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Les grandes chroniques de France (1/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis en France

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The Project Gutenberg eBook of Les grandes chroniques de France (1/6)

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Title: Les grandes chroniques de France (1/6)

Editor: Paulin Paris

Release date: July 19, 2010 [eBook #33205]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald
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de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES GRANDES CHRONIQUES DE FRANCE (1/6) ***





LES

GRANDES CHRONIQUES

DE FRANCE,

selon que elles sont conservées
en l'Église de Saint-Denis
en France.

PUBLIÉES PAR M. Paulin Paris.

TOME PREMIER.



PARIS.

TECHENER, LIBRAIRE,
12, PLACE DU LOUVRE.

1836.


PARIS, IMPRIMERIE DE BÉTHUNE ET PLON, RUE DE VAUGIRARD, 36.


LES GRANDES CHRONIQUES DE FRANCE,
SELON QUE ELLES SONT CONSERVÉES
EN L'ÉGLISE DE SAINT-DENIS
EN FRANCE.





DISSERTATION

SUR LES CHRONIQUES DE SAINT-DENIS ET SUR LES PREMIÈRES SOURCES
DE L'HISTOIRE DE FRANCE JUSQU'A LA MORT DE DAGOBERT Ier.


Les moines ont donné l'exemple des bibliothèques aux rois. Les manuscrits qui nous conservent aujourd'hui les plus anciens monumens de la littérature païenne ont été copiés pour des gens d'église; et de même qu'il nous a fallu troubler les Romains dans leurs tombeaux, pour retrouver la mosaïque de leur vie privée, nous avons dû, pour entrer en possession des premiers titres de notre histoire, interroger exclusivement ceux qui pourtant avoient rompu tous les liens qui les attachoient au monde. Supposez un instant que nul monastère n'ait été fondé avant le XIIIeme siècle, vous n'avez plus aucun moyen de pénétrer dans le secret des âges précédens. Il faudra vous contenter de ces récits populaires fort beaux sans doute, mais dans lesquels tout se confond, les années, les lieux, les héros et les peuples. Il faudra, pour la France, consulter exclusivement les chansons de Roland, de Guillaume au court-nez, de Garin le Loherain ou de Renaud de Montauban. Rien de plus trompeur que les traditions vulgaires; en moins d'un siècle elles peuvent confondre le beau Dunois, Marlborough, Charlemagne et l'invincible Cambronne. Voilà pourquoi les Celtes, qui confièrent leurs annales à la mémoire des hommes, n'ont plus d'annales, et pourquoi les premières générations de la Grèce, pour s'en être trop rapportées aux poètes, n'ont pas eu de véritable histoire.

La France a, comme la Grèce, ses temps fabuleux et héroïques; mais elle a de plus que cette reine de la civilisation, l'histoire contemporaine de ses héros d'épopée. Agamemnon existe par la seule grâce des poètes, tandis que Charlemagne est entouré de la double auréole dont Eginhard et la chanson de Roncevaux ont éclairé son front. Ainsi, près de nos récits poétiques, s'élève une autre série de récits plus austères; et tandis que le peuple applaudit ses jongleurs, les monastères recueillent des souvenirs que les générations suivantes viendront consulter de préférence.

Les moines ne se contentèrent pas de rassembler les débris du temps passé et d'ouvrir un asile à tous les monumens écrits de l'intelligence: ils furent plus d'une fois les émules de ceux dont ils gardoient les dépouilles. Comme les navigateurs se plaisent à raconter les dangers de leurs anciennes courses, ils se plurent, échappés eux-mêmes aux passions mondaines, à jeter sur la mer du monde un regard mélancolique qui pouvoit bien aussi n'être pas dépourvu de charme. Sans doute des habitudes contraires, des préventions exagérées dirigèrent alors le cours de leurs réflexions; sans doute ils retracèrent de préférence les faits analogues aux sentimens qui dirigeoient leur conscience; mais la vie active n'en étoit pas moins l'objet de leur examen, et sous les fausses couleurs qu'ils employèrent, il nous est facile de reconnoître la forme des objets sur laquelle ils les répandirent.

Quand les temps épiques disparurent avec la barbarie, leur compagne fidèle, le peuple (c'est-à-dire les hommes du monde qui avoient le loisir de rechercher les plaisirs de l'esprit), cessa de jurer exclusivement sur la parole des jongleurs. De leur côté, quand les jongleurs s'aperçurent du déclin de leur puissance sur les imaginations, ils ajoutèrent à l'exagération de leurs premiers récits, ils entassèrent plus d'aventures incroyables, ils tendirent le dernier fil qui les retenoit encore à la vérité. Enfin, pour conjurer l'orage de l'opinion publique, ils essayèrent de rejoindre les légendes populaires aux chroniques dont les monastères passoient confusément pour être les discrets dépositaires. On étoit au XIIème siècle: alors on les vit retenir encore l'attention, en attribuant la source de leurs récits aux confidences des clercs et des moines les plus savans et les plus graves. On aimoit à les en croire, car on avoit toujours besoin de mensonges; et, si l'on étoit blasé sur les fables, on ne connoissoit pas encore l'art de les distinguer de la vérité. La vérité est fille de la réflexion.

Telle étoit la situation des esprits, fatigués des chansons populaires, et vaguement avertis de l'existence d'autres chroniques composées par des hommes graves, dans la langue des savans et des clercs; quand Suger réunit sur sa tête les deux fonctions d'abbé de Saint-Denis et de ministre du roi de France. Nourri de la lecture de tous les monumens d'histoire ancienne et de littérature contemporaine, Suger écrivit lui-même, mais en latin, les annales de son temps et la relation des principaux actes de son administration. Il fit plus sans doute: avant lui le trésor littéraire de Saint-Denis ne l'emportoit pas en célébrité sur ceux de Saint-Remy de Reims, Saint-Benoît-sur-Loire, Saint-Victor ou Saint-Germain de Paris; grâce à sa constante sollicitude pour la gloire de son ordre, la bibliothèque de Saint-Denis cessa de compter en France une seule rivale; les dons lui arrivèrent de toutes parts, et l'on en vint bientôt à la regarder comme la sainte sauvegarde de l'honneur françois et des traditions nationales.

Toutefois, l'ancienne séparation formée entre l'histoire d'après les écrivains contemporains, et l'histoire d'après les croyances populaires, n'étoit pas encore levée; d'un côté, comme je viens de le dire, les jongleurs ou rapsodes ne manquoient pas de rassurer la foi de leurs auditeurs en attestant les voyages qu'ils avoient faits aux abbayes les plus respectées; de l'autre, peu de moines jetoient eux-mêmes les yeux sur les chroniques authentiques conservées dans leurs maisons. Quel attrait pouvoit offrir les récits de Grégoire de Tours ou d'Eginhard, aux esprits qui donnoient encore toute leur confiance aux aventures de saint Patrice et de saint Joseph d'Arimathie, aux malheurs d'Ogier le Danois, aux courses de Beuves d'Hanstone et aux enchantemens de Maugis d'Aigremont?

La vérité dans les questions historiques ne devint que sous le règne de Philippe-Auguste un objet sérieux de recherches. Pour la première fois alors, on conçut l'idée de reproduire les chroniques latines conservées dans un grand nombre d'abbayes et surtout à Saint-Denis en France. Et je remarquerai ici qu'il ne faut pas croire, avec M. de Foncemagne1, que le nom de Chroniques de Saint-Denis ait d'abord appartenu au monument françois que nous publions aujourd'hui. Les véritables chroniques dites de Saint-Denis étoient toutes sans exception des compositions rédigées en latin. C'étoit Grégoire de Tours, Fredegaire, Eginhard; c'étoit Aimoin, c'étoit le faux Turpin, etc.; et quand nous voyons dans nos poèmes historiques les jongleurs déclarer qu'ils ont eu recours à ces autorités respectables, il faut bien se garder de leur supposer l'idée d'une allusion à la collection françoise qui, depuis, porta le même nom; si cette collection eût alors existé, il eût été trop facile aux assistans de donner aux jongleurs un démenti formel et de rétablir le texte des historiens de Dagobert, Charles Martel ou Charles-le-Chauve. Mais ils citoient à témoin les livres de l'abbaye de Saint-Denis, tant que ces livres ne furent dans le monde à la portée de personne; et, bien plus, les épopées cessèrent de se perpétuer et même d'avoir cours, dès l'instant où parut la traduction de nos Chroniques. Ainsi, les anciens oracles s'étoient évanouis devant les prédications de l'Évangile.

Note 1: (retour) Mémoires de l'Académie des Inscriptions.

Et maintenant, on ne sera pas surpris d'apprendre que parmi toutes ces chroniques conservées dans les abbayes, celle qui frappa d'abord l'attention et sembla digne d'être translatée en langue romane, fut précisément de toutes la moins authentique, la plus incroyable, la plus absurde. Cela devoit être. On demandoit la vérité, mais on ne la connoissoit pas et l'on ne devoit en accepter la forme que sous la condition d'un fonds mensonger.

Il arriva donc que plusieurs barons illustres, lassés de voir la réputation de Charlemagne à la merci des jongleurs, imaginèrent de chercher, dans les principales abbayes de France, si l'on n'y conservoit pas en latin une histoire véridique de ce grand empereur. On répondit que la relation de Turpin existoit; qu'elle étoit l'œuvre de Turpin lui-même, de cet archevêque qui, dans le récit des jongleurs, jouoit un si grand rôle; que cette relation, sans réfuter complètement les chansons populaires, donnoit cependant le secret des pieux motifs qui n'avoient cessé de diriger l'empereur Charlemagne dans toutes ses guerres. La chronique de Turpin fut aussitôt mise en françois et nul ne s'avisa d'en contester l'authenticité Il nous est aujourd'hui bien aisé de le faire; comment, disons-nous, seroit-elle sincère, quand les historiens précédens n'en parlent pas, quand les contemporains de Charlemagne racontent les faits d'une manière toute différente et tout autrement vraisemblable? Mais personne alors, dans le monde, ne connaissoit ces historiens contemporains; on ne savoit qu'une chose, c'est que la chronique de Turpin étoit rédigée dans la langue latine, et cela suffisoit pour justifier la confiance des plus scrupuleux.

Cependant, depuis la fin du XIIème siècle, les deux mots savans et clercs, avoient cessé d'être inséparables, et l'on ne faisoit plus exclusivement hommage à la religion de l'instruction que l'Université répandoit de tous côtés. La science, en débordant l'église, trouva sa place dans le monde; le droit, la médecine, la politique la réclamèrent, et l'on vit de toutes parts la langue vulgaire se dénouer dans les livres et dans les discours d'apparat. Alors les uns écrivirent en françois l'histoire de leur temps, les autres hasardèrent la traduction des anciennes chroniques monastiques. La plus ancienne tentative que je connoisse dans ce genre après la traduction de Turpin est l'ouvrage d'un écrivain de Senlis, nommé Nicolas, qui dans un dialecte semi-françois, semi-provençal, nous a laissé un abrégé bien obscur et néanmoins fort précieux de l'histoire de France, depuis les origines jusqu'au règne de Louis d'Outremer. Son travail réuni à l'inévitable traduction de Turpin est encore aujourd'hui conservé à la bibliothèque du roi, sous le numéro 10307. En voici le préambule:

«Co est li començamens de la gent daus Franx e de lor lignea. Daus fais deus reis. En Aisa e una citez qui es dita Ylion. Ici regna li reis Heneas Cela gent furent most fort combateor en contra lur veisins. Donques li rei Gresca se tornarent contre lui et ot grant ost conbaterent se encontre lui ot grant batallie et mori grans gens, etc.»

La rédaction françoise de cette chronique date, suivant toutes les apparences, des premières années du XIIIème siècle; mais l'original en étoit bien plus ancien si nous nous en rapportons à ce qu'on lit au bas du feuillet qui précède l'antépénultième. En désignant les endroits où, dans chaque localité importante du Languedoc, du Maine, de la Touraine et de l'Ile de France, on cachoit les trésors de l'église pour les soustraire à la rapacité sacrilége des Normands, le narrateur s'exprime ainsi:

«Tuit li trésor de France daus yglises furent porté à madama sancta Mari à Paris, e furent seveli après l'auter nostra dama. Ceil qui fit icest livra savet certanament qu'en l'iglise saint Estevre de Paris estet la copa dau chep saint Denis et daus cheveus nostra dama tres lauter.»

Mais après tout, l'époque de la rédaction latine importe ici foiblement. Il nous suffit d'avoir de bonnes raisons de présumer que la traduction françoise remonte aux premières années du XIIIème siècle. L'écriture d'abord accuse cette date, et de plus la chronique de Turpin, que le même scribe Nicholas de Senlis a traduite ou copiée, est dédiée au comte de Saint-Pol et à sa femme la comtesse Yoland, sœur du comte Baudoin de Haynault. Or, Hugues de Camdavènes, comte de Saint-Pol et mari d'Yoland, avoit quitté la France pour la croisade en 1201 et étoit mort à Constantinople en 1205.

Après cet informe essai d'histoire générale de la France, dont Nicholas pourroit bien être, après tout, seulement le copiste et non l'auteur, Villehardoin composa son admirable relation du voyage de Constantinople, Guillaume de Tyr écrivit l'histoire de la guerre sainte et vit sans doute une partie de la belle traduction françoise qu'on en fit immédiatement. Mais avant un nouvel essai d'histoire générale il faut attendre un demi-siècle. C'est le ménestrel anonyme de l'un des frères de Saint-Louis, Alphonse, comte de Poitiers, qui d'abord entre dans la lice, et je ne sais même si l'on ne doit pas le considérer comme le premier rédacteur de ce qu'on a depuis appelé les Chroniques de Saint-Denis. Il est, du moins, certain que son début est le modèle que suivirent plus tard les autres traducteurs. Il semble même qu'ils se soient contentés d'étendre le réseau qu'avoit d'abord tressé le vieux ménestrel; supprimant les passages dont leurs intercallations ne pouvoient plus s'accommoder, mais respectant toutes les anciennes réflexions et même assez volontiers les contre-sens de la traduction primitive. La Bibliothèque royale a le bonheur de posséder deux leçons de ce précieux travail, le plus ancien est inscrit sous le Nº 10298, et l'arbre chronologique des rois de France qui remplit les premiers feuillets et s'arrête à la mention suivante:

Loeys IXème qui

Ore est, et sera

Roi tant con

Dieu plera.

Cet arbre, dis-je, ne peut laisser de doute sur l'époque de la transcription; comme celle de la rédaction est éclairci par ce début de la chronique:

«A son très chier seigneur le très bon crestien la très vaillant personne, conte de Poitiers et de Tholouse; cil qui est ses sjans, ses menestreux et ses obeissanz, qui a ceste œvre translatée de latin en françois encore soit-il poi digne de lui saluer, salus en Jhésucrit:

«Sire, ce sachiez vos et tres tuit qui cest escrit verront que cil qui le latin compila, lequel latin j'ai en françois translaté en tel manière:

«Por ce que je véoie et ooie moult de gens douter et presque toutes gens des gestes des rois de France, dont li uns en disoit avant et il autres arrières, li uns en gaboit et li autres non, li uns en disoit bien et li autres mal; je regardai tot ce, et me porpensai en tant que je me fis dignes, por ce que ce me sembloit profis de secorre à leur opinions. Si commençai à garder et à lire es hautes croniques qui parloient des gestes des rois de France, qui estoient esparses cà et là par divers volumes et estoient ausi come perdues. Quar nus n'en parloit ni ne s'en voloit entremettre, ains estoient leurs fais ainsi come estains; et je alai çà et à par divers lieus où je savoie que li sage home en avoient escrit. Si en cueilli ci et çà ainsi comme l'on met fleurs de divers prés en un mont. Si en ai traitié briement et muées aucunes paroles. Mais je n'i ai rien du miens ajousté. Je en treterai au plus briement que je porrai, quar longue parole et confuse plait petit à ceus qui l'escoutent, mais la brief et apertement dite plait aus entendans. Et por l'amor des bones gens avoir et por apesier les langues des mesdisanz veil-je tretier de ceste œvre ce que j'en ai entendu des vrais acteurs. Ce meismes me greva une fois trop durement que je oï dire à un François meismes que li roi de France n'avoient oncques fait nule vaillandise, quar il dist que s'il eussent fait nul bien on en trovast à Paris aucun moz escriz. Ceste parole et autres vilaines que j'en oï dire, me contraignent à faire ceste œvre por faire connoître as vaillans gens la geste des rois de France... Et bien sache cil qui cest livre lira qu'il n'y a rien du mien, ains est tout des anciens et de par eus di-je ce que je parole, et ma vois est leur mesme langue. Mais je ne m'i vœil pas nommer por ce que aucun ne s'en gabast... Et por ce que l'en ne me tiegne à mençongier de ce que je dirai, ce que je dirai est estrais des gestes d'ices sains: Saint-Remi, saint Lou, saint Vindecel et de la vie saint Lambert qui ensi commence gloriosus vir, etc., et es croniques Hues de Florence et es Robert d'Aucuerre, et el livre Isidore qui est nommé Ethymologie, et es croniques saint Pere le vif de Sens, et en l'istoire des Lombards et el livre Guetin qui dit que il norri Carllemaigne, et en une estoire que l'on appelle Thupin. Et en un livre qui parole des gestes des rois de France qui est à Saint-Germain-des-Prés. Et el livre Nithart qui parole de la discorde des fil Loeys le Py, et es croniques de Charité, et en l'estoire de Jérusalem, et en un livre qui régnoit; je proi aussi à celi qui voudra lire cest livres qu'il ne me tiegne à presumpcieus de ce que j'ai ceste euvre entreprise.. Je li proi que il regart et lise es pages qui sont autenliques que j'en trai à tesmoignage, pour ce que il sache plus certainement que je ne sui mie faisieires ne trovierres de cest livre, ains en sui compilierres et ne sui fors que racontierres des paroles que li ancien et li sage en ont dit....»

Ce passage consigné dans le monument historique le plus ancien pourrait nous aider à redresser quelques erreurs dans lesquelles Foncemagne est tombé. Contentons-nous d'en tirer la preuve évidente que l'abbaye de Saint-Denis n'avoit pas seule fourni les diverses parties de la compilation originale; bien plus, il n'est pas une seule fois parlé des chroniques de Saint-Denis dans la traduction du ménestrel.

Le ménestrel avoit-il traduit la compilation latine en tout ou seulement en partie, c'est ce qu'il est impossible de déterminer, attendu la perte de cette dernière. Son travail, poursuivi jusqu'au couronnement de saint Louis, pourroit comprendre la matière contenue dans notre premier volume. Je ne doute pas que la publication d'un travail aussi curieux pour des hommes qui déjà prenoient goût à l'histoire nationale, n'ait produit une véritable révolution dans les idées; sans doute les chapelains attachés à la personne des hauts barons et les moines les plus studieux des abbayes déjà riches en collections historiques s'empressèrent non-seulement de faire transcrire la compilation latine, mais en outre d'y ajouter d'autres fragmens et d'autres chroniques. Voilà comment, un demi siècle après le ménestrel du comte de Poitiers et quand se répandirent de nouvelles copies de la première traduction, elles se présentèrent deux fois plus étendues que les copies faites sous le règne de saint Louis. Car le travail de l'écrivain vulgaire avoit suivi la progression de la compilation latine.

C'est dans les premières années du règne de Philippe-le-Bel que parut ce deuxième texte des Chroniques de France. On pourroit tout simplement l'appeler une nouvelle édition revue et considérablement augmentée. Cependant, on a pris soin d'y supprimer, dans le préambule, les obligations que l'on avoit au ménestrel du comte de Poitiers; mais le prologue dont j'ai cité des fragmens est conservé dans son intégrité, et l'on n'y trouve pas encore la mention spéciale du trésor de Saint-Denis.

Comme on le voit, depuis la chronique en dialecte semi-provençal, jusqu'à celle que je viens de citer, les études historiques avoient fait dans notre patrie de grands progrès. Un mouvement plus important devoit bientôt leur être imprimé: les moines de Saint-Denis ouvrirent aux traducteurs leurs riches archives. Eux-mêmes traduisirent les ouvrages qu'ils avoient précédemment rédigés en latin; et bientôt parut une troisième édition des Chroniques, comprenant les fastes de notre histoire depuis les origines les plus reculées jusqu'au règne de Philippe-le-Bel. Ce dernier monument est le seul qui ait pris dans l'origine et qui ait dû prendre le titre de Chroniques de France, selon qu'elles sont conservées à Saint-Denis. Dans le prologue, les emprunts nombreux faits au ménestrel d'Alphonse et au premier rédacteur de Philippe-le-Bel sont évidents; mais on y supprime la mention des volumes que d'autres monastères avoient d'abord fournis, et l'on y modifie les réflexions qui par l'effet du progrès des études historiques avoient cessé d'être exactes.

La quatrième édition des Chroniques de France fut donnée sous le règne du sage roi Charles V. Elle ajoute à la narration précédente celle des événemens écoulés depuis; elle nous offre le texte qui seul est demeuré pour ainsi dire sacramentel. C'est alors que les copies s'en multiplièrent et que tous les collecteurs de livres se firent un devoir d'en demander. Le roi lui même en faisoit un cas particulier; ses scribes les plus habiles en exécutèrent un grand nombre d'exemplaires que ses enlumineurs furent chargés d'orner de toutes les ressources de leur talent. La Bibliothèque royale possède aujourd'hui un admirable manuscrit de ce temps-là, et je l'ai fréquemment consulté avec grand profit: c'étoit le livre de prédilection de Charles-le-Sage; telle étoit d'ailleurs la vénération généralement portée aux grandes Chroniques de France, qu'on ne manquoit as de les donner à considérer aux rois et aux étrangers de distinction qui venoient alors visiter la capitale de la France2.

Note 2: (retour) Le duc de Berry, frère de Charles V, faisoit le même cas des grandes chroniques de France. Dans un inventaire de ses meubles, dont je dois la communication à l'obligeance de M. le comte Auguste de Bastard, on trouve cette note placée à la suite de la description de l'une de ces chroniques de Saint-Denis: Lequel livre mondit seigneur de Berry fit prendre en l'église de Saint-Denis pour montrer à l'empereur Sigismond, et aussi pour le faire copier.

Les chroniques de Saint-Denis sont en effet le plus beau, le plus glorieux monument historique qui peut-être ait jamais été élevé dans aucune langue et chez aucun peuple, à l'exception du livre par excellence LA SAINTE BIBLE. Les rois de la terre ont souvent encouragé les historiens, souvent ils ont permis à des écrivains courageux de ne pas trahir la vérité dans le récit des événemens de leur règne; mais accepter la sentence ordinairement très sévère que les anciens annalistes avoient portée sur chacun de leurs prédécesseurs; tolérer l'existence permanente d'un tribunal qui les menaçoit de la même sévérité; surtout ne pas essayer d'infirmer les arrêts en érigeant juges contre juges, apologies contre censures; voilà ce qu'ont fait nos rois de France. La grande Chronique de Saint-Denis fut pendant près de trois siècles, pour eux et avec leur adhésion, ce qu'étoit pour le cadavre des rois égyptiens le jugement des prêtres, jugement souvent terrible et toujours sans appel.

Depuis les premiers mots jusqu'à l'explicit, les Chroniques de Saint-Denis sont un livre de bonne foi. La première partie nous offre beaucoup de récits fabuleux, bien des appréciations que notre raison a droit de combattre; mais l'un des charmes qui s'attachent à la lecture de ce beau monument vient, sans contredit, de la grande variété des jugemens, parce qu'elle est proportionnée à la grande variété des témoins et des juges. Nous sourions de voir cette pénible généalogie qui rattache nos barbares ancêtres aux rejetons du vieux Priam, nous nous étonnons de la pieuse simplicité qui faisoit admettre, avec la foi la plus robuste, des légendes fabuleuses et incroyables; mais si notre Chronique nationale mettoit dans le récit des premiers siècles monarchiques l'esprit de critique et de discrétion qui caractérise la science moderne, où retrouverions-nous le caractère, les croyances, les préjugés et les moeurs du temps passé? L'histoire contemporaine doit être le miroir fidèle des opinions contemporaines. Et puis, ces légendes pieuses que vous regrettez de voir mêlées aux événemens les plus authentiques ont elles-mêmes eu le résultat des événemens incontestables. La tête de saint Denis, portée comme on le sait, est devenue l'origine de la glorieuse maison dépositaire de l'oriflamme; la chappe de saint Martin a conduit à la victoire plus d'un roi de France; et si l'on n'avoit pas ajouté foi aux miracles de saint Cloud, de sainte Geneviève et de saint Sulpice, le château royal de Saint-Cloud, dix fois reconstruit, n'auroit jamais été construit; saint Sulpice et sainte Geneviève n'auroient jamais excité l'admiration ni la piété de personne au monde. On peut en dire autant des autres légendes; dans nos chroniques, il n'est pas une seule vie de bienheureux qui ne réponde à une fondation de ville, ou d'église ou de monastère.

C'est donc à mon avis l'un des torts principaux des modernes historiographes d'avoir dédaigné les légendes dont les anciens annalistes sont parsemés. Ceux qui veulent connoître l'antiquité consacrent une partie de leur attention aux traditions répandues sur les personnages d'Hercule, de Thésée, de Castor et Pollux; les abstracteurs d'histoire de France ont été plus délicats, c'est-à-dire plus malheureux. Dans les siècles d'enthousiasme et de crédulité, ils n'ont pardonné qu'aux événemens incontestables; ils ont négligé tout ce qui leur sembloit romanesque, et souvent même ils ont retranché fort mal à propos, tout ce qui faisoit le fonds de la vieille opinion publique. En voulant tout épurer, ils ont tout desséché. Il faut donc aujourd'hui revenir à notre Hérodote, à notre Plutarque, à notre Tite-Live, c'est-à-dire aux grandes Chroniques de France selon ce qu'elles (étoient) conservées en l'église de Saint-Denis en France.

Avant de passer au dernier point de cette dissertation, je me hâte de dire que nos Chroniques, bien qu'elles n'aient réellement plus rien de commun avec l'abbaye de Saint-Denis à compter de l'année 1340, et qu'elles présentent des ouvrages non plus traduits du latin, mais rédigés pour la première fois en françois par des écrivains séculiers, conservent pourtant leur nom glorieux dans les diverses continuations qui leur font atteindre le règne de Louis XI. C'est à la vie de ce méchant prince que les grandes Chroniques de France s'arrêtent, comme si l'on eût alors vu dans la politique du fils de Charles VII trop d'ambiguïté, et dans son gouvernement trop de crimes pour oser tracer de son règne une chronique authentique et cependant nationale. Il n'y eut donc pour Louis XI que des mémoires particuliers et cette relation fameuse que, pour la distinguer de la bonne vieille bible de Sainte-Denis, on appela Chronique scandaleuse.

Je vais maintenant parler des sources historiques de notre histoire, réunies dans la première compilation latine de Saint-Denis, puis traduites en françois d'après cette compilation. Je ne m'occuperai pour le moment que des écrivains antérieurs à l'année 638, époque de la mort de Dagobert Ier. C'est en effet au règne de son fils Clovis II que s'arrête notre premier volume.

Pour tout ce qui précède le règne de Dagobert Ier, la compilation latine, source de l'ouvrage françois, avoit elle-même suivi le travail d'Aimoin, moine de Fleury-sur-Loire. Dans cette première partie, il n'y a guère que la belle fin du prologue qui semble bien lui appartenir.

Vers la fin du Xème siècle, Aimoin avoit composé les quatre livres des Gesta Regum Francorum, à la prière d'Abbon, son abbé. Il s'étoit proposé de poursuivre son récit jusqu'au règne de Pepin; mais des huit derniers rois de la première race dont il devoit nous raconter l'histoire dans le dernier livre, il ne nous en reste que trois, Clotaire II, Dagobert Ier et Clovis II. Nous sommes donc obligés de supposer qu'Aimoin ne termina pas son ouvrage, ou que la dernière partie en est aujourd'hui perdue.

Le moine de Fleury n'est pas un historien, c'est un arrangeur de textes historiques. Il a conféré tous les témoignages qu'il a pu réunir; il nous en a présenté une sorte de concordance, et on ne peut mettre en doute son impartialité. Incapable de ces réticences qui déshonorent les compilations historiques moins anciennes, il copie avec intelligence, souvent même avec sagacité, ce qui se rapporte le plus directement à son but dans Grégoire de Tours, dans Fredegaire, dans l'auteur des Gesta Regum, enfin dans l'histoire des Lombards de Paul Diacre. Souvent il change l'ordre des récits, souvent aussi il a soin d'ajouter aux anciens témoignages quelques développemens discrets, dans le but d'éclaircir la narration. Nous lui devons aussi la conservation de plusieurs traditions fabuleuses qui, sans doute, appartenoient aux chants épiques de son temps; d'un autre côté il arrive fréquemment au traducteur des Chroniques de Saint-Denis d'intercaler dans le récit d'Aimoin des Légendes pieuses empruntées au culte des églises. Mais à cette exception près, je le répète, le travail d'Aimoin sert de base à celui des Chroniques de Saint-Denis, jusqu'au règne de Dagobert Ier.

Aimoin a d'abord pris dans les Commentaires de Jules César et dans Orose ce qu'il nous a dit de l'ancien état des Gaules et de leur division topographique. Puis, suivant religieusement l'esprit de l'histoire ecclésiastique de Grégoire de Tours, il a su le plus souvent abréger son modèle sans trop le défigurer. Sans doute, rien n'est à négliger aujourd'hui pour nous dans le père de l'histoire de France, mais il falloit une intelligence assez ferme, pour distinguer aussi bien que notre Aimoin les faits d'une importance générale des récits qui regardoient les intérêts particuliers d'une ville, ou l'honneur isolé d'un pieux personnage. On verra que nous l'avons plusieurs fois convaincu d'avoir mal rendu Grégoire de Tours et Fredegaire; mais il faut convenir que les érudits modernes lui ont fait souvent des chicanes emportées, pour avoir entendu le texte qu'il avoit sous les yeux, comme au premier aspect chacun est tenté de le comprendre. C'est là surtout le tort de l'abbé Dubos. Dans son histoire de l'établissement de la monarchie françoise, qui sans doute est fort belle, il est arrivé trop souvent peut-être à l'académicien de préférer l'opinion la plus ingénieuse à l'interprétation la plus vraisemblable.

J'ai dit que la première partie du texte d'Aimoin étoit fondée sur l'histoire ecclésiastique de Grégoire de Tours, sur Fredegaire, sur les Gestes des rois de France et sur l'histoire des Lombards de Paul Diacre. Grégoire de Tours avoit écrit dans les dernières années du sixième siècle. Ce fut un évêque rempli de zèle, un citoyen fort prudent, un écrivain très-passionné. «Si l'on regarde son ouvrage,» dit très-bien l'abbé Dubos, «comme le flambeau de notre histoire, ce n'est point parce qu'il met en un grand jour l'origine et les premiers accroissemens de la monarchie françoise, c'est parce que nous n'avons pas une lumière qui répande plus de clarté, c'est parce que à la lueur de ce flambeau, toute pâle qu'elle est, nous découvrons bien des choses que nous ne verrions pas si nous n'en étions pas éclairés.»

La justification de Grégoire de Tours est pourtant en grande partie dans le titre qu'il avoit adopté d'Histoire ecclésiastique des Francs. Son but n'étoit pas de rechercher le fil des intrigues et des révolutions du monde, il vouloit signaler les miracles que le Dieu des chrétiens faisoit alors en France par l'intermédiaire de ses dévoués serviteurs. Mais ne peut-on soupçonner la bonne foi de l'évêque de Tours quand on le voit raconter avec insouciance les épouvantables forfaits de Clovis Ier, dont il ose même vanter, dans un endroit célèbre, la rectitude de coeur et la haute piété! Ne peut-on soupçonner sa vertu d'avoir su garder un parfait déguisement à la cour de ce Chilperic, digne petit-fils de Clovis, qu'il n'épargne pas dans son histoire, mais auquel il avoit eu cependant l'art de plaire, d'après ses propres aveux. Dans les synodes, dans les conseils de la couronne, le pieux historien ne cesse pas de jouer le plus beau, le plus noble rôle: à lui les discours éloquens, les imprécations généreuses, les remontrances téméraires; mais je ne puis avoir, dans toutes ces révélations autographes, la confiance que me commanderoit plus parfaitement l'opinion d'un témoin désintéressé.

Grégoire parle avec complaisance des visions dont la providence l'a favorisé, des prédictions qu'il a faites, quelquefois aussi des guérisons qu'il a opérées: tout cela prouveroit la vertu et les mérites de saint Grégoire, tout cela ne prouve pas son irrécusable bonne foi. Ajoutez qu'il sait rarement gouverner les mouvemens de sa colère; l'arme de l'invective lui est familière, il a quelque chose du génie des Francs quand il s'agit de couvrir d'opprobre ou de ridicule un ennemi terrassé. Qu'ajouterois-je enfin? Saint Grégoire fut un grand évêque, mais il n'avoit pas les vertus d'un autre âge, et le plus grand éloge qu'on puisse faire de lui, c'est de dire qu'il représente fort bien l'esprit du siècle dont il nous a fait connoître tant de choses.

De Grégoire de Tours, notre histoire passe entre les mains d'un écrivain sans nom que Scaliger a le premier, on ignore aujourd'hui sur quelle autorité, désigné sous celui de Fredegaire. L'évêque de Tours s'étoit arrêté à l'année 594, Fredegaire reprend les événemens un peu plus haut, c'est-à-dire à l'année 592, et les poursuit pendant un demi-siècle. Il vécut, suivant toutes les apparences, dans les temps mêmes que son travail nous a fait connoître. Il s'attache beaucoup moins que Grégoire de Tours aux questions ecclésiastiques, mais comme il vivoit loin de Paris, dans les états des rois de Bourgogne, il néglige presque complètement les faits qui se rattachent à Clotaire II, roi de l'Ile de France. Ajoutons qu'il pousse plus loin que Grégoire de Tours la partialité et le défaut de sagacité. Sa haine aveugle pour la malheureuse Brunehaut suffiroit à mon avis pour diffamer une réputation d'historien plus honorable que la sienne.

Telles sont les deux grandes sources auxquelles Aimoin avoit puisé, pour l'histoire des premiers rois Mérovingiens: j'ajouterai qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour dissimuler les énormes lacunes qu'elles présentoient. L'auteur des Gesta Regum Francorum, qui écrivoit au huitième siècle, a été mis par lui fréquemment à contribution, et Paul Diacre, le savant historien des Lombards, est revenu figurer dans le cadre de notre compilateur. Mais l'impartialité dont Aimoin ne vouloit pas se départir lui a fait une loi de respecter les sentimens des autorités qu'il consultoit, même quand l'aiguillon des passions contraires les avoit fait marcher dans un sens entièrement opposé. Ainsi Grégoire de Tours ne dissimule pas la scélératesse de Fredegonde qu'il ne vit pas mourir; il rend témoignage aux grandes qualités de Brunehaut dont la mort n'épouvanta pas ses yeux; après lui, Fredegaire n'a pour la femme de Chilperic aucune parole sévère; il réserve ses imprécations et ses calomnies à la reine Brunehaut. Aimoin, dans une histoire suivie, s'est rendu l'écho de Grégoire de Tours et de Fredegaire, et voilà comment la mémoire de la reine d'Austrasie a été si souvent outragée et glorifiée. De même Paul Diacre avoit pour but d'élever un monument glorieux à la nation lombarde. Aimoin a trop explicitement relevé, d'après lui, les mêmes grandes actions et raconté les victoires que l'historien lombard met souvent et gratuitement sur le compte de ses compatriotes. Ce n'est plus ainsi que nous écririons aujourd'hui l'histoire, mais c'est sur des résumés semblables à celui d'Aimoin que nous serions encore fort heureux de travailler.

Il me reste à dire quelques mots de l'historien particulier du roi Dagobert. Aimoin en a conservé très-peu de chose, nos chroniques ont heureusement suppléé à son silence. C'est, à mon avis, un retour aux épopées vulgaires; c'est la traduction latine faite au Xe siècle et par un moine de Saint-Denis, d'une véritable chanson de gestes dont ce prince étoit le héros. Tout y porte le caractère des traditions populaires; le maître auquel le jeune prince fait couper la barbe, le combat singulier de Clotaire II et du duc Bertoalde, les vengeances éclatantes que se plaît à exercer le bon roi Dagobert, plusieurs autres circonstances encore font de ces gestes la première partie, et bien plus, le modèle de la fausse chronique de Turpin. Dagobert s'y trouve représenté sous les traits dont Charlemagne fut affublé plus tard. Il n'y a pas jusqu'aux douze pairs de France et jusqu'à la défaite de Roncevaux dont on ne pourroit facilement reconnoître les premières données dans un passage du chroniqueur mérovingien. On a donc eu tort jusqu'à présent de ne faire aucune attention à ce curieux monument, et l'on me pardonnera de le signaler, en finissant, à l'attention des lecteurs de nos Chroniques de Saint-Denis.

Paulin PARIS


2 avril 1836.



LES GRANDES CHRONIQUES DE FRANCE,

selon que elles sont composées
en l'église de Saint-Denis
en France, et ci
commence le
prologue.


Celui qui ceste euvre commence, à tous ceus qui cette histoire liront salut en nostre Seigneur! Pour ce que plusieurs gens doutoient de la généalogie des roys de France, de quel original et de quelle ligniée ils sont descendus, emprist-il ceste euvre à faire, par le commandement de tel homme que il ne put ni ne dut refuser. Mais pour ce que sa lettréure et la simplesce de son engin ne souffist pas à traitier de euvre de si haute histoire, il prie au commencement à tous ceus qui ce livre liront, que ce que ils y trouveront à blasmer, ils le souffrent patiamment sans vilaine reprehension. Car si comme il a dit devant, les défauts de lettréure et de loquence qui en lui sont et la simplesce de son engin le doivent escuser par raison.

Tous sachiez que il traitera au plus briefment qu'il pourra: car longue parole et confuse plait petit à ceus qui l'escoutent; mais la parole brieve et apertement dite plait aus entendans. Et sera ceste histoire descrite selon la lettre et l'ordonnance des Croniques de l'abbaye de Saint-Denis en France, où les histoires et les faits de tous les roys sont escrits: car là doit-on prendre et puisier l'original de l'histoire3. Et s'il peut trouver ès croniques d'autres églyses chose qui vaille à la besoigne, il y pourra bien ajouster, selon la pure vérité de la lettre, sans riens oster si ce n'est chose qui face confusion, et sans riens ajouster d'autre matière, si ce ne sont aucunes incidences. Et pour que on ne le tiegne à mençongier de ce que il dira, il prie à tous ceus qui ceste histoire liront que ils regardent aus Croniques de saint Denis; là pourra-on esprouver par la lettre s'il dist voir ou mençonge. Et peut bien chascun savoir que ceste euvre est pourfitable pour faire cognoistre aus vaillans gens la geste des roys, et pour monstrer à tous dont vient la hautesce du monde. Ce est exemple de bonne vie mener, et mesmement aus roys et aus princes qui ont terres à gouverner: car un vaillant maistre4 dit que ceste histoire est mirouer de vie. Ici pourra chascun trouver bien et mal, bel et laid, sens et folie, et faire son preu de tout par les exemples de l'histoire; et de toutes les choses que on lira en ce livre, si elles ne pourfitent toutes, toutes-fois la plus grant partie en peut aidier. Bien sachent que il n'i a riens du sien ajousté, ains est tout des anciens aucteurs qui traitièrent et compilèrent les histoires selon les fais des roys; et de par eus dit-il ce qu'il parole, et sa vois est leur meisme langue. Pour ce, prie à tous ceus qui ce livre liront, que ils ne le tiegnent à presumptueus de ce que il a ceste euvre emprise, s'il est, pour ce, de petite affaire. Et pour ce que trois générations ont esté des roys de France, puis que il commencièrent à estre, sera ceste histoire devisée en trois livres principaux. Au premier parlera de la généalogie Mérovée; au second de la génération Pépin et au tiers de la génération Hue Chapet. Et sera chascun livre sous-devisé en divers livres, selon les vies et les fais des divers roys. Ordonés seront par chapitres, pour plus plainement entendre la matière et sans confusion. Le commencement de ceste histoire sera pris à la haute ligniée des Troiens, dont elle est descendue par longue succession.

Note 3: (retour) Comme on le voit d'après cette phrase, les livres que les anciens auteurs appellent les Chroniques de Saint-Denis étoient les textes originaux, et non pas les traductions que nous publions et qui seules ont conservé ce nom.
Note 4: (retour) Vincent de Beauvais.

5CERTAINE chose est donques que les roys de France, par les quels le royaume est glorieus et renommé, descendirent de la noble ligniée de Troie6. Glorieux furent en victoire, nobles en renommée, en la foy crestienne fervens et dévots: et bien que cette nacion soit forte et fière et cruele contre ses ennemis, selon que le nom le ségnifie, si est-elle miséricors et débonnaire vers ses subgets et vers ceus que elle soumet par bataille. Car ils ne se combataient pas anciennement tant pour accroistre leur royaume et leur seigneurie, comme ils faisoient pour aquerre la gloire de victoire. Et ne fut-elle pas sans raison dame nommée7 sur autres nascions; car elle ne souffrit pas longuement la servitude de ydolatrie ni de mescréandise, puis que elle oy la sainte prédication de vérité; tost obéit à son créateur, quant elle oy ses messages; à Dieu offrit et sacrefia les premices et le commencement de son règne; en si grant amour et en si grant dévocion reçut la foy crestienne, que puis cele heure que elle obéit à son créateur, elle desiroit plus le moutepliement de la foi, que elle ne faisoit l'accroissement de la seignourie terrienne8. Et lui a nostre sire donné, par sa grâce, une prerogative et un avantage sur toutes autres terres et sur toutes autres nascions. Car onques puis que elle fu convertie et elle commença à servir à son créateur, ne fut heure que la foi n'y fust plus fervemment et plus droitement tenue que en nule autre terre: par elle est moutepliée, par elle est soustenue, par elle est-elle deffendue. Si nule autre nascion fait à sainte Eglyse force ni grief, en France en vient faire sa complainte, en France vient à refuge et à secours; de France vient l'espée et le glaive par quoi elle est vengiée, et France, comme loiale fille, secourt sa mère à tous besoins; elle a tousjours la selle mise, pour lui aidier et secourre. Si la foi donques y est plus fervemment et plus droitement tenue, ce n'est mie sans raisons. La première est que mon seigneur saint Denis le glorieus martyr et apostre de France, par lequel ministère elle fu premièrement convertie, la soustient et garantist comme sa propre partie qui, pour introduire la foi, lui fut livrée. La seconde raison si peut estre tele, que la fontaine de clergie, par qui sainte Églyse est soustenue et enluminée, fleurist à Paris. Et, comme aucuns veullent dire, clergie et chevalerie sont tousjours si d'un acort, que l'une ne peut sans l'autre: tousjours se sont ensemble tenues et encore, Dieu merci, ne se départent-elles mie. En trois régions ont habité en divers tems: en Grèce régnèrent premièrement; car en la cité d'Athènes fu jadis le puis de philosophie, et en Grèce la fleur de chevalerie. De Grèce vinrent puis à Rome: de Rome sont en France venues. Dieu par sa grâce veuille que longuement i soient maintenues, à la loenge et à la gloire de son nom, qui vit et règne par tous les siècles des siècles. Amen!

Note 5: (retour) Aimoini proemium.
Note 6: (retour) Il n'est guères de peuples modernes qui n'aient long-temps fait remonter aux Troyens leur origine. On n'ajoute plus foi à ces généalogies, mais il ne faut pas les trouver plus ridicules dans Sigebert que dans Tite Live. Les Romains n'étoient pas moins crédules que nos vieux historiens, et c'est à leur crédulité que nous devons l'Énéide.
Note 7: (retour) La plupart des leçons manuscrits portent: Dame et Renommée. Mais le texte d'Aimoin indique ici le sens que je restitue à la traduction: «Quæ non immerito domina evasit multarum nationum.....»
Note 8: (retour) Le reste du prologue n'est pas dans Aimoin. C'est probablement une addition de notre traducteur.


LIVRE PREMIER

I.

Comment François descendirent des Troiens.

Quatre cens et quatre ans avant que Rome fut fondée, régnoit Priant en Troie la grant. Il envoia Paris, l'aisné de ses fils, en Grèce, pour ravir la royne Hélène, la femme au roy Ménalaus, pour soi vengier de une honte que les Grecs lui eurent jà faite. Les Grecs qui moult furent corrouciés de ceste chose s'esmurent et vindrent asségier Troie.

A ce siège qui dis ans dura, furent occis tous les fils au roy Priant, lui et la royne Ecuba sa femme. La cité fu arse et destruite, le peuple et les barons occis. Mais aucuns eschapèrent de cele pestilence et plusieurs des princes de la cité, qui s'espandirent en diverses parties du monde pour querre nouvelles habitacions; comme Hélénus, Énéas et Anthénor, et maint autre. Cil Hélénus fu l'un des fils au roy Priant, et si estoit poëte et bons clerc. Il enmena avec lui mil deus cens des exiliés de Troie: en Grèce s'en ala au règne Pandrase: de lui sortit grant lignée. Enéas qui refut un des grans princes de Troie, se mist en mer avec quatre mil et quatre cens Troiens; en Cartage arriva après grans périls et grans tourmens que il eut en mer souffers. Avec Dido, la royne de la cité, demoura une pièce de temps, puis s'en partit et arriva en Ytalie qui, par sort, lui estoit destinée selon les fables Ovidiennes. La terre conquist et régna, puis, trois ans. Après sa mort, Ascanius son fils espousa Lavine, la fille au roy Latin: un fils eut de celle dame qui fu appelé Silvius. Quant il fu grans et parcréus, il hanta tant ès chambres de sa mère que il engroissa une siene nièce, si engendra en elle Brut. Ce Brutus enmena puis la lignée de Lern9 dont nous avons dessus touchié, en l'ile d'Albion qui ore est apelée Angleterre, et Corinée qui estoit descendu de la lignée de Anthénor. Quant ils eurent cette île prise, qui au temps de lors estoit habitée de jaians10, Corinée ot à sa part une contrée de la terre qui encore est apelee Cornouaille, par la raison de son nom. L'autre partie de la terre que Brutus retint à soy, refut de son nom apelée Bretaigne. Lors fonda une cité tout à la semblance de Troie la grant, et l'apella Trinovaque11, c'est-à-dire Troie nouvelle. De celui Brut descendirent tous les roys qui puis furent en la terre, jusques au temps que Anglois, qui vinrent de une des contrées de Saissoingne12 qui estoit apellée Angle, pristrent la terre, des quels elle est apelée Angleterre.

Note 9: (retour) Lern. Tous les manuscrits et tous les imprimés portant ce nom ou celui de Levi; c'est donc une faute du traducteur plutôt que du copiste. Il faut lire Helenus. Brut en effet, chassé d'Italie, vint en Grèce, où s'étoit établi Helenus. On lit dans le roman de Brut que va publier M. Leroux de Lincy:

Cil (Brutus) passa mer, en Gresce ala

De cels de Troie ilec trova

Tote la lignie Heleni.....

(Tom. I, vers 1049.)

Note 10: (retour) Voy. le roman de Brut, terminé en 1165, et qui le plus souvent traduit Geoffroi de Montmouth. (Tom. Ier, v. 1063.)
Note 11: (retour) Trinovaque, c'est encore un mot mal lu par le traducteur. Il falloit écrire Trinovant (Troja-Nova), qui, suivant les historiens bretons, fut le second nom Londres.

Por ses encestres remembrer

La fist Troie-nueve apeler.

Puis ala il nons corrompant,

Si l'apela-on Trinovant...

Et nous or Londres l'apellons.

(BRUT t. I, v. 1219.)

Note 12: (retour) Saissoingne. Saxe. (Saxonia.)

Turcus et Francio qui estoient cousins germains, (car Francio estoit fils de Hector et celui Turcus fils Troylus, qui estoient frères et fils au roy Priant) se départirent de leur contrée et alèrent habiter de lez une terre qui est apelée Trace. Là demourèrent sur un fleuve qui a nom la Dinoe13. Quant ensemble eurent habité un grant temps, Turcus se départit de Francio son cousin, lui et une partie du peuple que il enmena avec soi: en une contrée s'en ala qui est nommée Stice14 la petite. En celle terre habita si longuement lui et sa gent, que ils créèrent de eus quatre manières de gens, Austroghotes, Ypoghotes, Wandes et Normans. Francio demeura sur le devant dit fleuve, après que son cousin se fut de lui départi. Là fondèrent une cité que ils apelèrent Sicambre; longuement furent apelés Sicambriens, pour le nom de cele cité. Tributaires estoient aus Romains aussi comme les autres nascions. Mil cinq cens ans et sept demeurèrent en celle cité, puis que ils l'eurent fondée.

Note 13: (retour) la Dinoe c'est l'ancien nom françois du Danube.
Note 14: (retour) Stice. Il auroit fallu traduire ici Scythie, d'après le texte de Hugues de Saint-Victor.

II.

De diverses opinions pour quoi ils furent apellés François.

15Après, il avint, au temps de Valentinien l'empereour des Romains, qui régna puis la passion Jhésucrist trois cens et soixante-seize ans, que une manière de gens qui estoient apellés Alains, habitoient ez palus de Meode16: fortes gens estoient et batailleurs. A celui empereur Valentinien se combatirent plusieurs fois. Aucunes fois les vainqui et les embati par force dedans les dites palus; mais les Romains ne les purent suivre, car les lieux estoient si forts et si périlleus pour les fontaines et pour les mareschières, que quant ils estoient dedans embatus, ils ne les pouvoient de riens gréver.

Note 15: (retour) Aimoini lib. I, cap. 1.
Note 16: (retour) Palus de Meode pour Palus-Méotides. C'est Valentinien II dont il est ici question. Valentinien Ier mourut en 375.

Quant l'empereour vit ce, il apela en son aide les Troiens qui habitoient en Sicambre et leur pria qu'ils feissent une voie tant seulement, par quoi sa gent peussent venir à ses ennemis soudainement. Ils lui respondirent que ils ne feroient pas ce sans plus17, ains lui promirent que ils les prendroient et chasceroient fors par force. L'empereour qui moult lié fut de cele response, leur quitta le treu de dix ans, s'ils povoient ce faire.

Note 17: (retour) Illi non id solum se facturos, verum se Alanos hinc expulsuros spondent. (Aimoini cap. 1.)

Joyeux furent les Troiens de la promesse l'empereour: soudainement se férirent ès palus, comme ceux qui bien savoient esquiver les périls et les maus-pas que ils connoissoient; les Alains de euls ne se prenoient garde; car ils cuidoient que nuls ne se peust jusques à euls venir, pour la forteresce des lieux. Grant partie en occistrent, (l'autre partie eschapa par fuite,) et aucuns en pristrent.

L'empereour s'esmerveilla moult de la force et de la hardiesce des Troiens, pour ce que ils avoient osé entrer en lieux si périlleux, occire, prendre et chascier les plus grans ennemis de l'empire; ce que les Romains vainqueurs de tout le monde n'osoient faire: pour ce les apela-on lors François; par la raison de leur fierté.

18Autre opinion pourquoi ils furent dits François: aucuns des aucteurs racontent qu'ils furent apellés François du nom d'un prince que ils orent, qui estoit apellé Francio, duquel nous avons là-dessus parlé; et dient ainsi que quant ils se départirent de Troie la grant, ils firent un roy qui eut nom Frigan; puis alèrent par maintes régions jusques en Aise19 la grant. Là se devisèrent en deus parties, dès quelles l'une habita en Grèce en la terre de Macédoine; par la vertu des quels les Macédoniens furent si redoutés que ils firent moult de batailles et orent plusieurs victoires par leur aide au temps le roy Phelippe et le grant roy Alixandre son fils. L'autre partie de ce devant dit peuple ala en Europe: habitacion prist entre la grant mer20 et une région qui est apellée Trace sur la rive de la Dinoe. Quant ainsi orent là habité une pièce de temps, ils se déviserent en deus parties, et furent deus nascions diverses, apelées par divers noms; car les uns furent nommés Torgotins, pour leur roy qui estoit apellé Torgotus21, et les autres, pour leur roy qui avoit nom Francion, furent apelés François, qui chacièrent les Alains des palus de Méode, si comme nous avons la sus dit, à la requeste l'empereour de Rome.

Note 18: (retour) Aimoini lib. I, cap. 2
Note 20: (retour) Inter Oceanum. (Aim., cap. 2.)
Note 21: (retour) Et una quidem natio Torgorum, à Torgoto rege...adepta nomen est. Le vieux traducteur a mal rendu cette phrase, trompé par l'incorrection du manuscrit de la chronique d'Aimoin, qui auroit dû porter: Turchorum a Turchoto rege, au lieu de Torgorum, etc. Il eut fallu traduire: «Les uns furent nommés Turcs, pour leur roy qui estoit appelé Turcotus.»--C'est le Turcus du chapitre précédent.

III.

ANNEE 376.

Comment ils conquirent Alemaigne et Germanie,
et comment ils desconfirent les Romains.

22Quant les dis ans fuient trespassés, l'empereour Valentin23, duquel nous avons parlé dessus, envoia ses messages aus Troiens, pour querir le treu que ils avoient, devant les dis ans, accoustumé à paier. Ils respondirent aus messages que ils en estoient quites par le pris de leur sanc, et que pour eus racheter de ce treu à tous-jours-mais, s'estoient-ils mis en péril de mort; et que jamais treu ne leur rendroient. L'empereour plain d'ire et d'indignacion vint sur eus à grant ost; ses batailles ordona pour combattre; et les Troiens bien que ils ne fussent que une seule nascion assez petite contré l'empire de Rome, issirent à bataille. Mais quant ils virent que la force des autres nascions estoit ajoustée avec les Romains, ils surent bien que ils ne pourroient avoir longue durée encontre si grant pueple: pour ce, jugièrent plus profitable chose à cesser que à combattre. Leur cité guerpirent lors, car ils ne vouloient plus estre tributaires: en Germanie descendirent, les rivages prirent du fleuve qui est apellé le Rin: trois ducs firent de leur gent pour eus gouverner: l'un eut nom Marchomires, l'autre Sunnones, et le tiers Genebaus. Leur peuple estoit ja fortement mouteplié et cru: car au temps qu'ils issirent de Aise, ils n'estoient pas plus de douze mille de gent d'armes, et jà estoient si mouteplië, que les Germains et les Alemans, qui en quantité et en force sont puissans, avoient merveilleusement paour de eus. Parmi la terre s'espandirent, et prirent plusieurs chastiaus et plusieurs cités.

Note 22: (retour) Aimoini lib. I, cap. 3.
Note 23: (retour) Tous les manuscrits ont ici Valentin, il faut Valentinien, cette erreur vient de la traduction faite au XIIIème siecle, et qui portoit partout Valentin pour Valentinien. Les copistes postérieurs ne changerent le nom que dans les premières phrases.

En ce temps, régnoit l'empereour Théodosie. Mainte complainte eut des François qui Alemaigne avoient ainsi prise: contr'eus envoia à grant ost Nannie et Quentin qui estoient deus grans maistres de chevaliers24. Aus François se combatirent, vaincus furent en la première bataille. Quant ils virent ce, ils apelèrent en leur aide Eracle et Jovinien25 qui estoient deus princes de la chevalerie de Rome. Derechief se combatirent aus François tous ensemble; en cele seconde bataille furent les Romains desconfits: mais Eracle et Jovinien s'enfuirent. Et alors firent les François si grande occision de Romains, que toutes les autres nascions en furent durement espoentées, et onques puis ne fu nul qui les osast contraindre ni conseiller de rendre treu. Arbogastes, qui estoit conte de cele gent, s'enfouit aus Romains, après que les François les eurent vaincus: mais toutes fois rapareilla-il bataille contre eus: une partie en desconfit, et aus autres fist pais, si comme il est escrit plus plainement en la vie saint Ambroise. En ce temps, prirent les François la cité de Trèves par le conseil et par l'aide de Luce, l'un des conseillers de Rome: par ce Luce avoit grant dueil et grant despit de ce que Avites, qui estoit ainsi comme empereour sur la terre de Gaules, avoit géu à sa femme: et ce fu la raison pour quoi il le fist.

Note 24: (retour) Magistri militum (Aimoin.)
Note 25: (retour) Il falloit corriger le texte d'Aimoin, et écrire: Eracle tribun des Joviens; lequel fut tué dans la bataille. Voy. la Chronique d'Idace.

IV.

ANNEE 392.

Comment et quant la cité de Paris fut fondée,
et du premier roy de France.

Toute celle gent ne demeura pas en ce païs, ains s'en départit une compaignie; vingt-trois mil furent par nombre. Entr'eus firent un duc qui eut nom Ybors. Ils laissièrent Alemaigne et Germanie, pour querir nouvele habitacion. En Gaule arrivèrent: le païs et la terre leur plut moult, et moult leur sembla délitable à demourer. Sur le fleuve de Saine habitèrent et fondèrent une cité qu'ils nommèrent Leuthèce, (qui ore est apelée Paris), huit cent et quatre vins et quinze ans devant l'incarnation nostre Seigneur: là habitèrent, mil deus cent soixante dis ans puis que leur ancesseur se furent partis de Sicambre. En ce temps vivoient simplement, peu savoient de l'usage d'armes. Au temps de lors n'avoit onques en roy en France; chascun faisoit ce que bon lui sembloit: mais toutes-fois estoient ils subgects aus Romains et faisoient, chascun an, nouviaus conseilleurs de leur gent, meismes pour le peuple gouverner, ainsi comme ceus de Rome.

En ce temps, entra Marchomires en France. Ce Marchomires avoit esté fils au roy Priant d'Osteriche, qui estoit descendu de la ligniée le grant roy Priant de Troie. Ceus de Gaule le reçurent moult honnourablement et toute sa gent; et pour ce que il leur enseigna l'usage des armes, et que il fist clore les cités et les chastiaus de murailles contre les assaus des larrons, l'establirent-ils gouverneur et deffendeur du païs; et aussi, pour ce que il estoit descendu de la ligniée de Troie comme ils estoient, ils furent tout un peuple et une gent.

Ce Marchomires avoit un fils qui eut nom Pharamons, noble chevalier estoit et preus aus armes. Les François qui voulurent avoir roy, aussi comme les autres nascions, prirent ce Pharamons par le conseil Marchomire son père: seigneur et roy le firent sur eus, et lui leissièrent le païs à gouverner. Pharamons fut le premier roy de France: car à ce temps n'avoit onques eu roy: ains estoit le païs sous l'empire de Rome. Pour ce que Marchomires vouloit aquerir leur grâce et leur amour, mua le nom de la cité qui devant estoit apelée Leuthèce, qui vaut autant à dire comme ville plaine de boue, et lui mist nom Paris, pour Paris, l'aisné fils au grant roy Priant de Troie, de la quelle ligniée il estoit descendu: car tous ceuls qui de celle généracion estoient, en quelque terre que ils fussent, désiroient moult que leur nom et leur renommée fust espandue et moutepliée par tout le monde. Ce roy Pharamons gouverna noblement le royaume tant comme il vesqui: mort fu quant il eut régné vint ans.

V.

ANNEE 427.

Du secont roy qui eut nom Clodio.

26Jusques ici, nous avons récitées les opinions d'aucuns aucteurs; mais pour ce que nous ne volons pas que l'on puisse trouver contrariété en ceste lettre, nous prendrons la matière comme elle gist ès Croniques qui ainsi disent que les François quand se partirent de Sicambre et quand ils eurent Alemaigne et Germanie conquise, coronnèrent un roy qui eut nom Pharamont. Ce Pharamont engendra Clodio, qui après lui fu roy. Apelé fu Clodio le chevelu: car en ce temps estoient les roys chevelus.

Note 26: (retour) Aimoini lib. I, cap. 4.

Peu de temps après que le roy Clodio fu couronné, lui et les François se prirent à envaïr les terres voisines et à courir sus à ceus qui à eus marchissoient. Ils dégastèrent la contrée de une gent qui près d'eus habitoient, et que on apeloit Toringiens: cele terre siet en une partie d'Alemaigne. Un chastel prirent qui estoit nommé Dispargue27 et en ce chastel le roy establit le siége de son règne.

Note 27: (retour) On croit reconoître Dispargue dans la ville de Dœsbourg, entre Bruxelles et Louvain.

28Dès lors commençoit jà l'empire de Rome à abaissier et à décheoir, et la force des Romains qui souloit estre comparée à force de fer, estoit jà chéue en la fragilité qui est comparée à pos de terre: car les Bourgoignons avoient jà pourprise et saisie la province de Lyon, et les Gottiens celle d'Aquitaine; et les Romains ne tenoient plus de toute Gaule fors cele partie qui est enclose entre Loire et le Rin.

Note 28: (retour) Aimoini lib. I, cap. 5.

Le roy Clodio qui moult désiroit à eslargir les bornes de son royaume, envoya ses espies oultre le Rin pour savoir quelle deffense le païs avoit; puis passa oultre avec tout son ost; la cité de Cambrai assist et prist; oultre passa parmi la forest de la Charbonière. A la cité de Tournai vint, le siége mist entour la ville, assez tost après la prist; tous les Romains qui contre lui vinrent, pour le païs deffendre, occist et mist à mort.

29Mais pour ce que nous avons ci fait mencion de deus provinces de Gaule, qui ore est appelée France, avenante chose est que soit mise ici la distinction de toute Gaule en la manière que la descrit Jules César, qui en dis ans la conquist. A lui s'accorde Plinius et mains autres philosophes. En trois provinces principaus est toute Gaule devisée. La première si est Celle qui vaut autant à dire comme celle de Lyon; la seconde celle de Belge; et la tierce celle d'Aquitaine. La province de Lyon, qui commence au Rosne et fenist à Gironde, contient maintes nobles cités, desquelles nous ayons ci mis les noms; car par les noms des cités sera plus légièrement la description entendue.

Note 29: (retour) Aimoini præfatio, cap. 4.

30La première si est Lyon; Chalons, Ostun, Sens, Troies, Aucerre, Miaus, Paris, Orliens, Chartres, Rouen, Evreus, Lysieux, Avrences, le Mans, Nantes, Renes, Vanes, Angiers, Nevers, Tours et Bourges; mais Sens et Ostun furent jadis de plus grand noblece et de plus grant auctorité que nule des autres: car la cité d'Ostun fu comme principale et maistresse de toute Gaule, au temps que Jules César et les Romains tenoient le païs; pour ce qu'elle obéit tous jours volentiers aus empereours de Rome, et garda et nourrit tous jours la grâce et l'amour qu'elle avoit aus Romains. La cité de Sens fu de si grant affaire et de si grant fierté que les Frans Sénonois assirent Rome et la prirent par force, et enfermèrent les Romains dedans le Capitole; et les Romains les firent retourner, par grant avoir qu'ils leur donnèrent avant qu'ils s'en vousissent partir.

Note 30: (retour) Aimoini præfatio, cap. 5.

Mais Oroses qui fait une autre distinction de toute Gaule et la devise en quatre provinces, ne s'accorde pas que Tours et Bourges soient en la province de Lyons: ains veut dire que elles sont en celle d'Aquitaine, pour ce que elle commence au fleuve de Loire et dure jusques aus mons de Montjeu31. Mains fleuves courent par ceste province, des quels le Rosne est le plus grant.

Note 31: (retour) Montjeu, les Pyrénées. «Aquitaniam à flumine Ligeris usque ad Pyrenæos montes determinat.» (Aimoini Præfatio, IV.)

Après la description de la province de Lyons met Jules César celle de Belge32 qui commence aus dernières parties de Gaule par devers le Rin, et dure jusques à la cité de Senlis33; et s'estent tout contremont vers orient34. Les plus nobles cités sont ci nomées: Coloigne, Tongres, Trèves, Mez, Toul, Verdun, Rains, Chaalons, Laon, Soissons, Amiens, Noyon, Biauvais, Vermans, Arras, Tournay, Cambray, et maintes autres. Mains fleuves courent par celle province, dont le Rin, Matrone et Muese sont les plus grans35; maintes riches forests, des quelles Ardenne est la plus grant: si grant est que elle dure plus de cinq cens milles de lonc.

Note 32: (retour) Belge. «Belgica provincia.» (Aimoin.)
Note 33: (retour) Et dure jusques à la cité de Senlis. Ce membre de phrase n'est pas dans Aimoin, et semble une interpolation. Plusieurs manuscrits portent Paris, au lieu de Senlis
Note 34: (retour) Tout contremont vers orient. Le texte d'Aimoin n'est pas traduit complètement: «Belgæ spectant in septentrionem et orientem solem
Note 35: (retour) «Ejus provinciæ fluvii Scaldus, Matrona alque Mosa.» Matrona c'est la Marne.

La tierce province si est celle d'Aquitaine selon la description Plinius et Jules César. Elle commence au fleuve de Gironde, et d'une part jusque aus mons de Montjeu, et d'autre costé jusques à l'entrée d'Espaigne36. Maintes nobles cités contient. La première est Clermont, Narbonne, Caours, Thoulouse, Gaiete37, Rodais, Limoges, Pierregort38, Poitiers, Bordiaus, Saintes et Angoulesme. Maintes riches forests contient et maints grands fleuves: deux des plus renommés sont Gironde, et Dordonne. Ce fleuve qui est nommé Dordonne, retient le nom de deus fontaines dont il sourd, dont l'une est apelée Dor, et l'autre Donne. Si est nommée ceste province Aquitaine, pour ce qu'elle est plus habondant de fontaines et de fleuves que nulle des autres. Quant les François eurent conquis toutes ces provinces, ils les devisèrent en deus parties tant seulement. La partie devers Septentrion, qui est enclose entre Meuse et le Rin, apelèrent Austrie; celle qui est entre Meuse et Loire, apelèrent Neustrie, et par ce nom fu jadis Normendie apelée, avant que Normans la prissent. La partie devers Lyons que les Bourgoignons pristrent, retint le nom de eus; pour ce fu-elle apelée Bourgoigne. Ci avons descrit le siège de toute Gaule au mieus que nous povons, selon les livres des anciens aucteurs.

Note 36: (retour) Et d'une part, traduction encore inexacte. «Aquitania à Garumnâ flumine usque ad Pyrenæos montes et eam partem quæ ad Hispaniam pertinet spectat.» (Aimoin.).
Note 37: (retour) Gaiete. Variante: Gareste. Gavalis dans Aimoin. On s'accorde à reconnaître ici Javouls ou Javols, aujourd'hui bourg du Languedoc à cinq lieues de Marvejols.
Note 38: (retour) 38: Pierregort. Perrigueux.

VI.

ANNEE 447.

Du tiers roy qui eut nom Mérovée, du quel
la première génération sortit.

39Quant le roy Clodio eut régné vint ans, il paia le tribut de nature. Après lui régna Mérovée. Ce Mérovée ne fu pas son fils, mais il fu de son lignage. De lui sortit la première génération des rois de France qui dura, sans faillir, jusques à la génération de Pépin le secont, le père au grant Charlemaine. Et ce roy fu moult profitable au royaume. En ce temps passèrent le Rin une gent qui estoit apelée les Huns. La cité de Trèves ravagèrent, tout le païs d'entour Tongres brulèrent et gastèrent; en tele manière que toute Gaule estoit en batailles et en persécutions; par tout résonnoient cris, pleurs, douleurs et pestilences, occisions et rapines. Si dura ceste male aventure jusques à la cité d'Orliens. La ville assirent et mirent gardes aus portes, que nul n'en peust sortir. En ce temps estoit saint Agnien, évesque d'Orliens: le saint homme fist sa prière vers nostre Seigneur, pourque il confortast le païs et la cité; Nostre Sire oy sa prière, car, par ses oroisons et par sa mérite, fu l'orgueil de ce peuple si troublé, qu'il s'enfuirent et se perdirent en telle manière que l'on ne put onques puis savoir ce qu'il devindrent, ni où il habitèrent. Mort fu le roy Mérovée après ce qu'il eut régné dix-huit ans.

Note 39: (retour) Aimoini lib. I, cap. 6.

VII.

ANNEE 447.

Du quart roy qui eut non Childéric, comment les barons
le chascièrent hors du royaume
.

40Un fils eut le roy Mérovée, qui eut nom Childéric; coronné fu après la mort de sont père, mais il ne commença pas à régner moult gracieusement: haï estoit de ses barons pour les vilennies et les hontes qu'il leur faisoit; car il prenoit à force leur filles ou leur femmes, quant elles lui plaisoient, pour accomplir les délis de sa char. Pour ceste raison le chascièrent hors du royaume, plus ne pouvant souffrir les griefs de sa desfrenée luxure. Quant ainsi fu exilié, il s'enfui à Bissin, le roy de Toringe, qui moult débonnairement le reçut, et le tint avec lui moult honnorablement tout le temps de soir exil. Mais nul n'est si haï qu'il n'ait par fois aucun ami. Ce roy Childéric eut à ami un des barons qui moult avoit tous jours esté son familier: Guinement avoit nom: par son conseil faisoit le roy moult de choses tandis comme il gouvernoit le royaume. Le roy qui bien savoit que les barons ne l'avoient pas à cuer et qu'il le menaçoient, apela un jour Guinement, avant que il fust essilié du royaume: conseil lui demanda de ceste chose. Celui-ci lui conseilla que il donnast lieu à l'ire des barons41: car s'il demouroit, il acroitroit plus leur male volonté que il ne l'apetisseroit; et la nature humaine est tele que ils portent envie et haine à celui que ils voient présent; et quant ils ne le voient mie, aucune fois advient que ils en ont compassion. Il lui promist que il essaieroit42 les cuers des barons, et s'il povoit il les apaiseroit à lui: mais pour ce que il n'en pust de riens estre déceu, il prit un besant d'or et le coupa parmi, l'une moitié lui bailla et l'autre retint, puis lui dist ainsi: «Si je te puis réconcilier aux François, je te envoierai ceste partie que j'ai retenue; et si tu vois que elles accordent ensemble aussi comme elles font orendroit, ce sera certain signe de ta réconciliation: lors, t'en reviendras pour recevoir ton règne, dont tu es maintenant exilié.» Après ces paroles s'en ala le roy en exil, comme nous avons dit, et celui-ci demoura pour sa besoigne procurer.

Note 40: (retour) Aimoini lib. I, cap.7.
Note 41: (retour) Qu'il donnât lieu à l'ire, c'est à dire qu'il laissat passer la colere des barons. «ire eorum cededum suadet.» (Aimoin).
Note 42: (retour) Il essayeroit. Il mettroit à l'essai.

VIII.

ANNEE 457.

Comment les barons firent roy Gilon le Romain,
après qu'ils eurent chacié le roy Childéric
.

43Apres que le roy Childéric se fust destourné du royaume, les barons qui pas ne vouloient estre sans seigneur, eslirent un roy, Gile avoit nom; Romain estoit de nascion; de par les Romains avoit la cure reçue de garder ce que ils tenoient de la terre de Gaule. Pas n'estoient remembrans des injures et des griefs que ils avoient fait à ceus de Rome et à ce Gilon meisme. Moult est l'umaine pensée déceue et avuglée qui pense que celui-là les doive aidier et conseillier à qui l'on aura fait tant de persécutions et tant de dommages: par quel raison conseillera-il son ennemi qui lui aura ses biens gastés, ses maisons arses, son peuple occis et ses cités acravantées? Guinement, qui tant estoit ami au roy Childéric, estoit sage et plain de grant malice: tant fit en brief temps que il fu accointé du roy Gilon, lequel ne faisoit rien sans son conseil, pour ce que il pensoit que il fust le plus loial ami qu'il eust. Bien savoit Guinement qu'il avoit les François soupeçonneux; et pour ce lui conseilla tant comme il put que il passast le temps par faintises et par simulacions, et que il les grevast de tributs et de exactions. Mais pour ce que il pensoit bien que les François ne se fléchiroient mie tellement, pour semblables griefs, que ils ne demourassent en hayne vers le roy Childéric, comme ils avoient commencié, et que ils ne se tenissent à Gilon qu'ils avoient esleu, il lui dist en tele manière: «Tu ne pourras brisier la félonie ni l'orgueil des François, si tu ne détruis aucuns des plus nobles et des plus puissans; par ce pourras tu légièrement les autres fléchir à ta volenté.» Gilon qui pas n'estoit averti de la malice que celui-ci pensoit, s'acorda à ce conseil et le soin de ceste besoigne lui confia. Guinement qui eut atendu temps et lieu de ce faire, commença à ceus qui avoient esté plus contraires au roy Childéric: de crime les accusa et les prist, puis les envoya au roy Gilon pour faire justice. Il commanda aussi tot que ils fussent punis du crime de conspiration et de magesté lesée.

Note 43: (retour) Aimoini lib. I, cap. 7.

Quant les autres barons virent la cruauté de Gilon, ils furent fortement esmu contre lui: lors ils vinrent à Guinement, par lequel conseil Gilon faisoit ce; mais ils ne le savoient mie. A lui se descouvrirent en complaignant de Gilon qui telle cruauté leur faisoit. Il leur respondi que moult s'esmerveilloit de la légièreté et de la muableté de leur cuers, quant ils se plaignoient déjà de celui que ils ayoient tant loué un peu devant et jugié digne du règne: puis leur dist: «Quelle forsenerie vous démenoit, quant vous getastes hors de son règne votre droit seigneur, né de vostre gent, et vous vous soumites à un ourgueilleux de estrange nascion? Mais, par aventure, vous me respondrez que ce fu pour sa luxure; et je vous demande pour quoi vous vous plaignez de celui que vous eslutes par dessus vostre seigneur lige. Vous avez outragé et chacié votre roy né et créé de vous meismes, qui estoit débonnaire par nature, et pust encore estre plus débonnaire et plus pourfitable au royaume, s'il eust laissé la joliveté44 de son cors que il n'eust pas maintenu tous jours: et vous avez pris un tiran que vous deussiez esquiver et redouter, pour ce que il est né de estrange nascion. Mais si vous voulez croire mon avis, je vous conseille que vous le rapelez, et que vous rapaisiez son cuer que il a troublé vers vous pour la honte que vous lui avez faite. Certes c'est moult dure chose que vous ne poviez souffrir la luxure d'un seul homme, et vous souffrez la perdition de tant de nobles hommes et princes.»

Note 44: (retour) Joliveté, la légèreté. C'est peut-être la traduction du mot Juvenilitas.

IX.

ANNEE 457.

Comment le roy Childéric fu rapelé, et Gilon bouté hors.

45Les barons qui furent encouragiés de ces paroles (car bien leur sembloit que il dist voir) et esmeus contre Gilon le Romain, respondirent; «Nous nous repentons moult des vilennies et de la honte que nous avons faites à nostre propre roy, et si nous savions là où l'on le peust trouver, nous envoirions à lui messages, et li pririons humblement que il retournast en son règne.» Moult fu lié Guinement quand il oy ces paroles. Par un certain message envoya au roy Childéric la moitié du besant d'or qu'il lui avoit donné quant il se fu de lui parti, et lui manda en tele manière: «Retourne à ton règne, et use bieneureusement de ta seignourie, comme sire désiré.» Quant le roy Childéric oy le message, et il eut la vérité sceue par tesmoing du besant, il retourna liément en France. Quant il fu enmi voie, il manda Guinement son loial ami qu'il lui venist à l'encontre promptement. Celui-ci vint à grant compaignie des barons, droit à un chastel qui est apellé Bar46; puis commanda aus bourgeois et au peuple de la ville que ils receussent le roy leur seigneur honorablement. Eux qui volontiers le firent, le reçurent à moult grant joie et lui firent tant de honneur comme ils purent. Moult leur en sut le roy bon gré; et pour l'honneur qu'ils li eurent faite, selon sa libéralité, les franchi du tribut que la ville lui donnoit tous les ans. Grant joie lui firent les barons, et moult se humilièrent vers lui: leurs forces joignirent ensemble pour aller sur Gilon, qui déjà par aventure s'estoit aperceu de la conspiration qu'ils avoient faite contre lui. A lui se combatirent et le desconfirent à la première bataille: il s'enfui et s'en ala en la cité de Soissons que il tenoit: la demoura tout le restant de sa vie. Quant mort fu, Siagres, un sien fils, tint la cité après lui.

Note 45: (retour) Aimoini lib. 1, cap. 7.
Note 46: (retour) Bar. «Barrum.» (Aimoin.) Depuis Bar-le-Duc.

Le roy Childéric, qui estoit bon chevalier de sa main et sage de conseil, esmut ses batailles contre Odoacre, le roy de Saissoigne47: ensemble se combatirent euls et leur gens. Desconfit fu Odoacre et ses batailles; par fuite garanti sa vie. Le roy Childéric qui moult estoit ardent de le tenir, le chaça jusques à Orliens, mais il s'en fui parce que il n'osa attendre sa venue. Le roy assist la ville et la prist par force; un comte romain qui là estoit, occist, Pons avoit non48. Ainsi accrut le roy son règne jusques à Orliens, et puis jusques à la cité d'Angiers.

Note 47: (retour) Saissoigne. Saxe. «Saxonum rege.» (Aimoin).
Note 48: (retour) Pons. Aimoin dit Paulum.

X.

ANNEE 464.

Des trois avisions du roy Childéric; et comment
la royne Basine vint à lui
.

49Quant la royne Basine femme de Bissin le roy de Toringe, à qui le roy s'enfui, sut que Childéric se fu accordé à ses barons et qu'il fu receu en son règne, elle quitta son seigneur et s'en vint après Childéric en France; car l'on disoit que il l'avoit cognue tandis que il demouroit avec son seigneur. Il lui demanda pourquoi elle l'avoit suivi, et son seigneur quitté; elle lui respondi: «Je sui à toi venue, pour ce que j'ai cognue et esprouvée ton atrempance50 et ta vertu, et si je pensois meilleur de toi trouver en nule des parties du monde, nuls griefs de voie, nuls travaux de corps ne me tiendroient que je ne l'alasse requerir.» Quant le roy oy ceste response, il la prist par mariage comme paien que il estoit; et ne lui souvint pas des bontés et des bénéfices que Bissin le roy de Toringe son premier mari lui eut faites quant il eut esté chacié de France.

Note 49: (retour) Aimoini lib. I, cap. 8.
Note 50: (retour) Atrempance, tempérance. Modestia cognita. (Aimoin).

Quant ils furent le soir couchiés ensemble, et ils furent au secret du lit, la royne l'avertit qu'il se tenist cele nuit d'habiter à elle; puis lui dist qu'il se levast, et alast devant la porte du palais et lui sut dire ce que il auroit vu. Le roy se leva et fist son commandement. Quant il fu devant la sale, il lui sembla qu'il véist grans formes de bestes, ainsi comme d'unicornes, de liépars et de lyons, qui aloient et venoient par devant le palais. Il retourna tout espoenté, et raconta à la royne ce que il avoit vu. Elle lui dist que il n'éut pas paour, et que il retournast arrières. Quant retourné fu, il vi grans images de ours et de loups ainsi comme s'ils vousissent courre sus l'un à l'autre: il retourna au lit de la royne et lui raconta la seconde avision. Elle lui redist que il retournast encore une fois. Quant retourné fu, il vit figures de chiens et de petites bestes qui se entredespéçoient toutes. Quant il fu retourné à la royne et il lui eut tout raconté qu'il eut vu, il lui requist que elle lui fist entendre que ces trois visions signéfioient; car il savoit bien que elle ne lui avoit pas envoie pour néant. Elle lui dist que il se tenist chastement celle nuit et elle lui feroit au matin entendre la signification des trois avisions. Ainsi furent jusques au matin que la royne apela le roy que elle vit moult pensif; puis lui dit: «Sire, ostes tes pensées de ton cuer et entens ce que je dirai. Saches certainement que ces avisions ne sont pas tant significations des choses présentes comme de celes qui à avenir sont: et ne prens pas garde aus formes des bestes que tu as vues, mais aus fais et aus meurs de la ligniée qui de nous doit sortir. Le premier hoir qui de nous sortira sera homme de noble proesce et de haute puissance: et cela est signefié en la forme de l'unicorne et du lyon, qui sont les plus nobles et les plus hardies qui soient. La signeficacion de la seconde vision est tele que en la forme du loup et de l'ours sont signefiés ceus qui de nostre fils sortiront, qui seront rapineux, comme les bestes sont. La signefication de la tierce avision en la forme du chien qui est beste gloutonne et de nule vertu, ni ne peut riens sans l'aide de homme, est la mauvestié et la paresce de ceus qui vers la fin du siècle51 tiendront le sceptre et la couronne de ce royaume. En la tourbe des petites bestes qui s'entrebatoient est signefié le menu peuple qui s'entreocciront, pour ce que ils seront sans paour de prince. Sire, dist la royne, vez-ci l'exposition des trois avisions, qui est certaine démonstreresse des choses qui sont à avenir.» Ainsi fu le roi hors de la pensée en quoi il estoit chéu pour les avisions, et fu joyeus de la noble ligniée et du grant nombre des preus hommes qui de lui devoient sortir.

Note 51: (retour) La fin du siècle. Aimoin dit: Ultimis in sæculis, c'est-à-dire dans les derniers temps de la monarchie. Sur ce rêve de Childéric, il y a bien à rêver aujourd'hui.

XI.

ANNEE 464.

D'une incidence, comment l'empereour de Constantinoble envoia Thierri
contre Odoacre pour deffendre les Romains
.

52En ce temps, vint en Ytalie Odoacre qui estoit sire d'un peuple qui habite sur les rivages de la Dinoe53: fortement estoit devenu orgueilleux pour une victoire qu'il avoit eue contre Pheletée le roy de Rugie. Avant que il entrast en la terre, il ala parler à saint Severin qui en ces parties habitoit. Le saint lui dist ainsi comme par prophétie: «O tu Odoacre qui es maintenant vestu de vieus piaus de bestes, assez tost seras sire de toute Ytalie.» Car en ce point que il ala visiter le saint homme, il avoit une piau affublée. Quant il eut cele parole oye, il entra en Lombardie: assez i fist rapines et occisions et gasta le païs, non pas si comme il dut, mais si comme il voulut. Enthemie l'empereour de Rome fu mort en ce point, si fu occis par la traïson Recimère son gendre. Odoacre prit fortement à menacier la cité de Rome; et les Romains de la menace furent moult espoventés, meismement pource que ils n'avoient adoncques point d'empereour ni chief qui les gouvernast. Pour ce, envoièrent leur message à Lyon, empereour de Constantinoble et lui prièrent que il leur envoiast un des princes de son palais par quoi ils fussent deffendus de leurs ennemis.

Note 52: (retour) Aimoini lib. I cap 9.
Note 53: (retour) : La Dinoé, le Danube.

54En ce temps estoit Thierri un des plus grans princes du palais de l'empereour, fils avoit esté Théodore55: Celi Théodore fu né en une des parties de Grèce qui est apelée Macédoine et sa femme aussi qui estoit apelée Lilie: serjant avoit esté à un des nobles hommes du palais, qui avoit nom Ydaces. Thierri s'estoit si bien prouvé tous jours, que il estoit l'un des plus vaillans hommes de la cour l'empereour, par son sens et par sa prouèce: car aussi comme il seurmontoit les autres en grandeur de cors, tout aussi les seurmontoit-il en force et en hardiesce. Moult l'avoit l'empereour chier au temps de lors, et maint des sénateurs pour son sens et pour sa valeur l'honoraient. Quant les messages aus Romains furent devant l'empereour venus et il eut la cause de leur voie entendue, il leur livra Thierri et le fist patrice et deffendeur de toute Ytalie. Quant il fu là venu, et les Romains l'eurent recéu, il appareilla ses batailles et se combati contre Odoacre par plusieurs fois. Un jour que il se combati à lui, il fu desconfit lui et sa gent: tellement que il convint que il fuist. En ce qu'il s'enfuioit droit vers la cité de Ravenne, Lilie sa mère lui courut au devant et lui pria que il retournast à la bataille: mais quant elle vit que il refusoit et doutoit à retorner, elle lui dist: «Biau fils, croi moi, tu n'as forteresce, ni refuge où tu puisse fuir ni cacher toi, si je ne lève ma robe, et si tu ne rentres en la maison dont tu sortis quant tu fus né.» Quant le jouvencel oy ce, il fu tout enflammé et tout honteus des paroles de sa mère, y reprist cuer et hardement, et rassembla autant de sa gent comme il en put avoir; au champ de la bataille retorna sur ses ennemis, qui gisoient çà et là parmi le champ, comme ceus qui estoient asseurés pour la victoire qu'ils avoient eue. Une partie en occist, l'autre partie s'enfui, Odoacre prist et assez tost après, l'occist. Ainsi délivra les Romains et toute Ytalie de lui et de sa gent.

Note 54: (retour) Aimoini lib. I, cap. 10.
Note 55: (retour) Aimoin auroit dû, au lieu de Theodori, écrire Theodemiri, lequel fut en effet le père du grand Théodoric.

56Incidence. Lors advint en la cité de Thoulouse que un grant ruis57 de sanc courut tout un jour en milieu de la cité. De ceste merveille furent ceus du païs esbahis, et dirent les plus sages que ce signifioit la perdition de la cité et l'accroissement de la seigneurie des François.

Note 56: (retour) Aimoini lib. 1, cap. 9.
Note 57: (retour) Ruis. Nous n'avons conservé que le diminutif de ce mot, ruisseau.

XII.

ANNEE 468.

Comment Thierri fu mellé à l'empereour et fu garanti
de mort par un sien ami, qui eut nom Tholomée
.

58Quant Thierri fu parti de l'empereour, envie qui tous jours dure esmut les cuers d'aucuns des sénateurs; ils commencièrent à diffamer à lui et ses fais qui estoient dignes de loenge. A l'empereour alèrent, et tant firent et tant lui dirent que ils parvertirent la bonne volonté que il avoit vers lui, et sa grâce muerent en hayne: entendre lui firent que il tendoit à avoir le règne espérial (c'est-à-dire le règne d'Ytalie, et puet estre dit règne espérial, si comme aucuns veullent dire, pour une estoille prochaine à ce royaume, qui ainsi est apelée: les autres dient que ce fu pour un roy qui en celle terre régna, qui eut non Hespérus.)59 L'empereour qui trop légièrement les crut, fu si durement esmu contre lui, que il le rapela et manda que il retournat arrières en Constantinoble: de si desmesurée hayne le haoit que il avoit proposé que il le feroit occire, tout seul dessevré de sa gent. Mais Tholomée, l'un des sénateurs, qui moult estoit sage homme, et moult avoit tous jours amé Thierri, ne pot onques estre parverti pour nule malice de ses ennemis, que il ne fust tousjours entier en son amour. Quant il aperçut la traison que ceus machinoient contre son ami, il s'en ala à l'empereour, quant il vit point et heure, puis lui dit en tel manière: «La loenge et la gloire des Romains et des empereours qui jadis ont esté, n'est pas tant seulement essauciée et renommée par batailles et par victoires, mais par les mérites de pitié et de foi enterine envers les subjets: car les plus grans de nos princes qui jadis ont esté, désiroient plus à vaincre leurs ennemis par miséricorde et par pitié, que ils ne faisoient par droit d'armes et par loy de bataille: ce peut-on prouver par mains examples. Scipion, l'un des sénateurs de Rome, aquist grant nom et grant loenge de ceus de Cartage; mais plus fu loué et prisié de ce que il ne fu pas tant seulement aus obsèques d'un sien mortel ennemi, ains porta la bierre d'une part à ses propres espaules. Pompée redut avoir grant gloire quant il eut vaincu Mitridate lui et sa gent, qui si estoient fors hommes et puissants; mais plus dut avoir grant loenge en ce que il ne leva pas tant seulement de terre le roy Tigrane qui s'estoit agenoillié devant ses piés, et tenoit sa couronne sur ses genoulz en priant merci: ains lui mit la couronne sur son chef, puis le leva de terre et l'assist delez lui, Régulus, un des conseilleurs de Rome, refu plain de si grant loiauté que il ama miex à morir entre ses ennemis et périr par divers tourmens, que brisier la foi de son serement. Si celui et mains autres de qui nous ne parlerons mie gardèrent jadis loyauté et justice, ils n'eurent pas loenge ni renommée sans raison. Bon empereour, ne reçois doncques pas les fausses paroles de ceus qui veullent salir la gloire de l'empire et de ton nom par leur faus amonestemens. Que dira-on par tout le monde, si tu ocis ainsi sans raison un si vaillant home et si puissant, et qui tant peut profiter à l'empire? Mais si tu voulois croire mon conseil, Thierri seroit mandé, pris et lié seroit si tost comme il enterroit au palais; puis seroient envoiés aus Romains aucuns des sénateurs pour ceste chose noncer et pour raporter leur response.» Pour ce monstra Tholomée ceste voie à l'empereour: car il avoit jà envoié un sien message aus plus grans hommes d'Ytalie, et leur avoit mandé que ils meissent en prison les sénateurs que l'empereour leur devoit envoier, puis lui remandassent telles paroles: «Nous ne te rendrons tes sénateurs, si tu ne nous rens avant nostre avoué et nostre deffendeur.» Tout ainsi comme cil le manda ainsi le firent, quand l'empereour leur eut envoié les sénateurs. Quant l'empereour vit ce, il se douta que ils ne feissent pis, pour ce leur rendi Thierri et reçut ses sénateurs. Ainsi fu Thierri délivré du péril de mort à cette fois par le conseil de son ami. Quant il fu à Rome retourné, il fist diverses batailles contre ses ennemis et vainqui glorieusement partout, comme cil qui moult estoit sage et puissant en armes.

Note 58: (retour) Aimoini lib. I, cap. 9.
Note 59: (retour) Cette parenthèse est du translateur, qui s'est cru obligé d'expliquer les mots Hesperiæ regnum du texte d'Aimoin.--Quant à toutes ces aventures de Théodoric, elles semblent empruntées par Aimoin à l'une des épopées anciennes dont ce grand prince était le heros.

Par plusieurs fois se combati à une manière de gent que on apele les Avares: maintes fois les vainqui, et aucunes fois fu revaincu. Un jour se combati à eus, si les desconfi et chaça des champs, moult en ocist en fuiant; il les enchassa jusques à un fleuve qui est apelé Hester. Quant il eut fait tendre ses tentes sous les rivages de cele eaue, il prist aucuns de ses chevaliers et s'en ala selon la rive du fleuve pour espier ses ennemis, qui de l'autre part estoient. Lors vit venir Xersès un de ses ennemis d'autre part, pour son ost espier: trois de ses compaignons envoia pour lui prendre. Quant Xersès les vit venir, il fist semblant de fuir; en ce que ils l'enchaçoient, il les ocist tous trois l'un après l'autre. Après ces trois, il en y envoia trois autres qui tout en telle manière furent occis. Quant Thierri vit que ses compaignons refusoient, il frappa son cheval des esperons, et s'ala combattre à lui. Fortement et longuement se combatirent, mais à la parfin fu Xersès navré au bras; pris fu et amené aus herberges. Quant ainsi fu emprisonné, Thierri qui moult s'esmerveilloit de sa force et de sa chevalerie et moult le prisoit en son cuer, le pria premièrement par blandices et par belles paroles, puis l'espoenta par menaces; car il le cuidoit contraindre à ce que il demourast avec lui, ainsi lui fist faire assez de hontes et de tourmens. Toutes fois quant il vit qu'il ne le pourroit fléchir en nule manière, il l'en leissa aler tout quite à sa gent: cil se féri maintenant en l'eaue. Quant il fu au milieu du fleuve, il se retourna par devers l'ost Thierri, et lui commença à hucier: «Puis que je suis,» dit-il, «hors de ton pooir et de ta seignourie, et que je suis rendu à ma volonté et à ma franchise, je te promet que je retournerai à toi comme à mon seigneur, et te servirai mais tant come je vivrai comme loial serjant.» Quant il eut ce dit, il retourna arrières, et se soumist à la seignourie Thierri.

XIII.

ANNEE 493.

Comment l'empereour manda derechief Thierri pour le occire,
et comment il demoura, par l'exemple Tholomée
.

Tandis comme le victorieux prince Thierri se combatoit en Ytalie ainsi glorieusement contre ses ennemis, estoit-il accusé vers l'empereour de Constantinoble, et despeciés et detrais par les langues ennemies de faus traitres. Car l'empereour estoit de rechief si esméu contre lui, pour ce que ils lui faisoient entendre que il estoit ennemi de l'empire; pour ce, lui manda que il revenist en Constantinoble. Tous les sénateurs assambla pour traiter de sa mort; jurer les fist que nul ne révéleroit les secrès de son conseil. Quant il eut oy le commandement l'empereour, il se douta moult: mais toutes fois envoia, avant qu'il se méust, un message à Tholomée son loial ami, et lui manda que il lui seust à remander si ce seroit son profit ou non d'obéir au commandement l'empereour. Quant Tholomée eut le message oy, il se douta, pour le serrement que il avoit fait à l'empereour de garder les secrès de son conseil; pour ce estoit à mésaise qu'il ne savoit lequel faire: mais toutes-fois l'ancienne amistié du prince et l'enchaus60 du message le vainquit et contraint à ce que il dist au message: «L'empereour fera hui la feste de sa nativité, je et tous les autres sénateurs devons mengier avecques lui: tandis que le mengier sera plenier, tu te mettras avec les serjans; si gardes que tu soies si près de moi que tu puisses apertement entendre ce que je dirai à l'empereour et aus sénateurs, et si rapporte à ton seigneur ce que je dirai en tele manière que tu le m'orras raconter.» Quant l'empereour et touz les sénateurs furent assis au mengier, et ils furent jà eschauffés de viandes et de vins, Tholomée commença à parler en tele manière: «Pour ce, dit-il, que ce jour est solempnel et habundans de viandes et de vins, est-il bien avenante chose que nous racontions fables et narracions pour esbater et solacier. Or faisons donques à la volenté de ceus qui volentiers se délitent en tex choses escouter.» Quant il eut ce dit et il vit qu'ils estoient tous ententifs pour escouter ce que il voudroit dire, il commença à parler en tel manière.

Note 60: (retour) L'enchaus, la poursuite ou la sollicitation. Le texte d'Aimoin porte instantiâ devictus pueri qui misus fuerat.

«En ce temps,» dist-il, «que les bestes parloient, toutes les bestes sauvages s'assemblèrent pour faire roy; car l'umaine seignourie leur dépleisoit. Quant elles se furent toutes à ce accordées, elles alèrent au lyon; moult lui prièrent que il ne contredéist pas leur volenté, car elles le voloient avoir à roy, pour ce que il estoit sage et hardi. A leur volonté s'accorda le lyon, la seignorie reçut, coronné fu comme roy, et assis en son trosne. Toutes les bestes le vinrent saluer et adorer comme leur seigneur et leur roy. Entre les autres vint le cerf qui moult estoit biau et grant, et avoit les cornes hautes et ramues. Si comme il s'enclinoit pour le roy adorer, il le ravi parmi les cornes pour le dévourer. Le cerf qui senti la tricherie, escout la teste de tout son pooir, et pour ce que il estoit fort et légier, il s'estordit du lyon, mais il lui laissa ses cornes: tout ainsi s'enfui au bois. Le roy fu moult courroucié du despit que le cerf lui eut fait, fortement le comnença à menacier. Les bestes se commencièrent à plaindre de la honte que le cerf avoit faite à leur roy, mais toutes-fois n'en fu nule qui osast aler après lui pour la honte vengier. Entre les autres fu le goupil61 qui tant set de barat: eles lui prièrent que il alast après le cerf, et que il féis tant que il amenast le cerf au roy. Le renart fist leur prière. Quant il vint à lui, il lui dist que moult avoit grant compassion de sa douleur, et que bien lui sembloit que le roy eust fait cele vilenie sans raison. Le cerf commença à maudire le lyon pour ce que il l'avoit ainsi afolé de ses beles cornes quant il le voloit adorer. Le renart lui dist: Garde s'il ne feist pour cause d'amour ce que tu dis que il le fist par vilenie: par aventure quant il te prist par les cornes, il te vouloit redrecier en pais et en amour; si semble bien que ce soit vérité, car moult lui poise dont tu es de lui départis: il ne parle si de toi non; toute sa pensée et s'intention est en toi. Retourne à lui, et te met en sa jurisdiction.» Tant lui dist le renart que la cerf retourna. Quant il se fu devant le roy agenouillié ainsi comme devant, le lyon geta les piés et le saisit; les autres bestes saillirent et le despecièrent tout; le renart qui fu près, lui arracha le cuer et le mengea larrecineusement. Le roy quist le cuer longuement, trouver ne le put: lois fu moult courroucié. Quant les bestes virent que le roy estoit si courroucié, elles orent grant paour, l'un demanda à l'autre que le cuer du cerf estoit devenu; au derrenier, fu la soupeçon du larrecin mis sus le renart, pour ce que ont l'avoit veu près du cerf tandis comme l'on le dévouroit. Arraisonné en fu, il respondi que il n'en savoit riens. Pource que on ne l'en crut pas, l'on le coimmença à tourmenter, il commenca à crier: Hélas pourquoi sueffre-je tels tourmens sans raison, pour quoi me demande-l'on ce que on seit bien que je n'eus onques? car certes, s'il eust cuer, il ne fust pas ça retourné: il s'enfui les cornes arrachiés premièrement, tout désarmé des armes que nature lui eut données; ainsi se mist en péril de mort, puis que il eut aperceu la cruauté du lyon. Il ne put onques avoir cuer, quant il ne se seust conseillier.» Quant Tholomée eut son conte finé, il se tut. Le message Thierri, qui bien et sagement eut entendu l'exemple Tholomée, retourna à son seigneur, tout lui raconta par ordre ce qu'il eut oy conter. Quant Thierri eut ceste exemple entendu, il demoura et n'obéi pas au commandement l'empereour. En poy de temps après, les princes d'Ytalie le firent roy et seigneur du païs: en tele manière fu sauvé par son loial ami.

Note 61: (retour) Goupil. Le renard.

XIV.

ANNEE 493.

Comment S. Pascases que l'on cuidoit que il fust
en paradis, fu trouvé en un purgatoire
.

62En ce temps trespassa l'apostoile Anastaise; grant dissention fu en peuple après sa mort, car une partie s'acordoit en une personne qui avoit nom Lorens, et l'autre partie plus seure et meilleure, si comme il parut après, se consentoit en un autre qui estoit nommé Simmaques; dont il avint que ils furent ordonés63 tout en un jour, et comme l'une partie ni l'autre ne voulut cesser ni donner lieu à l'autre, les deux parties s'accordèrent que le débat fust terminé par le jugement le roy Thierri, duquel nous avons ci-dessus parlé. Le roy donna sa sentence et dist que celui qui avant avoit esté esleu de la plus grant partie du clergié et du peuple, demourast au siège. En telle manière demoura Simmaque apostoile, et l'autre fu évesque d'une cité. Ainsi comme saint Grégoire raconte, saint Pascases, diacre de l'église de Rome, s'accorda en celle dissension à celui Lorent: Si estoit-il saint homme et de haute vie; car il chastioit son corps par abstinences, les povres amoit et leur donnoit largement pour l'amour de nostre Seigneur; dont il avint, quant il fu trespassé, que l'on portoit son corps à la sépulture; un homme plain de dyables atoucha à sa dalmatique, et fu tantost délivré du dyable qui au corps lui estoit entré; et jà soit que il se fust assentis en l'élection du devant dit Lorent, si le cuidoit-il faire selon Dieu, mais il ne le faisoit pas selon science: dont il avint que un évesque de la cité de Capue, qui avoit à nom Germain, s'ala laver ès bains d'Angoulème parle conseil des phisiciens, pour une maladie que il avoit. Ainsi comme il fu ès bains descendu, il trouva saint Pascases en grans chaleurs là dedens, tout apareillié de lui servir. Quant celui évesque le vit, il fu espoenté, et lui demanda comment si grant homme et de si grant opinion dont il avoit esté, démouroit là. Il respondi que il ne souffroit ces chaleurs pour autre raison fors pour ce que il s'estoit consenti à l'eslection de Lorens; «Et si tu vouloies,» dit-il, «prier pour moi à nostre Seigneur et tu ne me trouvoies ci au retourner, tu pourroies savoir certainement que Dieu auroit ta prière receue.» Quant ce preudomme s'en fu retourné, il pria pour lui en messes et en oroisons, et puis retorna arrières; mais il ne le trouva mie.

Note 62: (retour) Aimoini lib. I, cap. 11.
Note 63: (retour) Ordonés. Sacrés.

64Incidence. En ce temps fu merveilleusement grant famine par toute Bourgoigne: pour quoi un des sénateurs fist une chose qui moult plut à nostre Seigneur: ce sénateur avoit nom Edices. Il envoia par tout ses serjans, bien assembla jusques à quatre mille povres de ceus qui plus grant mésaise souffroient, à ses propres despens les soustint toute la chierté du temps, dont il avint que une vois lui dist: «O tu, Edices, pour ce que tu m'as saoulé en mes membres et mes povres soustenus et relevés en temps de nécessité, pain ne te faudra jamais né à ta lignée.» Moult dut estre lié de telle response.

Note 64: (retour) Aimoini lib. I, cap. 12.

XV.

ANNEE 493.

Comment le fort roi Clovis fu couronné après la mort de
son père; et comment il rendi l'orcel à saint Rémi; et puis
comment il se vengea de celui qui le contredit
.

Retourner nous convient à nostre matière que nous avons un petit entrelessée pour aucunes incidences qui sont beles à raconter. Quant le l'oy Childéric eut tenu le royaume de France vint-quatre ans, il fu mort: un fils eut de Basine la royne, qui eut nom Clovis. Moult estoit biau et preu et gracieux: aussi comme il croissoit et amendoit en corps, ainsi pourfitoit-il en noblece de cuer et en bonnes meurs.

Le royaume reçut par héritage et fu couronné après la mort de son père: noble fu en batailles, glorieux en victoires plus que nul de ceux qui devant lui eurent régné. Il chasça bois de Soissons Syagre, le fils Gilon le Romain, de qui nous avons dessus parlé: la cité prist et soumist à sa jurisdiction. En celui temps couroit les osts65 de France par tout le païs, ils toloient et roboient ce que ils povoient tenir et trouver ès moustiers et aus églyses, comme ceus qui encore estoient paiens et mescréans. En ce temps estoit saint Rémi archevesque de Rains: dont il avint entre les autres choses que ils lui tolirent un orcel66 d'argent, qui moult estoit grans et pesans. Le preudomme manda au roy par un sien message, et pria moult que s'il ne lui voloit autre grâce faire, que il lui rendist son orcel. Le roy respondi que il alast après lui jusques à Soissons, car là seroient ensemble mises et départies par sort toutes les choses qu'ils avoient: «Et si j'ai,» fait-il, «à ma part cet orcel que tu me demandes, je te le rendrai maintenant.» Quant le roy et sa gent furent venus à Soissons, il fist crier parmi l'ost que toute la proie fust mise ensemble pour départir et pour donner à chascun droite porcion, telle comme il devoit avoir par sort; mais pour ce que il se doutoit qu'un autre éust cet orcel, il apela les plus haus barons et les plus nobles chevaliers et leur dist ainsi: «Seigneurs, mes chevaliers et mes compaignons, quant prince ou roy veult accomplir sa volenté d'aucunes choses envers sa gent, il est mieux droit et raison selon, sa dignité, qu'il le face par commandement que par prière; mais toutes-fois, aimè-je mieulx à requerre aucunes choses de vous par débonnaireté et par grâce, que par auctorité de seignourie; car il apartient aus tirans à accomplir par cruauté leurs commandemens, aus bons princes par débonnaireté et par douceur de paroles. La dignité de mon nom doit ensuivre les exemples de mon débonnaire père; et ai plus chier que l'on me porte honneur et révérence, par la raison de débonnaireté que de paour: dont je vous prie tous, par amour plus que par seigneurie, que vous me donniez cel orcel par dessus ma portion, et je vous promets que je vous guerredonnerai bien ceste bonté en lieu et en temps, si je puis envers vous impetrer ceste chose en amour et en bonne grâce.» Les barons respondirent: «Sire noble roy, nous connoissons bien que nous t'avons fait serrement et hommage, et nous sommes tout prests de morir, si besoing est, pour la prospérité de ton règne et la santé de ton corps deffendre: donques, si la vie du corps est plus chière chose que nulle autre richece, sache qu'il n'est nulle chose que tu nous requières que nous ne te doions donner? Nous n'avons nul droit en toutes ces despoilles, à nous n'en apartient de riens, ta volenté en peus faire plainement, ou geter en eaues, ou ardoir en feu.» Ainsi comme le roy eut oy ceste response, il s'esmerveilloit de la bonne volenté que les barons et tous ceus de l'ost avoient envers lui. Dont vint avant un des François, meu de grant légièreté de courage, et frappa de l'espée en l'orcel, puis dist au roy: «Tu n'emporteras riens de ces despoilles, fors ce que tu en auras, par droit sort et par droite porcion.» Moult s'esmervellièrent tous de sa folie et de sa légière hardièce; mais le roy qui pas ne fist grant semblant que il portast grievement ceste chose, prist l'orcel et le rendi au message saint Remi, si comme il lui avoit promis.

Note 65: (retour) Osts. Armées.
Note 66: (retour) Orcel. Vase. (Urceus.)

Un an après que ces choses furent avenues, le roy manda ses princes et ses barons: commandé fu généralement que chascun venist armé et fervestu67, comme pour son corps deffendre et pour assaillir ses ennemis. Quant l'ost fu assamblé et chascun fu armé au plus belement que il put, le roy issi hors pour son ost regarder et pour savoir comment et de quelles armes chascun estoit apparellié. Quant il eut tout l'ost avironné68, il vint à celui qui, l'année devant, avoit féru de l'espée en l'orcel: bien le regarda et avisa, puis lui dist: «Je ai tout l'ost véu, si ai apris comment chascun est d'armes atourné; mais je n'en ai nul véu plus mauvais de toi, ni armes moins souffisans des tiennes; car ta lance, ton escu, ni t'espée ne valent riens.» Après ces paroles, geta la main à l'espée de celui et la flati contre terre. Et comme cil s'abaissa pour prendre l'espée, le roy sacha69 la sienne et le féri si grant cop parmi la teste que il le rua mort, puis lui dist ceste parole: « Ainsi féris-tu de t'espée en l'orcel, à Soissons.» Après ce qu'il fu mort, se parti le roy de sa gent et retourna chascun en sa contrée. Ce fait espoventa si tous les François, que nul ne fu puis si hardi qu'il osast contredire sa volenté. Moult estoit le roy apert et de noble contenance; fierté et léesce70 estoient ensemble mellés en lui et en son regart; fierté pour les mauvais espoventer; léesce pour les bons asouagier.

Note 67: (retour) Fervestu. Vétu de fer. Nous avons perdu cet adjectif pittoresque, sans doute avec l'usage des armures de fer.
Note 68: (retour) Avironné. Entouré. Quand il eut fait le tour de l'armée.
Note 69: (retour) Sacha. Tira.
Note 70: (retour) Léesce. Enjouement. C'est la traduction du Jucunditas aspectus d'Aimoin.

XVI.

ANNEE 493.

Comment il envoia joiaus à la pucelle Crotilde
avant qu'il l'épousast
.

71Ci après dirons comment il fu converti à la foi crestienne et comment il prist à feme la nièce le roy Gondebaut de Bourgoigne, sainte dame dès les jours de s'enfance, Crotilde estoit apelée. Or avint que le roy envoia ses messages à Gondebaut pour pais et pour alliance fermer ensemble, si comme les anciens princes soloient faire. Quant ils eurent parfaite la besoigne, pourquoi ils estoient envoies, ils esgardèrent le palais, si virent la pucelle Crotilde qui moult estoit plaine de grant biauté: ils demandèrent qui elle estoit, et de qui elle estoit née. On leur respondi que elle estoit nièce le roy Gondebaut et fille de son frère: et la gardoit le roy son oncle comme orpheline de mère et de père. Ces messages retournèrent en France à leur seigneur et annoncièrent comment ils avoient esploitié de la besoigne pour quoi il les avoit envoiés. Puis lui contèrent de la pucelle qu'ils avoient veue, qui tant estoit bele qu'elle estoit digne d'estre espousée du plus puissant roy du monde, comme elle estoit descendue de roial lignée. Quant le roy Clovis oy que la pucelle estoit de si grant biauté, il fu maintenant espris de s'amour, et pourtant ne l'avoit onques véue. Puis en espérance tomba d'avoir le royaume de Bourgoigne par occasion d'elle. Il transmit donc en Bourgoigne un sien familier qui avoit nom. Aurelien, pour parler à la pucelle: dons et joiaus lui porta de par le roy et lui fu commandé qu'il raportast certainement la devise et la descripcion de sa biauté, et tentast la volenté de la pucelle, savoir-mon si elle le voudroit prendre par mariage, s'il la faisoit requerir. Aurelien s'apareilla; un anel prit entre les autres joiaus; en Bourgoigne vint au plus tost que il put. Quant il aprocha de la cité où la damoiselle demouroit, il laissa ses compaignons ès bois; il prist habit de povre home mendiant et se mist entre les gens qui atendoient l'aumosne. Du palais s'aprocha, au plus convenable lieu qu'il put trouver pour parler à la damoiselle. Diemenche estoit, si étoit-elle jà alée au moustier, pour rendre à Dieu ses oblacions. Après le service, elle issi de la chapele, par les povres s'en vint pour ses aumosnes faire, si comme elle avoit tousjours acoustumé. Aurelien se traït avant, pour son aumosne recevoir: et comme elle lui tendoit le denier, il la saisi parmi la main, la manche lui rebouta contremont72, à sa bouche la traït, si la baisa tout à nu. Elle commença à rougir de la honte que elle en eut, comme sainte pucelle; et quant elle fu retournée en sa chambre, elle envoia querir par une de ses damoiselles le povre, si comme elle cuidoit, qui lui avoit la main baisée. Devant lui vint; elle lui demanda pour quoi il lui avoit la main baisée et desnuée73: Aurelien lui respondi que il estoit message au fort roy Clovis de France, qui avoit oy parler de sa biauté et de sa noblesce, et que moult la désirroit avoir en mariage: pour ce, lui envoioit son anel et autres joiaus qui apartiennent à espousailles. Quant il eut ce dit, il retourna pour querir les joiaus que il avoit laissiés en son saquelet, derrière l'huis de la chambre; mais il ne les trouva pas, jusques à tant que ils eurent esté demandés, pour ce que on les avoit detournés. Il présenta les joiaus à la pucelle, comme celui qui estoit sûr des espousailles; car elle lui avoit jà respondu, quant elle oy parler du mariage, que ce n'estoit pas droit que femme crestienne eust mari paien; mais si le créateur du monde avoit ordonné que il le reconnéust par lui, elle ne le refusoit pas, mais sa volenté fust faite. Aurelien lui promist que le roy feroit plainnement sa volenté. La pucelle lui pria moult que ceste chose fust si bien célée, que son oncle ni autres ne s'en peussent apercevoir: il lui jura et fiança que nul ne le sauroit par lui. La pucelle prit l'anel et le mist au trésor son oncle. Aurelien qui bien eut sa besoigne faite, retourna à son seigneur et le rendit lié et alègre de la bonne response de la damoiselle.

Note 71: (retour) Aimoin. lib. I, cap. 13.
Note 72: (retour) Pallio super brachium reducto. (Aimoin.)
Note 73: (retour) Desnuée. Découverte, mise à nu.

XVII.

ANNEE 494.

Comment il l'envoia querir en Bourgoigne; et puis
comment il l'espousa à Soissons
.

74Ne demoura pas longuement après ce, que le roy envoia ce mesme Aurelien au roy Gondebaut de Bourgoigne. Il lui manda que il lui envoiast la pucelle que il devoit espouser. Quant Aurelien fu là venu et il eut la besoigne de son seigneur proposée, le roy Gondebaut respondi qu'il ne povoit donner response de ceste chose, pour ce que il ne savoit quelle femme il demandoit: mais pour ce qu'il se doutoit qu'il ne fust là venu pour espier son règne, il lui dist: «Gardes que tu ne soies venu soubs la couverture de ceste chose, pour décevoir moi et ma gent et mon règne; car je te feroie vilainnement traitier et honteusement chacier de cest palais.» Aurelien lui respondi: «Je suis,» fait-il, «message au roy Clovis ton seigneur, le fort roy de France, qui te mande par moi que si tu lui veus envoier Crotilde sa feme, que tu lui enseignes un certain lieu où il la viendra querir.» Quant le roy Gondebaut entendit que le fort roy Clovis requéroit sa nièce, il s'esmerveilla moult, ses barons et sa gent manda pour soi conseiller que il feroit de ceste chose? Mais les Bourgoignons, qui moult redoutoient la hardiesce des François et que le fort roy Clovis ne venist sur eulz à armes, si on ne lui envoioit la pucelle, eslurent une voie la plus saine et la meilleure; car ils souloient plus deffendre leurs terres par conseil que ils ne faisoient par armes. A leur seigneur respondirent en tele manière: «Sire, nous te louons que tu saches la volenté à la damoisele, si elle s'acorde à ce mariage et si le roy lui a envoié son anel; et s'il est ainsi que le roy lui ait envoié son anel ou autres joiaus et que elle les ait receus, tu ne peus le mariage contredire, ains la dois livrer aus messages sans demourer.» Le roy demanda toutes ces choses à la pucelle; elle respondi sans tromperie que elle avoit receu son anel et ses joiaus, et que bien lui plaisoit le mariage. Quant le roy Gondebaut oy ce, il livra la pucelle à Aurelien contre son cuer et contre sa volenté; et monstra bien que le mariage ne lui plaisoit pas moult; car il ne voulut riens donner à la damoisele de son trésor, ni joiaus ni autre chose. Mais Aurelien fist puis tant, que son seigneur le fort roy Clovis en eut la plus grant partie. Et quant le roy eut puis eslargi et acru son royaume jusques au fleuve de Loire, il donna à Aurelien Meleun et toute la duchée, en guerredon de ce service75. Aurelien reçu la pucelle et se parti du roy bourgoignon au plus tost que il put, pour retourner à son seigneur. Quant la pucelle Crotilde s'aperçut qu'elle aprochoit du royaume qui avoit esté de son père, elle commanda aus François qui la menoient que ils préissent les proies par tout le pays et que ils boutassent le feu es chastiaus et ès viles. Son commandement firent moult volentiers: de Bourgoigne issirent en prenant et en ardant tout devant eulz. Quant la pucelle vit que le païs et la terre estoit ainsi endomagiés, elle tendi ses mains au ciel et dist: «Souverain Dieu! je te rens grâces et merci de ce que je vois si biau commencement de la venjance de la mort mon père et ma mère.» Car le roy son oncle, Gondebaut, avoit son père fait mourir de trop cruelle mort, et sa mère avoit fait noier en un fleuve, une pierre à son col pendue. Le roy reçut sa femme à grant liesce de cuer en la cité de Soissons, et là l'espousa à grant honneur et à grant gloire. Après ce que ils eurent esté ensamble une pièce du temps, la sainte dame le préescha plusieurs fois et faisoit son pooir de l'atourner à la foi crestienne; mais il lui disoit que il ne povoit ce faire, et que il ne guerpiroit pas la loi et la coustume que les François et les anciens princes avoient tous-jours devant lui gardée et maintenue.

Note 74: (retour) Aimoin, lib. I, cap. 14.
Note 75: (retour) La chronique conservée dans le manuscrit du roi, nº 83962, raconte autrement ce fait, qu'elle semble d'ailleurs reporter au règne des enfans de Gondebaud: «Clovis avoit un sien mestre conseillier qui estoit d'Orliens; ici prist Meleun et le tint en duché.»

XVIII.

ANNEE 496.

Comment la royne Crotilde conçut son premier enfant et
comment le roy desconfit les Alemans
.

76En pou de temps après, conçut la royne un fils: quant il fu né, elle le fist baptizier; Ingomire eut nom, et mort fut en aubes77, assez tost après le baptizement. De la mort l'enfant fu le roy moult courroucié et plain de mautalent78; la royne commença à reprendre par teles paroles: «Nos dieux ont osté à l'enfant la vie du corps, pource que il estoit baptizié au nom de vostre Dieu» La bonne dame qui pleine de pacience et de longue espérance estoit, lui respondi: «Je rens grâces au tout puissant Dieu qui a daigné recevoir en son règne l'ainsné enfant et le premier fruit de mon ventre.» Elle conçut le second filz: quant il fu né et baptisié, il eut nom Clodomire. Cil enfant chaï en maladie, dont le roy fu si dolent que il commença à blasmer la royne et lui dist: «Cil second enfant ne peut longuement vivre, car il a la haine de nos dieux par votre mescréandise.» Mais la sainte dame qui moult avoit mésaise au cuer pour les reproches que il disoit et pour la foi crestienne que il mesprisoit, pria tant à nostre Seigneur que l'enfant reçut plaine santé.

Note 76: (retour) Aimoin. lib. I, cap. 15.
Note 77: (retour) En aubes. C'est-à-dire dans la robe blanche dont on revêtoit les enfans immédiatement après leur baptême. In albis positus. (Aimoin.)
Note 78: (retour) Mautalent. Mauvaise disposition. Colère.

En ce point que le roy estoit encore en l'erreur de l'ydolatrie, avint que il semont ses osts pour aler sur les Alemans que il vouloit faire tributaires. Le roy d'Alemaigne, car à ce temps y avoit roy, semont d'autre part tant comme il put avoir de sa gent; si que les deus royaumes furent esmeus l'un contre l'autre, à tout leur efforcement. Quant ils furent au champ de la bataille et les eschielles79 furent ordenées d'une part et d'autre, le fort roy Clovis donna signe à sa gent de l'effort commencier. Les Alemans les reçurent moult aigrement. Longuement dura la bataille, moult en y eut d'occis et d'une part et d'autre: car les François se combatoient pour aquérir gloire et louenge, et les Alemans pour leurs vies et pour leurs franchises garantir. Mais puis que le roy eut aperceu l'occision de sa gent et la hardiesce de ses ennemis, il eut plus grant paour de confusion qu'il n'eut espérance de victoire. Lors il regarda le ciel humblement et dist en tele manière: «Dieu très-puissant, que la royne Crotilde prie et aoure de cuer et de pensée, je te promet perpétuel servise de foi enterine80, si tu me donnes maintenant victoire de mes ennemis.» Tantost comme il eut ce dit, sa gent fu toute ardent de fine hardiesce, et une si grant paour envaï ses ennemis que ils tornèrent les dos et quittèrent la bataille et la victoire demeura au roy et aus François; le roy d'Alemaigne fu occis. Quant les Alemans virent que ils furent desconfis, et que leur roy fust mort, ils s'abandonnèrent au service du roy et des François, et devindrent ses tributaires: ainsi ne doit-on pas cuider que ceste chose venist d'aventure, ains fu par divine ordenance.

Note 79: (retour) Eschielles. Divisions de combattans.
Note 80: (retour) Enterine. Intérieure. (Interna.)

XIX.

ANNEE 496.

Comment et par quel miracle le roy fut converti à la foi,
par la victoire que il eut soudainement
.

81Le roy retorna après cele victoire en France. Quant il fu en la cité de Toul, il trouva là saint Vaast qui puis fu évesque d'Arras: il lui manda que il s'en venist avec lui. Le roy vint à Rains; tout raconta à la royne, tant comme il lui estoit avenu; grâces rendirent communément à nostre Seigneur. Le roy fist la confession de foi, de cuer et de bonne volenté. La royne qui merveilleusement estoit liée de la conversion son seigneur, s'en ala tost et isnelement82 à saint Remi qui lors estoit archevesque de la cité: tout lui conta, comment le roy estoit converti, puis lui demanda conseil que ils feroient: forment le hasta de venir au palais pour enseignier au roy la voie par quoi l'on va à Dieu, tandis comme sa pensée estoit encore en douteux sort83. Car elle disoit que elle se doutoit moult que son cuer ne fust élevé des victoires et des bonnes aventures qui lui estoient avenues, et que il ne desprisast le souverain donneur, qui tout ce lui avoit donné. Messire saint Remi se hasta moult de venir au roy: il se présenta hardiement devant sa face, quant, un pou devant ce, il s'esloignoit ni ne s'osoit monstrer devant lui. Quant il lui eut la foi dénoncié et la manière de croire enseignié, et que le roy eut la foy connéue, il promist fermement qu'à tousjours-mès serviroit à celui qui est un seul Dieu tout puissant. Après il dist à saint Remi et à la royne que il tenteroit et essaieroit le cuer et la volonté de ses barons et du menu peuple: car ils se convertiroient plus doucement, s'ils se convertissoient débonnairement et par beles paroles, que s'ils le faisoient à force. Ceste condicion plut moult à saint Remi et à la royne. Le peuple et les barons furent assamblés par le commandement le roy. Le roy se leva au milieu d'euls et commença à parler en tele manière: «Seigneurs François qui estes descendus de la haute ligniée des Troiens, vous devez avoir en remembrance la hautesce de vostre nom et de vostre lignage, et devez ramener à mémoire quels dieux vous avez servis jusques à ore; car ce me semble raison moult profitable que vous connoissiez premièrement quels dieux sont que vous cultivez, pour ce que quant nous serons certains de leur fausseté, nous recevions plus volentiers la connoissance de celui qui est vrai Dieu; et ce sera fait droitement, si vous regardez les fais de vostre lignage: or, prenez vostre premier essample à celle noble cité de Troie la grant, que l'on cuidoit qui deust estre si forte par l'aide et par la deffense de tant de dieux, qui point ne deffendirent que elle ne fust prise et cravantée par les Griex, et plus par ruse et par traïson que par armes. Si, disoit-on que les dieux l'avoient faite et fondée de leurs propres mains, et estoient encore ès tours de la cité les ymages qui estoient à eux sacrées, pour qu'elle ne peust estre prise par nul assaut de leurs ennemis. Quel secours et quel aide vous puent-ils donques faire, quant ils meismes ne se porrent garantir? Laissons donques leur chétif cultivement et les getons de nous, puis que nous avons certainement esprouvé que ils ne nous pueent aider; mais servons et cultivons Dieu le père, Jhésucrist le fils et le Saint-Esperit qui est un seul Dieu en trois personnes; et véez ici domp Remi nostre patron et nostre maître, qui nous enseignera la manière de ceste sainte religion et de ceste sainte doctrine; et dame Crotilde notre collatérale et nostre espouse, qui m'amoneste que je aie espérance en la sainte aide de la souveraine puissance en tous périls et en tous besoings. Et si sachiez certainnement que cil meisme Dieu que je vous presche, vous a donné victoire de vos ennemis en la bataille que nous avons nouvellement faite contre les Alemans. Levons donques nos cuers en droite espérance et envoions humbles prières au ciel, et requérons le souvrain deffendeur, qui tout donne à ceus qui en lui ont espérance, que il face nos âmes sauves et nous doint victoire contre nos ennemis.» Quant le roy plain de foi eut ainsi le peuple préeschié et amonnesté, aucuns ostèrent adoncques leurs cuers de mescréandise et reconnurent leur créatour. Par ce, peut-on savoir que moult eut saint Remi grant joie, quant il véoit le roy nouvellement converti, qui jà estoit apostre de sa gent: et avant encore que il fust baptisié.

Note 81: (retour) Aimoin. lib. I, cap. 16.
Note 82: (retour) Isnelement. Promptement.
Note 83: (retour) Dum animus adhuc dubia pendet sub sorte. (Aimoin.)

XX.

ANNEE 500.

Comment le roy fu baptisié; et comment il vainquit le roy
Gondebaut de Bourgoigne
.

Messire saint Remi fist tout maintenant les fons appareillier, pour le roy baptisier et ceus qui par sa prédicacion estoient convertis. Quant tout fu appareillié, le roy descendi ès fons, ainsi comme un autre Constantin. Et comme saint Remi récitoit la manière de la passion Jhésucrist, comme il fu lié à l'estache, batu, escopé et puis crucefié, le roy, qui moult avoit grant compassion des griefs que on lui avoit fait, dist un biau mot: «Certes,» dist-il, «si je eusse là esté atout mes François, je eusse bien vengié les outrages que on lui faisoit» Nostre sire monstra bien apertement combien il avoit aceptable et gréable la foi du roy nouvelement converti, par le grant miracle qui là avint. Car en ce point que l'on dut faire l'onction, et comme celui qui le saint cresme devoit aministrer ne put avant venir pour la presse du peuple, un coulon avola soudainement devers le ciel, non mie coulon mais le Saint-Esperit, en semblance de coulon. En son bec, qui moult estoit cler et resplendissant, aporta la sainte onction en un petit vaissel, puis le mist ès mains du saint archevesque qui bénissoit les fons. Moult eurent grant joie et grant liesce tous ceus qui là estoient; tous commencièrent à crier, grâces et loenges à nostre Seigneur. Là fu baptisiée une partie du peuple. Quant le roy fu baptisié et l'office du baptisement fait, il sortit de l'église lié et alègre: à Paris s'en retourna, qui deslors estoit siège des roys et chief du règne. Il monstra bien la foi et la dévocion de son cuer en ce que il fonda assez tost après, par l'amonnestement la royne, une églyse à Paris, en l'onneur du prince des apostres84, qui ore est apelée Sainte-Geneviève; en quoi il repose en corps il et la royne Crotilde son espouse, et deus de ses neveus, qui furent fils Clodomire le roy d'Orliens, duquel nous parlerons après. Foi et religion et ferveur de justice persévérèrent fermement en lui puis tous les jours de sa vie.

Note 84: (retour) Cette fin de phrase n'est pas dans Aimoin.

85Les bourgeois de Verdun se révélèrent contre lui. Il assist la cité tout entour, drécier fist perrières et mangonneaus pour lancier aus murs; les moutons fist aussi lever pour les portes brisier. Ceus qui dedans estoient eurent moult grant paour, quant ils virent l'apareillement que les roiaus faisoient.86 Toutes-voies, espargna le roy la cité, par la prière saint Eupisce qui estoit archeprestre de la vile. Quant le roy eut la cité receue, et les citoiens se furent à lui rendus, il retourna en France pour aler en la cité d'Orliens et il commanda à saint Eupisce et à saint Mauximin, son neveu, que ils venissent après lui: son commandement firent: il leur donna un grant manoir et grans possessions87; et pource que ils et ceus qui après eulz viendroient les tenissent sans débat, il leur en donna lettre scelée de son seel.

Note 85: (retour) Aimoin. lib. I, cap. 17.
Note 86: (retour) Les roiaus. Les gens du roi.
Note 87: (retour) Quibus Miciacense contulit prædium. (Aimoin.) Micy est à deux lieues d'Orléans.

88Incidence. En ce temps, vint en France des parties d'Irlande saint Fursin; le moustier de Laigni sur Marne édifia par l'octroi le fort roy Clovis; mais ains que il venist en France, avoit-il jà esté en Sassoigne; là avoit-il fondé une abaïe par la volenté le roy Sigebert, qui moult honorablement l'avoit reçu. De ce roy Sigebert89 ne povons riens trouver ès ystoires anciennes, fors en la vie saint Fursin, qui dist tant seulement qu'il le reçut en son ostel: mais l'on treuve ès croniques l'archevesque Grigoire de Tours90 que un roy Sigebert envoia Chloderic son fils au roy de France, Clovis, pour quérir secours contre les Gotiens: et puis se dist après eu ces meismes croniques que ils furent tous deux occis par la ruse aus François, qui envaïrent et saisirent leur règne et leur trésor après leur mort. Mais pour ce que le livre en quoi nous trouvasmes ce escrit, estoit corrompu par le vice de l'escrivain, nous ne pusmes pas savoir plainnement de quel gent il fu roy, ni la cause de sa mort; mais seulement disoit-il que le roy Clovis de France avoit saisi son règne et ses trésors.

Note 88: (retour) Aimoin. lib. I, cap. 18.
Note 89: (retour) Sigebert étoit roi des Angles et mourut assassiné en 635. (D. Bouquet.) Au reste, il paroît que ce fut sous Clovis II que S. Fursin vint en France.
Note 90: (retour) Le texte d'Aimoin est ici bon à conserver: In chronicâ quæ dicitur Grægorii et putatur esse Turonensis episcopi.

91Le fort roy Clovis assambla son ost et entra en Bourgoigne sur le roy Gondebaut, duquel nous avons ci-dessus parlé, à la requeste Crotilde la royne. La raison fu pour ce qu'il avoit murtri le roy Chilpéric son frère meisme, qui père estoit la royne Crotilde, et sa mère avoit fait noier en fleuve, une grant pierre au col pendue. Bataille y eut grant; mais le roy Gondebaut fu desconfi, luy et toute sa gent. Le roy prist la terre, tout gasta et destruit: longuement assist le roy Gondebaut; à la parfin, le contraigni à ce que il devint son tributaire. Godegésile, le frère au roy Gondebaut, s'alia aus François contre son frère, et Gondebaut donna au roy tant or, argent et autres richesces que il retourna en France. Tout ce fist Gondebaut, par le conseil d'un sage home qui avoit nom Aredes, et si estoit à lui venu d'Arle le blanc92 pour secours faire contre les François. Avant que le roy retournast en France, laissa-il en Bourgoigne, pour la guerre maintenir, Godegésile, le frère le roy Gondebaut, avec cinq mil François. Après que le roy Clovis s'en fu retourné en France, le roy Gondebaut, qui jà se fu asseuré que le roy n'i estoit pas, assist Godegésile, son frère, en la cité de Vienne: tant fist qu'il entra en la vile, parmi le Rosne, et son frère occist; puis fist grant occision de l'autre gent: et les François, qui en une tour s'estoient mis, fist occirre.

Note 91: (retour) Aimoin. lib. I, cap. 19.
Note 92: (retour) 92: Arle le blanc. Ab Arelatensi urbe. (Aimoin.)

XXI.

ANNEE 507.

De la cause de la bataille que le roy fist contre le roy Alaric.

93Le fort roy Clovis fist bataille contre le roy Alaric, qui roy estoit des Gotiens. La raison fut pour ce que les Gots qui estoient corrumpus de l'érésie ariene, avoient les Borgoignons soustenus contre lui: si avoient-ils jà saisi et pris de France dès Loire jusques aus mons de Pirène. Autre cause peut l'on enseigner pourquoi la bataille fut; car le fort roy Clovis avoit envoié au roy Alaric un sien message qui avoit nom Paterne, pour traitier de pais et d'autres choses, pour le profit des deux parties: si lui avoit mandé que il lui féist assavoir en quel lieu il voudroit que ils assemblassent et que le roy Alaric touchast à la barbe du fort roy Clovis, pour que il (Clovis) fust son fils adoptif, selon la coustume des anciens roys. Quant le message fut là venu et il eut sa besoigne proposée, le roy Alaric respondi que il ne faudroit mie à son seigneur de parlement94. Paterne lui demanda s'il viendroit à peu de gent ou à plenté; il respondit que il iroit à peu et privéement. Après il lui demanda s'ils iroient armés ou désarmés; il respondit qu'ils seroient tout désarmés et que les leur fussent aussi sans armes. Arrières retourna le message, au roy conta la volonté d'Alaric et comment ils s'estoient acordés à venir au parlement. Le roy vint en Aquitaine, mais avant qu'il venist au lieu où le parlement devoit estre, il envoia arrières Paterne, ledit message, pour savoir de quel usage les Gotiens usoient et comment ils s'apareilloient à venir contre lui. Là vint le message: comme il parloit au roy Alaric, il senti et aperçut que il portoit en sa main une verge de fer, en lieu de baston, de telle quantité comme le contreappui d'un huis: telle en portoit tous ceus qui avec lui estoient. Paterne prist Alaric par la main et lui dist: «O tu roy, que t'a mesfait mes sire et les François, que les cuides ainsi décevoir par ton malice et par ta traïson?» Le roy lui respondi que à ce ne pensoit-il pas et que nul mal n'i entendoit; Paterne dit que si faisoit: paroles i eut et tençons: en la fin, s'acordèrent à ce que la querelle fust déterminée par le roy Thierri d'Ytalie, dont nous avons dessus parlé. Les deus roys envoièrent leur message au jugement. Quant le roy Thierri eut la cause de l'une partie et de l'autre connéue, il dist, par droit jugement, que le message au roy de France monteroit sur un cheval blanc, une lance tendroit en sa main devant les portes du palais Alaric le roy, sur laquelle le roy Alaric et les Gotiens geteroient tant de deniers d'argent, que la pointe de la lance en seroit toute couverte, et que le roy Clovis auroit tous ces deniers et les François. Les messages retournèrent; ils raportèrent le jugement le roy Thierri, que tous les François loèrent: il ne plut pas aux Gotiens, car ils disrent que ils ne porroient pas finer de si grant somme de deniers. Ils ne se tindrent pas tellement qu'ils ne féissent vilenie au message le roy; car tandis que il aloit, une nuit, dormir en un solier de maison, ils errachièrent l'entablement qui estoit devant son lit. Lui qui pas ne le savoit, se leva par nuit por faire sa nécescité: il chaï parmi la frainte95 si raidement, que il eut un bras brisié, et fu si froissié en l'autre partie du corps que à pou qu'il n'en morut. Au roy Clovis retourna au mieux et au plustost que il put; les nouvelles raconta ainsi comme elles estoient avenues, et puis se complaignit des griefs que les Gotiens lui avoient faits. Le roy qui pas ne voulut que la venjance de ceste injure fust prolongiée, car moult estoit courroucié et dolent de la honte que on avoit fait à son message, assembla son ost. Quant tous furent assemblés, il les enorta par telles paroles: «O seigneurs François, mes compagnons et mes chevaliers, je ne vous enorte mie en bataille pour ce que je aie doutance de vostre vertu et de vostre hardiesce, laquelle nos ennemis ont tant redoutée que ils voloient occire nostre message, non apertement, mais en traïson; ils ont bien monstré par ce fait que ils ne pourroient mie souffrir l'ire de nostre gent, quant ils ont tant de paour de la contenance d'un seul. Si vueil bien que vous sachiez que nous ne nous combatterons pas contre eus pour nos femmes, ni pour enfans, ni pour terriennes richesces, mais pour la Sainte-Trinité qui est sans division, que eus, comme mauvais hérétiques, devisent par erreur escomeniée. Après, nous nous combatterons pour les devines et les humaines lois, qui commandent que l'on ne face vilenie à ceux qui sont messages entre les osts, et qui portent les paroles des uns aux autres: car entre les armes des ennemis doivent estre messages asseurés. Hastons-nous donques d'aler à la bataille, et nous ferons hardiement entre noz adversaires, sur la fiance de l'aide nostre Seigneur Jhésucrist.» Quant le roy eut ainsi parlé, les hommes de vertu furent si esmus de combatre encontre leurs ennemis que ils estoient tous appareilliés ou de mourir, ou d'avoir victoire encontre ceus qui les avoient esmus.

Note 93: (retour) Aimoin. lib. I, cap. 20.
Note 94: (retour) De parlement. «Dicitque se colloquio non defuturum.» (Aimoin.)
Note 95: (retour) Frainte. La fracture du plancher.

XXII.

ANNEE 507.

Comment le roy occist le roy Alaric par son corps;
et comment sa gent fu vaincue
.

96Avant que le roy se combatist contre le roy Alaric, il reçut certain signe de victoire, selon l'ancienne coustume, en telle manière comme nous vous dirons. Il envoia ses messagiers au moustier saint Martin de Tours, pour porter de par lui dons et offrandes au corps saint, et leur dist: «Alez, et si me raportez signe de victoire.» En ce point que les messages entroient en l'églyse, ils entendirent que l'on chantoit ce vers qui est escrit au Sautier: Præcinxisti me, Domine, virtute ad bellum et inimicorum meorum dedisti mihi dorsa: si vaut autant en François; Sire, tu m'as ceint et armé de vertu à bataille, et m'as donné les dos de mes ennemis. Les messages qui ce oïrent, furent moult liés et leurs offrandes firent; puis retornèrent au roy et lui racontèrent le signe de victoire de par nostre Seigneur. Moult en fu lié et alègre et tous ceux de l'ost. Après ce que il eut tout son ost assamblé, il vint contre ses ennemis à un fleuve qui est apelé Vianne; outre cuidièrent passer, mais ils ne purent, car les eaues abondoient plus qu'elles ne souloient, pour les grans pluies qui eurent esté. Dolant fu le roy, quant il vit qu'il ne put passer ni sa gent, outre: tantost requist l'aide nostre Seigneur par telles paroles: «Sainte-Trinité et un seul Dieu en majesté, donne moi victoire contre les ennemis de la foi crestienne et si m'otroie légier trespassement parmi ce fleuve.» Nostre Sire oï sa proière; car au matin, au point du jour que l'ost fu levé et apareillié, une cerve apparut devant eux soudainement. Quant les François, qui d'ancienne coustume sont chaceurs plus que nulle autre gent, virent la beste, ils cuidièrent avoir trouvé proie; fortement la prisrent à enchacier de toutes parts. La cerve se feri en l'eaue et passa tout outre pour eux enseignier le passage. Par là, se purent bien apercevoir que nostre Sire leur démonstroit ainsi la voie. Le roy et tout l'ost passèrent outre par là où la cerve avoit passé: tant errèrent que ils vindrent à Poitiers. Le roy fist tendre son tref97 assez près du moustier saint Illaire; il fu crié de par le roy parmi l'ost que nul ne fust si hardi qui préist ni vins ni viandes ni nule autre nourriture, par force, en toute la contrée. Endroit la mie-nuit que toutes choses sont en silence, un grant rais de feu ardant issi du moustier saint Illaire et descendi sur les paveillons le roy, là endroit où il dormoit: aucuns qui cest signe virent le tinrent à grant seguifiance. Au matin tous se levèrent: le roy commanda que tous fussent armes, il ordona ses batailles bien et sagement, puis chevauchièrent en ordenance contre leurs ennemis, qui à bataille les atendoient. Après que le roy eut donné signe de l'estour98 commencier, François se férirent en leurs ennemis ardens de combatre. Fortement se combatirent et d'une part et d'autre; mais à la parfin, furent les Gots desconfis, les dos tournèrent et s'enfuirent, si comme le signe l'avoit devant segnifié. Le fort roy Clovis se feri en la bataille où il choisi le roy Alaric au plus dru de sa gent; à lui se combati corps à corps et l'abati à terre. Comme il le tenoit dessous lui et cerchoit là où il le peust férir à mort, deux Gots le hurtèrent de deux glaives eu ses deux costés, mais ils ne le purent navrer; car la souveraine vertu et le haubert le garantirent, et sous lui il occist le roy Alaric, avant qu'il se remuast de la place. En telle manière eut le roy victoire de ses ennemis, par l'aide de nostre Seigneur, comme celui qui du tout s'estoit mis en sa garde.

Note 96: (retour) Aimoin, lib. I, cap. 21.
Note 97: (retour) Tref. Tente (de trabes).
Note 98: (retour) L'estour. La lutte.

XXIII.

ANNEE 509.

Comment le roy fu apelé Auguste et comment il fist occire
le roy Cararique et un sien fils en sa prison
.

99Le roy Alaric régna douze ans. Après ce qu'il fu occis et son ost desconfit, ainsi comme je vous ai devisé, le fort roy Clovis envoia un sien fils, qui avoit nom Théodoric, avec grant ost, aux principales parties de son règne. Il chercha100 toute la province et soumist à la seigneurie de son père tous les Rodais et tous les Caoursins et les Auvergnas. Il retourna, glorieux vainqueur, à son père qui lors yvernoit en la cité de Bordiaus. Quant l'yver fu passé et le prinstens revenu, le roy s'en ala à Tholouse, là prist les trésors qui avoient esté au roy Alaric. De là, s'en alèrent en la cité d'Angolesme: les murs de la ville trébuchièrent à son avénement, sans nulle force, par la volonté de nostre Seigneur. En la cité entra; tous les Gots qui léans furent trouvés furent mis à l'espée: par toutes les voisines cités occist aussi tous ses adversaires, et les garnist de sa gent françoise. Quant il eut tout conquis le païs et les chastiaus garni et les choses ordonnées, il vint à Tours.

Note 99: (retour) Aimoin. lib. I, cap.22.
Note 100: (retour) Chercha. Parcouru, fit le tour de.

Là vindrent à lui les messages d'Anastasie, l'empereour de Constantinoble, qui lui aportèrent présens de par leur seigneur, et épistre dont la sentence estoit tele: «que il plaisoit à l'empereour et aus sénateurs que il fust ami de l'empire, patrice et conseiller des Romains.» Quant le roy eut ses lettres lues, il s'apareilla de robe de sénateur que l'empereour lui avoit envoié; sur un destrier monta; ainsi ala à une large place qui siet entre l'églyse Saint-Martin et la cité; là, donna grans dons au peuple. Puis, ne fu jour que il ne fust apelé conseillier et auguste. Il envoia cent souls pour racheter son cheval, que il avoit envoié pour offrande à la fierte Saint-Martin, avec mains autres dons. Ceus qui là furent envoiés ne purent le cheval mouvoir de la place. Quant le roy sut ce, il commanda que l'on offreist autres cent souls. Ce fu fait; et le cheval en ramenèrent légièrement; dont le roy dit une parole ainsi comme par moquerie: «Saint Martin,» dit-il, «est bon aideur au besoing, mais il veult estre bien paié.» Après ces choses faites et pais par tout confermée, le roy retourna à Paris.

101Or, en ce temps là prist-il le roy Cararique et un sien fils par ne sais quel barat102, pour ce que ce roy lui avoit plevi qu'il lui aideroit contre Siagre, le fils Gilon le Romain, dont nous avons parlé; et quant il lui dut aidier, il se traït hors de la bataille, pour ce que il vouloit, en après, ensuivre la partie de celui qui vaincroit. Il les fist ambedeus tondre, le père fist ordener à prestre et le fils à dyacre. Ainsi que ce Cararique se complaignoit de ce qu'il estoit abatu et humelié, son fils lui dist, en montrant sa barbe qui de nouvel estait tondue: «Ces feuilles, copées en vert arbre seront tost recréues; oh! que aussi tost fust mort et peri celui qui ce nous a fait!» Le roy sut ceste parole; tantost commanda que ils fussent occis: après, saisi leurs trésors et leur royaume: mais les croniques ne parolent point dont il fut, ni de quel païs fut roy.

Note 101: (retour) Aimoin. lib. I, cap. 23.
Note 102: (retour) : Barat. Tromperie.

XXIV.

ANNEE 509.

Comment le roy fist occire Ranacaire le duc de Cambray
et un sien frère: et si estoient ses cousins
.

Le roy son ost appareilla pour guerroyer le duc Ranacaire qui tenoit Cambray et toute la duchée. Son cousin estoit de lignage, mais il le haoit, pour ce qu'il estoit de mauvaises meurs et de mauvaise manière: ses gens meismes ne l'amoient pas, pour ce qu'il estoit trop abandonné à luxure et à moult d'autres vices. Un sien familier avoit apelé entour lui, qui avoit nom Pharon, que il cuidoit moult sage. Lui qui grant deceveur estoit l'avoit si afolé et si allegié de son sens, que quant on lui faisoit aucun présent, il disoit: «Ce sera à moi et à Pharon mon conseillier.» La mauvestié de lui et la paresce avoit si esmeus sa gent meisme et ceux qui avec lui chevauchoient, qu'ils se plaignoient et se conseilloient comment ils pourraient oster ceste honte, qui à tous estoit commune: car la mauvestié du Seigneur est le reproche de sa gent. Pour ceste raison, mandèrent au fort roy Clovis que il cherchast occasion de bataille contre lui, et, s'il leur vouloit donner dons, ils se soustrairoient de la bataille avant qu'elle fust commenciée, et leur roy lui rendroient tout pris. Le roy vint à grant force de gens après ce mandement; mais il eut, avant, envoié aus traïteurs espaulières103 de cuivre dorées et espées et autres choses ouvrées en telle manière, pour dons. Eux les reçurent qui cuidièrent que elles fussent de fin or. L'on vint au lieu de la bataille: ceus qui estoient consentant de la traïson, firent samblant de fuir. Ranacaire fu pris tandis que il s'apareilloit de fuir; présenté fu au roy de sa gent meisme. Le roy le fist occire comme mauvais. Un sien frère avoit-il; le roy commanda qu'il feust occis, et lui reprocha qu'il ne voulust son frère aidier, mais se laissast prendre avecques lui. En telle manière fist-il occire maint de ses parens meismes, prist et saisi leurs trésors, si que aucun ne demeurast pour lui occire et pour son royaume avoir après sa mort. À la cité du Mans envoia un message et commanda que on occéist Ricemer, qui estoit frère audit devant Ranacaire, pour ce que il cuidoit que il fust celui qui plus souhaitast son royaume. Un jour avint que le roy dist une parole devant tous les plus grans barons de France: «Pour ce,» dist-il, «que je suis veuf et orphelin de tous mes parens, je me garde moult, car je n'ai nul prochain de lignage qui me garde ma vie et ma santé.» Les barons qui notèrent en autre sens ceste parole, cuidièrent qu'il le déist pour savoir si nul se traierait avant, pour estre de son lignage. Quant les traïteurs qui avoient Ranacaire leur seigneur vendu, s'aperçurent que le roy les avoit déceus, par les faux dons qu'il leur avoit envoiés, ils retournèrent à lui en complaignant, et le prièrent que il leur restablist le défaut104: mais le roy leur respondi: «Vous ne savez gré de la grâce mienne, quant vous n'estes remembrans des bénéfices que je vous ai fais. De quels tourmens cuidez-vous que l'en dust ceus tourmenter qui traïssent leur seigneur et sont cause de sa mort? Alez vous en arrières, et vous souffise cele dolereuse vie et indigne que l'on vous a laissiée.» Quant les traïteurs oïrent ceste parole, ils furent fortement espoventés et moult leur tarda que ils s'en fussent partis.

Note 103: (retour) Espaulières. «Armillas.» (Aimoin.)
Note 104: (retour) Le défaut. La différence, ce qui manquoit.

XXV.

ANNEE 511.

D'aucunes incidences qui en ce temps advindrent
et de la mort le fort roy Clovis
.

105 En ce temps vivoit saint Seurin et estoit abbé de l'abaïe de Saint-Morisse de Gaunes106, qui ore est apelée Chablies. Le roy qui eust esté malade près d'un an de fièvre, le manda. Quant le saint homme fu venu, il pria tant à Nostre Seigneur pour le roy, que il recouvra pleine santé: mais il ne retorna puis là dont il estoit venu; ains demoura en France au païs de Gastinois, en un chastel qui est apelé Chastel-Landon. Là vesqui saintement le restant de sa vie, puis trespassa glorieusement de ceste mortelle vie à la joie perdurable.

Note 105: (retour) Aimoin. lib I, cap. 24.
Note 106: (retour) Gaunes. Agaunum. Aujourd'hui S. Maurice en Chablais, entre Sion et Genève.

En ce meisme temps estoit en vie sainte Geneviève; née fu près de Paris en une ville qui est apellée Nanterre; sainte vierge fu et resplendissant de mérite et de bonne vie; sacrée fu et bénéïe par la main saint Germain l'Aucerrois, qui en ce temps aloit en Bretaigne, pour destruire l'érésie pélagienne dont sainte Eglyse estoit corrompue en ces parties. Quant ses père et mère furent morts, elle s'en vint à Paris au temps le fort roy Clovis, et vesqui puis, jusques au temps le roy Clotaire et le roy Childebert.

En ce temps aussi, vivoit saint Germain qui fu évesque de Paris, saint homme et plein de grans vertus, si comme il est escrit en sa vie.

En ce temps gouvernoit l'empire de Constantinoble, Justin le vieux, qui l'avoit receu après la mort Anastaise.

En ce temps estoit le glorieux confesseur messire saint Beneoist, qui fu benéois en vie et en nom, de qui la mémoire est renommée par universel monde, pour les mérites de la haute vie que il mena.

En ce meisme temps gouvernoit l'Églyse de Rome un apostole qui avoit nom Hormisde; receue l'eut, après l'apostole Simmaque. A son temps envoia le fort roy Clovis à l'églyse Saint-Pierre une couronne d'or aournée de pierres précieuses, par l'amonnestement monseigneur saint Remi. En ce fait monstra-il bien que il ne voloit pas recevoir en vain la grâce que nostre Sire lui avoit faite, ni estre coupable du vice d'ingratitude envers nostre Seigneur, par qui il gouvernoit son royaume glorieusement. Ainsi avoit déjà fait Sosies107, un des conseilliers de Rome; quant il eut pris Jhérusalem, il offri une couronne d'or au temple. Mais le don de cestui fu plus agréable à nostre Seigneur, car il estoit meilleur en foi et attentif honoreur de sainte Églyse; et cil Sosies estoit paien et cultiveur d'idoles.

Note 107: (retour) Sosies. Voy. Joseph. antiquit., lib. XIV, cap. 28.

108 En ce temps fu croulléis109 et esmouvement de terre si grant en la cité de Vianne que moult d'églises et de maisons trébuchièrent le jour de Pasques meismes droit en cele heure que saint Mamert, évesque de la ville chantoit sa messe. Le palais du roy fu brûlé du feu qui descendi soudainement devers le ciel; les ours et les loups issoient des bois et faisoient moult de dommages aus citoiens, or ils les enchassoient et embatoient dedans la ville, et en dévoroient aucuns. Pour ceste raison fist saint Mamert sermon au peuple et les amonnesta que ils jeunassent trois jours et féissent processions en chantant létanies. De-là vint la bele et bonne coustume110 qui encore est en sainte Églyse par tout là où Dieu est servi et honnoré, si comme aucuns veullent dire.

Note 108: (retour) Aimoin. lib. I, cap. 25.
Note 109: (retour) Croulleis. Tremblement.
Note 110: (retour) Coustume. Les Rogations.

Le fort roy Clovis qui avoit déjà tant vescu que il avoit aprochié les termes de son âge, trespassa de ce siècle, quant il eut regné trente ans crestien, et le neuvième an après qu'il eut occis le roy Alaric111. Mis fu en sépulture en l'églyse Saint-Pierre de Paris,(qui maintenant est apelée Sainte-Geneviève)112, laquelle il avoit fondée à la requeste sa femme la royne Crotilde. Sur sa sépulture fu mis une éphitaphe, par vers moult bons et moult bien dis, que mesire saint Remi fist, si comme l'on cuide113. Mort fu le fort roy cent et douze ans après le trépassement monseigneur saint Martin.

Note 111: (retour) C'est une faute, il faut la cinquième année, comme il est marqué dans Grégoire de Tours et dans Aimoin. (Note de Dom Bouquet.)
Note 112: (retour) Cette parenthèse n'est pas dans Aimoin.
Note 113: (retour) Elle se retrouve dans le tome II des historiens de France, page 538.

Ci fénist le premier livre des Croniques de France.

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