Les enfants du capitaine Grant
Ces paroles causèrent une joie extrême aux auditeurs du jeune squatter. Elles corroboraient les renseignements déjà donnés par Paganel et Ayrton.
Puis, on parla des convicts, lorsque les voyageuses eurent quitté la table. Les squatters connaissaient la catastrophe de Camden-Bridge, mais la présence d’une bande d’évadés ne leur inspirait aucune inquiétude. Ce n’est pas à une station dont le personnel s’élevait à plus de cent hommes, que ces malfaiteurs oseraient s’attaquer. On devait penser, d’ailleurs, qu’ils ne s’aventureraient pas dans ces déserts du Murray, où ils n’avaient que faire, ni du côté des colonies de la Nouvelle Galles, dont les routes sont très surveillées. Tel était aussi l’avis d’Ayrton.
Lord Glenarvan ne put refuser à ses aimables amphitryons de passer cette journée entière à la station de Hottam. C’étaient douze heures de retard qui devenaient douze heures de repos; les chevaux et les bœufs ne pouvaient que se refaire avantageusement dans les confortables écuries de la station.
Ce fut donc chose convenue, et les deux jeunes gens soumirent à leurs hôtes un programme de la journée qui fut adopté avec empressement.
À midi, sept vigoureux hunters piaffaient aux portes de l’habitation. Un élégant break destiné aux dames, et conduit à grandes guides, permettait à son cocher de montrer son adresse dans les savantes manœuvres du «four in hand». Les cavaliers, précédés de piqueurs et armés d’excellents fusils de chasse à système, se mirent en selle et galopèrent aux portières, pendant que la meute des pointers aboyait joyeusement à travers les taillis.
Pendant quatre heures, la cavalcade parcourut les allées et avenues de ce parc grand comme un petit état d’Allemagne. Le Reuss-Schleitz ou la Saxe-Cobourg-Gotha y auraient tenu tout entiers.
Si l’on y rencontrait moins d’habitants, les moutons, en revanche, foisonnaient. Quant au gibier, une armée de rabatteurs n’en eût pas jeté davantage sous le fusil des chasseurs. Aussi, ce fut bientôt une série de détonations inquiétantes pour les hôtes paisibles des bois et des plaines. Le jeune Robert fit des merveilles à côté du major Mac Nabbs. Ce hardi garçon, malgré les recommandations de sa sœur, était toujours en tête, et le premier au feu.
Mais John Mangles se chargea de veiller sur lui, et Mary Grant se rassura.
Pendant cette battue, on tua certains animaux particuliers au pays, et dont jusqu’alors Paganel ne connaissait que le nom: entre autres, le «wombat» et le «bandicoot».
Le wombat est un herbivore qui creuse des terriers à la manière des blaireaux; il est gros comme un mouton, et sa chair est excellente.
Le bandicoot est une espèce de marsupiaux, qui en remontrerait au renard d’Europe et lui donnerait des leçons de pillage dans les basses-cours. Cet animal, d’un aspect assez repoussant, long d’un pied et demi, tomba sous les coups de Paganel, qui, par amour-propre de chasseur, le trouva charmant.
«Une adorable bête,» disait-il.
Robert, entre autres pièces importantes, tua fort adroitement un «dasyure viverrin», sorte de petit renard, dont le pelage noir et moucheté de blanc vaut celui de la martre, et un couple d’opossums qui se cachaient dans le feuillage épais des grands arbres.
Mais de tous ces hauts faits, le plus intéressant fut, sans contredit, une chasse au kanguroo. Les chiens, vers quatre heures, firent lever une bande de ces curieux marsupiaux. Les petits rentrèrent précipitamment dans la poche maternelle, et toute la troupe s’échappa en file. Rien de plus étonnant que ces énormes bonds du kanguroo, dont les jambes de derrière, deux fois plus longues que celles de devant, se détendent comme un ressort. En tête de la troupe fuyante décampait un mâle haut de cinq pieds, magnifique spécimen du «macropus giganteus», un «vieil homme», comme disent les bushmen.
Pendant quatre à cinq milles, la chasse fut activement conduite. Les kanguroos ne se lassaient pas, et les chiens, qui redoutent, non sans raison, leur vigoureuse patte armée d’un ongle aigu, ne se souciaient pas de les approcher. Mais enfin, épuisée par sa course, la bande s’arrêta et le «vieil homme» s’appuya contre un tronc d’arbre, prêt à se défendre. Un des pointers, emporté par son élan, alla rouler près de lui. Un instant après, le malheureux chien sautait en l’air, et retombait éventré. Certes, la meute tout entière n’aurait pas eu raison de ces puissants marsupiaux. Il fallait donc en finir à coups de fusil, et les balles seules pouvaient abattre le gigantesque animal.
En ce moment, Robert faillit être victime de son imprudence. Dans le but d’assurer son coup, il s’approcha si près du kanguroo, que celui-ci s’élança d’un bond.
Robert tomba, un cri retentit. Mary Grant, du haut du break, terrifiée, sans voix, presque sans regards, tendait les mains vers son frère. Aucun chasseur n’osait tirer sur l’animal, car il pouvait aussi frapper l’enfant.
Mais soudain John Mangles, son couteau de chasse ouvert, se précipita sur le kanguroo au risque d’être éventré, et il frappa l’animal au cœur. La bête abattue, Robert se releva sans blessure. Un instant après, il était dans les bras de sa sœur.
«Merci, Monsieur John! Merci! dit Mary Grant, qui tendit la main au jeune capitaine.
—Je répondais de lui», dit John Mangles, en prenant la main tremblante de la jeune fille.
Cet incident termina la chasse. La bande de marsupiaux s’était dispersée après la mort de son chef, dont les dépouilles furent rapportées à l’habitation. Il était alors six heures du soir. Un dîner magnifique attendait les chasseurs. Entre autres mets, un bouillon de queue de kanguroo, préparé à la mode indigène, fut le grand succès du repas.
Après les glaces et sorbets du dessert, les convives passèrent au salon. La soirée fut consacrée à la musique. Lady Helena, très bonne pianiste, mit ses talents à la disposition des squatters. Michel et Sandy Patterson chantèrent avec un goût parfait des passages empruntés aux dernières partitions de Gounod, de Victor Massé, de Félicien David, et même de ce génie incompris, Richard Wagner.
À onze heures, le thé fut servi; il était fait avec cette perfection anglaise qu’aucun autre peuple ne peut égaler. Mais Paganel ayant demandé à goûter le thé australien, on lui apporta une liqueur noire comme de l’encre, un litre d’eau dans lequel une demi-livre de thé avait bouilli pendant quatre heures. Paganel, malgré ses grimaces, déclara ce breuvage excellent.
À minuit, les hôtes de la station, conduits à des chambres fraîches et confortables, prolongèrent dans leurs rêves les plaisirs de cette journée.
Le lendemain, dès l’aube, ils prirent congé des deux jeunes squatters. Il y eut force remercîments et promesses de se revoir en Europe, au château de Malcolm. Puis le chariot se mit en marche, tourna la base du mont Hottam, et bientôt l’habitation disparut, comme une vision rapide, aux yeux des voyageurs. Pendant cinq milles encore, ils foulèrent du pied de leurs chevaux le sol de la station.
À neuf heures seulement, la dernière palissade fut franchie, et la petite troupe s’enfonça à travers les contrées presque inconnues de la province victorienne.
Chapitre XVIII Les alpes australiennes
Une immense barrière coupait la route dans le sud-est.
C’était la chaîne des Alpes australiennes, vaste fortification dont les capricieuses courtines s’étendent sur une longueur de quinze cents milles, et arrêtent les nuages à quatre mille pieds dans les airs.
Le ciel couvert ne laissait arriver au sol qu’une chaleur tamisée par le tissu serré des vapeurs. La température était donc supportable, mais la marche difficile sur un terrain déjà fort accidenté. Les extumescences de la plaine se prononçaient de plus en plus. Quelques mamelons, plantés de jeunes gommiers verts, se gonflaient çà et là. Plus loin, ces gibbosités, accusées vivement, formaient les premiers échelons des grandes Alpes. Il fallait monter d’une manière continue, et l’on s’en apercevait bien à l’effort des bœufs dont le joug craquait sous la traction du lourd chariot; ils soufflaient bruyamment, et les muscles de leurs jarrets se tendaient, près de se rompre. Les ais du véhicule gémissaient aux heurts inattendus qu’Ayrton, si habile qu’il fût, ne parvenait pas à éviter. Les voyageuses en prenaient gaiement leur parti.
John Mangles et ses deux matelots battaient la route à quelques centaines de pas en avant; ils choisissaient les passages praticables, pour ne pas dire les passes, car tous ces ressauts du sol figuraient autant d’écueils entre lesquels le chariot choisissait le meilleur chenal. C’était une véritable navigation à travers ces terrains houleux.
Tâche difficile, périlleuse souvent. Maintes fois, la hache de Wilson dut frayer un passage au milieu d’épais fourrés d’arbustes. Le sol argileux et humide fuyait sous le pied. La route s’allongea des mille détours que d’inabordables obstacles, hauts blocs de granit, ravins profonds, lagunes suspectes, obligeaient à faire. Aussi, vers le soir, c’est à peine si un demi-degré avait été franchi. On campa au pied des Alpes, au bord du creek de Cobongra, sur la lisière d’une petite plaine couverte d’arbrisseaux hauts de quatre pieds, dont les feuilles d’un rouge clair égayaient le regard.
«Nous aurons du mal à passer, dit Glenarvan en regardant la chaîne
des montagnes dont la silhouette se fondait déjà dans l’obscurité
du soir. Des Alpes!
Voilà une dénomination qui donne à réfléchir.
—Il faut en rabattre, mon cher Glenarvan, lui répondit Paganel. Ne croyez pas que vous avez toute une Suisse à traverser. Il y a dans l’Australie des Grampians, des Pyrénées, des Alpes, des montagnes Bleues, comme en Europe et en Amérique, mais en miniature. Cela prouve tout simplement que l’imagination des géographes n’est pas infinie, ou que la langue des noms propres est bien pauvre.
—Ainsi, ces Alpes australiennes?… Demanda lady Helena.
—Sont des montagnes de poche, répondit Paganel.
Nous les franchirons sans nous en apercevoir.
—Parlez pour vous! dit le major. Il n’y a qu’un homme distrait qui puisse traverser une chaîne de montagnes sans s’en douter.
—Distrait! s’écria Paganel. Mais je ne suis plus distrait. Je m’en rapporte à ces dames. Depuis que j’ai mis le pied sur le continent, n’ai-je pas tenu ma promesse? Ai-je commis une seule distraction? A-t-on une erreur à me reprocher?
—Aucune, Monsieur Paganel, dit Mary Grant. Vous êtes maintenant le plus parfait des hommes.
—Trop parfait! Ajouta en riant lady Helena. Vos distractions vous allaient bien.
—N’est-il pas vrai, madame? répondit Paganel. Si je n’ai plus un défaut, je vais devenir un homme comme tout le monde. J’espère donc qu’avant peu je commettrai quelque bonne bévue dont vous rirez bien. Voyez-vous, quand je ne me trompe pas, il me semble que je manque à ma vocation.»
Le lendemain, 9 janvier, malgré les assurances du confiant géographe, ce ne fut pas sans grandes difficultés que la petite troupe s’engagea dans le passage des Alpes. Il fallut aller à l’aventure, s’enfoncer par des gorges étroites et profondes qui pouvaient finir en impasses.
Ayrton eût été très embarrassé sans doute, si, après une heure de marche, une auberge, un misérable «tap» ne se fût inopinément présenté sur un des sentiers de la montagne.
«Parbleu! s’écria Paganel, le maître de cette taverne ne doit pas faire fortune en un pareil endroit! à quoi peut-il servir?
—À nous donner sur notre route les renseignements dont nous avons besoin, répondit Glenarvan. Entrons.»
Glenarvan, suivi d’Ayrton, franchit le seuil de l’auberge. Le maître de Bush-Inn, —ainsi le portait son enseigne, —était un homme grossier, à face rébarbative, et qui devait se considérer comme son principal client à l’endroit du gin, du brandy et du whisky de sa taverne. D’habitude, il ne voyait guère que des squatters en voyage, ou quelques conducteurs de troupeaux.
Il répondit avec un air de mauvaise humeur aux questions qui lui furent adressées. Mais ses réponses suffirent à fixer Ayrton sur sa route. Glenarvan reconnut par quelques couronnes la peine que l’aubergiste s’était donnée, et il allait quitter la taverne, quand une pancarte collée au mur attira ses regards.
C’était une notice de la police coloniale. Elle signalait l’évasion des convicts de Perth et mettait à prix la tête de Ben Joyce. Cent livres sterling à qui le livrerait.
«Décidément, dit Glenarvan au quartier-maître, c’est un misérable bon à pendre.
—Et surtout à prendre! répondit Ayrton. Cent livres!
Mais c’est une somme! Il ne les vaut pas.
—Quant au tavernier, ajouta Glenarvan, il ne me rassure guère, malgré sa pancarte.
—Ni moi», répondit Ayrton.
Glenarvan et le quartier-maître rejoignirent le chariot. On se dirigea vers le point où s’arrête la route de Lucknow. Là serpentait une étroite passe qui prenait la chaîne de biais. On commença à monter.
Ce fut une pénible ascension. Plus d’une fois, les voyageuses et leurs compagnons mirent pied à terre. Il fallait venir en aide au lourd véhicule et pousser à la roue, le retenir souvent sur de périlleuses déclivités, dételer les bœufs dont l’attelage ne pouvait se développer utilement à des tournants brusques, caler le chariot qui menaçait de revenir en arrière, et, plus d’une fois, Ayrton dut appeler à son aide le renfort des chevaux déjà fatigués de se hisser eux-mêmes.
Fut-ce cette fatigue prolongée, ou toute autre cause, mais l’un des chevaux succomba pendant cette journée.
Il s’abattit subitement sans qu’aucun symptôme fît pressentir cet accident. C’était le cheval de Mulrady, et quand celui-ci voulut le relever, il le trouva mort.
Ayrton vint examiner l’animal étendu à terre, et parut ne rien comprendre à cette mort instantanée.
«Il faut que cette bête, dit Glenarvan, se soit rompu quelque vaisseau.
—Évidemment, répondit Ayrton.
—Prends mon cheval, Mulrady, ajouta Glenarvan, je vais rejoindre lady Helena dans le chariot.»
Mulrady obéit, et la petite troupe continua sa fatigante ascension, après avoir abandonné aux corbeaux le cadavre de l’animal.
La chaîne des Alpes australiennes est peu épaisse, et sa base ne s’étend pas sur une largeur de huit milles.
Donc, si le passage choisi par Ayrton aboutissait au revers oriental, on pouvait, quarante-huit heures plus tard, avoir franchi cette haute barrière. Alors, d’obstacles insurmontables, de route difficile, il ne serait plus question jusqu’à la mer.
Pendant la journée du 10, les voyageurs atteignirent le plus haut point du passage, deux mille pieds environ. Ils se trouvaient sur un plateau dégagé qui laissait la vue s’étendre au loin. Vers le nord miroitaient les eaux tranquilles du lac Oméo, tout pointillé d’oiseaux aquatiques, et au delà, les vastes plaines du Murray. Au sud, se déroulaient les nappes verdoyantes du Gippsland, ses terrains riches en or, ses hautes forêts, avec l’apparence d’un pays primitif. Là, la nature était encore maîtresse de ses produits, du cours de ses eaux, de ses grands arbres vierges de la hache, et les squatters, rares jusqu’alors, n’osaient lutter contre elle. Il semblait que cette chaîne des Alpes séparât deux contrées diverses, dont l’une avait conservé sa sauvagerie. Le soleil se couchait alors, et quelques rayons, perçant les nuages rougis, ravivaient les teintes du district de Murray. Au contraire, le Gippsland, abrité derrière l’écran des montagnes, se perdait dans une vague obscurité, et l’on eût dit que l’ombre plongeait dans une nuit précoce toute cette région transalpine.
Ce contraste fut vivement senti de spectateurs placés entre ces deux pays si tranchés, et une certaine émotion les prit à voir cette contrée presque inconnue qu’ils allaient traverser jusqu’aux frontières victoriennes.
On campa sur le plateau même, et le lendemain la descente commença. Elle fut assez rapide. Une grêle d’une violence extrême assaillit les voyageurs, et les força de chercher un abri sous des roches. Ce n’étaient pas des grêlons, mais de véritables plaques de glace, larges comme la main, qui se précipitaient des nuages orageux. Une fronde ne les eût pas lancées avec plus de force, et quelques bonnes contusions apprirent à Paganel et à Robert qu’il fallait se dérober à leurs coups. Le chariot fut criblé en maint endroit, et peu de toitures eussent résisté à la chute de ces glaçons aigus dont quelques-uns s’incrustaient dans le tronc des arbres.
Il fallut attendre la fin de cette averse prodigieuse, sous peine d’être lapidé. Ce fut l’affaire d’une heure environ, et la troupe s’engagea de nouveau sur les roches déclives, toutes glissantes encore des ruissellements de la grêle.
Vers le soir, le chariot, fort cahoté, fort disjoint en différentes parties de sa carcasse, mais encore solide sur ses disques de bois, descendait les derniers échelons des Alpes, entre de grands sapins isolés. La passe aboutissait aux plaines du Gippsland. La chaîne des Alpes venait d’être heureusement franchie, et les dispositions accoutumées furent faites pour le campement du soir.
Le 12, dès l’aube, reprise du voyage avec une ardeur qui ne se démentait pas. Chacun avait hâte d’arriver au but, c’est-à-dire à l’océan Pacifique, au point même où se brisa le Britannia. Là seulement pouvaient être utilement rejointes les traces des naufragés, et non dans ces contrées désertes du Gippsland. Aussi, Ayrton pressait-il lord Glenarvan d’expédier au Duncan l’ordre de se rendre à la côte, afin d’avoir à sa disposition tous les moyens de recherche. Il fallait, selon lui, profiter de la route de Lucknow qui se rend à Melbourne. Plus tard, ce serait difficile, car les communications directes avec la capitale manqueraient absolument.
Ces recommandations du quartier-maître paraissaient bonnes à suivre. Paganel conseillait d’en tenir compte. Il pensait aussi que la présence du yacht serait fort utile en pareille circonstance, et il ajoutait que l’on ne pourrait plus communiquer avec Melbourne, la route de Lucknow une fois dépassée.
Glenarvan était indécis, et peut-être eût-il expédié ces ordres que réclamait tout particulièrement Ayrton, si le major n’eût combattu cette décision avec une grande vigueur. Il démontra que la présence d’Ayrton était nécessaire à l’expédition, qu’aux approches de la côte le pays lui serait connu, que si le hasard mettait la caravane sur les traces d’Harry Grant, le quartier-maître serait plus qu’un autre capable de les suivre, enfin que seul il pouvait indiquer l’endroit où s’était perdu le Britannia.
Mac Nabbs opina donc pour la continuation du voyage sans rien changer à son programme. Il trouva un auxiliaire dans John Mangles, qui se rangea à son avis. Le jeune capitaine fit même observer que les ordres de son honneur parviendraient plus facilement au Duncan s’ils étaient expédiés de Twofold-Bay, que par l’entremise d’un messager forcé de parcourir deux cents milles d’un pays sauvage. Ce parti prévalut. Il fut décidé qu’on attendrait pour agir l’arrivée à Twofold-Bay. Le major observait Ayrton, qui lui parut assez désappointé. Mais il n’en dit rien, et, suivant sa coutume, il garda ses observations pour son compte.
Les plaines qui s’étendent au pied des Alpes australiennes étaient unies, avec une légère inclinaison vers l’est. De grands bouquets de mimosas et d’eucalyptus, des gommiers d’essences diverses, en rompaient çà et là la monotone uniformité. Le «gastrolobium grandiflorum» hérissait le sol de ses arbustes aux fleurs éclatantes. Quelques creeks sans importance, de simples ruisseaux encombrés de petits joncs et envahis par les orchidées, coupèrent souvent la route. On les passa à gué. Au loin s’enfuyaient, à l’approche des voyageurs, des bandes d’outardes et de casoars. Au-dessus des arbrisseaux sautaient et ressautaient des kanguroos comme une troupe de pantins élastiques. Mais les chasseurs de l’expédition ne songeaient guère à chasser, et leurs chevaux n’avaient pas besoin de ce surcroît de fatigue.
D’ailleurs, une lourde chaleur pesait sur la contrée. Une électricité violente saturait l’atmosphère. Bêtes et gens subissaient son influence. Ils allaient devant eux sans en chercher davantage. Le silence n’était interrompu que par les cris d’Ayrton excitant son attelage accablé.
De midi à deux heures, on traversa une curieuse forêt de fougères qui eût excité l’admiration de gens moins harassés. Ces plantes arborescentes, en pleine floraison, mesuraient jusqu’à trente pieds de hauteur. Chevaux et cavaliers passaient à l’aise sous leurs ramilles retombantes, et parfois la molette d’un éperon résonnait en heurtant leur tige ligneuse.
Sous ces parasols immobiles régnait une fraîcheur dont personne ne songea à se plaindre. Jacques Paganel, toujours démonstratif, poussa quelques soupirs de satisfaction qui firent lever des troupes de perruches et de kakatoès. Ce fut un concert de jacasseries assourdissantes.
Le géographe continuait de plus belle ses cris et ses jubilations, quand ses compagnons le virent tout d’un coup chanceler sur son cheval et s’abattre comme une masse. Était-ce quelque étourdissement, pis même, une suffocation causée par la haute température? on courut à lui.
«Paganel! Paganel! Qu’avez-vous! s’écria Glenarvan.
—J’ai, cher ami, que je n’ai plus de cheval, répondit Paganel en se dégageant de ses étriers.
—Quoi! Votre cheval?
—Mort, foudroyé, comme celui de Mulrady!»
Glenarvan, John Mangles, Wilson, examinèrent l’animal. Paganel ne se trompait pas. Son cheval venait d’être frappé subitement.
«Voilà qui est singulier, dit John Mangles.
—Très singulier, en effet», murmura le major.
Glenarvan ne laissa pas d’être préoccupé de ce nouvel accident. Il ne pouvait se remonter dans ce désert.
Or, si une épidémie frappait les chevaux de l’expédition, il serait très embarrassé pour continuer sa route.
Or, avant la fin du jour, le mot «épidémie» sembla devoir se justifier. Un troisième cheval, celui de Wilson, tomba mort, et, circonstance plus grave peut-être, un des bœufs fut également frappé. Les moyens de transport et de traction étaient réduits à trois bœufs et quatre chevaux.
La situation devint grave. Les cavaliers démontés pouvaient, en somme, prendre leur parti d’aller à pied. Bien des squatters l’avaient fait déjà, à travers ces régions désertes. Mais s’il fallait abandonner le chariot, que deviendraient les voyageuses?
Pourraient-elles franchir les cent vingt milles qui les séparaient encore de la baie Twofold?
John Mangles et Glenarvan, très inquiets, examinèrent les chevaux survivants. Peut-être pouvait-on prévenir de nouveaux accidents. Examen fait, aucun symptôme de maladie, de défaillance même, ne fut remarqué. Ces animaux étaient en parfaite santé et supportaient vaillamment les fatigues du voyage. Glenarvan espéra donc que cette singulière épidémie ne ferait pas d’autres victimes.
Ce fut aussi l’avis d’Ayrton, qui avouait ne rien comprendre à ces morts foudroyantes.
On se remit en marche. Le chariot servait de véhicule aux piétons qui s’y délassaient tour à tour. Le soir, après une marche de dix milles seulement, le signal de halte fut donné, le campement fut organisé, et la nuit se passa sans encombre, sous un vaste bouquet de fougères arborescentes, entre lesquelles passaient d’énormes chauves-souris, justement nommées des renards volants.
La journée du lendemain, 13 janvier, fut bonne. Les accidents de la veille ne se renouvelèrent pas. L’état sanitaire de l’expédition demeura satisfaisant.
Chevaux et bœufs firent gaillardement leur office.
Le salon de lady Helena fut très animé, grâce au nombre de visiteurs qui affluèrent. Mr Olbinett s’occupa très activement à faire circuler les rafraîchissements que trente degrés de chaleur rendaient nécessaires. Un demi-baril de scotch-ale y passa tout entier. On déclara Barclay et Co le plus grand homme de la Grande-Bretagne, même avant Wellington, qui n’eût jamais fabriqué d’aussi bonne bière. Amour-propre d’écossais. Jacques Paganel but beaucoup et discourut encore plus de omni re scibili.
Une journée si bien commencée semblait devoir bien finir. On avait franchi quinze bons milles, et adroitement passé un pays assez montueux et d’un sol rougeâtre. Tout laissait espérer que l’on camperait le soir même sur les bords de la Snowy, importante rivière qui va se jeter au sud de Victoria dans le Pacifique. Bientôt la roue du chariot creusa ses ornières sur de larges plaines faites d’une alluvion noirâtre, entre des touffes d’herbe exubérantes et de nouveaux champs de gastrolobium. Le soir arriva, et un brouillard nettement tranché à l’horizon marqua le cours de la Snowy. Quelques milles furent encore enlevés à la vigueur du collier. Une forêt de hauts arbres se dressa à un coude de la route, derrière une modeste éminence du terrain. Ayrton dirigea son attelage un peu surmené à travers les grands troncs perdus dans l’ombre, et il dépassait déjà la lisière du bois, à un demi-mille de la rivière, quand le chariot s’enfonça brusquement jusqu’au moyeu des roues.
«Attention! Cria-t-il aux cavaliers qui le suivaient.
—Qu’est-ce donc? demanda Glenarvan.
—Nous sommes embourbés», répondit Ayrton.
De la voix et de l’aiguillon, il excita ses bœufs, qui, enlisés jusqu’à mi-jambes, ne purent bouger.
«Campons ici, dit John Mangles.
—C’est ce qu’il y a de mieux à faire, répondit Ayrton. Demain, au jour, nous verrons à nous en tirer.
—Halte!» cria Glenarvan.
La nuit s’était faite rapidement après un court crépuscule, mais la chaleur n’avait pas fui avec la lumière. L’atmosphère recélait d’étouffantes vapeurs.
Quelques éclairs, éblouissantes réverbérations d’un orage lointain, enflammaient l’horizon. La couchée fut organisée. On s’arrangea tant bien que mal du chariot embourbé. Le sombre dôme des grands arbres abrita la tente des voyageurs. Si la pluie ne s’en mêlait pas, ils étaient décidés à ne pas se plaindre.
Ayrton parvint, non sans peine, à retirer ses trois bœufs du terrain mouvant. Ces courageuses bêtes en avaient jusqu’aux flancs. Le quartier-maître les parqua avec les quatre chevaux, et ne laissa à personne le soin de choisir leur fourrage. Ce service, il le faisait, d’ailleurs, avec intelligence, et, ce soir-là, Glenarvan remarqua que ses soins redoublèrent; ce dont il le remercia, car la conservation de l’attelage était d’un intérêt majeur.
Pendant ce temps, les voyageurs prirent leur part d’un souper assez sommaire. La fatigue et la chaleur tuant la faim, ils avaient besoin, non de nourriture, mais de repos. Lady Helena et miss Grant, après avoir souhaité le bonsoir à leurs compagnons, regagnèrent la couchette accoutumée. Quant aux hommes, les uns se glissèrent sous la tente; les autres, par goût, s’étendirent sur une herbe épaisse au pied des arbres, ce qui est sans inconvénient dans ces pays salubres.
Peu à peu, chacun s’endormit d’un lourd sommeil.
L’obscurité redoublait sous un rideau de gros nuages qui envahissaient le ciel. Il n’y avait pas un souffle de vent dans l’atmosphère. Le silence de la nuit n’était interrompu que par les hululements du «morepork», qui donnait la tierce mineure avec une surprenante justesse comme les tristes coucous d’Europe.
Vers onze heures, après un mauvais sommeil, lourd et fatigant, le major se réveilla. Ses yeux à demi fermés furent frappés d’une vague lumière qui courait sous les grands arbres. On eût dit une nappe blanchâtre, miroitante comme l’eau d’un lac, et Mac Nabbs crut d’abord que les premières lueurs d’un incendie se propageaient sur le sol.
Il se leva, et marcha vers le bois. Sa surprise fut grande quand il se vit en présence d’un phénomène purement naturel. Sous ses yeux s’étendait un immense plan de champignons qui émettaient des phosphorescences. Les spores lumineux de ces cryptogames rayonnaient dans l’ombre avec une certaine intensité.
Le major, qui n’était point égoïste, allait réveiller Paganel, afin que le savant constatât ce phénomène de ses propres yeux, quand un incident l’arrêta.
La lueur phosphorescente illuminait le bois pendant l’espace d’un demi-mille, et Mac Nabbs crut voir passer rapidement des ombres sur la lisière éclairée.
Ses regards le trompaient-ils? était-il le jouet d’une hallucination?
Mac Nabbs se coucha à terre, et, après une rigoureuse observation, il aperçut distinctement plusieurs hommes, qui, se baissant, se relevant, tour à tour, semblaient chercher sur le sol des traces encore fraîches.
Ce que voulaient ces hommes, il fallait le savoir.
Le major n’hésita pas, et sans donner l’éveil à ses compagnons, rampant sur le sol comme un sauvage des prairies, il disparut sous les hautes herbes.
Chapitre XIX Un coup de théâtre
Ce fut une affreuse nuit. À deux heures du matin, la pluie commença à tomber, une pluie torrentielle que les nuages orageux versèrent jusqu’au jour. La tente devint un insuffisant abri. Glenarvan et ses compagnons se réfugièrent dans le chariot. On ne dormit pas. On causa de choses et d’autres. Seul, le major, dont personne n’avait remarqué la courte absence, se contenta d’écouter sans mot dire. La terrible averse ne discontinuait pas. On pouvait craindre qu’elle ne provoquât un débordement de la Snowy, dont le chariot, enlisé dans un sol mou, se fût très mal trouvé. Aussi, plus d’une fois, Mulrady, Ayrton, John Mangles allèrent examiner le niveau des eaux courantes, et revinrent mouillés de la tête aux pieds.
Enfin, le jour parut. La pluie cessa, mais les rayons du soleil ne purent traverser l’épaisse nappe des nuages. De larges flaques d’eau jaunâtre, de vrais étangs troubles et bourbeux, salissaient le sol.
Une buée chaude transpirait à travers ces terrains détrempés et saturait l’atmosphère d’une humidité malsaine.
Glenarvan s’occupa du chariot tout d’abord. C’était l’essentiel à ses yeux. On examina le lourd véhicule.
Il se trouvait embourbé au milieu d’une vaste dépression du sol dans une glaise tenace. Le train de devant disparaissait presque en entier, et celui de derrière jusqu’au heurtequin de l’essieu. On aurait de la peine à retirer cette lourde machine, et ce ne serait pas trop de toutes les forces réunies des hommes, des bœufs et des chevaux.
«En tout cas, il faut se hâter, dit John Mangles.
Cette glaise en séchant rendra l’opération plus difficile.
—Hâtons-nous», répondit Ayrton.
Glenarvan, ses deux matelots, John Mangles et Ayrton pénétrèrent sous le bois où les animaux avaient passé la nuit.
C’était une haute forêt de gommiers d’un aspect sinistre. Rien que des arbres morts, largement espacés, écorcés depuis des siècles, ou plutôt écorchés comme les chênes-lièges au moment de la récolte. Ils portaient à deux cents pieds dans les airs le maigre réseau de leurs branches dépouillées.
Pas un oiseau ne nichait sur ces squelettes aériens; pas une feuille ne tremblait à cette ramure sèche et cliquetante comme un fouillis d’ossements. À quel cataclysme attribuer ce phénomène, assez fréquent en Australie, de forêts entières frappées d’une mort épidémique? on ne sait. Ni les plus vieux indigènes, ni leurs ancêtres, ensevelis depuis longtemps dans les bocages de la mort, ne les ont vus verdoyants.
Glenarvan, tout en marchant, regardait le ciel gris sur lequel se profilaient nettement les moindres ramilles des gommiers comme de fines découpures.
Ayrton s’étonnait de ne plus rencontrer les chevaux et les bœufs à l’endroit où il les avait conduits.
Ces bêtes entravées ne pouvaient aller loin cependant.
On les chercha dans le bois, mais sans les trouver.
Ayrton, surpris, revint alors du côté de la Snowy-river, bordée de magnifiques mimosas. Il faisait entendre un cri bien connu de son attelage, qui ne répondait pas. Le quartier-maître semblait très inquiet, et ses compagnons se regardaient d’un air désappointé.
Une heure se passa dans de vaines recherches, et Glenarvan allait retourner au chariot, distant d’un bon mille, quand un hennissement frappa son oreille.
Un beuglement se fit entendre presque aussitôt.
«Ils sont là!» s’écria John Mangles, en se glissant entre les hautes touffes de gastrolobium, qui étaient assez hautes pour cacher un troupeau.
Glenarvan, Mulrady et Ayrton se lancèrent sur ses traces et partagèrent bientôt sa stupéfaction.
Deux bœufs et trois chevaux gisaient sur le sol, foudroyés comme les autres. Leurs cadavres étaient déjà froids, et une bande de maigres corbeaux, croassant dans les mimosas, guettait cette proie inattendue. Glenarvan et les siens s’entre-regardèrent, et Wilson ne put retenir un juron qui lui monta au gosier.
«Que veux-tu, Wilson? dit lord Glenarvan, se contenant à peine, nous n’y pouvons rien. Ayrton, emmenez le bœuf et le cheval qui restent. Il faudra bien qu’ils nous tirent d’affaire.
—Si le chariot n’était pas embourbé, répondit John Mangles, ces deux bêtes, marchant à petites journées, suffiraient à le conduire à la côte. Il faut donc à tout prix dégager ce maudit véhicule.
—Nous essayerons, John, répondit Glenarvan.
Retournons au campement, où l’on doit être inquiet de notre absence prolongée.»
Ayrton enleva les entraves du bœuf, Mulrady celles du cheval, et l’on revint en suivant les bords sinueux de la rivière. Une demi-heure après, Paganel et Mac Nabbs, lady Helena et miss Grant savaient à quoi s’en tenir.
«Par ma foi! ne put s’empêcher de dire le major, il est fâcheux, Ayrton, que vous n’ayez pas eu à ferrer toutes nos bêtes au passage de la Wimerra.
—Pourquoi cela, monsieur? demanda Ayrton.
—Parce que de tous nos chevaux, celui que vous avez mis entre les mains de votre maréchal ferrant, celui-là seul a échappé au sort commun!
—C’est vrai, dit John Mangles, et voilà un singulier hasard!
—Un hasard, et rien de plus», répondit le quartier-maître, regardant fixement le major.
Mac Nabbs serra les lèvres, comme s’il eût voulu retenir des paroles prêtes à lui échapper. Glenarvan, Mangles, lady Helena semblaient attendre qu’il complétât sa pensée, mais le major se tut, et se dirigea vers le chariot qu’Ayrton examinait.
«Qu’a-t-il voulu dire? demanda Glenarvan à John Mangles.
—Je ne sais, répondit le jeune capitaine. Cependant, le major n’est point homme à parler sans raison.
—Non, John, dit lady Helena. Mac Nabbs doit avoir des soupçons à l’égard d’Ayrton.
—Des soupçons? Fit Paganel en haussant les épaules.
—Lesquels? répondit Glenarvan. Le suppose-t-il capable d’avoir tué nos chevaux et nos bœufs? Mais dans quel but? L’intérêt d’Ayrton n’est-il pas identique au nôtre?
—Vous avez raison, mon cher Edward, dit lady Helena, et j’ajouterai que le quartier-maître nous a donné depuis le commencement du voyage d’incontestables preuves de dévouement.
—Sans doute, répondit John Mangles. Mais alors, que signifie l’observation du major?
—Le croit-il donc d’accord avec ces convicts? s’écria imprudemment Paganel.
—Quels convicts? demanda miss Grant.
—Monsieur Paganel se trompe, répondit vivement John Mangles. Il sait bien qu’il n’y a pas de convicts dans la province de Victoria.
—Eh! c’est parbleu vrai! répliqua Paganel, qui aurait voulu retirer ses paroles. Où diable avais-je la tête? Qui a jamais entendu parler de convicts en Australie? D’ailleurs, à peine débarqués, ils font de très honnêtes gens! Le climat! Miss Mary, le climat moralisateur…»
Le pauvre savant, voulant réparer sa bévue, faisait comme le chariot, il s’embourbait. Lady Helena le regardait, ce qui lui ôtait tout son sang-froid. Mais ne voulant pas l’embarrasser davantage, elle emmena miss Mary du côté de la tente, où Mr Olbinett s’occupait de dresser le déjeuner suivant toutes les règles de l’art.
«C’est moi qui mériterais d’être transporté, dit piteusement
Paganel.
—Je le pense», répondit Glenarvan.
Et sur cette réponse faite avec un sérieux qui accabla le digne géographe, Glenarvan et John Mangles allèrent vers le chariot.
En ce moment, Ayrton et les deux matelots travaillaient à l’arracher de sa vaste ornière. Le bœuf et le cheval, attelés côte à côte, tiraient de toute la force de leurs muscles; les traits étaient tendus à se rompre, les colliers menaçaient de céder à l’effort. Wilson et Mulrady poussaient aux roues, tandis que, de la voix et de l’aiguillon, le quartier-maître excitait l’attelage dépareillé. Le lourd véhicule ne bougeait pas. La glaise, déjà sèche, le retenait comme s’il eût été scellé dans du ciment hydraulique.
John Mangles fit arroser la glaise pour la rendre moins tenace. Ce fut en vain. Le chariot conserva son immobilité. Après de nouveaux coups de vigueur, hommes et bêtes s’arrêtèrent. À moins de démonter la machine pièce à pièce, il fallait renoncer à la tirer de la fondrière. Or, l’outillage manquait, et l’on ne pouvait entreprendre un pareil travail.
Cependant, Ayrton, qui voulait vaincre à tout prix cet obstacle, allait tenter de nouveaux efforts, quand lord Glenarvan l’arrêta.
«Assez, Ayrton, assez, dit-il. Il faut ménager le bœuf et le cheval qui nous restent. Si nous devons continuer à pied notre route, l’un portera les deux voyageuses, l’autre nos provisions. Ils peuvent donc rendre encore d’utiles services.
—Bien, mylord, répondit le quartier-maître en dételant ses bêtes épuisées.
—Maintenant, mes amis, ajouta Glenarvan, retournons au campement, délibérons, examinons la situation, voyons de quel côté sont les bonnes et les mauvaises chances, et prenons un parti.»
Quelques instants après, les voyageurs se refaisaient de leur mauvaise nuit par un déjeuner passable, et la discussion était ouverte. Tous furent appelés à donner leur avis.
D’abord, il s’agit de relever la position du campement d’une manière extrêmement précise. Paganel, chargé de ce soin, le fit avec la rigueur voulue.
Selon lui, l’expédition se trouvait arrêtée sur le trente-septième parallèle, par 147°53’ de longitude, au bord de la Snowy-river.
«Quel est le relèvement exact de la côte à Twofold-Bay? demanda
Glenarvan.
—Cent cinquante degrés, répondit Paganel.
—Et ces deux degrés sept minutes valent?…
—Soixante-quinze milles.
—Et Melbourne est?…
—À deux cents milles au moins.
—Bon. Notre position étant ainsi déterminée, dit Glenarvan, que convient-il de faire?»
La réponse fut unanime: aller à la côte sans tarder.
Lady Helena et Mary Grant s’engageaient à faire cinq milles par jour. Les courageuses femmes ne s’effrayaient pas de franchir à pied, s’il le fallait, la distance qui séparait Snowy-river de Twofold-Bay.
«Vous êtes la vaillante compagne du voyageur, ma chère Helena, dit lord Glenarvan. Mais sommes-nous certains de trouver à la baie les ressources dont nous aurons besoin en y arrivant?
—Sans aucun doute, répondit Paganel. Eden est une municipalité qui a déjà bien des années d’existence.
Son port doit avoir des relations fréquentes avec Melbourne. Je suppose même qu’à trente-cinq milles d’ici, à la paroisse de Delegete, sur la frontière victorienne, nous pourrons ravitailler l’expédition et trouver des moyens de transport.
—Et le Duncan? demanda Ayrton, ne jugez-vous pas opportun, mylord, de le mander à la baie?
—Qu’en pensez-vous, John? demanda Glenarvan.
—Je ne crois pas que votre honneur doive se presser à ce sujet, répondit le jeune capitaine, après avoir réfléchi. Il sera toujours temps de donner vos ordres à Tom Austin et de l’appeler à la côte.
—C’est de toute évidence, ajouta Paganel.
—Remarquez, reprit John Mangles, que dans quatre ou cinq jours nous serons à Eden.
—Quatre ou cinq jours! reprit Ayrton en hochant la tête, mettez-en quinze ou vingt, capitaine, si vous ne voulez pas plus tard regretter votre erreur!
—Quinze ou vingt jours pour faire soixante-quinze milles! s’écria Glenarvan.
—Au moins, mylord. Vous allez traverser la portion la plus difficile de Victoria, un désert où tout manque, disent les squatters, des plaines de broussailles sans chemin frayé, dans lesquelles les stations n’ont pu s’établir. Il y faudra marcher la hache ou la torche à la main, et, croyez-moi, vous n’irez pas vite.»
Ayrton avait parlé d’un ton ferme. Paganel, sur qui se portèrent des regards interrogateurs, approuva d’un signe de tête les paroles du quartier-maître.
«J’admets ces difficultés, reprit alors John Mangles. Eh bien! dans quinze jours, votre honneur expédiera ses ordres au Duncan.
—J’ajouterai, reprit alors Ayrton, que les principaux obstacles ne viendront pas des embarras de la route. Mais il faudra traverser la Snowy, et très probablement attendre la baisse des eaux.
—Attendre! s’écria le jeune capitaine. Ne peut-on trouver un gué?
—Je ne le pense pas, répondit Ayrton. Ce matin, j’ai cherché un passage praticable, mais en vain. Il est rare de rencontrer une rivière aussi torrentueuse à cette époque, et c’est une fatalité contre laquelle je ne puis rien.
—Elle est donc large, cette Snowy? demanda lady Glenarvan.
—Large et profonde, madame, répondit Ayrton, large d’un mille avec un courant impétueux. Un bon nageur ne la traverserait pas sans danger.
—Eh bien! construisons un canot, s’écria Robert, qui ne doutait de rien. On abat un arbre, on le creuse, on s’y embarque; et tout est dit.
—Qu’en pensez-vous, Ayrton? demanda Glenarvan.
—Je pense, mylord, que, dans un mois, s’il n’arrive quelque secours, nous serons encore retenus sur les bords de la Snowy!
—Enfin, avez-vous un plan meilleur? demanda John Mangles avec une certaine impatience.
—Oui, si le Duncan quitte Melbourne et rallie la côte est!
—Ah! toujours le Duncan! et en quoi sa présence à la baie nous facilitera-t-elle les moyens d’y arriver?»
Ayrton réfléchit pendant quelques instants avant de répondre, et dit d’une façon assez évasive:
«Je ne veux point imposer mes opinions. Ce que j’en fais est dans l’intérêt de tous, et je suis disposé à partir dès que son honneur donnera le signal du départ.»
Puis, il croisa les bras.
«Ceci n’est pas répondre, Ayrton, reprit Glenarvan. Faites-nous connaître votre plan, et nous le discuterons. Que proposez-vous?»
Ayrton, d’une voix calme et assurée, s’exprima en ces termes:
«Je propose de ne pas nous aventurer au delà de la Snowy dans l’état de dénûment où nous sommes. C’est ici même qu’il faut attendre des secours, et ces secours ne peuvent venir que du Duncan. Campons en cet endroit, où les vivres ne manquent pas, et que l’un de nous porte à Tom Austin l’ordre de rallier la baie Twofold.»
Un certain étonnement accueillit cette proposition inattendue, et contre laquelle John Mangles ne dissimula pas son antipathie.
«Pendant ce temps, reprit Ayrton, ou les eaux de la Snowy baisseront, ce qui permettra de trouver un gué praticable, ou il faudra recourir au canot, et nous aurons le temps de le construire. Voilà, mylord, le plan que je soumets à votre approbation.
—Bien, Ayrton, répondit Glenarvan. Votre idée mérite d’être prise en sérieuse considération. Son plus grand tort est de causer un retard, mais elle épargne de sérieuses fatigues et peut-être des dangers réels. Qu’en pensez-vous, mes amis?
—Parlez, mon cher Mac Nabbs, dit alors lady Helena. Depuis le commencement de la discussion, vous vous contentez d’écouter, et vous êtes très avare de vos paroles.
—Puisque vous me demandez mon avis, répondit le major, je vous le donnerai très franchement. Ayrton me paraît avoir parlé en homme sage, prudent, et je me range à sa proposition.»
On ne s’attendait guère à cette réponse, car jusqu’alors Mac Nabbs avait toujours combattu les idées d’Ayrton à ce sujet. Aussi Ayrton, surpris, jeta un regard rapide sur le major. Cependant, Paganel, lady Helena, les matelots étaient très disposés à appuyer le projet du quartier-maître. Ils n’hésitèrent plus après les paroles de Mac Nabbs.
Glenarvan déclara donc le plan d’Ayrton adopté en principe.
«Et maintenant, John, ajouta-t-il, ne pensez-vous pas que la prudence commande d’agir ainsi, et de camper sur les bords de la rivière, en attendant les moyens de transport?
—Oui, répondit John Mangles, si toutefois notre messager parvient à passer la Snowy, que nous ne pouvons passer nous-même!»
On regarda le quartier-maître, qui sourit en homme sûr de lui.
«Le messager ne franchira pas la rivière, dit-il.
—Ah! fit John Mangles.
—Il ira tout simplement rejoindre la route de Luknow, qui le mènera droit à Melbourne.
—Deux cent cinquante milles à faire à pied! s’écria le jeune capitaine.
—À cheval, répliqua Ayrton. Il reste un cheval bien portant. Ce sera l’affaire de quatre jours. Ajoutez deux jours pour la traversée du Duncan à la baie, vingt-quatre heures pour revenir au campement, et, dans une semaine, le messager sera de retour avec les hommes de l’équipage.»
Le major approuvait d’un signe de tête les paroles d’Ayrton, ce qui ne laissait pas d’exciter l’étonnement de John Mangles. Mais la proposition du quartier-maître avait réuni tous les suffrages, et il ne s’agissait plus que d’exécuter ce plan véritablement bien conçu.
«Maintenant, mes amis, dit Glenarvan, il reste à choisir notre messager. Il aura une mission pénible et périlleuse, je ne veux pas le dissimuler. Qui se dévouera pour ses compagnons et ira porter nos instructions à Melbourne?»
Wilson, Mulrady, John Mangles, Paganel, Robert lui-même, s’offrirent immédiatement. John insistait d’une façon toute particulière pour que cette mission lui fût confiée. Mais Ayrton, qui ne s’était pas encore prononcé prit la parole, et dit:
«S’il plaît à votre honneur, ce sera moi qui partirai mylord. J’ai l’habitude de ces contrées. Maintes fois, j’ai parcouru des régions plus difficiles. Je puis me tirer d’affaire là où un autre resterait. Je réclame donc dans l’intérêt commun ce droit de me rendre à Melbourne. Un mot m’accréditera auprès de votre second, et dans six jours, je me fais fort d’amener le Duncan à la baie Twofold.
—Bien parlé, répondit Glenarvan. Vous êtes un homme intelligent et courageux, Ayrton, et vous réussirez.»
Le quartier-maître était évidemment plus apte que tout autre à remplir cette difficile mission. Chacun le comprit et se retira. John Mangles fit une dernière objection, disant que la présence d’Ayrton était nécessaire pour retrouver les traces du Britannia ou d’Harry Grant. Mais le major fit observer que l’expédition resterait campée sur les bords de la Snowy jusqu’au retour d’Ayrton, qu’il n’était pas question de reprendre sans lui ces importantes recherches, conséquemment que son absence ne préjudicierait en aucune façon aux intérêts du capitaine.
«Eh bien, partez, Ayrton, dit Glenarvan. Faites diligence, et revenez par Eden à notre campement de la Snowy.»
Un éclair de satisfaction brilla dans les yeux du quartier-maître.
Il détourna la tête, mais, si vite qu’il se fût détourné, John
Mangles avait surpris cet éclair; John, par instinct, non
autrement, sentait s’accroître ses défiances contre Ayrton.
Le quartier-maître fit donc ses préparatifs de départ aidé des deux matelots, dont l’un s’occupa de son cheval, et l’autre de ses provisions. Pendant ce temps, Glenarvan écrivait la lettre destinée à Tom Austin.
Il ordonnait au second du Duncan de se rendre sans retard à la baie Twofold. Il lui recommandait le quartier-maître comme un homme en qui il pouvait avoir toute confiance. Tom Austin, arrivé à la côte, devait mettre un détachement des matelots du yacht sous les ordres d’Ayrton…
Glenarvan en était à ce passage de sa lettre, quand Mac Nabbs, qui le suivait des yeux, lui demanda d’un ton singulier comment il écrivait le nom d’Ayrton.
«Mais comme il se prononce, répondit Glenarvan.
—C’est une erreur, reprit tranquillement le major. Il se prononce Ayrton, mais il s’écrit Ben Joyce!»
Chapitre XX Aland! Zealand!
La révélation de ce nom de Ben Joyce produisit l’effet d’un coup de foudre. Ayrton s’était brusquement redressé. Sa main tenait un revolver. Une détonation éclata. Glenarvan tomba frappé d’une balle. Des coups de fusil retentirent au dehors.
John Mangles et les matelots, d’abord surpris, voulurent se jeter sur Ben Joyce; mais l’audacieux convict avait déjà disparu et rejoint sa bande disséminée sur la lisière du bois de gommiers.
La tente n’offrait pas un suffisant abri contre les balles. Il fallait battre en retraite. Glenarvan, légèrement atteint, s’était relevé.
«Au chariot! Au chariot!» cria John Mangles, et il entraîna lady Helena et Mary Grant, qui furent bientôt en sûreté derrière les épaisses ridelles.
Là, John, le major, Paganel, les matelots saisirent leurs carabines et se tinrent prêts à riposter aux convicts. Glenarvan et Robert avaient rejoint les voyageuses, tandis qu’Olbinett accourait à la défense commune.
Ces événements s’étaient accomplis avec la rapidité de l’éclair. John Mangles observait attentivement la lisière du bois. Les détonations s’étaient tues subitement à l’arrivée de Ben Joyce. Un profond silence succédait à la bruyante fusillade. Quelques volutes de vapeur blanche se contournaient encore entre les branches des gommiers. Les hautes touffes de gastrolobium demeuraient immobiles. Tout indice d’attaque avait disparu.
Le major et John Mangles poussèrent une reconnaissance jusqu’aux grands arbres. La place était abandonnée. De nombreuses traces de pas s’y voyaient, et quelques amorces à demi consumées fumaient sur le sol. Le major, en homme prudent, les éteignit, car il suffisait d’une étincelle pour allumer un incendie redoutable dans cette forêt d’arbres secs.
«Les convicts ont disparu, dit John Mangles.
—Oui, répondit le major, et cette disparition m’inquiète. Je préférerais les voir face à face. Mieux vaut un tigre en plaine qu’un serpent sous les herbes. Battons ces buissons autour du chariot.»
Le major et John fouillèrent la campagne environnante. De la lisière du bois aux bords de la Snowy, ils ne rencontrèrent pas un seul convict. La bande de Ben Joyce semblait s’être envolée comme une troupe d’oiseaux malfaisants. Cette disparition était trop singulière pour laisser une sécurité parfaite. C’est pourquoi on résolut de se tenir sur le qui-vive. Le chariot, véritable forteresse embourbée, devint le centre du campement, et deux hommes, se relevant d’heure en heure, firent bonne garde.
Le premier soin de lady Helena et de Mary Grant avait été de panser la blessure de Glenarvan. Au moment où son mari tomba sous la balle de Ben Joyce, lady Helena, épouvantée, s’était précipitée vers lui. Puis, maîtrisant son angoisse, cette femme courageuse avait conduit Glenarvan au chariot. Là, l’épaule du blessé fut mise à nu, et le major reconnut que la balle, déchirant les chairs, n’avait produit aucune lésion interne. Ni l’os ni les muscles ne lui parurent attaqués. La blessure saignait beaucoup, mais Glenarvan, remuant les doigts de l’avant-bras, rassura lui-même ses amis sur les résultats du coup. Son pansement fait, il ne voulut plus que l’on s’occupât de lui, et on en vint aux explications.
Les voyageurs, moins Mulrady et Wilson qui veillaient au dehors, s’étaient alors casés tant bien que mal dans le chariot. Le major fut invité à parler.
Avant de commencer son récit, il mit lady Helena au courant des choses qu’elle ignorait, c’est-à-dire l’évasion d’une bande de condamnés de Perth, leur apparition dans les contrées de la Victoria, leur complicité dans la catastrophe du chemin de fer. Il lui remit le numéro de l’Australian and New Zealand gazette acheté à Seymour, et il ajouta que la police avait mis à prix la tête de ce Ben Joyce, redoutable bandit, auquel dix-huit mois de crimes avaient fait une funeste célébrité.
Mais comment Mac Nabbs avait-il reconnu ce Ben Joyce dans le quartier-maître Ayrton? Là était le mystère que tous voulaient éclaircir, et le major s’expliqua.
Depuis le jour de sa rencontre, Mac Nabbs, par instinct, se défiait d’Ayrton. Deux ou trois faits presque insignifiants, un coup d’œil échangé entre le quartier-maître et le forgeron à la Wimerra-river, l’hésitation d’Ayrton à traverser les villes et les bourgs, son insistance à mander le Duncan à la côte, la mort étrange des animaux confiés à ses soins, enfin un manque de franchise dans ses allures, tous ces détails peu à peu groupés avaient éveillé les soupçons du major.
Cependant, il n’aurait pu formuler une accusation directe, sans les événements qui s’étaient passés la nuit précédente.
Mac Nabbs, se glissant entre les hautes touffes d’arbrisseaux, arriva près des ombres suspectes qui venaient d’éveiller son attention à un demi-mille du campement. Les plantes phosphorescentes jetaient de pâles lueurs dans l’obscurité.
Trois hommes examinaient des traces sur le sol, des empreintes de pas fraîchement faites, et, parmi eux, Mac Nabbs reconnut le maréchal ferrant de Black-Point. «ce sont eux, disait l’un. — oui, répondait l’autre, voilà le trèfle des fers. —c’est comme cela depuis la Wimerra. —tous les chevaux sont morts. —le poison n’est pas loin. —en voilà de quoi démonter une cavalerie tout entière. Une plante utile que ce gastrolobium!»
«Puis ils se turent, ajouta Mac Nabbs, et s’éloignèrent. Je n’en savais pas assez. Je les suivis. Bientôt la conversation recommença: «un habile homme, Ben Joyce, dit le forgeron, un fameux quartier-maître avec son invention de naufrage! Si son projet réussit, c’est un coup de fortune! Satané Ayrton! — appelle-le Ben Joyce, car il a bien gagné son nom!» en ce moment, ces coquins quittèrent le bois de gommiers. Je savais ce que je voulais savoir, et je revins au campement, avec la certitude que tous les convicts ne se moralisent pas en Australie, n’en déplaise à Paganel!»
Le major se tut.
Ses compagnons, silencieux, réfléchissaient.
«Ainsi, dit Glenarvan dont la colère faisait pâlir la figure, Ayrton nous a entraînés jusqu’ici pour nous piller et nous assassiner!
—Oui, répondit le major.
—Et depuis la Wimerra, sa bande suit nos traces et nous épie, guettant une occasion favorable?
—Oui.
—Mais ce misérable n’est donc pas un matelot du Britannia? Il a donc volé son nom d’Ayrton, volé son engagement à bord?»
Les regards se dirigèrent vers Mac Nabbs, qui avait dû se poser ces questions à lui-même.
«Voici, répondit-il de sa voix toujours calme, les certitudes que l’on peut dégager de cette obscure situation. À mon avis, cet homme s’appelle réellement Ayrton. Ben Joyce est son nom de guerre. Il est incontestable qu’il connaît Harry Grant et qu’il a été quartier-maître à bord du Britannia. Ces faits, prouvés déjà par les détails précis que nous a donnés Ayrton, sont de plus corroborés par les paroles des convicts que je vous ai rapportées. Ne nous égarons donc pas dans de vaines hypothèses, et tenons pour certain que Ben Joyce est Ayrton, comme Ayrton est Ben Joyce, c’est-à-dire un matelot du Britannia devenu chef d’une bande de convicts.»
Les explications de Mac Nabbs furent acceptées sans discussion.
«Maintenant, répondit Glenarvan, me direz-vous comment et pourquoi le quartier-maître d’Harry Grant se trouve en Australie?
—Comment? Je l’ignore, répondit Mac Nabbs, et la police déclare ne pas en savoir plus long que moi à ce sujet. Pourquoi? Il m’est impossible de le dire.
Il y a là un mystère que l’avenir expliquera.
—La police ne connaît pas même cette identité d’Ayrton et de Ben
Joyce, dit John Mangles.
—Vous avez raison, John, répondit le major, et une semblable particularité serait de nature à éclairer ses recherches.
—Ainsi, dit lady Helena, ce malheureux s’était introduit à la ferme de Paddy O’Moore dans une intention criminelle?
—Ce n’est pas douteux, répondit Mac Nabbs. Il préparait quelque mauvais coup contre l’irlandais, quand une occasion meilleure s’est offerte à lui. Le hasard nous a mis en présence. Il a entendu le récit de Glenarvan, l’histoire du naufrage, et, en homme audacieux, il s’est promptement décidé à en tirer parti. L’expédition a été décidée. À la Wimerra, il a communiqué avec l’un des siens, le forgeron de Black-Point, et a laissé des traces reconnaissables de notre passage. Sa bande nous a suivis. Une plante vénéneuse lui a permis de tuer peu à peu nos bœufs et nos chevaux. Puis, le moment venu, il nous a embourbés dans les marais de la Snowy et livrés aux convicts qu’il commande.»
Tout était dit sur Ben Joyce. Son passé venait d’être reconstitué par le major, et le misérable apparaissait tel qu’il était, un audacieux et redoutable criminel. Ses intentions, clairement démontrées, exigeaient de la part de Glenarvan une vigilance extrême. Heureusement, il y avait moins à craindre du bandit démasqué que du traître.
Mais de cette situation nettement élucidée ressortait une conséquence grave. Personne n’y avait encore songé. Seule Mary Grant, laissant discuter tout ce passé, regardait l’avenir. John Mangles, d’abord, la vit ainsi pâle et désespérée. Il comprit ce qui se passait dans son esprit.
«Miss Mary! Miss Mary! s’écria-t-il. Vous pleurez!
—Tu pleures, mon enfant? dit lady Helena.
—Mon père! Madame, mon père!» répondit la jeune fille.
Elle ne put continuer. Mais une révélation subite se fit dans l’esprit de chacun. On comprit la douleur de miss Mary, pourquoi les larmes tombaient de ses yeux, pourquoi le nom de son père montait de son cœur à ses lèvres.
La découverte de la trahison d’Ayrton détruisait tout espoir. Le convict, pour entraîner Glenarvan, avait supposé un naufrage. Dans leur conversation surprise par Mac Nabbs, les convicts l’avaient clairement dit. Jamais le Britannia n’était venu se briser sur les écueils de Twofold-Bay! Jamais Harry Grant n’avait mis le pied sur le continent australien!
Pour la seconde fois, l’interprétation erronée du document venait de jeter sur une fausse piste les chercheurs du Britannia!
Tous, devant cette situation, devant la douleur des deux enfants, gardèrent un morne silence. Qui donc eût encore trouvé quelques paroles d’espoir? Robert pleurait dans les bras de sa sœur. Paganel murmurait d’une voix dépitée:
«Ah! Malencontreux document! Tu peux te vanter d’avoir mis le cerveau d’une douzaine de braves gens à une rude épreuve!»
Et le digne géographe, véritablement furieux contre lui-même, se frappait le front à le démolir.
Cependant Glenarvan rejoignit Mulrady et Wilson, préposés à la garde extérieure. Un profond silence régnait sur cette plaine comprise entre la lisière du bois et la rivière. Les gros nuages immobiles s’écrasaient sur la voûte du ciel. Au milieu de cette atmosphère engourdie dans une torpeur profonde, le moindre bruit se fût transmis avec netteté, et rien ne se faisait entendre. Ben Joyce et sa bande devaient s’être repliés à une distance assez considérable, car des volées d’oiseaux qui s’ébattaient sur les basses branches des arbres, quelques kanguroos occupés à brouter paisiblement les jeunes pousses, un couple d’eurus dont la tête confiante passait entre les grandes touffes d’arbrisseaux, prouvaient que la présence de l’homme ne troublait pas ces paisibles solitudes.
«Depuis une heure, demandait Glenarvan à ses deux matelots, vous n’avez rien vu, rien entendu?
—Rien, votre honneur, répondit Wilson. Les convicts doivent être à plusieurs milles d’ici.
—Il faut qu’ils n’aient pas été en force suffisante pour nous attaquer, ajouta Mulrady. Ce Ben Joyce aura voulu recruter quelques bandits de son espèce parmi les bushrangers qui errent au pied des Alpes.
—C’est probable, Mulrady, répondit Glenarvan. Ces coquins sont des lâches. Ils nous savent armés et bien armés. Peut-être attendent-ils la nuit pour commencer leur attaque. Il faudra redoubler de surveillance à la chute du jour. Ah! Si nous pouvions quitter cette plaine marécageuse et poursuivre notre route vers la côte! Mais les eaux grossies de la rivière nous barrent le passage. Je payerais son pesant d’or un radeau qui nous transporterait sur l’autre rive!
—Pourquoi votre honneur, dit Wilson, ne nous donne-t-il pas l’ordre de construire ce radeau? Le bois ne manque pas.
—Non, Wilson, répondit Glenarvan, cette Snowy n’est pas une rivière, c’est un infranchissable torrent.»
En ce moment, John Mangles, le major et Paganel rejoignirent Glenarvan. Ils venaient précisément d’examiner la Snowy. Les eaux accrues par les dernières pluies s’étaient encore élevées d’un pied au-dessus de l’étiage. Elles formaient un courant torrentueux, comparable aux rapides de l’Amérique. Impossible de s’aventurer sur ces nappes mugissantes et ces impétueuses avalasses, brisées en mille remous où se creusaient des gouffres.
John Mangles déclara le passage impraticable.
«Mais, ajouta-t-il, il ne faut pas rester ici sans rien tenter. Ce qu’on voulait faire avant la trahison d’Ayrton est encore plus nécessaire après.
—Que dis-tu, John? demanda Glenarvan.
—Je dis que des secours sont urgents, et puisqu’on ne peut aller à Twofold-Bay, il faut aller à Melbourne. Un cheval nous reste. Que votre honneur me le donne, mylord, et j’irai à Melbourne.
—Mais c’est là une dangereuse tentative, John, dit Glenarvan. Sans parler des périls de ce voyage de deux cents milles à travers un pays inconnu, les sentiers et la route doivent être gardés par les complices de Ben Joyce.
—Je le sais, mylord, mais je sais aussi que la situation ne peut se prolonger. Ayrton ne demandait que huit jours d’absence pour ramener les hommes du Duncan. Moi, je veux en six jours être revenu sur les bords de la Snowy. Eh bien! Qu’ordonne votre honneur?
—Avant que Glenarvan se prononce, dit Paganel, je dois faire une observation. Qu’on aille à Melbourne, oui, mais que ces dangers soient réservés à John Mangles, non. C’est le capitaine du Duncan, et comme tel il ne peut s’exposer. J’irai à sa place.
—Bien parlé, répondit le major. Et pourquoi serait-ce vous,
Paganel?
—Ne sommes-nous pas là? s’écrièrent Mulrady et Wilson.
—Et croyez-vous, reprit Mac Nabbs, que je m’effraye d’une traite de deux cents milles à cheval?
—Mes amis, dit Glenarvan, si l’un de nous doit aller à
Melbourne, que le sort le désigne. Paganel, écrivez nos noms…
—Pas le vôtre, du moins, mylord, dit John Mangles.
—Et pourquoi? demanda Glenarvan.
—Vous séparer de lady Helena, vous, dont la blessure n’est pas même fermée!
—Glenarvan, dit Paganel, vous ne pouvez quitter l’expédition.
—Non, reprit le major. Votre place est ici, Edward, vous ne devez pas partir.
—Il y a des dangers à courir, répondit Glenarvan, et je n’en laisserai pas ma part à d’autres. écrivez, Paganel. Que mon nom soit mêlé aux noms de mes camarades, et fasse le ciel qu’il soit le premier à sortir!»
On s’inclina devant cette volonté. Le nom de Glenarvan fut joint aux autres noms. On procéda au tirage, et le sort se prononça pour Mulrady. Le brave matelot poussa un hurrah de satisfaction.
«Mylord, je suis prêt à partir», dit-il.
Glenarvan serra la main de Mulrady. Puis il retourna vers le chariot, laissant au major et à John Mangles la garde du campement.
Lady Helena fut aussitôt instruite du parti pris d’envoyer un messager à Melbourne et de la décision du sort. Elle trouva pour Mulrady, des paroles qui allèrent au cœur de ce vaillant marin. On le savait brave, intelligent, robuste, supérieur à toute fatigue, et, véritablement, le sort ne pouvait mieux choisir.
Le départ de Mulrady fut fixé à huit heures, après le court crépuscule du soir. Wilson se chargea de préparer le cheval. Il eut l’idée de changer le fer révélateur qu’il portait au pied gauche, et de le remplacer par le fer de l’un des chevaux morts dans la nuit. Les convicts ne pourraient pas reconnaître les traces de Mulrady, ni le suivre, n’étant pas montés.
Pendant que Wilson s’occupait de ces détails, Glenarvan prépara la lettre destinée à Tom Austin; mais son bras blessé le gênait, et il chargea Paganel d’écrire pour lui. Le savant, absorbé dans une idée fixe, semblait étranger à ce qui se passait autour de lui. Il faut le dire, Paganel, dans toute cette succession d’aventures fâcheuses, ne pensait qu’à son document faussement interprété. Il en retournait les mots pour leur arracher un nouveau sens, et demeurait plongé dans les abîmes de l’interprétation.
Aussi n’entendit-il pas la demande de Glenarvan, et celui-ci fut forcé de la renouveler.
«Ah! Très bien, répondit Paganel, je suis prêt!»
Et tout en parlant, Paganel préparait machinalement son carnet. Il en déchira une page blanche, puis, le crayon à la main, il se mit en devoir d’écrire.
Glenarvan commença à dicter les instructions suivantes:
«Ordre à Tom Austin de prendre la mer sans retard et de conduire le Duncan…»
Paganel achevait ce dernier mot, quand ses yeux se portèrent, par hasard, sur le numéro de l’Australian and New Zealand, qui gisait à terre. Le journal replié ne laissait voir que les deux dernières syllabes de son titre. Le crayon de Paganel s’arrêta, et Paganel parut oublier complètement Glenarvan, sa lettre, sa dictée.
«Eh bien? Paganel, dit Glenarvan.
—Ah! fit le géographe, en poussant un cri.
—Qu’avez-vous? demanda le major.
—Rien! Rien!» répondit Paganel.
Puis, plus bas, il répétait: «Aland! Aland! Aland!»
Il s’était levé. Il avait saisi le journal. Il le secouait, cherchant à retenir des paroles prêtes à s’échapper de ses lèvres. Lady Helena, Mary, Robert, Glenarvan, le regardaient sans rien comprendre à cette inexplicable agitation.
Paganel ressemblait à un homme qu’une folie subite vient de frapper. Mais cet état de surexcitation nerveuse ne dura pas. Il se calma peu à peu; la joie qui brillait dans ses regards s’éteignit; il reprit sa place et dit d’un ton calme:
«Quand vous voudrez, mylord, je suis à vos ordres.»
Glenarvan reprit la dictée de sa lettre, qui fut définitivement libellée en ces termes:
«Ordre à Tom Austin de prendre la mer sans retard et de conduire le Duncan par trente-sept degrés de latitude à la côte orientale de l’Australie…»
—De l’Australie? dit Paganel. Ah! oui! de l’Australie!»
Puis il acheva sa lettre et la présenta à la signature de Glenarvan. Celui-ci gêné par sa récente blessure, se tira tant bien que mal de cette formalité. La lettre fut close et cachetée. Paganel, d’une main que l’émotion faisait trembler encore, mit l’adresse suivante:
Tom Austin, second à bord du yacht le Duncan, Melbourne.
Puis, il quitta le chariot, gesticulant et répétant ces mots incompréhensibles: «Aland! Aland! Zealand!»
Chapitre XXI Quatre jours d’angoisse
Le reste de la journée s’écoula sans autre incident.
On acheva de tout préparer pour le départ de Mulrady. Le brave matelot était heureux de donner à son honneur cette marque de dévouement.
Paganel avait repris son sang-froid et ses manières accoutumées. Son regard indiquait bien encore une vive préoccupation, mais il paraissait décidé à la tenir secrète. Il avait sans doute de fortes raisons pour en agir ainsi, car le major l’entendit répéter ces paroles, comme un homme qui lutte avec lui-même:
«Non! Non! Ils ne me croiraient pas! Et, d’ailleurs, à quoi bon?
Il est trop tard!»
Cette résolution prise, il s’occupa de donner à Mulrady les indications nécessaires pour atteindre Melbourne, et la carte sous les yeux, il lui traça son itinéraire. Tous les «tracks», c’est-à-dire les sentiers de la prairie, aboutissaient à la route de Lucknow. Cette route, après avoir descendu droit au sud jusqu’à la côte, prenait par un coude brusque la direction de Melbourne. Il fallait toujours la suivre et ne point tenter de couper court à travers un pays peu connu.
Ainsi rien de plus simple. Mulrady ne pouvait s’égarer.
Quant aux dangers, ils n’existaient plus à quelques milles au delà du campement, où Ben Joyce et sa troupe devaient s’être embusqués. Une fois passé, Mulrady se faisait fort de distancer rapidement les convicts et de mener à bien son importante mission.
À six heures, le repas fut pris en commun. Une pluie torrentielle tombait. La tente n’offrait plus un abri suffisant, et chacun avait cherché refuge dans le chariot. C’était, du reste, une retraite sûre. La glaise le tenait encastré au sol, et y adhérait comme un fort sur ses fondations. L’arsenal se composait de sept carabines et de sept revolvers, et permettait de soutenir un siège assez long, car ni les munitions ni les vivres ne manquaient. Or, avant six jours, le Duncan mouillerait dans la baie Twofold. Vingt-quatre heures après, son équipage atteindrait l’autre rive de la Snowy, et si le passage n’était pas encore praticable, les convicts, du moins, seraient forcés de se retirer devant des forces supérieures. Mais, avant tout, il fallait que Mulrady réussît dans sa périlleuse entreprise.
À huit heures, la nuit devint très sombre. C’était l’instant de partir. Le cheval destiné à Mulrady fut amené. Ses pieds, entourés de linges, par surcroît de précaution, ne faisaient aucun bruit sur le sol.
L’animal paraissait fatigué, et, cependant, de la sûreté et de la vigueur de ses jambes dépendait le salut de tous.
Le major conseilla à Mulrady de le ménager, du moment qu’il serait hors de l’atteinte des convicts.
Mieux valait un retard d’une demi-journée et arriver sûrement.
John Mangles remit à son matelot un revolver qu’il venait de charger avec le plus grand soin. Arme redoutable dans la main d’un homme qui ne tremble pas, car six coups de feu, éclatant en quelques secondes, balayaient aisément un chemin obstrué de malfaiteurs.
Mulrady se mit en selle.
«Voici la lettre que tu remettras à Tom Austin, lui dit Glenarvan. Qu’il ne perde pas une heure! Qu’il parte pour la baie Twofold, et s’il ne nous y trouve pas, si nous n’avons pu franchir la Snowy, qu’il vienne à nous sans retard! Maintenant, va, mon brave matelot, et que Dieu te conduise.»
Glenarvan, lady Helena, Mary Grant, tous serrèrent la main de Mulrady. Ce départ, par une nuit noire et pluvieuse, sur une route semée de dangers, à travers les immensités inconnues d’un désert, eût impressionné un cœur moins ferme que celui du matelot.
«Adieu, mylord», dit-il d’une voix calme, et il disparut bientôt par un sentier qui longeait la lisière du bois.
En ce moment, la rafale redoublait de violence. Les hautes branches des eucalyptus cliquetaient dans l’ombre avec une sonorité mate. On pouvait entendre la chute de cette ramure sèche sur le sol détrempé.
Plus d’un arbre géant, auquel manquait la sève, mais debout jusqu’alors, tomba pendant cette tempétueuse bourrasque. Le vent hurlait à travers les craquements du bois et mêlait ses gémissements sinistres au grondement de la Snowy. Les gros nuages, qu’il chassait dans l’est, traînaient jusqu’à terre comme des haillons de vapeur. Une lugubre obscurité accroissait encore l’horreur de la nuit.
Les voyageurs, après le départ de Mulrady, se blottirent dans le chariot. Lady Helena et Mary Grant, Glenarvan et Paganel occupaient le premier compartiment, qui avait été hermétiquement clos.
Dans le second, Olbinett, Wilson et Robert avaient trouvé un gîte suffisant. Le major et John Mangles veillaient au dehors.
Acte de prudence nécessaire, car une attaque des convicts était facile, possible par conséquent.
Les deux fidèles gardiens faisaient donc leur quart, et recevaient philosophiquement ces rafales que la nuit leur crachait au visage. Ils essayaient de percer du regard ces ténèbres propices aux embûches, car l’oreille ne pouvait rien percevoir au milieu des bruits de la tempête, hennissements du vent, cliquetis des branches, chutes des troncs d’arbres, et grondement des eaux déchaînées.
Cependant, quelques courtes accalmies suspendaient parfois la bourrasque. Le vent se taisait comme pour reprendre haleine. La Snowy gémissait seule à travers les roseaux immobiles et le rideau noir des gommiers. Le silence semblait plus profond dans ces apaisements momentanés. Le major et John Mangles écoutaient alors avec attention.
Ce fut pendant un de ces répits qu’un sifflement aigu parvint jusqu’à eux.
John Mangles alla rapidement au major.
«Vous avez entendu? Lui dit-il.
—Oui, fit Mac Nabbs. Est-ce un homme ou un animal?
—Un homme», répondit John Mangles.
Puis tous deux écoutèrent. L’inexplicable sifflement se reproduisit soudain, et quelque chose comme une détonation lui répondit, mais presque insaisissable, car la tempête rugissait alors avec une nouvelle violence. Mac Nabbs et John Mangles ne pouvaient s’entendre. Ils vinrent se placer sous le vent du chariot.
En ce moment, les rideaux de cuir se soulevèrent, et Glenarvan rejoignit ses deux compagnons. Il avait entendu, comme eux, ce sifflement sinistre, et la détonation qui avait fait écho sous la bâche.
«Dans quelle direction? demanda-t-il.
—Là, fit John, indiquant le sombre track dans la direction prise par Mulrady.
—À quelle distance?
—Le vent portait, répondit John Mangles. Ce doit être à trois milles au moins.
—Allons! dit Glenarvan en jetant sa carabine sur son épaule.
—N’allons pas! répondit le major. C’est un piège pour nous éloigner du chariot.
—Et si Mulrady est tombé sous les coups de ces misérables! reprit Glenarvan, qui saisit la main de Mac Nabbs.
—Nous le saurons demain, répondit froidement le major, fermement résolu à empêcher Glenarvan de commettre une inutile imprudence.
—Vous ne pouvez quitter le campement, mylord, dit John, j’irai seul.
—Pas davantage! reprit Mac Nabbs avec énergie.
Voulez-vous donc qu’on nous tue en détail, diminuer nos forces, nous mettre à la merci de ces malfaiteurs? Si Mulrady a été leur victime, c’est un malheur qu’il ne faut pas doubler d’un second.
Mulrady est parti, désigné par le sort. Si le sort m’eût choisi à sa place, je serais parti comme lui, mais je n’aurais demandé ni attendu aucun secours.»
En retenant Glenarvan et John Mangles, le major avait raison à tous les points de vue. Tenter d’arriver jusqu’au matelot, courir par cette nuit sombre au-devant des convicts embusqués dans quelque taillis, c’était insensé, et, d’ailleurs, inutile.
La petite troupe de Glenarvan ne comptait pas un tel nombre d’hommes qu’elle pût en sacrifier encore.
Cependant, Glenarvan semblait ne vouloir pas se rendre à ces raisons. Sa main tourmentait sa carabine. Il allait et venait autour du chariot. Il prêtait l’oreille au moindre bruit. Il essayait de percer du regard cette obscurité sinistre. La pensée de savoir un des siens frappé d’un coup mortel, abandonné sans secours, appelant en vain ceux pour lesquels il s’était dévoué, cette pensée le torturait. Mac Nabbs ne savait pas s’il parviendrait à le retenir, si Glenarvan, emporté par son cœur, n’irait pas se jeter sous les coups de Ben Joyce.
«Edward, lui dit-il, calmez-vous. Écoutez un ami. Pensez à lady Helena, à Mary Grant, à tous ceux qui restent! D’ailleurs, où voulez-vous aller? Où retrouver Mulrady? C’est à deux milles d’ici qu’il a été attaqué! Sur quelle route? Quel sentier prendre?…»
En ce moment, et comme une réponse au major, un cri de détresse se fit entendre.
«Écoutez!» dit Glenarvan.
Ce cri venait du côté même où la détonation avait éclaté, à moins d’un quart de mille. Glenarvan, repoussant Mac Nabbs, s’avançait déjà sur le sentier, quand, à trois cents pas du chariot, ces mots se firent entendre:
«À moi! à moi!»
C’était une voix plaintive et désespérée. John Mangles et le major s’élancèrent dans sa direction.
Quelques instants après, ils aperçurent le long du taillis une forme humaine qui se traînait et poussait de lugubres gémissements.
Mulrady était là, blessé, mourant, et quand ses compagnons le soulevèrent, ils sentirent leurs mains se mouiller de sang.
La pluie redoublait alors, et le vent se déchaînait dans la ramure
des «dead trees.» Ce fut au milieu des coups de la rafale que
Glenarvan, le major et John Mangles transportèrent le corps de
Mulrady.
À leur arrivée, chacun se leva. Paganel, Robert, Wilson, Olbinett, quittèrent le chariot, et lady Helena céda son compartiment au pauvre Mulrady. Le major ôta la veste du matelot qui ruisselait de sang et de pluie. Il découvrit sa blessure. C’était un coup de poignard que le malheureux avait au flanc droit.
Mac Nabbs le pansa adroitement. L’arme avait-elle atteint des organes essentiels, il ne pouvait le dire. Un jet de sang écarlate et saccadé en sortait; la pâleur, la défaillance du blessé, prouvaient qu’il avait été sérieusement atteint. Le major plaça sur l’orifice de la blessure, qu’il lava préalablement à l’eau fraîche, un épais tampon d’amadou, puis des gâteaux de charpie maintenus avec un bandage. Il parvint à suspendre l’hémorragie. Mulrady fut placé sur le côté correspondant à la blessure, la tête et la poitrine élevées, et lady Helena lui fit boire quelques gorgées d’eau.
Au bout d’un quart d’heure, le blessé immobile jusqu’alors, fit un mouvement. Ses yeux s’entr’ouvrirent. Ses lèvres murmurèrent des mots sans suite, et le major, approchant son oreille, l’entendit répéter:
«Mylord… La lettre… Ben Joyce…»
Le major répéta ces paroles et regarda ses compagnons. Que voulait dire Mulrady? Ben Joyce avait attaqué le matelot, mais pourquoi? N’était-ce pas seulement dans le but de l’arrêter, de l’empêcher d’arriver au Duncan? cette lettre…
Glenarvan visita les poches de Mulrady. La lettre adressée à Tom
Austin ne s’y trouvait plus!
La nuit se passa dans les inquiétudes et les angoisses. On craignait à chaque instant que le blessé ne vînt à mourir. Une fièvre ardente le dévorait.
Lady Helena, Mary Grant, deux sœurs de charité, ne le quittèrent pas. Jamais malade ne fut si bien soigné, et par des mains plus compatissantes.
Le jour parut. La pluie avait cessé. De gros nuages roulaient encore dans les profondeurs du ciel. Le sol était jonché des débris de branches. La glaise, détrempée par des torrents d’eau, avait encore cédé.
Les abords du chariot devenaient difficiles, mais il ne pouvait s’enliser plus profondément.
John Mangles, Paganel et Glenarvan allèrent dès le point du jour faire une reconnaissance autour du campement. Ils remontèrent le sentier encore taché de sang. Ils ne virent aucun vestige de Ben Joyce ni de sa bande.
Ils poussèrent jusqu’à l’endroit où l’attaque avait eu lieu. Là, deux cadavres gisaient à terre, frappés des balles de Mulrady. L’un était le cadavre du maréchal ferrant de Black-Point. Sa figure, décomposée par la mort, faisait horreur.
Glenarvan ne porta plus loin ses investigations. La prudence lui défendait de s’éloigner. Il revint donc au chariot, très absorbé par la gravité de la situation.
«on ne peut songer à envoyer un autre messager à Melbourne, dit-il.
—Cependant, il le faut, mylord, répondit John Mangles, et je tenterai de passer là où mon matelot n’a pu réussir.
—Non, John. Tu n’as même pas un cheval pour te porter pendant ces deux cents milles!»
En effet, le cheval de Mulrady, le seul qui restât, n’avait pas reparu. était-il tombé sous les coups des meurtriers? Courait-il égaré à travers ce désert?
Les convicts ne s’en étaient-ils pas emparés?
«Quoi qu’il arrive, reprit Glenarvan, nous ne nous séparerons plus. Attendons huit jours, quinze jours, que les eaux de la Snowy reprennent leur niveau normal. Nous gagnerons alors la baie Twofold à petites journées et de là nous expédierons au Duncan par une voie plus sûre l’ordre de rallier la côte.
—C’est le seul parti à prendre, répondit Paganel.
—Donc, mes amis, reprit Glenarvan, plus de séparation. Un homme risque trop à s’aventurer seul dans ce désert infesté de bandits. Et maintenant, que Dieu sauve notre pauvre matelot, et nous protège nous-mêmes!»
Glenarvan avait deux fois raison: d’abord d’interdire toute tentative isolée, ensuite d’attendre patiemment sur les bords de la Snowy un passage praticable. Trente-cinq milles à peine le séparaient de Delegete, la première ville-frontière de la Nouvelle Galles du sud, où il trouverait des moyens de transport pour gagner la baie Twofold.
De là, il télégraphierait à Melbourne les ordres relatifs au Duncan.
Ces mesures étaient sages, mais on les prenait tardivement. Si Glenarvan n’eût pas envoyé Mulrady sur la route de Lucknow, que de malheurs auraient été évités, sans parler de l’assassinat du matelot!
En revenant au campement, il trouva ses compagnons moins affectés.
Ils semblaient avoir repris espoir.
«Il va mieux! Il va mieux! s’écria Robert en courant au-devant de lord Glenarvan.
—Mulrady?…
—Oui! Edward, répondit lady Helena. Une réaction s’est opérée.
Le major est plus rassuré. Notre matelot vivra.
—Où est Mac Nabbs? demanda Glenarvan.
—Près de lui. Mulrady a voulu l’entretenir. Il ne faut pas les troubler.»
Effectivement, depuis une heure, le blessé était sorti de son assoupissement, et la fièvre avait diminué.
Mais le premier soin de Mulrady, en reprenant le souvenir et la parole fut de demander lord Glenarvan, ou, à son défaut, le major. Mac Nabbs, le voyant si faible, voulait lui interdire toute conversation; mais Mulrady insista avec une telle énergie que le major dut se rendre.
Or, l’entretien durait déjà depuis quelques minutes, quand
Glenarvan revint. Il n’y avait plus qu’à attendre le rapport de
Mac Nabbs.
Bientôt, les rideaux du chariot s’agitèrent et le major parut. Il rejoignit ses amis au pied d’un gommier, où la tente avait été dressée. Son visage, si froid d’ordinaire, accusait une grave préoccupation.
Lorsque ses regards s’arrêtèrent sur lady Helena, sur la jeune fille, ils exprimèrent une douloureuse tristesse.
Glenarvan l’interrogea, et voici en substance ce que le major venait d’apprendre.
En quittant le campement, Mulrady suivit un des sentiers indiqués par Paganel. Il se hâtait, autant du moins que le permettait l’obscurité de la nuit.
D’après son estime, il avait franchi une distance de deux milles environ, quand plusieurs hommes, —cinq, croit-il, —se jetèrent à la tête de son cheval. L’animal se cabra. Mulrady saisit son revolver et fit feu. Il lui parut que deux des assaillants tombaient. À la lueur de la détonation, il reconnut Ben Joyce. Mais ce fut tout. Il n’eut pas le temps de décharger entièrement son arme. Un coup violent lui fut porté au côté droit, et le renversa.
Cependant, il n’avait pas encore perdu connaissance.
Les meurtriers le croyaient mort. Il sentit qu’on le fouillait.
Puis, ces paroles furent prononcées:
«J’ai la lettre, dit un des convicts. —donne, répondit Ben
Joyce, et maintenant le Duncan est à nous!»
À cet endroit du récit de Mac Nabbs, Glenarvan ne put retenir un cri.
Mac Nabbs continua:
«À présent, vous autres, reprit Ben Joyce, attrapez le cheval. Dans deux jours, je serai à bord du Duncan; dans six, à la baie Twofold. C’est là le rendez-vous. La troupe du mylord sera encore embourbée dans les marais de la Snowy. Passez la rivière au pont de Kemple-Pier, gagnez la côte, et attendez-moi. Je trouverai bien le moyen de vous introduire à bord. Une fois l’équipage à la mer, avec un navire comme le Duncan, nous serons les maîtres de l’océan Indien. —hurrah pour Ben Joyce!» s’écrièrent les convicts. Le cheval de Mulrady fut amené, et Ben Joyce disparut au galop par la route de Lucknow, pendant que la bande gagnait au sud-est la Snowy-river. Mulrady, quoique grièvement blessé, eut la force de se traîner jusqu’à trois cents pas du campement où nous l’avons recueilli presque mort.
Voilà, dit Mac Nabbs, l’histoire de Mulrady. Vous comprenez maintenant pourquoi le courageux matelot tenait tant à parler.»
Cette révélation terrifia Glenarvan et les siens.
«Pirates! Pirates! s’écria Glenarvan. Mon équipage massacré! Mon Duncan aux mains de ces bandits!
—Oui! Car Ben Joyce surprendra le navire, répondit le major, et alors…
—Eh bien! Il faut que nous arrivions à la côte avant ces misérables! dit Paganel.
—Mais comment franchir la Snowy? dit Wilson.
—Comme eux, répondit Glenarvan. Ils vont passer au pont de
Kemple-Pier, nous y passerons aussi.
—Mais Mulrady, que deviendra-t-il? demanda lady Helena.
—On le portera! on se relayera! Puis-je livrer mon équipage sans défense à la troupe de Ben Joyce?»
L’idée de passer la Snowy au pont de Kemple-Pier était praticable, mais hasardeuse. Les convicts pouvaient s’établir sur ce point et le défendre. Ils seraient au moins trente contre sept! Mais il est des moments où l’on ne se compte pas, où il faut marcher quand même.
«Mylord, dit alors John Mangles, avant de risquer notre dernière chance, avant de s’aventurer vers ce pont, il est prudent d’aller le reconnaître. Je m’en charge.
—Je vous accompagnerai, John», répondit Paganel.
Cette proposition acceptée, John Mangles et Paganel se préparèrent à partir à l’instant. Ils devaient descendre la Snowy, suivre ses bords jusqu’à l’endroit où ils rencontreraient ce point signalé par Ben Joyce, et se dérober surtout à la vue des convicts qui devaient battre les rives.
Donc, munis de vivres et bien armés, les deux courageux compagnons partirent, et disparurent bientôt en se faufilant au milieu des grands roseaux de la rivière.
Pendant toute la journée, on les attendit. Le soir venu, ils n’étaient pas encore revenus. Les craintes furent très vives.
Enfin, vers onze heures, Wilson signala leur retour.
Paganel et John Mangles étaient harassés par les fatigues d’une marche de dix milles.
«Ce pont! Ce pont existe-t-il? demanda Glenarvan, qui s’élança au-devant d’eux.
—Oui! Un pont de lianes, dit John Mangles. Les convicts l’ont passé, en effet. Mais…
—Mais… Fit Glenarvan qui pressentait un nouveau malheur.
—Ils l’ont brûlé après leur passage!» répondit Paganel.
Chapitre XXII Eden
Ce n’était pas le moment de se désespérer, mais d’agir. Le pont de Kemple-Pier détruit, il fallait passer la Snowy, coûte que coûte, et devancer la troupe de Ben Joyce sur les rivages de Twofold-Bay. Aussi ne perdit-on pas de temps en vaines paroles, et le lendemain, le 16 janvier, John Mangles et Glenarvan vinrent observer la rivière, afin d’organiser le passage.
Les eaux tumultueuses et grossies par les pluies ne baissaient pas. Elles tourbillonnaient avec une indescriptible fureur. C’était se vouer à la mort que de les affronter. Glenarvan, les bras croisés, la tête basse, demeurait immobile.
«Voulez-vous que j’essaye de gagner l’autre rive à la nage? dit
John Mangles.
—Non! John, répondit Glenarvan, retenant de la main le hardi jeune homme, attendons!»
Et tous deux retournèrent au campement. La journée se passa dans
les plus vives angoisses. Dix fois, Glenarvan revint à la Snowy.
Il cherchait à combiner quelque hardi moyen pour la traverser.
Mais en vain.
Un torrent de laves eût coulé entre ses rives qu’elle n’eût pas été plus infranchissable.
Pendant ces longues heures perdues, lady Helena, conseillée par le major, entourait Mulrady des soins les plus intelligents. Le matelot se sentait revenir à la vie. Mac Nabbs osait affirmer qu’aucun organe essentiel n’avait été lésé. La perte de son sang suffisait à expliquer la faiblesse du malade. Aussi, sa blessure fermée, l’hémorragie suspendue, il n’attendait plus que du temps et du repos sa complète guérison. Lady Helena avait exigé qu’il occupât le premier compartiment du chariot.
Mulrady se sentait tout honteux. Son plus grand souci, c’était de penser que son état pouvait retarder Glenarvan, et il fallut lui promettre qu’on le laisserait au campement, sous la garde de Wilson, si le passage de la Snowy devenait possible.
Malheureusement, ce passage ne fut praticable ni ce jour-là, ni le lendemain, 17 janvier. Se voir ainsi arrêté désespérait Glenarvan. Lady Helena et le major essayaient en vain de le calmer, de l’exhorter à la patience. Patienter, quand, en ce moment peut-être, Ben Joyce arrivait à bord du yacht!
Quand le Duncan, larguant ses amarres, forçait de vapeur pour atteindre cette côte funeste, et lorsque chaque heure l’en rapprochait!
John Mangles ressentait dans son cœur toutes les angoisses de Glenarvan. Aussi, voulant vaincre à tout prix l’obstacle, il construisit un canot à la manière australienne, avec de larges morceaux d’écorce de gommiers. Ces plaques, fort légères, étaient retenues par des barreaux de bois et formaient une embarcation bien fragile.
Le capitaine et le matelot essayèrent ce frêle canot pendant la journée du 18. Tout ce que pouvaient l’habileté, la force, l’adresse, le courage, ils le firent. Mais, à peine dans le courant, ils chavirèrent et faillirent payer de leur vie cette téméraire expérience. L’embarcation, entraînée dans les remous, disparut. John Mangles et Wilson n’avaient même pas gagné dix brasses sur cette rivière, grossie par les pluies et la fonte de neiges, et qui mesurait alors un mille de largeur.
Les journées du 19 et du 20 janvier se perdirent dans cette situation. Le major et Glenarvan remontèrent la Snowy pendant cinq milles sans trouver un passage guéable. Partout même impétuosité des eaux, même rapidité torrentueuse. Tout le versant méridional des Alpes australiennes versait dans cet unique lit ses masses liquides.
Il fallut renoncer à l’espoir de sauver le Duncan.
Cinq jours s’étaient écoulés depuis le départ de Ben Joyce. Le yacht devait être en ce moment à la côte et aux mains des convicts!
Cependant, il était impossible que cet état de choses se prolongeât. Les crues temporaires s’épuisent vite, et en raison même de leur violence. En effet, Paganel, dans la matinée du 21, constata que l’élévation des eaux, au-dessus de l’étiage, commençait à diminuer. Il rapporta à Glenarvan le résultat de ses observations.
«Eh! Qu’importe, maintenant? répondit Glenarvan, il est trop tard!
—Ce n’est pas une raison pour prolonger notre séjour au campement, répliqua le major.
—En effet, répondit John Mangles. Demain, peut-être, le passage sera praticable.
—Et cela sauvera-t-il mon malheureux équipage? s’écria
Glenarvan.
—Que votre honneur m’écoute, reprit John Mangles.
Je connais Tom Austin. Il a dû exécuter vos ordres et partir dès que son départ a été possible. Mais qui nous dit que le Duncan fût prêt, que ses avaries fussent réparées à l’arrivée de Ben Joyce à Melbourne? Et si le yacht n’a pu prendre la mer, s’il a subi un jour, deux jours de retard!
—Tu as raison, John! répondit Glenarvan. Il faut gagner la baie
Twofold. Nous ne sommes qu’à trente-cinq milles de Delegete!
—Oui, dit Paganel, et dans cette ville nous trouverons de rapides moyens de transport. Qui sait si nous n’arriverons pas à temps pour prévenir un malheur?
—Partons!» s’écria Glenarvan.
Aussitôt, John Mangles et Wilson s’occupèrent de construire une embarcation de grande dimension.
L’expérience avait prouvé que des morceaux d’écorce ne pourraient résister à la violence du torrent. John abattit des troncs de gommiers dont il fit un radeau grossier, mais solide. Ce travail fut long, et la journée s’écoula sans que l’appareil fût terminé. Il ne fut achevé que le lendemain.
Alors, les eaux de la Snowy avaient sensiblement baissé. Le
torrent redevenait rivière, à courant rapide, il est vrai.
Cependant, en biaisant, en le maîtrisant dans une certaine limite,
John espérait atteindre la rive opposée.
À midi et demi, on embarqua ce que chacun pouvait emporter de vivres pour un trajet de deux jours. Le reste fut abandonné avec le chariot et la tente.
Mulrady allait assez bien pour être transporté; sa convalescence marchait rapidement.
À une heure, chacun prit place sur le radeau, que son amarre retenait à la rive. John Mangles avait installé sur le tribord et confié à Wilson une sorte d’aviron pour soutenir l’appareil contre le courant et diminuer sa dérive. Quant à lui, debout à l’arrière, il comptait se diriger au moyen d’une grossière godille. Lady Helena et Mary Grant occupaient le centre du radeau, près de Mulrady; Glenarvan, le major, Paganel et Robert les entouraient, prêts à leur porter secours.
«Sommes-nous parés, Wilson? demanda John Mangles à son matelot.
—Oui, capitaine, répondit Wilson, en saisissant son aviron d’une main robuste.
—Attention, et soutiens-nous contre le courant.»
John Mangles démarra le radeau, et d’une poussée il le lança à travers les eaux de la Snowy. Tout alla bien pendant une quinzaine de toises. Wilson résistait à la dérive. Mais bientôt l’appareil fut pris dans des remous, et tourna sur lui-même sans que ni l’aviron ni la godille ne pussent le maintenir en droite ligne. Malgré leurs efforts, Wilson et John Mangles se trouvèrent bientôt placés dans une position inverse, qui rendit impossible l’action des rames.
Il fallut se résigner. Aucun moyen n’existait d’enrayer ce mouvement giratoire du radeau. Il tournait avec une vertigineuse rapidité, et il dérivait. John Mangles, debout, la figure pâle, les dents serrées, regardait l’eau qui tourbillonnait.
Cependant, le radeau s’engagea au milieu de la Snowy. Il se trouvait alors à un demi-mille en aval de son point de départ. Là, le courant avait une force extrême, et, comme il rompait les remous, il rendit à l’appareil un peu de stabilité.
John et Wilson reprirent leurs avirons et parvinrent à se pousser dans une direction oblique.
Leur manœuvre eut pour résultat de les rapprocher de la rive gauche. Ils n’en étaient plus qu’à cinquante toises, quand l’aviron de Wilson cassa net. Le radeau, non soutenu, fut entraîné. John voulut résister, au risque de rompre sa godille.
Wilson, les mains ensanglantées, joignit ses efforts aux siens.
Enfin, ils réussirent, et le radeau, après une traversée qui dura plus d’une demi-heure, vint heurter le talus à pic de la rive. Le choc fut violent; les troncs se disjoignirent, les cordes cassèrent, l’eau pénétra en bouillonnant. Les voyageurs n’eurent que le temps de s’accrocher aux buissons qui surplombaient. Ils tirèrent à eux Mulrady et les deux femmes à demi trempées. Bref, tout le monde fut sauvé, mais la plus grande partie des provisions embarquées et les armes, excepté la carabine du major, s’en allèrent à la dérive avec les débris du radeau.
La rivière était franchie. La petite troupe se trouvait à peu près sans ressources, à trente-cinq milles de Delegete, au milieu de ces déserts inconnus de la frontière victorienne. Là ne se rencontrent ni colon ni squatter, car la région est inhabitée, si ce n’est par des bushrangers féroces et pillards.
On résolut de partir sans délai. Mulrady vit bien qu’il serait un sujet d’embarras; il demanda à rester, et même à rester seul, pour attendre des secours de Delegete.
Glenarvan refusa. Il ne pouvait atteindre Delegete avant trois jours, la côte avant cinq, c’est-à-dire le 26 janvier. Or, depuis le 16, le Duncan avait quitté Melbourne. Que lui faisaient maintenant quelques heures de retard?
«Non, mon ami, dit-il, je ne veux abandonner personne. Faisons une civière, et nous te porterons tour à tour.»
La civière fut installée au moyen de branches d’eucalyptus couvertes de ramures, et, bon gré, mal gré, Mulrady dut y prendre place. Glenarvan voulut être le premier à porter son matelot. Il prit la civière d’un bout, Wilson de l’autre, et l’on se mit en marche.
Quel triste spectacle, et qu’il finissait mal, ce voyage si bien commencé! on n’allait plus à la recherche d’Harry Grant. Ce continent, où il n’était pas, où il ne fut jamais, menaçait d’être fatal à ceux qui cherchaient ses traces. Et quand ses hardis compatriotes atteindraient la côte australienne, ils n’y trouveraient pas même le Duncan pour les rapatrier!
Ce fut silencieusement et péniblement que se passa cette première journée. De dix minutes en dix minutes, on se relayait au portage de la civière.
Tous les compagnons du matelot s’imposaient sans se plaindre cette fatigue, accrue encore par une forte chaleur.
Le soir, après cinq milles seulement, on campa sous un bouquet de gommiers. Le reste des provisions, échappé au naufrage, fournit le repas du soir. Mais il ne fallait plus compter que sur la carabine du major.
La nuit fut mauvaise. La pluie s’en mêla. Le jour sembla long à reparaître. On se remit en marche. Le major ne trouva pas l’occasion de tirer un seul coup de fusil. Cette funeste région, c’était plus que le désert, puisque les animaux mêmes ne la fréquentaient pas.
Heureusement, Robert découvrit un nid d’outardes, et, dans ce nid, une douzaine de gros œufs qu’Olbinett fit cuire sous la cendre chaude. Cela fit, avec quelques plants de pourpier qui croissaient au fond d’un ravin, tout le déjeuner du 23.
La route devint alors extrêmement difficile. Les plaines sablonneuses étaient hérissées de «spinifex», une herbe épineuse qui porte à Melbourne le nom de «porc-épic». Elle mettait les vêtements en lambeaux et les jambes en sang. Les courageuses femmes ne se plaignaient pas, cependant; elles allaient vaillamment, donnant l’exemple, encourageant l’un et l’autre d’un mot ou d’un regard.
On s’arrêta, le soir, au pied du mont Bulla-Bulla, sur les bords du creek de Jungalla. Le souper eût été maigre, si Mac Nabbs n’eût enfin tué un gros rat, le «mus conditor», qui jouit d’une excellente réputation au point de vue alimentaire. Olbinett le fit rôtir, et il eût paru au-dessus de sa renommée, si sa taille avait égalé celle d’un mouton.
Il fallut s’en contenter, cependant. On le rongea jusqu’aux os.
Le 23, les voyageurs fatigués, mais toujours énergiques, se remirent en route. Après avoir contourné la base de la montagne, ils traversèrent de longues prairies dont l’herbe semblait faite de fanons de baleine.
C’était un enchevêtrement de dards, un fouillis de baïonnettes aiguës, où le chemin dut être frayé tantôt par la hache, tantôt par le feu.
Ce matin-là, il ne fut pas question de déjeuner. Rien d’aride comme cette région semée de débris de quartz.
Non seulement la faim, mais aussi la soif se fit cruellement sentir. Une atmosphère brûlante en redoublait les cruelles atteintes. Glenarvan et les siens ne faisaient pas un demi-mille par heure. Si cette privation d’eau et d’aliments se prolongeait jusqu’au soir, ils tomberaient sur cette route pour ne plus se relever.
Mais quand tout manque à l’homme, lorsqu’il se voit sans ressources, à l’instant où il pense que l’heure est venue de succomber à la peine, alors se manifeste l’intervention de la providence.
L’eau, elle l’offrit dans des «céphalotes», espèces de godets remplis d’un bienfaisant liquide, qui pendaient aux branches d’arbustes coralliformes. Tous s’y désaltérèrent et sentirent la vie se ranimer en eux.
La nourriture, ce fut celle qui soutient les indigènes, quand le gibier, les insectes, les serpents viennent à manquer. Paganel découvrit, dans le lit desséché d’un creek, une plante dont les excellentes propriétés lui avaient été souvent décrites par un de ses collègues de la société de géographie.
C’était le «nardou», un cryptogame de la famille des marsiléacées, celui-là même qui prolongea la vie de Burke et de King dans les déserts de l’intérieur.
Sous ses feuilles, semblables à celles du trèfle, poussaient des sporules desséchées. Ces sporules, grosses comme une lentille, furent écrasées entre deux pierres, et donnèrent une sorte de farine. On en fit un pain grossier, qui calma les tortures de la faim. Cette plante se trouvait abondamment à cette place. Olbinett put donc en ramasser une grande quantité, et la nourriture fut assurée pour plusieurs jours.
Le lendemain, 24, Mulrady fit une partie de la route à pied. Sa blessure était entièrement cicatrisée. La ville de Delegete n’était plus qu’à dix milles, et le soir, on campa par 149 de longitude sur la frontière même de la Nouvelle Galles du sud.
Une pluie fine et pénétrante tombait depuis quelques heures. Tout abri eût manqué, si, par hasard, John Mangles n’eût découvert une hutte de scieurs, abandonnée et délabrée. Il fallut se contenter de cette misérable cahute de branchages et de chaumes.
Wilson voulut allumer du feu afin de préparer le pain de nardou, et il alla ramasser du bois mort qui jonchait le sol. Mais quand il s’agit d’enflammer ce bois, il ne put y parvenir. La grande quantité de matière alumineuse qu’il renfermait empêchait toute combustion. C’était le bois incombustible que Paganel avait cité dans son étrange nomenclature des produits australiens.
Il fallut donc se passer de feu, de pain par conséquent, et dormir dans les vêtements humides, tandis que les oiseaux rieurs, cachés dans les hautes branches, semblaient bafouer ces infortunés voyageurs.
Cependant, Glenarvan touchait au terme de ses souffrances. Il était temps. Les deux jeunes femmes faisaient d’héroïques efforts, mais leurs forces s’en allaient d’heure en heure. Elles se traînaient, elles ne marchaient plus.
Le lendemain, on partit dès l’aube. À onze heures, apparut Delegete, dans le comté de Wellesley, à cinquante milles de la baie Twofold.
Là, des moyens de transport furent rapidement organisés. En se sentant si près de la côte, l’espoir revint au cœur de Glenarvan. Peut-être, s’il y avait eu le moindre retard, devancerait-il l’arrivée du Duncan! en vingt-quatre heures, il serait parvenu à la baie!
À midi, après un repas réconfortant, tous les voyageurs, installés dans un mail-coach, quittèrent Delegete au galop de cinq chevaux vigoureux.
Les postillons, stimulés par la promesse d’une bonne-main princière, enlevaient la rapide voiture sur une route bien entretenue. Ils ne perdaient pas deux minutes aux relais, qui se succédaient de dix milles en dix milles. Il semblait que Glenarvan leur eût communiqué l’ardeur qui le dévorait.
Toute la journée, on courut ainsi à raison de six milles à l’heure, toute la nuit aussi.
Le lendemain, au soleil levant, un sourd murmure annonça l’approche de l’océan Indien. Il fallut contourner la baie pour atteindre le rivage au trente-septième parallèle, précisément à ce point où Tom Austin devait attendre l’arrivée des voyageurs.
Quand la mer apparut, tous les regards se portèrent au large, interrogeant l’espace. Le Duncan, par un miracle de la providence, était-il là, courant bord sur bord, comme un mois auparavant, par le travers du cap Corrientes, sur les côtes argentines?
On ne vit rien. Le ciel et l’eau se confondaient dans un même horizon. Pas une voile n’animait la vaste étendue de l’océan.
Un espoir restait encore. Peut-être Tom Austin avait-il cru devoir jeter l’ancre dans la baie Twofold, car la mer était mauvaise, et un navire ne pouvait se tenir en sûreté sur de pareils atterrages.
«À Eden!» dit Glenarvan.
Aussitôt, le mail-coach reprit à droite la route circulaire qui prolongeait les rivages de la baie, et se dirigea vers la petite ville d’Eden, distante de cinq milles.
Les postillons s’arrêtèrent non loin du feu fixe qui signale l’entrée du port. Quelques navires étaient mouillés dans la rade, mais aucun ne déployait à sa corne le pavillon de Malcolm.
Glenarvan, John Mangles, Paganel, descendirent de voiture, coururent à la douane, interrogèrent les employés et consultèrent les arrivages des derniers jours. Aucun navire n’avait rallié la baie depuis une semaine.
«Ne serait-il pas parti! s’écria Glenarvan, qui, par un revirement facile au cœur de l’homme, ne voulait plus désespérer. Peut-être sommes-nous arrivés avant lui!»
John Mangles secoua la tête. Il connaissait Tom Austin. Son second n’aurait jamais retardé de dix jours l’exécution d’un ordre.
«Je veux savoir à quoi m’en tenir, dit Glenarvan.
Mieux vaut la certitude que le doute!»
Un quart d’heure après, un télégramme était lancé au syndic des shipbrokers de Melbourne. Puis, les voyageurs se firent conduire à l’hôtel Victoria.
À deux heures, une dépêche télégraphique fut remise à lord
Glenarvan. Elle était libellée en ces termes:
«Lord Glenarvan, Eden, «Twofold-Bay.
«Duncan parti depuis 18 courant pour destination inconnue.
«J Andrew S B «
La dépêche tomba des mains de Glenarvan.
Plus de doute! L’honnête yacht écossais, aux mains de Ben Joyce, était devenu un navire de pirates!
Ainsi finissait cette traversée de l’Australie, commencée sous de si favorables auspices. Les traces du capitaine Grant et des naufragés semblaient être irrévocablement perdues; cet insuccès coûtait la vie de tout un équipage; lord Glenarvan succombait à la lutte, et ce courageux chercheur, que les éléments conjurés n’avaient pu arrêter dans les pampas, la perversité des hommes venait de le vaincre sur le continent australien.
TROISIÈME PARTIE
Chapitre I Le Macquarie
Si jamais les chercheurs du capitaine Grant devaient désespérer de le revoir, n’était-ce pas en ce moment où tout leur manquait à la fois?
Sur quel point du monde tenter une nouvelle expédition? Comment explorer de nouveaux pays?
Le Duncan n’existait plus, et un rapatriement immédiat n’était pas même possible. Ainsi donc l’entreprise de ces généreux écossais avait échoué.
L’insuccès! Triste mot qui n’a pas d’écho dans une âme vaillante, et, cependant, sous les coups de la fatalité, il fallait bien que Glenarvan reconnût son impuissance à poursuivre cette œuvre de dévouement.
Mary Grant, dans cette situation, eut le courage de ne plus prononcer le nom de son père. Elle contint ses angoisses en songeant au malheureux équipage qui venait de périr. La fille s’effaça devant l’amie, et ce fut elle qui consola Lady Glenarvan, après en avoir reçu tant de consolations!
La première, elle parla du retour en Écosse. À la voir si courageuse, si résignée, John Mangles l’admira.
Il voulut faire entendre un dernier mot en faveur du capitaine, mais Mary l’arrêta d’un regard, et, plus tard, elle lui dit:
«Non, monsieur John, songeons à ceux qui se sont dévoués. Il faut que lord Glenarvan retourne en Europe!
—Vous avez raison, miss Mary, répondit John Mangles, il le faut. Il faut aussi que les autorités anglaises soient informées du sort du Duncan. Mais ne renoncez pas à tout espoir. Les recherches que nous avons commencées, plutôt que de les abandonner, je les reprendrais seul! Je retrouverai le capitaine Grant, ou je succomberai à la tâche!»
C’était un engagement sérieux que prenait John Mangles. Mary l’accepta, et elle tendit sa main vers la main du jeune capitaine, comme pour ratifier ce traité. De la part de John Mangles, c’était un dévouement de toute sa vie; de la part de Mary, une inaltérable reconnaissance.
Pendant cette journée, le départ fut décidé définitivement. On résolut de gagner Melbourne sans retard. Le lendemain, John alla s’enquérir des navires en partance. Il comptait trouver des communications fréquentes entre Eden et la capitale de Victoria.
Son attente fut déçue. Les navires étaient rares.
Trois ou quatre bâtiments, ancrés dans la baie de Twofold, composaient toute la flotte marchande de l’endroit. Aucun en destination de Melbourne ni de Sydney, ni de Pointe-De-Galles. Or, en ces trois ports de l’Australie seulement, Glenarvan eût trouvé des navires en charge pour l’Angleterre. En effet, la Peninsular oriental steam navigation company a une ligne régulière de paquebots entre ces points et la métropole.
Dans cette conjoncture, que faire? Attendre un navire? on pouvait s’attarder longtemps, car la baie de Twofold est peu fréquentée. Combien de bâtiments passent au large et ne viennent jamais atterrir!
Après réflexions et discussions, Glenarvan allait se décider à gagner Sydney par les routes de la côte, lorsque Paganel fit une proposition à laquelle personne ne s’attendait.
Le géographe avait été rendre de son côté une visite à la baie
Twofold. Il savait que les moyens de transport manquaient pour
Sydney et Melbourne.
Mais de ces trois navires mouillés en rade, l’un se préparait à partir pour Auckland, la capitale d’Ikana-Maoui, l’île nord de la Nouvelle-Zélande.
Or, Paganel proposa de fréter le bâtiment en question, et de gagner Auckland, d’où il serait facile de retourner en Europe par les bateaux de la compagnie péninsulaire.
Cette proposition fut prise en considération sérieuse. Paganel, d’ailleurs, ne se lança point dans ces séries d’arguments dont il était habituellement si prodigue. Il se borna à énoncer le fait, et il ajouta que la traversée ne durerait pas plus de cinq ou six jours. La distance qui sépare l’Australie de la Nouvelle-Zélande n’est, en effet, que d’un millier de milles.
Par une coïncidence singulière, Auckland se trouvait situé précisément sur cette ligne du trente-septième parallèle que les chercheurs suivaient obstinément depuis la côte de l’Araucanie. Certes, le géographe, sans être taxé de partialité, aurait pu tirer de ce fait un argument favorable à sa proposition. C’était, en effet, une occasion toute naturelle de visiter les accores de la Nouvelle-Zélande.
Cependant, Paganel ne fit pas valoir cet avantage.
Après deux déconvenues successives, il ne voulait pas sans doute hasarder une troisième interprétation du document. D’ailleurs, qu’en eût-il tiré? Il y était dit d’une façon péremptoire qu’un «continent» avait servi de refuge au capitaine Grant, non pas une île. Or, ce n’était qu’une île, cette Nouvelle-Zélande. Ceci paraissait décisif. Quoi qu’il en soit, pour cette raison ou pour toute autre, Paganel ne rattacha aucune idée d’exploration nouvelle à cette proposition de gagner Auckland. Il fit seulement observer que des communications régulières existaient entre ce point et la Grande-Bretagne, et qu’il serait facile d’en profiter.
John Mangles appuya la proposition de Paganel. Il en conseilla l’adoption, puisqu’on ne pouvait attendre l’arrivée problématique d’un navire à la baie Twofold. Mais, avant de passer outre, il jugea convenable de visiter le bâtiment signalé par le géographe. Glenarvan, le major, Paganel, Robert et lui prirent une embarcation, et, en quelques coups d’avirons, ils accostèrent le navire mouillé à deux encablures du quai.
C’était un brick de deux cent cinquante tonneaux, nommé le Macquarie. Il faisait le cabotage entre les différents ports de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Le capitaine, ou, pour mieux dire, le «master», reçut assez grossièrement ses visiteurs. Ils virent bien qu’ils avaient affaire à un homme sans éducation, que ses manières ne distinguaient pas essentiellement des cinq matelots de son bord. Une grosse figure rouge, des mains épaisses, un nez écrasé, un œil crevé, des lèvres encrassées par la pipe, avec cela l’air brutal, faisaient de Will Halley un triste personnage. Mais on n’avait pas le choix, et, pour une traversée de quelques jours, il ne fallait pas y regarder de si près.
«Que voulez-vous, vous autres? demanda Will Halley à ces inconnus qui prenaient pied sur le pont de son navire.
—Le capitaine? répondit John Mangles.
—C’est moi, dit Halley. Après?
—Le Macquarie est en charge pour Auckland?
—Oui. Après?
—Qu’est-ce qu’il porte?
—Tout ce qui se vend et tout ce qui s’achète. Après?
—Quand part-il?
—Demain, à la marée de midi. Après?
—Prendrait-il des passagers?
—C’est selon les passagers, et s’ils se contentaient de la gamelle du bord.
—Ils apporteraient leurs provisions.
—Après?
—Après?
—Oui. Combien sont-ils?
—Neuf, dont deux dames.
—Je n’ai pas de cabines.
—On s’arrangera du roufle qui sera laissé à leur disposition.
—Après?
—Acceptez-vous? dit John Mangles, que les façons du capitaine n’embarrassaient guère.
—Faut voir», répondit le patron du Macquarie.
Will Halley fit un tour ou deux, frappant le pont de ses grosses bottes ferrées, puis il revint brusquement sur John Mangles.
«Qu’est-ce qu’on paye? dit-il.
—Qu’est-ce qu’on demande? répondit John.
—Cinquante livres.»
Glenarvan fit un signe d’assentiment.
«Bon! Cinquante livres, répondit John Mangles.
—Mais le passage tout sec, ajouta Will Halley.
—Tout sec.
—Nourriture à part.
—À part.
—Convenu. Après? dit Will en tendant la main.
—Hein?
—Les arrhes?
—Voici la moitié du prix, vingt-cinq livres, dit John Mangles, en comptant la somme au master, qui l’empocha sans dire merci.
—Demain à bord, fit-il. Avant midi. Qu’on y soit où qu’on n’y soit pas, je dérape.
—On y sera.»
Ceci répondu, Glenarvan, le major, Robert, Paganel et John Mangles quittèrent le bord, sans que Will Halley eût seulement touché du doigt le surouet collé à sa tignasse rouge.
«Quel butor! dit John.
—Eh bien, il me va, répondit Paganel. C’est un vrai loup de mer.
—Un vrai ours! répliqua le major.
—Et j’imagine, ajouta John Mangles, que cet ours-là doit avoir fait, dans le temps, trafic de chair humaine.
—Qu’importe! répondit Glenarvan, du moment qu’il commande le Macquarie, et que le Macquarie va à la Nouvelle-Zélande. De Twofold-Bay à Auckland on le verra peu; après Auckland, on ne le verra plus.»
Lady Helena et Mary Grant apprirent avec plaisir que le départ était fixé au lendemain. Glenarvan leur fit observer que la Macquarie ne valait pas le Duncan pour le confort. Mais, après tant d’épreuves, elles n’étaient pas femmes à s’embarrasser de si peu. Mr Olbinett fut invité à se charger des approvisionnements. Le pauvre homme, depuis la perte du Duncan, avait souvent pleuré la malheureuse mistress Olbinett restée à bord, et, par conséquent, victime avec tout l’équipage de la férocité des convicts. Cependant, il remplit ses fonctions de stewart avec son zèle accoutumé, et la «nourriture à part» consista en vivres choisis qui ne figurèrent jamais à l’ordinaire du brick. En quelques heures ses provisions furent faites.
Pendant ce temps, le major escomptait chez un changeur des traites que Glenarvan avait sur l’Union-Bank de Melbourne. Il ne voulait pas être dépourvu d’or, non plus que d’armes et de munitions; aussi renouvela-t-il son arsenal.
Quant à Paganel, il se procura une excellente carte de la
Nouvelle-Zélande, publiée à Édimbourg par Johnston.
Mulrady allait bien alors. Il se ressentait à peine de la blessure qui mit ses jours en danger. Quelques heures de mer devaient achever sa guérison. Il comptait se traiter par les brises du Pacifique.
Wilson fut chargé de disposer à bord du Macquarie le logement des passagers. Sous ses coups de brosse et de balai, le roufle changea d’aspect. Will Halley, haussant les épaules, laissa le matelot faire à sa guise. De Glenarvan, de ses compagnes et de ses compagnons, il ne se souciait guère. Il ne savait même pas leur nom et ne s’en inquiéta pas. Ce surcroît de chargement lui valait cinquante livres, voilà tout, et il le prisait moins que les deux cents tonneaux de cuirs tannés dont regorgeait sa cale. Les peaux d’abord, les hommes ensuite. C’était un négociant. Quant à ses qualités de marin, il passait pour un assez bon pratique de ces mers que les récifs de coraux rendent très dangereuses.
Pendant les dernières heures de cette journée, Glenarvan voulut retourner à ce point du rivage coupé par le trente-septième parallèle. Deux motifs l’y poussaient.
Il désirait visiter encore une fois cet endroit présumé du naufrage. En effet, Ayrton était certainement le quartier-maître du Britannia, et le Britannia pouvait s’être réellement perdu sur cette partie de la côte australienne; sur la côte est à défaut de la côte ouest. Il ne fallait donc pas abandonner légèrement un point que l’on ne devait plus revoir.
Et puis, à défaut du Britannia, le Duncan, du moins, était tombé là entre les mains des convicts. Peut-être y avait-il eu combat! Pourquoi ne trouverait-on pas sur le rivage les traces d’une lutte, d’une suprême résistance? Si l’équipage avait péri dans les flots, les flots n’auraient-ils pas rejeté quelques cadavres à la côte?
Glenarvan, accompagné de son fidèle John, opéra cette reconnaissance. Le maître de l’hôtel Victoria mit deux chevaux à leur disposition, et ils reprirent cette route du nord qui contourne la baie Twofold.
Ce fut une triste exploration. Glenarvan et le capitaine John chevauchaient sans parler.
Mais ils se comprenaient. Mêmes pensées, et, partant, mêmes angoisses torturaient leur esprit. Ils regardaient les rocs rongés par la mer. Ils n’avaient besoin ni de s’interroger ni de se répondre.
On peut s’en rapporter au zèle et à l’intelligence de John pour affirmer que chaque point du rivage fut scrupuleusement exploré, les moindres criques examinées avec soin comme les plages déclives et les plateaux sableux où les marées du Pacifique, médiocres cependant, auraient pu jeter une épave.
Mais aucun indice ne fut relevé, de nature à provoquer en ces parages de nouvelles recherches.
La trace du naufrage échappait encore.
Quant au Duncan, rien non plus. Toute cette portion de l’Australie, riveraine de l’océan, était déserte.
Toutefois, John Mangles découvrit sur la lisière du rivage des traces évidentes de campement, des restes de feux récemment allumés sous des myalls isolés. Une tribu nomade de naturels avait-elle donc passé là depuis quelques jours? Non, car un indice frappa les yeux de Glenarvan et lui démontra d’une incontestable façon que des convicts avaient fréquenté cette partie de la côte.
Cet indice, c’était une vareuse grise et jaune, usée, rapiécée, un haillon sinistre abandonné au pied d’un arbre. Elle portait le numéro matricule du pénitentiaire de Perth. Le forçat n’était plus là, mais sa défroque sordide répondait pour lui.
Cette livrée du crime, après avoir vêtu quelque misérable, achevait de pourrir sur ce rivage désert.
«Tu vois, John! dit Glenarvan, les convicts sont arrivés jusqu’ici! Et nos pauvres camarades du Duncan?…
—Oui! répondit John d’une voix sourde, il est certain qu’ils n’ont pas été débarqués, qu’ils ont péri…
—Les misérables! s’écria Glenarvan. S’ils tombent jamais entre mes mains, je vengerai mon équipage!…»
La douleur avait durci les traits de Glenarvan.
Pendant quelques minutes, le lord regarda l’immensité des flots, cherchant peut-être d’un dernier regard quelque navire perdu dans l’espace. Puis ses yeux s’éteignirent, il redevint lui-même, et, sans ajouter un mot ni faire un geste, il reprit la route d’Eden au galop de son cheval.
Une seule formalité restait à remplir, la déclaration au constable des événements qui venaient de s’accomplir. Elle fut faite le soir même à Thomas Banks. Ce magistrat put à peine dissimuler sa satisfaction en libellant son procès-verbal. Il était tout simplement ravi du départ de Ben Joyce et de sa bande. La ville entière partagea son contentement. Les convicts venaient de quitter l’Australie, grâce à un nouveau crime, il est vrai, mais enfin ils étaient partis. Cette importante nouvelle fut immédiatement télégraphiée aux autorités de Melbourne et de Sydney.
Sa déclaration achevée, Glenarvan revint à l’hôtel Victoria.
Les voyageurs passèrent fort tristement cette dernière soirée.
Leurs pensées erraient sur cette terre féconde en malheurs. Ils se
rappelaient tant d’espérances si légitimement conçues au cap
Bernouilli, si cruellement brisées à la baie Twofold!
Paganel, lui, était en proie à une agitation fébrile. John Mangles, qui l’observait depuis l’incident de la Snowy-River, sentait que le géographe voulait et ne voulait pas parler. Maintes fois il l’avait pressé de questions auxquelles l’autre n’avait pas répondu.
Cependant, ce soir-là, John, le reconduisant à sa chambre, lui demanda pourquoi il était si nerveux.
«Mon ami John, répondit évasivement Paganel, je ne suis pas plus nerveux que d’habitude.
—Monsieur Paganel, reprit John, vous avez un secret qui vous étouffe!
—Eh bien! Que voulez-vous, s’écria le géographe gesticulant, c’est plus fort que moi!
—Qu’est-ce qui est plus fort que vous?
—Ma joie d’un côté, mon désespoir de l’autre.
—Vous êtes joyeux et désespéré à la fois?
—Oui, joyeux et désespéré d’aller visiter la Nouvelle-Zélande.
—Est-ce que vous auriez quelque indice? demanda vivement John
Mangles. Est-ce que vous avez repris la piste perdue?
—Non, ami John! on ne revient pas de la Nouvelle-Zélande! mais, cependant… Enfin, vous connaissez la nature humaine! Il suffit qu’on respire pour espérer! Et ma devise, c’est «spiro, spero,» qui vaut les plus belles devises du monde!»
Chapitre II Le passé du pays où l’on va
Le lendemain, 27 janvier, les passagers du Macquarie étaient installés à bord dans l’étroit roufle du brick. Will Halley n’avait point offert sa cabine aux voyageuses. Politesse peu regrettable, car la tanière était digne de l’ours.
À midi et demi, on appareilla avec le jusant. L’ancre vint à pic et fut péniblement arrachée du fond. Il ventait du sud-ouest une brise modérée. Les voiles furent larguées peu à peu. Les cinq hommes du bord manœuvraient lentement. Wilson voulut aider l’équipage. Mais Halley le pria de se tenir tranquille et de ne point se mêler de ce qui ne le regardait pas. Il avait l’habitude de se tirer tout seul d’affaire et ne demandait ni aide ni conseils.
Ceci était à l’adresse de John Mangles, que la gaucherie de certaines manœuvres faisait sourire.
John le tint pour dit, se réservant d’intervenir, de fait sinon de droit, au cas où la maladresse de l’équipage compromettrait la sûreté du navire.
Cependant, avec le temps et les bras des cinq matelots stimulés par les jurons du master, la voilure fut établie. Le Macquarie courut grand largue, bâbord amure, sous ses basses voiles, ses huniers, ses perroquets, sa brigantine et ses focs.
Plus tard, les bonnettes et les cacatois furent hissés. Mais, malgré ce renfort de toiles, le brick avançait à peine. Ses formes renflées de l’avant, l’évasement de ses fonds, la lourdeur de son arrière, en faisaient un mauvais marcheur, le type parfait du «sabot.»
Il fallut en prendre son parti. Heureusement, et si mal que naviguât le Macquarie, en cinq jours, six au plus, il devait avoir atteint la rade d’Auckland.
À sept heures du soir, on perdit de vue les côtes de l’Australie et le feu fixe du port d’Eden. La mer, assez houleuse, fatiguait le navire; il tombait lourdement dans le creux des vagues. Les passagers éprouvèrent de violentes secousses qui rendirent pénible leur séjour dans le roufle.
Cependant, ils ne pouvaient rester sur le pont, car la pluie était violente. Ils se virent donc condamnés à un emprisonnement rigoureux.
Chacun alors se laissa aller au courant de ses pensées. On causa peu. C’est à peine si lady Helena et Mary Grant échangeaient quelques paroles.
Glenarvan ne tenait pas en place. Il allait et venait, tandis que le major demeurait immobile.
John Mangles, suivi de Robert, montait de temps en temps sur le pont pour observer la mer. Quant à Paganel, il murmurait dans son coin des mots vagues et incohérents.
À quoi songeait le digne géographe? À cette Nouvelle-Zélande vers laquelle la fatalité le conduisait. Toute son histoire, il la refaisait dans son esprit, et le passé de ce pays sinistre réapparaissait à ses yeux.
Mais y avait-il dans cette histoire un fait, un incident qui eût jamais autorisé les découvreurs de ces îles à les considérer comme un continent?
Un géographe moderne, un marin, pouvaient-ils leur attribuer cette dénomination? on le voit, Paganel revenait toujours à l’interprétation du document.
C’était une obsession, une idée fixe. Après la Patagonie, après l’Australie, son imagination, sollicitée par un mot, s’acharnait sur la Nouvelle-Zélande. Mais un point, un seul, l’arrêtait dans cette voie.
«contin… Contin… répétait-il… Cela veut pourtant dire continent!»
Et il se reprit à suivre par le souvenir les navigateurs qui reconnurent ces deux grandes îles des mers australes.
Ce fut le 13 décembre 1642 que le hollandais Tasman, après avoir découvert la terre de Van-Diemen, vint atterrir aux rivages inconnus de la Nouvelle-Zélande.
Il prolongea la côte pendant quelques jours, et, le 17, ses navires pénétrèrent dans une large baie que terminait une étroite passe creusée entre deux îles.
L’île du nord, c’était Ika-Na-Maoui, mots zélandais qui signifient «le poisson de Mauwi». L’île du sud, c’était Mahaï-Pouna-Mou, c’est-à-dire «la baleine qui produit le jade vert.»
Abel Tasman envoya ses canots à terre, et ils revinrent accompagnés de deux pirogues qui portaient un bruyant équipage de naturels. Ces sauvages étaient de taille moyenne, bruns et jaunes de peau, avec les os saillants, la voix rude, les cheveux noirs, liés sur la tête à la mode japonaise et surmontés d’une grande plume blanche.
Cette première entrevue des européens et des indigènes semblait promettre des relations amicales de longue durée. Mais le jour suivant, au moment où l’un des canots de Tasman allait reconnaître un mouillage plus rapproché de la terre, sept pirogues, montées par un grand nombre d’indigènes, l’assaillirent violemment.
Le canot se retourna sur le côté et s’emplit d’eau.
Le quartier-maître qui le commandait fut tout d’abord frappé à la gorge d’une pique grossièrement aiguisée.
Il tomba à la mer. De ses six compagnons, quatre furent tués; les deux autres et le quartier-maître, nageant vers les navires, purent être recueillis et sauvés.
Après ce funeste événement, Tasman appareilla, bornant sa vengeance à cingler les naturels de quelques coups de mousquet qui ne les atteignirent probablement pas. Il quitta cette baie à laquelle est resté le nom de baie du massacre, remonta la côte occidentale, et, le 5 janvier, il mouilla près de la pointe du nord. En cet endroit, non seulement la violence du ressac, mais les mauvaises dispositions des sauvages, l’empêchèrent de faire de l’eau, et il quitta définitivement ces terres auxquelles il donna le nom de Staten-Land, c’est-à-dire Terre Des états, en l’honneur des états généraux.
En effet, le navigateur hollandais s’imaginait qu’elles confinaient aux îles du même nom découvertes à l’est de la Terre de Feu, à la pointe méridionale de l’Amérique. Il croyait avoir trouvé «le grand continent du sud.»
«Mais, se disait Paganel, ce qu’un marin du dix-septième siècle a pu nommer «continent», un marin du dix-neuvième n’a pu l’appeler ainsi! Pareille erreur n’est pas admissible! Non! Il y a quelque chose qui m’échappe!»
Pendant plus d’un siècle, la découverte de Tasman fut oubliée, et la Nouvelle-Zélande ne semblait plus exister, quand un navigateur français, Surville, en prit connaissance par 35° 37’ de latitude. D’abord il n’eut pas à se plaindre des indigènes; mais les vents l’assaillirent avec une violence extrême, et une tempête se déclara pendant laquelle la chaloupe qui portait les malades de l’expédition fut jetée sur le rivage de la baie du refuge. Là, un chef nommé Nagui-Nouï reçut parfaitement les français et les traita dans sa propre case. Tout alla bien jusqu’au moment où un canot de Surville fut volé.
Surville réclama vainement, et crut devoir punir de ce vol un village qu’il incendia tout entier.
Terrible et injuste vengeance, qui ne fut pas étrangère aux sanglantes représailles dont la Nouvelle-Zélande allait être le théâtre.
Le 6 octobre 1769, parut sur ces côtes l’illustre Cook. Il mouilla dans la baie de Taoué-Roa avec son navire l’Endeavour, et chercha à se rallier les naturels par de bons traitements. Mais, pour bien traiter les gens, il faut commencer par les prendre. Cook n’hésita pas à faire deux ou trois prisonniers et à leur imposer ses bienfaits par la force. Ceux-ci, comblés de présents et de caresses, furent ensuite renvoyés à terre. Bientôt, plusieurs naturels, séduits par leurs récits, vinrent à bord volontairement et firent des échanges avec les européens. Quelques jours après, Cook se dirigea vers la baie Hawkes, vaste échancrure creusée dans la côte est de l’île septentrionale. Il se trouva là en présence d’indigènes belliqueux, criards, provocateurs. Leurs démonstrations allèrent même si loin qu’il devint nécessaire de les calmer par un coup de mitraille.
Le 20 octobre, l’Endeavour mouilla sur la baie de Toko-Malou, où vivait une population pacifique de deux cents âmes. Les botanistes du bord firent dans le pays de fructueuses explorations, et les naturels les transportèrent au rivage avec leurs propres pirogues. Cook visita deux villages défendus par des palissades, des parapets et de doubles fossés, qui annonçaient de sérieuses connaissances en castramétation. Le plus important de ces forts était situé sur un rocher dont les grandes marées faisaient une île véritable; mieux qu’une île même, car non seulement les eaux l’entouraient, mais elles mugissaient à travers une arche naturelle, haute de soixante pieds, sur laquelle reposait ce «pâh» inaccessible. Le 31 mars, Cook, après avoir fait pendant cinq mois une ample moisson d’objets curieux, de plantes indigènes, de documents ethnographiques et ethnologiques, donna son nom au détroit qui sépare les deux îles, et quitta la Nouvelle-Zélande. Il devait la retrouver dans ses voyages ultérieurs.
En effet, en 1773, le grand marin reparut à la baie Hawkes, et fut témoin de scènes de cannibalisme. Ici, il faut reprocher à ses compagnons de les avoir provoquées. Des officiers, ayant trouvé à terre les membres mutilés d’un jeune sauvage, les rapportèrent à bord, «les firent cuire», et les offrirent aux naturels, qui se jetèrent dessus avec voracité. Triste fantaisie de se faire ainsi les cuisiniers d’un repas d’anthropophages!
Cook, pendant son troisième voyage, visita encore ces terres qu’il affectionnait particulièrement et dont il tenait à compléter le levé hydrographique. Il les quitta pour la dernière fois le 25 février 1777.
En 1791, Vancouver fit une relâche de vingt jours à la baie sombre, sans aucun profit pour les sciences naturelles ou géographiques. D’Entrecasteaux, en 1793, releva vingt-cinq milles de côtes dans la partie septentrionale d’Ikana-Maoui. Les capitaines de la marine marchande, Hausen et Dalrympe, puis Baden, Richardson, Moodi, y firent une courte apparition, et le docteur Savage, pendant un séjour de cinq semaines, recueillit d’intéressants détails sur les mœurs des néo-zélandais.
Ce fut cette même année, en 1805, que le neveu du chef de Rangui-Hou, l’intelligent Doua-Tara, s’embarqua sur le navire l’Argo, mouillé à la Baie Des Îles et commandé par le capitaine Baden.
Peut-être les aventures de Doua-Tara fourniront-elles un sujet d’épopée à quelque Homère maori. Elles furent fécondes en désastres, en injustices, en mauvais traitements.
Manque de foi, séquestration, coups et blessures, voilà ce que le pauvre sauvage reçut en échange de ses bons services. Quelle idée il dut se faire de gens qui se disent civilisés! on l’emmena à Londres. On en fit un matelot de la dernière classe, le souffre-douleur des équipages. Sans le révérend Marsden, il fût mort à la peine. Ce missionnaire s’intéressa au jeune sauvage, auquel il reconnut un jugement sûr, un caractère brave, des qualités merveilleuses de douceur, de grâce et d’affabilité. Marsden fit obtenir à son protégé quelques sacs de blé et des instruments de culture destinés à son pays. Cette petite pacotille lui fut volée. Les malheurs, les souffrances accablèrent de nouveau le pauvre Doua-Tara jusqu’en 1814, où on le retrouve enfin rétabli dans le pays de ses ancêtres. Il allait alors recueillir le fruit de tant de vicissitudes, quand la mort le frappa à l’âge de vingt-huit ans, au moment où il s’apprêtait à régénérer cette sanguinaire Zélande. La civilisation se trouva sans doute retardée de longues années par cet irréparable malheur. Rien ne remplace un homme intelligent et bon, qui réunit dans son cœur l’amour du bien à l’amour de la patrie!
Jusqu’en 1816, la Nouvelle-Zélande fut délaissée. À cette époque, Thompson, en 1817, Lidiard Nicholas, en 1819, Marsden, parcoururent diverses portions des deux îles, et, en 1820, Richard Cruise, capitaine au quatre-vingt-quatrième régiment d’infanterie, y fit un séjour de dix mois qui valut à la science de sérieuses études sur les mœurs indigènes.
En 1824, Duperrey, commandant la Coquille, relâcha à la Baie des
Îles pendant quinze jours, et n’eut qu’à se louer des naturels.
Après lui, en 1827, le baleinier anglais Mercury dut se défendre contre le pillage et le meurtre. La même année, le capitaine Dillon fut accueilli de la plus hospitalière façon pendant deux relâches.
En mars 1827, le commandant de l’Astrolabe, l’illustre Dumont-d’Urville, put impunément et sans armes passer quelques nuits à terre au milieu des indigènes, échanger des présents et des chansons, dormir dans les huttes, et poursuivre, sans être troublé, ses intéressants travaux de relèvements, qui ont valu de si belles cartes au dépôt de la marine.
Au contraire, l’année suivante, le brick anglais Hawes, commandé par John James, après avoir touché à la Baie des Îles, se dirigea vers le cap de l’est, et eut beaucoup à souffrir de la part d’un chef perfide nommé Enararo. Plusieurs de ses compagnons subirent une mort affreuse.
De ces événements contradictoires, de ces alternatives de douceur et de barbarie, il faut conclure que trop souvent les cruautés des néo-zélandais ne furent que des représailles. Bons ou mauvais traitements tenaient aux mauvais ou aux bons capitaines. Il y eut certainement quelques attaques non justifiées de la part des naturels, mais surtout des vengeances provoquées par les européens; malheureusement, le châtiment retomba sur ceux qui ne le méritaient pas. Après d’Urville, l’ethnographie de la Nouvelle-Zélande fut complétée par un audacieux explorateur qui, vingt fois, parcourut le monde entier, un nomade, un bohémien de la science, un anglais, Earle. Il visita les portions inconnues des deux îles, sans avoir à se plaindre personnellement des indigènes, mais il fut souvent témoin de scène d’anthropophagie. Les néo-zélandais se dévoraient entre eux avec une sensualité répugnante.
C’est aussi ce que le capitaine Laplace reconnut en 1831, pendant sa relâche à la Baie des Îles. Déjà les combats étaient bien autrement redoutables, car les sauvages maniaient les armes à feu avec une remarquable précision. Aussi, les contrées autrefois florissantes et peuplées d’Ika-Na-Maoui se changèrent-elles en solitudes profondes. Des peuplades entières avaient disparu comme disparaissent des troupeaux de moutons, rôties et mangées.
Les missionnaires ont en vain lutté pour vaincre ces instincts sanguinaires. Dès 1808, Church missionary society avait envoyé ses plus habiles agents, —c’est le nom qui leur convient, — dans les principales stations de l’île septentrionale. Mais la barbarie des néo-zélandais l’obligea à suspendre l’établissement des missions. En 1814, seulement, MM Marsden, le protecteur de Doua-Tara, Hall et King débarquèrent à la Baie des Îles, et achetèrent des chefs un terrain de deux cents acres au prix de douze haches de fer. Là s’établit le siège de la société anglicane.
Les débuts furent difficiles. Mais enfin les naturels respectèrent la vie des missionnaires. Ils acceptèrent leurs soins et leurs doctrines. Quelques naturels farouches s’adoucirent. Le sentiment de la reconnaissance s’éveilla dans ces cœurs inhumains. Il arriva même en 1824, que les zélandais protégèrent leurs «arikis», c’est-à-dire les révérends, contre de sauvages matelots qui les insultaient et les menaçaient de mauvais traitements.
Ainsi donc, avec le temps, les missions prospérèrent, malgré la présence des convicts évadés de Port Jackson, qui démoralisaient la population indigène. En 1831, le journal des missions évangéliques signalait deux établissements considérables, situés l’un à Kidi-Kidi, sur les rives d’un canal qui court à la mer dans la Baie des Îles, l’autre à Paï-Hia, au bord de la rivière de Kawa-Kawa. Les indigènes convertis au christianisme avaient tracé des routes sous la direction des arikis, percé des communications à travers les forêts immenses, jeté des ponts sur les torrents. Chaque missionnaire allait à son tour prêcher la religion civilisatrice dans les tribus reculées, élevant des chapelles de joncs ou d’écorce, des écoles pour les jeunes indigènes, et sur le toit de ces modestes constructions se déployait le pavillon de la mission, portant la croix du Christ et ces mots: «rongo-pai», c’est-à-dire «l’évangile», en langue néo-zélandaise.
Malheureusement, l’influence des missionnaires ne s’est pas étendue au delà de leurs établissements.
Toute la partie nomade des populations échappe à leur action. Le cannibalisme n’est détruit que chez les chrétiens, et encore, il ne faudrait pas soumettre ces nouveaux convertis à de trop grandes tentations. L’instinct du sang frémit en eux.
D’ailleurs, la guerre existe toujours à l’état chronique dans ces sauvages contrées. Les zélandais ne sont pas des australiens abrutis, qui fuient devant l’invasion européenne; ils résistent, ils se défendent, ils haïssent leurs envahisseurs, et une incurable haine les pousse en ce moment contre les émigrants anglais. L’avenir de ces grandes îles est joué sur un coup de dé. C’est une civilisation immédiate qui l’attend, ou une barbarie profonde pour de longs siècles, suivant le hasard des armes.
Ainsi Paganel, le cerveau bouillant d’impatience, avait refait dans son esprit l’histoire de la Nouvelle-Zélande. Mais rien, dans cette histoire, ne permettait de qualifier de «continent» cette contrée composée de deux îles, et si quelques mots du document avaient éveillé son imagination, ces deux syllabes contin l’arrêtaient obstinément dans la voie d’une interprétation nouvelle.
Chapitre III Les massacres de la Nouvelle-Zélande
À la date du 31 janvier, quatre jours après son départ, le Macquarie n’avait pas encore franchi les deux tiers de cet océan resserré entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Will Halley s’occupait peu des manœuvres de son bâtiment: il laissait faire. On le voyait rarement, ce dont personne ne songeait à se plaindre. Qu’il passât tout son temps dans sa cabine, nul n’y eût trouvé à redire, si le grossier master ne se fût pas grisé chaque jour de gin ou de brandy. Ses matelots l’imitaient volontiers, et jamais navire ne navigua plus à la grâce de Dieu que le Macquarie de Twofold-Bay.
Cette impardonnable incurie obligeait John Mangles à une surveillance incessante. Mulrady et Wilson redressèrent plus d’une fois la barre au moment où quelque embardée allait coucher le brick sur le flanc. Souvent Will Halley intervenait et malmenait les deux marins avec force jurons. Ceux-ci, peu endurants, ne demandaient qu’à souquer cet ivrogne et à l’affaler à fond de cale pour le reste de la traversée. Mais John Mangles les arrêtait, et calmait, non sans peine, leur juste indignation.
Cependant, cette situation du navire le préoccupait; mais, pour ne
pas inquiéter Glenarvan, il n’en parla qu’au major et à Paganel.
Mac Nabbs lui donna, en d’autres termes, le même conseil que
Mulrady et Wilson.
«Si cette mesure vous paraît utile John, dit Mac Nabbs, vous ne devez point hésiter à prendre le commandement, ou, si vous l’aimez mieux, la direction du navire. Cet ivrogne, après nous avoir débarqués à Auckland, redeviendra maître à son bord, et il chavirera, si c’est son bon plaisir.
—Sans doute, monsieur Mac Nabbs, répondit John, et je le ferai, s’il le faut absolument. Tant que nous sommes en pleine mer, un peu de surveillance suffit; mes matelots et moi, nous ne quittons pas le pont. Mais, à l’approche des côtes, si ce Will Hallay ne recouvre pas sa raison, j’avoue que je serai très embarrassé.
—Ne pourrez-vous donner la route! demanda Paganel.
—Ce sera difficile, répondit John. Croiriez-vous qu’il n’y a pas une carte marine à bord!
—En vérité?
—En vérité. Le Macquarie ne fait que le cabotage entre Eden et Auckland, et ce Will Halley a une telle habitude de ces parages, qu’il ne prend aucun relèvement.
—Il s’imagine sans doute, répondit Paganel, que son navire connaît la route, et qu’il se dirige tout seul.
—Oh! Oh! reprit John Mangles, je ne crois pas aux bâtiments qui se dirigent eux-mêmes, et si Will Halley est ivre sur les atterrages, il nous mettra dans un extrême embarras.
—Espérons, dit Paganel, qu’il aura repêché sa raison dans le voisinage de la terre.
—Ainsi, demanda Mac Nabbs, le cas échéant, vous ne pourriez pas conduire le Macquarie à Auckland?
—Sans la carte de cette partie de la côte, c’est impossible. Les accores en sont extrêmement dangereux. C’est une suite de petits fiords irréguliers et capricieux comme les fiords de Norvège. Les récifs sont nombreux et il faut une grande pratique pour les éviter. Un navire, quelque solide qu’il fût, serait perdu, si sa quille heurtait l’un de ces rocs immergés à quelques pieds sous l’eau.
—Et dans ce cas, dit le major, l’équipage n’a d’autre ressource que de se réfugier à la côte?
—Oui, monsieur Mac Nabbs, si le temps le permet.
—Dure extrémité! répondit Paganel, car elles ne sont pas hospitalières, les côtes de la Nouvelle-Zélande, et les dangers sont aussi grands au delà qu’en deçà des rivages!
—Vous parlez des maoris, monsieur Paganel? demanda John Mangles.
—Oui, mon ami. Leur réputation est faite dans l’océan Indien. Il ne s’agit pas ici d’australiens timides ou abrutis, mais bien d’une race intelligente et sanguinaire, de cannibales friands de chair humaine, d’anthropophages dont il ne faut attendre aucune pitié.
—Ainsi, dit le major, si le capitaine Grant avait fait naufrage sur les côtes de la Nouvelle-Zélande, vous ne conseilleriez point de se lancer à sa recherche?
—Sur les côtes, si, répondit le géographe, car on pourrait peut-être trouver des traces du Britannia, mais à l’intérieur, non, car ce serait inutile. Tout européen qui s’aventure dans ces funestes contrées tombe entre les mains des maoris, et tout prisonnier aux mains des maoris est perdu. J’ai poussé mes amis à franchir les pampas, à traverser l’Australie, mais jamais je ne les entraînerais sur les sentiers de la Nouvelle-Zélande. Que la main du ciel nous conduise, fasse Dieu que nous ne soyons jamais au pouvoir de ces féroces indigènes!»
Les craintes de Paganel n’étaient que trop justifiées. La Nouvelle-Zélande a une renommée terrible, et l’on peut mettre une date sanglante à tous les incidents qui ont signalé sa découverte.
La liste est longue de ces victimes inscrites au martyrologe des navigateurs. Ce fut Abel Tasman qui, par ses cinq matelots tués et dévorés, commença ces sanglantes annales du cannibalisme. Après lui, le capitaine Tukney et tout son équipage de chaloupiers subirent le même sort. Vers la partie orientale du détroit de Foveaux, cinq pêcheurs du Sydney-Cove trouvèrent également la mort sous la dent des naturels. Il faut encore citer quatre hommes de la goélette Brothers, assassinés au havre Molineux, plusieurs soldats du général Gates, et trois déserteurs de la Mathilda, pour arriver au nom si douloureusement célèbre du capitaine Marion Du Frène.
Le 11 mai 1772, après le premier voyage de Cook, le capitaine français Marion vint mouiller à la Baie des Îles avec son navire le Mascarin et le Castries, commandé par le capitaine Crozet. Les hypocrites néo-zélandais firent un excellent accueil aux nouveaux arrivants. Ils se montrèrent timides même, et il fallut des présents, de bons services, une fraternisation quotidienne, un long commerce d’amitiés, pour les acclimater à bord.
Leur chef, l’intelligent Takouri, appartenait, s’il faut en croire Dumont-d’Urville, à la tribu des Wangaroa, et il était parent du naturel traîtreusement enlevé par Surville, deux ans avant l’arrivée du capitaine Marion.
Dans un pays où l’honneur impose à tout maori d’obtenir par le sang satisfaction des outrages subis, Takouri ne pouvait oublier l’injure faite à sa tribu. Il attendit patiemment l’arrivée d’un navire européen, médita sa vengeance et l’accomplit avec un atroce sang-froid.
Après avoir simulé des craintes à l’égard des français, Takouri n’oublia rien pour les endormir dans une trompeuse sécurité. Ses camarades et lui passèrent souvent la nuit à bord des vaisseaux. Ils apportaient des poissons choisis. Leurs filles et leurs femmes les accompagnaient. Ils apprirent bientôt à connaître les noms des officiers et ils les invitèrent à visiter leurs villages. Marion et Crozet, séduits par de telles avances, parcoururent ainsi toute cette côte peuplée de quatre mille habitants. Les naturels accouraient au-devant d’eux sans armes et cherchaient à leur inspirer une confiance absolue.
Le capitaine Marion, en relâchant à la Baie des Îles, avait l’intention de changer la mâture du Castries, fort endommagée par les dernières tempêtes. Il explora donc l’intérieur des terres, et, le 23 mai, il trouva une forêt de cèdres magnifiques à deux lieues du rivage, et à portée d’une baie située à une lieue des navires.
Là, un établissement fut formé, où les deux tiers des équipages, munis de haches et autres outils, travaillèrent à abattre les arbres et à refaire les chemins qui conduisaient à la baie. Deux autres postes furent choisis, l’un dans la petite île de Motou-Aro, au milieu du port, où l’on transporta les malades de l’expédition, les forgerons et les tonneliers des bâtiments, l’autre sur la grande terre, au bord de l’océan, à une lieue et demie des vaisseaux; ce dernier communiquait avec le campement des charpentiers. Sur tous ces postes, des sauvages vigoureux et prévenants aidaient les marins dans leurs divers travaux.
Cependant le capitaine Marion ne s’était pas abstenu jusque-là de certaines mesures de prudence.
Les sauvages ne montaient jamais en armes à son bord, et les chaloupes n’allaient à terre que bien armées.
Mais Marion et les plus défiants de ses officiers furent aveuglés par les manières des indigènes et le commandant ordonna de désarmer les canots. Toutefois, le capitaine Crozet voulut persuader à Marion de rétracter cet ordre. Il n’y réussit pas.
Alors, les attentions et le dévouement des néo-zélandais redoublèrent. Leurs chefs et les officiers vivaient sur le pied d’une intimité parfaite.
Maintes fois, Takouri amena son fils à bord, et le laissa coucher dans les cabines. Le 8 juin, Marion, pendant une visite solennelle qu’il fit à terre, fut reconnu «grand chef» de tout le pays, et quatre plumes blanches ornèrent ses cheveux en signes honorifiques.
Trente-trois jours s’écoulèrent ainsi depuis l’arrivée des vaisseaux à la Baie des Îles. Les travaux de la mâture avançaient; les caisses à eau se remplissaient à l’aiguade de Motou-Aro. Le capitaine Crozet dirigeait en personne le poste des charpentiers, et jamais espérances ne furent plus fondées de voir une entreprise menée à bonne fin.
Le 12 juin à deux heures, le canot du commandant fut paré pour une partie de pêche projetée au pied du village de Takouri. Marion s’y embarqua avec les deux jeunes officiers Vaudricourt et Lehoux, un volontaire, le capitaine d’armes et douze matelots.
Takouri et cinq autres chefs l’accompagnaient. Rien ne pouvait faire prévoir l’épouvantable catastrophe qui attendait seize européens sur dix-sept.
Le canot déborda, fila vers la terre, et des deux vaisseaux on le perdit bientôt de vue.
Le soir, le capitaine Marion ne revint pas coucher à bord. Personne ne fut inquiet de son absence. On supposa qu’il avait voulu visiter le chantier de la mâture et y passer la nuit.
Le lendemain, à cinq heures, la chaloupe du Castries alla, suivant son habitude, faire de l’eau à l’île de Motou-Aro. Elle revint à bord sans incident.
À neuf heures, le matelot de garde du Mascarin aperçut en mer un homme presque épuisé qui nageait vers les vaisseaux. Un canot alla à son secours et le ramena à bord.
C’était Turner, un des chaloupiers du capitaine Marion. Il avait au flanc une blessure produite par deux coups de lance, et il revenait seul des dix-sept hommes qui, la veille, avaient quitté le navire.
On l’interrogea, et bientôt furent connus tous les détails de cet horrible drame.
Le canot de l’infortuné Marion avait accosté le village à sept heures du matin. Les sauvages vinrent gaiement au-devant des visiteurs. Ils portèrent sur leurs épaules les officiers et les matelots qui ne voulaient point se mouiller en débarquant. Puis, les français se séparèrent les uns des autres.
Aussitôt, les sauvages, armés de lances, de massues et de casse-tête, s’élancèrent sur eux, dix contre un, et les massacrèrent. Le matelot Turner, frappé de deux coups de lance, put échapper à ses ennemis et se cacher dans des broussailles. De là, il fut témoin d’abominables scènes. Les sauvages dépouillèrent les morts de leurs vêtements, leur ouvrirent le ventre, les hachèrent en morceaux…
En ce moment, Turner, sans être aperçu, se jeta à la mer, et fut recueilli mourant, par le canot du Mascarin.
Cet événement consterna les deux équipages. Un cri de vengeance éclata. Mais, avant de venger les morts, il fallait sauver les vivants. Il y avait trois postes à terre, et des milliers de sauvages altérés de sang, des cannibales mis en appétit, les entouraient.
En l’absence du capitaine Crozet, qui avait passé la nuit au chantier de la mâture, Duclesmeur, le premier officier du bord, prit des mesures d’urgence. La chaloupe du Mascarin fut expédiée avec un officier et un détachement de soldats. Cet officier devait, avant tout, porter secours aux charpentiers. Il partit, longea la côte, vit le canot du commandant Marion échoué à terre et débarqua.
Le capitaine Crozet, absent du bord, comme il a été dit, ne savait rien du massacre, quand, vers deux heures de l’après-midi, il vit paraître le détachement. Il pressentit un malheur. Il se porta en avant et apprit la vérité. Défense fut faite par lui d’en instruire ses compagnons qu’il ne voulait pas démoraliser.
Les sauvages, rassemblés par troupes, occupaient toutes les hauteurs. Le capitaine Crozet fit enlever les principaux outils, enterra les autres, incendia ses hangars et commença sa retraite avec soixante hommes.
Les naturels le suivaient, criant: «Takouri mate Marion!», ils espéraient effrayer les matelots en dévoilant la mort de leurs chefs.
Ceux-ci, furieux, voulurent se précipiter sur ces misérables. Le capitaine Crozet put à peine les contenir. Deux lieues furent faites.
Le détachement atteignit le rivage et s’embarqua dans les chaloupes avec les hommes du second poste.
Pendant tout ce temps, un millier de sauvage, assis à terre, ne bougèrent pas. Mais, quand les chaloupes prirent le large, les pierres commencèrent à voler.
Aussitôt, quatre matelots, bons tireurs, abattirent successivement tous les chefs, à la grande stupéfaction des naturels, qui ne connaissaient pas l’effet des armes à feu.
Le capitaine Crozet rallia le Mascarin, et il expédia aussitôt la chaloupe à l’île Motou-Aro.
Un détachement de soldats s’établit sur l’île pour y passer la nuit, et les malades furent réintégrés à bord.
Le lendemain, un second détachement vint renforcer le poste. Il fallait nettoyer l’île des sauvages qui l’infestaient et continuer à remplir les caisses d’eau. Le village de Motou-Aro comptait trois cents habitants. Les français l’attaquèrent. Six chefs furent tués, le reste des naturels culbuté à la baïonnette, le village incendié. Cependant, le Castries ne pouvait reprendre la mer sans mâture, et Crozet, forcé de renoncer aux arbres de la forêt de cèdres, dut faire des mâts d’assemblage. Les travaux d’aiguade continuèrent.
Un mois s’écoula. Les sauvages firent quelques tentatives pour reprendre l’île Motou-Aro, mais sans y parvenir. Lorsque leurs pirogues passaient à portée des vaisseaux, on les coupait à coups de canon.
Enfin, les travaux furent achevés. Il restait à savoir si quelqu’une des seize victimes n’avait pas survécu au massacre, et à venger les autres. La chaloupe, portant un nombreux détachement d’officiers et de soldats, se rendit au village de Takouri. À son approche, ce chef perfide et lâche s’enfuit, portant sur ses épaules le manteau du commandant Marion. Les cabanes de son village furent scrupuleusement fouillées. Dans sa case, on trouva le crâne d’un homme qui avait été cuit récemment. L’empreinte des dents du cannibale s’y voyait encore.
Une cuisse humaine était embrochée d’une baguette de bois. Une chemise au col ensanglanté fut reconnue pour la chemise de Marion, puis les vêtements, les pistolets du jeune Vaudricourt, les armes du canot et des hardes en lambeaux. Plus loin, dans un autre village, des entrailles humaines nettoyées et cuites.
Ces preuves irrécusables de meurtre et d’anthropophagie furent recueillies, et ces restes humains respectueusement enterrés; puis les villages de Takouri et de Piki-Ore, son complice, livrés aux flammes. Le 14 juillet 1772, les deux vaisseaux quittèrent ces funestes parages.
Telle fut cette catastrophe dont le souvenir doit être présent à l’esprit de tout voyageur qui met le pied sur les rivages de la Nouvelle-Zélande. C’est un imprudent capitaine celui qui ne profite pas de ces enseignements. Les néo-zélandais sont toujours perfides et anthropophages. Cook, à son tour, le reconnut bien, pendant son second voyage de 1773.
En effet, la chaloupe de l’un de ses vaisseaux, l’Aventure, commandée par le capitaine Furneaux, s’étant rendue à terre, le 17 décembre, pour chercher une provision d’herbes sauvages, ne reparut plus. Un midshipman et neuf hommes la montaient. Le capitaine Furneaux, inquiet, envoya le lieutenant Burney à sa recherche. Burney, arrivé au lieu du débarquement, trouva, dit-il, «un tableau de carnage et de barbarie dont il est impossible de parler sans horreur; les têtes, les entrailles, les poumons de plusieurs de nos gens, gisaient épars sur le sable, et, tout près de là, quelques chiens dévoraient encore d’autres débris de ce genre.»
Pour terminer cette liste sanglante, il faut ajouter le navire Brothers, attaqué en 1815 par les néo-zélandais, et tout l’équipage du Boyd, capitaine Thompson, massacré en 1820. Enfin, le 1er mars 1829, à Walkitaa, le chef Enararo pilla le brick anglais Hawes, de Sydney; sa horde de cannibales massacra plusieurs matelots, fit cuire les cadavres et les dévora.
Tel était ce pays de la Nouvelle-Zélande vers lequel courait le Macquarie, monté par un équipage stupide, sous le commandement d’un ivrogne.
Chapitre IV Les brisants
Cependant, cette pénible traversée se prolongeait.
Le 2 février, six jours après son départ, le Macquarie n’avait pas encore connaissance des rivages d’Auckland. Le vent était bon pourtant, et se maintenait dans le sud-ouest; mais les courants le contrariaient, et c’est à peine si le brick étalait. La mer dure et houleuse fatiguait ses hauts; sa membrure craquait, et il se relevait péniblement du creux des lames. Ses haubans, ses galhaubans, ses étais mal ridés, laissaient du jeu aux mâts, que de violentes secousses ébranlaient à chaque coup de roulis.
Très heureusement, Will Halley, en homme peu pressé, ne forçait point sa voilure, car toute la mâture serait venue en bas inévitablement.
John Mangles espérait donc que cette méchante carcasse atteindrait le port sans autre mésaventure, mais il souffrait à voir ses compagnons si mal installés à bord de ce brick.
Ni lady Helena ni Mary Grant ne se plaignaient cependant, bien qu’une pluie continuelle les obligeât à demeurer dans le roufle. Là, le manque d’air et les secousses du navire les incommodaient fort. Aussi venaient-elles souvent sur le pont braver l’inclémence du ciel jusqu’au moment où d’insoutenables rafales les forçaient de redescendre.
Elles rentraient alors dans cet étroit espace, plus propre à loger des marchandises que des passagers et surtout des passagères.
Alors, leurs amis cherchaient à les distraire.
Paganel essayait de tuer le temps avec ses histoires, mais il y réussissait peu. En effet, les esprits, égarés sur cette route du retour, étaient démoralisés. Autant les dissertations du géographe sur les pampas ou l’Australie intéressaient autrefois, autant ses réflexions, ses aperçus à propos de la Nouvelle-Zélande laissaient indifférent et froid.
D’ailleurs, vers ce pays nouveau de sinistre mémoire, on allait sans entrain, sans conviction, non volontairement, mais sous la pression de la fatalité. De tous les passagers du Macquarie, le plus à plaindre était lord Glenarvan. On le voyait rarement dans le roufle. Il ne pouvait tenir en place. Sa nature nerveuse, surexcitée, ne s’accommodait pas d’un emprisonnement entre quatre cloisons étroites. Le jour, la nuit même, sans s’inquiéter des torrents de pluie et des paquets de mer, il restait sur le pont, tantôt accoudé à la lisse, tantôt marchant avec une agitation fébrile. Ses yeux regardaient incessamment l’espace.
Sa lunette, pendant les courtes embellies, le parcourait obstinément. Ces flots muets, il semblait les interroger. Cette brume qui voilait l’horizon, ces vapeurs amoncelées, il eût voulu les déchirer d’un geste. Il ne pouvait se résigner, et sa physionomie respirait une âpre douleur. C’était l’homme énergique, jusqu’alors heureux et puissant, auquel la puissance et le bonheur manquaient tout à coup.
John Mangles ne le quittait pas et supportait à ses côtés les intempéries du ciel. Ce jour-là, Glenarvan, partout où se faisait une trouée dans la brume, scrutait l’horizon avec un entêtement plus tenace. John s’approcha de lui:
«Votre honneur cherche la terre?» lui demanda-t-il.
Glenarvan fit de la tête un signe négatif.
«Cependant, reprit le jeune capitaine, il doit vous tarder de quitter ce brick. Depuis trente-six heures déjà, nous devrions avoir connaissance des feux d’Auckland.»
Glenarvan ne répondait pas. Il regardait toujours, et pendant une minute sa lunette demeura braquée vers l’horizon au vent du navire.
«La terre n’est pas de ce côté, dit John Mangles. Que votre honneur regarde plutôt vers tribord.
—Pourquoi, John? répondit Glenarvan. Ce n’est pas la terre que je cherche!
—Que voulez-vous, mylord?
—Mon yacht! Mon Duncan! répondit Glenarvan avec colère. Il doit être là, dans ces parages, écumant ces mers, faisant ce sinistre métier de pirate! Il est là, te dis-je, là, John, sur cette route des navires, entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande! Et j’ai le pressentiment que nous le rencontrerons!
—Dieu nous préserve de cette rencontre, mylord!
—Pourquoi, John?
—Votre honneur oublie notre situation! Que ferions-nous sur ce brick, si le Duncan lui donnait la chasse! Nous ne pourrions pas même fuir!
—Fuir, John?
—Oui, mylord! Nous l’essayerions en vain! Nous serions pris, livrés à la merci de ces misérables, et Ben Joyce a montré qu’il ne reculait pas devant un crime. Je fais bon marché de notre vie! Nous nous défendrions jusqu’à la mort! Soit! Mais après? Songez à lady Glenarvan, mylord, songez à Mary Grant!
—Pauvres femmes! Murmura Glenarvan. John, j’ai le cœur brisé, et parfois je sens le désespoir l’envahir. Il me semble que de nouvelles catastrophes nous attendent, que le ciel s’est déclaré contre nous! J’ai peur!
—Vous, mylord?
—Non pour moi, John, mais pour ceux que j’aime, pour ceux que tu aimes aussi!
—Rassurez-vous, mylord, répondit le jeune capitaine. Il ne faut plus craindre! Le Macquarie marche mal, mais il marche. Will Halley est un être abruti, mais je suis là, et si les approches de la terre me semblent dangereuses, je ramènerai le navire au large. Donc, de ce côté, peu ou point de danger. Mais, quant à se trouver bord à bord avec le Duncan, Dieu nous en préserve, et si votre honneur cherche à l’apercevoir, que ce soit pour l’éviter, que ce soit pour le fuir!»
John Mangles avait raison. La rencontre du Duncan eût été funeste au Macquarie.
Or, cette rencontre était à craindre dans ces mers resserrées que les pirates pouvaient écumer sans risques. Cependant, ce jour-là, du moins, le yacht ne parut pas, et la sixième nuit depuis le départ de Twofold-Bay arriva, sans que les craintes de John Mangles se fussent réalisées.
Mais cette nuit devait être terrible. L’obscurité se fit presque subitement à sept heures du soir.
Le ciel était très menaçant. L’instinct du marin, supérieur à l’abrutissement de l’ivresse, opéra sur Will Halley. Il quitta sa cabine, se frottant les yeux, secouant sa grosse tête rouge.
Puis, il huma un grand coup d’air, comme un autre eût avalé un grand verre d’eau pour se remettre, et il examina la mâture. Le vent fraîchissait, et, tournant d’un quart dans l’ouest, il portait en plein à la côte zélandaise.
Will Halley appela ses hommes avec force jurons, fit serrer les perroquets et établir la voilure de nuit. John Mangles l’approuva sans rien dire.
Il avait renoncé à s’entretenir avec ce grossier marin. Mais ni Glenarvan ni lui ne quittèrent le pont. Deux heures après, une grande brise se déclara.
Will Halley fit prendre le bas ris dans ses huniers. La manœuvre eût été dure pour cinq hommes si le Macquarie n’eût porté une double vergue du système américain. En effet, il suffisait d’amener la vergue supérieure pour que le hunier fût réduit à sa moindre dimension.
Deux heures se passèrent. La mer grossissait. Le Macquarie éprouvait dans ses fonds des secousses à faire croire que sa quille raclait des roches. Il n’en était rien cependant, mais cette lourde coque s’élevait difficilement à la lame. Aussi, le revers des vagues embarquait par masses d’eau considérables. Le canot, suspendu aux portemanteaux de bâbord, disparut dans un coup de mer.
John Mangles ne laissa pas d’être inquiet. Tout autre bâtiment se fût joué de ces flots peu redoutables, en somme. Mais, avec ce lourd bateau, on pouvait craindre de sombrer à pic, car le pont se remplissait, à chaque plongeon, et la nappe liquide, ne trouvant pas par les dalots un assez rapide écoulement, pouvait submerger le navire. Il eût été sage, pour parer à tout événement, de briser les pavois à coups de hache, afin de faciliter la sortie des eaux.
Mais Will Halley refusa de prendre cette précaution. D’ailleurs, un danger plus grand menaçait le Macquarie, et, sans doute, il n’était plus temps de le prévenir.
Vers onze heures et demie, John Mangles et Wilson, qui se tenaient au bord sous le vent, furent frappés d’un bruit insolite. Leur instinct d’hommes de mer se réveilla. John saisit la main du matelot.
«Le ressac! Lui dit-il.
—Oui, répondit Wilson. La lame brise sur des bancs.
—À deux encablures au plus?
—Au plus! La terre est là!»
John se pencha au-dessus des bastingages, regarda les flots sombres et s’écria: la sonde! Wilson! La sonde!
Le master, posté à l’avant, ne semblait pas se douter de sa position. Wilson saisit la ligne de sonde lovée dans sa baille, et s’élança dans les porte-haubans de misaine.
Il jeta le plomb; la corde fila entre ses doigts. Au troisième nœud, le plomb s’arrêta.
«Trois brasses! Cria Wilson.
—Capitaine, dit John, courant à Will Halley, nous sommes sur les brisants.»
Vit-il ou non Halley lever les épaules, peu importe. Mais il se précipita vers le gouvernail, mit la barre dessous, tandis que Wilson, lâchant la sonde, halait sur les bras du grand hunier pour faire lofer le navire. Le matelot qui gouvernait, vigoureusement repoussé, n’avait rien compris à cette attaque subite.
«Aux bras du vent! Larguez! Larguez!» criait le jeune capitaine en manœuvrant de manière à s’élever des récifs.
Pendant une demi-minute, la hanche de tribord du brick les prolongea, et, malgré l’obscurité de la nuit, John aperçut une ligne mugissante qui blanchissait à quatre brasses du navire.
En ce moment, Will Halley, ayant conscience de cet imminent danger, perdait la tête. Ses matelots, à peine dégrisés, ne pouvaient comprendre ses ordres. D’ailleurs, l’incohérence de ses paroles, la contradiction de ses commandements, montraient que le sang-froid manquait à ce stupide ivrogne.
Il était surpris par la proximité de la terre, qui lui restait à huit milles sous le vent, quand il la croyait distante de trente ou quarante. Les courants avaient jeté hors de sa route habituelle et pris au dépourvu ce misérable routinier.
Cependant, la prompte manœuvre de John Mangles venait d’éloigner le Macquarie des brisants.
Mais John ignorait sa position. Peut-être se trouvait-il serré dans une ceinture de récifs.
Le vent portait en plein dans l’est, et, à chaque coup de tangage, on pouvait toucher.
Bientôt, en effet, le bruit du ressac redoubla par tribord devant. Il fallut lofer encore. John remit la barre dessous et brassa en pointe. Les brisants se multipliaient sous l’étrave du brick, et il fut nécessaire de virer vent devant pour reprendre le large. Cette manœuvre réussirait-elle avec un bâtiment mal équilibré, sous une voilure réduite?
C’était incertain, mais il fallait le tenter.
«La barre dessous, toute!» cria John Mangles à Wilson.
Le Macquarie commença à se rapprocher de la nouvelle ligne de récifs. Bientôt, la mer écuma au choc des roches immergées.
Ce fut un inexprimable moment d’angoisse. L’écume rendait les lames lumineuses. On eût dit qu’un phénomène de phosphorescence les éclairait subitement. La mer hurlait, comme si elle eût possédé la voix de ces écueils antiques animés par la mythologie païenne. Wilson et Mulrady, courbés sur la roue du gouvernail, pesaient de tout leur poids. La barre venait à toucher.
Soudain, un choc eut lieu. Le Macquarie avait donné sur une roche. Les sous-barbes du beaupré cassèrent et compromirent la stabilité du mât de misaine. Le virement de bord s’achèverait-il sans autre avarie?
Non, car une accalmie se fit tout à coup, et le navire revint sous le vent. Son évolution fut arrêtée net. Une haute vague le prit en dessous, le porta plus avant sur les récifs, et il retomba avec une violence extrême. Le mât de misaine vint en bas avec tout son gréement. Le brick talonna deux fois et resta immobile, donnant sur tribord une bande de trente degrés.
Les vitres du capot avaient volé en éclats. Les passagers se précipitèrent au dehors. Mais les vagues balayaient le pont d’une extrémité à l’autre, et ils ne pouvaient s’y tenir sans danger. John Mangles, sachant le navire solidement encastré dans le sable, les pria de rentrer dans le roufle.
«La vérité, John? demanda froidement Glenarvan.
—La vérité, mylord, répondit John Mangles, est que nous ne coulerons pas. Quant à être démoli par la mer, c’est une autre question, mais nous avons le temps d’aviser.
—Il est minuit?
—Oui, mylord, et il faut attendre le jour.
—Ne peut-on mettre le canot à la mer?
—Par cette houle, et dans cette obscurité, c’est impossible! Et d’ailleurs en quel endroit accoster la terre?
—Eh bien, John, restons ici jusqu’au jour.»
Cependant Will Halley courait comme un fou sur le pont de son brick. Ses matelots, revenus de leur stupeur, défoncèrent un baril d’eau-de-vie et se mirent à boire. John prévit que leur ivresse allait bientôt amener des scènes terribles. On ne pouvait compter sur le capitaine pour les retenir. Le misérable s’arrachait les cheveux et se tordait les bras. Il ne pensait qu’à sa cargaison qui n’était pas assurée.
«Je suis ruiné! Je suis perdu!» s’écriait-il en courant d’un bord à l’autre.
John Mangles ne songeait guère à le consoler. Il fit armer ses compagnons, et tous se tinrent prêts à repousser les matelots qui se gorgeaient de brandy, en proférant d’épouvantables blasphèmes.
«Le premier de ces misérables qui s’approche du roufle, dit tranquillement le major, je le tue comme un chien.»
Les matelots virent sans doute que les passagers étaient déterminés à les tenir en respect, car, après quelques tentatives de pillage, ils disparurent. John Mangles ne s’occupa plus de ces ivrognes, et attendit impatiemment le jour.
Le navire était alors absolument immobile. La mer se calmait peu à peu. Le vent tombait. La coque pouvait donc résister pendant quelques heures encore. Au lever du soleil, John examinerait la terre. Si elle présentait un atterrissement facile, le you-you, maintenant la seule embarcation du bord, servirait au transport de l’équipage et des passagers. Il faudrait trois voyages, au moins, car il n’y avait place que pour quatre personnes. Quant au canot, on a vu qu’il avait été enlevé dans un coup de mer.
Tout en réfléchissant aux dangers de sa situation, John Mangles, appuyé sur le capot, écoutait les bruits du ressac. Il cherchait à percer l’obscurité profonde. Il se demandait à quelle distance se trouvait cette terre enviée et redoutée tout à la fois. Les brisants s’étendent souvent à plusieurs lieues d’une côte. Le frêle canot pourrait-il résister à une traversée un peu longue?
Tandis que John songeait ainsi, demandant un peu de lumière à ce ciel ténébreux, les passagères, confiantes en sa parole, reposaient sur leurs couchettes. L’immobilité du brick leur assurait quelques heures de tranquillité. Glenarvan, John et leurs compagnons, n’entendant plus les cris de l’équipage ivre-mort, se refaisaient aussi dans un rapide sommeil, et, à une heure du matin, un silence profond régnait à bord de ce brick, endormi lui-même sur son lit de sable.
Vers quatre heures, les premières clartés apparurent dans l’est. Les nuages se nuancèrent légèrement sous les pâles lueurs de l’aube. John remonta sur le pont. À l’horizon pendait un rideau de brumes. Quelques contours indécis flottaient dans les vapeurs matinales, mais à une certaine hauteur. Une faible houle agitait encore la mer, et les flots du large se perdaient au milieu d’épaisses nuées immobiles.
John attendit. La lumière s’accrut peu à peu, l’horizon se piqua de tons rouges. Le rideau monta lentement sur le vaste décor du fond. Des récifs noirs pointèrent hors des eaux. Puis, une ligne se dessina sur une bande d’écume, un point lumineux s’alluma comme un phare au sommet d’un piton projeté sur le disque encore invisible du soleil levant. La terre était là, à moins de neuf milles.
«La terre!», s’écria John Mangles.
Ses compagnons, réveillés à sa voix, s’élancèrent sur le pont du brick, et regardèrent en silence la côte qui s’accusait à l’horizon. Hospitalière ou funeste, elle devait être leur lieu de refuge.
«Où est Will Halley? demanda Glenarvan.
—Je ne sais, mylord, répondit John Mangles.
—Et ses matelots?
—Disparus comme lui.
—Et, comme lui, ivres-morts, sans doute, ajouta Mac Nabbs.
—Qu’on les cherche! dit Glenarvan, on ne peut les abandonner sur ce navire.»
Mulrady et Wilson descendirent au logement du gaillard d’avant, et, deux minutes après, ils revinrent. Le poste était vide. Ils visitèrent alors l’entrepont et le brick jusqu’à fond de cale. Ils ne trouvèrent ni Will Halley ni ses matelots.
«Quoi! Personne? dit Glenarvan.
—Sont-ils tombés à la mer? demanda Paganel.
—Tout est possible», répondit John Mangles, très soucieux de cette disparition.
Puis, se dirigeant vers l’arrière:
«Au canot», dit-il.
Wilson et Mulrady le suivirent pour mettre le you-you à la mer. Le you-you avait disparu.
Chapitre V Les matelots improvisés
Will Halley et son équipage, profitant de la nuit et du sommeil des passagers, s’étaient enfuis sur l’unique canot du brick. On ne pouvait en douter. Ce capitaine, que son devoir obligeait à rester le dernier à bord, l’avait quitté le premier.
«Ces coquins ont fui, dit John Mangles. Eh bien! Tant mieux, mylord. C’est autant de fâcheuses scènes qu’ils nous épargnent!
—Je le pense, répondit Glenarvan; d’ailleurs, il y a toujours un capitaine à bord, John, et des matelots courageux, sinon habiles, tes compagnons. Commande, et nous sommes prêts à t’obéir.»
Le major, Paganel, Robert, Wilson, Mulrady, Olbinett lui-même, applaudirent aux paroles de Glenarvan, et, rangés sur le pont, ils se tinrent à la disposition de John Mangles.
«Que faut-il faire?» demanda Glenarvan.
Le jeune capitaine promena son regard sur la mer, observa la mâture incomplète du brick, et dit, après quelques instants de réflexion:
«Nous avons deux moyens, mylord, de nous tirer de cette situation: relever le bâtiment et reprendre la mer, ou gagner la côte sur un radeau qui sera facile à construire.
—Si le bâtiment peut être relevé, relevons-le, répondit
Glenarvan. C’est le meilleur parti à prendre, n’est-il pas vrai?
—Oui, votre honneur, car, une fois à terre, que deviendrions-nous sans moyens de transport?
—Évitons la côte, ajouta Paganel. Il faut se défier de la
Nouvelle-Zélande.
—D’autant plus que nous avons beaucoup dérivé, reprit John. L’incurie d’Halley nous a rejetés dans le sud, c’est évident. À midi, je ferai mon point, et si, comme je le présume, nous sommes au-dessous d’Auckland, j’essayerai de remonter avec le Macquarie en prolongeant la côte.
—Mais les avaries du brick? demanda lady Helena.
—Je ne les crois pas graves, madame, répondit John Mangles. J’établirai à l’avant un mât de fortune pour remplacer le mât de misaine, et nous marcherons, lentement, il est vrai, mais nous irons là où nous voulons aller. Si, par malheur, la coque du brick est défoncée, ou s’il ne peut être renfloué, il faudra se résigner à gagner la côte et à reprendre par terre le chemin d’Auckland.
—Voyons donc l’état du navire, dit le major. Cela importe avant tout.»
Glenarvan, John et Mulrady ouvrirent le grand panneau et descendirent dans la cale. Environ deux cents tonneaux de peaux tannées s’y trouvaient fort mal arrimés. On put les déplacer sans trop de peine, au moyen de palans frappés sur le grand étai à l’aplomb du panneau. John fit aussitôt jeter à la mer une partie de ces ballots afin d’alléger le navire.
Après trois heures d’un rude travail, on put examiner les fonds du brick. Deux coutures du bordage s’étaient ouvertes à bâbord, à la hauteur des préceintes. Or, le Macquarie donnant sa bande sur tribord, sa gauche opposée émergeait, et les coutures défectueuses étaient à l’air. L’eau ne pouvait donc pénétrer. D’ailleurs, Wilson se hâta de rétablir le joint des bordages avec de l’étoupe et une feuille de cuivre soigneusement clouée.
En sondant, on ne trouva pas deux pieds d’eau dans la cale. Les pompes devaient facilement épuiser cette eau et soulager d’autant le navire.
Examen fait de la coque, John reconnut qu’elle avait peu souffert dans l’échouage. Il était probable qu’une partie de la fausse quille resterait engagée dans le sable, mais on pouvait s’en passer.
Wilson, après avoir visité l’intérieur du bâtiment, plongea afin de déterminer sa position sur le haut-fond.
Le Macquarie, l’avant tourné au nord-ouest, avait donné sur un banc de sable vasard d’un accore très brusque. L’extrémité inférieure de son étrave et environ les deux tiers de sa quille s’y trouvaient profondément encastrés. L’autre partie jusqu’à l’étambot flottait sur une eau dont la hauteur atteignait cinq brasses. Le gouvernail n’était donc point engagé et fonctionnait librement. John jugea inutile de le soulager. Avantage réel, car on serait à même de s’en servir au premier besoin.
Les marées ne sont pas très fortes dans le Pacifique. Cependant, John Mangles comptait sur l’arrivée du flot pour relever le Macquarie.
Le brick avait touché une heure environ avant la pleine mer. Depuis le moment où le jusant se fit sentir, sa bande sur tribord s’était de plus en plus accusée. À six heures du matin, à la mer basse elle atteignait son maximum d’inclinaison, et il parut inutile d’étayer le navire au moyen de béquilles. On put ainsi conserver à bord les vergues et autres espars que John destinait à établir un mât de fortune sur l’avant.
Restaient à prendre les positions pour renflouer le Macquarie. Travail long et pénible. Il serait évidemment impossible d’être paré pour la pleine mer de midi un quart. On verrait seulement comment se comporterait le brick, en partie déchargé, sous l’action du flot, et à la marée suivante on donnerait le coup de collier.
«À l’ouvrage!» commanda John Mangles.
Ses matelots improvisés étaient à ses ordres.
John fit d’abord serrer les voiles restées sur leurs cargues. Le major, Robert et Paganel, dirigés par Wilson, montèrent à la grand’hune.
Le grand hunier, tendu sous l’effort du vent, eût contrarié le dégagement du navire. Il fallut le serrer, ce qui se fit tant bien que mal. Puis, après un travail opiniâtre et dur à des mains qui n’en avaient pas l’habitude, le mât du grand perroquet fut dépassé. Le jeune Robert, agile comme un chat, hardi comme un mousse, avait rendu les plus grands services pendant cette difficile opération.
Il s’agit alors de mouiller une ancre, deux peut-être, à l’arrière du navire et dans la direction de la quille. L’effort de traction devait s’opérer sur ces ancres pour haler le Macquarie à marée haute. Cette opération ne présente aucune difficulté, quand on dispose d’une embarcation; on prend une ancre à jet, et on la mouille au point convenable, qui a été reconnu à l’avance.
Mais ici, tout canot manquait, et il fallait y suppléer.
Glenarvan était assez pratique de la mer pour comprendre la nécessité de ces opérations. Une ancre devait être mouillée pour dégager le navire échoué à mer basse.
«Mais sans canot, que faire? demanda-t-il à John.
—Nous emploierons les débris du mât de misaine et des barriques vides, répondit le jeune capitaine. L’opération sera difficile, mais non pas impossible, car les ancres du Macquarie sont de petite dimension. Une fois mouillées, si elles ne dérapent pas, j’ai bon espoir.
—Bien, ne perdons pas de temps, John.»
Tout le monde, matelots et passagers, fut appelé sur le pont. Chacun prit part à la besogne. On brisa à coups de hache les agrès qui retenaient encore le mât de misaine. Le bas mât s’était rompu dans sa chute au ras du ton, de telle sorte que la hune put être facilement retirée.
John Mangles destinait cette plate-forme à faire un radeau. Il la soutint au moyen de barriques vides, et la rendit capable de porter ses ancres. Une godille fut installée, qui permettait de gouverner l’appareil. D’ailleurs, le jusant devait le faire dériver précisément à l’arrière du brick; puis, quand les ancres seraient par le fond, il serait facile de revenir à bord en se halant sur le grelin du navire.
Ce travail était à demi achevé, quand le soleil s’approcha du méridien.
John Mangles laissa Glenarvan suivre les opérations commencées, et s’occupa de relever sa position. Ce relèvement était très important à déterminer. Fort heureusement, John avait trouvé dans la chambre de Will Halley, avec un annuaire de l’observatoire de Greenwich, un sextant très sale, mais suffisant pour obtenir le point. Il le nettoya et l’apporta sur le pont.
Cet instrument, par une série de miroirs mobiles, ramène le soleil à l’horizon au moment où il est midi, c’est-à-dire quand l’astre du jour atteint le plus haut point de sa course. On comprend donc que, pour opérer, il faut viser avec la lunette du sextant un horizon vrai, celui que forment le ciel et l’eau en se confondant. Or, précisément la terre s’allongeait en un vaste promontoire dans le nord, et, s’interposant entre l’observateur et l’horizon vrai, elle rendait l’observation impossible.
Dans ce cas, où l’horizon manque, on le remplace par un horizon artificiel. C’est ordinairement une cuvette plate, remplie de mercure, au-dessus de laquelle on opère. Le mercure présente ainsi et de lui-même un miroir parfaitement horizontal.
John n’avait point de mercure à bord, mais il tourna la difficulté en se servant d’une baille remplie de goudron liquide, dont la surface réfléchissait très suffisamment l’image du soleil.
Il connaissait déjà sa longitude, étant sur la côte ouest de la Nouvelle-Zélande. Heureusement, car sans chronomètre il n’aurait pu la calculer.
La latitude seule lui manquait et il se mit en mesure de l’obtenir.
Il prit donc, au moyen du sextant, la hauteur méridienne du soleil au-dessus de l’horizon.
Cette hauteur se trouva de 68° 30’. La distance du soleil au zénith était donc de 21° 30’, puisque ces deux nombres ajoutés l’un à l’autre donnent 90°. Or, ce jour-là, 3 février, la déclinaison du soleil étant de 16° 30’ d’après l’annuaire, en l’ajoutant à cette distance zénithale de 21° 30’, on avait une latitude de 38°.
La situation du Macquarie se déterminait donc ainsi: longitude 171° 13’, latitude 38°, sauf quelques erreurs insignifiantes produites par l’imperfection des instruments, et dont on pouvait ne pas tenir compte.
En consultant la carte de Johnston achetée par Paganel à Eden, John Mangles vit que le naufrage avait eu lieu à l’ouvert de la baie d’Aotea, au-dessus de la pointe Cahua, sur les rivages de la province d’Auckland. La ville d’Auckland étant située sur le trente-septième parallèle, le Macquarie avait été rejeté d’un degré dans le sud. Il devrait donc remonter d’un degré pour atteindre la capitale de la Nouvelle-Zélande.
«Ainsi, dit Glenarvan, un trajet de vingt-cinq milles tout au plus. Ce n’est rien.
—Ce qui n’est rien sur mer sera long et pénible sur terre, répondit Paganel.
—Aussi, répondit John Mangles, ferons-nous tout ce qui est humainement possible pour renflouer le Macquarie.»
Le point établi, les opérations furent reprises. À midi un quart, la mer était pleine. John ne put en profiter, puisque ses ancres n’étaient pas encore mouillées. Mais il n’en observa pas moins le Macquarie avec une certaine anxiété.
Flotterait-il sous l’action du flot? La question allait se décider en cinq minutes.
On attendit. Quelques craquements eurent lieu; ils étaient produits, sinon par un soulèvement, au moins par un tressaillement de la carène. John conçut le bon espoir pour la marée suivante, mais en somme le brick ne bougea pas.
Les travaux continuèrent. À deux heures, le radeau était prêt. L’ancre à jet y fut embarquée. John et Wilson l’accompagnèrent, après avoir amarré un grelin sur l’arrière du navire. Le jusant les fit dériver, et ils mouillèrent à une demi-encablure par dix brasses de fond.
La tenue était bonne et le radeau revint à bord.
Restait la grosse ancre de bossoir. On la descendit, non sans difficulté. Le radeau recommença l’opération, et bientôt cette seconde ancre fut mouillée en arrière de l’autre, par un fond de quinze brasses.
Puis, se halant sur le câble, John et Wilson retournèrent au Macquarie.
Le câble et le grelin furent garnis au guindeau, et on attendit la prochaine pleine mer, qui devait se faire sentir à une heure du matin. Il était alors six heures du soir.
John Mangles complimenta ses matelots, et fit entendre à Paganel que, le courage et la bonne conduite aidant, il pourrait devenir un jour quartier-maître.
Cependant, Mr Olbinett, après avoir aidé aux diverses manœuvres, était retourné à la cuisine.
Il avait préparé un repas réconfortant qui venait à propos. Un rude appétit sollicitait l’équipage.
Il fut pleinement satisfait, et chacun se sentit refait pour les travaux ultérieurs. Après le dîner, John Mangles prit les dernières précautions qui devaient assurer le succès de l’opération. Il ne faut rien négliger, quand il s’agit de renflouer un navire. Souvent, l’entreprise manque, faute de quelques lignes d’allégement, et la quille engagée ne quitte pas son lit de sable.
John Mangles avait fait jeter à la mer une grande partie des marchandises, afin de soulager le brick; mais le reste des ballots, les lourds espars, les vergues de rechange, quelques tonnes de gueuses qui formaient le lest, furent reportés à l’arrière, pour faciliter de leur poids le dégagement de l’étrave. Wilson et Mulrady y roulèrent également un certain nombre de barriques qu’ils remplirent d’eau, afin de relever le nez du brick.