macadamisées et arrosées soigneusement.
De gigantesques affiches des golden company (limited), des digger’s general office, des nugget’s union, sollicitaient le regard.
L’association des bras et des capitaux s’était substituée à l’action isolée du mineur. Partout on entendait fonctionner les machines qui lavaient les sables et pulvérisaient le quartz précieux.
Au delà des habitations s’étendaient les placers, c’est-à-dire de vastes étendues de terrains livrés à l’exploitation. Là piochaient les mineurs engagés pour le compte des compagnies et fortement rétribués par elles.
L’œil n’aurait pu compter ces trous qui criblaient le sol. Le fer des bêches étincelait au soleil et jetait une incessante irradiation d’éclairs. Il y avait parmi ces travailleurs des types de toutes nations. Ils ne se querellaient point, et ils accomplissaient silencieusement leur tâche, en gens salariés.
«Il ne faudrait pas croire, cependant, dit Paganel, qu’il n’y a plus sur le sol australien un de ces fiévreux chercheurs qui viennent tenter la fortune au jeu des mines. Je sais bien que la plupart louent leurs bras aux compagnies, et il le faut, puisque les terrains aurifères sont tous vendus ou affermés par le gouvernement. Mais à celui qui n’a rien, qui ne peut ni louer ni acheter, il reste encore une chance de s’enrichir.
—Laquelle? demanda lady Helena.
—La chance d’exercer le «jumping», répondit Paganel. Ainsi, nous autres, qui n’avons aucun droit sur ces placers, nous pourrions cependant, —avec beaucoup de bonheur, s’entend, —faire fortune.
—Mais comment? demanda le major.
—Par le jumping, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire.
—Qu’est-ce que le jumping? redemanda le major.
—C’est une convention admise entre les mineurs, qui amène souvent des violences et des désordres, mais que les autorités n’ont jamais pu abolir.
—Allez donc, Paganel, dit Mac Nabbs, vous nous mettez l’eau à la bouche.
—Eh bien, il est admis que toute terre du centre d’exploitation à laquelle on n’a pas travaillé pendant vingt-quatre heures, les grandes fêtes exceptées, tombe dans le domaine public. Quiconque s’en empare peut la creuser et s’enrichir, si le ciel lui vient en aide. Ainsi, Robert, mon garçon, tâche de découvrir un de ces trous délaissés, et il est à toi!
—Monsieur Paganel, dit Mary Grant, ne donnez pas à mon frère de semblables idées.
—Je plaisante, ma chère miss, répondit Paganel, et Robert le sait bien. Lui, mineur! Jamais! Creuser la terre, la retourner, la cultiver, puis l’ensemencer et lui demander toute une moisson pour ses peines, bon. Mais la fouiller à la façon des taupes, en aveugle comme elles, pour lui arracher un peu d’or, c’est un triste métier, et il faut être abandonné de Dieu et des hommes pour le faire!»
Après avoir visité le principal emplacement des mines et foulé un terrain de transport, composé en grande partie de quartz, de schiste argileux et de sable provenant de la désagrégation des roches, les voyageurs arrivèrent à la banque.
C’était un vaste édifice, portant à son faîte le pavillon national. Lord Glenarvan fut reçu par l’inspecteur général, qui fit les honneurs de son établissement.
C’est là que les compagnies déposent contre un reçu l’or arraché aux entrailles du sol. Il y avait loin du temps où le mineur des premiers jours était exploité par les marchands de la colonie. Ceux-ci lui payaient aux placers cinquante-trois shillings l’once qu’ils revendaient soixante-cinq à Melbourne! Le marchand, il est vrai, courait les risques du transport, et comme les spéculateurs de grande route pullulaient, l’escorte n’arrivait pas toujours à destination.
De curieux échantillons d’or furent montrés aux visiteurs, et l’inspecteur leur donna d’intéressants détails sur les divers modes d’exploitation de ce métal.
On le rencontre généralement sous deux formes, l’or roulé et l’or désagrégé. Il se trouve à l’état de minerai, mélangé avec les terres d’alluvion, ou renfermé dans sa gangue de quartz. Aussi, pour l’extraire, procède-t-on suivant la nature du terrain, par les fouilles de surface ou les fouilles de profondeur.
Quand c’est de l’or roulé, il gît au fond des torrents, des vallées et des ravins, étagé suivant sa grosseur, les grains d’abord, puis les lamelles, et enfin les paillettes.
Si c’est au contraire de l’or désagrégé, dont la gangue a été décomposée par l’action de l’air, il est concentré sur place, réuni en tas, et forme ce que les mineurs appellent des «pochettes». Il y a de ces pochettes qui renferment une fortune.
Au mont Alexandre, l’or se recueille plus spécialement dans les couches argileuses et dans l’interstice des roches ardoisiennes. Là, sont les nids à pépites; là, le mineur heureux a souvent mis la main sur le gros lot des placers.
Les visiteurs, après avoir examiné les divers spécimens d’or, parcoururent le musée minéralogique de la banque. Ils virent, étiquetés et classés, tous les produits dont est formé le sol australien. L’or ne fait pas sa seule richesse, et il peut passer à juste titre pour un vaste écrin où la nature renferme ses bijoux précieux. Sous les vitrines étincelaient la topaze blanche, rivale des topazes brésiliennes, le grenat almadin, l’épidote, sorte de silicate d’un beau vert, le rubis balais, représenté par des spinelles écarlates et par une variété rose de la plus grande beauté, des saphirs bleu clair et bleu foncé, tels que le corindon, et aussi recherchés que celui du Malabar ou du Tibet, des rutiles brillants, et enfin un petit cristal de diamant qui fut trouvé sur les bords du Turon. Rien ne manquait à cette resplendissante collection de pierres fines, et il ne fallait pas aller chercher loin l’or nécessaire à les enchâsser. À moins de les vouloir toutes montées, on ne pouvait en demander davantage.
Glenarvan prit congé de l’inspecteur de la banque, après l’avoir remercié de sa complaisance, dont il avait largement usé. Puis, la visite des placers fut reprise.
Paganel, si détaché qu’il fût des biens de ce monde, ne faisait pas un pas sans fouiller du regard ce sol. C’était plus fort que lui, et les plaisanteries de ses compagnons n’y pouvaient rien.
À chaque instant, il se baissait, ramassait un caillou, un morceau de gangue, des débris de quartz; il les examinait avec attention et les rejetait bientôt avec mépris. Ce manège dura pendant toute la promenade.
«Ah çà! Paganel, lui demanda le major, est-ce que vous avez perdu quelque chose?
—Sans doute, répondit Paganel, on a toujours perdu ce qu’on n’a pas trouvé, dans ce pays d’or et de pierres précieuses. Je ne sais pas pourquoi j’aimerais à emporter une pépite pesant quelques onces, ou même une vingtaine de livres, pas davantage.
—Et qu’en feriez-vous, mon digne ami? dit Glenarvan.
—Oh! je ne serais pas embarrassé, répondit Paganel. J’en ferais hommage à mon pays! Je la déposerais à la banque de France…
—Qui l’accepterait?
—Sans doute, sous la forme d’obligations de chemins de fer!»
On félicita Paganel sur la façon dont il entendait offrir sa pépite «à son pays», et lady Helena lui souhaita de trouver le plus gros nugget du monde.
Tout en plaisantant, les voyageurs parcoururent la plus grande partie des terrains exploités. Partout le travail se faisait régulièrement, mécaniquement, mais sans animation.
Après deux heures de promenade, Paganel avisa une auberge fort décente, où il proposa de s’asseoir en attendant l’heure de rejoindre le chariot. Lady Helena y consentit, et comme l’auberge ne va pas sans rafraîchissements, Paganel demanda à l’aubergiste de servir quelque boisson du pays.
On apporta un «nobler» pour chaque personne. Or, le nobler, c’est tout bonnement le grog, mais le grog retourné. Au lieu de mettre un petit verre d’eau-de-vie dans un grand verre d’eau, on met un petit verre d’eau dans un grand verre d’eau-de-vie, on sucre et l’on boit. C’était un peu trop australien, et, au grand étonnement de l’aubergiste, le nobler, rafraîchi d’une grande carafe d’eau, redevint le grog britannique.
Puis, on causa mine et mineurs. C’était le cas ou jamais.
Paganel, très satisfait de ce qu’il venait de voir, avoua cependant que ce devait être plus curieux autrefois, pendant les premières années d’exploitation du mont Alexandre.
«La terre, dit-il, était alors criblée de trous et envahie par des légions de fourmis travailleuses, et quelles fourmis! Tous les émigrants en avaient l’ardeur, mais non la prévoyance! L’or s’en allait en folies. On le buvait, on le jouait, et cette auberge où nous sommes était un «enfer», comme on disait alors. Les coups de dés amenaient les coups de couteau. La police n’y pouvait rien, et maintes fois le gouverneur de la colonie fut obligé de marcher avec des troupes régulières contre les mineurs révoltés. Cependant, il parvint à les mettre à la raison, il imposa un droit de patente à chaque exploitant, il le fit percevoir non sans peine, et, en somme, les désordres furent ici moins grands qu’en Californie.
—Ce métier de mineur, demanda lady Helena, tout individu peut donc l’exercer?
—Oui, madame. Il n’est pas nécessaire d’être bachelier pour cela. De bons bras suffisent. Les aventuriers, chassés par la misère, arrivaient aux mines sans argent pour la plupart, les riches avec une pioche, les pauvres avec un couteau, et tous apportaient dans ce travail une rage qu’ils n’eussent pas mise à un métier d’honnête homme. C’était un singulier aspect que celui de ces terrains aurifères! Le sol était couvert de tentes, de prélarts, de cahutes, de baraques en terre, en planche, en feuillage. Au milieu, dominait la marquise du gouvernement, ornée du pavillon britannique, les tentes en coutil bleu de ses agents, et les établissements des changeurs, des marchands d’or, des trafiquants, qui spéculaient sur cet ensemble de richesse et de pauvreté. Ceux-là se sont enrichis à coup sûr. Il fallait voir ces diggers à longue barbe et en chemise de laine rouge, vivant dans l’eau et la boue. L’air était rempli du bruit continu des pioches, et d’émanations fétides provenant des carcasses d’animaux qui pourrissaient sur le sol. Une poussière étouffante enveloppait comme un nuage ces malheureux qui fournissaient à la mortalité une moyenne excessive, et certainement, dans un pays moins salubre, cette population eût été décimée par le typhus. Et encore, si tous ces aventuriers avaient réussi! Mais tant de misère n’était pas compensée, et, à bien compter, on verrait que, pour un mineur qui s’est enrichi, cent, deux cent mille peut-être, sont morts pauvres et désespérés.
—Pourriez-vous nous dire, Paganel, demanda Glenarvan, comment on procédait à l’extraction de l’or?
—Rien n’était plus simple, répondit Paganel. Les premiers mineurs faisaient le métier d’orpailleurs, tel qu’il est encore pratiqué dans quelques parties des Cévennes, en France. Aujourd’hui les compagnies procèdent autrement; elles remontent à la source même, au filon qui produit les lamelles, les paillettes et les pépites. Mais les orpailleurs se contentaient de laver les sables aurifères, voilà tout. Ils creusaient le sol, ils recueillaient les couches de terre qui leur semblaient productives, et ils les traitaient par l’eau pour en séparer le minerai précieux. Ce lavage s’opérait au moyen d’un instrument d’origine américaine, appelé «craddle» ou berceau. C’était une boîte longue de cinq à six pieds, une sorte de bière ouverte et divisée en deux compartiments. Le premier était muni d’un crible grossier, superposé à d’autres cribles à mailles plus serrées; le second était rétréci à sa partie inférieure. On mettait le sable sur le crible à une extrémité, on y versait de l’eau, et de la main on agitait, ou plutôt on berçait l’instrument. Les pierres restaient dans le premier crible, le minerai et le sable fin dans les autres, suivant leur grosseur, et la terre délayée s’en allait avec l’eau par l’extrémité inférieure. Voilà quelle était la machine généralement usitée.
—Mais encore fallait-il l’avoir, dit John Mangles.
—On l’achetait aux mineurs enrichis ou ruinés, suivant le cas, répondit Paganel, ou l’on s’en passait.
—Et comment la remplaçait-on? demanda Mary Grant.
—Par un plat, ma chère Mary, un simple plat de fer; on vannait la terre comme on vanne le blé; seulement, au lieu de grains de froment, on recueillait quelquefois des grains d’or. Pendant la première année plus d’un mineur a fait fortune sans autres frais. Voyez-vous, mes amis, c’était le bon temps, bien que les bottes valussent cent cinquante francs la paire, et qu’on payât dix shillings un verre de limonade! Les premiers arrivés ont toujours raison. L’or était partout, en abondance, à la surface du sol; les ruisseaux coulaient sur un lit de métal; on en trouvait jusque dans les rues de Melbourne; on macadamisait avec de la poudre d’or.
Aussi, du 26 janvier au 24 février 1852, le précieux métal transporté du mont Alexandre à Melbourne sous l’escorte du gouvernement s’est élevé à huit millions deux cent trente-huit mille sept cent cinquante francs. Cela fait une moyenne de cent soixante-quatre mille sept cent vingt-cinq francs par jour.
—À peu près la liste civile de l’empereur de Russie, dit
Glenarvan.
—Pauvre homme! répliqua le major.
—Cite-t-on des coups de fortune subits? demanda lady Helena.
—Quelques-uns, madame.
—Et vous les connaissez? dit Glenarvan.
—Parbleu! répondit Paganel. En 1852 dans le district de Ballarat, on trouva un nugget qui pesait cinq cent soixante-treize onces, un autre dans le Gippsland de sept cent quatre-vingt-deux onces, et, en 1861, un lingot de huit cent trente-quatre onces.
Enfin, toujours à Ballarat, un mineur découvrit un nugget pesant soixante-cinq kilogrammes, ce qui, à dix-sept cent vingt-deux francs la livre, fait deux cent vingt-trois mille huit cent soixante francs! Un coup de pioche qui rapporte onze mille francs de rente, c’est un beau coup de pioche!
—Dans quelle proportion s’est accrue la production de l’or depuis la découverte de ces mines? demanda John Mangles.
—Dans une proportion énorme, mon cher John. Cette production n’était que de quarante-sept millions par an au commencement du siècle, et actuellement, en y comprenant le produit des mines d’Europe, d’Asie et d’Amérique, on l’évalue à neuf cents millions, autant dire un milliard.
—Ainsi, Monsieur Paganel, dit le jeune Robert, à l’endroit même où nous sommes, sous nos pieds, il y a peut-être beaucoup d’or?
—Oui, mon garçon, des millions! Nous marchons dessus, c’est que nous le méprisons!
—C’est donc un pays privilégié que l’Australie?
—Non, Robert, répondit le géographe. Les pays aurifères ne sont point privilégiés. Ils n’enfantent que des populations fainéantes, et jamais les races fortes et laborieuses. Vois le Brésil, le Mexique, la Californie, l’Australie! Où en sont-ils au dix-neuvième siècle? Le pays par excellence, mon garçon, ce n’est pas le pays de l’or, c’est le pays du fer!»
Chapitre XV «Australian and New Zealand gazette»
Le 2 janvier, au soleil levant, les voyageurs franchirent la limite des régions aurifères et les frontières du comté de Talbot. Le pied de leurs chevaux frappait alors les poudreux sentiers du comté de Dalhousie. Quelques heures après, ils passaient à gué la Colban et la Campaspe rivers par 144°35’ et 144°45’ de longitude. La moitié du voyage était accomplie. Encore quinze jours d’une traversée aussi heureuse, et la petite troupe atteindrait les rivages de la baie Twofold.
Du reste, tout le monde était bien portant. Les promesses de Paganel, relativement à cet hygiénique climat, se réalisaient. Peu ou point d’humidité, et une chaleur très supportable. Les chevaux et les bœufs ne s’en plaignaient point. Les hommes, pas davantage.
Une seule modification avait été apportée à l’ordre de marche depuis Camden-Bridge. La criminelle catastrophe du railway, lorsqu’elle fut connue d’Ayrton, l’engagea à prendre quelques précautions, jusque-là fort inutiles. Les chasseurs durent ne point perdre le chariot de vue. Pendant les heures de campement, l’un d’eux fut toujours de garde.
Matin et soir, les amorces des armes furent renouvelées. Il était certain qu’une bande de malfaiteurs battait la campagne, et, quoique rien ne fît naître des craintes immédiates, il fallait être prêt à tout événement.
Inutile d’ajouter que ces précautions furent prises à l’insu de lady Helena et de Mary Grant, que Glenarvan ne voulait pas effrayer.
Au fond, on avait raison d’agir ainsi. Une imprudence, une négligence même pouvait coûter cher.
Glenarvan, d’ailleurs, n’était pas seul à se préoccuper de cet état de choses. Dans les bourgs isolés, dans les stations, les habitants et les squatters se précautionnaient contre toute attaque ou surprise. Les maisons se fermaient à la nuit tombante. Les chiens, lâchés dans les palissades, aboyaient à la moindre approche. Pas de berger rassemblant à cheval ses nombreux troupeaux pour la rentrée du soir, qui ne portât une carabine suspendue à l’arçon de sa selle. La nouvelle du crime commis au pont de Camden motivait cet excès de précaution, et maint colon se verrouillait avec soin au crépuscule, qui jusqu’alors dormait fenêtres et portes ouvertes.
L’administration de la province elle-même fit preuve de zèle et de prudence. Des détachements de gendarmes indigènes furent envoyés dans les campagnes. On assura plus spécialement le service des dépêches. Jusqu’à ce moment, le mail-coach courait les grands chemins sans escorte. Or, ce jour-là, précisément à l’instant où la troupe de Glenarvan traversait la route de Kilmore à Heathcote, la malle passa de toute la vitesse de ses chevaux en soulevant un tourbillon de poussière. Mais si vite qu’elle eût disparu, Glenarvan avait vu reluire les carabines des policemen qui galopaient à ses portières. On se serait cru reporté à cette époque funeste où la découverte des premiers placers jetait sur le continent australien l’écume des populations européennes.
Un mille après avoir traversé la route de Kilmore, le chariot s’enfonça sous un massif d’arbres géants, et, pour la première fois depuis le cap Bernouilli, les voyageurs pénétrèrent dans une de ces forêts qui couvrent une superficie de plusieurs degrés.
Ce fut un cri d’admiration à la vue des eucalyptus hauts de deux cents pieds, dont l’écorce fongueuse mesurait jusqu’à cinq pouces d’épaisseur. Les troncs, de vingt pieds de tour, sillonnés par les baves d’une résine odorante, s’élevaient à cent cinquante pieds au-dessus du sol.
Pas une branche, pas un rameau, pas une pousse capricieuse, pas un nœud même n’altérait leur profil.
Ils ne seraient pas sortis plus lisses de la main du tourneur.
C’étaient autant de colonnes exactement calibrées qui se comptaient par centaines. Elles s’épanouissaient à une excessive hauteur en chapiteaux de branches contournées et garnies à leur extrémité de feuilles alternes; à l’aisselle de ces feuilles pendaient des fleurs solitaires dont le calice figurait une urne renversée.
Sous ce plafond toujours vert, l’air circulait librement; une incessante ventilation buvait l’humidité du sol; les chevaux, les troupeaux de bœufs, les chariots pouvaient passer à l’aise entre ces arbres largement espacés et aménagés comme les jalons d’un taillis en coupe. Ce n’était là ni le bois à bouquets pressés et obstrués de ronces, ni la forêt vierge barricadée de troncs abattus et tendue de lianes inextricables, où, seuls, le fer et le feu peuvent frayer la route aux pionniers. Un tapis d’herbe au pied des arbres, une nappe de verdure à leur sommet, de longues perspectives de piliers hardis, peu d’ombre, peu de fraîcheur en somme, une clarté spéciale et semblable aux lueurs qui filtrent à travers un mince tissu, des reflets réguliers, des miroitements nets sur le sol, tout cet ensemble constituait un spectacle bizarre et riche en effets neufs. La forêt du continent océanien ne rappelle en aucune façon les forêts du nouveau monde, et l’eucalyptus, le «tara» des aborigènes, rangé dans cette famille des myrtes dont les différentes espèces peuvent à peine s’énumérer, est l’arbre par excellence de la flore australienne.
Si l’ombre n’est pas épaisse ni l’obscurité profonde sous ces dômes de verdure, cela tient à ce que les arbres présentent une anomalie curieuse dans la disposition de leurs feuilles. Aucune n’offre sa face au soleil, mais bien sa tranche acérée. L’œil n’aperçoit que des profils dans ce singulier feuillage. Aussi, les rayons du soleil glissent-ils jusqu’à terre, comme s’ils passaient entre les lames relevées d’une persienne.
Chacun fit cette remarque et parut surpris. Pourquoi cette disposition particulière? Cette question s’adressait naturellement à Paganel. Il répondit en homme que rien n’embarrasse.
«Ce qui m’étonne ici, dit-il, ce n’est pas la bizarrerie de la nature; la nature sait ce qu’elle fait, mais les botanistes ne savent pas toujours ce qu’ils disent. La nature ne s’est pas trompée en donnant à ces arbres ce feuillage spécial, mais les hommes se sont fourvoyés en les appelant des «eucalyptus.»
—Que veut dire ce mot? demanda Mary Grant.
—Il vient de εὖ καλύπτω, et signifie je couvre bien. On a eu soin de commettre l’erreur en grec afin qu’elle fût moins sensible, mais il est évident que l’eucalyptus couvre mal.
—Accordé, mon cher Paganel, répondit Glenarvan, et maintenant, apprenez-nous pourquoi les feuilles poussent ainsi.
—Par une raison purement physique, mes amis, répondit Paganel, et que vous comprendrez sans peine. Dans cette contrée où l’air est sec, où les pluies sont rares, où le sol est desséché, les arbres n’ont besoin ni de vent ni de soleil. L’humidité manquant, la sève manque aussi. De là ces feuilles étroites qui cherchent à se défendre elles-mêmes contre le jour et à se préserver d’une trop grande évaporation. Voilà pourquoi elles se présentent de profil et non de face à l’action des rayons solaires. Il n’y a rien de plus intelligent qu’une feuille.
—Et rien de plus égoïste! répliqua le major. Celles-ci n’ont songé qu’à elles, et pas du tout aux voyageurs.»
Chacun fut un peu de l’avis de Mac Nabbs, moins Paganel, qui, tout en s’essuyant le front, se félicitait de marcher sous des arbres sans ombre.
Cependant, cette disposition du feuillage était regrettable; la traversée de ces forêts est souvent très longue, et pénible par conséquent, puisque rien ne protège le voyageur contre les ardeurs du jour.
Pendant toute la journée, le chariot roula sous ces interminables travées d’eucalyptus. On ne rencontra ni un quadrupède, ni un indigène. Quelques kakatoès habitaient les cimes de la forêt; mais, à cette hauteur, on les distinguait à peine, et leur babillage se changeait en imperceptible murmure.
Parfois, un essaim de perruches traversait une allée lointaine et l’animait d’un rapide rayon multicolore.
Mais, en somme, un profond silence régnait dans ce vaste temple de verdure, et le pas des chevaux, quelques mots échangés dans une conversation décousue, les roues du chariot qui grinçaient, et, de temps en temps, un cri d’Ayrton excitant son indolent attelage, troublaient seuls ces immenses solitudes.
Le soir venu, on campa au pied d’eucalyptus qui portaient la marque d’un feu assez récent. Ils formaient comme de hautes cheminées d’usines, car la flamme les avait creusés intérieurement dans toute leur longueur. Avec le seul revêtement d’écorce qui leur restait, ils ne s’en portaient pas plus mal.
Cependant, cette fâcheuse habitude des squatters ou des indigènes finira par détruire ces magnifiques arbres, et ils disparaîtront comme ces cèdres du Liban, vieux de quatre siècles, que brûle la flamme maladroite des campements. Olbinett, suivant le conseil de Paganel, alluma le feu du souper dans un de ces troncs tubulaires; il obtint aussitôt un tirage considérable, et la fumée alla se perdre dans le massif assombri du feuillage. On prit les précautions voulues pour la nuit, et Ayrton, Mulrady, Wilson, John Mangles, se relayant tour à tour, veillèrent jusqu’au lever du soleil.
Pendant toute la journée du 3 janvier l’interminable forêt multiplia ses longues avenues symétriques.
C’était à croire qu’elle ne finirait pas. Cependant, vers le soir, les rangs des arbres s’éclaircirent, et à quelques milles, dans une petite plaine, apparut une agglomération de maisons régulières.
«Seymour! s’écria Paganel. Voilà la dernière ville que nous devons rencontrer avant de quitter la province de Victoria.
—Est-elle importante? demanda lady Helena.
—Madame, répondit Paganel, c’est une simple paroisse qui est en train de devenir une municipalité.
—Y trouverons-nous un hôtel convenable? dit Glenarvan.
—Je l’espère, répondit le géographe.
—Eh bien, entrons dans la ville, car nos vaillantes voyageuses ne seront pas fâchées, j’imagine, de s’y reposer une nuit.
—Mon cher Edward, répondit lady Helena, Mary et moi nous acceptons, mais à la condition que cela ne causera ni un dérangement, ni un retard.
—Aucunement, répondit lord Glenarvan; notre attelage est fatigué; d’ailleurs, demain, nous repartirons à la pointe du jour.»
Il était alors neuf heures. La lune s’approchait de l’horizon et ne jetait plus que des rayons obliques, noyés dans la brume. L’obscurité se faisait peu à peu. Toute la troupe pénétra dans les larges rues de Seymour sous la direction de Paganel, qui semblait toujours parfaitement connaître ce qu’il n’avait jamais vu. Mais son instinct le guidait, et il arriva droit à Campbell’s north british hôtel.
Chevaux et bœufs furent menés à l’écurie, le chariot remisé, et les voyageurs conduits à des chambres assez confortables. À dix heures, les convives prenaient place à une table, sur laquelle Olbinett avait jeté le coup d’œil du maître. Paganel venait de courir la ville en compagnie de Robert, et il raconta son impression nocturne d’une très laconique façon. Il n’avait absolument rien vu.
Cependant, un homme moins distrait eût remarqué certaine agitation dans les rues de Seymour: des groupes étaient formés çà et là, qui se grossissaient peu à peu; on causait à la porte des maisons; on s’interrogeait avec une inquiétude réelle; quelques journaux du jour étaient lus à haute voix, commentés, discutés. Ces symptômes ne pouvaient échapper à l’observateur le moins attentif. Cependant Paganel n’avait rien soupçonné.
Le major, lui, sans aller si loin, sans même sortir de l’hôtel, se rendit compte des craintes qui préoccupaient justement la petite ville. Dix minutes de conversation avec le loquace Dickson, le maître de l’hôtel, et il sut à quoi s’en tenir.
Mais il n’en souffla mot. Seulement, quand le souper fut terminé, lorsque lady Glenarvan, Mary et Robert Grant eurent regagné leurs chambres, le major retint ses compagnons et leur dit:
«On connaît les auteurs du crime commis sur le chemin de fer de
Sandhurst.
—Et ils sont arrêtés? demanda vivement Ayrton.
—Non, répondit Mac Nabbs, sans paraître remarquer l’empressement du quartier-maître, empressement très justifié, d’ailleurs, dans cette circonstance.
—Tant pis, ajouta Ayrton.
—Eh bien! demanda Glenarvan, à qui attribue-t-on ce crime?
—Lisez, répondit le major, qui présenta à Glenarvan un numéro de l’Australian and New Zealand gazette, et vous verrez que l’inspecteur de police ne se trompait pas.»
Glenarvan lut à haute voix le passage suivant:
«Sydney, 2 janvier 1866. —On se rappelle que, dans «la nuit du 29 au 30 décembre dernier, un accident eut lieu à Camden-Bridge, à cinq milles au delà de la station de Castlemaine, railway de Melbourne à Sandhurst. L’express de nuit de 11 h 45, lancé à toute vitesse, est venu se précipiter dans la Lutton-river. Le pont de Camden était resté ouvert au passage du train.
«Des vols nombreux commis après l’accident, le «cadavre» du garde retrouvé à un demi-mille de Camden-Bridge, prouvèrent que cette catastrophe était le résultat d’un crime.
«En effet, d’après l’enquête du coroner, il résulte que ce crime doit être attribué à la bande de convicts échappés depuis six mois du pénitentiaire de Perth, Australie occidentale, au moment où ils allaient être transférés à l’île Norfolk.
«Ces convicts sont au nombre de vingt-neuf; ils sont commandés par un certain Ben Joyce, malfaiteur de la plus dangereuse espèce, arrivé depuis quelques mois en Australie, on ne sait par quel navire, et sur lequel la justice n’a jamais pu mettre la main.
«Les habitants des villes, les colons et squatters des stations sont invités à se tenir sur leurs gardes, et à faire parvenir au surveyor général tous les renseignements de nature à favoriser ses recherches.
«J P Mitchell, S G»
Lorsque Glenarvan eut terminé la lecture de cet article, Mac Nabbs se tourna vers le géographe et lui dit:
«Vous voyez, Paganel, qu’il peut y avoir des convicts en
Australie.
—Des évadés, c’est évident! répondit Paganel, mais des transportés régulièrement admis, non. Ces gens-là n’ont pas le droit d’être ici.
—Enfin, ils y sont, reprit Glenarvan; mais je ne suppose pas que leur présence puisse modifier nos projets et arrêter notre voyage. Qu’en penses-tu, John?»
John Mangles ne répondit pas immédiatement; il hésitait entre la douleur que causerait aux deux enfants l’abandon des recherches commencées et la crainte de compromettre l’expédition.
«Si lady Glenarvan et miss Grant n’étaient pas avec nous, dit-il, je me préoccuperais fort peu de cette bande de misérables.»
Glenarvan le comprit et ajouta:
«Il va sans dire qu’il ne s’agit pas de renoncer à accomplir notre tâche; mais peut-être serait-il prudent, à cause de nos compagnes, de rejoindre le Duncan à Melbourne, et d’aller reprendre à l’est les traces d’Harry Grant. Qu’en pensez-vous, Mac Nabbs?
—Avant de me prononcer, répondit le major, je désirerais connaître l’opinion d’Ayrton.»
Le quartier-maître, directement interpellé, regarda Glenarvan.
«Je pense, dit-il, que nous sommes à deux cents milles de Melbourne, et que le danger, s’il existe, est aussi grand sur la route du sud que sur la route de l’est. Toutes deux sont peu fréquentées, toutes deux se valent. D’ailleurs, je ne crois pas qu’une trentaine de malfaiteurs puissent effrayer huit hommes bien armés et résolus. Donc, sauf meilleur avis, j’irais en avant.
—Bien parlé, Ayrton, répondit Paganel. En continuant, nous pouvons couper les traces du capitaine Grant. En revenant au sud, nous les fuyons au contraire. Je pense donc comme vous, et je fais bon marché de ces échappés de Perth, dont un homme de cœur ne saurait tenir compte!»
Sur ce, la proposition de ne rien changer au programme du voyage fut mise aux voix et passa à l’unanimité.
«Une seule observation, mylord, dit Ayrton au moment où on allait se séparer.
—Parlez, Ayrton.
—Ne serait-il pas opportun d’envoyer au Duncan l’ordre de rallier la côte?
—À quoi bon? répondit John Mangles. Lorsque nous serons arrivés à la baie Twofold, il sera temps d’expédier cet ordre. Si quelque événement imprévu nous obligeait à gagner Melbourne, nous pourrions regretter de ne plus y trouver le Duncan. D’ailleurs, ses avaries ne doivent pas encore être réparées. Je crois donc, par ces divers motifs, qu’il vaut mieux attendre.
—Bien!» répondit Ayrton, qui n’insista pas.
Le lendemain, la petite troupe, armée et prête à tout événement, quitta Seymour. Une demi-heure après, elle rentrait dans la forêt d’eucalyptus, qui reparaissait de nouveau vers l’est. Glenarvan eût préféré voyager en rase campagne. Une plaine est moins propice aux embûches et guet-apens qu’un bois épais. Mais on n’avait pas le choix, et le chariot se faufila pendant toute la journée entre les grands arbres monotones. Le soir, après avoir longé la frontière septentrionale du comté d’Anglesey, il franchit le cent quarante-sixième méridien, et l’on campa sur la limite du district de Murray.
Chapitre XVI Où le major soutient que ce sont des singes
Le lendemain matin, 5 janvier, les voyageurs mettaient le pied sur le vaste territoire de Murray. Ce district vague et inhabité s’étend jusqu’à la haute barrière des Alpes australiennes. La civilisation ne l’a pas encore découpé en comtés distincts. C’est la portion peu connue et peu fréquentée de la province. Ses forêts tomberont un jour sous la hache du bushman; ses prairies seront livrées au troupeau du squatter; mais jusqu’ici c’est le sol vierge, tel qu’il émergea de l’océan Indien, c’est le désert.
L’ensemble de ces terrains porte un nom significatif sur les cartes anglaises: «reserve for the blacks», la réserve pour les noirs. C’est là que les indigènes ont été brutalement repoussés par les colons. On leur a laissé, dans les plaines éloignées, sous les bois inaccessibles, quelques places déterminées, où la race aborigène achèvera peu à peu de s’éteindre. Tout homme blanc, colon, émigrant, squatter, bushman, peut franchir les limites de ces réserves. Le noir seul n’en doit jamais sortir.
Paganel, tout en chevauchant, traitait cette grave question des races indigènes. Il n’y eut qu’un avis à cet égard, c’est que le système britannique poussait à l’anéantissement des peuplades conquises, à leur effacement des régions où vivaient leurs ancêtres. Cette funeste tendance fut partout marquée, et en Australie plus qu’ailleurs.
Aux premiers temps de la colonie, les déportés, les colons eux-mêmes, considéraient les noirs comme des animaux sauvages. Ils les chassaient et les tuaient à coups de fusil. On les massacrait, on invoquait l’autorité des jurisconsultes pour prouver que l’australien étant hors la loi naturelle, le meurtre de ces misérables ne constituait pas un crime. Les journaux de Sydney proposèrent même un moyen efficace de se débarrasser des tribus du lac Hunter:
C’était de les empoisonner en masse.
Les anglais, on le voit, au début de leur conquête, appelèrent le meurtre en aide à la colonisation.
Leurs cruautés furent atroces. Ils se conduisirent en Australie comme aux Indes, où cinq millions d’indiens ont disparu; comme au Cap, où une population d’un million de hottentots est tombée à cent mille. Aussi la population aborigène, décimée par les mauvais traitements et l’ivrognerie, tend-elle à disparaître du continent devant une civilisation homicide. Certains gouverneurs, il est vrai, ont lancé des décrets contre les sanguinaires bushmen!
Ils punissaient de quelques coups de fouet le blanc qui coupait le nez ou les oreilles à un noir, ou lui enlevait le petit doigt, «pour s’en faire un bourre-pipe. «vaines menaces! Les meurtres s’organisèrent sur une vaste échelle et des tribus entières disparurent. Pour ne citer que l’île de Van-Diemen, qui comptait cinq cent mille indigènes au commencement du siècle, ses habitants, en 1863, étaient réduits à sept! Et dernièrement, le Mercure a pu signaler l’arrivée à Hobart-Town du dernier des tasmaniens.
Ni Glenarvan, ni le major, ni John Mangles, ne contredirent Paganel. Eussent-ils été anglais, ils n’auraient pas défendu leurs compatriotes. Les faits étaient patents, incontestables.
«Il y a cinquante ans, ajouta Paganel, nous aurions déjà rencontré sur notre route mainte tribu de naturels, et jusqu’ici pas un indigène n’est encore apparu. Dans un siècle, ce continent sera entièrement dépeuplé de sa race noire.»
En effet, la réserve paraissait être absolument abandonnée. Nulle trace de campements ni de huttes.
Les plaines et les grands taillis se succédaient, et peu à peu la contrée prit un aspect sauvage. Il semblait même qu’aucun être vivant, homme ou bête, ne fréquentait ces régions éloignées, quand Robert, s’arrêtant devant un bouquet d’eucalyptus, s’écria:
«Un singe! Voilà un singe!»
Et il montrait un grand corps noir qui, se glissant de branche en branche avec une surprenante agilité, passait d’une cime à l’autre, comme si quelque appareil membraneux l’eût soutenu dans l’air. En cet étrange pays, les singes volaient-ils donc comme certains renards auxquels la nature a donné des ailes de chauve-souris?
Cependant, le chariot s’était arrêté, et chacun suivait des yeux l’animal qui se perdit peu à peu dans les hauteurs de l’eucalyptus. Bientôt, on le vit redescendre avec la rapidité de l’éclair, courir sur le sol avec mille contorsions et gambades, puis saisir de ses longs bras le tronc lisse d’un énorme gommier. On se demandait comment il s’élèverait sur cet arbre droit et glissant qu’il ne pouvait embrasser. Mais le singe, frappant alternativement le tronc d’une sorte de hache, creusa de petites entailles, et par ces points d’appui régulièrement espacés, il atteignit la fourche du gommier. En quelques secondes, il disparut dans l’épaisseur du feuillage.
«Ah çà, qu’est-ce que c’est que ce singe-là? demanda le major.
—Ce singe-là, répondit Paganel, c’est un australien pur sang!»
Les compagnons du géographe n’avaient pas encore eu le temps de hausser les épaules, que des cris qu’on pourrait orthographier ainsi: «coo-eeh! coo-eeh!» retentirent à peu de distance. Ayrton piqua ses bœufs, et, cent pas plus loin, les voyageurs arrivaient inopinément à un campement d’indigènes.
Quel triste spectacle! Une dizaine de tentes se dressaient sur le sol nu. Ces «gunyos», faits avec des bandes d’écorce étagées comme des tuiles, ne protégeaient que d’un côté leurs misérables habitants. Ces êtres, dégradés par la misère, étaient repoussants. Il y en avait là une trentaine, hommes, femmes et enfants, vêtus de peaux de kanguroos déchiquetées comme des haillons. Leur premier mouvement, à l’approche du chariot, fut de s’enfuir. Mais quelques mots d’Ayrton prononcés dans un inintelligible patois parurent les rassurer. Ils revinrent alors, moitié confiants, moitié craintifs, comme des animaux auxquels on tend quelque morceau friand.
Ces indigènes, hauts de cinq pieds quatre pouces à cinq pieds sept pouces, avaient un teint fuligineux, non pas noir, mais couleur de vieille suie, les cheveux floconneux, les bras longs, l’abdomen proéminent, le corps velu et couturé par les cicatrices du tatouage ou par les incisions pratiquées dans les cérémonies funèbres. Rien d’horrible comme leur figure monstrueuse, leur bouche énorme, leur nez épaté et écrasé sur les joues, leur mâchoire inférieure proéminente, armée de dents blanches, mais proclives. Jamais créatures humaines n’avaient présenté à ce point le type d’animalité.
«Robert ne se trompait pas, dit le major, ce sont des singes, — pur sang, si l’on veut, —mais ce sont des singes!
—Mac Nabbs, répondit lady Helena, donneriez-vous donc raison à ceux qui les chassent comme des bêtes sauvages? Ces pauvres êtres sont des hommes.
—Des hommes! s’écria Mac Nabbs! Tout au plus des êtres intermédiaires entre l’homme et l’orang-outang! Et encore, si je mesurais leur angle facial, je le trouverais aussi fermé que celui du singe!»
Mac Nabbs avait raison sous ce rapport; l’angle facial de l’indigène australien est très aigu et sensiblement égal à celui de l’orang-outang, soit soixante à soixante-deux degrés. Aussi n’est-ce pas sans raison que M De Rienzi proposa de classer ces malheureux dans une race à part qu’il nommait les «pithécomorphes», c’est-à-dire hommes à formes de singes.
Mais lady Helena avait encore plus raison que Mac Nabbs, en tenant pour des êtres doués d’une âme ces indigènes placés au dernier degré de l’échelle humaine. Entre la brute et l’australien existe l’infranchissable abîme qui sépare les genres. Pascal a justement dit que l’homme n’est brute nulle part.
Il est vrai qu’il ajoute avec non moins de sagesse, «ni ange non plus.»
Or, précisément, lady Helena et Mary Grant donnaient tort à cette dernière partie de la proposition du grand penseur. Ces deux charitables femmes avaient quitté le chariot; elles tendaient une main caressante à ces misérables créatures; elles leur offraient des aliments que ces sauvages avalaient avec une répugnante gloutonnerie. Les indigènes devaient d’autant mieux prendre lady Helena pour une divinité, que, suivant leur religion, les blancs sont d’anciens noirs, blanchis après leur mort.
Mais ce furent les femmes, surtout, qui excitèrent la pitié des voyageuses. Rien n’est comparable à la condition de l’australienne; une nature marâtre lui a même refusé le moindre charme; c’est une esclave, enlevée par la force brutale, qui n’a eu d’autre présent de noce que des coups de «waddie», sorte de bâton rivé à la main de son maître. Depuis ce moment, frappée d’une vieillesse précoce et foudroyante, elle a été accablée de tous les pénibles travaux de la vie errante, portant avec ses enfants enroulés dans un paquet de jonc les instruments de pêche et de chasse, les provisions de «phormium tenax», dont elle fabrique des filets. Elle doit procurer des vivres à sa famille; elle chasse les lézards, les opossums et les serpents jusqu’à la cime des arbres; elle coupe le bois du foyer; elle arrache les écorces de la tente; pauvre bête de somme, elle ignore le repos, et ne mange qu’après son maître les restes dégoûtants dont il ne veut plus.
En ce moment, quelques-unes de ces malheureuses, privées de nourriture depuis longtemps peut-être, essayaient d’attirer les oiseaux en leur présentant des graines.
On les voyait étendues sur le sol brûlant, immobiles, comme mortes, attendre pendant des heures entières qu’un naïf oiseau vînt à portée de leur main! Leur industrie en fait de pièges n’allait pas plus loin, et il fallait être un volatile australien pour s’y laisser prendre.
Cependant les indigènes, apprivoisés par les avances des voyageurs, les entouraient, et l’on dut se garder alors contre leurs instincts éminemment pillards. Ils parlaient un idiome sifflant, fait de battements de langue. Cela ressemblait à des cris d’animaux. Cependant, leur voix avait souvent des inflexions câlines d’une grande douceur; le mot «noki, noki», se répétait souvent, et les gestes le faisaient suffisamment comprendre. C’était le «Donnez-moi! Donnez-moi!» qui s’appliquait aux plus menus objets des voyageurs. Mr Olbinett eut fort à faire pour défendre le compartiment aux bagages et surtout les vivres de l’expédition.
Ces pauvres affamés jetaient sur le chariot un regard effrayant et montraient des dents aiguës qui s’étaient peut-être exercées sur des lambeaux de chair humaine. La plupart des tribus australiennes ne sont pas anthropophages, sans doute, en temps de paix, mais il est peu de sauvages qui se refusent à dévorer la chair d’un ennemi vaincu.
Cependant, à la demande d’Helena, Glenarvan donna ordre de distribuer quelques aliments. Les naturels comprirent son intention et se livrèrent à des démonstrations qui eussent ému le cœur le plus insensible. Ils poussèrent aussi des rugissements semblables à ceux des bêtes fauves, quand le gardien leur apporte la pitance quotidienne. Sans donner raison au major, on ne pouvait nier pourtant que cette race ne touchât de près à l’animal.
Mr Olbinett, en homme galant, avait cru devoir servir d’abord les femmes. Mais ces malheureuses créatures n’osèrent manger avant leurs redoutables maîtres. Ceux-ci se jetèrent sur le biscuit et la viande sèche comme sur une proie.
Mary Grant, songeant que son père était prisonnier d’indigènes aussi grossiers, sentit les larmes lui venir aux yeux. Elle se représentait tout ce que devait souffrir un homme tel qu’Harry Grant, esclave de ces tribus errantes, en proie à la misère, à la faim, aux mauvais traitements.
John Mangles, qui l’observait avec la plus inquiète attention, devina les pensées dont son cœur était plein, et il alla au-devant de ses désirs en interrogeant le quartier-maître du Britannia.
«Ayrton, lui dit-il, est-ce des mains de pareils sauvages que vous vous êtes échappé?
—Oui, capitaine, répondit Ayrton. Toutes ces peuplades de l’intérieur se ressemblent. Seulement, vous ne voyez ici qu’une poignée de ces pauvres diables, tandis qu’il existe sur les bords du Darling des tribus nombreuses et commandées par des chefs dont l’autorité est redoutable.
—Mais, demanda John Mangles, que peut faire un européen au milieu de ces naturels?
—Ce que je faisais moi-même, répondit Ayrton; il chasse, il pêche avec eux, il prend part à leurs combats; comme je vous l’ai déjà dit, il est traité en raison des services qu’il rend, et pour peu que ce soit un homme intelligent et brave, il prend dans la tribu une situation considérable.
—Mais il est prisonnier? dit Mary Grant.
—Et surveillé, ajouta Ayrton, de façon à ne pouvoir faire un pas, ni jour ni nuit!
—Cependant, vous êtes parvenu à vous échapper, Ayrton, dit le major, qui vint se mêler à la conversation.
—Oui, Monsieur Mac Nabbs, à la faveur d’un combat entre ma tribu et une peuplade voisine. J’ai réussi. Bien. Je ne le regrette pas. Mais si c’était à refaire, je préférerais, je crois, un éternel esclavage aux tortures que j’ai éprouvées en traversant les déserts de l’intérieur. Dieu garde le capitaine Grant de tenter une pareille chance de salut!
—Oui, certes, répondit John Mangles, nous devons désirer, miss Mary, que votre père soit retenu dans une tribu indigène. Nous trouverons ses traces plus aisément que s’il errait dans les forêts du continent.
—Vous espérez toujours? demanda la jeune fille.
—J’espère toujours, miss Mary, vous voir heureuse un jour, avec l’aide de Dieu!»
Les yeux humides de Mary Grant purent seuls remercier le jeune capitaine.
Pendant cette conversation, un mouvement inaccoutumé s’était produit parmi les sauvages; ils poussaient des cris retentissants; ils couraient dans diverses directions; ils saisissaient leurs armes et semblaient pris d’une fureur farouche.
Glenarvan ne savait où ils voulaient en venir, quand le major, interpellant Ayrton, lui dit:
«Puisque vous avez vécu pendant longtemps chez les australiens, vous comprenez sans doute le langage de ceux-ci?
—À peu près, répondit le quartier-maître, car, autant de tribus, autant d’idiomes. Cependant, je crois deviner que, par reconnaissance, ces sauvages veulent montrer à son honneur le simulacre d’un combat.»
C’était en effet la cause de cette agitation. Les indigènes, sans autre préambule, s’attaquèrent avec une fureur parfaitement simulée, et si bien même, qu’à moins d’être prévenu on eût pris au sérieux cette petite guerre. Mais les australiens sont des mimes excellents, au dire des voyageurs, et, en cette occasion, ils déployèrent un remarquable talent.
Leurs instruments d’attaque et de défense consistaient en un casse-tête, sorte de massue de bois qui a raison des crânes les plus épais, et une espèce de «tomahawk», pierre aiguisée très dure, fixée entre deux bâtons par une gomme adhérente. Cette hache a une poignée longue de dix pieds. C’est un redoutable instrument de guerre et un utile instrument de paix, qui sert à abattre les branches ou les têtes, à entailler les corps ou les arbres, suivant le cas.
Toutes ces armes s’agitaient dans des mains frénétiques, au bruit des vociférations; les combattants se jetaient les uns sur les autres; ceux-ci tombaient comme morts, ceux-là poussaient le cri du vainqueur. Les femmes, les vieilles principalement, possédées du démon de la guerre, les excitaient au combat, se précipitaient sur les faux cadavres, et les mutilaient en apparence avec une férocité qui, réelle, n’eût pas été plus horrible. À chaque instant, lady Helena craignait que le jeu ne dégénérât en bataille sérieuse. D’ailleurs, les enfants, qui avaient pris part au combat, y allaient franchement. Les petits garçons et les petites filles, plus rageuses, surtout, s’administraient des taloches superbes avec un entrain féroce.
Ce combat simulé durait déjà depuis dix minutes, quand soudain les combattants s’arrêtèrent. Les armes tombèrent de leurs mains. Un profond silence succéda au bruyant tumulte. Les indigènes demeurèrent fixes dans leur dernière attitude, comme des personnages de tableaux vivants.
On les eût dit pétrifiés.
Quelle était la cause de ce changement, et pourquoi tout d’un coup cette immobilité marmoréenne. On ne tarda pas à le savoir.
Une bande de kakatoès se déployait en ce moment à la hauteur des gommiers. Ils remplissaient l’air de leurs babillements et ressemblaient, avec les nuances vigoureuses de leur plumage, à un arc-en-ciel volant. C’était l’apparition de cette éclatante nuée d’oiseaux qui avait interrompu le combat. La chasse, plus utile que la guerre, lui succédait.
Un des indigènes, saisissant un instrument peint en rouge, d’une structure particulière, quitta ses compagnons toujours immobiles, et se dirigea entre les arbres et les buissons vers la bande de kakatoès.
Il ne faisait aucun bruit en rampant, il ne frôlait pas une feuille, il ne déplaçait pas un caillou.
C’était une ombre qui glissait.
Le sauvage, arrivé à une distance convenable, lança son instrument suivant une ligne horizontale à deux pieds du sol. Cette arme parcourut ainsi un espace de quarante pieds environ; puis, soudain, sans toucher la terre, elle se releva subitement par un angle droit, monta à cent pieds dans l’air, frappa mortellement une douzaine d’oiseaux, et, décrivant une parabole, revint tomber aux pieds du chasseur.
Glenarvan et ses compagnons étaient stupéfaits; ils ne pouvaient en croire leurs yeux.
«C’est le «boomerang!» dit Ayrton.
—Le boomerang! s’écria Paganel, le boomerang australien.»
Et, comme un enfant, il alla ramasser l’instrument merveilleux, «pour voir ce qu’il y avait dedans.»
On aurait pu penser, en effet, qu’un mécanisme intérieur, un ressort subitement détendu, en modifiait la course. Il n’en était rien.
Ce boomerang consistait tout uniment en une pièce de bois dur et recourbé, longue de trente à quarante pouces. Son épaisseur au milieu était de trois pouces environ, et ses deux extrémités se terminaient en pointes aiguës. Sa partie concave rentrait de six lignes et sa partie convexe présentait deux rebords très affilés. C’était aussi simple qu’incompréhensible.
«Voilà donc ce fameux boomerang! dit Paganel après avoir attentivement examiné le bizarre instrument.
Un morceau de bois et rien de plus. Pourquoi, à un certain moment de sa course horizontale, remonte-t-il dans les airs pour revenir à la main qui l’a jeté?
Les savants et les voyageurs n’ont jamais pu donner l’explication de ce phénomène.
—Ne serait-ce pas un effet semblable à celui du cerceau qui, lancé d’une certaine façon, revient à son point de départ? dit John Mangles.
—Ou plutôt, ajouta Glenarvan, un effet rétrograde, pareil à celui d’une bille de billard frappée en un point déterminé?
—Aucunement, répondit Paganel; dans ces deux cas, il y a un point d’appui qui détermine la réaction:
C’est le sol pour le cerceau, et le tapis pour la bille. Mais, ici, le point d’appui manque, l’instrument ne touche pas la terre, et cependant il remonte à une hauteur considérable!
—Alors comment expliquez-vous ce fait, Monsieur Paganel? demanda lady Helena.
—Je ne l’explique pas, madame, je le constate une fois de plus; l’effet tient évidemment à la manière dont le boomerang est lancé et à sa conformation particulière. Mais, quant à ce lancement, c’est encore le secret des australiens.
—En tout cas, c’est bien ingénieux… pour des singes», ajouta lady Helena, en regardant le major qui secoua la tête d’un air peu convaincu.
Cependant, le temps s’écoulait, et Glenarvan pensa qu’il ne devait pas retarder davantage sa marche vers l’est; il allait donc prier les voyageurs de remonter dans leur chariot, quand un sauvage arriva tout courant, et prononça quelques mots avec une grande animation.
«Ah! fit Ayrton, ils ont aperçu des casoars!
—Quoi! Il s’agit d’une chasse? dit Glenarvan.
—Il faut voir cela, s’écria Paganel. Ce doit être curieux! Peut-être le boomerang va-t-il fonctionner encore.
—Qu’en pensez-vous, Ayrton?
—Ce ne sera pas long, mylord», répondit le quartier-maître.
Les indigènes n’avaient pas perdu un instant. C’est pour eux un coup de fortune de tuer des casoars. La tribu a ses vivres assurés pour quelques jours. Aussi les chasseurs emploient-ils toute leur adresse à s’emparer d’une pareille proie. Mais comment, sans fusils, parviennent-ils à abattre, et, sans chiens, à atteindre un animal si agile? C’était le côté très intéressant du spectacle réclamé par Paganel.
L’ému ou casoar sans casque, nommé «moureuk» par les naturels, est un animal qui commence à se faire rare dans les plaines de l’Australie. Ce gros oiseau, haut de deux pieds et demi, a une chair blanche qui rappelle beaucoup celle du dindon; il porte sur la tête une plaque cornée; ses yeux sont brun clair, son bec noir et courbé de haut en bas; ses doigts armés d’ongles puissants; ses ailes, de véritables moignons, ne peuvent lui servir à voler; son plumage, pour ne pas dire son pelage, est plus foncé au cou et à la poitrine. Mais, s’il ne vole pas, il court et défierait sur le turf le cheval le plus rapide. On ne peut donc le prendre que par la ruse, et encore faut-il être singulièrement rusé.
C’est pourquoi, à l’appel de l’indigène, une dizaine d’australiens se déployèrent comme un détachement de tirailleurs. C’était dans une admirable plaine, où l’indigo croissait naturellement et bleuissait le sol de ses fleurs. Les voyageurs s’arrêtèrent sur la lisière d’un bois de mimosas.
À l’approche des naturels, une demi-douzaine d’émus se levèrent, prirent la fuite, et allèrent se remiser à un mille. Quand le chasseur de la tribu eut reconnu leur position, il fit signe à ses camarades de s’arrêter. Ceux-ci s’étendirent sur le sol, tandis que lui, tirant de son filet deux peaux de casoar fort adroitement cousues, s’en affubla sur-le-champ.
Son bras droit passait au-dessus de sa tête, et il imitait en remuant la démarche d’un ému qui cherche sa nourriture.
L’indigène se dirigea vers le troupeau; tantôt il s’arrêtait, feignant de picorer quelques graines; tantôt il faisait voler la poussière avec ses pieds et s’entourait d’un nuage poudreux. Tout ce manège était parfait. Rien de plus fidèle que cette reproduction des allures de l’ému. Le chasseur poussait des grognements sourds auxquels l’oiseau lui-même se fût laissé prendre. Ce qui arriva. Le sauvage se trouva bientôt au milieu de la bande insoucieuse. Soudain, son bras brandit la massue, et cinq émus sur six tombèrent à ses côtés.
Le chasseur avait réussi; la chasse était terminée.
Alors Glenarvan, les voyageuses, toute la petite troupe prit congé des indigènes. Ceux-ci montrèrent peu de regrets de cette séparation. Peut-être le succès de la chasse aux casoars leur faisait-il oublier leur fringale satisfaite. Ils n’avaient même pas la reconnaissance de l’estomac, plus vivace que celle du cœur, chez les natures incultes et chez les brutes.
Quoi qu’il en soit, on ne pouvait, en de certaines occasions, ne point admirer leur intelligence et leur adresse.
Chapitre XVII Les éleveurs millionnaires
Après une nuit tranquillement passée par 146°15’ de longitude, les voyageurs, le 6 janvier, à sept heures du matin, continuèrent à traverser le vaste district. Ils marchaient toujours vers le soleil levant, et les empreintes de leurs pas traçaient sur la plaine une ligne rigoureusement droite. Deux fois, ils coupèrent des traces de squatters qui se dirigeaient vers le nord, et alors ces diverses empreintes se seraient confondues, si le cheval de Glenarvan n’eût laissé sur la poussière la marque de Black-Point, reconnaissable à ses deux trèfles.
La plaine était parfois sillonnée de creeks capricieux, entourés de buis, aux eaux plutôt temporaires que permanentes. Ils prenaient naissance sur les versants des «Buffalos-Ranges», chaîne de médiocres montagnes dont la ligne pittoresque ondulait à l’horizon.
On résolut d’y camper le soir même. Ayrton pressa son attelage, et, après une journée de trente-cinq milles, les bœufs arrivèrent, un peu fatigués. La tente fut dressée sous de grands arbres; la nuit était venue, le souper fut rapidement expédié. On songeait moins à manger qu’à dormir, après une marche pareille.
Paganel, à qui revenait le premier quart, ne se coucha pas, et, sa carabine à l’épaule, il veilla sur le campement, se promenant de long en large pour mieux résister au sommeil.
Malgré l’absence de la lune, la nuit était presque lumineuse sous l’éclat des constellations australes.
Le savant s’amusait à lire dans ce grand livre du firmament toujours ouvert et si intéressant pour qui sait le comprendre. Le profond silence de la nature endormie n’était interrompu que par le bruit des entraves qui retentissaient aux pieds des chevaux.
Paganel se laissait donc entraîner à ses méditations astronomiques, et il s’occupait plus des choses du ciel que des choses de la terre, quand un son lointain le tira de sa rêverie.
Il prêta une oreille attentive, et, à sa grande stupéfaction, il crut reconnaître les sons d’un piano; quelques accords, largement arpégés, envoyaient jusqu’à lui leur sonorité frémissante.
Il ne pouvait s’y tromper.
«Un piano dans le désert! Se dit Paganel. Voilà ce que je n’admettrai jamais.»
C’était très surprenant, en effet, et Paganel aima mieux croire que quelque étrange oiseau d’Australie imitait les sons d’un Pleyel ou d’un Érard, comme d’autres imitent des bruits d’horloge et de rémouleur.
Mais, en ce moment, une voix purement timbrée s’éleva dans les airs. Le pianiste était doublé d’un chanteur. Paganel écouta sans vouloir se rendre.
Cependant après quelques instants, il fut forcé de reconnaître l’air sublime qui frappait son oreille.
C’était il mio tesoro tanto, du Don Juan.
«Parbleu! Pensa le géographe, si bizarres que soient les oiseaux australiens, et quand ce seraient les perroquets les plus musiciens du monde, ils ne peuvent pas chanter du Mozart!»
Puis il écouta jusqu’au bout cette sublime inspiration du maître. L’effet de cette suave mélodie, portée à travers une nuit limpide, était indescriptible.
Paganel demeura longtemps sous ce charme inexprimable; puis la voix se tut, et tout rentra dans le silence.
Quand Wilson vint relever Paganel, il le trouva plongé dans une rêverie profonde. Paganel ne dit rien au matelot; il se réserva d’instruire Glenarvan, le lendemain, de cette particularité, et il alla se blottir sous la tente.
Le lendemain, toute la troupe était réveillée par des aboiements inattendus. Glenarvan se leva aussitôt.
Deux magnifiques «pointers», hauts sur pied, admirables spécimens du chien d’arrêt de race anglaise, gambadaient sur la lisière d’un petit bois. À l’approche des voyageurs, ils rentrèrent sous les arbres en redoublant leurs cris.
«Il y a donc une station dans ce désert, dit Glenarvan, et des chasseurs, puisque voilà des chiens de chasse?»
Paganel ouvrait déjà la bouche pour raconter ses impressions de la nuit passée, quand deux jeunes gens apparurent, montant deux chevaux de sang de toute beauté, de véritables «hunters.»
Les deux gentlemen, vêtus d’un élégant costume de chasse, s’arrêtèrent à la vue de la petite troupe campée à la façon bohémienne. Ils semblaient se demander ce que signifiait la présence de gens armés en cet endroit, quand ils aperçurent les voyageuses qui descendaient du chariot. Aussitôt, ils mirent pied à terre, et ils s’avancèrent vers elles, le chapeau à la main.
Lord Glenarvan vint à leur rencontre, et, en sa qualité d’étranger, il déclina ses noms et qualités.
Les jeunes gens s’inclinèrent, et l’un d’eux, le plus âgé, dit: «mylord, ces dames, vos compagnons et vous, voulez-vous nous faire l’honneur de vous reposer dans notre habitation?
—Messieurs?… Dit Glenarvan.
—Michel et Sandy Patterson, propriétaires de Hottam-Station. Vous êtes déjà sur les terres de l’établissement et vous n’avez pas un quart de mille à faire.
—Messieurs, répondit Glenarvan, je ne voudrais pas abuser d’une hospitalité si gracieusement offerte…
—Mylord, reprit Michel Patterson, en acceptant, vous obligez de pauvres exilés qui seront trop heureux de vous faire les honneurs du désert.»
Glenarvan s’inclina en signe d’acquiescement.
«Monsieur, dit alors Paganel, s’adressant à Michel Patterson, serais-je indiscret en vous demandant si c’est vous qui chantiez hier cet air du divin Mozart?
—C’est moi, monsieur, répondit le gentleman, et mon cousin Sandy m’accompagnait.
—Eh bien! Monsieur, reprit Paganel, recevez les sincères compliments d’un français, admirateur passionné de cette musique.»
Paganel tendit la main au jeune gentleman, qui la prit d’un air fort aimable. Puis, Michel Patterson indiqua vers la droite la route à suivre. Les chevaux avaient été laissés aux soins d’Ayrton et des matelots.
Ce fut donc à pied, causant et admirant, que les voyageurs, guidés par les deux jeunes gens, se rendirent à l’habitation d’Hottam-Station.
C’était vraiment un établissement magnifique, tenu avec la sévérité rigoureuse des parcs anglais.
D’immenses prairies, encloses de barrières grises, s’étendaient à perte de vue. Là, paissaient les bœufs par milliers, et les moutons par millions. De nombreux bergers et des chiens plus nombreux encore gardaient cette tumultueuse armée. Aux beuglements et aux bêlements se mêlaient l’aboiement des dogues et le claquement strident des stockwhipps.
Vers l’est, le regard s’arrêtait sur une lisière de myalls et de gommiers, que dominait à sept mille cinq cents pieds dans les airs la cime imposante du mont Hottam.
De longues avenues d’arbres verts à feuilles persistantes rayonnaient dans toutes les directions.
Çà et là se massaient d’épais taillis de «grass-trees», arbustes hauts de dix pieds, semblables au palmier nain, et perdus dans leur chevelure de feuilles étroites et longues. L’air était embaumé du parfum des lauriers-menthes, dont les bouquets de fleurs blanches, alors en pleine floraison, dégageaient les plus fines senteurs aromatiques.
Aux groupes charmants de ces arbres indigènes se mariaient les productions transplantées des climats européens. Le pêcher, le poirier, le pommier, le figuier, l’oranger, le chêne lui-même, furent salués par les hurrahs des voyageurs, et ceux-ci, s’ils ne s’étonnèrent pas trop de marcher à l’ombre des arbres de leur pays, s’émerveillèrent, du moins, à la vue des oiseaux qui voltigeaient entre les branches, les «satin-birds» au plumage soyeux, et les séricules, vêtus mi-partie d’or et de velours noir.
Entre autres, et pour la première fois, il leur fut donné d’admirer le «menure», c’est l’oiseau-lyre, dont l’appendice caudal figure le gracieux instrument d’Orphée. Il fuyait entre les fougères arborescentes, et lorsque sa queue frappait les branches, on s’étonnait presque de ne pas entendre ces harmonieux accords dont s’inspirait Amphion pour rebâtir les murs de Thèbes. Paganel avait envie d’en jouer.
Cependant, lord Glenarvan ne se contentait pas d’admirer les féeriques merveilles de cette oasis improvisée dans le désert australien. Il écoutait le récit des jeunes gentlemen. En Angleterre, au milieu de ses campagnes civilisées, le nouvel arrivant eût tout d’abord appris à son hôte d’où il venait, où il allait. Mais ici, et par une nuance de délicatesse finement observée, Michel et Sandy Patterson crurent devoir se faire connaître des voyageurs auxquels ils offraient l’hospitalité. Ils racontèrent donc leur histoire.
C’était celle de tous ces jeunes anglais, intelligents et industrieux, qui ne croient pas que la richesse dispense du travail. Michel et Sandy Patterson étaient fils d’un banquier de Londres. À vingt ans, le chef de leur famille avait dit: «Voici des millions, jeunes gens. Allez dans quelque colonie lointaine; fondez-y un établissement utile; puisez dans le travail la connaissance de la vie. Si vous réussissez, tant mieux. Si vous échouez, peu importe. Nous ne regretterons pas les millions qui vous auront servi à devenir des hommes.» Les deux jeunes gens obéirent. Ils choisirent en Australie la colonie de Victoria pour y semer les bank-notes paternelles, et ils n’eurent pas lieu de s’en repentir. Au bout de trois ans, l’établissement prospérait.
On compte dans les provinces de Victoria, de la Nouvelle Galles du sud et de l’Australie méridionale plus de trois mille stations, les unes dirigées par les squatters qui élèvent le bétail, les autres par les settlers, dont la principale industrie est la culture du sol. Jusqu’à l’arrivée des deux jeunes anglais, l’établissement le plus considérable de ce genre était celui de M Jamieson, qui couvrait cent kilomètres de superficie, avec une bordure de vingt-cinq kilomètres sur le Paroo, l’un des affluents du Darling.
Maintenant, la station d’Hottam l’emportait en étendue et en affaires. Les deux jeunes gens étaient squatters et settlers tout à la fois. Ils administraient avec une rare habileté, et, ce qui est plus difficile, avec une énergie peu commune, leur immense propriété.
On le voit, cette station se trouvait reportée à une grande distance des principales villes, au milieu des déserts peu fréquentés du Murray. Elle occupait l’espace compris entre 146°48’ et 147°, c’est-à-dire un terrain long et large de cinq lieues, situé entre les Buffalos-Ranges et le mont Hottam. Aux deux angles nord de ce vaste quadrilatère se dressaient à gauche le mont Aberdeen, à droite les sommets du High-Barven. Les eaux belles et sinueuses n’y manquaient pas, grâce aux creeks et affluents de l’Oven’s-River, qui se jette au nord dans le lit du Murray. Aussi, l’élève du bétail et la culture du sol y réussissaient également. Dix mille acres de terre, admirablement assolés et aménagés, mêlaient les récoltes indigènes aux productions exotiques, tandis que plusieurs millions d’animaux s’engraissaient dans les verdoyants pâturages. Aussi, les produits de Hottam-Station étaient-ils cotés à de hauts cours sur les marchés de Castlemaine et de Melbourne.
Michel et Sandy Patterson achevaient de donner ces détails de leur industrieuse existence quand, à l’extrémité d’une avenue de casuarinas, apparut l’habitation.
C’était une charmante maison de bois et de briques, enfouie sous des bouquets d’émérophilis. Elle avait la forme élégante du chalet, et une véranda à laquelle pendaient des lampes chinoises contournait le long des murs comme un impluvium antique. Devant les fenêtres se déployaient des bannes multicolores qui semblaient être en fleurs. Rien de plus coquet, rien de plus délicieux au regard, mais aussi rien de plus confortable. Sur les pelouses et dans les massifs groupés aux alentours poussaient des candélabres de bronze, qui supportaient d’élégantes lanternes; à la nuit tombante, tout ce parc s’illuminait des blanches lumières du gaz, venu d’un petit gazomètre, caché sous des berceaux de myalls et de fougères arborescentes.
D’ailleurs, on ne voyait ni communs, ni écuries, ni hangars, rien de ce qui indique une exploitation rurale. Toutes ces dépendances, —un véritable village composé de plus de vingt huttes et maisons, —étaient situées à un quart de mille, au fond d’une petite vallée. Des fils électriques mettaient en communication instantanée le village et la maison des maîtres. Celle-ci, loin de tout bruit, semblait perdue dans une forêt d’arbres exotiques.
Bientôt, l’avenue des casuarinas fut dépassée. Un petit pont de fer d’une élégance extrême, jeté sur un creek murmurant, donnait accès dans le parc réservé.
Il fut franchi. Un intendant de haute mine vint au-devant des voyageurs; les portes de l’habitation s’ouvrirent, et les hôtes de Hottam-Station pénétrèrent dans les somptueux appartements contenus sous cette enveloppe de briques et de fleurs.
Tout le luxe de la vie artiste et fashionable s’offrit à leurs yeux. Sur l’antichambre, ornée de sujets décoratifs empruntés à l’outillage du turf et de la chasse, s’ouvrait un vaste salon à cinq fenêtres. Là, un piano couvert de partitions anciennes et nouvelles, des chevalets portant des toiles ébauchées, des socles ornés de statues de marbre, quelques tableaux de maîtres flamands accrochés aux murs, de riches tapis, doux au pied comme une herbe épaisse, pans de tapisserie égayés de gracieux épisodes mythologiques, un lustre antique suspendu au plafond, des faïences précieuses, des bibelots de prix et d’un goût parfait, mille riens chers et délicats qu’on s’étonnait de voir dans une habitation australienne, prouvaient une suprême entente des arts et du confort. Tout ce qui pouvait charmer les ennuis d’un exil volontaire, tout ce qui pouvait ramener l’esprit au souvenir des habitudes européennes, meublait ce féerique salon. On se serait cru dans quelque château de France ou d’Angleterre.
Les cinq fenêtres laissaient passer à travers le fin tissu des bannes un jour tamisé et déjà adouci par les pénombres de la véranda. Lady Helena, en s’approchant, fut émerveillée. L’habitation de ce côté dominait une large vallée qui s’étendait jusqu’au pied des montagnes de l’est. La succession des prairies et des bois, çà et là de vastes clairières, l’ensemble des collines gracieusement arrondies, le relief de ce sol accidenté, formaient un spectacle supérieur à toute description.
Nulle autre contrée au monde ne pouvait lui être comparée, pas même cette vallée du paradis, si renommée, des frontières norvégiennes du Telemarck.
Ce vaste panorama, découpé par de grandes plaques d’ombre et de lumière, changeait à chaque heure suivant les caprices du soleil. L’imagination ne pouvait rien rêver au delà, et cet aspect enchanteur satisfaisait tous les appétits du regard.
Cependant, sur un ordre de Sandy Patterson, un déjeuner venait d’être improvisé par le maître d’hôtel de la station, et, moins d’un quart d’heure après leur arrivée, les voyageurs s’asseyaient devant une table somptueusement servie. La qualité des mets et des vins était indiscutable; mais ce qui plaisait surtout, au milieu de ces raffinements de l’opulence, c’était la joie des deux jeunes squatters, heureux d’offrir sous leur toit cette splendide hospitalité.
D’ailleurs, ils ne tardèrent pas à connaître le but de l’expédition, et ils prirent un vif intérêt aux recherches de Glenarvan. Ils donnèrent aussi bon espoir aux enfants du capitaine.
«Harry Grant, dit Michel, est évidemment tombé entre les mains des indigènes, puisqu’il n’a pas reparu dans les établissements de la côte. Il connaissait exactement sa position, le document le prouve, et pour n’avoir pas gagné quelque colonie anglaise, il faut qu’à l’instant où il prenait terre il ait été fait prisonnier par les sauvages.
—C’est précisément ce qui est arrivé à son quartier-maître
Ayrton, répondit John Mangles.
—Mais vous, messieurs, demanda lady Helena, vous n’avez jamais entendu parler de la catastrophe du Britannia?
—Jamais, madame, répondit Michel.
—Et quel traitement, suivant vous, a subi le capitaine Grant, prisonnier des australiens?
—Les australiens ne sont pas cruels, madame, répondit le jeune squatter, et miss Grant peut être rassurée à cet égard. Il y a des exemples fréquents de la douceur de leur caractère, et quelques européens ont vécu longtemps parmi eux, sans avoir jamais eu à se plaindre de leur brutalité.
—King entre autres, dit Paganel, le seul survivant de l’expédition de Burke.
—Non seulement ce hardi explorateur, reprit Sandy, mais aussi un soldat anglais, nommé Buckley, qui, s’étant échappé en 1803 sur la côte de Port-Philippe, fut recueilli par les indigènes et vécut trente-trois ans avec eux.
—Et depuis cette époque, ajouta Michel Patterson, un des derniers numéros de l’Australasian nous apprend qu’un certain Morrill vient d’être rendu à ses compatriotes, après seize ans d’esclavage.
L’histoire du capitaine doit être la sienne, car c’est précisément à la suite du naufrage de la Péruvienne, en 1846, qu’il a été fait prisonnier par les naturels et emmené dans l’intérieur du continent. Ainsi, je crois que vous devez conserver tout espoir.»